Simon The Project Gutenberg EBook of Simon, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Simon Author: George Sand Release Date: April 18, 2006 [EBook #18205] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMON *** Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Biblioth¨¨que nationale de France (BnF/Gallica) SIMON GEORGE SAND NOUVELLE ¨¦DITION PARIS GARNIER FR¨¨RES, LIBRAIRES M DCCC XLVII * * * * * A MADAME LA COMTESSE DE ***. Myst¨¦rieuse amie, soyez la patronne de ce pauvre petit conte. Patricienne, excusez les antipathies du conteur rustique. Madame, ne dites ¨¤ personne que vous ¨ºtes sa soeur. Coeur trois fois noble, descendez jusqu'¨¤ lui et rendez-le fier. Comtesse, soyez pardonn¨¦e. ¨¦toile cach¨¦e, reconnaissez-vous ¨¤ ces litanies. I. A quelque distance du chef-lieu de pr¨¦fecture, dans un beau vallon de la Marche, on remarque, au-dessus d'un village nomm¨¦ Foug¨¨res, un vieux chateau plus recommandable par l'anciennet¨¦ et la solidit¨¦ de sa construction que par sa forme ou son ¨¦tendue. Il parait avoir ¨¦t¨¦ fortifi¨¦. Sa position sur la pointe d'une colline assez escarp¨¦e ¨¤ l'ouest, et les ruines d'un petit fort pos¨¦ vis-¨¤-vis sur une autre colline, semblent l'attester. En 1820, on voyait encore plusieurs bastions et de larges pans de murailles former une dentelure imposante autour du chateau; mais ces d¨¦bris encombrant les cours de la ferme, les propri¨¦taires en vendaient chaque ann¨¦e les mat¨¦riaux, et m¨ºme les donnaient ¨¤ ceux des habitants qui voulaient bien prendre la peine de les emporter. Ces propri¨¦taires ¨¦taient de riches fermiers qui habitaient une maison blanche ¨¤ un ¨¦tage et couverte en tuiles, ¨¤ deux port¨¦es de fusil du chateau. Quelques portions de batiment, qui avaient ¨¦t¨¦ les communs et les ¨¦curies du chatelain, servaient d¨¦sormais d'¨¦tables pour les troupeaux et de logement pour les gar?ons de ferme. Quant aux vastes salles du manoir f¨¦odal, elles ¨¦taient vides, d¨¦labr¨¦es, et seulement bien munies de portes et de fen¨ºtres, car elles servaient de greniers ¨¤ bl¨¦. Ce n'est pas que le pays produise beaucoup de grains; mais les cultivateurs qui avaient achet¨¦ les terres de Foug¨¨res comme biens nationaux, avaient amass¨¦ une assez belle fortune en s'approvisionnant, dans le Berry, de c¨¦r¨¦ales qu'ils entassaient dans leur chateau, et revendaient dans leur province ¨¤ un plus haut prix. C'est une sp¨¦culation dont le peuple se trouverait bien, si le sp¨¦culateur consentait ¨¤ subir avec lui le d¨¦ficit des mauvaises ann¨¦es. Mais alors, au contraire, sous pr¨¦texte du grand dommage que les rats et les charan?ons ont fait dans les greniers, il porte ses denr¨¦es ¨¤ un taux exorbitant, et s'engraisse des derniers deniers que le pauvre se laisse arracher au temps de la disette. Les fr¨¨res Mathieu, propri¨¦taires de Foug¨¨res, avaient, ¨¤ tort ou ¨¤ raison, encouru ce reproche de rapacit¨¦; il est certain qu'on entendit avec joie, dans le hameau, circuler la nouvelle suivante: Le comte de Foug¨¨res, ¨¦migr¨¦, que le retour des Bourbons n'avait pas encore ramen¨¦ en France, ¨¦crivait d'Italie ¨¤ M. Parquet, ancien procureur, maintenant avou¨¦ au chef-lieu du d¨¦partement, pour lui annoncer qu'ayant relev¨¦ sa fortune par des sp¨¦culations commerciales, il d¨¦sirait revenir dans sa patrie et reprendre possession du domaine de ses p¨¨res. Il chargeait donc M. Parquet d'entrer en n¨¦gociation avec les acqu¨¦reurs du chateau et de ses d¨¦pendances, non sans lui recommander de bien cacher de quelle part venaient ces propositions. Pourtant le comte de Foug¨¨res, las de la profession de n¨¦gociant qu'il exer?ait depuis vingt ans au del¨¤ des Alpes, et voyant la possibilit¨¦ de reprendre ses honneurs et ses titres en France, ne put s'emp¨ºcher d'¨¦crire son espoir et son impatience ¨¤ ses parents et ¨¤ ses alli¨¦s, lesquels, pour leur part, ne purent s'emp¨ºcher de dire tout haut que la noblesse n'¨¦tait pas tout ¨¤ fait ¨¦cras¨¦e par la r¨¦volution, et que bient?t peut-¨ºtre on verrait les armoiries de la famille refleurir au tympan des portes du chateau de Foug¨¨res. Pourquoi la population re?ut-elle cette nouvelle avec plaisir? La famille de Foug¨¨res n'avait laiss¨¦ dans le pays que le souvenir de d?ners fort honorables et d'une politesse exquise. Cela s'appelait des bienfaits, parce qu'une quantit¨¦ de marmitons, de braconniers et de filles de basse-cour avaient trouv¨¦ leur compte ¨¤ servir dans cette maison. Le bonheur des riches est inappr¨¦ciable, puisqu'on se contentant de manger leurs revenus de quelque fa?on que ce soit, ils r¨¦pandent l'abondance autour d'eux. Le pauvre les b¨¦nit, pourvu qu'il lui soit accord¨¦ de gagner, au prix de ses sueurs, un mince salaire. Le bourgeois les salue et les honore, pour peu qu'il en obtienne une marque de protection. Leurs ¨¦gaux les soutiennent de leur cr¨¦dit et de leur influence, pourvu qu'ils fassent un bon usage de leur argent, c'est-¨¤-dire pourvu qu'ils ne soient ni trop ¨¦conomes ni trop g¨¦n¨¦reux. Ces habitudes contract¨¦es depuis le commencement de la soci¨¦t¨¦ n'avaient pas tendu ¨¤ s'affaiblir sous l'empire. La restauration venait leur donner un nouveau sacre en rendant ou accordant ¨¤ l'aristocratie des titres et des privil¨¨ges tacites, dont tout le monde feignait de ne point accepter l'injustice et le ridicule, et que tout le monde recherchait, respectait ou enviait. Il en est, il en sera encore longtemps ainsi. Le syst¨¨me monarchique ne tend pas ¨¤ ennoblir le coeur de l'homme. Quelques vieux paysans patriotes d¨¦clam¨¨rent un peu contre les bastions qu'on allait reconstruire, contre les meurtri¨¨res du haut desquelles on allait assommer le pauvre peuple. Mais on n'y crut pas. La seule logique que connaisse bien le paysan, c'est le sentiment de sa force. On ne s'effraya donc pas du retour des anciens ma?tres: on en plaisanta un peu, on le d¨¦sira encore davantage. Les fermiers enrichis sont de mauvais seigneurs pour la plupart; l'¨¦conomie, qui faisait leur vertu dans le travail, devient leur grand vice dans la jouissance. Le journalier les trouve rudes et parcimonieux; il aime mieux avoir affaire ¨¤ ces hommes aux mains blanches qui ne savent pas au juste combien p¨¨se le soc d'une charrue au bras d'un rustre, et qui payent selon les convenances plus que selon le tarif. Et puis le maire, l'adjoint, le percepteur, le cur¨¦ et toutes les autorit¨¦s civiles et religieuses du canton, tressaillaient d'aise ¨¤ l'id¨¦e de ces estimables d?ners qui leur revenaient de droit si la noble famille recouvrait son h¨¦ritage. On a beau dire, les fonctionnaires ont un grand cr¨¦dit sur l'esprit du peuple. Ils proclament, ils placardent, ils emprisonnent et ils d¨¦livrent, ils prot¨¨gent et ils nuisent. Jamais des hommes qui ont ¨¤ leur disposition les pancartes imprim¨¦es, les m¨¦n¨¦triers, les gendarmes, les clefs de l'h?pital et les listes de d¨¦nonciation, ne seront des personnages indiff¨¦rents. Ils pourront se passer du suffrage de leurs administr¨¦s, et leurs administr¨¦s ne pourront se dispenser de leur complaire. Quand donc le cur¨¦, le maire, les adjoints, le percepteur, le juge de paix, et tutti quanti, eurent d¨¦cid¨¦ que le retour de la famille de Foug¨¨res ¨¦tait un bonheur inappr¨¦ciable pour la commune, les vieilles femmes dirent des pri¨¨res pour qu'il pl?t au ciel de la ramener bien vite; la jeunesse du village se r¨¦jouit ¨¤ l'id¨¦e des f¨ºtes champ¨ºtres qui auraient lieu pour c¨¦l¨¦brer son installation, et les journaliers tinrent une esp¨¨ce de conseil dans lequel il fut r¨¦solu qu'on demanderait au nouveau seigneur l'augmentation d'un sou par jour dans le salaire du travail agricole. M. de Foug¨¨res, qui, en recevant de son avou¨¦ M. Parquet la promesse d'un succ¨¨s, s'¨¦tait rendu ¨¤ Paris afin d'¨ºtre plus ¨¤ port¨¦e de n¨¦gocier son affaire, fut inform¨¦ de ces d¨¦tails, et re?ut m¨ºme une lettre ¨¦crite par le garde-champ¨ºtre de Foug¨¨res, et rev¨ºtue, en guise de signatures, d'une vingtaine de croix, par laquelle ou le suppliait d'acc¨¦der ¨¤ cette demande d'augmentation dans le salaire des journ¨¦es. On ajoutait que la commune faisait des voeux pour la r¨¦ussite des n¨¦gociations de M. Parquet, et on esp¨¦rait qu'en fin de cause, pour peu que les fr¨¨res Mathieu montrassent de l'obstination, sa majest¨¦ le Roi Dix-huit ferait finir ces difficult¨¦s et lacherait un ordre de mettre dehors les spogliateurs de la famille de M. le comte. M. de Foug¨¨res avait trop bien appris la vie r¨¦elle durant son exil pour ne pas savoir que les affaires ne se faisaient pas ainsi; mais, en v¨¦ritable n¨¦gociant qu'il ¨¦tait, il comprit le parti qu'il pouvait tirer des dispositions de ses ex-vassaux. Il chargea ses ¨¦missaires de promettre une augmentation de deux sous par jour aux journaliers; et d¨¨s lors ce qu'il avait pr¨¦vu arriva. Il n'y eut sorte de vexations sourdes et perfides dont les fr¨¨res Mathieu ne fussent accabl¨¦s. On arrachait l'¨¦pine qui bordait leurs pr¨¦s, afin que toutes les brebis du pays pussent, en passant, manger et coucher l'herbe; et si un des agneaux de la ferme Mathieu venait, par la n¨¦gligence du berger, ¨¤ tondre la largeur de sa langue chez le voisin, on le mettait en fourri¨¨re, et le garde-champ¨ºtre, qui ¨¦tait ¨¤ la t¨ºte de la conspiration pour cause de vengeance particuli¨¨re, dressait proc¨¨s-verbal et constatait un d¨¦lit tel que quinze vaches n'eussent pu le faire. D'autres fois on habituait les oies de toute la commune ¨¤ chercher pature jusque dans le jardin des Mathieu; et si une de leurs poules s'avisait de voler sur le chaume d'un toit, on lui tordait le cou sans piti¨¦, sous pr¨¦texte qu'elle avait cherch¨¦ ¨¤ d¨¦grader la maison. On poussa la d¨¦rision jusqu'¨¤ empoisonner leurs chiens, sous pr¨¦texte qu'ils avaient eu l'intention de mordre les enfants du village. Mais l'artifice tourna contre son auteur; les fr¨¨res Mathieu comprirent bient?t de quoi il s'agissait. Paysans eux-m¨ºmes, et paysans marchois, qui plus est, ils savaient les ruses de la guerre. Ils commenc¨¨rent par lacher pied, et, quittant leur habitation de Foug¨¨res, ils s'all¨¨rent fixer dans une autre propri¨¦t¨¦ qu'ils avaient pr¨¨s de la ville. De cette mani¨¨re, les vexations eurent moins d'ardeur, ne tombant plus directement sur les objets d'animadversion qu'on voulait expulser. Les paysans continu¨¨rent ¨¤ faire un peu de pillage, dans un pur esprit de rapine, ayant pris go?t ¨¤ la chose. Mais les Mathieu se souci¨¨rent m¨¦diocrement d'un d¨¦ficit momentan¨¦ dans leurs revenus; ce d¨¦ficit d?t-il durer deux ou trois ans, ils se promirent de le faire payer cher ¨¤ M. le comte, et se r¨¦jouirent de voir les habitants de Foug¨¨res contracter des habitudes de filouterie qu'il ne leur serait pas facile d¨¦sormais de perdre et dont leur nouveau seigneur serait la premi¨¨re victime. Les n¨¦gociations dur¨¨rent quatre ans, et M. de Foug¨¨res dut s'estimer heureux de payer sa terre cent mille francs au-dessus de sa valeur. L'avou¨¦ Parquet lui ¨¦crivit: ?Hatez-vous de les prendre au mot, car, si vous tardez un peu, ils en demanderont le double.? Le comte se soumit, et le contrat fut r¨¦dig¨¦. II. Parmi le petit nombre des vieux partisans de la libert¨¦ qui voyaient d'un mauvais oeil et dans un triste silence le retour de l'ancien seigneur, il y avait un personnage remarquable, et dont, pour la premi¨¨re fois peut-¨ºtre, dans le cours de sa longue carri¨¨re, l'influence se voyait m¨¦connue. C'¨¦tait une femme ag¨¦e de soixante-dix ans, et courb¨¦e par les fatigues et les chagrins plus encore que par la vieillesse. Malgr¨¦ son existence d¨¦bile, son visage avait encore une expression de vivacit¨¦ intelligente, et son caract¨¨re n'avait rien perdu de la fermet¨¦ virile qui l'avait rendue respectable ¨¤ tous les habitants du village. Cette femme s'appelait Jeanne F¨¦line; elle ¨¦tait veuve d'un laboureur, et n'avait conserv¨¦ d'une nombreuse famille qu'un fils, dernier enfant de sa vieillesse, faible de corps, mais dou¨¦ comme elle d'une noble intelligence. Cette intelligence, qui brille rarement sous le chaume, parce que les facult¨¦s ¨¦lev¨¦es n'y trouvent point l'occasion de se d¨¦velopper, avait su se faire jour dans la famille F¨¦line. Le fr¨¨re de Jeanne, de simple patre, ¨¦tait devenu un pr¨ºtre aussi estimable par ses moeurs que par ses lumi¨¨res. Il avait laiss¨¦ une m¨¦moire honorable dans le pays, et le mince h¨¦ritage de douze cents livres de rente ¨¤ sa soeur, ce qui pour elle ¨¦tait une v¨¦ritable fortune. Se voyant arriv¨¦e ¨¤ la vieillesse, et n'ayant plus qu'un enfant peu propre par sa constitution ¨¤ suivre la profession de ses p¨¨res, Jeanne lui avait fait donner une ¨¦ducation aussi bonne que ses moyens l'avaient permis. L'¨¦cole du village, puis le coll¨¨ge de la ville avaient suffi au jeune Simon pour comprendre qu'il ¨¦tait destin¨¦ ¨¤ vivre de l'intelligence et non d'un travail manuel; mais lorsque sa m¨¨re voulut le faire entrer au s¨¦minaire, la bonne femme n'appr¨¦ciant, dans sa pi¨¦t¨¦, aucune vocation plus haute que l'¨¦tat religieux, le jeune homme montra une invincible r¨¦pugnance, et la supplia de le laisser partir pour quelque grande ville o¨´ il p?t achever son ¨¦ducation et tenter une autre carri¨¨re. Ce fut une grande douleur pour Jeanne; mais elle c¨¦da aux raisons que lui donnait son fils. ?J'ai toujours reconnu, lui dit-elle, que l'esprit de sagesse ¨¦tait dans notre famille. Mon p¨¨re fut un homme sage et craignant Dieu. Mon fr¨¨re a ¨¦t¨¦ un homme sage, instruit dans la science et aimant Dieu. Vous devez ¨ºtre sage aussi, quand les ¨¦preuves de la jeunesse seront finies. Je pense donc que votre dessein vous est inspir¨¦ par le bon ange. Peut-¨ºtre aussi que la volont¨¦ divine n'est pas de laisser finir notre race. Vous en ¨ºtes le dernier rejeton; c'¨¦tait peut-¨ºtre un d¨¦sir t¨¦m¨¦raire de ma part que celui de vous engager dans le c¨¦libat. Sans doute, les moindres familles sont aussi pr¨¦cieuses devant Dieu que les plus illustres, et nul homme n'a le droit de tarir dans ses veines le sang de sa lign¨¦e, s'il n'a des fr¨¨res ou des soeurs pour la perp¨¦tuer. Allez donc o¨´ vous voulez, mon fils, et que la volont¨¦ d'en haut soit faite.? Ainsi parlait, ainsi pensait la m¨¨re F¨¦line. C'¨¦tait une noble cr¨¦ature, vraiment religieuse, et n'ayant d'une paysanne que le costume, la frugalit¨¦ et les laborieuses habitudes; ou plut?t c'¨¦tait une de ces paysannes comme il a d? en exister beaucoup avant que les moeurs patriarcales eussent ¨¦t¨¦ remplac¨¦es par l'age de fer de la corruption et de la servitude. Mais cet age d'or a-t-il jamais exist¨¦ lui-m¨ºme? Jeanne ¨¦tait n¨¦e sage et droite; son fr¨¨re, l'abb¨¦ F¨¦line, l'avait perfectionn¨¦e par ses exemples et par ses discours. Il lui avait tout au plus appris ¨¤ lire; mais il lui avait enseign¨¦ par toutes les actions, par toutes les pens¨¦es, par toutes les paroles de sa vie, le v¨¦ritable esprit du christianisme. Cet esprit de religion, si effac¨¦, si corrompu, si perverti; si souill¨¦ par ses ministres, depuis le fondateur jusqu'¨¤ nos jours, semble heureusement, de temps ¨¤ autre, se r¨¦veiller, avec sa puret¨¦ sans tache et sa simplicit¨¦ antique, dans quelques ames d'¨¦lite qui le font encore comprendre et go?ter autour d'elles. L'abb¨¦ F¨¦line, et par suite sa soeur Jeanne, ¨¦taient de ces nobles ames, les seules et les vraies ames apostoliques, dont l'apparition a toujours ¨¦t¨¦ rare, quelque nombreux que fussent les ministres et les adeptes du culte. Il y en a beaucoup d'appel¨¦s, mais peu d'¨¦lus, a dit le Christ. Beaucoup prennent le thyrse, a dit Platon, mais peu sont inspir¨¦s par le dieu. Malheureusement, cet enthousiasme de la foi et cette simplicit¨¦ de coeur qui font l'homme pieux sont presque impossibles ¨¤ conserver dans le contact de notre civilisation investigatrice. Le jeune Simon subit la fatalit¨¦ attach¨¦e ¨¤ notre ¨¦poque; il ne put pas ¨¦clairer son esprit sans perdre le tr¨¦sor de son enfance, la conviction. Cependant il demeura aussi attach¨¦ ¨¤ la foi catholique qu'il est possible de l'¨ºtre ¨¤ un homme de ce monde. Le souvenir des vertus de son oncle, le spectacle de la sainte vieillesse de sa m¨¨re, lui rest¨¨rent sous les yeux comme un monument sacr¨¦ devant lequel il devait passer toute sa vie en s'inclinant et sans oser porter ostensiblement un regard d'examen profane dans le sanctuaire. Il eut donc soin de cacher ¨¤ Jeanne les ravages que l'esprit de raisonnement et le scepticisme avaient faits en lui. Chaque fois que les vacances lui permettaient de revenir passer l'automne aupr¨¨s d'elle, il veillait attentivement ¨¤ ce que rien ne trah?t la situation de son esprit. Il lui fut facile d'agir ainsi sans hypocrisie et sans effort. Il trouvait chez cette v¨¦n¨¦rable femme une haute sagesse et une po¨¦tique na?vet¨¦, qui ne permettaient jamais ¨¤ l'ennui ou au d¨¦dain de condamner ou de critiquer le moindre de ses actes. D'ailleurs, un profond sentiment d'amour unissait ces ames form¨¦es de la m¨ºme essence, et jamais rien de ce qui remplissait l'une ne pouvait fatiguer ni blesser l'autre. Dans leur ignorance des besoins de la civilisation, Jeanne et Simon s'¨¦taient crus assez riches pour vivre l'un et l'autre avec les douze cents livres de rente l¨¦gu¨¦es par le cur¨¦; la moiti¨¦ de ce m¨ºme revenu avait suffi ¨¤ la premi¨¨re ¨¦ducation du jeune homme, l'autre avait procur¨¦ une douce aisance ¨¤ la sobre et rustique existence de Jeanne; mais Simon, qui d¨¦sirait vivement aller ¨¦tudier ¨¤ Paris, et qui d¨¦j¨¤ se trouvait endett¨¦ ¨¤ Poitiers apr¨¨s deux ans de s¨¦jour, ¨¦prouva de grandes perplexit¨¦s. Il lui ¨¦tait odieux de penser ¨¤ abandonner son entreprise et de retomber dans l'ignorance du paysan. Il lui ¨¦tait plus odieux encore de retrancher ¨¤ sa m¨¨re l'humble bien-¨ºtre qu'il e?t voulu doubler au prix de sa vie. Il songea s¨¦rieusement ¨¤ se br?ler la cervelle; son caract¨¨re avait trop de force pour communiquer sa douleur; F¨¦line l'ignora, mais elle s'effraya de voir la sombre m¨¦lancolie qui envahissait cette jeune ame, et qui, d¨¨s cette ¨¦poque, y laissa les traces ineffa?ables d'une rude et profonde souffrance. Heureusement dans cette d¨¦tresse le ciel envoya un ami ¨¤ Simon: ce fut son parrain, le voisin Parquet, un des meilleurs hommes que cette province ait poss¨¦d¨¦s. Parquet ¨¦tait natif du village de Foug¨¨res, et, bien que sa charge l'e?t ¨¦tabli ¨¤ la ville dans une maison confortable achet¨¦e de ses deniers, il aimait ¨¤ venir passer les trois jours de la semaine dont il pouvait disposer dans la maisonnette de ses anc¨ºtres, tous procureurs de p¨¨re en fils, tous bons vivants, laborieux, et s'¨¦tant, ¨¤ ce qu'il semblait, fait une r¨¨gle h¨¦r¨¦ditaire de gagner beaucoup, afin de beaucoup d¨¦penser sans ruiner leurs enfants. N¨¦anmoins, ma?tre Simon Parquet, apr¨¨s avoir montr¨¦ beaucoup de penchant ¨¤ la prodigalit¨¦ dans sa jeunesse, ¨¦tait devenu assez rang¨¦ dans son age m?r pour amasser une jolie fortune. Ce miracle s'¨¦tait op¨¦r¨¦, disait-on, par l'amour qu'il portait ¨¤ sa fille ch¨¦rie, qu'il voulait voir avantageusement ¨¦tablie. Le fait est que la parcimonie de sa femme lui avait fait autrefois aimer le d¨¦sordre, par esprit de contradiction; mais aussit?t que la dame fut morte, Parquet go?ta beaucoup moins de plaisir en mangeant le fruit qui n'¨¦tait plus d¨¦fendu, et trouva dans ses ressources assez de temps et d'argent pour bien profiter et pour bien user de la vie; il demeura g¨¦n¨¦reux et devint sage. Sa fille ¨¦tait agr¨¦able sans ¨ºtre jolie, sens¨¦e plus que spirituelle, douce, laborieuse, pleine d'ordre pour sa maison, de soin pour son p¨¨re et de bont¨¦ pour tous; elle semblait avoir pris ¨¤ coeur de m¨¦riter le doux nom de Bonne, que son p¨¨re lui avait donn¨¦ par suite d'id¨¦es syst¨¦matiques analogues ¨¤ celles de M. Shandy. La maison de campagne de ma?tre Parquet ¨¦tait situ¨¦e ¨¤ l'entr¨¦e du village, au-dessus de la chaumi¨¨re de Jeanne. F¨¦line, au-dessous du chateau de Foug¨¨res. Ces trois habitations, avec leurs grandes et petites d¨¦pendances, couvraient la colline. L'ancien parc du chateau, converti en paturage, descendait jusqu'aux confins du jardin sym¨¦trique de M. Parquet, et le mur cr¨¦pi de ce dernier n'¨¦tait s¨¦par¨¦ que par un sentier de la haie qui fermait le potager rustique de la m¨¨re F¨¦line. Ce voisinage intime avait permis aux deux familles de se conna?tre et de s'appr¨¦cier. Simon F¨¦line et Bonne Parquet ¨¦taient amis et compagnons d'enfance. L'avou¨¦ avait ¨¦t¨¦ uni d'une profonde estime et d'une vive amiti¨¦ avec l'abb¨¦ F¨¦line; on disait m¨ºme que, dans sa jeunesse, il avait soupir¨¦ inutilement pour les yeux noirs de Jeanne. Il est certain que, dans son amiti¨¦ pour cette vieille femme, il y avait un m¨¦lange de respect et de galanterie surann¨¦e qui faisait parfois sourire le grave Simon. C'¨¦tait, du reste, la seule passion romanesque qui e?t trouv¨¦ place dans l'existence tr¨¨s positive de l'ex-procureur. Des distractions fort peu exquises, et qu'il appelait assez mal ¨¤ propos _les consolations d'une douce philosophie_, ¨¦taient venues ¨¤ son secours, et avaient emp¨ºch¨¦, disait-il, que sa vie ne f?t livr¨¦e ¨¤ un d¨¦sespoir abrutissant. Depuis cette ¨¦poque de _r¨ºves enchanteurs et de larmes vaines_, il avait vu Jeanne devenir m¨¨re de douze enfants. Dans sa prosp¨¦rit¨¦ comme dans sa douleur, elle avait toujours trouv¨¦ dans M. Parquet un digne voisin et un ami d¨¦vou¨¦. L'excellent homme ¨¦tait rempli de finesse et de p¨¦n¨¦tration. Il devina plut?t qu'il ne d¨¦couvrit le secret de Simon. Il lui arracha enfin l'aveu de ses dettes et de son embarras. Alors, l'emmenant dans son cabinet, ¨¤ la ville: ?Tiens, lui dit-il en lui mettant un portefeuille dans la main, voici une somme de dix mille francs que je viens de recevoir d'un riche, pour lui en avoir fait gagner autrefois quatre cent mille. C'est une aubaine sur laquelle je ne comptais plus, le client s'¨¦tant ruin¨¦ et enrichi deux ou trois fois depuis. Personne ne sait que cette somme m'est rentr¨¦e, pas m¨ºme ma fille; garde-moi le secret. Il n'est pas bon qu'un jeune homme laisse dire qu'il a re?u un service. La plus noble chose du monde, c'est de l'accepter d'un v¨¦ritable ami; mais le monde ne comprend rien ¨¤ cela. Peut-¨ºtre qu'un autre t'e?t propos¨¦ de te compter une pension ou de payer tes lettres de change. Ce dernier point est contraire ¨¤ mes principes d'ordre, et, quant au premier, je trouve qu'il en co?te assez ¨¤ ton orgueil d'accepter une fois. Renouveler cette c¨¦r¨¦monie serait te condamner ¨¤ un supplice p¨¦riodique. Tu as du coeur, tu as de la mod¨¦ration; cette somme doit te suffire pour passer ¨¤ Paris plusieurs ann¨¦es, ¨¤ moins que tu ne contractes des vices. Songe ¨¤ cela, c'est ton affaire. Tout ce que je te dirais ¨¤ cet ¨¦gard n'y changerait rien. Dieu te garde d'une jeunesse orageuse comme fut la mienne!? Simon, ¨¦tourdi d'un service si consid¨¦rable, voulut en vain le refuser en exprimant ses craintes de ne pouvoir le rendre assez vite. ?Je te donne trente ans de cr¨¦dit, r¨¦pondit Parquet en riant; tu payeras aux enfants de ma fille, avec les int¨¦r¨ºts, si tu veux. Je ne cherche point ¨¤ blesser ta fiert¨¦. --Mais s'il m'arrive de mourir sans m'acquitter, comment fera ma m¨¨re? --Aussi je ne te demande pas de billet, reprit l'avou¨¦ d'un ton brusque; ni ta m¨¨re ni mes h¨¦ritiers n'en sauront rien. Allons, va-t'en, en voil¨¤ assez; sache seulement que je ne suis ni si g¨¦n¨¦reux ni si imprudent que tu le penses. Simon, tu es destin¨¦ ¨¤ faire ton chemin, souviens-toi de ce que je le dis: le neveu de mon pauvre F¨¦line, le fils de Jeanne, n'est pas d¨¦vou¨¦ ¨¤ l'obscurit¨¦. Avant qu'il soit vingt ans peut-¨ºtre, je serai fort honor¨¦ de ta protection. Je ne ris pas. Adieu, Simon, laisse-moi d¨¦jeuner.? Simon paya mille francs de dettes qu'il avait ¨¤ Poitiers, et alla travailler ¨¤ Paris. Il n'aimait pas l'¨¦tude des lois, et avait song¨¦ ¨¤ y renoncer. Mais le service que Parquet venait de lui rendre lui faisait presque un devoir de pers¨¦v¨¦rer dans une profession qui, en raison des ¨¦tudes d¨¦j¨¤ faites et de la protection assur¨¦e ¨¤ ses d¨¦buts par son vieil ami, lui offrirait plus vite que toute autre les moyens de s'acquitter. L'enfant travailla donc avec courage, avec h¨¦ro?sme; il simplifia ses d¨¦penses autant que possible, et rendit sa vie aussi solitaire que celle d'un jeune l¨¦vite. La nature ne l'avait pas fait pour cette retraite et pour ces privations; des passions ardentes fermentaient dans son sein; une ¨¦nergie extraordinaire, le besoin d'une large existence, le d¨¦bordaient. Il sut comprimer les ¨¦lans de son caract¨¨re sous la terrible loi de la conscience. Toute cette existence de sacrifices et de mortifications fut un v¨¦ritable martyre, dont pas un ami ne re?ut la confidence; Dieu seul en fut t¨¦moin. Jeanne s'effraya de la maigreur et de la paleur de son fils, lorsqu'elle le revit les ann¨¦es suivantes. Elle sut seulement qu'il avait la mauvaise habitude de travailler la nuit. Parquet se demanda si c'¨¦tait le vice ou la sagesse qui avait terni d¨¦j¨¤ la fleur de la jeunesse sur ce noble visage. Il n'osa le lui demander ¨¤ lui-m¨ºme, car Simon n'¨¦tait pas tr¨¨s-expansif; il ¨¦tait d¨¦vor¨¦ de fiert¨¦, et, quoiqu'il ressent?t au fond du coeur une vive reconnaissance pour son ami, il ne pouvait surmonter la souffrance qu'il ¨¦prouvait aupr¨¨s de lui. Il le fuyait avec douleur et n'avait pas seulement la force de lui dire: ?Je travaille, et j'esp¨¨re le succ¨¨s de mes peines;? car il rougissait de sa honte m¨ºme, il ne craignait rien tant que de se l'entendre reprocher. Le caract¨¨re de Parquet ¨¦tant plus ouvert et plus hardi, il ne comprit pas les sentiments de Simon, et les attribua ¨¤ la honte ou au remords d'avoir mal employ¨¦ son temps et son argent. Il eut la d¨¦licatesse de ne pas lui faire de question et de ne pas sembler s'apercevoir de son embarras. Bonne, qui ne sut ¨¤ quoi attribuer la conduite de son compagnon d'enfance, s'en affligea assez s¨¦rieusement pour faire craindre ¨¤ son p¨¨re que ce jeune homme ne lui inspirat un sentiment plus vif que la simple amiti¨¦. Cependant, ¨¤ l'automne de 1824, Simon revint avec son dipl?me d'avocat et sa th¨¨se en latin d¨¦di¨¦e ¨¤ l'ami Parquet. Personne ne s'attendait ¨¤ un succ¨¨s aussi prompt. Simon ne l'avait pas m¨ºme annonc¨¦ ¨¤ sa m¨¨re dans ses lettres. Ce fut un grand jour de joie et d'attendrissement pour les deux vieillards. Bonne eut les larmes aux yeux en serrant la main de son jeune ami. Mais la tristesse et la paleur de Simon ne s'anim¨¨rent pas un instant. Il sembla impatient de voir finir le d?ner que Parquet donnait, pour lui faire f¨ºte, aux notables du pays et aux plus proches amis. Il s'¨¦clipsa sur le premier pr¨¦texte qu'il put trouver et alla se promener seul dans la montagne. Tous les jours suivants il montra le m¨ºme amour pour la solitude, le m¨ºme besoin de silence et d'oubli. Parquet l'engageait avec chaleur ¨¤ s'emparer de la premi¨¨re affaire qui serait plaid¨¦e ¨¤ la fin des vacances, et ¨¤ faire son d¨¦but au barreau. Simon lui serrait la main et r¨¦pondait: ?Avant tout, il faut que je me repose. Je suis accabl¨¦ de fatigue.? Cela n'¨¦tait que trop vrai. Mais ¨¤ ce malaise venait se joindre une tristesse profonde. Simon portait au dedans de lui-m¨ºme la l¨¨pre qui consume les ames actives lorsque leur destin¨¦e ne r¨¦pond pas ¨¤ leurs facult¨¦s. Il ¨¦tait d¨¦vor¨¦ d'une inqui¨¦tude sans cause et d'une impatience sans but qu'il e?t ¨¦t¨¦ bien embarrass¨¦ d'expliquer et de confier ¨¤ tout autre qu'¨¤ lui-m¨ºme, car il comprenait ¨¤ peine son mal et n'osait se l'avouer. Il ¨¦tait ambitieux. Il se sentait ¨¤ l'¨¦troit dans la vie et ne savait vers quelle issue s'envoler. Ce qu'il avait souhait¨¦ d'¨ºtre ne lui semblait plus, maintenant qu'il avait mis les deux pieds sur cet ¨¦chelon, qu'une conqu¨ºte d¨¦risoire hasard¨¦e sur le champ de l'infini. Simple paysan, il avait d¨¦sir¨¦ une profession ¨¦clair¨¦e; avocat, il r¨ºvait les succ¨¨s parlementaires de la politique, sans savoir encore s'il aurait assez de talent oratoire pour d¨¦fendre la propri¨¦t¨¦ d'une haie ou d'un sillon. Ainsi partag¨¦ entre le m¨¦pris de sa condition pr¨¦sente, le d¨¦sir de monter au-dessus et la crainte de rester au-dessous, il ¨¦tait en proie ¨¤ de v¨¦ritables angoisses et les cachait avec soin, sachant mieux que personne que cet ¨¦tat tenait de la folie et qu'il fallait le surmonter par l'effort de sa propre volont¨¦. Cette maladie de l'ame est commune aujourd'hui ¨¤ tous les jeunes gens qui abandonnent la position de leur famille pour en conqu¨¦rir une plus ¨¦lev¨¦e. C'est une piti¨¦ que de les en voir tous atteints, m¨ºme les plus m¨¦diocres, chez qui l'ambition (d¨¦j¨¤ si r¨¦pr¨¦hensible dans les grandes ames lorsqu'elle y na?t trop vite) devient ridicule et insupportable, n'¨¦tant fond¨¦e sur aucune pr¨¦tention l¨¦gitime. Simon n'¨¦tait pas de ces g¨¦nies avort¨¦s qui se d¨¦vorent du regret de n'avoir pu exister. Il sentait sa force, il savait ce qu'il avait accompli, ce qu'il accomplirait encore. Mais quand? Toute la question ¨¦tait une question de temps. Il savait bien qu'¨¤ l'heure dite il reprendrait la charrue pour tracer dans le roc le p¨¦nible sillon de sa vie. Il souffrait par anticipation les douleurs de ce nouveau martyre, auquel il savait bien que la mollesse et l'amour grossier de soi-m¨ºme ne viendraient pas le soustraire. Il souffrait, mais non pas comme la plupart de ceux qui se lamentent de leur impuissance; il subissait en silence le mal des grandes ames. Il sentait se former en lui un g¨¦ant, et sa fr¨ºle jeunesse pliait sous le poids de cet autre lui-m¨ºme qui grondait dans son sein. Il s'appliquait cette m¨¦taphore, et souvent, lorsqu'au fond d'un ravin il se jetait avec accablement sur la bruy¨¨re, il se disait en lui-m¨ºme qu'il ¨¦tait comme une femme enceinte, fatigu¨¦e de porter le fruit de ses entrailles. ?Quand donc te produirai-je au jour, dragon? s'¨¦criait-il dans son d¨¦lire; quand donc te lancerai-je devant moi ¨¤ travers le monde pour m'y frayer une route? Seras-tu vaste comme mon aspiration, seras-tu ¨¦troit comme ma poitrine? Est-ce la cit¨¦, est-ce la souris qui va sortir de ce p¨¦nible et long enfantement?? En attendant cette heure terrible, il s'¨¦tendait sur la mousse des collines et ¨¤ l'ombre des for¨ºts de bouleaux qui serpentent sur les bords pittoresques de la Creuse; il go?tait parfois quelques heures d'un sommeil agit¨¦ comme l'onde du torrent et comme le vent de l'orage. Tant?t il marchait avec rapidit¨¦ pendant tout un jour, tant?t il restait assis sur un rocher, du lever au coucher du soleil. Sa sant¨¦ p¨¦rissait, mais son ame ne vivait qu'avec plus d'intensit¨¦, et son courage renaissait avec les douleurs physiques qui lui donnaient un aliment. A ces maux se r¨¦unissaient les irritations bilieuses d'un sentiment politique tr¨¨s-prononc¨¦. A vingt-deux ans, les sentiments sont des principes, et ces principes-l¨¤ sont des passions. Simon avait suc¨¦ les id¨¦es r¨¦publicaines au sein de sa m¨¨re. Son p¨¨re, soldat de la r¨¦publique, avait ¨¦t¨¦ massacr¨¦ par les chouans. L'abb¨¦ F¨¦line avait compris la fraternit¨¦ des hommes comme J¨¦sus l'avait enseign¨¦e, et Jeanne, imbue de ses pens¨¦es, admettait si peu le droit divin pour les dignit¨¦s temporelles, qu'¨¤ son insu, vingt fois par jour, elle ¨¦tait h¨¦r¨¦tique. Son fils prenait plaisir ¨¤ l'entendre prof¨¦rer ces saints blasph¨¨mes. Il se gardait de les lui faire apercevoir, et s'enivrait de l'¨¦nergie de cette sauvage vertu qui r¨¦pondait si bien ¨¤ toutes les fibres de son ¨ºtre. ?Ma m¨¨re, s'¨¦criait-il quelquefois avec enthousiasme, vous ¨¦tiez digne d'¨ºtre une matrone romaine aux plus beaux jours de la r¨¦publique.? Jeanne ne savait pas l'histoire romaine, mais elle avait r¨¦ellement les vertus de l'ancienne Rome. A cette ¨¦poque, o¨´ il ¨¦tait s¨¦rieusement question du retour des anciens privil¨¨ges, o¨´ l'on pr¨¦sentait des lois sur le droit d'a?nesse, o¨´ l'on votait des indemnit¨¦s pour les ¨¦migr¨¦s, quoique la m¨¨re et le fils F¨¦line n'eussent aucune pr¨¦vention personnelle contre la famille de Foug¨¨res, ils virent avec regret tout l'attirail aratoire des fr¨¨res Mathieu sortir du donjon f¨¦odal pour faire place ¨¤ la livr¨¦e du comte. La vieille Jeanne pr¨¦voyait bien, dans son exp¨¦rience, que, l'amour du nouveau une fois calm¨¦, ce ma?tre tant d¨¦sir¨¦ ne manquerait ni d'ennemis ni de d¨¦fauts. Elle ¨¦tait bless¨¦e, surtout, d'entendre le jeune cur¨¦ de Foug¨¨res parler de lui rendre des honneurs semblables ¨¤ ceux qui escorteraient les reliques d'un saint, et demandait par quelles vertus cet inconnu avait m¨¦rit¨¦ qu'on parlat d'aller le recevoir en procession. N¨¦anmoins, comme elle ne s'exprimait devant ses concitoyens qu'avec douceur et mesure, malgr¨¦ le grand cr¨¦dit que ses vertus, sa sagesse et sa pi¨¦t¨¦ lui avaient acquis sur leurs esprits, ils la trait¨¨rent un peu comme Cassandre, et n'en continu¨¨rent pas moins d'¨¦lever des reposoirs sur la route par laquelle le comte de Foug¨¨res devait arriver. III. Quelques jours avant celui o¨´ le comte de Foug¨¨res ¨¦tait attendu dans son domaine, on vit, d¨¨s le matin, mademoiselle Bonne faire charger un mulet des plus beaux fruits de son jardin, fruits rares dans le pays, et que M. Parquet soignait presque aussi tendrement que sa fille. Le digne homme ¨¦tait parti la veille. Bonne monta en croupe, suivant l'usage, derri¨¨re son domestique. On attacha le mulet charg¨¦ de vivres ¨¤ la queue du cheval que montaient la demoiselle et son ¨¦cuyer en blouse et en gu¨ºtres de toile. Dans cet ¨¦quipage, la fille vous voil¨¤-t-il pas en route pour courir ¨¤ sa rencontre, lui pr¨¦parer son d?ner et le saluer avec tout le respect d'une humble vassale? Combien de temps allez-vous nous d¨¦rober la pr¨¦sence de cet astre resplendissant? Songez ¨¤ l'impatience... --Taisez-vous, monsieur Simon, interrompit Bonne avec un peu d'humeur. Toutes ces plaisanteries-l¨¤ sont fort m¨¦chantes. Croyez-vous que mon p¨¨re et moi soyons les humbles serviteurs de qui que ce soit? Pensez-vous que votre monsieur le comte soit autre chose pour nous qu'un client et un h?te envers lequel nous n'avons que des devoirs de probit¨¦ et de politesse ¨¤ remplir? --A Dieu ne plaise que j'en pense autrement! r¨¦pondit Simon avec plus de douceur. Cependant, voisine, il me semble que votre p¨¨re n'avait pas jug¨¦ convenable, ou du moins n¨¦cessaire, de vous emmener hier avec lui. D'o¨´ vient donc que vous voil¨¤ en route ce matin pour le rejoindre? --C'est que j'ai re?u un expr¨¨s et une lettre de lui au point du jour, r¨¦pondit Bonne. --Si matin? r¨¦pliqua Simon d'un air de doute. --Tenez, monsieur le censeur! dit Bonne en tirant de son sein un billet qu'elle lui jeta. --Oh! je vous crois, s'¨¦cria-t-il en voulant le lui rendre. --Non pas, non pas, repartit la jeune fille; vous m'accusez de courir au-devant d'un homme malgr¨¦ la d¨¦fense de mon p¨¨re, je veux que vous me fassiez des excuses. --A la bonne heure, dit Simon en jetant les yeux sur le billet, qui ¨¦tait con?u en ces termes: ?L¨¨ve-toi vite, ma ch¨¨re enfant, et viens me trouver. M. de Foug¨¨res n'est point un freluquet; ou, s'il l'est, son ¨¦quipage du moins ne me donne pas de crainte. En outre, il m'a amen¨¦ une dame que je suis fort en peine de recevoir convenablement. J'ai besoin de ta pr¨¦sence au logis. Apporte des fruits, des gateaux et des confitures. Ton p¨¨re qui t'aime.? --En ce cas, ch¨¨re voisine, dit Simon en lui rendant le billet, je vous demande pardon et d¨¦clare que je suis un brutal. --Est-ce l¨¤ tout? r¨¦pondit Bonne en lui tendant la main. --Je d¨¦clare, dit-il en la lui baisant, que vous ¨ºtes Bonne la bien baptis¨¦e. C'est le mot de ma m¨¨re toutes les fois qu'elle vous nomme. --Et r¨¦pondez-vous toujours amen? --Toujours. --Surtout quand vous ne pensez pas ¨¤ autre chose? --Pourquoi cela? que signifie ce reproche?? r¨¦pondit Simon avec beaucoup d'¨¦tonnement. Bonne rougit et baissa les yeux avec embarras. Elle e?t mieux aim¨¦ que Simon sout?nt cette petite guerre que de ne pas comprendre l'int¨¦r¨ºt qu'elle y mettait. Elle n'avait pas assez de vivacit¨¦ dans l'esprit pour continuer sur ce ton, et pour r¨¦parer son ¨¦tourderie par une plaisanterie quelconque. Elle se troubla, et lui dit adieu en frappant le flanc de son cheval avec une branche de peuplier qui lui servait de cravache. Simon la suivit des yeux quelques minutes avec surprise; puis, haussant les ¨¦paules comme un homme qui s'aper?oit de l'emploi pu¨¦ril de son temps et de son attention, il reprit en sifflant le cours de sa promenade solitaire. La pauvre Bonne avait eu un instant de joie et de confiance imprudente. Elle l'avait cru jaloux en le voyant blamer son empressement d'aller recevoir M. de Foug¨¨res; mais d'ordinaire elle s'apercevait vite, apr¨¨s ces lueurs d'espoir, qu'elle s'¨¦tait abus¨¦e, et que Simon n'¨¦tait pas m¨ºme occup¨¦ d'elle. La Marche est un pays montueux qui n'a rien de grandiose, mais dont l'aspect, ¨¤ la fois calme et sauvage, m'a toujours paru propre ¨¤ tenter un ermite ou un po?te. Plusieurs personnes le pr¨¦f¨¨rent ¨¤ l'Auvergne, en ce qu'il a un caract¨¨re plus simple et plus d¨¦cid¨¦. L'Auvergne, dont le ciel me garde d'ailleurs de m¨¦dire! a des beaut¨¦s un peu emprunt¨¦es aux Alpes, mais r¨¦duites ¨¤ des dimensions trop ¨¦troites pour produire de grands effets. Le pays Marchois, son voisin, a, si je puis m'exprimer ainsi, plus de bonhomie et de na?vet¨¦ dans son d¨¦sordre; ses montagnes de foug¨¨res ne se h¨¦rissent pas de roches mena?antes; elles entr'ouvrent ?¨¤ et l¨¤ leur robe de verdure pour montrer leurs flancs arides que ronge un lichen blanchatre. Les torrents fougueux ne s'¨¦lancent pas de leur sein et ne grondent pas parmi les d¨¦combres; de myst¨¦rieux ruisseaux, cach¨¦s sous la mousse, filtrent goutte ¨¤ goutte le long des parois granitiques et s'y creusent parfois un bassin qui suffit ¨¤ d¨¦salt¨¦rer la b¨¦cassine solitaire ou le vanneau ¨¤ la voix m¨¦lancolique. Le bouleau allonge sa taille serr¨¦e dans un ¨¦tui de satin blanc, et balance son l¨¦ger branchage sur le versant des ravins rocailleux; l¨¤ o¨´ la croupe des collines s'arrondit sous le pied des patres, une herbe longue et fine, bien coup¨¦e de ruisseaux et bien plant¨¦e de h¨ºtres et de chataigniers, nourrit de grands moutons tr¨¨s-blancs et couverts d'une laine plate et rude, des poulains trapus et robustes, des vaches naines f¨¦condes en lait excellent. Dans les vall¨¦es, on cultive l'orge, l'avoine et le seigle; sur les monticules, on engraisse les troupeaux. Dans la partie plus sauvage qu'on appelle la montagne, et o¨´ le vallon de Foug¨¨res se trouve jet¨¦ comme une oasis, on trouve du gibier en abondance, et on recueille la digitale, cette belle plante sauvage que la mode des an¨¦vrismes a mise en faveur, et qui ¨¦l¨¨ve dans les lieux les plus arides ses hautes pyramides de cloches purpurines, tigr¨¦es de noir et de blanc. L¨¤ aussi le buis sauvage et le houx aux feuilles d'¨¦meraude tapissent les gorges o¨´ serpente la Creuse. La Creuse est une des plus charmantes rivi¨¨res de France; c'est un torrent profond et rapide, mais silencieux et calme dans sa course, encaiss¨¦, limpide, toujours couronn¨¦ de verdure, et baisant le pied de ces monti ameni qu'e?t aim¨¦s M¨¦tastase. Somme toute, le pays est pauvre; les gros propri¨¦taires y m¨¨nent plus joyeuse vie que dans les provinces plus fertiles, comme il arrive toujours. Nulle part la bonne ch¨¨re ne compte des d¨¦vots plus fervents. Mais le paysan ¨¦conome, laborieux et frugal, habitu¨¦ ¨¤ la rudesse de son sort, et d¨¦daignant de l'adoucir par de folles d¨¦penses, vit de chataignes et de sarrasin; il aime l'argent plus que le bien-¨ºtre; la chicane est son ¨¦l¨¦ment, le commerce tant soit peu frauduleux est son art et son th¨¦atre. Un marchand forain marchois est pour les provinces voisines un personnage aussi redoutable que n¨¦cessaire; il a le talent incroyable de tromper toujours et de ne jamais perdre son cr¨¦dit. J'en ai connu plus d'un qui aurait donn¨¦ des le?ons de diplomatie au prince de Talleyrand. Le cultivateur du Berry est destin¨¦, de p¨¨re en fils, ¨¤ ¨ºtre sa proie, ¨¤ le maudire, ¨¤ l'enrichir et ¨¤ le donner au diable, qui le lui renvoie chaque ann¨¦e plus rus¨¦, plus prodigue de belles paroles, plus irr¨¦sistible et plus fripon. Simon F¨¦line ¨¦tait une de ces natures sup¨¦rieures par leur habilet¨¦ et leur puissance, qui peuvent faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien, suivant la direction qui leur est imprim¨¦e. D¨¨s le principe, son ¨¦ducation ¨¦teignit en lui l'instinct marchois de maquignonnage, et d¨¦veloppa d'abord le sentiment religieux. A l'age de pubert¨¦, l'¨¦ducation philosophique vint m¨ºler la logique ¨¤ la pens¨¦e, la r¨¦flexion ¨¤ l'enthousiasme; puis, la passion sillonna son ame de ces grands ¨¦clairs qui peu ¨¤ peu devaient la r¨¦v¨¦ler ¨¤ elle-m¨ºme. Mais au milieu de ces ouragans elle conserva toujours un caract¨¨re de mysticisme, et l'amour de la contemplation domina l'esprit d'examen. A c?t¨¦ de sa soif d'avenir et de ses app¨¦tits de puissance, Simon conservait dans la solitude un sentiment d'extase religieuse. Il s'y plongeait pour gu¨¦rir les blessures qu'il avait re?ues dans un choc imaginaire avec la soci¨¦t¨¦; et parfois, au lieu du r?le actif qu'il avait entrevu, il se surprenait ¨¤ caresser je ne sais quel r¨ºve de perfection chr¨¦tienne et philosophique, quasi militante, quasi monacale. Il passait souvent, comme je l'ai d¨¦j¨¤ dit, des journ¨¦es enti¨¨res au fond des bois, sans ¨¦puiser la vigueur de cette imagination qu'il n'osait montrer au logis. Le jour de sa rencontre avec mademoiselle Parquet, il fit une assez longue course pour n'¨ºtre de retour que vers le soir. Avant de regagner sa chaumi¨¨re, Simon voulut voir coucher le soleil au m¨ºme lieu d'o¨´ il avait contempl¨¦ son lever. C'¨¦tait le sommet de la derni¨¨re colline qui encadrait le vallon, et sur lequel s'¨¦levaient les ruines du petit fort destin¨¦ jadis ¨¤ r¨¦pondre aux batteries du chateau et ¨¤ garder l'entr¨¦e du vallon. De cette colline on jouissait d'une vue magnifique; on plongeait d'une part dans le vallon de Foug¨¨res, et de l'autre on embrassait la vaste et profonde ar¨¨ne o¨´ serpente la Creuse. Simon aimait de pr¨¦dilection cette ruine qu'habitaient de grands l¨¦zards verts et des orfraies au plumage flamboyant. La seule tour qui restait debout en entier avait ¨¦t¨¦ aussi un but de promenade quotidienne pour l'abb¨¦ F¨¦line. Simon avait ¨¤ peine connu ce digne homme; mais il en conservait un vague souvenir, exalt¨¦ par l'enthousiasme de sa m¨¨re et par la v¨¦n¨¦ration des habitants. Il ne passait pas un jour sans aller saluer ces d¨¦combres sur lesquels son oncle s'¨¦tait tant de fois assis dans le silence de la m¨¦ditation, et dont plusieurs pierres portaient encore les initiales de son nom, creus¨¦es avec un couteau. L'abb¨¦ avait donn¨¦ ¨¤ cette tour le nom de tour de la Duchesse, parce qu'un de ces grands oiseaux de nuit, remarquables par leur voix effrayante, et assez rares en tous pays, en avait fait longtemps sa demeure; ce nom s'¨¦tait conserv¨¦ dans, les environs, et les amis superstitieux du bon cur¨¦ pr¨¦tendaient que, la nuit anniversaire de ses fun¨¦railles, la duchesse revenait encore se percher sur le sommet de la tour et jeter de longs cris de d¨¦tresse jusqu'au premier coup de l'Angelus du matin. Assis sur le seuil de la tour, Simon regardait l'astre magnifique s'abaisser lentement sur les collines de Glenny, lorsqu'il entendit une voix inconnue parler ¨¤ deux pas de lui une langue ¨¦trang¨¨re, et en se retournant il vit deux personnages d'un aspect fort singulier. Le plus rapproch¨¦ ¨¦tait un homme d'environ cinquante ans, d'une figure assez ouverte en apparence, mais moins agr¨¦able au second coup d'oeil qu'au premier. Cette physionomie, qui n'avait pourtant rien de repoussant, ¨¦tait singularis¨¦e par une coiffure poudr¨¦e ¨¤ ailes de pigeon, tout ¨¤ fait surann¨¦e; une large cravate tombant sur un ample jabot, des culottes courtes, des bottes ¨¤ revers et un habit ¨¤ basques tr¨¨s-longues, rappelaient exactement le costume qu'on portait en France au commencement de l'empire. Ce personnage stationnaire tenait une cravache de laquelle il d¨¦signait les objets environnants ¨¤ sa compagne; et, au milieu du dialecte ultramontain qu'il parlait, Simon fut surpris de lui entendre prononcer purement le nom des collines et des villages qui s'¨¦tendaient sous leurs yeux. La compagne de ce voyageur bizarre ¨¦tait une jeune femme d'une taille ¨¦l¨¦gante que dessinait un habit d'amazone. Mais, au lieu du chapeau de castor que portent chez nous les femmes avec ce costume, l'¨¦trang¨¨re ¨¦tait coiff¨¦e seulement d'un grand voile de dentelle noire qui tombait sur ses ¨¦paules et se nouait sur sa poitrine. Au lieu de cravache, elle avait ¨¤ la main une ombrelle, et, occup¨¦e de l'autre main ¨¤ d¨¦gager sa longue jupe des ronces qui l'accrochaient, elle avan?ait lentement, tournant souvent la t¨ºte en arri¨¨re, ou rabattant son voile et son ombrelle pour se pr¨¦server de l'¨¦clat du soleil couchant qui dardait ses rayons du niveau de l'horizon. Tout cela fut cause que, malgr¨¦ l'attention avec laquelle Simon stup¨¦fait observait l'un et l'autre inconnus, il ne put voir que confus¨¦ment les traits de la jeune dame. IV. Par suite de son caract¨¨re farouche, ennemi des pu¨¦rilit¨¦s de la conversation et de toute esp¨¨ce d'oisivet¨¦ d'esprit, Simon se leva apr¨¨s deux ou trois minutes d'examen, et fit quelques pas pour fuir les importuns qui prenaient possession de sa solitude; mais l'homme ¨¤ ailes de pigeon, courant vers lui avec une politesse empress¨¦e, lui adressa la parole dans le patois des montagnes, pour lui faire cette question dont Simon resta stup¨¦fait: ?Mille pardons si je vous d¨¦range, monsieur; mais n'¨ºtes-vous pas un parent de feu le digne abb¨¦ F¨¦line? --Je suis son neveu, r¨¦pondit Simon en fran?ais; car le patois marchois ne lui ¨¦tait d¨¦j¨¤ plus familier, apr¨¨s quelques ann¨¦es de s¨¦jour au dehors. --En ce cas, monsieur, dit l'¨¦tranger, parlant fran?ais ¨¤ son tour sans le moindre accent ultramontain, permettez-moi de presser votre main avec une vive ¨¦motion. Votre figure me rappelle exactement les nobles traits d'un des hommes les plus estimables dont notre province honore la m¨¦moire. Vous devez ¨ºtre le fils de... Permettez que je recueille mes souvenirs...? Apr¨¨s un moment d'h¨¦sitation, il ajouta: ?Vous devez ¨ºtre un des fils de sa soeur; elle venait de se marier lorsque le r¨¨gne de la terreur me chassa de mon pays. --Je suis le dernier de ses fils,? r¨¦pondit Simon de plus en plus ¨¦tonn¨¦ de la prodigieuse m¨¦moire de celui qu'il reconnaissait devoir ¨ºtre le comte de Foug¨¨res. Et il en ¨¦tait presque touch¨¦, lorsque la pens¨¦e lui vint que, le comte ayant d¨¦j¨¤ pu prendre des renseignements de M. Parquet sur les personnes du village, il pouvait bien y avoir un peu de charlatanisme dans cette affectation de tendre souvenance. Alors, ramen¨¦ au sentiment d'antipathie qu'il avait pour tout objet d'adulation, et retirant sa main qu'il avait laiss¨¦ prendre, il salua et tenta encore de s'¨¦loigner. Mais M. de Foug¨¨res ne lui en laissa pas le loisir. Il l'accabla de questions sur sa famille, sur ses voisins, sur ses ¨¦tudes, et parut attendre ses r¨¦ponses avec tant d'int¨¦r¨ºt que Simon ne put jamais trouver un instant pour s'¨¦chapper. Malgr¨¦ ses pr¨¦ventions et sa m¨¦fiance, il ne put s'emp¨ºcher de remarquer dans ce bavardage une na?vet¨¦ pu¨¦rile qui ressemblait ¨¤ de la bonhomie. Il acheva de se r¨¦concilier avec lui lorsque le comte lui dit qu'il ¨¦tait parti de la ville, ¨¤ cheval, aussit?t apr¨¨s la signature du contrat, afin d'¨¦viter les honneurs solennels qui l'attendaient sur son passage. ?Le bon M. Parquet m'a dit, ajouta-t-il, que ces braves gens voulaient faire des folies pour nous. Je pensais qu'en arrivant plusieurs jours plus t?t qu'ils n'y comptaient j'¨¦chapperais ¨¤ cette ovation ridicule; mais avant de serrer la main de mes anciens amis, je n'ai pu r¨¦sister au d¨¦sir de contempler ce beau site et de monter jusqu'¨¤ la tour o¨´, dans mon adolescence, je venais r¨ºver comme vous, monsieur F¨¦line. Oui, j'y suis venu souvent avec votre oncle lorsqu'il n'¨¦tait encore que s¨¦minariste; nous y avons parl¨¦ plus d'une fois de l'incertitude de l'avenir et des vicissitudes de la fortune. La ruine de ma caste ¨¦tait assez imminente alors pour qu'il p?t me pr¨¦dire les d¨¦sastres qui m'attendaient. Il me pr¨ºchait le courage, le d¨¦tachement, le travail... Oui, mon cher monsieur, continua le comte en voyant que Simon l'¨¦coutait avec int¨¦r¨ºt, et je puis dire que ses bons conseils n'ont pas ¨¦t¨¦ enti¨¨rement perdus... Je n'ai pas ¨¦t¨¦ de ceux qui pass¨¨rent le temps ¨¤ se lamenter, ou qui oubli¨¨rent leur dignit¨¦ jusqu'¨¤ tendre la main. J'ai pens¨¦ que travailler ¨¦tait plus noble que mendier. Et puis je suis un franc Marchois, voyez-vous? J'avais emport¨¦ d'ici l'instinct industrieux qui n'abandonne jamais le montagnard. Savez-vous ce que je fis? Je r¨¦alisai le produit de quelques diamants que j'avais r¨¦ussi ¨¤ sauver ainsi qu'un peu d'or; j'achetai un petit fonds de commerce, et je me fixai dans une ville o¨´ le n¨¦goce commen?ait ¨¤ fleurir. Les affaires de Trieste prosp¨¦r¨¨rent vite, et les miennes par cons¨¦quent. Nous ¨¦tions l¨¤ une colonie de transfuges de tous pays: Fran?ais, Anglais, Orientaux, Italiens. Les habitants nous accueillaient avec empressement. Les d¨¦bris de la noblesse v¨¦nitienne, ¨¤ laquelle on avait arrach¨¦ sa forme de gouvernement et jusqu'¨¤ sa nationalit¨¦, vinrent plus tard se joindre ¨¤ nous, pour acqu¨¦rir ou pour consommer. Oh! maintenant, Trieste est une ville de commerce d'une grande importance. J'en revendique ma part de gloire, entendez-vous? On a dit assez de mal des ¨¦migr¨¦s, et la plupart d'entre eux l'ont m¨¦rit¨¦; il est juste que l'on ne confonde pas les boucs avec les brebis, comme disait le bon abb¨¦ F¨¦line. J'ai re?u plusieurs lettres de lui dans mon exil, et je les ai conserv¨¦es; je vous les ferai voir. Elles sont pleines d'approbation et d'encouragement. Ce sont l¨¤ des titres v¨¦ritables, monsieur F¨¦line; on peut en ¨ºtre fier, n'est-ce pas? Non ¨¨ vero, Fiamma?? ajouta-t-il en se tournant, avec la vivacit¨¦ inqui¨¨te et un peu triviale qui caract¨¦risait ses mani¨¨res, vers la jeune dame qui l'accompagnait et qui, depuis un instant seulement, s'¨¦tait rapproch¨¦e de lui. La personne qui portait ce nom ¨¦trange ne r¨¦pondit que par un signe de t¨ºte; mais elle releva son ombrelle, et ses yeux rencontr¨¨rent ceux de Simon F¨¦line. Lorsque deux personnes d'un caract¨¨re analogue tr¨¨s-¨¦nergique se regardent pour la premi¨¨re fois, sans aucun doute il se passe entre elles, avant de se reconna?tre et de sympathiser, une sorte de lutte myst¨¦rieuse qui les ¨¦meut profond¨¦ment. Press¨¦es de s'adopter, mais incertaines et craintives, ces ames soeurs s'appellent et se repoussent en m¨ºme temps. Elles cherchent ¨¤ se saisir et craignent de se laisser ¨¦treindre. La haine et l'amour sont alors des passions ¨¦galement imminentes, ¨¦galement pr¨ºtes ¨¤ jaillir comme l'¨¦clair du choc de ces natures qui ont la duret¨¦ du caillou, et qui, comme lui, rec¨¨lent le feu sacr¨¦ dans leur sein. Simon F¨¦line ne put s'expliquer l'effet que cette femme produisit sur lui. Il eut besoin de toute sa force pour soutenir un regard qui en cet instant sans doute rencontrait le seul ¨ºtre auquel il p?t faire comprendre toute sa puissance. Ce regard, qui n'avait probablement rien de surnaturel pour le vulgaire, fit tressaillir F¨¦line comme un appel ou comme un d¨¦fi; il ne sut pas lequel des deux; mais toute sa volont¨¦ se concentra dans son oeil pour y r¨¦pondre ou pour l'affronter. Le visage de la femme inconnue n'avait pourtant rien qui ressemblat ¨¤ l'effronterie; son front semblait ¨ºtre le si¨¦ge d'une audace noble; le reste du visage, pale et d'une r¨¦guli¨¨re beaut¨¦, exprimait un calme voisin de la froideur. Le regard seul ¨¦tait un myst¨¨re; il semblait ¨ºtre le ministre d'une pens¨¦e scrutatrice et imp¨¦n¨¦trable. Simon ¨¦tait d'une organisation d¨¦licate et nerveuse; son ¨¦motion fut si vive que son trouble int¨¦rieur produisit quelque chose comme un sentiment de col¨¨re et de r¨¦pulsion. Tout cela se passa plus rapidement que la parole ne peut le raconter; mais, depuis le moment o¨´ elle leva son ombrelle jusqu'¨¤ celui o¨´ elle la baissa lentement sur son visage, tant d'¨¦tonnement se peignit sur celui de Simon que le comte de Foug¨¨res en fut frapp¨¦. Il attribua ¨¤ la seule admiration la fixit¨¦ du regard de sa nouvelle connaissance et la l¨¦g¨¨re contraction de sa bouche. ?C'est ma fille, lui dit-il d'un air de vanit¨¦ satisfaite, mon unique enfant; c'est une Italienne. J'aurais voulu l'¨¦lever un peu plus ¨¤ la fran?aise; mais son sexe la pla?ait sous l'autorit¨¦ plus imm¨¦diate de sa m¨¨re... --Vous vous ¨ºtes mari¨¦ en pays ¨¦tranger? ?demanda Simon, qui d¨¨s cet instant affecta des mani¨¨res tr¨¨s-assur¨¦es, sans doute pour faire sentir ¨¤ mademoiselle de Foug¨¨res qu'elle ne l'avait pas intimid¨¦. Le comte, qui n'aimait rien tant que de parler de lui, de sa famille et de ses affaires, satisfit la curiosit¨¦ feinte ou r¨¦elle de son interlocuteur. ?J'ai ¨¦pous¨¦ une V¨¦nitienne, r¨¦pondit-il, et j'ai eu le malheur de la perdre il y a quelques ann¨¦es; c'est ce qui m'a d¨¦go?t¨¦ de l'Italie. C'¨¦tait une Falier, grande famille qui re?ut une rude atteinte dans la personne de Marino, le doge d¨¦capit¨¦; vous savez cette histoire? Les descendants ont ¨¦t¨¦ ruin¨¦s du coup, ce qui ne les emp¨ºche pas d'¨ºtre d'une illustre race... Au reste, ce sont l¨¤ des vanit¨¦s dont la raison de notre si¨¨cle fait justice. Ce qui fait la v¨¦ritable puissance aujourd'hui, ce n'est pas le parchemin, c'est l'argent... Eh! eh! n'est-ce pas, monsieur F¨¦line? Non ¨¨ vero, Fiamma? --E l'onore,? pronon?a derri¨¨re l'ombrelle une voix ¨¤ la fois male et douce, qui fit tressaillir Simon. Ce timbre pectoral et grave des femmes italiennes, indice de courage et de g¨¦n¨¦rosit¨¦, n'avait jamais frapp¨¦ son oreille. Quand une Fran?aise n'a pas une voix fl?t¨¦e, elle a une voix rauque et choquante. Il n'appartient qu'aux ultramontaines d'avoir ces notes pleines et harmonieuses qui font douter au premier instant si elles sortent d'une poitrine de femme ou de celle d'un adolescent. Cet organe s¨¦v¨¨re, cette r¨¦ponse fi¨¨re et laconique, d¨¦truisirent en un instant les pr¨¦ventions d¨¦favorables de Simon. Le comte parut un peu confus, m¨ºme un peu m¨¦content; mais il se hata de parler d'autre chose. Il semblait domin¨¦ par la sup¨¦riorit¨¦ de sa fille; du moins, malgr¨¦ le peu d'attention qu'elle accordait ¨¤ la conversation, marchant toujours deux pas en arri¨¨re et ne r¨¦pondant que par monosyllabes, il ne pouvait r¨¦sister ¨¤ l'habitude d'invoquer toujours son suffrage et de terminer toutes ses p¨¦riodes par ce _Non ¨¨ vero, Fiamma_? qui produisait un effet magn¨¦tique sur Simon et le for?ait ¨¤ reporter ses regards sur la silencieuse Italienne. Quoique le comte de Foug¨¨res e?t compl¨¨tement d¨¦truit l'id¨¦e que Simon s'¨¦tait faite de la morgue et des pr¨¦tentions ridicules d'un ¨¦migr¨¦ redevenu seigneur de village il ¨¦tait bien loin d'avoir gagn¨¦ son coeur par ses cajoleries. Il est vrai que Simon le prenait pour un excellent homme, plein de franchise et d'abandon; n¨¦anmoins, et comme si l'esprit de contradiction se f?t empar¨¦ de son jugement, il ¨¦tait choqu¨¦ de je ne sais quoi de bourgeois que le chatelain de Foug¨¨res avait contract¨¦, sans doute, ¨¤ son comptoir. Il en ¨¦tait ¨¤ se dire qu'il valait mieux ¨ºtre ce que la soci¨¦t¨¦ nous a fait que de jouer un r?le amphibie entre la roture et le patriciat. Il trouvait ce d¨¦saccord frappant dans chaque parole du comte; et ne pouvant, d'apr¨¨s son ext¨¦rieur expansif, l'attribuer ¨¤ la mauvaise foi, il l'attribuait ¨¤ un manque total d'intelligence et de logique. Par exemple, il eut envie de sourire quand l'ex-n¨¦gociant de Trieste lui dit: ?Qu'est-ce qu'un nom? je vous le demande; est-il propri¨¦t¨¦ plus chim¨¦rique ou plus inutile? Quand j'ai mont¨¦ ma boutique ¨¤ Trieste, je commen?ai par quitter mon nom et mon titre, et je reconstruisis ma fortune sous celui de signor Spazzetta, ce qui veut dire M. Labrosse. Eh bien! mon commerce a prosp¨¦r¨¦, mon nom est devenu estimable et m'a ouvert le plus grand cr¨¦dit. Je voudrais bien que quelqu'un v?nt me prouver que le nom de Spazzetta ne vaut pas celui de Foug¨¨res!? Simon, fatigu¨¦ de ce raisonnement absurde, se permit, dans sa franchise montagnarde, de le contredire, mais sans aigreur. ?Permettez-moi de croire, monsieur, lui dit-il, que vous n'¨ºtes pas bien convaincu de ce que vous dites ou que vous n'y avez pas bien r¨¦fl¨¦chi; car si vous estimiez beaucoup votre nom de commerce, vous le conserveriez aujourd'hui; et si vous n'aviez pas estim¨¦ infiniment votre nom de famille, vous ne l'auriez jamais quitt¨¦, et vous n'auriez pas craint de le compromettre dans le n¨¦goce. Enfin, vous devez pr¨¦f¨¦rer un titre seigneurial ¨¤ un nom de maison d'entrep?t, puisque vous avez fait de grands sacrifices d'argent pour rentrer dans la possession de votre domaine h¨¦r¨¦ditaire.? Ces r¨¦flexions parurent frapper le comte, et soulevant un oeil tr¨¨s vif, quoique fatigu¨¦ par des rides nombreuses, il examina Simon d'un air de surprise et de doute. Mais reprenant aussit?t l'aisance communicative de ses mani¨¨res: ?Et l'amour du pays, monsieur, le comptez-vous pour rien? reprit-il. Croyez-vous qu'on oublie les lieux qui vous ont vu na?tre? Ah! jeune homme! vous ne savez pas ce que c'est que l'exil.? Toute raison de sentiment imposait silence ¨¤ Simon. Lors m¨ºme qu'il ne l'e?t pas crue bien sinc¨¨re, il n'e?t os¨¦ montrer ses doutes. Quelle objection la d¨¦licatesse nous permet-elle lorsqu'on invoque des choses que nous respectons nous-m¨ºmes? Lorsque les patriciens nous vantent l'excellence de leur race ennoblie par les exploits de leurs p¨¨res, nous sommes sans r¨¦ponse; nous ne saurions dire que nous ne faisons point de cas de l'h¨¦ro?sme, et nous ne pouvons pas leur insinuer qu'il faudrait avant tout ressembler ¨¤ leurs p¨¨res. La nuit tombait lorsque Simon, forc¨¦ de descendre le sentier de la colline avec le comte, put enfin esp¨¦rer de le quitter. Pour rien au monde, apr¨¨s avoir si chaudement blam¨¦ l'empressement des habitants ¨¤ courir ¨¤ la rencontre de leur seigneur, il n'e?t voulu se rendre leur complice en lui servant d'escorte. Il pr¨¦vint donc l'offre que le comte allait lui faire de l'accompagner ¨¤ pied, et doubla le pas sous pr¨¦texte de faire avancer ses chevaux de selle, que tenait un domestique, sous un massif de chataigniers, au bord de la route. Cette politesse, qui ¨¦tait si peu dans son caract¨¨re, facilita son ¨¦vasion; mais, apr¨¨s avoir fait signe au jockey d'aller rejoindre ses ma?tres, il ne put surmonter la curiosit¨¦ de jeter un dernier regard sur la fi¨¨re Italienne dont les yeux noirs l'avaient troubl¨¦ un moment. Se cachant dans le massif, il vit mademoiselle de Foug¨¨res monter avec calme et lenteur sur le cheval de pays qu'elle avait lou¨¦ ¨¤ la ville. C'¨¦tait une haquen¨¦e noire et ¨¦chevel¨¦e, vigoureuse et peu habitu¨¦e ¨¤ l'ob¨¦issance. Elle semblait se croire libre d'aller ¨¤ sa fantaisie sous la main d'une femme; mais la brune amazone lui fit sentir si durement le mors et l'¨¦peron, qu'elle se cabra d'une mani¨¨re furieuse ¨¤ plusieurs reprises. ?Finissez, Fiamma, finissez ces imprudences, pour l'amour de Dieu! s'¨¦cria le comte d'un air plus ennuy¨¦ qu'effray¨¦; cette affreuse b¨ºte va vous tuer! --Non, mon p¨¨re, r¨¦pondit la jeune fille en italien; elle va m'ob¨¦ir.? Et en effet, Fiamma mit tranquillement sa monture au trot, sans avoir chang¨¦ un seul instant de visage. Simon crut retrouver, dans cette parole, l'esprit despotique du sang patricien; et il s'¨¦loigna en maudissant cette race incorrigible qui aspire sans cesse ¨¤ traiter les hommes comme des chevaux. V. Pendant qu'¨¤ la faveur des ombres de la nuit, et en suivant un chemin dont le comte avait conserv¨¦ le plan dans un des mille recoins de sa m¨¦thodique m¨¦moire, les voyageurs longeaient le village et se glissaient incognito vers la demeure de M. Parquet, l'avou¨¦, mont¨¦ sur sa mule et portant sa fille en croupe, revenait aussi ¨¤ Foug¨¨res, murmurant un peu contre l'activit¨¦ inqui¨¨te de son h?te. ?Apr¨¨s tout, disait-il ¨¤ la m¨¦lancolique mademoiselle Bonne, j'approuve fort le bon sens qu'il a eu de se soustraire ¨¤ la c¨¦r¨¦monie grotesque qu'on lui r¨¦servait; mais, quant ¨¤ moi, j'aurais voulu voir cela, ne f?t-ce que pour me d¨¦sopiler un tant soit peu la rate. Ce Foug¨¨res est un bon diable, pas trop ridicule, et ne manquant pas de sens ¨¤ certains ¨¦gards. Mais quand, apr¨¨s tout, il aurait essuy¨¦ les salves d'artillerie du village avec leurs fusils sans batteries, quand il aurait aval¨¦ la harangue du maire, celle du cur¨¦ et celle du garde champ¨ºtre, ce n'e?t pas ¨¦t¨¦ trop payer le bonheur qu'il a eu de ne perdre que cent mille francs sur son march¨¦. Le pauvre comte! il ¨¦tait bien tranquille et bien heureux l¨¤-bas dans son pays d'Istrie, o¨´ il vendait de la belle et bonne chandelle, d'excellent amadou, du savon, du poivre... car, il ne faut pas gazer, notre cher comte ¨¦tait ¨¦picier. Qu'on appelle ce commerce-l¨¤ comme on voudra, et qu'on y gagne tout l'argent du monde, ce n'est pas moins le m¨ºme commerce que fait en petit la m¨¨re L'Oignon ¨¤ Foug¨¨res. --Comment, ¨¦picier! reprit na?vement mademoiselle Parquet; j'avais cru lui entendre dire qu'il ¨¦tait armateur... --Eh! sans doute, armateur en ¨¦piceries. Eh! mon Dieu! ¨¤ pr¨¦sent il va faire le commerce des bestiaux. Je ne sais pas lequel est moins noble du mouton ou de sa graisse, du boeuf ou de sa corne, de l'abeille ou de son miel. Cependant ces gens-l¨¤ s'imaginent que la propri¨¦t¨¦ d'une terre les rel¨¨ve, surtout quand il y a quelque vieux pan de muraille armori¨¦e qui croule sur le bord d'un ravin. Jolie habitation, ma foi! que celle du chateau de Foug¨¨res! Avant de la rendre supportable, il lui faudra encore d¨¦penser cinquante mille francs. Je parie qu'il avait l¨¤-bas une bonne maison bien close et bien meubl¨¦e, sur la vente de laquelle il aura perdu moiti¨¦, dans son empressement de revoir ses tourelles l¨¦zard¨¦es et ses belles salles d¨¦labr¨¦es, o¨´ les rats tiennent cour pl¨¦ni¨¨re. --Il m'a pourtant sembl¨¦, reprit Bonne, ¨ºtre un homme d¨¦gag¨¦ de tous ces vieux pr¨¦jug¨¦s. --Est-ce que tu le crois sinc¨¨re? r¨¦pondit vivement M. Parquet. Il se peut qu'il aime l'argent, et j'ai cru m'en apercevoir, malgr¨¦ la sottise qu'il a faite de racheter son fief... mais sois s?re qu'il est encore plus vaniteux que cupide. Quand tu verras un noble cracher sur son blason, souviens-toi de ce que je te dis, Bonne, tu verras ton p¨¨re travailler gratis pour les riches. --Avez-vous fait attention ¨¤ sa fille, mon p¨¨re? dit mademoiselle Parquet en sortant d'une sorte de r¨ºverie. --Eh! eh! si j'avais seulement une trentaine d'ann¨¦es de moins, j'y ferais beaucoup d'attention. Ce n'est pas qu'il faille croire les mauvaises plaisanteries de nos amis, Bonne, entends-tu? J'ai toujours ¨¦t¨¦ un homme sage et donnant le bon exemple; mais je veux dire que mademoiselle de Foug¨¨res est une gaillarde bien tourn¨¦e et qui a une paire d'yeux noirs... Je n'ai jamais vu d'yeux aussi beaux, si ce n'est lorsque Jeanne F¨¦line avait vingt-cinq ans. --Il y a longtemps de cela, mon p¨¨re, interrompit Bonne en souriant. --Eh! sans doute, il y a longtemps, r¨¦pondit l'avou¨¦. Je n'avais que quinze ans alors. Je la regardais lorsqu'elle allait ¨¤ l'¨¦glise; c'¨¦tait un ange, belle comme mademoiselle de Foug¨¨res, et bonne comme toi, ma fille. --Et croyez-vous, mon p¨¨re, que mademoiselle de Foug¨¨res ne soit pas aussi bonne qu'elle est belle? --Oh! cela, je n'en sais rien; si elle est bonne, c'est de trop: car elle a de l'esprit comme un diable et tout le jugement qui manque ¨¤ son p¨¨re. --Elle ne me para?t pas approuver beaucoup son obstination ¨¤ revoir Foug¨¨res, et le s¨¦jour de notre village para?t la tenter m¨¦diocrement,? ajouta mademoiselle Bonne. Tandis que le p¨¨re et la fille devisaient ainsi, la mule, arriv¨¦e ¨¤ la porte du logis, s'¨¦tait arr¨ºt¨¦e, et M. Parquet, en mettant pied ¨¤ terre pour ouvrir cette porte et en cherchant la clef dans ses poches, continuait la conversation, sans faire attention ¨¤ Simon F¨¦line, qui ¨¦tait ¨¤ deux pas de lui, appuy¨¦ contre la haie de son jardin. ?Sans doute m¨¦diocrement, r¨¦p¨¦tait l'ex-procureur. Une fille de cet age-l¨¤, qu'on am¨¨ne en France, doit avoir laiss¨¦ sur la rive ¨¦trang¨¨re quelque damoiseau ¨¦pris d'elle. Si j'avais ¨¦t¨¦ le galant d'une si belle cr¨¦ature, je ne me la serais pas laiss¨¦ enlever. --Est-ce votre avis en pareille mati¨¨re, monsieur Parquet? dit Simon en souriant. --Au diable! grommela M. Parquet. Oh! bonsoir, voisin Simon, r¨¦pondit-il; vous ¨¦coutiez? Vraiment, pensa-t-il en faisant entrer dans sa cour le mulet qui portait Bonne, je ne viendrai donc jamais ¨¤ bout de me persuader que je suis vieux et que ma fille est jeune? Ah! qu'il est difficile de parler convenablement ¨¤ une fille dont on est le p¨¨re.?. Tandis que M. Parquet donnait des ordres ¨¤ l'¨¦curie, mademoiselle Bonne en donnait ¨¤ la cuisine, et s'occupait avec activit¨¦ de pr¨¦parer le lit et le souper de ses h?tes. Ils arriv¨¨rent peu d'instants apr¨¨s. Ce n'¨¦tait pas un petit embarras pour l'avou¨¦ que d'h¨¦berger ces illustres personnages ¨¤ la ville et ¨¤ la campagne. La maison du village ¨¦tait tr¨¨s-petite; cependant elle ¨¦tait tr¨¨s confortable, comme tout ce qui devait contribuer ¨¤ embellir l'existence de M. Parquet. M. Parquet ¨¦tait ¨¤ la fois le plus po¨¦tique et le plus positif de tous les hommes. Quand il avait les pieds bien chauds, un fauteuil bien mollet, une table bien servie, de bon vin dans un large verre, il ¨¦tait capable de s'attendrir jusqu'aux larmes, et de d¨¦clamer un sonnet de P¨¦trarque en regardant du coin de l'oeil la vieille Jeanne F¨¦line, occup¨¦e gravement ¨¤ tourner son rouet sur le seuil de sa porte. Quoiqu'il f?t encore actif, alerte, bien qu'un peu gros, et pr¨¦serv¨¦ de toute infirmit¨¦, il prenait parfois le ton plaintif et philosophique pour c¨¦l¨¦brer en petits vers, dans le go?t de La Fare et de Chaulieu, la _solennit¨¦ de la tombe, qui s'entr'ouvrait pour le recevoir, et sur le bord de laquelle il voulait encore effeuiller les roses du plaisir_. Mais le m¨¦rite de M. Parquet ne se bornait pas ¨¤ l'aimable humeur d'un vieillard anacr¨¦ontique. C'¨¦tait un homme g¨¦n¨¦reux, un ami sinc¨¨re, un voisin cordial, et, qui plus est, un homme d'affaires vou¨¦, depuis le commencement de sa carri¨¨re, au culte de la plus stricte probit¨¦. Il avait trop d'esprit et de sens pour n'avoir pas su arranger sa vie de mani¨¨re ¨¤ contenter les autres et soi-m¨ºme. Sa grande pratique, sa profonde et impitoyable connaissance des roueries de la proc¨¦dure, et son activit¨¦ infatigable, en avaient fait, dans la province, l'homme de sa classe le plus important et le plus recherch¨¦. A ces talents il joignait, tant bien que mal, celui de la parole; car M. Parquet cumulait les fonctions d'avou¨¦ et celles d'avocat. Il s'exprimait en bons termes, p¨¦rorait avec abondance, et dans les affaires civiles, grace ¨¤ une dialectique serr¨¦e et ¨¤ une obstination puissante, il ¨¦tait presque toujours s?r du succ¨¨s. Il est vrai qu'au criminel il produisait des effets de moins bon aloi. Comme tout avocat de province, il aimait de passion les discours de cour d'assises; c'est l'occasion d'arrondir des p¨¦riodes sonores, et de lancer des m¨¦taphores chatoyantes. Les juges et le gros public en ¨¦taient ¨¦merveill¨¦s; les dames de la ville pleuraient ¨¤ chaudes larmes, et pendant trois jours, ma?tre Parquet, rouge et bouffi, conservait dans son m¨¦nage l'accent emphatique et le geste th¨¦atral. Il faut avouer que, dans cet ¨¦tat d'irritation et de triomphe, il ¨¦tait beaucoup moins aimable que de coutume. Il s'enivrait de ses propres paroles et tombait dans des divagations un peu trop prolong¨¦es; ou bien il se maintenait dans un ¨¦tat de col¨¨re factice qui faisait trembler ses chiens et ses servantes. A l'entendre alors demander son caf¨¦ d'une voix tonnante, ou s'emporter, ¨¤ la lecture du journal, contre les abus de la tyrannie, on l'e?t pris pour un Cromwell ou pour un Spartacus. Mais mademoiselle Bonne, qui connaissait son caract¨¨re, s'en effrayait fort peu, et ne craignait pas de l'interrompre pour lui dire: ?Mon p¨¨re, si tu parles si fort, tu seras enrou¨¦ demain matin, et tu ne pourras pas plaider. --C'est vrai, r¨¦pondait l'excellent homme avec douceur. Ah! Bonne, le ciel t'a plac¨¦e pr¨¨s de moi comme un ange gardien, pour me pr¨¦server de moi-m¨ºme. Fais-moi taire et emporte les liqueurs. Que sommes-nous sans les femmes? des animaux cruels, livr¨¦s ¨¤ de funestes emportements. Mais elles! comme des divinit¨¦s bienfaisantes, elles veillent sur nous et adoucissent la rudesse de nos ames! Allons, Bonne, laisse-moi m'attendrir, et verse-moi encore un peu d'anisette. --Non, mon p¨¨re, c'est assez, disait la jeune fille; vous avez d¨¦j¨¤ mal ¨¤ la gorge. --O mon enfant! reprenait l'avocat d'une voix plaintive et d'un regard suppliant, refuseras-tu les consolations du dieu de l'Inde et de la Thrace ¨¤ un vieillard infortun¨¦ dont les forces s'¨¦teignent? Vois, ma t¨ºte s'affaiblit et se penche vers la tombe, ma voix tremblante se glace dans mon gosier par l'effet de l'age et du malheur...? Si, au milieu de ces lamentations ¨¦l¨¦giaques, un client importun venait interrompre ma?tre Parquet, il bondissait comme un lion sur son fauteuil, et s'¨¦criait d'une voix de stentor: ?Laissez-moi tranquille, laissez-moi jouir de la vie; je vous donne tous au diable! Je ne veux pas entendre parler d'affaires quand je d?ne.? Cependant, si quelque lucrative occasion se pr¨¦sentait, ou s'il s'agissait de rendre service ¨¤ un ami, ma?tre Parquet revenait ¨¤ la raison comme par enchantement. Toujours sage dans sa conduite et entendant bien ses int¨¦r¨ºts, toujours bon et pr¨ºt ¨¤ se d¨¦vouer pour les siens, il passait des fum¨¦es du souper aux subtilit¨¦s de la chicane avec une aisance merveilleuse. Quelques-uns de ceux qui ne le connaissaient qu'¨¤ demi le croyaient ¨¦go?ste, parce qu'ils le voyaient sensuel. Ils ne saisissaient qu'un c?t¨¦ de cet homme richement organis¨¦ pour jouir de la vie, jaloux d'associer les autres ¨¤ son bonheur, et pr¨ºt ¨¤ quitter les douceurs du coin du feu afin d'avoir la volupt¨¦ d'y revenir, le coeur rempli du t¨¦moignage d'une bonne action. C'est ainsi qu'il ¨¦tait ¨¦picurien, disait-il gaiement. Il pratiquait en grand la doctrine. Du reste, quand il avait affaire aux fripons ou aux ladres, c'¨¦tait le plus fin matois et le plus impitoyable ¨¦corcheur qu'e?t jamais enfant¨¦ son ordre. Autant il se montrait modeste et g¨¦n¨¦reux envers les pauvres, autant il ran?onnait les riches. A l'¨¦gard des avares, il ¨¦tait sardonique jusqu'¨¤ la cruaut¨¦. Il avait coutume de dire que l'argent du pauvre n'avait pour lui qu'une mauvaise odeur de cuivre; mais le cuivre m¨ºme du mauvais riche avait une couleur d'or qui l'affriandait. Ce n'¨¦tait donc pas par d¨¦f¨¦rence pour son rang ni par pur esprit d'hospitalit¨¦ qu'il se faisait l'homme d'affaire et l'aubergiste du comte de Foug¨¨res. Sans flatter ses travers, il avait le bon go?t de ne point les choquer, et disait tout bas ¨¤ sa fille que cet homme devait avoir les poches pleines de sequins de Venise, dont il ne lui serait pas d¨¦sagr¨¦able de conna?tre l'effigie. Bonne, dont le r?le ¨¦tait plus d¨¦sint¨¦ress¨¦, regardait comme un point d'honneur de recevoir convenablement ses h?tes, et surtout de montrer ¨¤ mademoiselle de Foug¨¨res qu'elle poss¨¦dait ¨¤ fond la science de l'¨¦conomie domestique. La candide enfant s'imaginait que, dans toutes les positions de la vie, les soins du m¨¦nage sont la gloire la plus brillante de la femme. Mais, h¨¦las! la jeune ¨¦trang¨¨re ne s'apercevait pas seulement de la mani¨¨re dont le linge ¨¦tait blanchi et parfum¨¦. Elle n'accordait pas la plus l¨¦g¨¨re marque d'admiration ¨¤ la cuisson des confitures. Elle se contentait de dire, en prenant la main de Bonne, chaque fois qu'elle lui pr¨¦sentait quelque chose: ?C'est bon, c'est bien. On est bien chez vous; vous ¨ºtes bonne comme un ange;? et la fille de l'avou¨¦, ¨¦tonn¨¦e de ce ton brusque et affectueux, ne pouvait s'emp¨ºcher d'aimer l'Italienne, bien qu'elle renversat toutes ses notions sur l'id¨¦al de la sympathie. M. Parquet, ayant appris, de la bouche de M. de Foug¨¨res, sa rencontre et sa connaissance avec Simon F¨¦line, voulut, moins pour faire honneur ¨¤ son h?te que pour se d¨¦sennuyer d'une soci¨¦t¨¦ qui le g¨ºnait un peu, aller chercher son voisin et le faire souper chez lui; mais il ne put y d¨¦terminer Simon. Le jeune r¨¦publicain e?t trop craint de para?tre rechercher la faveur du puissant. ?Je sais que le seigneur est affable, r¨¦pondit-il aux instances de Parquet, mais je sens que j'aurais de la peine ¨¤ l'¨ºtre autant que lui; et n'¨¦tant pas dispos¨¦ ¨¤ lui accorder une dose de bienveillance ¨¦gale ¨¤ celle qu'il me jette ¨¤ la t¨ºte, je crois qu'il est bon que nos relations en restent l¨¤.? Parquet fut oblig¨¦ d'aller dire ¨¤ M. de Foug¨¨res que son jeune ami, fatigu¨¦ d'avoir chass¨¦ tout le jour, ¨¦tait d¨¦j¨¤ couch¨¦ et endormi. On se mit ¨¤ table; mais, malgr¨¦ les soins que l'on avait pris pour cacher l'arriv¨¦e du comte, il n'¨¦tait pas possible qu'un aussi grand ¨¦v¨¦nement f?t ignor¨¦ tout un soir, et une d¨¦putation de villageois, ayant en t¨ºte le garde champ¨ºtre, orateur fort remarquable, se pr¨¦senta ¨¤ la porte et frappa de mani¨¨re ¨¤ l'enfoncer jusqu'¨¤ ce qu'on e?t pris le parti de capituler et d'¨¦couter le compliment. Apr¨¨s ceux-l¨¤ arriva une seconde bande avec les violons, la cornemuse et les coups de pistolet; puis un choeur de dindonni¨¨res qui chanta faux une ballade en quatre-vingt-dix couplets dans le dialecte barbare du pays, et pr¨¦senta des bouquets ¨¤ mademoiselle de Foug¨¨res. Enfin, l'arri¨¨re-garde des polissons et des goujats, qui s'attendaient bien ¨¤ prendre la truelle pour recr¨¦pir le vieux chateau, ferma la marche avec des brandons, des p¨¦tards et des cris de joie ¨¤ faire dresser les cheveux sur la t¨ºte. Par ¨¦mulation, le sacristain courut sonner les cloches, tous les chiens du village se mirent ¨¤ pousser des hurlements affreux auxquels r¨¦pondirent du fond des bois tous les loups de la montagne. Jamais, de m¨¦moire d'homme, on n'avait entendu un pareil vacarme dans le vallon de Foug¨¨res. En vain le comte supplia qu'on lui ¨¦pargnat ces honneurs; en vain le procureur furieux mena?a de faire jouer la pompe-arrosoir de son jardin sur les r¨¦calcitrants; en vain les deux demoiselles se barricad¨¨rent dans leur chambre pour ¨¦chapper au bruit et ¨¤ l'ennui de ces adorations. On vit dans cette m¨¦morable soir¨¦e combien l'amour des peuples est ardent pour ses ma?tres quand il ne les conna?t pas. Les p¨¦tards, le d¨¦sordre et les chants se prolong¨¨rent bien avant dans la nuit. Le comte avait donn¨¦ de l'argent qu'on alla boire au cabaret. Personne ne put dormir dans le village. La m¨¨re F¨¦line en eut un peu de m¨¦contentement, et Simon en t¨¦moigna beaucoup d'humeur. Simon se leva au point du jour et alla chercher, dans les retraites les plus d¨¦sertes des ravins, le repos et le silence que la pr¨¦sence des ¨¦trangers avait chass¨¦s du village. Dans ses r¨ºves de philosophie po¨¦tique, l'¨¦tat rustique lui avait toujours sembl¨¦ le plus pur et le plus agr¨¦able ¨¤ Dieu; lorsque, dans les villes, il avait ¨¦t¨¦ choqu¨¦ des d¨¦sordres et de la corruption des hommes civilis¨¦s, il avait aim¨¦ ¨¤ reporter sa pens¨¦e sur ces paisibles habitants de la campagne, sur ce peuple de patres et de laboureurs qu'il voyait au travers de Virgile et de la magie des souvenirs de l'enfance. Mais ¨¤ mesure qu'il avait avanc¨¦ dans les r¨¦alit¨¦s de la vie, de vives souffrances s'¨¦taient fait sentir. Il voyait maintenant que, l¨¤ comme ailleurs, l'homme de bien ¨¦tait une exception, que les turpitudes que l'on ne pouvait commettre faute de moyens d'ex¨¦cution ¨¦taient effectivement les seules qu'on ne comm?t pas; que ces hommes grossiers n'¨¦taient pas des hommes simples, et que cette vie de frugalit¨¦ n'¨¦tait pas une vie de temp¨¦rance. Il en ¨¦tait vivement affect¨¦, et par instants sa douleur tournait ¨¤ la col¨¨re et ¨¤ la misanthropie. C'est une crise grave, une ¨¦preuve terrible dans la destin¨¦e d'un jeune homme, que cette ¨¦poque de transition entre les beaux r¨ºves de l'adolescence contemplative et les exp¨¦riences tristes de la vie d'action! Presque tous ceux qui la subissent y succombent. Il faut une ame forte et riche en g¨¦n¨¦rosit¨¦ pour r¨¦sister au d¨¦couragement qui na?t de la d¨¦ception. Les esprits faibles, en pareille occasion, se d¨¦gradent et se corrompent; les imaginations vives et superbes s'endurcissent et se dess¨¨chent. Il n'appartient qu'aux hommes d'intelligence et de coeur de r¨¦sister ¨¤ la tentation qu'ils ¨¦prouvent de ha?r ou d'imiter la foule, au besoin de se d¨¦tacher de l'humanit¨¦ par le m¨¦pris, ou de se laisser choir ¨¤ son niveau par l'abrutissement. Simon sentit qu'il fallait combattre de toute sa force l'amertume empoisonn¨¦e de ce calice. Son organisation ardente lui e?t ouvert assez volontiers l'acc¨¨s du vice; son intelligence ¨¦lev¨¦e lui e?t ¨¦galement sugg¨¦r¨¦ le d¨¦dain de ses semblables. Sa perte ¨¦tait imminente, car il ¨¦tait de ces hommes qui ne peuvent se perdre ¨¤ demi. Il n'avait pas ¨¤ choisir entre le r?le de la sensualit¨¦ qui se vautre dans le bourbier et celui de la raison orgueilleuse qui s'en prend ¨¤ Dieu et aux hommes de sa chute. Il lui fallait jouer ces deux r?les ¨¤ la fois, sans pouvoir abjurer une des deux faces de son ¨ºtre. Heureusement, il en poss¨¦dait une troisi¨¨me, la bont¨¦ du coeur, le besoin d'amour et de piti¨¦. Celle-l¨¤ l'emporta. C'est elle qui lui fit verser des larmes abondantes au fond des bois, et qui lui donna la force d'y rester pour ne pas voir la sottise et l'avilissement de ses concitoyens, pour n'¨ºtre pas tent¨¦ de maudire ce qu'il ne pouvait emp¨ºcher. Il prit le parti d'aller voir un parent qui demeurait dans la montagne. Il fit ce voyage ¨¤ pied, le long des ravins, lits dess¨¦ch¨¦s des torrents d'hiver. Il resta plusieurs jours absent, et, quand il revint au village, M. de Foug¨¨res ¨¦tait parti. Depuis cette ¨¦poque jusqu'au printemps suivant, le comte habita la ville. Il y loua une maison et y re?ut toute la province. Il trouva la m¨ºme servilit¨¦ dans toutes les classes. Il ¨¦tait riche, sagement honorable, et, pour des d?ners de province, ses d?ners ne manquaient pas de m¨¦rite. Il ¨¦tait en outre assez bien en cour pour faire obtenir de petits emplois ¨¤ des gens incapables, ou pour pr¨¦venir des destitutions m¨¦rit¨¦es par l'inconduite. Les cr¨¦atures servent mieux la vanit¨¦ que les amis. M. de Foug¨¨res put bient?t jouir d'un grand cr¨¦dit et de ce qu'on appelle l'estime g¨¦n¨¦rale, c'est-¨¤-dire l'instinct de solidarit¨¦ dans les int¨¦r¨ºts bourgeois. D¨¨s le lendemain de son arriv¨¦e ¨¤ Foug¨¨res, il avait mis les ouvriers en besogne. Comme par esprit de repr¨¦sailles, la maison blanche des fr¨¨res Mathieu avait ¨¦t¨¦ convertie en grange, et les greniers ¨¤ bl¨¦ du chateau redevenaient des salles de plaisance. Les grosses r¨¦parations furent peu consid¨¦rables; la carcasse du vieux donjon ¨¦tait solide et saine. Les ma?ons furent employ¨¦s ¨¤ relever les tourelles qui pouvaient encore servir de communs autour du pr¨¦au, ¨¤ d¨¦blayer les ruines qui g¨ºnaient, ¨¤ r¨¦tr¨¦cir et ¨¤ r¨¦gulariser autant que possible l'ancienne enceinte. Avec tous ces soins on r¨¦ussit ¨¤ faire du chateau un logis assez laid, fort incommode encore, tr¨¨s froid, mais vaste, et meubl¨¦ avec une richesse apparente. Comme on vit passer beaucoup de dorures et d'¨¦toffes hautes en couleur, on ne manqua pas de dire d'abord que M. de Foug¨¨res d¨¦ployait un luxe ¨¦blouissant; mais un connaisseur e?t facilement reconnu que, dans tous ces objets de parade, il n'y avait aucune valeur r¨¦elle. M. de Foug¨¨res tenait, dans ses choix, le milieu entre l'ostentation des anciens nobles et l'¨¦conomie du marchand d'¨¦pices. Il eut pendant ce semestre une vie tr¨¨s-agit¨¦e et qui semblait convenir exclusivement ¨¤ ses habitudes de tracasserie commerciale. Il allait de Paris ¨¤ Gu¨¦ret, de Limoges ¨¤ Foug¨¨res, avec autant de facilit¨¦ que ses anc¨ºtres eussent ¨¦t¨¦ de leur chambre ¨¤ coucher ¨¤ la tribune de leur chapelle. Il achetait, il revendait, il sp¨¦culait sur tout; il ¨¦tonnait ses fournisseurs par sa finesse, sa m¨¦moire et sa ponctualit¨¦ dans les plus petites choses. On s'aper?ut bient?t dans le pays qu'il n'y avait pas tant ¨¤ gagner avec lui qu'on se l'¨¦tait imagin¨¦. Il ¨¦tait impossible de le tromper; et quand il avait supput¨¦ ¨¤ un centime pr¨¨s la valeur d'un objet, il d¨¦clarait g¨¦n¨¦reusement que le gain du marchand devait ¨ºtre de tant. Ce tant, tout ¨¦quitable qu'il ¨¦tait, la plume ¨¤ la main, ¨¦tait si peu de chose au prix de ce qu'on avait esp¨¦r¨¦ arracher de sa vanit¨¦, qu'on ¨¦tait fort m¨¦content. Mais on n'osait pas le dire: car on voyait bien que le comte ¨¦tait encore g¨¦n¨¦reux (retir¨¦ des affaires comme il l'¨¦tait) de discuter tout bas les secrets du m¨¦tier et de ne pas les r¨¦v¨¦ler ¨¤ ses pareils. A ces vexations honn¨ºtes, il joignait les formes d'une obs¨¦quieuse politesse contract¨¦e en Italie, le pays des r¨¦v¨¦rences et des belles paroles. Les mauvais plaisants de l'endroit pr¨¦tendaient que lorsqu'on allait lui rendre visite, dans la pr¨¦cipitation avec laquelle il offrait une chaise et sa protection, il lui arrivait souvent encore de faire ¨¤ la hate un cornet de papier pour pr¨¦senter la cannelle ou la cassonade qu'il ¨¦tait habitu¨¦ ¨¤ d¨¦biter. Du reste, on le disait bon homme, serviable, incapable d'un mauvais proc¨¦d¨¦. On avait esp¨¦r¨¦ trouver en lui un sup¨¦rieur avec tous les avantages y attach¨¦s. Il fallait bien se contenter de n'avoir affaire qu'¨¤ un ¨¦gal. Les ouvriers de Foug¨¨res employ¨¦s ¨¤ la journ¨¦e ¨¦taient les plus satisfaits; ils ¨¦taient surveill¨¦s de pr¨¨s, ¨¤ la v¨¦rit¨¦, par des agents s¨¦v¨¨res, mais ils avaient leurs deux sous d'augmentation de salaire, et chaque fois que le comte venait donner un coup d'oeil aux travaux, ils avaient copieusement pour boire. Il e?t pu avoir tous les vices, on l'e?t port¨¦ en triomphe s'il l'e?t voulu. Quant ¨¤ mademoiselle de Foug¨¨res, on n'en disait absolument rien, sinon que c'¨¦tait une tr¨¨s-belle personne, ne parlant pas fran?ais. On attribuait ¨¤ cette ignorance de la langue sa r¨¦serve et son absence de liaison avec les femmes du pays. Cependant quelques beaux esprits, qui pr¨¦tendaient savoir l'italien, ayant essay¨¦ de lier conversation avec elle, ne l'avaient pas trouv¨¦e moins laconique dans ses r¨¦ponses. M. de Foug¨¨res, qui semblait inquiet lorsqu'on parlait ¨¤ sa fille, non de ce qu'on lui disait, mais de ce qu'elle allait r¨¦pondre, cherchait ¨¤ pallier la s¨¦cheresse de ses mani¨¨res en disant aux uns qu'elle ¨¦tait fort timide et craignait de faire des fautes de fran?ais; aux autres, qu'elle n'¨¦tait pas habitu¨¦e ¨¤ parler l'italien, mais le dialecte de Venise et de Trieste. Simon, press¨¦ par M. Parquet de faire son d¨¦but au barreau, s'en abstint pendant tout l'hiver. Ce ne fut chez lui ni l'effet de la paresse ni celui du d¨¦go?t. Le m¨¦tier d'avocat lui inspirait, il est vrai, une extr¨ºme r¨¦pugnance, mais il ne voulait pas se soustraire ¨¤ la tache p¨¦nible de la vie. Aux heures o¨´ les flatteries de l'ambition faisaient place au spectacle de la n¨¦cessit¨¦ aride, quand cette montagne d'ennuis et de mis¨¨res s'¨¦levait entre lui et le but inconnu et chim¨¦rique peut-¨ºtre de ses vagues d¨¦sirs, il se roidissait contre la difficult¨¦ et comparait sa destin¨¦e au calvaire que tout homme de bien doit gravir courageusement, sans se demander si le terme du voyage sera le ciel ou la croix, la potence ou l'immortalit¨¦. Le retard qu'il voulait apporter ¨¤ ses d¨¦buts ne fut fond¨¦ d'abord que sur le besoin de repos physique et intellectuel, puis sur la crainte de n'¨ºtre pas suffisamment ¨¦clair¨¦ touchant les devoirs de sa nouvelle profession. Il avait jusque-l¨¤ ¨¦tudi¨¦ la lettre des lois; maintenant il en voulait p¨¦n¨¦trer l'esprit, afin de l'observer ou de le combattre, selon qu'il conviendrait ¨¤ sa conscience et ¨¤ sa raison de le faire. Enferm¨¦ dans sa cabine, durant les soirs d'hiver, avec les livres poudreux que lui pr¨ºtait M. Parquet, il lisait quelques pages et m¨¦ditait durant de longues heures. Son imagination se d¨¦tournait bien souvent de la voie et faisait de fougueux ¨¦carts dans les espaces de la pens¨¦e. Mais ces excursions ne sont jamais sans fruit pour une grande intelligence, elle y va en ¨¦colier, elle en revient en conqu¨¦rant. Simon pensait qu'il y a bien des mani¨¨res d'¨ºtre orateur, et que, malgr¨¦ les syst¨¨mes arr¨ºt¨¦s de M. Parquet sur la forme et sur le fond, chaque homme dou¨¦ de la parole a en soi ses moyens de conviction et ses ¨¦l¨¦ments de puissance propres ¨¤ lui-m¨ºme. Ennemi n¨¦ des discussions inutiles, il ¨¦coutait les le?ons et les pr¨¦ceptes de son vieil ami avec le respect de la jeunesse et de l'affection; mais il notait, dans le secret de sa raison, les objections qu'il e?t faites ¨¤ un disciple, et renfermait le secret de sa sup¨¦riorit¨¦ autant par prudence que par modestie. Une seule fois, il s'¨¦tait laiss¨¦ aller ¨¤ discuter un point de droit public, et Parquet, frapp¨¦ de la hardiesse de ses opinions, s'¨¦tait ¨¦cri¨¦: ?Diable! mon cher ami, quand on pense ainsi, il ne faut pas le dire trop t?t. Avant de faire le l¨¦gislateur, il faut se r¨¦soudre ¨¤ ¨ºtre l¨¦giste. Si un homme c¨¦l¨¨bre se permet de censurer la loi, on l'¨¦coute; mais si un enfant comme vous s'en avise, on se moque de lui. --Vous avez raison,? r¨¦pondit Simon; et il se tut aussit?t. Cependant, d¨¦cid¨¦ ¨¤ ne pas suivre une routine pour laquelle il ne se sentait pas fait, il voulait se laisser m?rir autant que possible. Rien ne le pressait plus de se lancer dans la carri¨¨re, maintenant qu'il ¨¦tait re?u avocat, qu'il n'avait plus de d¨¦pense ¨¤ faire, et qu'il ¨¦tait s?r de s'acquitter quand il voudrait. D'ailleurs, il travaillait ¨¤ faire des extraits, des recherches et des analyses, pour aider M. Parquet dans son travail, et celui-ci s'en trouvait si bien qu'il ¨¦tait oblig¨¦ de faire un effort de g¨¦n¨¦rosit¨¦ et de d¨¦sint¨¦ressement pour l'engager ¨¤ travailler pour son propre compte. Durant cet hiver, qui fut assez doux pour le climat, Simon eut soin d'¨¦viter la rencontre du comte de Foug¨¨res. Malgr¨¦ les pr¨¦venances dont l'accablait ce gentilhomme, il ne sentait aucune sympathie pour lui. Il y avait dans son ext¨¦rieur une absence de dignit¨¦ qui le choquait plus que n'e?t fait la morgue seigneuriale d'un vrai patricien. Il lui semblait toujours voir, dans les concessions lib¨¦rales de son langage et dans la politesse insinuante de ses mani¨¨res, la peur d'¨ºtre maltrait¨¦ dans une nouvelle r¨¦volution et d'¨ºtre forc¨¦ de retourner ¨¤ son comptoir de Trieste. Mademoiselle de Foug¨¨res menait une vie assez ¨¦trange pour une jeune personne. Elle semblait aimer la solitude passionn¨¦ment, ou go?ter fort peu la soci¨¦t¨¦ de la province. Du moins elle ne paraissait dans le salon de son p¨¨re que le temps strictement n¨¦cessaire pour en faire les honneurs, ce dont elle s'acquittait avec une politesse froide et silencieuse. Elle n'accompagnait pas son p¨¨re dans ses fr¨¦quents voyages, et restait enferm¨¦e dans sa chambre avec des livres, ou montait ¨¤ cheval, escort¨¦e d'un seul domestique. Quelquefois elle venait ¨¤ Foug¨¨res, faire une visite ¨¤ mademoiselle Parquet ou donner un coup d'oeil rapide aux travaux du chateau. Il lui arrivait parfois alors de sortir avec Bonne pour faire une promenade ¨¤ pied dans la montagne, ou m¨ºme de s'enfoncer dans les ravins, ¨¤ cheval, et enti¨¨rement seule. Simon, qui, malgr¨¦ le froid et les glaces, continuait son genre de vie errante et r¨ºveuse, la rencontra quelquefois dans les lieux les plus d¨¦serts, tant?t galopant sur le bord du torrent avec une hardiesse t¨¦m¨¦raire, tant?t immobile sur un rocher, tandis que son cheval fumant cherchait, sous le givre, quelques brins d'herbe aux environs. Lorsqu'elle ¨¦tait surprise dans ses m¨¦ditations, elle se levait pr¨¦cipitamment, appelait son cheval, qu'elle avait dress¨¦ comme un chien ¨¤ venir au nom de Sauvage, lui ordonnait de se tendre sur les jambes afin qu'elle p?t atteindre ¨¤ l'¨¦trier sans le secours de personne, et, se lan?ant au milieu des rochers o¨´ sur le versant glac¨¦ des collines, elle disparaissait avec la rapidit¨¦ d'une fl¨¨che. Ces rencontres avaient un caract¨¨re romanesque qui plaisait ¨¤ Simon, quoiqu'il n'y attachat pas plus d'importance que ces petits incidents ne m¨¦ritaient. Cependant, malgr¨¦ le sentiment d'orgueil qui l'emp¨ºchait de s'abandonner ¨¤ l'attrait d'une beaut¨¦ plac¨¦e hors de sa sph¨¨re, et destin¨¦e sans doute ¨¤ n'avoir jamais pour lui qu'un d¨¦dain insolent s'il essayait de franchir la ligne chim¨¦rique qui les s¨¦parait, Simon ne pouvait d¨¦fendre son imagination d'accueillir un peu trop obstin¨¦ment l'image de cette personne fantastique. C'¨¦tait une si belle cr¨¦ature que tout ¨ºtre dou¨¦ de po¨¦sie devait lui rendre hommage, au moins un hommage d'artiste, calme, d¨¦sint¨¦ress¨¦, sinc¨¨re; et Simon ¨¦tait plus po?te et plus artiste qu'il ne croyait l'¨ºtre. Peu ¨¤ peu cette image devint si importune qu'il d¨¦sira s'en d¨¦barrasser, et appeler ¨¤ son secours l'impression p¨¦nible qu'elle lui avait faite au premier abord. Il chercha un motif d'antipathie ¨¤ lui opposer et fit des questions sur son compte, afin d'entendre r¨¦p¨¦ter qu'elle semblait hautaine et froide. En outre, on blamait beaucoup dans le pays ses courses ¨¤ cheval et son genre de vie solitaire. En province, tout ce qui est excentrique est criminel. Cependant l'attrait de curiosit¨¦ qui, chez Simon, se cachait sous ces efforts d'aversion, ne fut pas satisfait par les r¨¦ponses vagues qu'il obtint. Il se r¨¦solut ¨¤ presser de questions mademoiselle Bonne, qui seule semblait conna?tre un peu l'¨¦trang¨¨re. Jusque-l¨¤, Bonne avait d¨¦tourn¨¦ la conversation lorsqu'il s'¨¦tait agi de sa myst¨¦rieuse amie; mais, lorsque Simon insista, elle lui r¨¦pondit avec un peu d'humeur: ?Cela ne vous regarde pas. Quel que soit le caract¨¨re de mademoiselle de Foug¨¨res, il ne lui pla?t pas apparemment qu'on le juge, puisqu'elle ne le montre pas. Elle m'a pri¨¦e, une fois pour toutes, de ne jamais redire ¨¤ personne un mot de nos conversations, quelque pu¨¦riles et indiff¨¦rentes qu'elles pussent ¨ºtre. Il y a bien des choses dans son caract¨¨re que je ne comprends pas; elle a beaucoup plus d'esprit que moi. Qu'il vous suffise de savoir que c'est une personne que j'estime et que j'aime de toute mon ame.? Simon essaya de la faire parler en piquant son amour-propre. ?Si vous voulez que je vous dise ma pens¨¦e, ch¨¨re voisine, reprit-il, vous saurez que je doute fort de votre intimit¨¦ avec mademoiselle de Foug¨¨res. Je croirais presque qu'il y a de votre part un peu de vanit¨¦, je ne dis pas ¨¤ ¨ºtre li¨¦e avec notre future chatelaine, mais ¨¤ ¨ºtre la seule confidente d'une personne si r¨¦serv¨¦e dans sa conduite et dans ses paroles. D'abord, permettez-moi de vous demander en quelle langue s'expriment ces ¨¦panchements de vos ames, car mademoiselle de Foug¨¨res ne sait pas, ¨¤ ce que l'on dit, assembler trois phrases de la n?tre.? Mais cet artifice ne r¨¦ussit point. Bonne se prit ¨¤ sourire et lui r¨¦pondit: ?¨ºtes-vous bien s?r que je ne sache pas l'italien?? Il fut impossible d'en obtenir autre chose. VI. Par une belle matin¨¦e du printemps de 1825, Simon ¨¦tant sorti avec son fusil donna la chasse ¨¤ un de ces milans de forte race qu'on trouve dans la Marche. Cousins germains de l'aigle, presque aussi grands que lui, ils en ont le courage et l'intelligence. Les enfants qui peuvent s'en emparer dans le nid les ¨¦l¨¨vent et les habituent ¨¤ chasser les souris de la maison. Ils deviennent tr¨¨s-familiers et tr¨¨s-doux. J'en ai vu un qui prenait tr¨¨s-d¨¦licatement des mouches sur le visage d'un enfant endormi, en l'effleurant de ce bec terrible dont il d¨¦chirait les lapereaux et les couleuvres. Simon, ayant cru blesser l¨¦g¨¨rement sa proie, la vit s'¨¦loigner et se perdre, et continua sa promenade. Au bout de quelques heures, il repassa par la m¨ºme gorge; et comme il pensait ¨¤ toute autre chose, il vit tout ¨¤ coup mademoiselle de Foug¨¨res qui descendait pr¨¦cipitamment la colline au-dessus de lui, en lui criant: ?Arr¨ºtez-le, arr¨ºtez-le! il est ¨¤ vos pieds!? Il crut qu'elle avait laiss¨¦ ¨¦chapper son cheval et se pencha sur le ravin pour le chercher; mais il n'aper?ut rien, et, reportant ses regards sur mademoiselle de Foug¨¨res, il vit qu'elle venait ¨¤ lui en courant toujours, et qu'elle avait les mains et la figure ensanglant¨¦es. Soit l'effet de la compassion qu'¨¦prouve un noble coeur ¨¤ l'aspect de la souffrance, soit la douleur de voir une si belle cr¨¦ature en cet ¨¦tat, Simon fut surpris d'une angoisse inexprimable en pensant qu'elle venait de faire une chute de cheval. Il s'¨¦lan?a vers elle pour la secourir; mais son visage n'exprimait point la souffrance; elle avait le teint anim¨¦ d'un ¨¦clat que Simon ne lui avait pas encore vu, et, riant d'un rire juv¨¦nile, elle lui montrait une touffe de bruy¨¨res vers laquelle elle se hatait d'arriver en criant: ?Il est l¨¤! courez donc dessus!? Avant que Simon e?t pu comprendre de quoi il s'agissait, elle s'¨¦lan?a sur sa proie et jeta dessus son ¨¦charpe de soie, que l'oiseau mit en pi¨¨ces en se d¨¦battant. C'¨¦tait le milan royal que Simon avait d¨¦mont¨¦ le matin, et qu'il avait perdu. Il se hata de faire cesser le combat furieux qu'il livrait ¨¤ la jeune amazone, et dans lequel tous deux montraient un courage et un acharnement singuliers; l'oiseau, renvers¨¦ sur le dos, se d¨¦fendait avec d¨¦sespoir des ongles et du bec; la jeune fille, malgr¨¦ les blessures qu'elle recevait, s'obstinait ¨¤ le saisir et semblait r¨¦solue ¨¤ se laisser d¨¦chirer plut?t que de renoncer ¨¤ sa conqu¨ºte. Simon le vainquit, lui lia les pieds avec sa cravate, et, le prenant par le bec, le pr¨¦senta ¨¤ mademoiselle de Foug¨¨res. Accabl¨¦e de fatigue, elle s'¨¦tait jet¨¦e sur la bruy¨¨re, et son coeur palpitait si fort que Simon en pouvait distinguer les battements; elle ¨¦tait d¨¦j¨¤ redevenue pale. Simon jeta le milan ¨¤ ses pieds, et, s'agenouillant pr¨¨s d'elle avec vivacit¨¦, lui demanda si elle ¨¦tait gri¨¨vement bless¨¦e. ?Je n'en sais rien, r¨¦pondit-elle, je ne crois pas. --Mais vous ¨ºtes couverte de sang? --Bah! c'est le sang de cette b¨ºte rebelle. --Je vous assure qu'elle vous a d¨¦chir¨¦e; vos gants sont en lambeaux.? Sans attendre sa r¨¦ponse, il lui prit la main, et, lui retirant ses gants avec pr¨¦caution, il vit qu'elle avait re?u des entailles profondes. ?Vous voyez que c'est bien votre sang, lui dit-il d'une voix ¨¦mue et cherchant ¨¤ l'¨¦tancher. --Bon! dit-elle, je ne m'en suis pas aper?ue. Je voulais l'avoir et je le tiens. --Mais vous souffrez; vous ¨ºtes pale. --Non, je suis essouffl¨¦e. --Vous ¨ºtes bless¨¦e au visage. --Oh! vraiment? le combat aurait-il ¨¦t¨¦ si acharn¨¦? Eh bien! c'est bon; je suis d'autant plus fi¨¨re de la victoire, quoique, apr¨¨s tout, c'est ¨¤ vous que je la dois. Je l'avais saisi trois fois, trois fois il m'a ¨¦chapp¨¦. Je ne sais ce qui serait arriv¨¦ si je ne vous eusse pas rencontr¨¦. Maintenant, il faut voir s'il est bless¨¦ mortellement. J'esp¨¨re que non. --Il faudrait voir d'abord si vous n'¨ºtes pas bless¨¦e vous-m¨ºme aupr¨¨s de l'oeil. Voulez-vous descendre jusqu'au ruisseau? --Bah! ce n'est pas n¨¦cessaire. Je ne sens aucun mal. --Mais ce n'est pas une raison; venez, je vous en supplie. Je vous aiderai ¨¤ descendre; je porterai ce vilain animal, qui m¨¦riterait bien que je lui tordisse le cou. --Oh! ne vous avisez pas de cela, s'¨¦cria la jeune fille; j'ai pay¨¦ sa conqu¨ºte de mon sang: j'y tiens.? Elle se laissa emmener au bord du ruisseau. Pr¨¨s de son lit, un rocher ¨¤ pic s'¨¦levait de quelques pieds au-dessus du sable. Simon voulut aider la chasseresse ¨¤ le franchir; mais, d¨¦daignant de poser sa main dans la sienne, elle sauta avec l'agilit¨¦ superbe d'une nymphe de Diane. Elle ¨¦tait si belle de courage et de gaiet¨¦ que Simon lui pardonna le reste de fiert¨¦ que conservaient jusque-l¨¤ ses mani¨¨res. Peut-¨ºtre m¨ºme trouva-t-il en cet instant que c'¨¦tait chez elle un attrait de plus. Son ame ¨¦tait trop ardente pour ne pas s'¨¦lancer tout enti¨¨re vers cette noble cr¨¦ation; il ¨¦tait comme hors de lui-m¨ºme et ne songeait pas seulement ¨¤ s'expliquer le d¨¦sordre de ses esprits. Lui, dont les ¨¦motions avaient toujours ¨¦t¨¦ si concentr¨¦es et les mani¨¨res si graves que sa m¨¨re elle-m¨ºme en obtenait rarement un baiser, il se sentait pr¨ºt maintenant ¨¤ entourer cette jeune fille de ses bras et ¨¤ la presser contre son coeur, non avec le trouble d'un d¨¦sir amoureux (il ¨¦tait loin d'y songer), mais avec l'effusion d'une tendresse fraternelle pour un enfant bless¨¦; c'¨¦tait un caract¨¨re trop imp¨¦tueux, un coeur trop chaste pour subir la contrainte d'une vaine timidit¨¦ ou pour accepter celle des pr¨¦jug¨¦s, lorsqu'il ¨¦tait vivement ¨¦mu. Il prit le mouchoir de mademoiselle de Foug¨¨res, le trempa dans l'eau et se mit ¨¤ lui laver les tempes avec tant de soin, d'affection et de simplicit¨¦, qu'elle, ¨¤ son tour, sentit sa m¨¦fiance et sa rudesse habituelles c¨¦der ¨¤ l'ascendant d'une irr¨¦sistible sympathie. ?Dieu merci! vous n'¨ºtes pas bless¨¦e au visage, lui dit-il avec attendrissement; c'est avec ses ailes ensanglant¨¦es que l'insens¨¦ vous aura fait ces taches; mais vos mains! laissez-les tremper dans l'eau... laissez-moi les voir... il y a vraiment beaucoup de mal!...? Et Simon, qui avait la vue courte, se baissant pour les regarder, en approcha ses l¨¨vres avec un entra?nement incroyable. Mademoiselle de Foug¨¨res retira brusquement ses mains et fixa sur lui ce regard s¨¦v¨¨re qui l'avait choqu¨¦ ¨¤ la premi¨¨re rencontre. Mais cette fois il trouva sa fiert¨¦ l¨¦gitime; ses yeux lui firent une r¨¦ponse si amicale, si franche et si persuasive, qu'elle s'adoucit tout ¨¤ coup; elle reprit confiance, et lui dit d'un air gai: ?Vous avez du sang sur les l¨¨vres, et savez-vous bien quel sang? --C'est du sang aristocratique, r¨¦pondit Simon, mais c'est le v?tre. --C'est du sang noble, monsieur, reprit l'Italienne avec hauteur; c'est du pur sang r¨¦publicain. ¨ºtes-vous digne de porter un pareil cachet sur la bouche? --Juste ciel, s'¨¦cria Simon en se levant, si je n'en suis pas digne encore par mes actions, je le suis par mes sentiments; mais, ajouta-t-il en retombant ¨¤ genoux pr¨¨s d'elle, vous vous moquez de moi, vous n'¨ºtes pas r¨¦publicaine; vous ne pouvez pas l'¨ºtre. --Apprenez, r¨¦pondit-elle, que je suis d'un pays o¨´ on ne peut pas cesser de l'¨ºtre ¨¤ moins de se d¨¦grader. Notre r¨¦publique a dur¨¦ plus que celle de Rome, et ce n'est que d'hier que nous sommes esclaves; mais sachez que nous savons ha?r nos tyrans, nous autres. Un V¨¦nitien, ¨¤ moins d'avoir abjur¨¦ sa patrie, ne baiserait pas la main d'une Allemande, tandis que vous ¨ºtes ¨¤ genoux pr¨¨s de moi, que vous croyez monarchique. --Je sais que vous ¨ºtes belle comme un ange et brave comme un lion, et ¨¤ pr¨¦sent que je vous sais r¨¦publicaine, je baiserais vos pieds si vous me le permettiez. --Vous ¨ºtes forts en beaux discours sur la libert¨¦, vous autres, reprit-elle; mais nous avons un proverbe que vous devez comprendre: _Pi¨´ fatti che parole_. A l'heure qu'il est, nous sommes sous le joug, et on nous croit ¨¦cras¨¦s parce que nous le portons en silence; mais on ne sait pas ce que sera notre r¨¦veil quand l'heure sera venue. --Je crains qu'elle n'arrive pas plus t?t pour vous que pour nous, r¨¦pondit Simon; si toutes les ames italiennes ¨¦taient aussi courageuses que la v?tre, si tous les coeurs fran?ais ¨¦taient aussi convaincus que le mien, nous ne subirions pas la honte des lois ¨¦trang¨¨res. --Esp¨¦rons des jours meilleurs, dit Fiamma; mais ce n'est pas le moment de parler politique. Pourquoi ne venez-vous pas chez mon p¨¨re? --Mais, dit Simon un peu embarrass¨¦, je n'ai pas l'honneur de le conna?tre. --Il vous a engag¨¦ plusieurs fois, je le sais; pourquoi avez-vous refus¨¦? --Vous savez combien mes opinions diff¨¨rent des siennes, et vous me le demandez? --Mon p¨¨re n'a point d'opinions politiques, r¨¦pondit brusquement Fiamma; et, ¨¤ cause de cela, il serait d¨¦sobligeant autant qu'inutile de discuter avec lui. C'est un homme tr¨¨s-doux et tr¨¨s-poli; et si les gens de bien ne s'¨¦loignaient pas de lui ¨¤ cause de ses pr¨¦tendues opinions, il ne serait pas r¨¦duit ¨¤ remplir son salon de cette canaille qui s'y tra?ne ¨¤ genoux. --Vous parlez bien durement de vos courtisans, dit Simon; si votre p¨¨re les accueillait avec une franchise aussi rude, j'ai peine ¨¤ croire qu'ils fussent aussi empress¨¦s ¨¤ lui rendre hommage. --Sans doute, si mon p¨¨re avait assez de force pour comprendre ses v¨¦ritables int¨¦r¨ºts et sa v¨¦ritable dignit¨¦, il aurait en France un beau r?le ¨¤ jouer. Mais votre noblesse fran?aise est d¨¦moralis¨¦e; vous l'avez si maltrait¨¦e qu'elle ne sait plus ce qu'elle fait. Ce n'est pas ainsi que nous agissons et que nous pensons chez nous. Le peuple n'a qu'un ennemi: l'¨¦tranger; ses vieux nobles sont les capitaines qu'il choisirait si le temps ¨¦tait venu de marcher au combat. Nous sommes familiers avec le peuple, nous autres; nous savons qu'il nous aime, et il sait que nous ne le craignons pas. Ce n'est pas lui qui a profit¨¦ de nos d¨¦pouilles; ce n'est pas lui qui voudrait en profiter, si on pouvait nous d¨¦pouiller encore. Mais nous sommes ruin¨¦s, et nous n'en valons que mieux; je suis convaincue qu'il n'est pas bon de faire fortune, et j'ai vu souvent perdre en m¨¦rite ce qu'on gagnait en argent. Restez donc pauvre le plus longtemps que vous pourrez, monsieur F¨¦line, et ne vous pressez pas de faire servir votre intelligence ¨¤ votre bien-¨ºtre. --C'est ce dont on ne manquerait pas de m'accuser si je me montrais chez votre p¨¨re dans la soci¨¦t¨¦ de ceux qui y vont, r¨¦pondit Simon, et je suis malheureux de vous conna?tre ¨¤ pr¨¦sent; car j'aurai souvent la tentation de m'exposer au blame de ceux qui pensent bien. --Si cela doit ¨ºtre, il faut r¨¦sister ¨¤ la tentation, reprit la jeune fille avec l'air grave et assur¨¦ qui lui ¨¦tait habituel; mais dans peu de jours nous serons install¨¦s ¨¤ Foug¨¨res, et je pense bien que vous pourrez nous voir sans vous compromettre. J'esp¨¨re que mon p¨¨re se r¨¦servera chaque semaine des jours de libert¨¦, o¨´ les gens de coeur pourront l'aborder sans coudoyer les valets de l'administration. Du moins j'y travaillerai de tout mon pouvoir. Maintenant occupons-nous de ma capture; il faut que vous lui rendiez le m¨ºme service qu'¨¤ moi, et que vous examiniez ses plaies.? Simon ob¨¦it, soigna le captif bless¨¦, et proc¨¦da sur-le-champ ¨¤ l'amputation de l'aile bris¨¦e; apr¨¨s quoi il l'enveloppa d'un linge humide et se chargea de le soigner, s'engageant sur l'honneur ¨¤ le porter lui-m¨ºme au chateau d¨¨s qu'il serait gu¨¦ri et apprivois¨¦. ?Ce n'est pas tout, lui dit-elle; vous allez m'aider ¨¤ chercher mon cheval, que j'ai abandonn¨¦ dans le bois. --Je cours le chercher, et je vous l'am¨¨nerai ici, r¨¦pondit Simon. --Non pas, dit Fiamma en souriant; selon vos coutumes et vos id¨¦es fran?aises, je suis votre ennemie; vous ne devez pas me servir. --Selon mon coeur et selon ma raison, je suis votre ami le plus respectueux et le plus d¨¦vou¨¦, r¨¦pondit Simon. Dites-moi de quel c?t¨¦ vous avez laiss¨¦ Sauvage. --Vous savez son nom! dit-elle en souriant; allons-y ensemble. Il n'ob¨¦it qu'¨¤ ma voix ou ¨¤ celle de mon serviteur; et puisque vous ¨ºtes mon ami... --Je suis ¨¤ la fois l'un et l'autre, reprit Simon. Voulez-vous prendre mon bras? --Ce n'est pas la coutume de mon pays, r¨¦pondit Fiamma. Chez nous, les femmes n'ont pas besoin de s'appuyer sur un d¨¦fenseur. Le peuple ne les coudoie pas. Nous sortons seules et ¨¤ toute heure. Personne ne nous insulte. On nous respecte parce qu'on nous aime. Ici, on ne nous distingue des hommes que pour nous opprimer ou nous railler. C'est un m¨¦chant pays que votre France. J'esp¨¨re que vous valez mieux qu'elle. --Faites une r¨¦volution en Italie, r¨¦pondit Simon, et j'irai m'y faire tuer sous vos drapeaux.? Tout en parlant ainsi ils arriv¨¨rent ¨¤ la lisi¨¨re du bois. Fiamma appela son cheval ¨¤ plusieurs reprises, et bient?t il fit entendre le bruit de son sabot sur les cailloux. Comme elle avait les mains empaquet¨¦es, Simon l'aida ¨¤ monter et la conduisit jusqu'¨¤ l'entr¨¦e du vallon en tenant Sauvage par la bride. Chemin faisant, ils ¨¦chang¨¨rent, en peu de paroles, les confidences de toute leur vie. C'¨¦tait une histoire bien courte et bien pure de part et d'autre. Ils ¨¦taient du m¨ºme age. Fiamma avait ch¨¦ri sa m¨¨re comme F¨¦line ch¨¦rissait la sienne. Depuis qu'elle l'avait perdue, elle avait v¨¦cu ¨¤ la campagne dans une villa que son p¨¨re avait achet¨¦e entre les bords de l'Adriatique et le pied des Alpes. L¨¤, Fiamma s'¨¦tait habitu¨¦e ¨¤ une vie active, aventureuse et guerri¨¨re, tant?t chassant l'ours et le chamois dans les montagnes, tant?t bravant la temp¨ºte sur mer dans une barque, et toujours se nourrissant de l'id¨¦e romanesque qu'un jour peut-¨ºtre elle pourrait faire la guerre de partisan dans ces contr¨¦es dont elle connaissait tous les sentiers. L'absence de M. de Foug¨¨res, qui ¨¦tait venu en France pour racheter ses terres, l'avait laiss¨¦ ma?tresse de ses actions, et son ind¨¦pendance naturelle avait pris un d¨¦veloppement qu'il n'¨¦tait plus possible de restreindre. Cependant le respect qu'elle avait pour son p¨¨re ¨¦tait seul capable de lui dicter des lois; elle avait ob¨¦i ¨¤ ses ordres en quittant l'Italie avec une gouvernante. Apr¨¨s peu de mois de s¨¦jour ¨¤ Paris, elle ¨¦tait venue s'¨¦tablir ¨¤ Gu¨¦ret, en attendant qu'elle s'¨¦tabl?t ¨¤ Foug¨¨res. ?Il me tarde que cela soit fait, dit-elle en achevant son r¨¦cit. Puisqu'il faut abandonner ma patrie, j'aime mieux vivre dans ce vallon sauvage, qui me rappelle certains sites ¨¤ l'entr¨¦e de mes Alpes ch¨¦ries, que dans vos villes prosa?ques et dans ce pand¨¦monium sans physionomie et sans caract¨¨re que vous appelez votre capitale, et que vous devriez appeler votre peste, votre ab?me et votre fl¨¦au. Maintenant, adieu; je vous prie d'appeler notre milan Italia, de ne pas oublier que nous en avons fait la conqu¨ºte ensemble et d'en avoir bien soin. Si quelqu'un vous parle de moi, dites que je ne sais pas deux mots de fran?ais; je ne me soucie pas de parler avec tous ces laquais de la royaut¨¦ qui ont bais¨¦ le knout des Cosaques et le baton des caporaux schlagueurs de l'Autriche. --Laissez-moi baiser le sabot de votre cheval, dit Simon en riant; c'est une noble cr¨¦ature qui n'ob¨¦it qu'¨¤ vous. --Et qui ne m'ob¨¦it que par amiti¨¦, reprit Fiamma. Mais ne touchez pas ¨¤ son sabot, et donnez-moi une poign¨¦e de main: E viva la liberta!? Elle lui tendit sa main qui saignait encore, et entra dans le vallon au galop. Simon baisa encore ce sang g¨¦n¨¦reux et essuya ses doigts ¨¤ nu sur sa poitrine. Puis il alla s'enfermer dans sa chambre, et, jetant sa t¨ºte dans ses mains, il resta ¨¦veill¨¦ jusqu'au matin dans un ¨¦tat d'ivresse impossible ¨¤ d¨¦crire. VII. Simon demeura plus de vingt-quatre heures sous le charme de cette aventure. Aucune r¨¦flexion facheuse ne pouvait trouver place au milieu de son enivrement. Les ames les plus fortes sont les plus spontan¨¦ment vaincues et les plus compl¨¨tement envahies par une passion digne d'elles. En elles, rien ne r¨¦siste, rien ne se d¨¦fend de l'enthousiasme, parce que leur premier besoin est de ch¨¦rir et d'admirer. Les conseils de la prudence et de l'int¨¦r¨ºt personnel sont ¨¦touff¨¦s par ce besoin d'amour et de d¨¦vouement qui les d¨¦borde. Mais, apr¨¨s les ¨¦lans de la joie et le sentiment de l'adoration, Simon sentit le besoin de renouveler cette pure jouissance ¨¤ la source qui l'avait produite. Il lui fallait revoir mademoiselle de Foug¨¨res; tout ce qui n'¨¦tait pas elle n'existait plus. La tendresse que sa m¨¨re lui avait uniquement et exclusivement inspir¨¦e jusque-l¨¤ s'affaiblissait elle-m¨ºme sous les tressaillements convulsifs de son coeur impatient. Il s'effraya des ravages de cet incendie, sans penser d'abord ¨¤ l'¨¦teindre; mais plusieurs jours ¨¦coul¨¦s sans revoir Fiamma port¨¨rent son d¨¦sir ¨¤ un tel point d'angoisse et de souffrance qu'il sentit la n¨¦cessit¨¦ de le combattre. Simon ne s'¨¦tait pas beaucoup inqui¨¦t¨¦ jusque-l¨¤ de ce qu'il ¨¦prouvait. Il n'avait pas encore aim¨¦, il ne savait pas ¨¤ quel ennemi il avait affaire; il s'imaginait qu'il triompherait d¨¨s qu'il serait bien r¨¦solu ¨¤ triompher, d¨¨s qu'il lui serait prouv¨¦ que les souffrances de cet amour l'emportaient sur les joies. Cet instant venu, il appela la r¨¦flexion ¨¤ son secours. Il se demanda sur quelle certitude ¨¦tait fond¨¦e cette admiration extatique qui absorbait toutes ses pens¨¦es, quel lien durable quelques paroles ¨¦chang¨¦es avec cette jeune fille pouvaient avoir ciment¨¦. En quoi s'¨¦tait-elle montr¨¦e grande, forte, magnanime, brave, sinc¨¨re? Qu'avait-il vu? une lutte enfantine avec un oiseau de proie, et l'ardeur romanesque d'une jeune t¨ºte pour des id¨¦es g¨¦n¨¦reuses dont l'application serait peut-¨ºtre au-dessus de la port¨¦e de son caract¨¨re. Mais, h¨¦las! toutes les r¨¦flexions de Simon manqu¨¨rent leur but; et ses armes tourn¨¨rent leur pointe contre son coeur. Plus il y songeait, plus Fiamma se trouvait digne de son enthousiasme. Ce n'¨¦tait pas un enfant, la femme qui se condamnait au silence et ¨¤ la feinte depuis six mois plut?t que d'¨¦changer ses nobles pens¨¦es avec des ¨ºtres indignes de la comprendre; et ce qu'aucune adulation n'avait pu obtenir de sa d¨¦fiance sto?que, Simon l'avait conquis avec un regard. Profond comme la sagesse et hardi comme la bonne foi, celui de Fiamma avait lu en lui rapidement, et sa langue s'¨¦tait d¨¦li¨¦e comme par magie. Elle lui avait dit le secret de son ame, le myst¨¨re de sa vie; et elle ne lui avait pas seulement recommand¨¦ le silence, tant elle semblait s?re de sa discr¨¦tion. Il y avait en elle quelque chose de viril qui semblait fait pour ressentir l'amiti¨¦ s¨¦rieuse et l'estime tranquille. Avec quel d¨¦vouement une telle cr¨¦ature n'¨¦tait-elle pas capable de braver la mort pour une noble cause, elle qui pour un jouet d'enfant se laissait d¨¦chirer du bec de l'aigle comme une jeune Spartiate! Enfin, les s¨¦ductions d'aucune vanit¨¦ n'¨¦taient capables de l'entra?ner, puisqu'elle s'¨¦tait fait un genre de vie enti¨¨rement en dehors de celui que la fortune de son p¨¨re semblait lui tracer, puisqu'elle fuyait les salons pour les bois, les fades conversations pour la lecture, et les flagorneries d'une petite cour pour l'entretien ing¨¦nu de la douce mademoiselle Parquet. Il se demandait comment il n'avait pas compris, d¨¨s le premier jour de sa rencontre sur la colline, le feu divin cach¨¦ sous le voile de cette myst¨¦rieuse Isis; comment cette voix g¨¦n¨¦reuse qui avait prononc¨¦ avec un accent si ferme le mot d'honneur ¨¤ son oreille n'avait pas ¨¦veill¨¦ jusqu'au fond de ses entrailles le sentiment d'une fraternit¨¦ sainte; puis, il se l'expliquait en se disant qu'une femme comme elle ¨¦tait la r¨¦alisation d'un si beau r¨ºve, qu'en touchant ¨¤ cette r¨¦alit¨¦ on n'osait pas encore y croire. Simon ne songea plus ¨¤ lutter contre son admiration, mais il r¨¦solut de s'efforcer ¨¤ en mod¨¦rer l'exaltation. Il sentait qu'il lui serait impossible d¨¦sormais de faire attention ¨¤ aucune autre femme; mais il se disait que la soci¨¦t¨¦ ayant pos¨¦ une barri¨¨re insurmontable entre celle-l¨¤ et lui, il ne devait pas se nourrir d'illusions aupr¨¨s d'elle. Mademoiselle de Foug¨¨res ¨¦tait ind¨¦pendante par son caract¨¨re et par sa position. Elle ¨¦tait majeure, et sa m¨¨re, disait-on, lui avait laiss¨¦ de quoi vivre. Mais Simon e?t rougi de rechercher la main d'une riche h¨¦riti¨¨re. Il se disait qu'au premier mot d'amour d'un jeune bachelier, elle devait s'imaginer n¨¦cessairement qu'il avait des vues de s¨¦duction m¨¦prisables. L'id¨¦e seule que l'opinion publique e?t pu lui attribuer ces sentiments le faisait fr¨¦mir de col¨¨re et de honte. Il prit donc la ferme r¨¦solution, au cas m¨ºme o¨´ mademoiselle de Foug¨¨res accorderait plus d'attention ¨¤ son d¨¦vouement qu'il n'¨¦tait raisonnable de s'y attendre, de s'en tenir avec elle aux termes de la plus respectueuse amiti¨¦. Pour cela, il ne fallait pas ¨ºtre surpris par ces ¨¦motions irr¨¦sistibles qui l'avaient domin¨¦ aupr¨¨s d'elle. Simon esp¨¦ra en avoir la force; mais, pour y parvenir, il se d¨¦cida ¨¤ s'¨¦loigner pendant quelque temps des lieux qui lui retra?aient trop vivement cette sc¨¨ne d'enchantement. Il partit pour Nevers, o¨´ un ¨¦tudiant de ses amis, r¨¦cemment re?u avocat, l'appelait pour f¨ºter son installation. Pendant ce temps, le comte de Foug¨¨res vint prendre possession de sa nouvelle demeure. Les villageois tenaient trop ¨¤ lui faire payer une sorte de denier ¨¤ Dieu pour lui ¨¦pargner de nouvelles f¨ºtes et de nouveaux honneurs. Quand il vit que rien ne pouvait l'y soustraire, il s'ex¨¦cuta noblement et paya une barrique de vin aux chers vassaux, en d¨¦sirant de tout son coeur que leur vive affection se refroid?t un peu ¨¤ son ¨¦gard. Ce n'¨¦tait pas l¨¤ le moyen. Il fut f¨ºt¨¦, chant¨¦, compliment¨¦, aubad¨¦ encore une fois de cornemuse, bombard¨¦ encore une fois de p¨¦tards. Il se comporta en bon prince, donna une quantit¨¦ exorbitante de poign¨¦es de main, leva son chapeau jusque devant les chiens du village, varia ¨¤ l'infini l'arrangement des mots invariables de ses gracieuses r¨¦ponses, subit les plus interminables et les plus fatigantes conversations avec une patience ¨¦vang¨¦lique, baisa enfin, comme disait po¨¦tiquement M. Parquet, le bas de la robe de la d¨¦esse Incongruit¨¦, et, s'¨¦tant fait souverain populaire autant que possible, alla se coucher bris¨¦ de fatigue, infect¨¦ de miasmes prol¨¦taires, et supputant dans sa cervelle administrative de combien (en raison de ses avances de fonds en affabilit¨¦ paternelle) il augmenterait le loyer de ceux-ci et diminuerait les gages de ceux-l¨¤. Mademoiselle de Foug¨¨res montra un caract¨¨re qui fut d¨¦cid¨¦ment tax¨¦ de hauteur et d'impertinence, en s'enfermant dans sa chambre durant toutes ces pasquinades sentimentales. Elle se rendit invisible, et son p¨¨re ne put faire plier cette franchise sauvage devant les consid¨¦rations politiques de sa situation; elle avait une mani¨¨re muette et respectueuse de lui r¨¦sister qui le brisait comme une paille, lui, mesquin d'id¨¦es, de sentiments et de langage. Il sentait qu'il ne pouvait r¨¦gner sur cette ame de fer que par la conviction, et que pr¨¦cis¨¦ment la puissance de conviction lui manquait. D¨¦sesp¨¦rant de corriger sa fille, il prenait le parti de lui permettre de se cacher ou de se taire. Quelques jours apr¨¨s ces f¨ºtes extraordinaires, la f¨ºte patronale du village arriva. M. de Foug¨¨res ¨¦tait parti la veille pour une foire de bestiaux dans le Bourbonnais; car, ¨¤ peine investi de sa dignit¨¦ de chatelain, il ¨¦tait redevenu commer?ant. De tous les personnages qui lui avaient t¨¦moign¨¦ leur z¨¨le, un seul croyait n'avoir pas assez pli¨¦ le genou devant son nom et devant son titre. C'¨¦tait le cur¨¦, jeune homme sans jugement et sans vraie pi¨¦t¨¦, qui, ayant lu je ne sais quelle chartre eccl¨¦siastique, s'imagina ressusciter une coutume singuli¨¨re ¨¤ la premi¨¨re occasion. Le jour de la f¨ºte patronale, le sacristain fut d¨¦p¨ºch¨¦ aupr¨¨s de mademoiselle de Foug¨¨res pour la prier de ne pas manquer d'assister ¨¤ la b¨¦n¨¦diction du saint sacrement. Ce message ¨¦tonna beaucoup la jeune Italienne. Elle trouva ¨¦trange qu'un pr¨ºtre s'arrogeat le droit de lui tracer son devoir de cette mani¨¨re. N¨¦anmoins elle ne crut pas pouvoir se dispenser d'accomplir ce devoir, que son ¨¦ducation lui rendait sacr¨¦. Mais, redoutant quelque emb?che dans le genre de celles qu'elle avait su ¨¦viter jusque-l¨¤, elle ne monta pas ¨¤ la tribune r¨¦serv¨¦e aux anciens seigneurs de Foug¨¨res, tribune plac¨¦e en ¨¦vidence ¨¤ la droite du choeur, et que le cur¨¦ avait fait d¨¦corer ¨¤ ses frais d'un tapis et de plusieurs fauteuils. Fiamma attendit que les v¨ºpres fussent commenc¨¦es, et, se glissant dans l'¨¦glise sous le costume le plus simple, elle se m¨ºla ¨¤ la foule des femmes qui, dans ces campagnes, s'agenouillaient sur le pav¨¦ de l'¨¦glise. Elle d¨¦testait les adulations faites ¨¤ une classe quelconque, mais elle pensait que devant Dieu elle ne pouvait se courber avec trop d'humilit¨¦. C'est en vain qu'elle esp¨¦rait ¨¦chapper au regard investigateur du cur¨¦ ou ¨¤ celui du sacristain qui ¨¦tait charg¨¦ de la d¨¦couvrir. L'¨¦glise ¨¦tait fort petite, et l'usage du pays veut que toutes les femmes soient s¨¦par¨¦es des hommes et rassembl¨¦es dans une des nefs. Entre le Magnificat et le Pange lingua, dans l'intervalle r¨¦serv¨¦ ¨¤ l'officiant pour rev¨ºtir ses ornements pontificaux, le sacristain traversa la foule f¨¦minine et vint supplier mademoiselle de Foug¨¨res, de la part du cur¨¦, de prendre une place plus convenable ¨¤ son rang. Sur son refus de monter ¨¤ la tribune, l'opiniatre desservant fit apporter aupr¨¨s de la balustrade qui s¨¦pare les deux sexes, ¨¤ l'entr¨¦e du choeur, un fauteuil et un coussin, comme il e?t fait pour son ¨¦v¨ºque. Il pensait que mademoiselle de Foug¨¨res ne r¨¦sisterait pas ¨¤ cette honorable invitation, et il se d¨¦cida ¨¤ monter ¨¤ l'autel. Pendant ce temps, les rangs de femmes qui s¨¦paraient mademoiselle de Foug¨¨res du fauteuil insolent s'¨¦taient entr'ouverts, et tous les regards la sollicitaient pour qu'elle daignat en prendre possession. La seule Jeanne F¨¦line, un peu distraite de sa fervente pri¨¨re et profond¨¦ment choqu¨¦e dans son sens droit et incorruptible de ce qui se passait, abaissa son livre, releva son capulet, et fixa sur mademoiselle de Foug¨¨res ce regard o¨´ l'orgueil de la vertu et le feu de la jeunesse brillaient au milieu des ravages de l'age et de la douleur. Fiamma la vit et reconnut la m¨¨re de Simon, ¨¤ une lointaine analogie de traits, ¨¤ une similitude frappante d'expression. Elle avait entendu mademoiselle Parquet vanter le m¨¦rite de cette femme, elle avait d¨¦sir¨¦ rencontrer l'occasion de la conna?tre. Elle soutint donc son regard et lui exprima par le sien qu'elle ¨¦tait pr¨ºte ¨¤ entrer en communication avec elle. Madame F¨¦line, hardie et ing¨¦nue comme la v¨¦rit¨¦, lui adressa aussit?t la parole pour lui dire ¨¤ demi-voix: ?Eh bien! mademoiselle, qu'est-ce que votre conscience vous ordonne de faire? --Ma conscience, r¨¦pondit Fiamma sans h¨¦siter, m'ordonne de rester ici, et de vous offrir ce fauteuil comme une marque de respect qui vous est due.? Jeanne F¨¦line s'attendait si peu ¨¤ cette r¨¦ponse qu'elle resta stup¨¦faite. Mademoiselle de Foug¨¨res n'¨¦tait pas une personne que l'on p?t accuser, comme son p¨¨re, de courtiser la popularit¨¦. On lui reprochait le d¨¦faut contraire, et Jeanne n'avait pas compris pourquoi elle ¨¦tait rest¨¦e m¨ºl¨¦e ¨¤ la foule depuis le commencement de la c¨¦r¨¦monie. Enfin son visage s'adoucit; et, r¨¦sistant ¨¤ Fiamma qui voulait la conduire au fauteuil, elle lui dit: ?Non pas moi: il me si¨¦rait mal de prendre une place d'honneur devant Dieu qui conna?t le fond du coeur et ses mis¨¨res. Mais voyez! la doyenne du village, celle qui a vu quatre g¨¦n¨¦rations, et qui d'ordinaire a une chaise, est ici par terre. On l'a oubli¨¦e ¨¤ cause de vous aujourd'hui.? Mademoiselle de Foug¨¨res suivit la direction du geste de Jeanne, et vit une femme centenaire ¨¤ laquelle de jeunes filles avaient fait une sorte de coussin avec leurs capes de futaine. Elle s'approcha d'elle, et, avec l'aide de madame F¨¦line, elle l'aida ¨¤ se relever et ¨¤ s'installer sur le fauteuil. La doyenne se laissa faire, ne comprenant rien ¨¤ ce qui se passait, et remerciant d'un signe de sa t¨ºte tremblante. Mademoiselle de Foug¨¨res se mit ¨¤ genoux sur le pav¨¦ aupr¨¨s de Jeanne, de mani¨¨re ¨¤ ¨ºtre enti¨¨rement cach¨¦e par le dossier du grand fauteuil sur lequel la doyenne, qui ne remplissait plus ses devoirs de pi¨¦t¨¦ que par habitude, s'assoupit doucement au bout de quelques minutes. Cependant le cur¨¦, qui n'avait pas la vue tr¨¨s-bonne et qui savait d'ailleurs que le regard baiss¨¦ convient ¨¤ la ferveur de l'officiant, aper?ut confus¨¦ment une femme coiff¨¦e de blanc sur le fauteuil. Il pensa que sa n¨¦gociation avait r¨¦ussi et se mit ¨¤ officier tranquillement; mais lorsqu'au moment r¨¦serv¨¦ ¨¤ l'explosion de son vaste projet, apr¨¨s avoir descendu les trois marches de l'autel et s'¨ºtre mis ¨¤ genoux pour encenser le saint sacrement, il se releva, traversa le choeur et s'avan?a vers le fauteuil pour rendre le m¨ºme honneur ¨¤ mademoiselle de Foug¨¨res, selon les us et coutumes de l'ancienne f¨¦odalit¨¦, il s'aper?ut de sa m¨¦prise, et son bras resta suspendu entre le ciel et la terre, tandis que toute la congr¨¦gation des fid¨¨les, l'oeil ouvert et la bouche b¨¦ante, se demandait la cause des honneurs insolites rendus ¨¤ la m¨¨re Mathurin. Le jeune cur¨¦ ne perdit point la t¨ºte, et, voyant que mademoiselle de Foug¨¨res avait mis un peu d'obstination et de malice dans cette aventure, il lui prouva qu'elle n'aurait pas le dernier mot; car il se retourna vivement de l'autre c?t¨¦ et se mit ¨¤ encenser la tribune seigneuriale, comme pour rendre ¨¤ cette place vide les honneurs dus au titre plus qu'¨¤ la personne. Tout le village resta ¨¦bahi, et il fallut plus de six mois pour faire adopter la v¨¦ritable version de cet ¨¦v¨¦nement aux commentateurs ext¨¦nu¨¦s de recherches et de discussions. Les parents de la m¨¨re doyenne ne manqu¨¨rent pas de dire qu'elle avait ¨¦t¨¦ b¨¦nie en vertu d'un ancien usage qui d¨¦cernait cette pr¨¦f¨¦rence aux centenaires, et que M. le cur¨¦ avait trouv¨¦ dans les archives de la commune. Quant ¨¤ elle, comme elle ¨¦tait ¨¤ peu pr¨¨s aveugle et dormait plus qu'¨¤ demi pendant qu'on lui rendait cet honneur, comme son oreille avait le bonheur d'¨ºtre ferm¨¦e pour jamais ¨¤ toutes les paroles humaines et ¨¤ tous les bruits de la terre, elle mourut sans savoir qu'elle avait ¨¦t¨¦ encens¨¦e. Depuis cette aventure, Jeanne F¨¦line con?ut une haute estime pour mademoiselle de Foug¨¨res; et, au lieu d'¨¦viter de parler d'elle comme elle avait fait jusqu'alors, elle questionna mademoiselle Bonne avec int¨¦r¨ºt sur le caract¨¨re de sa noble amie. Bonne avait tant de respect pour la sagesse et la prudence de sa voisine qu'elle se crut dispens¨¦e avec elle du secret que Fiamma lui avait impos¨¦. Elle lui confia les sentiments g¨¦n¨¦reux et les vertus vraiment lib¨¦rales de cette jeune fille, et lui dit le d¨¦sir qu'elle avait t¨¦moign¨¦ de la conna?tre. Malgr¨¦ le plaisir que la bonne F¨¦line ressentit de ces r¨¦ponses, elle se d¨¦fendit de faire connaissance avec la chatelaine. ?Comment voulez-vous que cela se fasse? r¨¦pondit-elle. Son p¨¨re trouverait mauvais sans doute au fond du coeur qu'elle v?nt me voir; et quant ¨¤ moi, je ne saurais aller demander ¨¤ ses domestiques la permission de l'approcher. J'attendrai l'occasion; et, si je la rencontre, je lui dirai ma satisfaction de sa conduite ¨¤ l'¨¦glise. Sans la sagesse de cette enfant, M. le cur¨¦, qui est vraiment trop l¨¦ger pour un ministre du Seigneur, e?t offens¨¦ la majest¨¦ de Dieu par un v¨¦ritable scandale.? Madame F¨¦line ¨¦tant dans ces dispositions, l'occasion ne se fit pas attendre. Un matin que mademoiselle de Foug¨¨res passait devant sa cabane pour aller voir mademoiselle Parquet, elle vit Jeanne pench¨¦e sur sa petite fen¨ºtre ¨¤ hauteur d'appui, qu'encadrait le pampre rustique. La bonne dame ¨¦tait occup¨¦e ¨¤ faire manger dans sa main le milan royal. ?Bonjour, Italia!? dit Fiamma en passant. Madame F¨¦line releva la t¨ºte, et, charm¨¦e de voir la jeune fille, elle lia conversation avec elle. L'¨¦ducation et la sant¨¦ de l'oiseau ¨¦taient un sujet tout trouv¨¦. ?Comment se fait-il que vous sachiez son nom? demanda Jeanne. Je ne l'ai dit ¨¤ personne, car je ne pouvais pas m'en souvenir; mais quand vous l'avez prononc¨¦, j'ai bien reconnu celui que mon fils lui donnait; car c'est mon fils qui l'a rapport¨¦ de la montagne. --Et qui l'a pris dans la gorge aux H¨¦rissons, reprit Fiamma. --Vraiment! vous le savez? s'¨¦cria Jeanne. Vous l'avez donc rencontr¨¦ ¨¤ la chasse? --Et j'ai m¨ºme chass¨¦ avec lui ce jour-l¨¤, r¨¦pondit mademoiselle de Foug¨¨res. J'ai encore sur les mains les marques de courage de monsieur, ajouta-t-elle en donnant une petite tape ¨¤ l'oiseau; et c'est M. Simon qui nous a servi de chirurgien ¨¤ tous deux. --En v¨¦rit¨¦!... Oh! ¨¤ pr¨¦sent, dit madame F¨¦line en secouant la t¨ºte avec un sourire, je comprends l'amiti¨¦ qu'il portait ¨¤ ce gourmand, et pourquoi il m'a tant recommand¨¦ en partant d'en avoir soin. Allons! maintenant j'en prendrai plus de souci encore; car, si vous ¨ºtes telle que vous semblez ¨ºtre, je vous aime, vous! --Vous ne pouvez pas me dire une chose plus agr¨¦able, r¨¦pondit Fiamma en portant vivement ¨¤ ses l¨¨vres la main rid¨¦e que lui tendait Jeanne.? Puis, comme si ce mouvement imp¨¦tueux e?t trahi quelque secr¨¨te pens¨¦e de son coeur, elle rougit et garda le silence. F¨¦line ne pouvait interpr¨¦ter cette ¨¦motion: elle se mit tout de suite ¨¤ lui parler du cur¨¦ et de la doyenne, de la r¨¦publique et de la monarchie, de la religion, de tout ce qui l'int¨¦ressait, et par-dessus tout de son fils. Mademoiselle de Foug¨¨res fut ¨¦tonn¨¦e du sens profond et m¨ºme de la grace spirituelle et na?ve de cet esprit sup¨¦rieur, vierge de toute corruption sociale. Elle n'avait pas cru qu'il f?t possible de joindre si peu de culture ¨¤ tant de fonds. Ce fut pour elle un sujet d'admiration et bient?t d'enthousiasme; car autant Fiamma ¨¦tait indomptable dans ses antipathies, autant elle ¨¦tait passionn¨¦e dans ses amiti¨¦s. C'est en effet un magnifique spectacle pour une ame tourment¨¦e de l'amour du beau et contrist¨¦e par la vue du laid, que celui d'une organisation assez riche pour se passer d'embellissement factice et pour recevoir tout de Dieu et d'elle-m¨ºme. En peu de jours une affection profonde, une sympathie compl¨¨te s'¨¦tablit entre Jeanne et Fiamma. Mettant de c?t¨¦ l'une et l'autre les entraves de ces consid¨¦rations sociales faites pour le vulgaire, elles se li¨¨rent ¨¦troitement, et Jeanne passa autant d'heures dans la chambre et dans l'oratoire de Fiamma que celle-ci en passa dans la cabane et dans le potager rustique de Jeanne. Mademoiselle Parquet se joignit souvent ¨¤ leurs entretiens, et sa jeune amie lui apprit ¨¤ conna?tre madame F¨¦line. Jusque-l¨¤ Bonne n'avait respect¨¦ en elle qu'une solide vertu, une admirable bont¨¦; elle ignorait qu'il y e?t aussi ¨¤ admirer une haute intelligence. Elle s'¨¦tonna d'abord de voir que Fiamma, avec toutes ses lectures et toutes ses connaissances, ne s'ennuyait pas un instant dans la compagnie d'une femme qui n'avait jamais lu que la Bible. Fiamma lui fit comprendre que la Bible ¨¦tait la source de toute sagesse et de toute po¨¦sie; que l'esprit de ces pages divines s'¨¦tait incarn¨¦ dans la personne de Jeanne, dont toutes les paroles, comme toutes les pens¨¦es, avaient la grandeur et la simplicit¨¦ des saintes ¨¦critures. L'ame de Bonne fit elle-m¨ºme un progr¨¨s dans le contact de ces deux ames sup¨¦rieures ¨¤ la sienne, non en bont¨¦, mais en vigueur. VIII. Un jour, au mois de mai, vers midi, l'air ¨¦tant fort chaud au dehors, et la cabane de F¨¦line remplie d'une agr¨¦able fra?cheur, ces trois femmes ¨¦taient r¨¦unies dans une douce intimit¨¦. Jeanne, enfonc¨¦e dans son vieux fauteuil, roulait un ¨¦cheveau de fil de chanvre sur une noix; Italia, perch¨¦e sur le piveau du d¨¦vidoir, et conservant encore un peu d'irritabilit¨¦, poussait de temps en temps un petit cri aigre-doux, allongeait le bec pour saisir le fil, mais sans oser toucher aux doigts de son institutrice; mademoiselle Parquet, assise sur le buffet, lisait tout haut le livre de Ruth dans la vieille Bible de la famille F¨¦line, dont le caract¨¨re ¨¦tait si fin que Jeanne ne pouvait plus le distinguer. Quant ¨¤ mademoiselle de Foug¨¨res, fatigu¨¦e d'une course rapide qu'elle avait faite avec Sauvage dans la matin¨¦e, elle s'¨¦tait assise sur une botte de pois secs, aux pieds de Jeanne; et, c¨¦dant au bien-¨ºtre que lui apportaient la fra?cheur, le repos, le bruit monotone et doux de la voix qui lisait, elle s'¨¦tait laiss¨¦e aller au sommeil. Jeanne, semblable ¨¤ la vieille No¨¦mi, avait attir¨¦ sur ses genoux la t¨ºte de cette fille ch¨¦rie, et chassait avec tendresse les insectes dont le bourdonnement e?t pu la tourmenter. Simon entra dans ce moment. Il arrivait de Nevers; on ne l'attendait pas encore. Il fit un pas et resta immobile. Le soleil, glissant ¨¤ travers le feuillage de la crois¨¦e et tombant en poussi¨¨re d'or sur le front humide et sur les cheveux de jais de Fiamma, lui montra d'abord le dernier objet qu'il d?t s'attendre ¨¤ rencontrer dans sa cabane et sur le giron de sa m¨¨re. Il venait de faire bien des efforts depuis trois mois pour chasser de son ame l'image de cette femme, et c'¨¦tait l¨¤ qu'il la retrouvait! Il crut r¨ºver, resta quelques instants sans pouvoir articuler un mot; et enfin, joignant les mains, il murmura une parole que ni sa m¨¨re ni Bonne ne pouvaient comprendre: _O fatum!_ Fiamma reconnut sa voix et n'ouvrit pas les yeux. Ce fut le premier artifice de sa vie. L'amour n'est que magie et divination. Elle vit ¨¤ travers ses paupi¨¨res abaiss¨¦es et fr¨¦missantes de curiosit¨¦ l'¨¦motion et la joie m¨ºl¨¦e de consternation qu'¨¦prouvait Simon. Madame F¨¦line, poussant un cri de joie, avait tendu les bras ¨¤ son fils. Fiamma, l'entendant s'approcher, jugea qu'il ¨¦tait temps de se r¨¦veiller: elle prit le parti de soulever sa t¨ºte et de se frotter les yeux pendant qu'il embrassait sa m¨¨re. ?Oh! dit la bonne femme, vous voil¨¤ un peu ¨¦tonn¨¦, Simon! vous me pensiez trop vieille pour avoir d'autres enfants que vous, et pourtant voil¨¤ que je suis devenue m¨¨re de deux filles en votre absence. --Vous ¨ºtes heureuse, ma m¨¨re, r¨¦pondit-il; mais moi, me voil¨¤ humili¨¦; car je ne suis pas digne d'¨ºtre leur fr¨¨re. --Je ne sais pas si Bonne est superbe ¨¤ ce point de ne vouloir pas reconna?tre votre parent¨¦, dit mademoiselle de Foug¨¨res en lui tendant la main; mais, quant ¨¤ moi, j'avais d¨¦j¨¤ sign¨¦ avec vous un pacte de fraternit¨¦ d'opinions.? Simon ne put rien r¨¦pondre. Il lui pressa la main avec un trouble plus indiscret que tout ce qu'il e?t pu dire; et pour se donner de l'aplomb, il demanda ¨¤ Bonne la permission de l'embrasser, ce dont il s'acquitta avec assurance. Cette marque d'amiti¨¦ enorgueillit Bonne comme une pr¨¦f¨¦rence; elle ne connaissait rien aux roueries ing¨¦nues de la passion. Madame F¨¦line s'empressa de questionner son fils sur sa sant¨¦, sur la fatigue, sur la faim qu'il devait ¨¦prouver. Il demanda ¨¤ manger, afin d'avoir une occupation et un maintien. Il ne pouvait se remettre de son d¨¦sordre. Un champion qui s'est pr¨¦par¨¦ longtemps ¨¤ un rude combat, et qui, en arrivant, voit l'ennemi tranquille et d¨¦j¨¤ ma?tre du champ de bataille, n'est pas plus boulevers¨¦ et embarrass¨¦ de son r?le que ne l'¨¦tait Simon. Bonne courut dans tous les coins de la cabane pour aider Jeanne ¨¤ rassembler quelques aliments et ¨¤ les servir sur une petite table. Voulant marquer son affection ¨¤ sa mani¨¨re, l'excellente fille alla cueillir des fruits au jardin, et revint toute rouge et tout empress¨¦e, sans songer que les hommes s'¨¦prennent plus volontiers d'une chim¨¨re que d'un bien qui s'offre de lui-m¨ºme. ?Il n'y a que moi, dit mademoiselle de Foug¨¨res ¨¤ Simon, qui ne fasse rien pour vous ici. Vous ¨ºtes comme J¨¦sus arrivant chez Marthe et Marie. Je suis celle qui se tient tranquille ¨¤ ¨¦couter le Seigneur, tandis que l'autre travaille et se d¨¦voue. --Et cependant, r¨¦pondit Simon, le Seigneur pr¨¦f¨¦ra Marie, et conseilla ¨¤ sa soeur de ne pas prendre une peine inutile. --Pourquoi me dites-vous cela si bas? reprit mademoiselle de Foug¨¨res avec sa brusquerie accoutum¨¦e. On dirait que vous craignez une m¨¦chante application de vos paroles. --Oh! j'esp¨¨re qu'il ne se prend pas pour notre Seigneur! r¨¦pliqua mademoiselle Bonne en riant. --Mais voulez-vous que je vous aide, ch¨¨re amie? dit mademoiselle de Foug¨¨res. Ce ne sera pas pour faire ma cour ¨¤ monsignor Popolo, je vous prie de le croire; ce sera pour vous soulager, mia buona. --Oh! je n'ai pas besoin de vous, ma dogaressa, r¨¦pondit Bonne, ¨¤ qui sa compagne avait appris quelques mots italiens. Vos mains sont trop fines pour les soins du m¨¦nage. --Croyez-vous? dit vivement Fiamma. Pourquoi tra?nez-vous ce seau d'eau avec tant de gaucherie, ma petite? --Voulez-vous bien me faire le plaisir de l'enlever de terre d'un demi-pouce? r¨¦pondit l'autre jeune fille d'un air de d¨¦fi. --Je vais vous montrer comme il faut vous y prendre, dit Fiamma sur le m¨ºme ton; car vraiment, ma mignonne, vous n'y entendez rien et vous me faites peine.? Alors, saisissant d'une seule main le seau rempli d'eau, elle l'enleva de terre et le posa sur la table. ?Oh! la force et le courage du lion de Venise!? s'¨¦cria Simon avec chaleur. Bonne fut un peu piqu¨¦e. ?Ne vous fachez pas, cher ange, dit Fiamma ¨¤ son amie; la prudence des serpents et la douceur des colombes vous restent en partage. Mais quant ¨¤ cela, ajouta-t-elle en ¨¦tendant son bras blanc et l'orme comme du marbre de Carrare, sachez qu'il y a autant de diff¨¦rence entre mes muscles et les v?tres qu'entre vos collines de la Marche et nos montagnes des Alpes, entre vos petites graines de sarrasin et nos larges ¨¦pis de ma?s. Allons, Bonne, c'est vous qui ¨ºtes la dogaresse; je suis la montagnarde: c'est moi qui suis Marthe ¨¤ mon tour; vous ¨ºtes Marie. Le Seigneur vous b¨¦nira; je vous c¨¨de mes droits. Mais chut! voici madame F¨¦line; ne disons pas de l¨¦g¨¨ret¨¦s sur des choses aussi saintes; elle nous gronderait et elle ferait bien.? Tandis que Simon se condamnait ¨¤ d¨¦jeuner, quoiqu'il f?t trop oppress¨¦ pour en avoir envie, que Bonne, assise ¨¤ table entre lui et madame F¨¦line, feignait d'¨¦couter la relation de son voyage avec curiosit¨¦, afin d'avoir le droit de lui verser du cidre et de lui couper du pain d'orge; tandis que mademoiselle de Foug¨¨res jouait avec Italia et luttait avec elle d'attitudes imp¨¦rieuses en la contrefaisant et en imitant ses cris d'impatience, M. Parquet entra dans la chaumi¨¨re. ?Bravi tutti! s'¨¦cria-t-il en voyant cette aimable compagnie; le ciel est favorable aux braves gens.? Et apr¨¨s avoir embrass¨¦ tendrement son filleul, il baisa la main de mademoiselle de Foug¨¨res avec assez de grace pour montrer qu'il avait ¨¦t¨¦ faire un tour de promenade ¨¤ Versailles dans sa jeunesse. Puis, jetant un coup d'oeil perspicace de l'un ¨¤ l'autre: ?Y a-t-il longtemps que vous n'avez re?u de nouvelles de monsieur votre p¨¨re, belle demoiselle?? demanda-t-il ¨¤ Fiamma d'un air tr¨¨s-significatif. Cette question fut pour Simon comme une goutte d'eau froide sur un brasier. Il ¨¦tait en train de se laisser aller ¨¤ de nouveaux enchantements; le seul nom du comte r¨¦veilla en lui mille r¨¦flexions p¨¦nibles. Il examina le visage de mademoiselle de Foug¨¨res, pour savoir si elle avait quelque appr¨¦hension du retour de son p¨¨re; mais la noble harmonie de ce visage n'¨¦tait jamais troubl¨¦e par des craintes l¨¦g¨¨res. ?Je l'attends demain, r¨¦pondit-elle tranquillement; mais il se pourrait cependant qu'il f?t d¨¦j¨¤ de retour, car il est si actif en toutes choses qu'il part et revient toujours plus t?t qu'il ne l'avait projet¨¦. --Et s'il ¨¦tait ¨¤ cette heure au chateau? fit observer Simon, incapable de ma?triser son inqui¨¦tude. --Il y serait sans doute occup¨¦ d¨¦j¨¤ de mille soins, r¨¦pondit-elle, et plus press¨¦ de compter avec son r¨¦gisseur que de toute autre chose.? Elle resta encore une demi-heure, affectant beaucoup de calme; puis elle mit son chapeau et pria M. Parquet de lui donner le bras jusqu'au chateau. D¨¨s qu'ils furent sortis de la chaumi¨¨re: ?Pourquoi ne m'avez-vous pas appris tout franchement que mon p¨¨re ¨¦tait arriv¨¦? lui dit-elle. Croyez-vous que je n'ai pas lu cela sur votre figure? --En v¨¦rit¨¦! fit l'avou¨¦. Fin contre fin... --Il ne s'agit pas de nous adresser des compliments r¨¦ciproques, interrompit la p¨¦tulante Fiamma. Voyons, mon cher sigish¨¦, que signifiait votre physionomie? qu'avez-vous dans l'esprit? --J'ai dans l'esprit, r¨¦pondit Parquet d'un ton doux et paternel, que vous avez ¨¦cout¨¦ un peu trop votre bon coeur durant cette derni¨¨re absence de M. le comte. Je vous l'ai dit, Jeanne F¨¦line est un ange de vertu; je ne vous souhaiterais pas de plus haute noblesse que d'¨ºtre sa fille. Simon est un digne jeune homme qui m¨¦riterait de Dieu la faveur d'avoir une soeur telle que vous; mais votre p¨¨re qui n'entend rien aux relations de sentiments, si belles et si saintes qu'elles soient, blamera certainement votre intimit¨¦ avec cette famille de paysans. Il n'e?t pas approuv¨¦ que vous vissiez madame F¨¦line sur le pied d'¨¦galit¨¦, comme vous le faites; ¨¤ plus forte raison maintenant que voici son fils de retour. Vous savez tout ce que la malice du public peut imaginer en cette occasion. Avez-vous r¨¦fl¨¦chi ¨¤ cela? Ne croyez-vous pas que d¨¦sormais, du moins pendant les semaines du s¨¦jour de M. de Foug¨¨res au chateau, vous feriez bien de cesser vos relations avec la maison F¨¦line? --Je sais, mon ami, r¨¦pondit Fiamma, que ce serait une conduite prudente, si tant est que l'int¨¦r¨ºt personnel doive c¨¦der ¨¤ l'absurdit¨¦, par crainte de querelles; je sais que mon p¨¨re, tout en accablant M. F¨¦line de compliments et de pr¨¦venances, le remercierait volontiers de ne pas r¨¦pondre ¨¤ ses invitations. Malgr¨¦ sa ponctualit¨¦ ¨¤ saluer profond¨¦ment madame F¨¦line et ¨¤ lui demander de ses nouvelles dans la rue, il n'oserait lui offrir une chaise dans son salon ¨¤ c?t¨¦ de la femme du sous-pr¨¦fet. Cependant il faudra bien qu'il en vienne l¨¤. Il m'en co?tera quelque peine; j'essuierai des admonestations ennuyeuses, et j'entendrai ¨¦mettre des principes de morale et de biens¨¦ance qui feront bouillir mon sang dans mes veines; mais, comme ¨¤ l'ordinaire, je tiendrai bon, je serai respectueuse, et ma volont¨¦ sera faite. Ne vous inqui¨¦tez donc de rien; mon p¨¨re est un homme qu'il faut forcer ¨¤ bien agir en le prenant au mot. Je me charge de faire d?ner madame F¨¦line ¨¤ sa table; chargez-vous d'amener M. F¨¦line ¨¤ lui rendre visite. --Mais vous tenez donc bien ¨¤ la soci¨¦t¨¦ de ces F¨¦line? demanda M. Parquet, qui voulait toujours savoir le fin mot de toute affaire, et ne commen?ait aucune d¨¦marche, si l¨¦g¨¨re qu'elle f?t, sans avoir confess¨¦ sa partie. --J'y tiens comme je tiens ¨¤ vous et ¨¤ votre fille, r¨¦pondit Fiamma avec fermet¨¦. Si mon p¨¨re croyait conforme ¨¤ ses int¨¦r¨ºts et ¨¤ ses pr¨¦jug¨¦s de m'¨¦loigner de vous, pensez-vous que je ne r¨¦sisterais pas de toutes mes forces ¨¤ cette injustice? --Vous avez une mani¨¨re de dire, reprit ma?tre Parquet tout attendri, qui fait qu'on vous ob¨¦it aveugl¨¦ment; vous me feriez fabriquer de la fausse monnaie. Cependant, avant de vous c¨¦der, je veux, ma ch¨¨re fille, pour me venger de l'ascendant que vous prenez sur moi, vous adresser quelques reproches. Vous n'avez pas assez de d¨¦f¨¦rence pour votre p¨¨re; vous lui faites trop sentir votre sup¨¦riorit¨¦... ¨¦coutez-moi jusqu'au bout. Je sais que vous avez avec lui le meilleur ton, et que jamais une parole blessante n'est sortie de votre bouche; mais, voyez-vous, si Bonne, avec tout votre respect ext¨¦rieur, me traitait comme vous le traitez au fond de l'ame, j'aimerais mieux qu'elle m'arrachat ma perruque et qu'elle me la jetat au visage, sauf ¨¤ se rendre ensuite ¨¤ mes raisons. --Ah! monsieur Parquet, s'¨¦cria Fiamma d'un ton douloureux, pouvez-vous comparer la sympathie de coeur et la conformit¨¦ des principes qui vous lient ¨¤ votre fille avec ce qui se passe entre M. de Foug¨¨res et moi? Je conviens que, dans ma conduite envers lui, je manque souvent de prudence. --Prudence! interrompit M. Parquet avec un mouvement chagrin. Voil¨¤ de ces mots qui sont cruels ¨¤ entendre! Je ne m'explique pas, Fiamma, que vous, si g¨¦n¨¦reuse, si tendre, si d¨¦vou¨¦e pour nous, vous n'ayez pas dans le coeur le moindre sentiment d'affection pour votre p¨¨re. Moi, je suis enchant¨¦ que vous ne lui ressembliez pas; je l'aime m¨¦diocrement, et vous, je vous ch¨¦ris comme une seconde fille; mais enfin, cette clairvoyance, cette justice cruelle avec laquelle vous pesez les d¨¦fauts de celui qui vous a donn¨¦ le jour... --Arr¨ºtez, Parquet, s'¨¦cria Fiamma, et regardez le mal que vous me faites!? Parquet fut effray¨¦ de l'alt¨¦ration de son visage et de la paleur mortelle de ses l¨¨vres. --Eh bien! mon Dieu, s'¨¦cria-t-il ¨¤ son tour, ne parlons plus de tout cela. --Oh! mon ami! n'en parlons jamais, r¨¦pondit la jeune fille en faisant un effort pour marcher; car vous me feriez dire ce que je ne veux pas, ce que je ne dois jamais dire ¨¤ personne. --Juste ciel! reprit M. Parquet, dont la curiosit¨¦ s'¨¦veilla vivement. A-t-il donc eu quelque tort ex¨¦crable ¨¤ votre ¨¦gard? Avez-vous contre lui des sujets de plainte assez terribles pour ¨¦touffer la voix du sang? --Non, monsieur Parquet, ce n'est pas cela, r¨¦pondit-elle. Il y a dans ma vie un myst¨¨re que je ne peux jamais r¨¦v¨¦ler et dont je ne peux me plaindre qu'¨¤ la destin¨¦e. Ne m'interrogez pas, mais soyez indulgent pour moi et ne me jugez pas. Ma situation est si exceptionnelle que mon caract¨¨re et ma conduite doivent ¨ºtre bizarres. --Adieu, voici en effet la chaise de poste du comte dans la cour. Faites ce que je vais ai dit: vale et me ama.? Pauvre enfant! pensa M. Parquet en retournant chez lui. Il faut qu'elle ait une ame bien orageuse, ou que ce Foug¨¨res soit un bien m¨¦chant cuistre, avec ses ailes de pigeon! Allons! il y aura eu l¨¤ quelque cas d'inclination contrari¨¦e. Ah! les jeunes filles! L'amour, c'est l'insecte rongeur qui s'attaque aux plus belles roses! D¨¦cid¨¦ment, pour ma part, je renonce aux lois du trop aimable Cupidon, et je m'abandonne aux consolations d'une douce philosophie. IX. Gouvern¨¦ enti¨¨rement par la ch¨¨re dogaresse (c'est ainsi qu'en raison de son caract¨¨re absolu et de ses mani¨¨res imp¨¦riales l'¨¦rudit avou¨¦ avait surnomm¨¦ mademoiselle de Foug¨¨res), M. Parquet c¨¦da ¨¤ ses d¨¦sirs et se contenta de lui adresser de temps en temps une tendre admonestation, ¨¤ laquelle Fiamma mettait fin par des r¨¦ticences myst¨¦rieuses. Au grand ¨¦tonnement de l'avou¨¦, madame F¨¦line et son fils re?urent au salon du chateau un accueil tel que, malgr¨¦ l'extr¨ºme fiert¨¦ de Jeanne et la m¨¦fiance ombrageuse de Simon, ils ne craignirent point d'y retourner plusieurs fois, et purent se trouver presque tous les jours avec mademoiselle de Foug¨¨res, soit chez eux, soit chez M. Parquet, sans craindre de voir ces pr¨¦cieuses relations interrompues par une intervention ¨¦trang¨¨re. L'avou¨¦, qui seul connaissait ¨¤ fond le caract¨¨re du comte, avait sujet d'¨ºtre plus surpris qu'eux; car il ne l'avait jamais vu plier sous aucun ascendant, et il savait que ses formes gracieuses et son babil pr¨¦venant cachaient une opiniatret¨¦ inflexible et beaucoup de despotisme. Sa fille ¨¦tait la seule personne de son m¨¦nage qu'il ne dominat point. Toutes les autres ¨¦taient r¨¦duites ¨¤ une servilit¨¦ qu'on e?t pu prendre pour de l'amour, ¨¤ voir le ton patelin dont il leur commandait en pr¨¦sence des ¨¦trangers, mais qui n'¨¦tait rien moins que cela aux yeux de M. Parquet, initi¨¦ aux myst¨¨res de l'int¨¦rieur. Il est vrai que Fiamma ¨¦tait un ¨ºtre organis¨¦ pour une r¨¦sistance indomptable. Mais autant notre avou¨¦ avait jug¨¦ impossible que le p¨¨re entravat les libert¨¦s de la fille, autant il lui avait sembl¨¦ certain que jamais la fille n'obtiendrait un acte de complaisance paternelle. Leurs deux existences avaient march¨¦ c?te ¨¤ c?te, s'effleurant tous les jours et ne se touchant jamais. Leurs go?ts, en se montrant diam¨¦tralement oppos¨¦s, semblaient consacrer irr¨¦vocablement ce divorce de deux ¨ºtres que la soci¨¦t¨¦ avait condamn¨¦s ¨¤ vivre sous le m¨ºme toit, et que le sentiment des convenances enveloppait ¨¤ cet ¨¦gard d'un voile imp¨¦n¨¦trable pour le public. En voyant le comte vaincu, ou du moins entam¨¦ dans cette lutte myst¨¦rieuse, M. Parquet se livra ¨¤ mille commentaires. Un homme qui savait le secret de toutes les familles ne pouvait se r¨¦soudre tranquillement ¨¤ ignorer celui-l¨¤. Cependant Fiamma, qui connaissait tous ses faibles et qui d¨¦ployait toutes les coquetteries enfantines de son esprit pour le gouverner, seule au monde sut r¨¦sister ¨¤ sa curiosit¨¦ et la museler. Dans les premiers temps, Simon, r¨¦solu ¨¤ s'observer h¨¦ro?quement, eut beaucoup ¨¤ souffrir. Toutes ses joies avaient un aiguillon empoisonn¨¦. Il se croyait toujours ¨¤ la veille d'une explosion dont le d¨¦no?ment devait le couvrir de honte et de remords. Mais peu ¨¤ peu il se rassura. La conduite et la caract¨¨re de mademoiselle de Foug¨¨res vinrent ¨¤ son aide d'une fa?on merveilleuse. Soit qu'elle e?t devin¨¦ le secret de Simon et qu'elle employat toute la pudeur de son ame ¨¤ en refouler l'aveu trop prompt, soit qu'elle portat dans son affection pour lui le calme d'une sagesse au-dessus de son age, elle mit dans leurs relations le charme d'une confiance r¨¦ciproque. En la voyant tous les jours, Simon d¨¦couvrit qu'elle poss¨¦dait au plus haut point la force et la tranquillit¨¦ morales qu'excluent ordinairement des facult¨¦s imp¨¦tueuses et des besoins d'activit¨¦ comme ceux dont elle ¨¦tait dou¨¦e. A l'emportement d'amour qui l'avait surpris d'abord vinrent se joindre un respect et une v¨¦n¨¦ration dont la douceur se r¨¦pandit sur toutes ses pens¨¦es. Pendant six mois, cette s¨¦r¨¦nit¨¦ fut si saintement soutenue de part et d'autre que ces deux jeunes gens, dont l'un ¨¦tait bien presque aussi homme que l'autre, se crurent destin¨¦s ¨¤ se ch¨¦rir toute leur vie comme deux fr¨¨res. Mais un ¨¦v¨¦nement important dans leur vie uniforme et paisible vint r¨¦veiller chez Simon l'intensit¨¦ douloureuse de son amour. Au retour de l'hiver, M. de Foug¨¨res re?ut la visite d'un parent de sa d¨¦funte ¨¦pouse, qui arrivait d'Italie, charg¨¦ pour lui de valeurs consid¨¦rables, r¨¦alisation de ses derniers fonds commerciaux, qu'il voulait placer en fonds de terre pour arrondir sa propri¨¦t¨¦. Le comte n'¨¦tait pas homme ¨¤ accueillir froidement un h?te charg¨¦ d'or, et son estime pour le marquis d'Asolo ¨¦tait fond¨¦e d¨¦j¨¤ sur la fortune que poss¨¦dait ce jeune patricien par lui-m¨ºme. Il lui pardonnait d'¨ºtre r¨¦publicain, parce qu'en V¨¦nitie l'opinion r¨¦publicaine n'engage pas ¨¤ d'autre d¨¦vouement ¨¤ la cause populaire qu'¨¤ la haine de l'¨¦tranger et ¨¤ des actes de r¨¦sistance contre lui dans l'occasion. Il plaisait au noble caract¨¨re de Fiamma de po¨¦tiser cet esprit lib¨¦ral de ses compatriotes; mais elle savait bien au fond que la r¨¦publique de Venise ¨¦tait aussi loin de son id¨¦al politique, que la France constitutionnelle l'¨¦tait encore, ¨¤ ses yeux, de Venise esclave. Elle n'en disait rien ¨¤ Simon par orgueil national; elle s'en plaignait avec son compatriote, parce qu'elle n'e?t pu lui faire partager ses illusions. Elle avait vu quelquefois le marquis en Italie et le connaissait assez peu; mais la vue d'un compatriote et d'un co-opinionnaire fut pour elle un ¨¦v¨¦nement agr¨¦able au fond de l'exil. C'¨¦tait un bon jeune homme, extraordinairement cultiv¨¦ pour un Lombard. Quoique un peu gros, il ¨¦tait d'une beaut¨¦ remarquable: l'expression de son visage ¨¦tait sereine, noble et douce; la sant¨¦, le courage et l'amour de la vie brillaient dans ses yeux d'un tel ¨¦clat qu'on e?t pu parfois s'y tromper et y voir le feu de l'intelligence. Tout en lui inspirait la confiance et l'estime. Il avait un coeur aimant et sinc¨¨re, le caract¨¨re loyal et brave, l'imagination vive et toujours pr¨ºte pour la grande passion, comme cela est d'usage en son pays. Il ¨¦tait venu en France pour s'instruire des choses et des hommes, et il avait tir¨¦ assez bon parti de son voyage. Mais au milieu de son cours de philosophie et de politique, l'amour des aventures, si naturel ¨¤ vingt-cinq ans, l'avait pouss¨¦ en personne ¨¤ Foug¨¨res, o¨´ la pr¨¦sence de sa belle cousine lui faisait esp¨¦rer de batir un roman n¨¦glig¨¦ en Italie. C'¨¦tait un de ces hommes un peu corrompus, mais encore na?fs, que le monde entra?ne, et qui ne sont pas fach¨¦s d'y para?tre beaucoup plus rou¨¦s qu'ils ne le sont en effet. Une femme d'esprit peut les rendre aussi s¨¦rieusement amoureux qu'ils affectent d'¨ºtre incapables de le devenir, surtout si, comme Fiamma, elle ne songe pas ¨¤ op¨¦rer ce miracle. Asolo ¨¦tait fort capable d'enlever sa cousine si elle e?t ¨¦t¨¦ aussi ¨¦vent¨¦e qu'elle avait pass¨¦ pour l'¨ºtre dans sa province d'Italie, o¨´ ses courses ¨¤ cheval et sa vie ind¨¦pendante avaient, comme en Marche, excit¨¦, non le blame, mais le doute et la curiosit¨¦ de ceux qui ne voyaient pas de pr¨¨s sa conduite irr¨¦prochable. Il avait assez d'esprit pour la jouer et la punir s'il l'e?t trouv¨¦e habile en coquetterie; mais, quand il la vit si diff¨¦rente de ce qu'il l'avait jug¨¦e de loin, quand il la trouva si forte, si prudente, si fi¨¨re, et en m¨ºme temps si bonne, si franche et si na?ve, il en devint ¨¦perdument amoureux; et, au bout de huit jours pass¨¦s pr¨¨s d'elle, il lui e?t offert, s'il l'e?t os¨¦ d¨¦j¨¤, son nom et sa fortune, son sang et sa vie. Cette facilit¨¦ ¨¤ se prendre ¨¤ l'amour est le beau c?t¨¦ des ames que le vice entra?ne facilement. Elle est plus remarquable en Italie, o¨´ les organisations, plus f¨¦condes et plus mobiles, passent du plaisir grossier ¨¤ l'exaltation romanesque, comme de l'apathie politique ¨¤ l'h¨¦ro?sme, avec une promptitude et une bonne foi extraordinaires. Ces ames ont plusieurs caract¨¨res oppos¨¦s qui vivent dans le m¨ºme ¨ºtre en bonne intelligence, chacun r¨¦gnant ¨¤ son tour. Asolo avait fait assez bon march¨¦ de son r¨¦publicanisme dans le beau monde de Paris. Il l'avait un peu trait¨¦ comme un habit de parade qui, n'¨¦tant pas de mode ¨¤ l'¨¦tranger, devait ¨ºtre remplac¨¦ par le costume de bon ton du pays; mais, quand il vit Fiamma si ardente et si romanesque sur ce chapitre, il reprit l'habit ultramontain, et les principes r¨¦publicains retrouv¨¨rent de l'¨¦loquence dans sa bouche, grace ¨¤ cette belle langue italienne, o¨´ les lieux communs ont encore de la pompe et de la grandeur. Dans les premiers jours il adopta ce r?le pour lui plaire; mais avant la fin de la semaine il ¨¦tait aussi convaincu que d¨¦clamatoire, et sans aucun doute il e?t sacrifi¨¦ son marquisat de V¨¦n¨¦tie et vers¨¦ tout son sang pour un regard de son h¨¦ro?ne. Fiamma, confiante et bonne pour ceux qui semblaient penser comme elle, crut le voir ¨¤ son ¨¦tat normal et le prit en grande amiti¨¦. Cependant elle la lui e?t fait acheter par quelque malice si elle e?t connu sa conduite ant¨¦rieure dans les salons parisiens. Le comte de Foug¨¨res, enchant¨¦ de son alli¨¦ le premier jour, en rabattit beaucoup lorsque cette explosion de patriotisme eut lieu. Il craignit que cet insens¨¦ ne le discr¨¦ditat compl¨¨tement, d'autant plus que, pour complaire ¨¤ sa cousine, le Lombard affecta de terrasser le pr¨¦fet et le receveur g¨¦n¨¦ral dans un d¨¦jeuner orageux o¨´ le bon vin aida ¨¤ son ¨¦loquence. Les vulgaires amis du pouvoir ont ce bonheur inappr¨¦ciable qu'entre eux ils se craignent et se regardent comme tous ¨¦galement capables de d¨¦nonciation. Le comte devint pale comme la mort. Il ¨¦tait port¨¦ comme candidat ¨¤ la d¨¦putation, et, s'il avait fait de grand sacrifices pour racheter son fief, c'¨¦tait dans l'espoir d'¨ºtre pair de France un jour, quand le roi daignerait ¨¦largir les mailles du filet et donner de l'¨¦lasticit¨¦ aux institutions. Il lui fallut beaucoup d'habilet¨¦ pour expliquer ¨¤ ses h?tes ce que c'¨¦tait que la r¨¦publique v¨¦nitienne et pour leur prouver que le marquis venait de parler dans le sens aristocratique. Mais toute chose a son bon c?t¨¦ pour le navigateur habile, attentif au moindre souffle du vent. Le comte crut bient?t s'apercevoir d'une diff¨¦rence extraordinaire dans les mani¨¨res de sa fille; et, esp¨¦rant l'accomplissement d'un miracle dans ses id¨¦es, il fit entendre au cousin qu'elle serait un jour aussi riche qu'elle ¨¦tait belle. Sa joie fut grande quand le marquis lui r¨¦pondit clairement qu'il serait le plus heureux des hommes s'il pouvait fl¨¦chir l'obstination avec laquelle sa cousine semblait s'¨ºtre vou¨¦e au c¨¦libat, et qu'il suppliait le comte de lui laisser le temps de prouver son d¨¦vouement ¨¤ cette belle insensible. La permission de prolonger son s¨¦jour ¨¤ Foug¨¨res lui fut accord¨¦e d'autant plus vite qu'il ¨¦couta fort peu attentivement l'¨¦num¨¦ration des biens du beau-p¨¨re, ce qui montrait le d¨¦sint¨¦ressement d'un homme vraiment ¨¦pris et peu chatouilleux sur la r¨¦daction d'un contrat. Cependant, comme le comte se souvint de l'opiniatret¨¦ avec laquelle Fiamma avait refus¨¦ plusieurs propositions de mariage et avec quelle s¨¦cheresse elle avait trait¨¦ ¨¤ Paris tous les jeunes gens qu'elle avait soup?onn¨¦s d'avoir des pr¨¦tentions ¨¤ sa main, il ne regarda pas encore la partie comme gagn¨¦e, et conseilla au marquis de ne pas brusquer sa d¨¦claration. Les semaines s'¨¦coul¨¨rent donc pour le marquis d'une mani¨¨re charmante au chateau de Foug¨¨res. De plus en plus amoureux, il con?ut beaucoup d'espoir; car Fiamma lui ayant dit d¨¨s le principe qu'elle ne voulait pas se marier, ne lui reparla plus de ses projets pour l'avenir et lui t¨¦moigna d¨¦sormais une affection sinc¨¨re. Dans l'attente du succ¨¨s, le marquis, un peu impatient, un peu d¨¦pit¨¦ de voir toujours la famille F¨¦line et la famille Parquet s'opposer ¨¤ de longs t¨ºte-¨¤-t¨ºte avec sa cousine, mais plein de franchise dans le fond de l'ame et touch¨¦ de l'amiti¨¦ qu'on lui t¨¦moignait, v¨¦cut pendant ces jours rigoureux de l'hiver d'une vie chaude et pleine qui faisait diversion ¨¤ celle du monde. Fiamma lui avait pr¨¦sent¨¦ ses amis du village, et elle avait pri¨¦ ceux-ci d'adopter la parent¨¦ de son cousin. L'esprit enjou¨¦, l'originalit¨¦ tout italienne de Parquet et la grace modeste de Bonne charm¨¨rent le marquis. Il go?ta moins Simon, dont les long regards, tourn¨¦s sans cesse vers Fiamma, lui donn¨¨rent tout de suite ¨¤ penser. Mais le calme des mani¨¨res de celle-ci avec le jeune l¨¦giste et la comparaison que le brillant marquis fit de cette figure maigre, pale et souffrante, avec l'image radieuse que lui pr¨¦sentait son miroir, le rassur¨¨rent bient?t; il ¨¦tait fat, comme tout Italien jeune et passablement fait, mais d'une fatuit¨¦ qui n'a rien d'insolent, et qui se r¨¦signe d'autant mieux ¨¤ manquer un succ¨¨s qu'elle est plus certaine d'en obtenir beaucoup d'autres. Quant ¨¤ la m¨¨re F¨¦line, Asolo n'y comprit rien du tout. Il pensa que l'affection de Fiamma pour cette vieille venait de quelque habitude de d¨¦vote, de quelque association de chapelet ou d'ex-voto. Jeanne passait sa vie ¨¤ je?ner pour donner son pain aux pauvres; elle soignait les malades et instruisait les orphelins dans la religion. Le marquis pensa qu'elle ¨¦tait le ministre des charit¨¦s, la surintendante des aum?nes de la chatelaine; et, empress¨¦ de complaire ¨¤ tout ce qui plaisait ¨¤ Fiamma, il se mit ¨¤ chanter des cantiques ¨¤ madame F¨¦line. Il avait une voix magnifique, et le soir, dans le silence du parc ou du verger, tous se taisaient pour l'¨¦couter. La bonne Jeanne ¨¦tait ¨¦mue jusqu'aux larmes de cette pure m¨¦lodie italienne qu'elle entendait pour la premi¨¨re fois de sa vie, et pendant ce temps le marquis se r¨¦jouissait de faire souffrir son pale et silencieux rival. On pr¨¦tend que les femmes seules ont le secret de ces petites rivalit¨¦s d'amour-propre. J'en appelle ¨¤ tout homme de bonne foi: est-il un de nous qui n'ait eu envie de jeter par la fen¨ºtre un rival assez heureux pour attendrir par ses chants la femme que nous aimons? Ne sommes-nous pas jaloux de sa science, de son esprit, de sa r¨¦putation, de son cheval, de son habit? Ne trouvons-nous pas fort mauvais que notre ma?tresse s'aper?oive de ses avantages? Plus ces avantages sont pu¨¦rils, plus nous en sommes bless¨¦s. Simon souffrait horriblement. Cette parent¨¦, cette familiarit¨¦, ce dialecte qu'il ne comprenait pas, cette habitation actuelle sous le m¨ºme toit, tout le blessait. Dans les premiers jours cependant il trouvait naturel que Fiamma e?t du plaisir ¨¤ retrouver un parent, un compatriote, un d¨¦bris de sa ch¨¨re r¨¦publique; mais, lorsqu'il vit cette pr¨¦tendue visite se prolonger ind¨¦finiment et ce compatriote devenir un ami, il le craignit d'abord comme tel; puis il d¨¦couvrit qu'il ¨¦tait amoureux, qu'il cherchait ¨¤ se faire aimer, et toutes les tortures de la jalousie entr¨¨rent dans son coeur. Trop fier pour montrer ses angoisses, sachant d'ailleurs qu'il ne pouvait faire ¨¤ Fiamma ni question ni reproche sans trahir le secret d'une passion qu'elle devait ignorer, craignant par-dessus tout la vanit¨¦ du Lombard, il r¨¦solut de s'¨¦loigner, sauf ¨¤ en mourir de d¨¦sespoir. X. Un matin, Fiamma, profitant d'un de ces rayons de soleil si pr¨¦cieux dans les montagnes en hiver, ¨¦tait mont¨¦e ¨¤ cheval avec son parent, et le hasard les avait conduits ¨¤ la gorge aux H¨¦rissons, non loin de l'endroit o¨´ l'aventure du milan ¨¦tait arriv¨¦e. Fiamma tomba dans la r¨ºverie, et Ruggier Asolo, surpris de cette m¨¦lancolie subite, la pressa de questions. Elle voulut d'abord les ¨¦luder; mais, comme il insista et qu'elle avait de l'amiti¨¦ pour lui, elle chercha quelque sujet de chagrin sans importance qu'elle p?t lui donner comme une confidence pour le satisfaire. Elle ne trouva rien de mieux ¨¤ lui dire, si ce n'est que l'aspect de ces montagnes lui rappelait sa patrie et la remplissait de tristesse. ?Juste ciel! s'¨¦cria le marquis, et qui vous emp¨ºche d'y retourner? --Mon p¨¨re a vendu ses derni¨¨res propri¨¦t¨¦s et jusqu'¨¤ la maison de campagne que j'aimais. C'est l¨¤ que ma m¨¨re m'avait ¨¦lev¨¦e et, pour ainsi dire, cach¨¦e, afin de me soustraire aux tracasseries odieuses de cette vie de lucre et de parcimonie, qu'on appelle une honn¨ºte industrie. C'est l¨¤ qu'apr¨¨s la mort de cette malheureuse bien-aim¨¦e j'aurais voulu passer le reste de mes jours dans l'¨¦tude, le silence et la pri¨¨re; mais la destin¨¦e, qui me condamnait ¨¤ ¨ºtre riche, en d¨¦pit de mon m¨¦pris pour toutes les jouissances du luxe, m'a poursuivie jusque-l¨¤. Elle a vendu et ras¨¦ mon ermitage; elle m'a jet¨¦e dans ce pays glac¨¦, loin des souvenirs qui m'¨¦taient chers et chez une nation que je m¨¦prise. Voil¨¤ pourquoi je suis triste quelquefois; car je suis plus heureuse que je ne croyais possible de l'¨ºtre ¨¤ une fille qui a perdu sa m¨¨re. Je me suis soumise aux habitudes et au climat de cette contr¨¦e; la rigueur de ce ciel m¨¦lancolique convient d'ailleurs aux soucis de mon coeur. J'ai rencontr¨¦ dans ce village un bonheur inesp¨¦r¨¦. Ce vallon renfermait des ¨ºtres qui devaient s'emparer de ma destin¨¦e, la fixer, l'asservir et la consoler! Chose ¨¦trange que les desseins cach¨¦s de la Providence! Qui m'e?t pr¨¦dit cela, alors que je gravissais les rives escarp¨¦es de la Piave, et les for¨ºts terribles de Feltre, si ch¨¨res au vieux Titien? --Anima mia, r¨¦pondit le marquis avec sa tendresse d'expressions italiennes, vous ne pouvez pas vivre dans ce nid de corbeaux, parmi ces bonnes gens qui ne vous vont pas ¨¤ la cheville, quelque effort que vous fassiez pour les ¨¦lever jusqu'¨¤ vous. Que le cher comte, votre p¨¨re, ait trouv¨¦ ¨¤ satisfaire ses vues d'int¨¦r¨ºt et d'ambition en revenant ici, c'est fort bien, et il a eu le droit de vous y tra?ner ¨¤ sa suite; mais la nature et la soci¨¦t¨¦, la voix de Dieu et celle du peuple vous rappellent dans notre belle patrie. Avec vos talents, votre caract¨¨re viril et magnanime, votre courage h¨¦ro?que, vous ¨ºtes appel¨¦e ¨¤ y jouer un r?le actif... --Croyez-vous? s'¨¦cria Fiamma, dont les yeux brillaient d'un feu sauvage. Ah! s'il y avait quelque chose ¨¤ faire pour la libert¨¦; si les seigneurs de nos campagnes, si les paysans de nos vallons, si le peuple de nos villes, pouvaient se r¨¦veiller! Si seulement ces g¨¦n¨¦reux bandits de nos Alpes, qui se retranch¨¨rent dans les gorges des torrents pour fermer le passage aux soldats ¨¦trangers, et qui moururent tous jusqu'au dernier, comme les hommes des Thermopyles, plut?t que de subir un joug infame; si ces bandes h¨¦ro?ques de contrebandiers et de patres, auxquels il n'a manqu¨¦ que des chefs ¨¤ la fois puissants et fid¨¨les, pouvaient se ranimer et sortir de leurs cendres ¨¦parses sous nos bruy¨¨res!... Mais quelles folies disons-nous! Parlons d'autre chose, cousin; cela me donne la fi¨¨vre. --Eh bien! ayons la fi¨¨vre, et parlons-en, ma Fiamma. Songe, noble soeur, qu'¨¤ force de parler de son mal on s'indigne contre sa faiblesse, on se l¨¨ve et on marche. Sache que chaque jour, dans notre Italie, un patriote, ¨¤ force de se plaindre comme nous, s'¨¦veille et se tient pr¨ºt ¨¤ nous suivre. Les paysans sont pr¨ºts, je te le dis, cousine. Les hommes des Alpes n'ont pas chang¨¦; leur courage n'a pas plus faibli sous la verge autrichienne que les cimes de nos glaciers n'ont fondu au soleil. Il ne leur manque que des chefs qui s'entendent. Sait-on o¨´ s'arr¨ºterait l'avalanche qu'une poign¨¦e d'hommes pourrait d¨¦tacher? Toi et moi, et cinq ou six de nos amis qui sont r¨¦solus ¨¤ me suivre et ¨¤ m'ob¨¦ir aveugl¨¦ment, c'en serait assez pour entra?ner la premi¨¨re masse. --O Ruggier! s'¨¦cria Fiamma en crispant la main qui tenait les r¨ºnes et en faisant cabrer son cheval, si vous disiez vrai, s'il y avait seulement une lueur d'espoir!... mais, h¨¦las! tout cela est un cauchemar. Il vous est permis de tenter de le r¨¦aliser; mais moi, mis¨¦rable! ce d¨¦testable accoutrement de femme, qui me comprime le coeur, me force ¨¤ rester l¨¤ immobile, ¨¤ faire de st¨¦riles voeux et ¨¤ me d¨¦chirer les entrailles de col¨¨re! --Tu seras parmi nous, Fiamma! s'¨¦cria le marquis, profitant de sa fantaisie et entra?n¨¦ par son amour ¨¤ la partager. Tu serais ¨¤ notre t¨ºte, la Jeanne d'Arc de l'Italie, belle et sainte comme elle, comme elle brave et inspir¨¦e! Crois-tu que cette h¨¦ro?ne ait eu plus de force et de coeur que toi? Crois-tu qu'elle ait aim¨¦ sa patrie avec plus d'ardeur? Vois! Dieu semble t'avoir form¨¦e expr¨¨s pour un r?le extraordinaire. D¨¨s le premier jour o¨´ je t'ai vue, j'ai pressenti ta grandeur future, j'ai vu sur ton visage le sceau d'une mission divine. Vois ta beaut¨¦, vois ton intelligence, vois ta sant¨¦ robuste qui s'accommode de tous les climats, de toutes les privations; vois ta hardiesse si contraire ¨¤ l'esprit de ton sexe; vois jusqu'¨¤ ta force musculaire, jusqu'¨¤ cette petite main qui est de fer pour dompter un cheval et qui porterait un mousquet aussi bien que Carpaccio?...? Fiamma tressaillit comme si une fl¨¨che l'e?t touch¨¦e. ?Qu'avez-vous donc? lui dit son cousin en voyant une vive rougeur couvrir aussit?t son visage; ch¨¨re enfant, si le brave bandit Carpaccio n'avait pas ¨¦t¨¦ pendu ¨¤ deux pas de mon domaine d'Asolo peu d'ann¨¦es apr¨¨s votre naissance, je croirais qu'une aventure de roman vous a rendu ce souvenir terrible. --Parlons d'autre chose, je vous prie, r¨¦pondit Fiamma; je me sens mal: vous flattez trop mon penchant ¨¤ l'exaltation. Toutes ces chim¨¨res sont bonnes ¨¤ forger sur le versant des Alpes, quand on n'a qu'un pas ¨¤ faire pour ¨ºtre hors de la port¨¦e de ce monde railleur et sceptique qui paralyse toutes les id¨¦es grandes en les traitant de folles. Ici, au milieu du cloaque, on est ridicule rien que de se promener sur un cheval pour prendre l'air. Rentrons, cousin; le froid me gagne.? Ruggier Asolo tourna son cheval dans la direction que lui imposait Fiamma du bout de sa cravache; mais il avait fait vibrer une corde dont il esp¨¦rait tirer tous les tons de sa m¨¦lop¨¦e. Ramenant sa cousine, malgr¨¦ elle, ¨¤ l'id¨¦e romanesque d'une guerre de partisans, il la ramenait au d¨¦sir de revoir l'Italie et de le suivre. Fiamma ¨¦tait tellement absorb¨¦e par la partie po¨¦tique de cette id¨¦e qu'elle ne songeait seulement pas aux cons¨¦quences positives que son cousin cherchait ¨¤ d¨¦duire comme moyens d'ex¨¦cution. La voyant enflamm¨¦e d'une ardeur guerri¨¨re, il commen?ait ¨¤ faire entendre clairement l'offre de son amour et de sa main, lorsqu'il s'aper?ut que Fiamma ne l'¨¦coutait plus. Elle avait pouss¨¦ son cheval jusqu'au bord du ravin, et de l¨¤ elle contemplait un objet ¨¦loign¨¦ dans la vall¨¦e de la Creuse. ?Dites-moi, mon bon Ruggier, dit-elle en l'interrompant, ce voyageur ¨¤ cheval, l¨¤-bas, sur le chemin de Gu¨¦ret, n'est-ce pas Simon F¨¦line? --Oui, c'est lui, r¨¦pondit Ruggier, autant que je puis reconna?tre cette taille vo?t¨¦e et ce chapeau ¨¤ la mode il y a trois ans. Votre ami Simon est vraiment taill¨¦, ch¨¨re cousine, pour faire un cur¨¦ de village. J'esp¨¨re que vous le ferez entrer au s¨¦minaire, et qu'il confessera dans quelques ann¨¦es vos jolis petits p¨¦ch¨¦s. --Dites-moi, cousin, reprit Fiamma sans entendre qu'il lui parlait, la t¨ºte de son cheval n'est-elle pas tourn¨¦e du c?t¨¦ de la ville, et n'a-t-il pas un porte-manteau derri¨¨re lui? --Exactement comme vous dites, ma cousine; vous avez une vue excellente pour discerner tout l'attirail presbyt¨¦rien de M. F¨¦line. Je crois que, pour vous plaire, nous serons oblig¨¦s de l'emmener avec nous. Il pourra servir d'aum?nier ¨¤ notre petite arm¨¦e. --Ne plaisantez pas sur Simon F¨¦line, cousin Ruggier, r¨¦pondit Fiamma d'un ton ferme et grave. C'est un homme qui vaudrait ¨¤ lui seul plus que nous tous ensemble; et s'il avait un r?le de pr¨ºtre ¨¤ jouer parmi nous, sachez qu'il aurait plus d'ame, plus de g¨¦nie et plus d'¨¦loquence que saint Bernard pour pr¨ºcher les nouvelles croisades contre la tyrannie et pour en montrer le chemin. Mais pourquoi s'en va-t-il, et sans nous avoir pr¨¦venus?? ajouta-t-elle avec beaucoup de pr¨¦occupation, et comme se parlant ¨¤ elle-m¨ºme. Elle tomba dans une r¨ºverie profonde, et son cheval, qu'elle faisait bondir comme un chevreuil quelques instants auparavant, ob¨¦issant ¨¤ l'impulsion de son bras calme et d¨¦tendu, se mit ¨¤ suivre au pas le sentier. Ruggier ¨¦tonn¨¦ la vit se pencher devant une roche que baignait l'eau du torrent. C'est l¨¤ qu'elle s'¨¦tait assise avec Simon, lorsqu'il avait lav¨¦ lui-m¨ºme le sang de son visage, alors que le torrent, dess¨¦ch¨¦ par l'¨¦t¨¦, n'¨¦tait qu'un paisible ruisseau. A la vive exaltation qu'elle venait d'¨¦prouver succ¨¦d¨¨rent des pens¨¦es d'un autre genre, et des larmes qu'elle ne put retenir mouill¨¨rent sa paupi¨¨re. Alors elle laissa tomber tout ¨¤ fait de ses mains la bride de Sauvage, et le docile animal, ob¨¦issant ¨¤ toutes ses impressions, s'arr¨ºta. ?Adieu, Italie, dit-elle d'une voix ¨¦touff¨¦e. C'en est fait! Tu viens de recevoir le dernier clan de mon coeur, la derni¨¨re ¨¦treinte de mon amoureuse ambition. Montagnes sublimes, patrie bien-aim¨¦e, terre po¨¦tique, nous ne nous reverrons plus; c'est ici que je suis encha?n¨¦e; ce rocher abritera mes os. --Ne vous d¨¦sesp¨¦rez pas ainsi, ma vie, mon bien! s'¨¦cria le marquis avec feu, vous me d¨¦chirez l'ame. Eh quoi! le courage vous manque-t-il au moment d'accomplir le voeu de toute votre vie? Ne suis-je pas ¨¤ vos pieds? Ne comprenez-vous pas que mon ame tout enti¨¨re... --C'est vous qui ne me comprenez pas, ami Ruggier, interrompit Fiamma; et puisque vous avez surpris le secret de mes pens¨¦es, puisque vous avez vu quelle puissance une ambition enthousiaste et folle exerce sur moi, je veux lever tout ¨¤ fait le voile qui me couvre ¨¤ vos yeux, et vous montrer le fond de mon coeur. J'ai dans le sang une ardeur martiale qui m'¨¦gare souvent et me jette dans un monde imaginaire o¨´ nulle affection humaine ne semble pouvoir me suivre. Vous devez croire que la guerre et les aventures sont les seules passions que je connaisse. Eh bien! sachez que ce n'est l¨¤ qu'une face de mon ¨ºtre. J'ai cru longtemps n'en avoir pas d'autre; mais j'ai reconnu depuis peu que c'¨¦tait une maladie de mon ame oisive, et qu'une passion plus vraie, plus douce, plus conforme ¨¤ la destin¨¦e que le ciel marque aux femmes, dominait et calmait dans mon coeur ces agitations f¨¦briles, ces d¨¦sirs presque f¨¦roces de vengeance politique. Cette passion, c'est l'amour. Vous ¨ºtes mon parent, soyez mon confident et mon ami. Nous allons nous quitter bient?t, sans doute. Vous allez revoir l'Italie o¨´ je ne retournerai plus. Peut ¨ºtre ne presserai-je plus jamais votre main loyale. Souvenez-vous, quand nous serons de nouveau s¨¦par¨¦s par les Alpes, que, ne pouvant rien vous offrir pour marque d'amiti¨¦ et vous laisser comme gage de souvenir, je vous ai donn¨¦ le secret de mon coeur et l'ai mis dans le v?tre. J'aime Simon F¨¦line.? Le marquis fut tellement boulevers¨¦ de cette na?ve confidence qu'il eut un v¨¦ritable mouvement de fureur et de d¨¦sespoir. Tournant un regard inexprimable vers le ciel, puis sur sa cousine, il eut envie de jurer, de pleurer et de rire en m¨ºme temps; mais comme chez les hommes de sa trempe l'affection et la vanit¨¦ ne se d¨¦tr?nent jamais compl¨¨tement l'une l'autre, le sentiment de l'orgueil bless¨¦ et la crainte d'¨ºtre ridicule emport¨¨rent son amour, comme le vent balaie la neige nouvellement tomb¨¦e. Un sang-froid sublime rendit ¨¤ ses mani¨¨res la politesse, la grace et le bon go?t avec lesquels doit s'exprimer le plus parfait d¨¦dain. ?Ce que vous me dites m'¨¦tonne peu, ch¨¨re cousine, r¨¦pondit-il. Dans l'isolement o¨´ vous vivez, il est naturel que le seul homme que vous connaissiez soit celui dont vous vous ¨¦namouriez...? Il allait d¨¦biter avec une admirable douceur une longue suite de riens charmants dont l'ironie e?t sembl¨¦ l'effet de la maladresse et de l'indiff¨¦rence; mais Fiamma, dont l'humeur ¨¦tait peu endurante, se sentit bless¨¦e de cette premi¨¨re remarque et l'interrompit en lui disant: ?Vous vous trompez d'une unit¨¦, mon cher cousin, en disant que Simon F¨¦line est le seul homme que j'aie pu choisir. Vous ¨ºtes deux ici, et vous avez certes d'assez grandes qualit¨¦s pour lutter avec lui dans mon estime, en outre, personne ne peut nier que vous ne soyez plus grand, plus beau, plus riche et mieux habill¨¦ que Simon le presbyt¨¦rien; il y avait donc bien des raisons pour que je me prisse pour vous d'une passion romanesque, de pr¨¦f¨¦rence ¨¤ ce pauvre paysan que j'ai vu tout ¨¤ l'heure passer l¨¤-bas sur la route, et dont le d¨¦part m'a fait plus de peine que la r¨¦alisation de tous mes chateaux en Espagne ne me ferait de plaisir. Eh bien! cependant, je vous jure que je n'ai pas plus song¨¦ ¨¤ m'enamourer de vous que vous de moi. Continuez vos observations, cousin, je vous ¨¦coute.? Le marquis, voyant qu'il n'aurait pas beau jeu avec Fiamma Faliero, prit le parti d'abjurer toute amertume et de parler s¨¦rieusement et de bonne amiti¨¦ avec elle. Il discuta avec beaucoup de calme et de bonne foi les chances d'un mariage entre elle et Simon. ?Je n'en vois aucune d'admissible, lui r¨¦pondit Fiamma, je n'ai jamais compt¨¦ l¨¤-dessus; je ne sais m¨ºme pas si je l'ai jamais souhait¨¦. Cette amiti¨¦ fraternelle, exclusive de tout autre amour et de toute autre union, satisfait le besoin de mon ame et n'¨¦branle pas l'aversion que j'ai pour le mariage.? Ils rentr¨¨rent fort bons amis. Le marquis t¨¦moigna beaucoup de reconnaissance de la marque de confiance qu'il venait de recevoir; mais, d¨¨s qu'il fut entr¨¦, il commanda ¨¤ son valet de chambre de recharger sa voiture et de demander des chevaux de poste. Il exprima au comte, dans des termes laconiques, sa douleur d'avoir ¨¦t¨¦ repouss¨¦, et son impatience ne se calma qu'en voyant les chevaux entrer dans la cour. Alors un reste d'amour fit passer un vif attendrissement dans son ame. L'air de regret sinc¨¨re avec lequel Fiamma, apr¨¨s avoir ¨¦cout¨¦ le mensonge accoutum¨¦ d'une lettre impr¨¦vue et d'une _affaire importante_, lui serra cordialement la main, amena sur ses l¨¨vres quelques paroles entrecoup¨¦es et dans ses yeux quelques larmes passionn¨¦es. Il sentit que cet ¨¦pisode laisserait un souvenir tendre dans sa vie. On peut croire cependant qu'il n'en mourut pas de douleur, et qu'il reparut trois jours apr¨¨s, en parfaite sant¨¦, au balcon de l'Op¨¦ra-Italien. XI. Le plus grand d¨¦sir du comte de Foug¨¨res, depuis qu'il avait sa fille aupr¨¨s de lui, c'¨¦tait de s'en d¨¦barrasser. Il semblait que la destin¨¦e capricieuse, jalouse d'op¨¦rer dans cette famille le contraste le plus complet, e?t impos¨¦ ¨¤ la fille la haine du mariage en raison inverse de l'impatience que le p¨¨re ¨¦prouvait de la voir ¨¦tablie. Outre les raisons myst¨¦rieuses que M. Parquet cherchait ¨¤ d¨¦duire de cette manie r¨¦ciproque, il en existait de bien palpables, et qui, prenant leur source dans le caract¨¨re de l'un et de l'autre, suffisaient presque pour l'expliquer. M. de Foug¨¨res ¨¦tait de la v¨¦ritable race des avares. Son intelligence n'¨¦tait d¨¦velopp¨¦e que sous la face de l'habilet¨¦ et de l'activit¨¦ en affaires, et la seule vanit¨¦ qu'il e?t c'¨¦tait celle d'¨ºtre riche. Il n'appliquait pas trop cette vanit¨¦ aux menus d¨¦tails de la vie, et l'¨¦conomie se faisait remarquer dans toutes ses habitudes. Son point d'honneur ¨¦tait d'avoir toujours ¨¤ sa disposition des sommes consid¨¦rables pour tenter des coups de fortune, et de savoir doubler ¨¤ point son enjeu dans les calculs de la finance. C'est ainsi qu'il n'avait pas h¨¦sit¨¦ ¨¤ abjurer son patriciat lorsque les chances de la destin¨¦e lui avaient fait entrevoir le succ¨¨s dans le n¨¦goce; c'est ainsi qu'il venait d'abjurer le n¨¦goce pour reprendre le patriciat en voyant la fortune sourire de nouveau ¨¤ cette classe disgraci¨¦e. Il avait compt¨¦ qu'un titre et un chateau le mettraient ¨¤ m¨ºme de briguer toutes les faveurs de la nouvelle cour de France. Ensuite il calcula qu'une belle fille ¨¦tant un fonds de commerce, c'¨¦tait bien longtemps le laisser dormir, et qu'un gendre influent par sa naissance pourrait l'aider dans son ambition. C'¨¦tait dans ces id¨¦es qu'il s'¨¦tait souvenu de sa fille, ¨¤ peu pr¨¨s oubli¨¦e en Italie, et que, rendant graces au caprice qui lui avait fait aimer le c¨¦libat jusqu'¨¤ l'age de vingt-deux ans, il l'avait rappel¨¦e aupr¨¨s de lui et l'avait produite ¨¤ Paris dans les salons du faubourg Saint-Germain. Mais quand il vit que ce caprice ¨¦tait insurmontable, il ¨¦prouva beaucoup de regret d'avoir sur les bras une personne qu'il connaissait ¨¤ peine, et dont le caract¨¨re inflexible et les id¨¦es absolues lui ¨¦taient un continuel sujet de malaise et de contrari¨¦t¨¦. Les opinions r¨¦publicaines de cette enfant enthousiaste avaient achev¨¦ de le d¨¦sesp¨¦rer; il craignait ¨¤ chaque instant qu'elle ne le comprom?t; il rougissait d'elle, et, ne la comprenant nullement, il la regardait sinc¨¨rement comme une folle du genre s¨¦rieux et spleen¨¦tique. Alors il n'avait plus d¨¦sir¨¦ que de s'en d¨¦faire ¨¤ tout prix, pourvu toutefois que son gendre futur e?t assez de fortune ou assez d'amour pour ne pas lui demander une dot consid¨¦rable, et pourvu surtout que sa naissance f?t assez ¨¦lev¨¦e pour ne porter aucune atteinte au blason de Foug¨¨res. Le comte faisait en r¨¦alit¨¦ tr¨¨s-peu de cas de la noblesse; il ne comprenait nullement le parti po¨¦tique et chevaleresque que la vanit¨¦ peut en tirer. Mais comme ¨¤ cette ¨¦poque c'¨¦tait le premier point pour parvenir, comme d'ailleurs le comte n'avait pas d'autre titre ¨¤ la faveur royale que sa naissance et sa qualit¨¦ d'¨¦migr¨¦, il e?t mieux aim¨¦ garder sa fille toute sa vie aupr¨¨s de lui que de la donner ¨¤ un roturier. Malheureusement cette fille ¨¦tait majeure, et, avec les singularit¨¦s de son humour et l'audace tranquille de ses r¨¦solutions, il ¨¦tait ¨¤ craindre qu'elle ne f?t un choix ¨¦trange. Son p¨¨re avait fr¨¦mi de la voir li¨¦e si ¨¦troitement ¨¤ la famille F¨¦line. Il avait eu avec elle ¨¤ ce sujet une seule explication, ¨¤ la suite de laquelle il s'¨¦tait r¨¦sign¨¦, comme par miracle, ¨¤ la laisser ma?tresse de ses actions, et m¨ºme ¨¤ faire un accueil obligeant ¨¤ ses nouveaux amis. Mais, depuis, cette intimit¨¦ lui avait donn¨¦ de nouvelles inqui¨¦tudes, et le bon accueil que Fiamma avait fait ¨¤ son cousin l'avait soulag¨¦ ¨¤ temps d'une grande anxi¨¦t¨¦. Soit que le marquis d'Asolo, abjurant ses opinions, se fixat en France et se rattachat aux principes de la cour, soit qu'il retournat faire de la r¨¦publique en Italie et reconqu¨¦rir les privil¨¨ges de la seigneurie v¨¦nitienne, c'¨¦tait un beau parti pour l'ambition, et de plus un prompt moyen de se d¨¦livrer de celle qu'en public le comte appelait sa fille ch¨¦rie, affectant de la consulter sur tout et de rechercher sans cesse son approbation, quoique en r¨¦alit¨¦ tous les sacrifices de sa tendresse paternelle se fussent born¨¦s ¨¤ contracter l'innocente habitude de finir toutes ses dissertations par ces trois mots: _Non ¨¨ vero, Fiamma?_ Lorsqu'il vit le marquis d'Asolo si brusquement ¨¦conduit, il entra dans un de ces acc¨¨s de violence dont les gens du dehors ne l'eussent jamais cru capable, mais devant lesquels sa maison avait souvent l'occasion de trembler. Il appela sa fille au moment o¨´ le cousin s'¨¦loignait de Foug¨¨res dans sa chaise de poste, tandis que Fiamma prenait naturellement le chemin de la maison F¨¦line; alors, la priant de remonter dans sa chambre, il l'y suivit, et en ferma les fen¨ºtres et les portes pour que l'explosion de sa col¨¨re ne se f?t pas entendre au loin. Fiamma avait pr¨¦vu cette ¨¦ruption volcanique. Elle la contempla avec une insensibilit¨¦ apparente, quoique une fureur profonde embrasat les secrets replis de son ame orgueilleuse. Quand le comte eut frapp¨¦ sur la table (sans pourtant s'oublier lui-m¨ºme jusqu'¨¤ la briser); quand il eut lanc¨¦ autour de lui les ¨¦clairs de ses petits yeux brid¨¦s, et qu'il lui eut intim¨¦, dans les termes les plus blessants qu'il p?t trouver, l'ordre d'entrer dans un couvent ou de cesser toute relation avec la famille F¨¦line, elle le pria avec un sang-froid cruel de mod¨¦rer son emportement, dans la crainte, lui dit-elle, d'un de ces acc¨¨s de toux nerveuse auxquels il ¨¦tait sujet; puis, s'asseyant de mani¨¨re ¨¤ ne pas friper sa robe et ¨¤ conserver dans leur libert¨¦ tous les mouvements de son corps, elle lui r¨¦pondit ainsi dans le plus pur toscan, avec cette gesticulation noble et avec cet accent sonore et un peu ampoul¨¦ des V¨¦nitiens lorsqu'ils quittent leur dialecte rapide et serr¨¦: ?Il me semble que l'objet de cette d¨¦cision a d¨¦j¨¤ ¨¦t¨¦ discut¨¦ entre nous au printemps dernier, et que nous avons pris des conclusions ¨¤ cet ¨¦gard. Votre Seigneurie les aurait-elle oubli¨¦es, ou bien me serais-je ¨¦cart¨¦e des conventions que notre mutuelle parole d'honneur avait rendues sacr¨¦es? --Oui, certes, mademoiselle! vous avez viol¨¦ ces conventions et vos promesses. J'ai ¨¦t¨¦ bien sot, pour ma part, de me fier aux singeries majestueuses d'une petite com¨¦dienne qui passe sa vie ¨¤ essayer de m'en imposer par ses poses tragiques et ses r¨¦ponses solennelles! Vous avez beaucoup trop suivi le th¨¦atre de la Fenice, signora, et je dois m'estimer heureux que vous n'ayez pas pris la fantaisie de monter sur les planches. --Vous devriez savoir, monsieur, qu'il n'y a aucune fantaisie folle et d¨¦sesp¨¦r¨¦e dont il soit prudent de d¨¦fier une fille dans ma position. Cependant vous avez raison d'¨ºtre s?r que vous me d¨¦fieriez en vain de faire une chose qui ne f?t pas conforme ¨¤ mon orgueil et ¨¤ ma r¨¦serve habituelle. --En v¨¦rit¨¦, c'est bien de la bont¨¦ de votre part! reprit le comte avec aigreur. Et en quoi, s'il vous pla?t, votre position est-elle si malheureuse? --Je ne me suis pas servie de cette expression, monsieur, r¨¦pondit Fiamma. Je ne me suis jamais permis de qualifier en aucune fa?on la position que vous m'avez faite... --Laissez cette ironie, r¨¦pondit brusquement le comte; je sais de reste ce que valent vos simulacres de respect et de politesse. Allons, r¨¦pondez franchement: d'o¨´ vient votre inconcevable ardeur ¨¤ me d¨¦sesp¨¦rer, et votre obstination surhumaine ¨¤ prendre toujours le parti diam¨¦tralement contraire ¨¤ celui qui pourrait satisfaire la raison et ma sollicitude pour un enfant ingrat?? Les tentatives de d¨¦clamation sentimentale ¨¦taient ordinairement le second point des remontrances du comte. C'¨¦tait le moment o¨´ Fiamma voyait clairement faiblir son adversaire sous le sentiment d'une honte int¨¦rieure. Un sourire d'une am¨¨re ¨¦loquence effleura ses l¨¨vres pales. Puis, apr¨¨s un instant de silence, que le comte oppress¨¦ n'eut pas la force de rompre, elle lui dit avec une douceur d'intonation qui cherchait ¨¤ pallier la rudesse de son raisonnement: ?Pourquoi, mon p¨¨re, chercher vainement ¨¤ raviver en vous-m¨ºme un sentiment qui n'a jamais habit¨¦ vos entrailles? Je ne me suis jamais plainte, et mon intention n'est pas de rompre l'¨¦ternel silence que le devoir m'impose. Si je comprends bien le sujet de votre col¨¨re, vous me faites un crime de n'avoir point ¨¦cout¨¦ les propositions du marquis d'Asolo, et vous craignez que je ne songe ¨¤ contracter une union disproportionn¨¦e selon vous avec Simon F¨¦line. J'ai l'honneur de vous rappeler que vous avez re?u de moi une parole sacr¨¦e de n¨¦gation ¨¤ cet ¨¦gard. Mon intention, aujourd'hui comme alors, est de ne point me marier; et quoique vous ne connaissiez point mon caract¨¨re, vous avez pu examiner assez ma conduite pour savoir que je ne suis point capable de me livrer ¨¤ un sentiment contraire ¨¤ mes devoirs et ¨¤ ma fiert¨¦. Vou¨¦e au c¨¦libat par mes go?ts et par mes convictions, j'ai l'honneur de vous renouveler l'engagement formel que j'ai pris de ne jamais disposer de moi sans votre approbation, tant que vous continuerez ¨¤ me traiter avec la justice et la mod¨¦ration que j'implore et que je r¨¦clame de votre sagesse et de votre prudence. --Oui, sans doute! r¨¦pliqua le comte en faisant des efforts pour redevenir plus calme, tandis qu'un profond d¨¦pit succ¨¦dait ¨¤ sa violence irr¨¦fl¨¦chie. Vous voudrez bien ne pas vous aller joindre ¨¤ quelque troupe de boh¨¦miens dans vos Alpes, ou ne pas vous marier ¨¤ un paysan de ce village, tant que je consentirai ¨¤ vous laisser vivre de la fa?on la plus ¨¦trange et la plus ind¨¦cente qu'une jeune personne puisse r¨ºver; tant que je vous verrai tranquillement courir les bois achevai avec je ne sais qui; tant que je fermerai les yeux sur je ne sais quelle intrigue sentimentale dont moi seul peut-¨ºtre ici suis la dupe...? Le feu de la col¨¨re monta au visage de mademoiselle de Foug¨¨res. Elle se leva, et regarda son p¨¨re en face avec une telle expression de reproche et une telle fiert¨¦ d'innocence, qu'il fut oblig¨¦ un instant de baisser les yeux. Jamais elle n'avait mieux m¨¦rit¨¦ le nom symbolique que sa m¨¨re lui avait choisi. ?Monsieur, dit-elle en prenant sa voix de contralto trois notes plus bas qu'¨¤ l'ordinaire, il y a vingt-deux ans que je suis au monde, d¨¦sh¨¦rit¨¦e de votre tendresse et m¨ºme de votre attention. J'ai accept¨¦ cette indiff¨¦rence sans surprise et sans d¨¦pit, comme une chose juste et naturelle...? Le comte se leva ¨¤ son tour en fr¨¦missant, et ses petits yeux sortirent de sa t¨ºte. --Que voulez-vous dire, Fiamma? s'¨¦cria-t-il avec un accent de fureur et d'angoisse. --Rien qui doive vous irriter ¨¤ ce point, r¨¦pondit Fiamma tranquillement. Je veux dire (et j'ai le droit de le dire) que vos int¨¦r¨ºts commerciaux et l'importance de vos affaires ne vous ont jamais permis de vous occuper de moi, et que j'ai compris combien mon ¨¦ducation et mes go?ts me rendaient ¨¦trang¨¨re aux sujets de votre sollicitude. --Est-ce l¨¤ tout ce que vous vouliez dire? reprit le comte toujours debout et tremblant. --Quelle autre chose pourrais-je avoir ¨¤ vous dire? r¨¦pondit Fiamma avec une froideur dont l'autorit¨¦ le for?a de se rasseoir. --Continuez votre discours ¨¤ grand effet, dit-il en levant les ¨¦paules et en se tournant de c?t¨¦ sur son fauteuil avec impatience; puisqu'il faut que j'avale votre r¨¦citatif, allez, que j'arrive au moins au finale le plus t?t possible. --Je dis, monsieur, reprit Fiamma, insensible en apparence ¨¤ une raillerie qui lui d¨¦chirait les entrailles, car rien n'est plus amer ¨¤ une personne grave et de bonne foi que le reproche de charlatanisme; je dis, monsieur, qu'il y a vingt-deux ans que j'existe, et que vous ne vous occupez pas de moi. Il y en a six aujourd'hui (je vous prie de remarquer cet anniversaire) que je vis absolument seule, priv¨¦e d'une m¨¨re adorable, sans conseil, sans appui, enti¨¨rement livr¨¦e ¨¤ moi-m¨ºme. Quoique vivant loin de moi depuis le jour de ma naissance, quoique s¨¦par¨¦ de moi parles Alpes durant cinq de ces derni¨¨res ann¨¦es, vous avez pu prendre sur moi assez d'informations pour savoir que jamais le soup?on d'une faute n'a effleur¨¦ ma vie, que jamais l'ombre d'un homme n'a pass¨¦ sur le mur du parc o¨´ vous m'avez laiss¨¦e ¨¤ la garde d'une servante infirme et d¨¦bonnaire; et depuis que je suis sous vos yeux, si vous avez daign¨¦ les jeter sur mes d¨¦marches, vous avez pu savoir que je n'ai eu que deux t¨ºte-¨¤-t¨ºte en ma vie avec un homme: le premier fut amen¨¦ avec M. F¨¦line par l'effet d'un hasard que je vous ai racont¨¦; le second, avec le marquis d'Asolo, fut amen¨¦ par l'effet de votre d¨¦sir et de votre volont¨¦. --Est-il vrai que cela soit ainsi? dit le comte, embarrass¨¦ de son r?le et craignant d'avoir ¨¤ demander pardon. --Vous m'avez fait l'honneur jusqu'ici, r¨¦pondit Fiamma, de croire ¨¤ ma parole et de ne pas la r¨¦cuser. --Et c'est peut-¨ºtre une folie que j'ai faite, r¨¦pliqua-t-il avec une am¨¦nit¨¦ m¨ºl¨¦e d'humeur. Vous ¨ºtes toujours l¨¤ pr¨ºte ¨¤ vous emporter comme un cheval ombrageux ou ¨¤ vous d¨¦fendre comme un lion bless¨¦! Que sais-je, apr¨¨s tout, moi, de votre vie pass¨¦e? Je n'y ¨¦tais pas... --Puisque vous n'y ¨¦tiez pas, monsieur, reprit Fiamma avec force, vous supposiez sans doute que vous n'aviez rien ¨¤ craindre pour moi des dangers de la jeunesse et de l'isolement, ou bien... --Sans doute! sans doute! certainement! interrompit le comte, honteux, terrass¨¦ et press¨¦ d'¨¦chapper ¨¤ cette logique rigoureuse. Eh bien! voyons; ¨¤ quoi nous arr¨ºtons-nous? Vous n'aimez pas votre cousin, et vous ne voulez pas vous marier? Vous ne voulez pas non plus de M. F¨¦line, mais vous voulez le voir, me contraindre ¨¤ le recevoir ici pour emp¨ºcher qu'on en jase, et passer votre vie chez la vieille femme ¨¤ dire des oremus et ¨¤ faire de la politique de village. Tout cela me serait fort ¨¦gal s'il ¨¦tait possible qu'on conn?t l'inflexibilit¨¦ de vos principes et la r¨¦gularit¨¦ de vos moeurs; mais vous n'avez pas daign¨¦ vous laisser conna?tre, et l'on fait d¨¦j¨¤ sur vous, dans le pays, des commentaires de toute sorte. Il faut donc que ces relations inconvenantes et cette intimit¨¦ d¨¦plac¨¦e cessent absolument, ou bien je vous exhorterai ¨¤ suivre la premi¨¨re intention que vous e?tes en arrivant en France, qui ¨¦tait de vous retirer dans un couvent, et ¨¤ laquelle je m'opposai, esp¨¦rant que vous prendriez le parti de vous ¨¦tablir plus avantageusement. --Vous avez trop de bont¨¦ pour moi maintenant, monsieur, r¨¦pondit Fiamma; mais je vous ferai observer qu'aucune loi ne condamne plus les filles ¨¤ entrer au couvent malgr¨¦ elles, et que, d'ailleurs, je suis majeure, par cons¨¦quent libre de fixer mon domicile o¨´ il me plaira. Le sentiment des convenances et la crainte du scandale m'ont engag¨¦e jusqu'ici ¨¤ vous imposer le d¨¦plaisir de ma pr¨¦sence; mais si votre d¨¦sir est de m'¨¦loigner des lieux que vous habitez, je vous prierai de me laisser choisir ma retrait¨¦ et vivre avec les 1500 livres de rente que ma m¨¨re m'a l¨¦gu¨¦es et qui ont suffi jusqu'ici, m¨ºme dans l'int¨¦rieur de votre riche maison, ¨¤ toutes mes d¨¦penses. Votre seigneurie le sait!...? Elle appuya sur ces derniers mots avec affectation. ?En v¨¦rit¨¦, Fiamma, vous me rendrez fou, s'¨¦cria le comte en mettant ses deux mains sur ses tempes. Vous joignez ¨¤ votre amertume de caract¨¨re des singularit¨¦s inou?es. Vous vous obstinez ¨¤ vivre mis¨¦rablement au sein du luxe, pour faire croire apparemment que je suis avare envers vous. --J'esp¨¨re, monsieur, r¨¦pondit-elle, que vous ne me supposez pas de si laches pens¨¦es, et que vous voudrez bien attribuer ¨¤ mes go?ts seulement la modestie de mes habitudes. --Enfin, vous dites, reprit le comte impatient¨¦, que vous voulez vivre ici ¨¤ votre guise, en d¨¦pit du d¨¦shonneur qui peut rejaillir sur moi, ou me couvrir d'une autre sorte de d¨¦shonneur en allant vivre seule et loin de moi? Il faut que je passe pour un lache Cassandre ou pour un tyran domestique: charmante alternative, en v¨¦rit¨¦! --Non, monsieur, r¨¦pondit Fiamma, je ne veux point vous mettre dans cette alternative. S'il est vrai que mes relations avec la famille F¨¦line soient un objet de scandale, vous avez le droit de m'en avertir, et je suis pr¨ºte ¨¤ les faire cesser s'il est n¨¦cessaire. Mais le hasard s'est charg¨¦ ¨¤ point de rem¨¦dier au mal. M. F¨¦line est parti ce matin du village, pour se fixer ¨¤ Gu¨¦ret, o¨´ il va exercer sa profession, et o¨´ vous savez que je ne vais jamais. Nos entrevues ici deviendront donc assez rares et assez courtes pour n'attirer l'attention de personne. --¨¤ la bonne heure, dit le comte de Foug¨¨res, heureux d'en ¨ºtre quitte ¨¤ si bon march¨¦. Maintenant, restons tranquilles, Fiamma, et n'ayons plus de querelles; car cela me fait un mal affreux, et voil¨¤ que je commence ¨¤ tousser. --Il me semble, monsieur, que ce n'est pas moi qui les provoque, r¨¦pliqua-t-elle.? Le comte affecta d'¨ºtre suffoqu¨¦ par son asthme, afin de terminer une discussion o¨´, comme de coutume, il avait ¨¦t¨¦ forc¨¦ de battre en retraite. Il sortit en se maudissant de n'avoir pas su r¨¦sister ¨¤ un mouvement de col¨¨re, et en se promettant bien de ne plus s'occuper de longtemps de la conduite et de l'avenir de sa fille. XII. Fiamma, non moins impatiente que le comte de voir arriver la fin d'une discussion o¨´ elle avait parl¨¦ cependant avec lenteur et gravit¨¦, courut chez la m¨¨re F¨¦line. Elle la trouva triste et malade; elle lui dit qu'elle avait aper?u de loin Simon sur la route de Gu¨¦ret, et demanda s'il reviendrait le soir, quoique, ¨¤ voir son attirail, elle e?t bien observ¨¦ qu'il allait faire une longue absence. Le ton dont madame F¨¦line lui r¨¦pondit qu'il ne reviendrait pas m¨ºme le lendemain lui fit comprendre qu'elle ne s'¨¦tait pas tromp¨¦e dans ses conjectures. Fiamma depuis plusieurs jours avait compris la douleur de Simon et n'avait cherch¨¦ qu'une occasion pour la faire cesser. Cette impatience d'avoir une explication avec le marquis avait ¨¦t¨¦ remarqu¨¦e et interpr¨¦t¨¦e en sens contraire par l'infortun¨¦ Simon. Il ¨¦tait parti une heure trop t?t. Le coeur de Fiamma se brisait en songeant aux tortures qu'il avait d? ¨¦prouver et qu'il ¨¦prouvait sans doute encore; mais, d'un autre c?t¨¦, ce d¨¦part ¨¦tant devenu une chose n¨¦cessaire, elle devait maintenir son jeune ami dans sa r¨¦solution courageuse. Il lui restait ¨¤ chercher un moyen de lui donner des consolations sans affaiblir ce courage: elle y songea un instant; c'¨¦tait une position d¨¦licate que la sienne vis-¨¤-vis de Jeanne. Il ¨¦tait facile de voir dans les traits et dans les mani¨¨res de la vieille femme qu'elle avait devin¨¦ r¨¦cemment le secret de son fils et qu'elle croyait ses douleurs sans rem¨¨de. ?C'est le jour des d¨¦parts, lui dit tout d'un coup Fiamma, sans para?tre comprendre l'importance de celui de Simon. Mon cousin vient de partir tout ¨¤ l'heure! --De partir! sainte Vierge! s'¨¦cria la vieille femme avec la vivacit¨¦ de l'amour maternel; votre cousin est parti, ch¨¨re demoiselle? Ch¨¨re enfant! et comment donc si vite? --C'est un petit secret que je ne veux confier qu'¨¤ vous, ma ch¨¨re vieille m¨¨re, r¨¦pondit Fiamma;? et, approchant son escabeau de la chaise de Jeanne, elle lui parla ainsi en baissant la voix d'un petit air myst¨¦rieux: ?Vous saurez que le cher cousin s'¨¦tait mis en t¨ºte de m'¨¦pouser. --Je le savais bien, interrompit Jeanne, nous en parlions avec Simon tous les soirs... --Vous en parliez? qu'en disait-il? --Il me demandait s'il ne me semblait pas que ce jeune homme f?t amoureux de vous, et s'il ¨¦tait possible que, la chose ¨¦tant, vous ne vous en aper?ussiez pas... Je vous demande pardon de nos r¨¦flexions, ma petite, cela ne nous regardait pas; mais, moi, je vous aime tant que je ne puis me lasser de parler de vous et d'y penser. --Eh bien! m¨¨re F¨¦line, vous ne vous trompiez pas si vous supposiez que je m'en ¨¦tais aper?ue. Il y avait huit jours que je savais le beau secret de mon cousin et que je m'attendais ¨¤ une d¨¦claration, lorsque j'ai trouv¨¦ l'occasion de pr¨¦venir ses frais d'¨¦loquence et de lui d¨¦clarer, moi, que je ne voulais me soumettre ni ¨¤ l'amour ni au mariage. --Il para?t que vous avez parl¨¦ clairement et prononc¨¦ sans appel, puisqu'il est parti tout de suite? --Une heure apr¨¨s! Voyez comme l'amour est chose facile ¨¤ gu¨¦rir! ¨¤ l'heure qu'il est, je suis s?re qu'il est ¨¤ l'auberge de Gu¨¦ret et qu'il se regarde dans un beau miroir de poche pour s'assurer que l'air de nos montagnes n'a pas alt¨¦r¨¦ la fra?cheur de ses l¨¨vres et la rondeur de ses joues. Mais pourquoi secouez-vous la t¨ºte, m¨¨re? On dirait que, dans votre jugement, l'amour est une chose plus s¨¦rieuse que cela? --Quant ¨¤ moi, je n'ai pas connu ses douleurs dans ma jeunesse, r¨¦pondit Jeanne. J'aimai Pierre F¨¦line, mon cousin, et je l'¨¦pousai. Nous ¨¦tions pauvres tous deux; j'¨¦tais une paysanne comme lui; il n'y eut ni obstacles ni retards. Quand il est mort, j'¨¦tais vieille d¨¦j¨¤; alors j'¨¦tais habitu¨¦e au malheur, j'avais enterr¨¦ successivement onze enfants, et, sans mon Simon, je n'avais plus qu'¨¤ mourir. La douleur est le fait de la vieillesse; je ne me r¨¦voltai pas d'¨ºtre ¨¦prouv¨¦e apr¨¨s avoir ¨¦t¨¦ heureuse. Cependant, si j'¨¦tais appel¨¦e aujourd'hui ¨¤ voir p¨¦rir mon Simon, mon dernier bonheur, ma seule consolation!... Ah! Dieu me pr¨¦serve seulement d'y songer! --Et pourquoi auriez-vous cette affreuse pens¨¦e? Simon est d'une bonne sant¨¦. --H¨¦las! pas trop! --Mais il a la force d'ame qui commande au corps de vivre. --Il n'a bien que trop de force d'ame comme cela! elle le ronge! Mais parlons de vous, Fiamma. --Non, parlons de lui, m¨¨re Jeanne. Moi, je suis forte, bien portante, tranquille, d¨¦livr¨¦e de mon cousin; occupons-nous de Simon. Il est parti triste, j'ai vu cela ces jours-ci. Je ne vous demande pas ce qu'il avait; je m'en doute. --Vous vous en doutez? s'¨¦cria Jeanne en relevant sa t¨ºte inclin¨¦e par l'age, et en fixant ses yeux encore vifs et beaux sur Fiamma. --Sans doute, r¨¦pondit la jeune hypocrite; je sais combien sa profession lui est antipathique, et je sais pourtant qu'il n'y a plus ¨¤ reculer. Il m'a confi¨¦ ses d¨¦go?ts, ses ennuis, ses craintes pour l'avenir. --En effet, c'est l¨¤ ce qui le tourmente, r¨¦pondit Jeanne, et je suis fach¨¦e qu'il ne vous ait pas parl¨¦ avant de partir; mais il avait tant de chagrin de nous quitter qu'il a craint de manquer de force s'il nous faisait ses adieux. --Je comprends tout cela, reprit Fiamma; cependant je trouve qu'il est parti un peu brusquement; je lui aurais donn¨¦ du courage s'il m'e?t consult¨¦e. --Oui, certes, dit Jeanne, s'il vous e?t vue aujourd'hui, il serait parti moins malheureux. --Il faudra qu'il revienne causer avec nous, dit Fiamma; mais pas avant quelques jours, afin de ne pas perdre le fruit de ce grand effort. En attendant ne pourriez-vous lui ¨¦crire, m¨¨re F¨¦line? --H¨¦las! je ne lui ¨¦cris jamais, et pour cause. --Oh bien! sainte femme, vous ne savez pas ¨¦crire; je pose les deux genoux devant vous, illettr¨¦e sublime! --Qu'est-ce que vous dites-la, mon enfant? vous vous moquez de moi! --Je baise le bas de ta robe, sainte Genevi¨¨ve-des-Pr¨¦s, paysanne sur la terre, reine dans les cieux! Mais voyons, je vais ¨¦crire ¨¤ Simon sous votre dict¨¦e... --Eh bien oui! mais non; j'ai bien des petits secrets ¨¤ lui dire, dans lesquels vous ¨ºtes de trop, mignonne. --En v¨¦rit¨¦! eh bien! je vais lui ¨¦crire de ma part, et vous lui porterez ma lettre. --Bont¨¦ divine! que lui ¨¦crirez-vous donc? --Rien d'important ni d'efficace pour le consoler, malheureusement. L'avenir seul peut apporter le rem¨¨de ¨¤ ses maux; mais je lui parlerai de mon amiti¨¦, de celle de son parrain, de celle de Bonne... Je lui dirai qu'il se doit ¨¤ nous tous, ¨¤ vous surtout, sa m¨¨re ch¨¦rie... qu'il faut esp¨¦rer, prendre courage, soigner sa sant¨¦, surmonter ses peines, vivre enfin, et nous aimer comme nous l'aimons. --¨¦crivez donc tout cela, cher ange, et je le porterai moi-m¨ºme; car j'ai quelque chose en outre ¨¤ lui dire. --Quoi donc? dit malicieusement Fiamma. --Rien qui vous concerne, dit la vieille femme. --Oh! je le crois!? reprit l'enfant avec un sourire. Elle se pla?a dans un coin pour ¨¦crire, et la vieille se pr¨¦para au d¨¦part; elle mit son jupon ray¨¦, sa cape de molleton blanc et ses mitons de laine tricot¨¦e. ?Mais, comment irai-je? s'¨¦cria-t-elle tout d'un coup; il a emprunt¨¦ le cheval de M. Parquet pour s'en aller, et la mule de mademoiselle Bonne est en campagne. --Je vous pr¨ºterai Sauvage. --Oh! oh! non pas, je ne suis pas lasse de vivre tant que j'aurai mon Simon! --Comment donc faire? dit Fiamma; chercher un cheval dans le village? Cela va nous retarder. Il est d¨¦j¨¤ quatre heures. Et si nous n'en trouvons pas, il faudra que Simon passe cette soir¨¦e dans la tristesse! --Et cette nuit, dit Jeanne, oh! c'est cette nuit que je redoute pour lui; la derni¨¨re a ¨¦t¨¦ si terrible! --Pauvre Simon! dit Fiamma. Allons, m¨¨re F¨¦line, il n'y a qu'un moyen. Vous monterez sur Sauvage; il est doux comme un mouton quand je suis avec lui. Je le tiendrai par la bride, et je vous conduirai ¨¤ pied jusqu'¨¤ la ville. --Il y a trois lieues! Je ne le souffrirai jamais. Prenez-moi en croupe. --Sauvage n'est pas habitu¨¦ ¨¤ cela; il pourrait nous jeter toutes deux par terre; d'ailleurs il est si petit que nous serions fort mal ¨¤ l'aise sur son dos. Allons, je cours le chercher; ¨ºtes-vous pr¨ºte? --Je ne me laisserai jamais conduire par vous. --Il le faut pourtant bien; ce sera charmant, nous aurons l'air de la Fuite en ¨¦gypte. --Mais que va-t-on dire? Il ne faut pas nous montrer ainsi dans le village. --Traversez-le ¨¤ pied, et attendez-moi au grand buis, ¨¤ l'entr¨¦e de la montagne; nous irons par la Coursi¨¨re, nous ne rencontrerons personne. Allons, partez; j'y serai aussit?t que vous.? Un quart d'heure apr¨¨s, ces deux femmes cheminaient sur le sentier sinueux de la montagne, Jeanne assise sur le petit cheval et envelopp¨¦e dans sa cape. Fiamma marchait devant elle, un petit manteau espagnol jet¨¦ sur l'¨¦paule, la bride pass¨¦e au bras, et de temps en temps parlant ¨¤ Sauvage pour le calmer; car il ¨¦tait fort ennuy¨¦ d'aller ainsi au pas, et de n'¨ºtre pas sollicit¨¦ ¨¤ caracoler de temps en temps. Cependant, le sentier devenant de plus en plus difficile et escarp¨¦, la nuit commen?ant ¨¤ tomber, l'instinct de la prudence le rendit calme et attentif ¨¤ tous ses pas. Quoique Fiamma marchat comme un Basque, franchissant les roches et se d¨¦barrassant des broussailles avec plus de l¨¦g¨¨ret¨¦ que Sauvage lui-m¨ºme, il ¨¦tait sept heures du soir lorsqu'elle aper?ut les lumi¨¨res de la ville. Elle engagea sa vieille amie ¨¤ mettre pied ¨¤ terre pour descendre le versant rapide de la derni¨¨re colline; et tandis que Sauvage les suivait de lui-m¨ºme comme un chien, elle soutint Jeanne de son bras robuste, et la conduisit jusqu'aux premi¨¨res maisons. L¨¤, elle lui remit sa lettre pour Simon, et, apr¨¨s l'avoir embrass¨¦e, elle remonta sur son cheval. ?Bon Dieu! dit Jeanne, si je ne craignais pas les mauvaises langues, je vous emm¨¨nerais avec moi coucher ¨¤ la ville. Voil¨¤ le vent qui se l¨¨ve; il fait noir comme dans l'enfer, et si la neige venait ¨¤ tomber! H¨¦las! je suis effray¨¦e de vous voir partir ainsi, seule, ¨¤ cette heure, par ce froid mortel. --Allons, bonne m¨¨re, ne craignez rien; donnez-moi votre b¨¦n¨¦diction, elle me pr¨¦servera de tout danger. Je vous salue, je vous aime, et, comme une v¨¦ritable h¨¦ro?ne de roman, je m'¨¦lance ¨¤ cheval dans la nuit orageuse.? Jeanne, transie de froid, resta pourtant immobile ¨¤ l'entr¨¦e de la rue jusqu'¨¤ ce qu'elle e?t cess¨¦ d'entendre le galop de Sauvage sur la terre durcie par la gel¨¦e. ?O neige! ne tombe pas, murmura la vieille femme en se signant; lune blanche, l¨¨ve-toi vite; et vous, sainte Vierge, veillez sur elle!? Lorsqu'elle arriva au domicile de ma?tre Parquet, elle fut enchant¨¦e d'apprendre de la servante que l'avou¨¦ ¨¦tait au caf¨¦, et que Simon ¨¦tait seul dans l'¨¦tude. Elle entra, et le vit appuy¨¦ contre le po¨ºle, la t¨ºte dans ses mains. Le bruit des petits sabots plats de sa m¨¨re le fit tressaillir. Avant qu'elle e?t parl¨¦, il avait reconnu son pas encore ¨¦gal et ferme. Il s'¨¦lan?a dans ses bras, et pour la premi¨¨re fois de sa vie il s'abandonna au besoin de se laisser consoler par la tendresse maternelle. Un torrent de larmes coula de ses yeux sur le sein de la vieille Jeanne. ?Vous avez fui votre m¨¨re, et votre m¨¨re court apr¨¨s vous, lui dit-elle avec l'accent grondeur de la tendresse. Autrefois vous n'eussiez pas agi ainsi, votre m¨¨re ¨¦tait votre seul amour; ¨¤ pr¨¦sent j'ai une rivale, un ange que j'aime aussi, mais que j'aime moins que vous. Pourquoi l'aimez-vous plus que moi? --Oh! ma bonne vieille, ma sainte m¨¨re! ne me faites pas de reproches, r¨¦pondit Simon; je suis trop malheureux. N'empoisonnez pas cet instant o¨´ la seule vue de vos cheveux blancs suffit ¨¤ me donner de la joie au milieu de mon d¨¦sespoir. Ne croyez pas que je vous aime moins que par le pass¨¦. Tant que je vous aurai, je pourrai tout supporter; quand vous mourrez, je mourrai. --Tais-toi, enfant. Il y a quelqu'un qui saura bien te consoler!... Tais-toi, ¨¦coute. Le cousin est parti; on ne l'aime pas, on ne veut pas de lui; il ne reviendra pas. --Grand Dieu! ma m¨¨re, ne me trompez-vous pas pour me consoler?? s'¨¦cria Simon. Et il se fit raconter les moindres d¨¦tails de l'entrevue de Fiamma avec sa m¨¨re. Il ¨¦tait si ¨¦mu, si oppress¨¦, qu'il ¨¦coutait ¨¤ peine la r¨¦ponse ¨¤ ses mille questions, tant il avait hate d'en faire de nouvelles! Il ne comprenait pas la plupart du temps, et se faisait r¨¦p¨¦ter cent fois la m¨ºme chose. Ce ne fut qu'au bout d'une heure de conversation qu'il comprit la mani¨¨re dont Fiamma avait accompagn¨¦ sa m¨¨re; et alors seulement Jeanne, rassur¨¦e sur le d¨¦sespoir de son fils, sentit se r¨¦veiller ses inqui¨¦tudes pour Fiamma, et laissa ¨¦chapper ces mots: ?O mon Dieu! je ne m'effraye pour elle ni de la nuit ni de la solitude; elle a un bon cheval, elle est brave et forte comme lui; mais s'il venait ¨¤ tomber de la neige avant qu'elle f?t rentr¨¦e! C'est si dangereux dans nos montagnes!? Simon palit et fit signe ¨¤ Jeanne d'¨¦couter. Le vent sifflait avec violence autour de cette maison bien close et bien chauff¨¦e. Simon pensa au froid qui devait glacer les membres de Fiamma durant cette nuit rigoureuse; l'angoisse passa dans son coeur, il courut ouvrir la fen¨ºtre: des flocons de neige, amoncel¨¦s sur la vitre, tomb¨¨rent ¨¤ ses pieds. Un cri sympathique partit de son sein et de celui de sa m¨¨re; puis ils rest¨¨rent immobiles et pales ¨¤ se regarder en silence. Simon courut seller le cheval de M. Parquet, et bient?t il fut sur le sentier de la montagne, courant ¨¤ toute bride sur les traces de Sauvage. H¨¦las! la neige les avait couvertes. Jeanne n'avait pas dit un mot pour l'emp¨ºcher de partir. Mais, quand elle se trouva seule, le poids d'une double inqui¨¦tude tombant sur son coeur, elle leva les bras vers le ciel et lui demanda de ne pas voir lever le jour si son fils ne devait pas revenir. Cependant elle se rassura peu ¨¤ peu en voyant que la neige n'¨¦paississait pas. Simon rentra ¨¤ deux heures du matin. Il avait ¨¦t¨¦ loin sans atteindre la trace de Fiamma. Elle avait ¨¦t¨¦ rapide comme le vent et les nuages. Mais la neige ayant cess¨¦ de tomber et la lune s'¨¦tant lev¨¦e dans tout son ¨¦clat, il avait reconnu la piste de Sauvage, et, un peu en arri¨¨re, celle de plusieurs loups qui avaient d? le suivre assez longtemps; car il avait remarqu¨¦ ces traces jusqu'¨¤ l'entr¨¦e du village de Foug¨¨res. L¨¤ les sabots du cheval s'¨¦taient montr¨¦s d¨¦livr¨¦s de leur sinistre cort¨¨ge, et il avait esp¨¦r¨¦ atteindre la brave amazone, mais en vain. Il avait conduit sa monture ¨¤ la cabane pour la faire reposer un instant, et, pendant ce temps, il s'¨¦tait gliss¨¦ dans les cours du chateau. Il avait vu, ¨¤ la lueur des flambeaux, Sauvage fumant de sueur, entre deux palefreniers empress¨¦s ¨¤ le frotter et ¨¤ l'envelopper de couvertures. Il avait m¨ºme entendu dire ¨¤ un de ces laquais: ?Diable! voil¨¤ une dr?le de promenade! Heureusement que M. le comte est couch¨¦. Sa toux nerveuse l'occupe plus que sa fille.? L'autre avait r¨¦pondu: ?C'est bon! cela ne nous regarde pas. Mademoiselle n'est pas ce qu'elle para?t, ni monsieur non plus. Mademoiselle est bonne, il ne faut pas parler d'elle. Monsieur a le diable au corps, il faut avoir soin d'en dire du bien.? Simon ¨¦tait revenu ¨¤ Gu¨¦ret par la grande route. C'¨¦tait le plus long, mais il y avait moins de dangers et de difficult¨¦s. En attendant, M. Parquet s'¨¦tait fait raconter toute l'histoire, et, quoique madame F¨¦line e?t cach¨¦ le secret de Simon, il avait tout compris et tout devin¨¦ d'avance. Ils soup¨¨rent tous trois ensemble, et, tout en buvant la presque totalit¨¦ du vin chaud qu'il avait fait pr¨¦parer pour son filleul, M. Parquet parla ainsi: ?Enfant, tu es amoureux de mademoiselle de Foug¨¨res, et tu ne lui d¨¦plais pas. Elle a fait voeu de c¨¦libat, tu as fait voeu de ne lui parler jamais de ton amour, M. de Foug¨¨res ne consentira jamais ¨¤ te la donner; voil¨¤ trois obstacles ¨¤ ton mariage. Cependant ces trois-l¨¤ ne p¨¨sent pas une once si tu viens ¨¤ bout de lever le quatri¨¨me; et celui-l¨¤, c'est ta mis¨¨re et ton obscurit¨¦. Il faut sortir d'incertitude; il faut plaider d'aujourd'hui en huit. Si tu n'as pas de talent, il faut en acqu¨¦rir; si tu en as, il n'y a plus qu'un peu de patience ¨¤ prendre, un peu d'argent ¨¤ gagner, et mademoiselle de Foug¨¨res est ¨¤ toi.? Simon, dont le coeur fr¨¦missait durant ce discours, supplia son cher parrain de ne point le leurrer de ces chim¨¨res. Mais M. Parquet ¨¦tait un optimiste absolu apr¨¨s boire. ?Cela sera comme je te dis, s'¨¦cria-t-il avec col¨¨re; tu as du talent, j'en suis s?r. Quand j'avance une chose pareille on doit me croire. Tu seras un jour c¨¦l¨¨bre, et par cons¨¦quent riche et puissant. C'est assez reculer, il faut sauter; il faut jeter ton anneau ducal dans l'Adriatique; il faut ¨ºtre le doge de notre dogaresse. Tu as tout ce qu'il faut dans ta cervelle et dans ta poitrine, dans ton ame et dans tes poumons pour ¨ºtre orateur. Dans huit jours la question sera r¨¦solue, ou bien il faudra poser une nouvelle question sans se rebuter.? Simon, craignant que le vin chaud et les divagations d¨¦cevantes de son parrain ne vinssent ¨¤ lui porter ¨¤ la t¨ºte, alla se coucher. En se d¨¦shabillant, il trouva dans son gilet la lettre que sa m¨¨re lui avait remise de la part de Fiamma, et que, dans son effroi ¨¤ l'aspect de la neige et dans les agitations qui en avaient ¨¦t¨¦ la suite, il n'avait pas pu lire. A ce surcro?t de bonheur, il baisa la lettre avec effusion; il l'ouvrit d'une main tremblante. Il croyait y trouver une amicale semonce; il n'y trouva que ces mots: ?Simon, travaillez. Je vous aime.? Pendant que, bris¨¦ de fatigue, mais heureux comme il ne l'avait jamais ¨¦t¨¦ de sa vie, il s'endormait dans un bon lit, sa m¨¨re, conduite galamment par l'avou¨¦ jusqu'¨¤ la porte de la meilleure chambre de la maison, lui adressait quelques reproches. ?Vous ¨¦chauffez trop la t¨ºte de mon pauvre enfant, lui disait-elle. Vous lui promettez comme certaines des choses presque impossibles. Au premier obstacle, vous le verrez perdre courage pour s'¨ºtre trop vite flatt¨¦; et ce sera votre faute, voisin. --Ne craignez donc rien, r¨¦pondit M. Parquet; il lui faut un aiguillon. L'ambition s'est endormie; il faut se servir de l'amour pour l'aider ¨¤ poser hardiment les fondements de sa destin¨¦e. Il importe peu qu'il ¨¦pouse sa belle, pourvu qu'il ¨¦pouse sa profession.? XIII. Simon d¨¦buta. Parquet lui avait r¨¦serv¨¦ une belle affaire; il la lui avait gard¨¦e avec amour. C'¨¦tait un beau crime ¨¤ grand effet, avec passion, sc¨¨nes tragiques, myst¨¨res, tout ce qui rend le spectacle de la cour d'assises si ¨¦mouvant pour le peuple. Tout le monde s'¨¦tonna de voir que Parquet c¨¦dait le monopole de cette mati¨¨re ¨¤ succ¨¨s ¨¤ un enfant dont on n'esp¨¦rait pas grand'chose, attendu son ext¨¦rieur d¨¦bile et ses mani¨¨res r¨¦serv¨¦es. La plupart des dilettanti de d¨¦clamation faillirent se retirer avec humeur. Simon fit un effort inou? sur le d¨¦go?t qu'il ¨¦prouvait ¨¤ se mettre en ¨¦vidence et sur la timidit¨¦ naturelle ¨¤ l'homme consciencieux. Il articula les premiers mots avec une angoisse inexprimable. Ses genoux se d¨¦robaient sous lui; un nuage flottait autour de sa t¨ºte. Plusieurs fois il h¨¦sita ¨¤ se rasseoir ou ¨¤ s'enfuir. Il avait ¨¦crit sur une feuille volante de ses pi¨¨ces, au moment de se lever: ?Cet instant va d¨¦cider de ma vie. S'il y a une lueur d'espoir, je vais la rallumer ou l'¨¦teindre ¨¤ jamais.? C'¨¦tait ¨¤ Fiamma qu'il pensait. La crise ¨¦tait arriv¨¦e; il allait faire un pas vers elle ou voir un ab?me s'ouvrir entre eux. L'importance du succ¨¨s n'¨¦tait pas en rapport avec le tort irr¨¦parable de la d¨¦faite. Avec du talent, il avait une chance pour poss¨¦der cette femme; sans talent, il les avait toutes pour la perdre. Que de motifs de terreur et d'¨¦blouissement! Mais il avait mis sur son coeur le billet de Fiamma, les trois seuls mots qu'il poss¨¦dait de son ¨¦criture. Il eut confiance en cette relique, et continua, quoique sa parole fut confuse et entrecoup¨¦e. Le bon Parquet, assis ¨¤ ses c?t¨¦s, ¨¦tait plus ¨¤ plaindre encore que lui; il rougissait et palissait tour ¨¤ tour. Il portait alternativement un regard d'anxi¨¦t¨¦ sur Simon, comme pour le supplier d'avoir courage; puis, comme s'il e?t craint d'avoir ¨¦t¨¦ aper?u, il reportait son regard terrible et mena?ant sur les juges, pour d¨¦fendre ¨¤ leurs visages cette expression de piti¨¦ ou d'ironie qui condamne et d¨¦courage. Enfin, il se tournait de temps en temps vers le public, pour faire taire ses chuchotements et ses murmures d'un air ¨¤ la fois imposant et paternel qui semblait dire: ?Prenez patience, vous allez ¨ºtre satisfaits; c'est moi qui vous en r¨¦ponds.? Cette agonie ne fut pas longue, Simon eut bient?t pris le dessus. Sa taille se redressa et grandit peu ¨¤ peu. Sa voix pure et grave prit de la force, sans perdre un reste d'¨¦motion qui lui donnait plus de puissance encore. Son visage resta pale et m¨¦lancolique; mais ses grands yeux noirs lanc¨¨rent des ¨¦clairs, et une majest¨¦ sublime entoura son front d'une invisible aur¨¦ole. D'abord on s'¨¦tonna de la simplicit¨¦ de ses paroles et de la sobri¨¦t¨¦ de ses gestes, et on disait encore: _Pas mal, lorsque Parquet murmurait d¨¦j¨¤ entre ses l¨¨vres: Bien! bien_! Mais bient?t la conviction passa dans tous les coeurs, et l'orateur s'empara de son auditoire au point que l'esprit s'abstint de le juger. Les fibres furent ¨¦mues, les ames subirent la loi d'ob¨¦issance sympathique qu'il est donn¨¦ aux ames sup¨¦rieures de leur imposer. Ceux qui aimaient le plus la m¨¦taphore ampoul¨¦e pleur¨¨rent comme les autres, et ne s'aper?urent pas que la m¨¦taphore manquait ¨¤ son discours. Parquet, plus habitu¨¦ ¨¤ l'analyse, s'en aper?ut, et ne s'¨¦tonna pas qu'on p?t ¨ºtre grand par d'autres moyens que ceux qu'il avait estim¨¦s jusqu'alors. Il avait trop de sens pour ne pas le savoir depuis longtemps; mais il n'e?t pas cru qu'un auditoire grossier p?t se passer d'un peu de ce qu'il appelait la poudre aux yeux. De ce moment il se sentit supplant¨¦, et la faiblesse de la nature lui fit ¨¦prouver un mouvement de chagrin; mais ce chagrin ne dura pas plus de temps qu'il n'en fallut pour prendre une large prise de tabac en fron?ant un peu le sourcil. En secouant sur son rabat l'exc¨¦dant de ce copieux chargement, le digne homme secoua les l¨¦gers grains de mis¨¨re humaine qui eussent pu obscurcir la sinc¨¦rit¨¦ de sa joie. Il fondit eh larmes en embrassant son filleul ¨¤ la fin de l'audience, et en lui disant: ?C'est fini, je ne plaide plus, et d¨¦sormais c'est par toi que je triomphe.? Ils avaient fait trois pas dans la rue, lorsque Parquet, s'arr¨ºtant pour regarder une paysanne qui passait aussi vite que la foule pouvait le permettre, se dit comme ¨¤ lui-m¨ºme: ?Ouais! voil¨¤ une montagnarde qui a la main bien blanche!? Simon se retourna pr¨¦cipitamment; il ne vit qu'une femme envelopp¨¦e d'une cape qui cachait enti¨¨rement son visage, parce que d'une main elle la tenait abaiss¨¦e comme pour d¨¦fendre une vue faible de l'¨¦clat du soleil. Cette main ¨¦tait si belle et cette d¨¦marche si alerte que Simon ne put s'y tromper. C'¨¦tait Fiamma. Il eut bien de la peine ¨¤ s'emp¨ºcher de courir apr¨¨s elle. ?Gardez-vous-en bien, lui dit Parquet: ce serait une indiscr¨¦tion. Puisqu'on se d¨¦guise, c'est qu'on ne veut pas que vous sachiez qu'on ¨¦tait l¨¤. D'ailleurs, peut-¨ºtre nous sommes-nous tromp¨¦s! --Ce n'est pas moi qu'elle peut tromper en se d¨¦guisant, dit Simon. N'ai-je pas reconnu ces deux raies bleues au poignet, reste des cruaut¨¦s du bec d'Italia?... --Oh! l'oeil de l'amant! dit Parquet. Eh bien! Simon, qu'est-ce que je te disais? On t'aime, et tu as du talent; et un jour... --Et un jour je me br?lerai la cervelle, r¨¦pondit Simon en lui pressant vivement le bras, si je me laisse prendre ¨¤ vos belles paroles. Mon ami, ¨¦pargnez-moi, dans ce moment surtout, o¨´ je n'ai pas bien ma t¨ºte, et o¨´ je ne me soutiens plus qu'avec peine... --Appuie-toi sur moi, lui dit Parquet, tachons de rejoindre ta m¨¨re dans cette foule, et viens avec moi boire du bishoff ¨¤ la maison. Je n'y manque jamais apr¨¨s avoir plaid¨¦, et je m'en trouve bien: d'ailleurs je ne serai pas fach¨¦ d'en boire moi-m¨ºme; j'ai su¨¦, trembl¨¦ et br?l¨¦ plus que toi en l'¨¦coutant.? Simon, n'osant aller encore ¨¤ Foug¨¨res, ¨¦crivit ¨¤ Fiamma pour la remercier des encouragements qu'elle lui avait donn¨¦s et auxquels il devait le bonheur de son d¨¦but. Il ¨¦tait bien r¨¦solu ¨¤ ne pas violer son voeu; mais n¨¦anmoins il lui ¨¦chappa malgr¨¦ lui des paroles passionn¨¦es et l'expression d'une vague esp¨¦rance. Fiamma le comprit et lui r¨¦pondit une lettre fort affectueuse, mais plus r¨¦serv¨¦e qu'il ne s'y ¨¦tait attendu. Elle semblait r¨¦tracter avec une extr¨ºme adresse le sens passionn¨¦ que Simon e?t pu donner aux trois mots de son premier billet; et lui faire entendre qu'il y aurait folie de sa part ¨¤ prendre pour une d¨¦claration d'amour cette parole ¨¦crite, ou plut?t cri¨¦e du fond d'une ame fraternelle, en un moment de sainte sollicitude. En parlant succinctement du d¨¦part de son cousin, elle ne perdait pas l'occasion de parler de son aversion pour le mariage et de l'incapacit¨¦ de son ame pour tout autre sentiment que l'amiti¨¦ elle d¨¦vouement politique. Elle finissait en engageant Simon ¨¤ lui ¨¦crire souvent, ¨¤ lui rendre compte de toutes les actions et de toutes les ¨¦motions de sa vie, comme il avait coutume de le faire ¨¤ Foug¨¨res; elle se liait par une promesse r¨¦ciproque. Simon ne fut pas aussi reconnaissant de cette lettre qu'il e?t d? l'¨ºtre; il e?t accus¨¦ mademoiselle de Foug¨¨res d'un mouvement de hauteur, s'il n'e?t rapport¨¦ au myst¨¨re de sa conduite, relativement au voeu de c¨¦libat, toutes les d¨¦marches qu'il ne comprenait pas bien; mais cette excuse ne lui ¨¦tait que plus cruelle, car ce myst¨¨re le tourmentait ¨¦trangement. Il avait entendu Parquet faire mille suppositions, dont la plus constante ¨¦tait celle d'un engagement pris en Italie, en raison d'un amour contrari¨¦. Cependant, comme mademoiselle de Foug¨¨res ne parlait jamais de retourner dans son pays, quoiqu'elle f?t majeure et libre de quitter son p¨¨re ou de lui arracher son consentement, il ¨¦tait probable qu'il n'y avait plus pour elle aucun espoir de ce c?t¨¦-l¨¤. C'¨¦tait peut-¨ºtre ¨¤ un mort qu'elle conservait cette noble fid¨¦lit¨¦, que M. Parquet ne regardait cependant pas comme inviolable. Il encourageait donc Simon ¨¤ garder l'esp¨¦rance, et le pauvre enfant, quoique rong¨¦ par cette esp¨¦rance d¨¦vorante, la conservait malgr¨¦ lui, tout en niant qu'il l'e?t jamais con?ue. Cependant les mois et les ann¨¦es s'¨¦coul¨¨rent sans apporter aucun changement dans leur situation respective, et l'espoir de Simon s'¨¦vanouit. Mademoiselle de Foug¨¨res se montra constamment la m¨ºme: aussi bonne, aussi d¨¦vou¨¦e, aussi exclusivement occup¨¦e de lui; mais jamais il n'y eut plus dans ses lettres une parole ¨¦quivoque, jamais dans ses mani¨¨res une contradiction, si l¨¦g¨¨re qu'elle f?t, avec ses paroles. Sa vie fut toujours aussi solitaire, aussi calme au dehors, aussi orageuse au dedans. Lorsque le feu de la jeunesse tourmentait cette t¨ºte ardente, le grand air, le vent des montagnes, la chaleur du soleil, suffisaient ¨¤ la rafra?chir ou ¨¤ l'¨¦teindre par la fatigue. Quelquefois elle se levait avant le jour, allait brider elle-m¨ºme son cheval, et disparaissait avec lui jusqu'au soir. Jamais on ne la rencontra en aucune compagnie que ce f?t. Deux pistolets d'ar?on, dont elle se f?t fort bien servie au besoin, et un grand chien-loup horriblement hargneux qu'elle s'adjoignit pour garde du corps, la mettaient ¨¤ l'abri des hommes et des b¨ºtes. D'ailleurs, au bout d'un certain temps, elle avait inspir¨¦ assez d'estime et de respect pour ¨ºtre s?re de ne rencontrer nulle part d'hostilit¨¦ insolente ou de trouver partout des d¨¦fenseurs empress¨¦s. L'opinion, qui s'abuse souvent, mais qui s'¨¦claire toujours, redevint peu ¨¤ peu ¨¦quitable envers elle. Quoiqu'elle f?t des lib¨¦ralit¨¦s fort strictes, eu ¨¦gard ¨¤ l'argent qu'on lui supposait disponible; quoique son maintien semblat toujours allier et son caract¨¨re incapable d'aucune concession ¨¤ la force populaire, le peuple du village et des environs, ¨¦merveill¨¦ de la puret¨¦ de ses moeurs avec une vie si ind¨¦pendante et une beaut¨¦ si remarquable, la prit, sinon en grande amiti¨¦, du moins en grande consid¨¦ration. On lui demandait plus souvent des conseils que des aum?nes, et on se laissait volontiers guider par elle dans les affaires d¨¦licates. M. Parquet pr¨¦tendait qu'elle lui enlevait beaucoup de client¨¨les, ¨¤ force de concilier des inimiti¨¦s et d'apaiser des ressentiments. La sagesse et l'¨¦quit¨¦ semblaient ¨ºtre la base de son caract¨¨re et en exclure un peu la tendresse et l'enthousiasme. Simon le pensait ainsi; Parquet, devant qui elle s'observait moins, en jugeait autrement. Souvent, lorsqu'ils parlaient d'elle ensemble, le jeune homme opinait que l'amour ¨¦tait une passion inconnue ¨¤ Fiamma; Parquet secouait la t¨ºte. --Qu'elle n'en ait pas pour toi, lui disait-il, je n'en r¨¦pondrais pas; je ne sais plus ¨¤ quoi m'en tenir ¨¤ cet ¨¦gard; mais qu'elle n'en ait jamais eu pour personne ou qu'elle ne soit jamais capable d'en avoir, c'est ce qu'on ne me persuadera pas ais¨¦ment. Tu plaides mieux que moi, F¨¦line, mais tu ne connais pas mieux le coeur humain. Sois s?r que j'ai surpris chez elle bien des contradictions: par exemple, un jour elle nous fit un grand discours pour nous prouver qu'il valait mieux soulager peu ¨¤ peu le pauvre, et l'aider ¨¤ sortir lui-m¨ºme de sa mis¨¨re, que de lui donner tout ¨¤ coup le bien-¨ºtre dont il ne ferait qu'abuser. Cela pouvait ¨ºtre fort juste, mais deux heures apr¨¨s je vis que cette mod¨¦ration n'¨¦tait gu¨¨re dans son caract¨¨re; car en passant devant la maison du pauvre Mion, et en le voyant entrer avec ses enfants sous sa mis¨¦rable hutte, o¨´ l'on ne peut se tenir debout, elle s'¨¦cria avec chaleur: ?O ciel! avec mille francs on donnerait ¨¤ cette famille un logement sain, et cependant elle reste courb¨¦e sous ce hangar, ¨¤ la porte d'un chateau!...? Je lui fis observer qu'elle pouvait bien disposer d'un billet de mille francs pour des malheureux; M. de Foug¨¨res m'avait encore dit la veille: ?Engagez donc Fiamma ¨¤ me demander tout ce qu'elle d¨¦sire, et j'y souscrirai. Je ne me plains que de son excessive ¨¦conomie.? Fiamma alors changea de visage et me r¨¦pondit d'un air ¨¦trange: ?Parquet, vous devriez ¨ºtre habitu¨¦ ¨¤ cette v¨¦rit¨¦ aussi ancienne que le monde: ne vous fiez pas ¨¤ l'apparence.? Va, Simon, ajoutait Parquet, sois s?r qu'il y a l¨¤ un myst¨¨re d'iniquit¨¦ de la part de M. de Foug¨¨res. Simon lui renvoyait en riant cette phrase de cour d'assises et trouvait la supposition folle. Il ¨¦tait bien prouv¨¦ d¨¦sormais pour tout le monde que M. de Foug¨¨res ¨¦tait un hypocrite de bont¨¦, mais non de probit¨¦; un homme dur, ¨¦go?ste, ¨¦troit d'id¨¦es et de sentiments, peureux et avare; mais il ¨¦tait impossible de trouver en lui assez d'¨¦toffe pour en habiller le personnage du plus maigre sc¨¦l¨¦rat. Cependant, comme les gens heureux et faits pour l'¨ºtre se lassent vite des investigations actives et s'accommodent de tout ce qui s'accommode ¨¤ eux, M. Parquet finit par accepter mademoiselle de Foug¨¨res pour ce qu'elle voulait ¨ºtre, et il en vint m¨ºme ¨¤ conseiller ¨¤ Simon de la regarder comme sa soeur et de ne plus songer ¨¤ devenir son amant ou son ¨¦poux. Simon s'effor?a de s'habituer ¨¤ cette conviction; mais il avait beau faire, la force de son amour l'¨¦cartait ¨¤ chaque instant avec impatience. Trop fier pour vouloir ¨ºtre plaint, depuis longtemps il avait cess¨¦ d'avouer sa passion, et il la cachait d¨¦sormais non-seulement ¨¤ son ami, mais encore ¨¤ sa m¨¨re. Jeanne n'en ¨¦tait pas dupe; on ne trompe pas une m¨¨re comme elle; mais elle respectait son courage, et seule peut-¨ºtre contre tous elle ne d¨¦sesp¨¦rait pas de le voir r¨¦compens¨¦. Plusieurs partis se pr¨¦sent¨¨rent inutilement pour mademoiselle de Foug¨¨res. Il en fut ainsi pour mademoiselle Parquet. Cette jeune personne montra, il est vrai, un peu d'h¨¦sitation chaque fois, et ne se pronon?a jamais, comme son amie, contre le mariage; mais, au fond du coeur, plus elle voyait et croyait voir Simon renoncer ¨¤ son amour pour Fiamma, plus elle se flattait qu'il reconna?trait combien elle ¨¦tait elle-m¨ºme un parti sortable, et offrant (¨¤ lui sp¨¦cialement) toutes les garanties du bonheur et du bien-¨ºtre. Elle garda aussi son secret, m¨ºme avec Fiamma, ayant un peu de honte d'aimer un homme qui se montrait si peu empress¨¦ ¨¤ l'obtenir, et craignant, en prenant un arbitre, de perdre la faible esp¨¦rance qu'elle conservait encore. L'amour ayant pris dans le coeur de Simon un caract¨¨re grave, constant, m¨¦lancolique, il continua ses d¨¦buts avec le plus grand succ¨¨s. Il fut aid¨¦ ¨¤ se faire conna?tre par l'abandon que lui fit M. Parquet de sa toque d'avocat. Se r¨¦servant les tracas lucratifs de l'¨¦tude, il lui fit plaider toutes les causes qu'il e?t plaid¨¦es lui-m¨ºme. Depuis longtemps il avait caress¨¦ cette esp¨¦rance de se retirer du barreau en y laissant un successeur, digne de lui et cr¨¦¨¦ par lui. Il avait mis l¨¤ tout son orgueil, et il triomphait de ne pas laisser l'h¨¦ritage de sa client¨¨le aux rivaux qui avaient os¨¦ lutter contre lui durant sa vie oratoire. Il se sentait trop vieux pour parler avec les m¨ºmes avantages qu'autrefois. Ses dents l'abandonnaient; et il disait souvent qu'il avait bien fait d'imiter les grands com¨¦diens, qui se retirent avant d'avoir perdu la faveur du public idolatre. Simon s'acquitta, envers lui et malgr¨¦ lui, des avances g¨¦n¨¦reuses qu'il en avait re?ues; mais, apr¨¨s avoir satisfait ¨¤ ce devoir, il montra assez peu d'empressement ¨¤ profiter de sa r¨¦putation et de sa force. Appel¨¦ au loin, il s'y tra?nait nonchalamment et plaidait en artiste plut?t qu'en praticien, c'est-¨¤-dire selon que l'occasion lui semblait belle pour faire un grand acte du justice ou de talent, sans s'occuper beaucoup de ses profits personnels. Parquet le louait de sa g¨¦n¨¦rosit¨¦, mais il s'attachait ¨¤ lui prouver qu'elle pouvait s'accommoder d'une volont¨¦ active et soutenue de faire fortune. Simon se voyait forc¨¦ de lui avouer que l'ambition ¨¦tait morte dans son coeur, qu'il n'aimait son m¨¦tier que sous la face de l'art, et que peu lui importait l'avenir. Ses opinions politiques ¨¦taient pourtant toujours aussi prononc¨¦es et sa foi aussi ardente; mais il semblait ne plus s'attribuer la force de lui faire faire de grands progr¨¨s. Fiamma, qui l'¨¦tudiait attentivement dans les rares entrevues qu'elle avait avec lui et dans les nombreuses lettres qu'elle en recevait, comprit que l'amour ¨¦tait devenu chez lui un mal plut?t qu'un bien, et qu'il ¨¦tait n¨¦cessaire d'op¨¦rer en lui une r¨¦volution. XIV. Elle alla un jour frapper ¨¤ la porte de M. de Foug¨¨res et pria son valet de chambre de lui dire qu'elle d¨¦sirait lui parler, s'il en avait le temps, et qu'elle l'attendait dans son appartement; car elle n'entrait jamais dans celui de M. de Foug¨¨res, et, comme leurs occupations n'avaient rien de commun, ils passaient quelquefois plusieurs jours sous le m¨ºme toit sans se voir. Un instant apr¨¨s qu'elle fut rentr¨¦e chez elle, M. de Foug¨¨res se pr¨¦senta. Il avait dans les mani¨¨res une am¨¦nit¨¦ charmante depuis quelque temps; et comme il conservait cette bonne disposition avec elle, jusque dans le t¨ºte-¨¤-t¨ºte, s'empressant ¨¤ lui complaire et recherchant son approbation sur les choses les plus frivoles, elle avait lieu de penser qu'il avait quelque concession de principes ¨¤ lui demander. ?Me voici, ma ch¨¨re Fiamma, lui dit-il, et je suis d'autant plus content d'avoir ¨¦t¨¦ appel¨¦ par vous que j'avais moi-m¨ºme ¨¤ vous parler d'une affaire importante. --¨¦couterai-je, monsieur, les ordres que vous avez ¨¤ me donner, ou commencerai-je par vous pr¨¦senter ma supplique? --Pourquoi ne m'appelez vous pas votre p¨¨re, Fiamma? Je suis afflig¨¦ de la froideur de vos mani¨¨res avec moi. Nous avons ¨¦t¨¦ longtemps sans nous conna?tre; mais aujourd'hui que nous avons lieu de nous estimer r¨¦ciproquement, un peu d'affection ne viendra-t-elle pas de vous ¨¤ moi? --Je vous appellerai mon p¨¨re si vous le d¨¦sirez.? r¨¦pondit Fiamma assez froidement; car, avoir le patelinage de ce pr¨¦ambule, elle craignait une tentative d'empi¨¦tement sur son ind¨¦pendance et ne se livrait nullement ¨¤ la flatterie. Elle entra tout de suite en mati¨¨re et demanda, non la permission, mais l'approbation de se retirer dans un couvent. Fiamma avait alors vingt-cinq ans, et il ¨¦tait difficile de lui imposer d'autres lois que celles des convenances, celles de l'affection n'existant pas. M. de Foug¨¨res montra un peu de malaise. ?Certainement, ma ch¨¨re fille, dit-il, je ne puis ni ne veux m'opposer ¨¤ aucune de vos volont¨¦s; mais si, par tendresse et par raison, je puis obtenir de vous que vous n'ex¨¦cutiez pas ce dessein, dans les circonstances o¨´ nous nous trouvons vis-¨¤-vis l'un de l'autre...? Il s'arr¨ºta avec embarras. ?Je vous avoue, monsieur, dit-elle, que j'ignore absolument ce qu'ont d'extraordinaire ces circonstances, et par cons¨¦quent ce qu'elles ont de commun avec le d¨¦sir que je manifeste. --En v¨¦rit¨¦, Fiamma, vous l'ignorez, et ce n'est pas en raison de ces circonstances que vous d¨¦sirez vous ¨¦loigner de moi? --Je vous le jure, monsieur. --En ce cas, ma fille, que votre volont¨¦ soit faite. Seulement vous ne refuserez pas de sanctionner par votre pr¨¦sence l'acte qui va changer mon existence...? Ici le comte entra dans une apologie tourment¨¦e et fatigante de sa conduite, durant laquelle il r¨¦p¨¦ta plus de vingt fois: Non ¨¨ vero, Fiamma? pour arriver au r¨¦sultat difficile qui lui tenait ¨¤ la gorge. Enfin il avoua, avec beaucoup de trouble et d'appr¨¦hension, qu'il ¨¦tait ¨¤ la veille de se remarier. ?En v¨¦rit¨¦! s'¨¦cria Fiamma en tressaillant sur sa chaise. Eh bien! mon p¨¨re, je vous approuve et m¨ºme je vous remercie; vous ne pouviez m'apprendre une plus heureuse nouvelle, et la joie que j'en ressens est si vive que je ne sais comment l'exprimer.? Le comte la regarda en face attentivement, et, voyant en effet la satisfaction briller sur son visage, il devint r¨ºveur et lui dit en oubliant tout ¨¤ fait son r?le: ?Mais pourquoi donc ¨ºtes-vous si r¨¦jouie, Fiamma? Je suis oblig¨¦ de vous faire observer que les cons¨¦quences de ce mariage peuvent diminuer votre fortune consid¨¦rablement, et que toute autre personne, dans votre position, m'en ferait peut-¨ºtre un reproche. Il y a dans toutes vos pens¨¦es quelque chose d'inexplicable pour moi...? Fiamma sourit. ?Vous ¨ºtes habitu¨¦, monsieur, lui dit-elle, ¨¤ mettre la richesse en t¨ºte des causes du bonheur. Je crois que vous avez raison, vivant de la vie d'action et de r¨¦alit¨¦. Quant ¨¤ moi, habitu¨¦e ¨¤ me nourrir de r¨ºveries et de contemplations, je ne fais aucun cas, _votre seigneurie le sait, des biens temporels. (Ella lo sa!_ ¨¦tait une locution habituelle de Fiamma avec son p¨¨re, ¨¦quivalent au Non ¨¨ vero? de celui-ci.) Destin¨¦e au c¨¦libat, continua-t-elle, j'ai toujours pens¨¦ avec regret que ces richesses si pr¨¦cieuses et si n¨¦cessaires aux hommes, acquises par vous avec tant de peines et de soucis, deviendraient st¨¦riles entre mes mains, et qu'il ¨¦tait bien regrettable que vous n'eussiez pas d'autres enfants que moi pour perp¨¦tuer votre nom et utiliser votre fortune. --Dites-vous ce que vous pensez, Fiamma? s'¨¦cria le comte en l'observant toujours attentivement. --Votre seigneurie le sait. --Pourquoi dites-vous que je le sais? --Ella sa, reprit Fiamma, que 1500 livres de rente me suffisent pour ¨ºtre ¨¤ l'aise, que je n'ai point le go?t du luxe, que mes v¨ºtements sont d'une excessive simplicit¨¦, que je n'ai point de domestique particulier, que je me sers moi-m¨ºme, que je ne sors jamais qu'avec mon cheval, lequel dans le pays a co?t¨¦ 50 ¨¦cus. --Je sais tout cela, Fiamma, et je m'en ¨¦tonne; maintenant j'esp¨¨re que, loin de vous regarder comme ruin¨¦e et forc¨¦e ¨¤ cette ¨¦conomie, vous vous souviendrez que la moiti¨¦ et m¨ºme le quart de votre h¨¦ritage est encore assez consid¨¦rable pour vous faire riche, et que s'il vous pla?t de vous marier... --Votre seigneurie sait que je ne le veux pas. Maintenant veut-elle me permettre d'entrer au couvent le plus t?t possible?? Ce n'¨¦tait pas l'avis du comte. Il ¨¦tait d'une insigne poltronnerie devant l'opinion publique; et, comme tous les gens sans vertu, toute l'affaire de sa vie, apr¨¨s l'argent (et peut-¨ºtre ¨¤ cause de la consid¨¦ration dont il avait besoin pour s'enrichir), ¨¦tait de passer pour les avoir toutes. Il craignait beaucoup qu'on ne blamat son mariage, et il sentait qu'il ¨¦tait facile ¨¤ sa fille, soit par ses plaintes, soit par une affectation de silence et de retraite monastique, de se donner pour une victime de cette fantaisie. Il la supplia de venir ¨¤ Paris avec lui, afin d'assister ¨¤ son mariage, et d'y fixer ensuite sa r¨¦sidence dans le couvent qu'il lui plairait de choisir, mais non d'une mani¨¨re absolue; car il d¨¦sirait qu'elle repar?t avec lui momentan¨¦ment dans la province, afin qu'on ne les cr?t pas brouill¨¦s ensemble. Tout cet arrangement se conciliait assez avec les projets de Fiamma. Elle consentit ¨¤ tout, et son p¨¨re la quitta enchant¨¦ d'elle, b¨¦nissant cette fois sa bizarrerie et lui baisant la main avec une grace tout italienne. La nouvelle du mariage de M. de Foug¨¨res avec une riche veuve encore jeune se r¨¦pandit bient?t. Le comte avait coup¨¦ ses ailes de pigeon, supprim¨¦ la poudre, les culottes courtes, et s'¨¦tait, en un mot, adonis¨¦. On s'aper?ut alors qu'il n'¨¦tait pas si vieux qu'on l'avait cru. Ses cheveux ¨¦taient encore bruns, sa tournure alerte, et l'on pouvait craindre pour sa fille l'arriv¨¦e de plusieurs h¨¦ritiers dans la famille. Fiamma s'en r¨¦jouissait sinc¨¨rement. Parquet, tout en connaissant son indiff¨¦rence pour les richesses, trouvait encore dans cette joie excessive quelque chose d'extraordinaire. Quant ¨¤ Simon, une grande douleur ¨¦tait entr¨¦e dans son ame, et mille pressentiments sinistres lui rendirent effrayant ce d¨¦part de Fiamma; elle annon?ait cependant son retour pour le printemps suivant avec sa future belle-m¨¨re. Mais peu ¨¤ peu Simon comprit, ¨¤ ses lettres, que le bonheur de sa pr¨¦sence ¨¦tait perdu pour lui. Quand il sut qu'elle ¨¦tait entr¨¦e dans un couvent, son d¨¦sespoir augmenta. Il craignit, avec quelque apparence de raison, qu'elle ne s'y enfermat pour toujours: elle avait pass¨¦ l'age o¨´ le grand air et l'exercice sont indispensables, et le couvent n'apporta gu¨¨re d'autre modification ¨¤ son genre de vie. Depuis longtemps il la voyait rarement et n'avait que des communications ¨¦pistolaires avec elle. Mais les pr¨¦cieuses entrevues, et surtout ces longues lettres si bonnes, si philosophiques, si sages, si pures de morale et de sentiment, ces lettres qui l'eussent emp¨ºch¨¦ de se corrompre s'il e?t ¨¦t¨¦ dispos¨¦ ¨¤ le faire, et qui l'eussent fait grand s'il ne l'e?t ¨¦t¨¦ par lui-m¨ºme, allaient peut-¨ºtre lui manquer pour jamais. Peu ¨¤ peu, en effet, les lettres devinrent rares et laconiques, et la probabilit¨¦ que Fiamma r¨¦tabl?t sa r¨¦sidence habituelle ¨¤ Foug¨¨res devint pr¨¦caire. Il ¨¦crivit d'autant plus qu'on lui ¨¦crivait moins, et t¨¦moigna sa douleur tr¨¨s-vivement. On lui r¨¦pondit avec bont¨¦, mais de mani¨¨re ¨¤ lui prouver la n¨¦cessit¨¦ de se soumettre. Alors Simon perdit tout ¨¤ fait l'espoir qu'il avait gard¨¦ myst¨¦rieusement au fond de son coeur. Il pleura avec amertume, s'irrita contre la destin¨¦e, accusa Fiamma d'avoir un coeur de fer, et songea ¨¤ se br?ler la cervelle. Peut-¨ºtre l'e?t-il fait s'il n'e?t pas eu de m¨¨re. Alors ce que Fiamma avait pr¨¦vu arriva. Il abandonna les r¨ºves de l'amour, et conservant l'amertume du regret au fond de ses entraillles comme un cadavre qui reste enseveli sous les eaux, il se jeta tout ¨¤ fait dans la vie active. L'ambition se ralluma, car il fallait ¨¤ Simon F¨¦line le repos de la tombe ou la vie des passions. Il se rendit aux conseils de M. Parquet, et s'occupa exclusivement de son ¨¦tat. Sa renomm¨¦e grandit, et son cr¨¦dit devint tel en peu de temps qu'il put compter ¨¤ coup s?r sur une fortune consid¨¦rable pour l'avenir et sur une haute carri¨¨re politique. Au milieu des fatigues et des ennuis de cette existence laborieuse, la crainte de perdre bient?t sa m¨¨re et d'¨ºtre livr¨¦ seul et sans affection exclusive au caprice de la destin¨¦e se fit vivement sentir. Jeanne faiblissait, non de caract¨¨re, mais de sant¨¦. Elle avait quelquefois des absences de m¨¦moire, et semblait vivre dans une sorte de somnambulisme. Quand elle retrouvait la pl¨¦nitude de ses facult¨¦s, c'¨¦tait avec une intensit¨¦ qui ressemblait ¨¤ la fi¨¨vre, et faisait craindre la fin prochaine d'une vie qui avait perdu la r¨¦gularit¨¦ de son cours. Simon F¨¦line avait de si grandes obligations ¨¤ l'excellent M. Parquet, qu'il ¨¦tait avide de trouver un moyen de s'acquitter. Ces raisons, r¨¦unies ¨¤ un peu de d¨¦pit contre celle qui s'¨¦tait empar¨¦e si longtemps de lui exclusivement pour l'abandonner tout d'un coup sans motif, lui firent songer ¨¤ rechercher Bonne Parquet en mariage. Il en parla ¨¤ son p¨¨re. ?Doucement, doucement! r¨¦pondit l'avou¨¦. Ce serait le voeu le plus cher de mon coeur, et tu te souviens que ce l'¨¦tait avant que nous eussions pens¨¦ ¨¤ faire de toi un grand personnage; je n'y ai renonc¨¦ qu'en le voyant amoureux de notre pauvre dogaresse, que voici, h¨¦las! bien loin de nous, et peut-¨ºtre pour toujours. Maintenant, si tu veux ¨¦pouser Bonne, et que Bonne veuille t'¨¦pouser, c'est bien. Mais prenons garde... --Craignez-vous que je ne sois pas bien gu¨¦ri de mon amour insens¨¦? dit Simon, il y a plus de quatre ans que je ne me flatte plus, c'est une assez longue ¨¦preuve. --Il n'y a pas si longtemps que cela! dit Parquet en hochant la t¨ºte. Enfin, r¨¦fl¨¦chis... Tu es un gros bonnet ¨¤ pr¨¦sent, ma?tre Simon, et cependant j'aimerais mieux que ma fille n'e?t pas l'honneur de porter ton nom que de la voir manquer du bonheur domestique si n¨¦cessaire aux femmes, vu que rien ne le remplace pour elles. Ma pauvre Bonne n'est pas une princesse de roman comme notre ch¨¨re dogaresse, qui l'a supplant¨¦e, et que je voudrais voir ici, d?t-elle la supplanter encore! Dans tous les cas, garde-toi de parler de tes intentions avant d'¨ºtre bien s?r de toi.? Simon, sans faire part ¨¤ Bonne de ses projets, se montra plus occup¨¦ d'elle que par le pass¨¦. Il l'examina avec attention, et remarqua dans cette jeune fille les plus belles qualit¨¦s du coeur. Bonne, plus jeune de plusieurs ann¨¦es que ses amis Simon et Fiamma, avait acquis des agr¨¦ments au lieu d'en perdre; elle ¨¦tait assez bien faite, sans ¨ºtre pr¨¦cis¨¦ment belle. En outre, elle s'¨¦tait par¨¦e d'un petit d¨¦faut dont l'absurdit¨¦ des hommes d¨¦montre la puissance, lorsqu'au contraire il devrait ?ter du prix ¨¤ la femme qui l'acquiert. A force de voir soupirer autour d'elle d'honorables adorateurs, elle ¨¦tait devenue un peu coquette. Sa na?vet¨¦ timide s'¨¦tait laiss¨¦ corrompre ou s'¨¦tait embellie (comme il vous plaira) de mille petites ruses demi-¨¦l¨¦gantes, demi-villageoises. Depuis que son amie Fiamma ¨¦tait partie, elle s'¨¦tait appropri¨¦ quelques-unes de ses belles mani¨¨res; et quelquefois elle se surprenait ¨¤ faire la dogaresse, tout en faisant manger ses poules ou en pr¨¦parant le bishoff de son p¨¨re. Simon, qui avait ¨¦t¨¦ longtemps sans la voir, s'¨¦tonna de ce changement et se laissa prendre ¨¤ un pi¨¨ge bien simple et bien connu, mais qui ne manque jamais son effet. Il se trouva en concurrence avec un rival, et il d¨¦sira, ne f?t-ce que par orgueil, le faire renvoyer. Il avait dans le caract¨¨re un peu l'amour de la domination. C'est le mal des ames qui se sentent fortes, et souvent cette preuve de leur force est la source de leurs faiblesses. Bonne s'aper?ut de la surprise qu'il ¨¦prouvait de ne pas supplanter son concurrent aussi vite qu'il se l'¨¦tait imagin¨¦; elle changea cette surprise en d¨¦pit avec un peu de ruse. Le concurrent ¨¦tait un jeune m¨¦decin d'une belle et bonne figure, ne manquant pas de talent, et assez capable, non de lutter avec Simon, mais de faire oublier une ingratitude. Bonne, en petite rus¨¦e, l'accueillit d'autant mieux qu'elle vit Simon plus assidu. M. Parquet s'aper?ut de ce man¨¨ge, et, ne reconnaissant pas l¨¤ la droiture accoutum¨¦e de sa ch¨¨re enfant, il la gronda un peu. ?¨¦coutez, cher papa, lui dit-elle, M. Simon est un capricieux qui m'a fait assez souffrir. Je l'ai attendu longtemps, croyant ce que tout le monde croyait, qu'il finirait par se prononcer. Il ne l'a pas fait dans le temps o¨´ je ne souffrais aucun galant pr¨¨s de moi pour ne pas le d¨¦courager. A pr¨¦sent, il daigne s'apercevoir que j'existe, que je ne suis pas tout ¨¤ fait aussi b¨ºte qu'il se l'¨¦tait imagin¨¦, et il trouve fort mauvais, sans doute, que je ne tombe pas ¨¤ genoux devant lui. Moi, je vous dirai que je suis un peu revenue de mes id¨¦es romanesques, et que je ne mourrai pas de chagrin s'il m'abandonne de nouveau. En raison de cela, je prends mes pr¨¦cautions. D'ailleurs, tout n'est pas fini d'un certain c?t¨¦, et j'ai ¨¦crit une lettre dont j'attends l'effet.? M. Parquet l'interrogea vivement pour savoir quel ¨¦tait le sujet de cette lettre. Il sut seulement d'abord qu'elle ¨¦tait adress¨¦e ¨¤ Fiamma; enfin, comme il ¨¦tait extr¨ºmement curieux et passablement absolu, il obtint que sa fille lui montrat le brouillon, l'original ¨¦tant parti. ?Ma noble amie, votre p¨¨re va, dit-on, arriver ici ¨¤ la fin du mois. Vous nous aviez fait esp¨¦rer d'abord que vous l'accompagneriez, et maintenant vos domestiques disent qu'ils ne vous attendent pas. Je vous supplie, ma bien-aim¨¦e, de faire votre possible pour venir. Je touche ¨¤ une ¨¦preuve difficile de ma vie. Je suis expos¨¦e ¨¤ de grands dangers, parmi lesquels vous seule pouvez me guider et me prot¨¦ger. Si vous avez jamais eu de l'amiti¨¦ pour moi, venez, au nom du ciel! Je compte sur votre coeur g¨¦n¨¦reux, que ni la pi¨¦t¨¦ fervente ¨¤ laquelle vous vous livrez, ni le bonheur dont vous semblez jouir dans la solitude, n'ont pu refroidir ¨¤ mon ¨¦gard. Adieu, ma dogaresse ch¨¦rie. Je vous attends.? ?Et quelle est votre intention, mademoiselle Diplomatie? dit M. Parquet en achevant ce billet. --Oh! mon p¨¨re! je n'en sais trop rien, r¨¦pondit Bonne; mais il est certain que de ma vie je ne ferai la moindre d¨¦marche importante et ne me permettrai la moindre pens¨¦e trop vive sans consulter Fiamma.? Parquet, ne comprenant rien ¨¤ ces myst¨¨res de jeunes filles, pria Simon de ne pas ¨ºtre trop assidu aupr¨¨s de Bonne. ?N'allez pas chasser encore cet amoureux qu'elle a aujourd'hui, lui dit-il, et qui n'est pas ¨¤ m¨¦priser; car on ne sait pas ce qui peut arriver, et ma fille est d'age ¨¤ se marier.? Ces choses se passaient ¨¤ la ville, o¨´ la famille Parquet vivait d¨¦sormais habituellement. A l'¨¦poque o¨´ le comte de Foug¨¨res dut revenir, Bonne retourna au village pour attendre son amie. Fiamma n'avait pas r¨¦pondu, mais elle arriva et courut embrasser mademoiselle Parquet, qui eut, ce jour-l¨¤ et les jours suivants, de longues conf¨¦rences avec elle. XV. Cinq ans apr¨¨s l'¨¦poque o¨´ Simon ¨¦tait entr¨¦ un matin dans sa chaumi¨¨re en revenant d'un voyage entrepris avec l'intention d'oublier Fiamma, et o¨´ il l'avait trouv¨¦e endormie sur le sein de sa m¨¨re, il entra dans cette m¨ºme maisonnette toujours pauvre, toujours fra?che et propre, toujours entour¨¦e de feuillage. Madame F¨¦line n'avait voulu rien changer ¨¤ sa mani¨¨re de vivre, et c'est tout au plus si son fils avait pu lui faire accepter de l¨¦gers dons. Comme alors Simon ne s'attendait point ¨¤ revoir Fiamma, Bonne ne lui avait pas fait confidence de sa d¨¦marche, et la famille de Foug¨¨res ¨¦tait arriv¨¦e la veille seulement. Il retrouva le groupe de ces trois femmes ¨¤ peu pr¨¨s tel qu'il l'avait vu jadis, lorsqu'il s'¨¦cria: O fatum! Seulement Jeanne tournait moins vite son fil autour de son peloton et le laissait souvent tomber, et Italia, devenu excessivement chauve et d¨¦guenill¨¦, reposait dans une attitude m¨¦lancolique sur le seuil de la maison. Fiamma ne dormait pas, elle attendait Simon; elle n'¨¦tait pas ¨¤ beaucoup pr¨¨s aussi calme et aussi gaie que la premi¨¨re fois. Elle se leva d¨¨s qu'il parut et marcha ¨¤ sa rencontre... Simon ne l'avait pas vue depuis deux ans. Il croyait bien ¨ºtre gu¨¦ri de ce que cette affection avait eu de violent et d'exclusif; mais ¨¤ peine l'eut-il aper?ue qu'il devint pale comme la mort, et, s'appuyant contre le mur de la cabane, il s'¨¦cria dans une sorte d'¨¦garement: ?Oui, c'est ma destin¨¦e!? Fiamma lui prit la main avec tendresse. ?Allons, embrassez-le donc! lui dit Bonne en la poussant avec un peu de brusquerie dans les bras de F¨¦line. C'est ¨¤ pr¨¦sent un plus grand personnage que vous, madame la dogaresse. --Pourquoi ¨ºtes-vous chang¨¦e, Fiamma? dit vivement F¨¦line en regardant son amie; mon Dieu! qu'y a-t-il? Je ne vous ai jamais vue ainsi! Vous est-il arriv¨¦ malheur? J'ai cru que cela n'¨¦tait pas fait pour vous. --Allons donc! s'¨¦cria Bonne avec une familiarit¨¦ qu'elle n'avait jamais eue avec Simon, vous voyez bien que c'est la joie de vous revoir. Et vous, faut-il que je vous apporte une glace pour vous montrer la belle figure que vous faites? --Mon amie, dit-elle ¨¤ Fiamma, une demi-heure apr¨¨s, en traversant le verger de la m¨¨re F¨¦line, vous voyez que je ne me suis pas tromp¨¦e. Croyez-vous que je puisse ¨¦pouser un homme qui se trouve mal en vous voyant? Et pensez-vous qu'¨¤ l'heure qu'il est il se souvienne de m'avoir pri¨¦e avant-hier d'¨ºtre sa femme? --Pourquoi non? et qu'importe? --Taisez-vous, taisez-vous, fourbe! s'¨¦cria Bonne; vous savez bien qu'il vous aime et qu'il n'en gu¨¦rira jamais. Mais rassurez-vous, mon amie; je ne comptais pas sur un pareil miracle, et j'ai dit hier ¨¤ mon jeune m¨¦decin qu'il pouvait revenir ce soir, que je lui donnerais mon dernier mot. Vous pouvez imaginer quel il sera, et voyez! je n'en meurs pas de d¨¦sespoir! Ai-je maigri depuis une demi-heure? Mes cheveux n'ont pas blanchi, que je sache? Ne m'est-il pas tomb¨¦ quelque dent? C'est inexplicable, mais depuis que Simon s'est trouv¨¦ mal je me sens tout ¨¤ fait bien; il ne me reste pas la plus petite incertitude ni le moindre regret. Allez, ma Fiamma, vous ¨ºtes la seule femme que cet homme-l¨¤ puisse aimer, de m¨ºme qu'il est le seul homme... --Ne dites pas cela, vous ne le savez pas, Bonne, interrompit Fiamma d'un ton si grave que Bonne n'osa pas r¨¦pliquer. M. Parquet eut le soir un long entretien avec sa fille, ¨¤ la suite duquel il l'embrassa en fondant en larmes, et en lui disant: ?Bonne, les noms symboliques ont toujours port¨¦ bonheur, tu es ce que je connais de meilleur et de plus estimable au monde. Il est minuit, mais c'est ¨¦gal; il faut que j'aille trouver la dogaresse; elle se couche tard, et d'ailleurs elle peut bien recevoir en robe de chambre un vieux sigisb¨¦ comme moi... Il fut un temps... Mais la douce philosophie...? En murmurant ses r¨¦flexions favorites, M. Parquet prit sa canne, son chapeau, et alla, par les jardins du chateau, frapper ¨¤ la porte vitr¨¦e de l'appartement de Fiamma. Elle ¨¦tait en pri¨¨res et paraissait fort agit¨¦e. Elle tressaillit en entendant un bruit de pas sous sa fen¨ºtre; mais en reconnaissant la voix de son sigisb¨¦, elle se rassura et courut lui ouvrir. Apr¨¨s un assez long exorde: ?Il faut en finir, lui dit-il, Simon vous aime ¨¤ la folie; ce qui le prouve, c'est qu'il m'a demand¨¦ ma fille avant-hier, et qu'aujourd'hui il ne s'en souvient pas plus que de la premi¨¨re pomme qu'il a cueillie. Ma fille vient de lui ¨¦crire ¨¤ ce sujet. Tenez, voyez quelle lettre! et sachez comme on vous aime ici.? ?Mon bon Simon, quoique vous m'ayez reproch¨¦ l'autre jour d'¨ºtre une coquette de village, je vous dirai qu'une vraie coquette vous ¨¦crirait aujourd'hui, d'un petit ton sec, qu'elle ne vous aime pas et qu'elle d¨¦daigne vos propositions; mais ¨¤ Dieu ne plaise que je renie l'amiti¨¦ sainte que j'ai pour vous depuis que j'existe! Si je vous ¨¦cris, ce n'est pas pour sauver mon orgueil humili¨¦, c'est pour vous ¨¦pargner l'embarras de me retirer votre demande. Non, mon bon Simon! vous vous ¨ºtes tromp¨¦; vous ne m'aimez pas. Vous aimez celle que j'aime aussi de toute mon ame. Nous allons r¨¦unir nos efforts, mon p¨¨re et moi, pour qu'elle renonce au couvent. Tout le d¨¦sir de mon coeur serait de vivre entre vous deux, ¨¤ condition que vous reporteriez une partie de votre amiti¨¦ pour moi sur le mari que j'ai choisi et ¨¤ qui je commanderai de vous ch¨¦rir et de vous estimer. Ella lo sa, comme dit quelqu'un. Adieu, Simon. Votre soeur, BONNE.? --Laissez-moi baiser cette lettre, dit Fiamma, non ¨¤ cause de ce qu'elle croit produire, mais ¨¤ cause de la saintet¨¦ du coeur de celle qui l'a ¨¦crite. Ah! Parquet, c'est bien l¨¤ votre fille!... Mais ne vous abusez pas, mon ami; je ne peux pas ¨¦pouser Simon. Il n'y faut pas songer. --Oh! cette fois, je n'y renoncerai pas ais¨¦ment, r¨¦pliqua Parquet; car c'est la derni¨¨re tentative que je ferai. Si je ne r¨¦ussis pas, vous dis-je, c'est une affaire finie. Mais je vous avertis, Fiamma, que je ne sortirai pas d'ici sans vous avoir confess¨¦e, et que vous me direz votre secret, ou je l'irai demander ¨¤ votre p¨¨re, ¨¤ votre belle-m¨¨re, ¨¤ vos deux petits fr¨¨res, ¨¤ l'univers entier. --Taisez-vous, mon sigisb¨¦; ne parlez pas si haut. Vous n'aurez mon secret qu'avec ma vie, et cependant ma vie est aussi pure devant Dieu et devant les hommes que celle de votre fille ch¨¦rie. En outre, sachez que mon secret importe peu maintenant ¨¤ mes projets de solitude. Mon p¨¨re a lev¨¦ tous mes scrupules par son mariage et la naissance de ses deux jumeaux, qui, Dieu merci! se portent bien et seront peut-¨ºtre suivis de beaucoup d'autres. Maintenant, si je ne me marie pas, je vais vous dire pourquoi: c'est que, jusqu'ici, je n'ai pu ¨¦pouser Simon F¨¦line, et que maintenant je ne peux pas en ¨¦pouser d'autre. --Il faut parler cat¨¦goriquement. Pourquoi ne pouviez-vous pas ¨¦pouser F¨¦line? --Parce qu'il n'avait rien. --Singuli¨¨re r¨¦ponse dans votre bouche! Et maintenant, pourquoi ne pouvez-vous pas en ¨¦pouser un autre? --Parce que je le pr¨¦f¨¨re ¨¤ tout autre. --Bon, ceci est mieux. Eh bien! pourquoi ne pouvez-vous pas l'¨¦pouser maintenant? --Parce qu'il est riche. --Oh! ma foi, je m'y perds! Je ne suis pas le sphinx, et cependant je vais me casser la t¨ºte contre les murs si vous ne parlez autrement. --Eh bien! je vais m'expliquer mieux. Sachez que, par une raison qu'il m'est impossible de vous dire, j'ai renonc¨¦ volontairement ¨¤ jamais rien recevoir de mon p¨¨re tant qu'il vivra; et j'aurais beaucoup h¨¦sit¨¦, m¨ºme apr¨¨s sa mort, ¨¤ accepter son h¨¦ritage, si aujourd'hui je ne voyais son h¨¦ritage report¨¦ en majeure partie sur une famille de son choix. --Quelle chose ¨¦trange! et pourquoi cela? --C'est l¨¤ ce que je ne vous dirai pas; mon p¨¨re ignorait cette r¨¦solution, et j'ai des raisons pour la lui cacher. --En v¨¦rit¨¦? --En v¨¦rit¨¦; il ignore encore que j'ai fait voeu de pauvret¨¦ en entrant dans l'age de raison. --Bon Dieu! c'est donc une affaire de d¨¦votion? un voeu de pauvret¨¦, de chastet¨¦... Ah! pour le voeu d'humilit¨¦, dogaresse, vous y avez manqu¨¦ souvent! --C'est possible, r¨¦pondit Fiamma en souriant, mais ¨¦coutez-moi. Conduite par lui dans le monde, destin¨¦e ¨¤ faire un mariage d'argent ou de convenance, il fallait, ou apporter de l'argent, et je n'en voulais pas recevoir de mon p¨¨re; ou en trouver, et je n'en voulais pas recevoir de mon mari. Je ne me souciais, vous le concevrez ais¨¦ment, ni d'un jeune homme qui m'e?t prise ¨¤ la condition d'une fortune que je ne pouvais accepter, ni d'un vieillard qui e?t daign¨¦ me donner la sienne en apprenant que je n'avais rien... et puis, pour refuser cette dot, il e?t fallu laisser deviner mes motifs ¨¤ mon p¨¨re, et c'est l¨¤ ce que je craignais plus que la mort. --Hum! dit Parquet, pensez-vous bien qu'un renard aussi madr¨¦ ait pu vivre aupr¨¨s d'un secret o¨´ son argent jouait un r?le sans le d¨¦couvrir? --J'esp¨¨re que oui; mais quand m¨ºme je saurais qu'il en est inform¨¦, j'aimerais mieux mourir que de m'en expliquer avec lui. Il est certaines choses qu'il ne dirait pas devant moi sans que... mais ne divaguons pas, Parquet; r¨¦fl¨¦chissez en outre que je ne pouvais pas m'assurer d'un mari qui respecterait mes scrupules, et qui n'accepterait pas tout d'abord la dot que mon p¨¨re e?t offerte. --Sans doute, mais Simon F¨¦line pourtant... --Simon F¨¦line ¨¦tait le seul homme de la terre qui m'e?t inspir¨¦ cette confiance; mais, outre les difficult¨¦s que mon p¨¨re e?t faites et ferait encore pour accepter l'alliance d'un fils de laboureur, F¨¦line, n'ayant rien, ne pouvait se charger d'une famille avant d'avoir un ¨¦tat bien assur¨¦. --Et, cet ¨¦tat une fois bien assur¨¦, ne songeates-vous pas qu'il serait possible de lever les autres difficult¨¦s? votre p¨¨re n'e?t-il pas d¨¦rog¨¦ un peu devant la consid¨¦ration de ne point vous donner de dot? --Je ne le pense pas. Il ¨¦tait pr¨¦occup¨¦ alors de la fantaisie d'avoir des places et des honneurs, et rien de ce qui e?t pu lui faire perdre les faveurs de la cour ne lui e?t sembl¨¦ admissible. --Mais, que diable! une fille majeure... --Parquet, je dois plus de respect ext¨¦rieur ¨¤ la volont¨¦ de M. de Foug¨¨res que si j'¨¦tais avec lui dans des termes ordinaires. Je suis d¨¦positaire d'un secret plus sacr¨¦ que mon bonheur et que ma vie, et tout ce qui pourrait amener un ¨¦clat entre lui et moi m'est plus d¨¦fendu et plus impossible que si toutes les lois de la terre s'y opposaient. --¨¦trange, ¨¦trange! dit Parquet en se frappant le front; mais, lorsque votre p¨¨re se maria, il avait renonc¨¦ ¨¤ son ambition administrative; car il ne prit une femme qu'en d¨¦sespoir de cause: nous le savons, quoi qu'il en dise. Il e?t pu entendre raison pour votre mariage avec Simon, si vous m'eussiez charg¨¦ de cela. Simon ¨¦tait d¨¦j¨¤ ¨¤ flot, moins qu'aujourd'hui, il est vrai, mais assez pour voguer avec vous. --Non, mon ami, vous vous trompez. J'ai mieux compris que vous la position de Simon. Je l'ai examin¨¦e avec plus d'attention et de sollicitude, quoique vous n'en ayez pas manqu¨¦; j'ai vu que Simon n'¨¦tait pas seulement un homme de talent, j'ai vu qu'il ¨¦tait un homme de g¨¦nie, et qu'il avait le champ pr¨¦cieux de son avenir ¨¤ cultiver avec soin. Sa tendresse pour moi, les soins du m¨¦nage, les soucis de famille qui paralysent les plus belles facult¨¦s, eussent g¨ºn¨¦ son essor... --Non, vous vous trompez, Fiamma, je vous jure; tout cela pour vous, et avec vous, l'e?t fait marcher plus vite. --Je ne le pensai pas, et je n'en juge pas encore ainsi. Ma pr¨¦sence lui devenait funeste; je m'¨¦loignai. Ajoutez ¨¤ toutes ces raisons que revenir en sa faveur sur une r¨¦solution tellement annonc¨¦e depuis longtemps, arracher de force un ¨¦poux aux entraves que des dispositions fortuites de la soci¨¦t¨¦ pla?aient en dehors de ma sph¨¨re, quereller mon p¨¨re, risquer mon secret, faire du scandale, remplir la province de mon nom sans ¨ºtre assur¨¦e du succ¨¨s, suffisait pour m'emp¨ºcher de le tenter, moi, fi¨¨re au point de ne pas souffrir seulement qu'on me connaisse assez pour savoir quelle langue je parle. --Mais maintenant qu'allons-nous faire? --Maintenant, nous resterons comme nous sommes. Simon est riche, et bient?t Simon sera puissant, avec la r¨¦volution qui se pr¨¦pare en France. Moi, je n'ai rien; je ne peux plus vouloir d'un ¨¦poux qui m'enrichirait du fruit de son travail, quand moi, par un caprice inexplicable, je renoncerais ¨¤ ma dot. --Oh! si c'est l¨¤ tout, c'est peu de chose. 1o Simon F¨¦line se soucie fort peu de votre dot, je crois qu'il sera charm¨¦ de ne pas avoir ¨¤ compter avec votre p¨¨re; 2o quant ¨¤ vos scrupules de fiert¨¦, j'esp¨¨re qu'il saura bien les lever; 3o je sais une chose que vous ne savez pas, et qui va singuli¨¨rement amener ¨¤ vous M. le comte. Je ne r¨¦pondrais pas qu'avant deux jours je n'en fisse un agneau. --Que voulez-vous dire? --Eh! cela c'est mon secret, ¨¤ moi aussi, et je le garde. Maintenant je me retire, et vous me permettez d'emporter quelque espoir? --Oh! surtout gardez-vous de mettre de nouvelles chim¨¨res dans l'esprit de ce jeune homme. --Vous ne l'aimez donc pas? --Vous me faites une question ¨¤ laquelle je ne r¨¦pondrais pas affirmativement quand m¨ºme j'aurais dans le coeur la plus belle passion de roman qui ait jamais ¨¦t¨¦ invent¨¦e. --Je ne vous demande pas de me dire si vous l'aimez. Seulement, si vous ne l'aimez pas, dites-le, afin que je ne prenne pas une peine inutile... Allons, parlez: dites que vous ne l'aimez, pas!...? De nouveaux coups se firent entendre ¨¤ la porte vitr¨¦e, et Bonne parut toute tremblante. ?Mon p¨¨re! ma Fiamma! s'¨¦cria-t-elle, Simon a disparu. Madame F¨¦line est gravement indispos¨¦e; elle a le d¨¦lire. Je ne sais que faire pour la calmer; elle demande son fils, elle demande sa fille Fiamma. Venez la voir et m'aider ¨¤ la soigner.? Les trois amis se pr¨¦cipit¨¨rent vers la demeure de F¨¦line. La vieille femme ¨¦tait assise sur son lit et parlait toute seule avec force. ?O mon Dieu! voil¨¤ comme ¨¦tait ma m¨¨re mourante, dit Fiamma d'une voix ¨¦touff¨¦e en pressant le bras de Parquet. Je n'aurai pas la force de voir cela. Le d¨¦lire me gagne. Oh! le secret... l'heure fatale... la nuit... la mort!... Laissez-moi m'enfuir, mes amis! --Au nom du ciel! prenez courage, mon enfant, dit M. Parquet. Voici madame F¨¦line qui vous a reconnue. Elle se calme; elle avance les bras vers vous pour vous saisir. Approchez, surmontez l'horreur de vos souvenirs. --Oui, vous avez raison, dit Fiamma; manquer de force ici serait un crime.? Elle s'approcha du lit et couvrit de baisers la main de Jeanne. ?O mon enfant, lui dit la vieille femme, pourquoi avez-vous pris cette terrible nuit pour vous marier? C'est l'anniversaire des fun¨¦railles de mon fr¨¨re le cur¨¦, un ange qui est retourn¨¦ au ciel, et dont il e?t fallu respecter la m¨¦moire. C'est un jour de deuil, et non pas un jour de f¨ºte. Mais Simon ¨¦tait si press¨¦ d'aller ¨¤ l'¨¦glise! Jamais je n'ai pu l'en emp¨ºcher; je l'ai appel¨¦ par toute la maison. Il est parti sans moi, sans sa vieille m¨¨re, pour une c¨¦r¨¦monie comme celle-l¨¤! Vous le rendez fou, ma mignonne. Dites-moi, le cur¨¦ vous a-t-il encens¨¦e? Vous en ¨ºtes digne autant que fille d'¨¨ve peut l'¨ºtre. Ma Fiamma, ma Ruth bien-aim¨¦e, mais o¨´ est mon fils? il est donc rest¨¦ ¨¤ l'¨¦glise? Oh! n'entends-je pas le cri de la duchesse? Elle chante les fun¨¦railles de mon pauvre fr¨¨re. Vous les avez oubli¨¦es, vous autres; vous avez fait sonner les cloches de la joie; et moi je pleure...? Elle fondit en larmes comme un enfant; puis elle s'endormit au milieu des caresses de Bonne et de Fiamma. Le jeune m¨¦decin amoureux de Bonne, et qu'elle avait fait appeler, arriva, et lui trouva un simple mouvement de fi¨¨vre, qui se calmait de moment en moment. Seulement, elle se r¨¦veillait parfois pour dire ¨¤ l'oreille de Fiamma: ?Simon est all¨¦ ¨¤ l'¨¦glise. Pourquoi Simon ne revient-il pas?? Ces paroles frapp¨¨rent Fiamma. Elle commen?a ¨¤ concevoir de l'inqui¨¦tude pour son ami, et, ne partageant pas l'opinion o¨´ l'on ¨¦tait que Simon f?t retourn¨¦ ¨¤ Gu¨¦ret la veille au soir, elle s'esquiva pour monter dans sa chambre. Tout y ¨¦tait dans le plus grand d¨¦sordre, le lit d¨¦fait, les v¨ºtements ¨¦pars: cette nuit avait d? ¨ºtre terrible pour Simon. Alors, laissant ses amis aupr¨¨s de Jeanne, et pouss¨¦e machinalement par les paroles qu'elle lui avait entendu r¨¦p¨¦ter dans son d¨¦lire, elle courut ¨¤ l'¨¦glise. Elle la trouva ferm¨¦e, d¨¦serte aux alentours. Seulement un chien qui hurlait ¨¤ la lune, devant le porche reblanchi, lui causa une impression de terreur superstitieuse. En cherchant au hasard o¨´ elle dirigerait ses pas, le sentier qui menait ¨¤ la tour de la Duchesse s'offrit ¨¤ elle, et elle s'y jeta en courant, appel¨¦e par une sorte de divination. L'horloge sonna trois heures du matin, lorsque Fiamma, au milieu de la ros¨¦e, et ¨¤ la lueur de la lune qui s'abaissait vers l'horizon, tandis que le cr¨¦puscule commen?ait ¨¤ para?tre, atteignit les ruines du petit fort. Elle appela Simon. Un cri ¨¦touff¨¦ lui r¨¦pondit, et aussit?t la figure pale de son amant sortit du milieu des ruines. Il avait l'air si sombre que Fiamma en eut peur, elle qui n'avait peur de rien au monde. ?C'est vous! s'¨¦cria-t-il; que venez-vous faire ici? Que voulez-vous de moi? N'¨ºtes-vous pas lasse de me tuer? Faut-il que je vous aide? Avez-vous apport¨¦ le fer ou le poison? ¨ºtes-vous un spectre ou une femme? Pourquoi vous ¨ºtes-vous empar¨¦e de toute ma vie? Pourquoi m'?tez-vous le pr¨¦sent et l'avenir? Pourquoi ¨ºtes-vous revenue? J'allais gu¨¦rir peut-¨ºtre, et maintenant je suis perdu. --Simon, vous ¨ºtes dans le d¨¦lire, r¨¦pondit-elle en voulant lui prendre la main. --Laissez-moi, s'¨¦cria-t-il en la repoussant; ne me touchez pas, je suis capable de vous tuer!... Vous ¨ºtes ma damnation, vous ¨ºtes l'enfer qui me consume! Savez-vous ce que vous faites de moi? un fou et un lache!... Allez demander ¨¤ Bonne Parquet ce que je lui ai dit avant-hier, et demandez-moi ce que je vais lui dire aujourd'hui. Tout mon sang ne pourra laver l'insulte faite aux cheveux blancs de son p¨¨re; son p¨¨re! mon plus ancien ami, mon bienfaiteur, mon p¨¨re aussi ¨¤ moi; car je lui dois tout. Sans lui, je serais retourn¨¦ ¨¤ la charrue et j'y serais rest¨¦. Oh! il est vrai que je ne vous aurais pas connue, ou que je n'eusse jamais song¨¦ ¨¤ vous aimer. Et ce v¨¦n¨¦rable pr¨ºtre, qui m'a b¨¦ni le jour de ma naissance en me disant: ?Suis la noble profession de tes p¨¨res; ouvre de ton bras un sillon p¨¦nible; connais la mis¨¨re, et, avec elle, la r¨¦signation!? ce fr¨¨re de ma m¨¨re, dont la cloche va sonner la comm¨¦moration fun¨¦raire au lever du jour, il ne serait pas l¨¤ autour de moi, depuis le lever de la lune pour me reprocher ma faute, pour me dire: ?Tu vas faire une infamie;? et cependant j'aimerais mieux souffrir mille morts et me laisser enterrer sous la boue que de remettre les pieds dans la maison o¨´ est la fille que j'ai outrag¨¦e. Dis-moi, Fiamma, connais-tu un moyen pour faire une trahison sans se d¨¦shonorer? --Simon, calmez-vous, r¨¦pondit-elle en lui prenant les mains de force, rappelez-vous qui vous ¨ºtes et ¨¤ qui vous parlez. Regardez-moi, moi! vous dis-je; ne me reconnaissez-vous pas? --Oh! je te reconnais! dit Simon en tombant ¨¤ genoux avec une autre expression d'¨¦garement dans les yeux; tu es l'¨¦toile du matin, toujours blanche; l'¨¦toile des mers, dont aucun nuage ne peut ternir l'¨¦clat! Tu es tout ce que j'aime, tout ce que j'aimerai sur la terre. --Simon, au nom du ciel! revenez ¨¤ la raison, lui dit-elle. Vos douleurs ne sont pas fond¨¦es; vous n'avez pas outrag¨¦ vos amis. J'ai l¨¤ une lettre de Bonne pour vous; je ne devrais peut-¨ºtre pas me charger de vous la remettre, mais je vous vois si agit¨¦... --Quelle lettre? Que peut-elle m'¨¦crire? Charge-t-elle son amant de me tuer? Oh! ¨¤ la bonne heure! Si je pouvais lui donner ma vie, au lieu de mon coeur qui ne m'appartient pas! --Bonne vous rend votre promesse et s'engage ailleurs; elle vous aime toujours; vous ¨ºtes toujours, apr¨¨s elle, ce que son p¨¨re aime le mieux au monde. M'entendez-vous, me comprenez-vous, Simon? --Je vous entends, et je ne sais pas si c'est un r¨ºve. O¨´ sommes-nous? Comment ¨ºtes-vous venue ici? Oh! certainement je r¨ºve.? Il mit ses deux mains sur son visage et resta ab?m¨¦ dans une r¨ºverie profonde. Fiamma, ne sachant comment le ramener ¨¤ la raison et l'arracher ¨¤ cet ¨¦tat violent qui lui d¨¦chirait l'ame, oubliant dans cet ¨¦tat d'agitation toute la r¨¦serve de son caract¨¨re, et subissant l'effet du d¨¦lire qu'elle venait de contempler deux fois dans quelques heures, jeta ses bras autour du cou de Simon et fondit en larmes. ?O mon Dieu! que vous ai-je fait? s'¨¦cria-t-elle, et pourquoi ne me reconnaissez-vous plus? Pourquoi ne m'aimez-vous plus? Pourquoi m'avez-vous maudite? Est-ce que vous allez mourir comme ma m¨¨re, en m'¨¦loignant de vous, en me criant: ?Ote-toi de l¨¤, ma honte! ?te-toi de l¨¤ mon crime!? H¨¦las! je n'ai jamais fait de mal ¨¤ personne, et tout ce que j'aime me repousse, tout ce que j'aime meurt dans les convulsions, en me disant que c'est moi qui suis le p¨¦ch¨¦ et la mort! ? En parlant ainsi, elle se laissa tomber des bras de Simon sur la pierre couverte de mousse; et, cachant son visage sous les tresses ¨¦parses de ses cheveux noirs, elle ¨¦clata en sanglots. Pleurer ¨¦tait une chose aussi rare que violente pour Fiamma. Simon sortit comme d'un profond sommeil en entendant les accents de douleur de cette voix ch¨¦rie; sans comprendre ce qu'elle disait, il l'¨¦couta; il la vit par terre, ab?m¨¦e dans ses larmes, couverte de la pluie glac¨¦e du matin. Il jeta un cri de surprise, et, la saisissant dans ses bras, il la pressa contre son coeur en l'appelant des plus doux noms, et en r¨¦chauffant de baisers sa belle chevelure et ses mains humides. Peu ¨¤ peu ils se reconnurent, et, revenus ¨¤ eux-m¨ºmes, ils n'eurent pas la force de d¨¦tacher leurs bras enlac¨¦s et leurs l¨¨vres unies; ils se dirent tout ce que, depuis cinq ans, ils renfermaient dans leur ame avec l'h¨¦ro?sme de la vertu. Fiamma savait bien tout ce que Simon avait souffert; mais tout ce qu'elle lui apprit ¨¦tait si nouveau pour lui qu'il faillit mourir de joie. ?Comment n'en ¨¦tais-tu pas s?r? lui dit-elle; comment n'as-tu pas vu dans toute ma conduite que, malgr¨¦ le peu d'espoir que je m'¨¦tais permis, tous mes d¨¦sirs, tous mes efforts ont tendu ¨¤ t'¨¦lever jusqu'¨¤ moi et ¨¤ me conserver pour toi? H¨¦las! qu'est-ce que je fais aujourd'hui qu'il y a encore tant d'obstacles, et pourquoi ai-je la confiance de te d¨¦voiler les secrets de mon ame, moi pour qui les ¨¦panchements ont toujours ¨¦t¨¦ des crimes, et qui en commets sans doute un ¨¤ l'heure qu'il est, en te donnant des esp¨¦rances que je ne pourrai peut-¨ºtre pas r¨¦aliser? --O ma soeur! ? ma femme! s'¨¦cria Simon, ne parle pas d'obstacles. Dis-moi que tu m'aimes, dis-moi que c'est de l'amour que tu as pour moi depuis cinq ans... Non, ne dis pas cela, je ne le m¨¦rite pas; dis que c'est de l'amour que tu as maintenant. C'est encore un bonheur et une gloire ¨¤ rendre le ciel jaloux. Dis-moi que tu savais que je t'aimais et que tu le voulais, et que tu ne m'as ni oubli¨¦ ni d¨¦sh¨¦rit¨¦ de ta tendresse, et laisse-moi faire le reste. Quoi que ce soit au monde, je l¨¨verai cet obstacle comme une paille. Est-il quelque chose d'impossible ¨¤ un amour pareil au mien, ¨¤ une joie comme celle que j'¨¦prouve? Laisse-moi me mettre ¨¤ genoux devant toi et baiser l'herbe que foule ton pied. O Fiamma! c'est ici que je t'ai vue pour la premi¨¨re fois. Le soleil se couchait dans toute sa magnificence; il t'embrasait de sa beaut¨¦, il t'inondait de ses reflets ardents. Tu ¨¦tais si belle que tu me fis peur. Je ne croyais point aux anges; je te pris pour un d¨¦mon. J'¨¦tais si troubl¨¦ que je te vis ¨¤ peine. Un nuage t'enveloppait, et tes yeux seuls t'illuminaient de leurs ¨¦clairs. Il me sembla ensuite que je ne te voyais pas pour la premi¨¨re fois, que je t'avais d¨¦j¨¤ vue quelque part, dans mes r¨ºves peut-¨ºtre. Souvenir de la tombe ou r¨¦v¨¦lation de l'autre vie, tu ¨¦tais ma soeur. J'avais ce type de grandeur et de beaut¨¦ devant les yeux depuis que je songeais ¨¤ la beaut¨¦ et ¨¤ la grandeur. Et cependant tu m'¨¦pouvantais par l'air d'autorit¨¦ surhumaine avec lequel tu semblais dire: ?Je suis ton ma?tre et ton Dieu; mets-toi ¨¤ genoux et commence ¨¤ m'adorer, car c'est ta destin¨¦e.? Mais quand je te rencontrai ensuite couverte de ce sang que j'ai encore sur les l¨¨vres, je tombai ¨¤ tes pieds, je te rendis hommage sans h¨¦siter, sans comprendre ce que je faisais. O Fiamma! si tu savais quel amour furieux cette goutte de ton sang m'a inocul¨¦!? Ils auraient oubli¨¦ la marche des heures sans un incident que le hasard, toujours po¨¦tique en faveur des amants, fit na?tre au milieu de leur entretien passionn¨¦. L'oiseau de nuit qui faisait sa ronde autour des ruines, apercevant les premi¨¨res clart¨¦s du soleil, s'envola ¨¦pouvant¨¦ vers la tour qui lui servait de retraite. Ses yeux myopes, d¨¦j¨¤ troubl¨¦s par l'¨¦clat du jour, ne distingu¨¨rent pas le couple assis au pied de sa demeure, et il effleura leurs fronts de son aile en poussant un long cri d'alarme. ?C'est la duchesse! dit Simon en se levant, c'est son dernier cri du matin; c'est l'heure et le jour o¨´ l'abb¨¦ F¨¦line, le v¨¦n¨¦rable fr¨¨re de ma m¨¨re, a rendu son ame au Seigneur. Fiamma, tous les hommes ont coutume de se glorifier du m¨¦rite de leurs anc¨ºtres ou de leurs parents. Ce n'est pas l¨¤ un pr¨¦jug¨¦, je le sens ¨¤ la force morale et aux sentiments religieux que j'ai tir¨¦s toute ma vie du souvenir de ce bon pr¨ºtre. C'est l¨¤ l'humble gloire de mon humble famille. Je l'ai invoqu¨¦e toutes les fois que mes maux ont ¨¦branl¨¦ mon courage, et que j'ai craint d'offenser son ombre sacr¨¦e, toujours debout entre moi et l'attrait du mal. Jamais je n'ai laiss¨¦ ¨¦couler cette heure solennelle sans me prosterner chaque ann¨¦e, ou dans le secret de ma cellule quand j'¨¦tais loin d'ici, ou devant le modeste autel qui recevait autrefois les ferventes pri¨¨res de mon oncle. Viens avec moi, ma bien-aim¨¦e; viens t'agenouiller dans cette petite ¨¦glise dont il fut le l¨¦vite assidu, et o¨´ jamais il n'entra sans avoir le coeur et les mains pures. Ce n'est pas pour lui qu'il faut prier, c'est pour nous-m¨ºmes, afin que les imp¨¦rissables sympathies de son ame immortelle descendent sur nous, afin que l'¨¦mulation de ses vertus nous rende semblables ¨¤ lui, afin aussi que Dieu, qui lui accorda de bonne heure le ciel, son seul amour, b¨¦nisse notre amour qui, pour nous, est le ciel.? Les deux amants, appuy¨¦s l'un sur l'autre, descendirent le sentier et se rendirent ¨¤ l'¨¦glise du village, o¨´ ils pri¨¨rent avec enthousiasme. Simon avait un profond sentiment de la perfection de la Divinit¨¦ et de l'immortalit¨¦ de l'ame. Fiamma, Italienne et femme, ¨¦tait franchement catholique. Pour n'¨ºtre point remarqu¨¦s par le grand nombre de villageoises et de vieillards des deux sexes qui venaient r¨¦guli¨¨rement dire, ce jour-l¨¤, les pri¨¨res des morts pour l'abb¨¦ F¨¦line, ils avaient travers¨¦ les ombrages du cimeti¨¨re, et ils mont¨¨rent ¨¤ la trav¨¦e par la petite porte de la sacristie. Cette fois, Fiamma prit place dans la tribune seigneuriale; Simon ¨¦tait ¨¤ ses c?t¨¦s. Un rideau rouge les cachait ¨¤ tout autre regard que celui des anges gardiens du saint lieu. Par une fente de ce rideau, Simon vit l'autel ¨¦tinceler aux rayons empourpr¨¦s du matin. Tout ¨¦tait pr¨ºt pour le service fun¨¨bre qui devait ¨ºtre c¨¦l¨¦br¨¦ ¨¤ midi. La pi¨¦t¨¦ de Bonne s'¨¦tait occup¨¦e la veille de ces saints devoirs en remplacement de Jeanne, qui, pour la premi¨¨re fois, n'en avait pas eu la force. Le drap mortuaire, avec sa grande croix d'argent, ¨¦tait ¨¦tendu sur le c¨¦notaphe et sem¨¦ de violettes printani¨¨res. Des lis sans tache, m¨ºl¨¦s ¨¤ des branches de cypr¨¨s fra?chement coup¨¦es, embaumaient le choeur. Les oiseaux chantaient et voltigeaient autour des fen¨ºtres entr'ouvertes, devant lesquelles on voyait se balancer les branches des arbres ¨¦mus par la brise matinale. A l'int¨¦rieur r¨¦gnait un religieux silence, interrompu seulement de temps ¨¤ autre par les pas in¨¦gaux d'un vieillard qui entrait avec pr¨¦caution, ou par le cri d'un enfant que sa m¨¨re allaitait en priant. ?O mon amie! dit Simon ¨¤ l'oreille de sa fianc¨¦e, quel charme indicible votre pr¨¦sence r¨¦pand sur cette heure ordinairement si m¨¦lancolique dans ma vie! Quelle promesse de bonheur m'apporte-t-elle donc pour que l'aspect d'un cercueil et le souvenir d'un mort fassent na?tre en moi des id¨¦es si suaves et un charme si d¨¦licieux? --Tout est beau et serein dans la mort du juste, lui r¨¦pondit Fiamma; son d¨¦part cause des larmes, mais son souvenir laisse l'esp¨¦rance et la consolation sur la terre.? XVI. Fiamma sortit la premi¨¨re de l'¨¦glise; elle n'avait point os¨¦ dire ¨¤ Simon l'indisposition de sa m¨¨re, et elle voulait avoir de ses nouvelles par elle-m¨ºme avant de rentrer au chateau. Elle la trouva dormant d'un sommeil paisible. Ne se sentant pas la force d'aller ¨¤ l'¨¦glise, Jeanne avait fait mettre son livre de pri¨¨res et son crucifix sur son lit. Le psautier ¨¦tait ouvert au De profundis, et le rosaire ¨¦tait enlac¨¦ aux mains jointes de la vieille femme, qui s'¨¦tait doucement assoupie en s'entretenant avec l'ame de son fr¨¨re. Bonne travaillait aupr¨¨s d'elle. Fiamma baisa le front rid¨¦ de Jeanne sans l'¨¦veiller, et pressa Bonne contre son coeur. Celle-ci vit bien, ¨¤ l'¨¦motion de son amie, qu'il s'¨¦tait pass¨¦ quelque chose d'extraordinaire. Elle voulut la suivre sur le seuil de la chaumi¨¨re et l'interroger. Mais il n'y a rien de si pudique que le sentiment de l'amour. Fiamma s'enfuit en mettant son doigt sur sa bouche, comme si le sommeil de madame F¨¦line e?t ¨¦t¨¦ la seule cause de sa r¨¦serve. Bient?t Simon rentra. Il s'inqui¨¦tait de ne pas voir arriver ¨¤ l'¨¦glise sa m¨¨re toujours si matinale et si exacte surtout pour cette comm¨¦moration. Il s'effraya encore plus en la voyant couch¨¦e; mais Bonne le rassura, et ils se mirent ¨¤ causer ¨¤ voix basse. Bonne ¨¦tait curieuse, non des sottes pu¨¦rilit¨¦s de la vie, mais de tout ce qui int¨¦ressait son coeur aimant. Sa noble conduite r¨¦clamait toute la confiance de Simon. Il lui ouvrit son ame, lui avoua sa joie et ses esp¨¦rances, et lui dit que c'¨¦tait ¨¤ elle qu'il devait son bonheur. Cette derni¨¨re parole acheva de consoler Bonne de son sacrifice, et, d¨¨s qu'elle fut bien assur¨¦e que l'amour de Simon ¨¦tait pay¨¦ de retour, elle sentit dans son coeur le m¨ºme calme et le m¨ºme d¨¦sint¨¦ressement qu'elle aurait eus si F¨¦line e?t ¨¦t¨¦ son fr¨¨re. Dans l'apr¨¨s-midi, Simon alla trouver M. Parquet au sortir de l'office. Jusqu'au dernier coup de la cloche, le bon avou¨¦ s'¨¦tait livr¨¦ au sommeil, et, sans le pieux devoir qu'il avait ¨¤ remplir envers son d¨¦funt ami, il d¨¦clarait qu'apr¨¨s une nuit si remplie d'¨¦motions il ne se f?t pas sit?t arrach¨¦ aux caresses de Morph¨¦e. ?Mon ami, lui dit son filleul, je viens vous d¨¦clarer qu'il faut que vous arrangiez ¨¤ tout prix mon mariage. --Oh! oh! d¨¦cid¨¦ment? dit M. Parquet, qui n'avait pas revu sa fille dans la journ¨¦e. Il y a pourtant des r¨¦flexions ¨¤ vous soumettre encore. J'ai parl¨¦ de vous ¨¤ mademoiselle de Foug¨¨res. --Et moi aussi, mon ami, je lui ai parl¨¦. --Ah! et elle vous a ?t¨¦ tout espoir? Alors je d¨¦sesp¨¨re moi-m¨ºme... --Non, mon cher Parquet, ne d¨¦sesp¨¦rez pas, elle m'aime. --Elle vous l'a dit? Je le savais, moi, mais je ne croyais pas qu'elle vous ¨¦pouserait. Du moment qu'elle vous l'a dit, elle consent ¨¤ vous ¨¦pouser; car c'est une fille qui ne se laisse pas entra?ner par la passion. Tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait est le r¨¦sultat d'une volont¨¦ arr¨ºt¨¦e. Ainsi, ce n'est pas Bonne que vous venez me demander, c'est Fiamma? --Oui, mon p¨¨re. --Tu as raison de m'appeler ainsi; je ne cesserai jamais de te regarder comme mon fils. Attends-moi donc ici, je vais et je reviens. --Mais o¨´ donc courez-vous si vite? --Chez M. de Foug¨¨res. --C'est vous presser beaucoup. Avez-vous r¨¦fl¨¦chi ¨¤ cette premi¨¨re d¨¦marche? Avez-vous consult¨¦ Fiamma sur le moyen d'obtenir le consentement de son p¨¨re sans blesser la prudence et sans ajouter de nouveaux obstacles ¨¤ ceux qui existent d¨¦j¨¤? --Et quels sont-ils, ces obstacles? --Je les ignore, mais je pr¨¦sume que c'est la vanit¨¦ nobiliaire du comte. --Si c'est l¨¤ tout, j'ai ton affaire dans ma poche. --Comment? --Il suffit. Fiamma t'a-t-elle dit son grand secret? --Non, en v¨¦rit¨¦. --Alors je ne sais ce que je fais ni o¨´ je marche. Cette fille a une t¨ºte de fer, et nous ne la tenons pas encore. Voyons, que t'a-t-elle promis? --Rien. Mais elle m'aime. --Eh bien! alors il faut agir sans elle. Il y a dans son ame quelque scrupule, quelque terreur qu'il faut vaincre. Elle ne veut pas de dot, et tu es riche: voil¨¤, je crois, son objection. --Et moi, si elle a une dot, je ne veux pas d'elle. Voici la mienne. --Bon! dit l'avou¨¦, c'est ainsi que je l'entends. Allons, ma canne, o¨´ l'ai-je pos¨¦e? et mon chapeau? --O¨´ allez-vous donc de ce pas, mon p¨¨re? dit Bonne, qui rentrait en cet instant. --Au chateau. --Alors remettez-donc votre habit neuf que vous venez de quitter. --Non pas; ce serait faire trop d'honneur ¨¤ cet avaricieux. --Comment! vous allez au chateau avec cet habit trou¨¦ qui ne vous sert qu'au jardinage? --Sans nul doute, et avec mes sabots encore! Crois-tu pas que je vais m'attifer pour un Foug¨¨res? --Mais sa femme? On doit des ¨¦gards aux dames. --Sa femme? Elle me trouvera encore trop bien. --Je vous assure, mon p¨¨re, que vous avez tort. J'ai trouv¨¦ hier M. le comte bien froid pour vous. Vous perdrez sa client¨¨le, vous verrez cela. Et puis en vous voyant si malpropre, cette dame va penser que je suis une paresseuse, une fille sans coeur, qui ne songe qu'¨¤ sa toilette et qui ne soigne pas celle de son p¨¨re. --Je ne perdrai la client¨¨le de personne, r¨¦pondit l'avou¨¦ d'un ton superbe, et personne ne se permettra de faire de r¨¦flexions sur mon compte.? En parlant ainsi, il prit le chemin du chateau. Il y entra d'un air rogue, sans essuyer ses sabots ¨¤ la porte, ¨¤ la grande indignation des laquais. Il demanda le comte ¨¤ voix haute, p¨¦n¨¦tra dans le salon tout d'une pi¨¨ce, sans ¨ºtre annonc¨¦, faisant craquer les parquets, crachant sur les tapis et couvrant les meubles de tabac. Ces mani¨¨res bourrues, chez un homme aussi fin et aussi prudent que ma?tre Parquet, p¨¦n¨¦tr¨¨rent de terreur la jeune comtesse de Foug¨¨res, qui travaillait dans l'embrasure d'une fen¨ºtre. Au lieu d'essayer de lui faire baisser le ton, ce ¨¤ quoi elle n'e?t pas manqu¨¦ en toute autre occasion, elle l'accabla de politesses et alla elle-m¨ºme chercher son mari, afin que Parquet ne s'avisat pas de dire, comme le grand roi: J'ai failli attendre. La nouvelle comtesse de Foug¨¨res ¨¦tait une veuve de province, entendant ses int¨¦r¨ºts tout aussi bien que le comte, et tout ¨¤ fait digne d'¨ºtre sa moiti¨¦. Mais depuis quelque temps elle avait un tort grave aux yeux de M. de Foug¨¨res. Une grande partie de ses biens ¨¦tait mise en ¨¦chec par un proc¨¨s dont l'issue donnait des craintes assez fond¨¦es. ?Je vous demande un million de pardons, s'¨¦cria le comte de Foug¨¨res en entrant et en se tenant courb¨¦, afin d'avoir un air excessivement poli, sans faire trop de r¨¦v¨¦rences affect¨¦es; je vous ai fait attendre bien malgr¨¦ moi. J'ai voulu rester jusqu'¨¤ la fin de l'office et aller m¨ºme jeter ¨¤ mon tour de l'eau b¨¦nite sur la tombe de ce digne abb¨¦ F¨¦line. --Vous avez pris trop de peine, monsieur le comte, r¨¦pondit Parquet brusquement; l'abb¨¦ F¨¦line est au ciel depuis longtemps, et nous n'y sommes pas encore, nous autres. --H¨¦las! sans doute, r¨¦pliqua le comte d'un ton patelin; qui peut se croire digne d'y entrer? --Ceux-l¨¤ seuls qui m¨¦prisent les biens de la terre, reprit l'avou¨¦. Mais, voyons, monsieur le comte, je ne suis pas venu ici pour un entretien mystique; je viens vous dire que je ne puis souscrire ¨¤ votre demande. --En v¨¦rit¨¦! s'¨¦cria le comte, affectant un air constern¨¦ et une grande surprise, afin de ramener, s'il ¨¦tait possible, quelque remords dans l'ame de Parquet. --En v¨¦rit¨¦, monsieur le comte. Vous m'avez fait l¨¤ une demande injuste, et dont je ne pouvais pas ¨ºtre l'interpr¨¨te sans inconvenance et sans folie. --Vous n'avez donc pas rempli ma commission aupr¨¨s de M. F¨¦line? --Des choses de cette importance, monsieur le comte, ne se traitent pas ordinairement par ambassade, mais de puissance ¨¤ puissance. Ah! il se peut que le mot vous paraisse fort, mais il en est ainsi. Simon F¨¦line, mon filleul, le fils de la m¨¨re Jeanne, est ¨¤ cette heure une grande puissance devant laquelle les titres et les fortunes baissent pavillon; car il n'y a ni fortune ni rang sans le droit; et l'avocat en est l'organe, l'interpr¨¨te et le d¨¦fenseur...? Pr¨¦cis¨¦ment Fiamma avait pr¨ºt¨¦, quelques jours auparavant, ¨¤ M. Parquet, la com¨¦die de l'Avocat v¨¦nitien, par Goldoni: l'avou¨¦ en avait ¨¦t¨¦ si ravi qu'il en avait traduit sur-le-champ toutes les d¨¦clamations, et il en r¨¦cita plusieurs ¨¤ M. de Foug¨¨res avec une m¨¦moire impitoyable, ¨¤ titre d'improvisation. ?Eh juste ciel! r¨¦pondit le comte, tout ¨¦tourdi de son ¨¦loquence et des ¨¦clats de cette voix qui n'avait pas perdu les inflexions du pr¨¦toire, personne plus que moi, mon cher monsieur Parquet, n'admire le talent et ne le salue plus profond¨¦ment en toute occasion. M. Simon F¨¦line en particulier est l'homme dont j'admire le plus le noble caract¨¨re et les hautes facult¨¦s; ne le lui avez-vous pas dit de ma part? --Je lui ai dit tout ce qu'il convenait de lui dire. --Lui avez-vous dit combien cette affaire a d'importance pour moi, pour ma femme? Songe-t-il qu'en se chargeant des int¨¦r¨ºts de la partie adverse, il se pose l'antagoniste d'une famille honorable, et en particulier d'un homme qui l'a combl¨¦ des ¨¦gards dus ¨¤ son m¨¦rite, d'un ancien ami de sa famille, et de son digne oncle surtout; d'un homme enfin qui, s'¨¦levant au-dessus des pr¨¦jug¨¦s de sa caste et devinant le brillant avenir du jeune avocat, l'a re?u avec distinction alors que sa position dans le monde ¨¦tait encore pr¨¦caire? --La position de Simon n'a jamais ¨¦t¨¦ pr¨¦caire, permettez-moi de vous le dire, monsieur le comte: Simon est n¨¦ homme de g¨¦nie; avec cela et le moindre secours d'un ami on arrive ¨¤ tout. Ce secours ne lui a pas manqu¨¦, et, si j'y eusse fait d¨¦faut, vingt autres eussent acquitt¨¦ leur dette de reconnaissance envers cette noble famille; oui, noble, monsieur le comte: la noblesse est dans les sentiments de l'ame et non pas dans le sang des art¨¨res.? Ici M. Parquet pla?a ¨¤ propos une nouvelle d¨¦clamation qui ne fit pas moins d'effet que la premi¨¨re. ?H¨¦las! monsieur Parquet, dit le comte qui devenait plus poli ¨¤ mesure que son d¨¦pit secret et sa mortelle impatience augmentaient, vous pr¨ºchez un converti! En quoi ai-je pu blesser M. F¨¦line et lui faire croire que je ne rendais pas justice ¨¤ son m¨¦rite? M'a-t-on pr¨ºt¨¦ quelque propos inconvenant? Ai-je manqu¨¦ d'¨¦gards directement ou indirectement ¨¤ sa famille? Ma fille aurait-elle oubli¨¦, en arrivant, d'aller s'informer de la sant¨¦ de madame F¨¦line? Elles ¨¦taient fort li¨¦es ensemble autrefois, et je voyais avec plaisir des relations aussi ¨¦difiantes. Ne les ai-je pas encourag¨¦es, loin de les contrarier?... --Et pour quelle raison les eussiez-vous contrari¨¦es? C'e?t ¨¦t¨¦ une folie, une lachet¨¦ indigne d'un homme aussi ¨¦clair¨¦ et aussi d¨¦licat que vous l'¨ºtes, monsieur le comte. --Vous savez donc bien ¨¤ quel point je d¨¦daigne l'importance que mes pareils mettent ¨¤ ces vaines distinctions! Comment M. F¨¦line a-t-il pu s'imaginer que j'¨¦tais arr¨ºt¨¦, dans mon d¨¦sir de lui demander l'appui de son talent, par d'aussi sottes consid¨¦rations? --M. F¨¦line ne s'imagine rien du tout, monsieur le comte; c'est moi qui me suis imagin¨¦ une chose que je vais vous dire franchement et qui n'est pas d¨¦pourvue de raison. ¨¦coutez-moi bien. De p¨¨re en fils les Parquet ont plac¨¦ les Foug¨¨res en t¨ºte de leur client¨¨le; c'est bien. Vous avez eu une affaire, vous en avez eu deux, vous en avez eu trois; Me Simon Parquet a remu¨¦ les dossiers de M. le comte Foulon de Foug¨¨res; il a plaid¨¦ ses causes au barreau, et, soit la bont¨¦ des causes, soit le z¨¨le de l'avocat, soit l'aptitude de l'avou¨¦, M. de Foug¨¨res a gagn¨¦ trois proc¨¨s... --Je n'attribue mes victoires qu'¨¤ votre talent et ¨¤ votre z¨¨le, mon cher monsieur Parquet. --Laissez-moi dire. J'arrive ¨¤ la p¨¦rip¨¦tie, au quatri¨¨me acte (M. Parquet avait toujours le r?le d'Alberto Casaboni dans la t¨ºte), je veux dire au quatri¨¨me proc¨¨s. M. de Foug¨¨res ¨¦pouse une dame de bonne maison et passablement riche, qui lui donne deux h¨¦ritiers d'un coup et qui lui en fait esp¨¦rer d'autres. C'est le cas, sinon d'augmenter sa fortune, du moins de ne pas la laisser p¨¦ricliter. Or, il se trouve qu'une difficult¨¦ inattendue se pr¨¦sente, et que madame de Foug¨¨res, selon toute apparence, va perdre cinq cent mille francs, peut-¨ºtre plus, l¨¦gu¨¦s ¨¤ ladite dame par testament d'un sien oncle. _Dicat testator et erit lex_. Mais ledit testament ne para?t pas avoir ¨¦t¨¦ r¨¦dig¨¦ dans l'exercice d'une pleine libert¨¦ d'esprit... --Vous savez bien, monsieur Parquet, que le bon droit est du c?t¨¦... --Je ne me prononce pas, monsieur le comte, j'expose l'affaire. M. le comte de Foug¨¨res se trouve donc dans la n¨¦cessit¨¦ de s'en remettre une quatri¨¨me fois au z¨¨le et ¨¤ la loyaut¨¦ de Me Simon Parquet.? Le comte ¨¦touffa un soupir d'angoisse; M. Parquet passa ¨¤ un effet d'¨¦loquence, et dit avec un accent path¨¦tique: ?Mais Me Simon Parquet n'est plus ce robuste athl¨¨te, ce lutteur antique qui, semblable au discobole, lan?ait dans l'ar¨¨ne avec la rapidit¨¦ de la foudre un argument ¨¤ deux tranchants. Sa gloire a pali, ses tempes sont d¨¦vast¨¦es, ses dents se sont ¨¦claircies, sa faible voix (M. Parquet pronon?a ces mots d'une voix de stentor) ne porte plus, dans l'ame de ses adversaires et de ses juges, le frisson de la crainte ou les ¨¦motions de la conviction. Assis sur son si¨¨ge, comme il convient ¨¤ un sage vieillard, ¨¤ un jurisconsulte exp¨¦riment¨¦, il ne se m¨ºle plus aux luttes judiciaires; il ¨¦claire, il dirige l'avocat; mais il lui laisse savourer les vaines fum¨¦es du triomphe et recueillir les d¨¦cevantes acclamations de la foule. En un mot, il a c¨¦d¨¦ ¨¤ son filleul, ¨¤ son ami, ¨¤ son disciple, ¨¤ son fils adoptif, le c¨¦l¨¨bre avocat Simon F¨¦line, le sceptre de la parole.? M. de Foug¨¨res prit le parti d'accepter une prise de tabac d'Espagne que lui offrit Me Parquet en terminant cette p¨¦riode; celui-ci respira et reprit sur un ton de discussion sophistique: ?Il ¨¦tait simple, il ¨¦tait juste, il ¨¦tait naturel, il ¨¦tait vraisemblable, il ¨¦tait, dis-je, en quelque sorte certain, que M. le comte de Foug¨¨res, confiant ¨¤ Me Parquet la direction de ce nouveau proc¨¨s, le chargerait de demander au premier avocat de la province et ¨¤ un des premiers de la France, ¨¤ Me Simon F¨¦line, s'il lui ¨¦tait agr¨¦able de se charger de plaider sa cause. Jamais aucun des clients de Me Parquet n'avait encore manqu¨¦ ¨¤ cette marque d'estime envers le disciple bien-aim¨¦ du vieux patron, envers le trop honor¨¦ patron de l'illustre disciple; M. le comte de Foug¨¨res y a cependant manqu¨¦, et certes, ici ce n'est ni l'exacte connaissance des formes du monde, ni le sentiment exquis des convenances sociales, qui ont manqu¨¦ ¨¤ l'accus¨¦... je veux dire ¨¤ M. le comte de Foug¨¨res; ce n'est pas non plus la malice, le d¨¦cha?nement, la haine, la jalousie, le m¨¦pris; ce n'est aucune de ces passions violentes qui ont induit M. de Foug¨¨res ¨¤ faire un aussi sanglant affront ¨¤ Me Simon Parquet et ¨¤ mon client... je veux dire ¨¤ Me Simon F¨¦line. Non, messieurs, M. de Foug¨¨res est un homme recommandable ¨¤ tous ¨¦gards, exempt de passions mauvaises, incapable de m¨¦chants proc¨¦d¨¦s... --Allons, mon bon monsieur Parquet, dit le comte d'un ton caressant, esp¨¦rant faire abandonner ¨¤ son terrible antagoniste ce plaidoyer impitoyable, dans lequel il se trouvait, par une ¨¦trange inadvertance de l'orateur, jouer ¨¤ la fois le r?le du tribunal et celui de l'accus¨¦. Au fait! mon cher ami, que me reprochez-vous donc? Quelles m¨¦fiances me pr¨ºtez-vous? Pourquoi n'avez-vous pas compris que le hasard, l'¨¦loignement, des consid¨¦rations particuli¨¨res envers un avocat respectable, ancien ami de la famille de ma femme, le d¨¦sir de ma femme elle-m¨ºme, tout cela r¨¦uni, et rien autre chose que cela pourtant, m'a inspir¨¦ la malheureuse id¨¦e de charger M*** de plaider pour moi? --Ah! malheureuse est l'id¨¦e, certainement! s'¨¦cria M. Parquet en se barbouillant la face de tabac. Trois fois malheureuse est l'id¨¦e qui vous a conduit ¨¤ cette d¨¦marche! C'est une impasse, monsieur le comte, il faut y rester et attendre que la muraille tombe! M*** plaidant contre Simon F¨¦line, voyez-vous, c'est la tentative la plus ¨¦trange, la plus folle, la plus d¨¦plorable, la plus d¨¦sesp¨¦r¨¦e que la d¨¦mence ou la fatalit¨¦ puisse inspirer. O¨´ diable aviez-vous l'esprit? Pardon si je jure: l'int¨¦r¨ºt que je porte au succ¨¨s d'une affaire qui m'est confi¨¦e me fait regarder avec douleur l'avenir et le d¨¦no?ment de celle-ci. --Eh! mon Dieu! M. F¨¦line plaide donc d¨¦cid¨¦ment contre moi? On l'en a donc pri¨¦? Il y a donc consenti? Il s'y est donc engag¨¦? C'est donc irr¨¦vocable? Ah! monsieur Parquet, il n'e?t tenu qu'¨¤ vous, il ne tiendrait peut-¨ºtre qu'¨¤ vous encore de l'emp¨ºcher de prendre part ¨¤ cette lutte. Sur mon honneur, je vous jure que, s'il en ¨¦tait temps encore, si je ne craignais de faire un outrage ¨¤ l'avocat distingu¨¦ que j'ai eu l'imprudence, la maladresse de lui pr¨¦f¨¦rer, j'irais supplier M. F¨¦line d'¨ºtre mon d¨¦fenseur. Ne le pouvant pas, ne puis-je esp¨¦rer du moins qu'en raison de toutes les consid¨¦rations que j'ai fait valoir tout ¨¤ l'heure, il ne prendra pas parti contre moi? M. F¨¦line est-il ¨¤ cela pr¨¨s? Avec son immense r¨¦putation, ses larges profits, ses occupations multipli¨¦es, les mille occasions de faire sa fortune, de d¨¦ployer son talent qui se pr¨¦sentent ¨¤ lui sans cesse... --Tous les jours, ¨¤ toute heure, il n'est occup¨¦ qu'¨¤ remercier des clients et ¨¤ renvoyer des pi¨¨ces. --Eh bien! comment ne peut-il pas faire le sacrifice d'une seule affaire, lorsqu'il y va d'int¨¦r¨ºts aussi graves pour un ami? --Hum! pensa M. Parquet, M. le comte a lach¨¦ un mot bien fort, il tombe dans la nasse. Pour un ami, reprit-il, c'est beaucoup dire. Simon se moque de trois, de six, de douze affaires de plus ou de moins; mais il n'est pas insensible ¨¤ une m¨¦fiance injuste, ¨¤ des soup?ons injurieux. --Au nom du ciel! expliquez-vous enfin, s'¨¦cria le comte avec vivacit¨¦; qu'ai-je fait? qu'ai-je dit? que me reproche-t-il? --Il faut donc vous le dire? --Je vous le demande en grace, ¨¤ mains jointes. --Eh bien! je le dirai. Il y a de la politique en dessous de ces cartes-l¨¤, monsieur le comte.? Parquet vit aussit?t qu'il approchait du joint; car, malgr¨¦ toute son adresse, le comte se troubla. ?Il y a de la politique, reprit Parquet avec fermet¨¦ et abandonnant toute son emphase ironique. Vos adversaires sont des pl¨¦b¨¦iens, des ennemis particuliers et assez en vue de la puissance minist¨¦rielle. Qui a droit? Nul ne le sait encore, ni vous, ni moi, ni vos adversaires. A chance ¨¦gale, Simon aurait eu beaucoup de sympathie pour la cause des pl¨¦b¨¦iens, fort peu pour la v?tre; Simon n'aime pas les patriciens, et son opinion r¨¦publicaine vous a fait peur. Simon n'e?t peut-¨ºtre pas entrepris votre cause; c'est possible, je l'ignore. Ce qu'il y a de certain, ce dont je r¨¦ponds sur ma t¨ºte, c'est qu'au cas o¨´ il l'e?t accept¨¦e il l'e?t d¨¦fendue avec loyaut¨¦, avec force, et, j'ose le dire, il l'e?t gagn¨¦e. Mais vous avez craint un refus, ce qui est une faiblesse d'amour-propre; ou bien vous avez craint quelque chose de pire, une trahison... Dites, l'avez-vous craint, oui ou non? --Jamais, monsieur Parquet, jamais, je vous en donne... --Ne jurez pas, monsieur le comte; vous l'avez dit ¨¤ quelqu'un, et voici vos paroles: ?Ces gens-l¨¤ s'entendent tous entre eux; comment voulez-vous qu'on se fonde sur le s¨¦rieux d'un d¨¦bat judiciaire entre des gens qui vont le soir fraterniser au cabaret, ou, ce qu'il y a de pire, se pr¨ºtent mutuellement des serments ¨¦pouvantables dans un club carbonaro?? --Je n'ai jamais dit cela, monsieur Parquet, s'¨¦cria le comte au d¨¦sespoir. Je suis le plus malheureux des hommes; on m'a indignement calomni¨¦.? Sa d¨¦tresse fit piti¨¦ ¨¤ M. Parquet, en m¨ºme temps qu'elle lui donna envie de rire; car mieux que personne il savait l'innocence de M. de Foug¨¨res quant ¨¤ ce propos. L'amplification ¨¦tait ¨¦close dans le cerveau de M. Parquet. Le comte avait confi¨¦ son affaire ¨¤ un autre que Simon, par m¨¦fiance de son habilet¨¦ et par crainte aussi de sa trop grande d¨¦licatesse. L'affaire ¨¦tait mauvaise; il le savait. Ce n'¨¦tait pas un orateur ¨¦loquent et chaleureux qu'il lui fallait, c'¨¦tait un ergoteur intr¨¦pide, un sophiste sp¨¦cieux. Il pouvait triompher avec l'homme qu'il avait choisi, mais non pas triompher de Simon plaidant pour ses coopinionnaires, et qui, dans une position tout ¨¤ fait favorable au d¨¦veloppement de son caract¨¨re, devait l¨¤, plus qu'en aucune autre occasion, d¨¦ployer cette puissance, cette bravoure et cette rudesse d'honn¨ºtet¨¦ qui faisaient sa plus grande force. D'un mot il culbuterait toutes les controverses, d'autant plus que c'¨¦tait un homme ¨¤ tout oser en mati¨¨re politique et ¨¤ tout dire sans le moindre m¨¦nagement. Il est vrai aussi que les adversaires du comte n'avaient pas encore choisi Simon pour leur d¨¦fenseur; que Simon n'avait pas song¨¦ ¨¤ leur en servir; qu'il ignorait m¨ºme le pr¨¦tendu affront fait par M. de Foug¨¨res ¨¤ son int¨¦grit¨¦; en un mot, que toute cette indignation et toutes ces menaces ¨¦taient le savant artifice que depuis la veille ma?tre Parquet tenait en r¨¦serve avec le plus grand myst¨¨re, sachant bien que Simon ne s'y pr¨ºterait pas volontiers. L'artifice, il faut aussi le dire, n'e?t pas ¨¦t¨¦ loin sans la timidit¨¦ d'esprit du comte; mais, sous le caract¨¨re le plus obstin¨¦, cet homme cachait la t¨ºte la plus faible. Toujours habitu¨¦ ¨¤ louvoyer, ¨¤ tout oser sous le voile d'une hypocrite politesse, d¨¨s qu'on l'attaquait en face, il ¨¦tait perdu. Cela ¨¦tait difficile; il inspirait trop de d¨¦go?t aux ames fortes; il leurrait de trop de promesses et de protestations les esprits faibles, pour qu'on daignat ou pour qu'on osat lui faire des reproches; et certes, M. Parquet ne s'en f?t jamais donn¨¦ la peine sans l'espoir et la volont¨¦ de tirer parti de sa confusion pour son grand dessein. Ce qu'il avait pr¨¦vu arriva. Le comte se retrancha, pour sa justification, dans des serments d'estime, de confiance, de d¨¦vouement, d'affection pour la cause pl¨¦b¨¦ienne et pour Simon F¨¦line sp¨¦cialement. Il fit bon march¨¦ de la noblesse, de la parent¨¦, de la monarchie, de toutes les hi¨¦rarchies sociales, ¨¤ condition qu'on lui laisserait gagner son proc¨¨s. Depuis longtemps il s'¨¦tait r¨¦serv¨¦ tant de portes ouvertes qu'il ¨¦tait difficile de le saisir. M. Parquet le poussa et l'¨¦gara dans son propre labyrinthe; il le for?a de s'enferrer jusqu'au bout. --Allons, lui dit-il, il ne faut pas tant vous ¨¦chauffer contre ceux qui ont r¨¦p¨¦t¨¦ vos paroles. Ce n'est pas un grand mal, apr¨¨s tout, dans votre position; vous avez ¨¦t¨¦ forc¨¦ d'¨¦migrer. La r¨¦volution vous a d¨¦pouill¨¦, banni. Il est simple que vous ayez des pr¨¦ventions contre nous et que vous nous confondiez tous dans vos ressentiments. --Je n'ai point de ressentiments, s'¨¦cria le comte, je n'ai aucune esp¨¨ce de pr¨¦vention. Je n'en veux ¨¤ personne; je n'accuse que la noblesse de ses propres revers. Je sais que tous les hommes sont ¨¦gaux devant Dieu comme devant la loi, devant toute opinion saine comme devant tout droit social. Enfin, j'estime ma?tre Parquet, honn¨ºte homme, habile, g¨¦n¨¦reux, instruit, cent fois plus qu'un gentilhomme ignorant, ¨¦go?ste, born¨¦. --C'est fort bon, je le crois jusqu'¨¤ un certain point, r¨¦pondit M. Parquet; mais cependant je vais vous mettre ¨¤ une ¨¦preuve. Si j'avais vingt-cinq ans, une jolie aisance et une certaine r¨¦putation, et que je fusse amoureux de votre fille, me la donneriez-vous en mariage? --Pourquoi non? dit le comte, qui ne se m¨¦fiait gu¨¨re des vues de M. Parquet sur Fiamma. --A moi, Parquet? vous consentiriez ¨¤ ¨ºtre mon beau-p¨¨re, ¨¤ entendre appeler votre fille madame Parquet? ¨¤ avoir pour gendre un procureur? Vous ne dites pas ce que vous pensez, monsieur le comte! --Je ne pense pas, dit le comte en riant, qu'¨¤ votre age vous me demandiez la main de ma fille; mais si vous aviez vingt-cinq ans et que vous me tendissiez un pi¨¨ge innocent, je vous dirais: Allez ¨¤ l'appartement de Fiamma, mon cher Parquet, et si elle vous accorde son coeur, je vous accorde sa main. Je serais flatt¨¦ et honor¨¦ de l'alliance d'un homme tel que vous. --Eh bien! vous ¨ºtes un brave homme! Touchez l¨¤! s'¨¦cria M. Parquet avec des yeux p¨¦tillants d'une malice que M. de Foug¨¨res prit pour l'expression de l'amour-propre satisfait. Je vais chercher Simon, je vous l'am¨¨ne... --Allez, mon ami, allez vite, mon bon Parquet, dit le comte en lui pressant les mains, je vous en aurai une ¨¦ternelle reconnaissance. --Et vous lui donnerez votre fille en mariage, reprit Parquet; moyennant quoi, il refusera de plaider contre vous, et s'engagera, pour l'avenir, ¨¤ plaider gratis tous les proc¨¨s que vous pourrez avoir, jusqu'¨¤ la concurrence de deux cents... --Ma fille en mariage!... dit M. de Foug¨¨res en reculant de trois pas et en palissant de col¨¨re. Est-ce l¨¤ la condition? M. F¨¦line veut ¨¦pouser Fiamma? --Eh bien! pourquoi pas?... reprit M. Parquet d'un air assur¨¦; le trouvez-vous trop vieux, celui-l¨¤? Il est juste de l'age de Fiamma; il est beau comme un ange, il s'est fait un plus grand nom que celui que vos p¨¨res vous ont laiss¨¦. Il appartient ¨¤ la plus honn¨ºte famille du pays. Il gagne de 25 ¨¤ 30,000 fr. par an. Il a toutes les sup¨¦riorit¨¦s, toutes les vertus, toutes les graces. Il vous demande votre fille, et vous h¨¦sitez? --Ma fille ne veut pas se marier, r¨¦pondit s¨¨chement le comte. --Est-ce l¨¤ l'unique cause de votre refus, monsieur le comte? --Oui, monsieur Parquet, l'unique; mais vous savez qu'elle est invincible. --Je ne sais rien du tout, monsieur le comte, que ce qu'il vous plaira de me dire franchement. M'autorisez-vous ¨¤ faire ce que vous venez d'imaginer vous-m¨ºme, de monter ¨¤ l'appartement de Fiamma et de lui demander son coeur et sa main, non pour moi, vieux barbon, mais pour Simon F¨¦line, et, si j'obtiens cette promesse, la ratifierez-vous sur-le-champ? --Sur-le-champ, monsieur Parquet, r¨¦pondit le comte, ¨¤ qui la r¨¦flexion venait de rendre le calme de l'hypocrisie; seulement permettez-moi de vous dire que cette mani¨¨re de proc¨¦der, imagin¨¦e par moi dans la chaleur de l'entretien et dans la gaiet¨¦ d'une supposition, est contraire dans l'application ¨¤ toutes les convenances. Nous arriverons au m¨ºme but sans blesser la pudeur de Fiamma.. --Fiamma n'a pas besoin de pudeur avec moi, je vous assure, monsieur le comte. Je pourrais ¨ºtre votre p¨¨re, ¨¤ plus forte raison le sien, laissez-moi donc aller lui parler, et je vous r¨¦ponds qu'elle ne se g¨ºnera pas pour me dire ce qu'elle pense. --Je ne puis permettre que cela se passe ainsi, reprit le comte; ma femme sert de m¨¨re ¨¤ Fiamma; c'est ¨¤ elle qu'il faudrait s'adresser d'abord, elle en causerait avec ma fille... --Votre femme est de l'age de Fiamma et ne peut jouer s¨¦rieusement le r?le de sa m¨¨re; ensuite, je doute qu'elle ait beaucoup d'influence sur son esprit, ainsi on peut s'¨¦viter la peine de chercher ce pr¨¦texte. --Ce pr¨¦texte? Pensez-vous que je me serve de pr¨¦texte? dit le comte bless¨¦; croyez-vous que je ne sois pas assez franc et assez ma?tre de mes actions pour refuser ou pour accorder la main de ma fille? --C'est pr¨¦cis¨¦ment l¨¤ l'objet de la question, r¨¦pondit hardiment Parquet, ¨¤ qui il n'¨¦tait pas facile d'en imposer; mais voici Fiamma elle-m¨ºme, et c'est devant vous qu'elle va me r¨¦pondre. --Qu'il n'en soit pas question en cet instant ni de cette mani¨¨re, je vous en prie,? dit le comte en s'effor?ant de faire sentir son autorit¨¦ ¨¤ M. Parquet; mais Parquet ¨¦tait d¨¦termin¨¦ ¨¤ tout braver. Mademoiselle de Foug¨¨res entrait en cet instant. Il marcha au-devant d'elle et la prit par le bras, comme s'il e?t craint qu'on ne la lui arrachat avant qu'il e?t parl¨¦. ?Fiamma, dit-il en l'amenant vers son p¨¨re, r¨¦pondez ¨¤ une question tr¨¨s-concise: voulez-vous ¨¦pouser Simon F¨¦line?? Fiamma tressaillit, puis elle se remit aussit?t, regarda le visage impassible de son p¨¨re, et vit, ¨¤ la blancheur de ses l¨¨vres qu'il ¨¦tait d¨¦vor¨¦ de ressentiment. Elle r¨¦pondit sans h¨¦siter: ?J'y consens, si mon p¨¨re le permet. --Une fille bien n¨¦e ne r¨¦pond jamais ainsi, dit le comte en se levant; avant de d¨¦clarer aussi librement ses d¨¦sirs, elle demande conseil ¨¤ ses parents. Il y a une esp¨¨ce d'effronterie ¨¤ proc¨¦der de la sorte. Il est ¨¦vident que je ne puis vous refuser mon consentement; je ne le puis, ni ne le veux; car j'estime infiniment le choix que vous avez fait. Seulement je trouve dans le myst¨¨re de ce choix, et dans la mani¨¨re dont on a surpris ma franchise, tout ce qu'il y a de plus oppos¨¦ ¨¤ la d¨¦cence de la femme, ¨¤ la loyaut¨¦ de l'ami et au respect d? au p¨¨re.? Ayant ainsi parl¨¦ avec cette apparence de dignit¨¦ que les vieux aristocrates poss¨¨dent au plus haut degr¨¦, et qu'ils savent ressaisir dans les occasions m¨ºme o¨´ leurs actions manquent le plus de la v¨¦ritable dignit¨¦, il repoussa du pied le fauteuil qui ¨¦tait derri¨¨re lui et sortit brusquement de la chambre. ?Ce consentement ¨¦quivaut ¨¤ un refus, dit Fiamma ¨¤ son ami; Parquet, nous avons ¨¦t¨¦ trop vite. --La balle est lanc¨¦e, dit Parquet, il ne faut plus la laisser retomber. --Je me charge de plier mon p¨¨re comme un roseau, si M. F¨¦line consent ¨¤ refuser ma dot. --Il n'y consent pas, r¨¦pondit Parquet; il exige qu'il en soit ainsi. --Si mon p¨¨re ne c¨¨de pas ¨¤ cette s¨¦duction, il n'y a plus d'esp¨¦rance, reprit Fiamma; car une explication serait in¨¦vitable entre lui et moi, et j'aime mieux me faire religieuse que d'¨¦pouser Simon au prix de cette explication. --Toujours le secret! dit Parquet avec humeur en se retirant. Comment faire marcher une affaire et dont les pi¨¨ces ne sont pas au dossier?? XVII. Fiamma, pr¨¦voyant bien que la col¨¨re de son p¨¨re aurait une prochaine explosion, s'¨¦tait sauv¨¦e au fond du parc, esp¨¦rant ¨¦viter sa vue pendant les premi¨¨res heures. Mais le destin voulut qu'ils se rencontrassent dans l'endroit le plus retir¨¦ de l'enclos. M. de Foug¨¨res allait pr¨¦cis¨¦ment l¨¤ cacher et ¨¦touffer son d¨¦pit; et voyant l'objet de sa fureur, il oublia la r¨¦solution qu'il avait prise de se mod¨¦rer. Ses petits yeux grossirent et gonfl¨¨rent ses paupi¨¨res rid¨¦es; il fut forc¨¦ de se jeter sur un banc pour ne pas ¨¦touffer. C'¨¦tait en effet une grande contrari¨¦t¨¦ pour le comte que cette ouverture inattendue de M. Parquet et l'adh¨¦sion subite qu'y avait donn¨¦e sa fille. En voyant Fiamma se retirer au couvent et ne plus faire chez lui que des apparitions de stricte biens¨¦ance, il s'¨¦tait flatt¨¦, pendant deux ans, d'en ¨ºtre tout ¨¤ fait d¨¦barrass¨¦. Sa joie avait ¨¦t¨¦ au comble lorsque Fiamma lui avait dit, huit jours auparavant, que son intention ¨¦tait de prendre le voile, et qu'elle allait l'accompagner ¨¤ Foug¨¨res pour faire ses adieux ¨¤ ses amis du village et leur donner l'assurance de la libert¨¦ d'esprit et de la satisfaction v¨¦ritable avec lesquelles elle embrassait l'¨¦tat monastique. Ce voyage avait paru d'autant plus convenable et d'autant plus avantageux ¨¤ M. de Foug¨¨res vis-¨¤-vis de l'opinion publique, qu'il se croyait plus assur¨¦ de la r¨¦solution in¨¦branlable de sa fille. La crainte d'une inclination de sa part pour F¨¦line n'avait jamais ¨¦t¨¦ s¨¦rieuse en lui, et, s'il l'avait eue, depuis longtemps elle s'¨¦tait dissip¨¦e. Il ignorait leur correspondance, et, lors m¨ºme qu'il en e?t ¨¦t¨¦ le confident, il e?t pu croire que Simon ¨¦tait gu¨¦ri de son amour et que Fiamma ne l'avait jamais partag¨¦. La sc¨¨ne qui venait d'avoir lieu avait donc ¨¦t¨¦ pour lui un coup de foudre. Ce n'est pas qu'une alliance avec F¨¦line f?t d¨¦sormais aussi disproportionn¨¦e ¨¤ ses yeux qu'elle l'e?t ¨¦t¨¦ deux ou trois ans auparavant. Depuis la veille surtout, M. de Foug¨¨res commen?ait ¨¤ appr¨¦cier les avantages de la position et l'importance des talents du Simon. Il avait vu en arrivant les sommit¨¦s aristocratiques de la province. Il avait d?n¨¦ ¨¤ la pr¨¦fecture, et l¨¤ tous les convives avaient d¨¦plor¨¦ les opinions de M. F¨¦line avec une chaleur qui prouvait le cas qu'on faisait de sa force ou la crainte qu'elle inspirait. On s'¨¦tait surtout ¨¦tonn¨¦ de l'imprudence qu'avait commise M. de Foug¨¨res en ne le choisissant pas pour avocat ou en ne s'assurant pas d'avance de sa neutralit¨¦. Le s¨¦jour de Paris rend essentiellement d¨¦daigneux pour les talents de la province; on s'imagine que la capitale absorbe toutes les sup¨¦riorit¨¦s et en d¨¦sh¨¦rite le reste du sol. Cela ¨¦tait arriv¨¦ ¨¤ M. de Foug¨¨res; il s'¨¦veilla p¨¦niblement de cette erreur d¨¨s les premi¨¨res opinions qu'il entendit ¨¦mettre ¨¤ ses pairs sur la puissance de F¨¦line. Cette jeune renomm¨¦e avait pris subitement tant d'¨¦clat que la surprise et l'inqui¨¦tude du plaideur furent extr¨ºmes. Il courut aussit?t se confier ¨¤ M. Parquet. C'est pour cela que Bonne, prenant son embarras pour de la froideur, ¨¦tait revenue au village, la veille dans la soir¨¦e, p¨¦n¨¦tr¨¦e de l'id¨¦e que le comte avait d¨¦couvert les projets de son p¨¨re ¨¤ l'¨¦gard de Fiamma et qu'il en ¨¦tait offens¨¦. Cependant M. de Foug¨¨res s'¨¦tait flatt¨¦ que Simon n'oserait pas r¨¦sister ¨¤ la crainte de se faire un ennemi d'un homme tel que lui, et il avait pris le parti de le flagorner dans la personne de M. Parquet, n'imaginant gu¨¨re qu'il allait tomber dans un pi¨¨ge. Il y ¨¦tait tomb¨¦ avec une simplicit¨¦ qui le couvrait de honte ¨¤ ses propres yeux, et qui poussait ¨¤ l'exasp¨¦ration l'aversion profonde qu'il avait pour la caste pl¨¦b¨¦ienne. En raison de ses adulations et de ses platitudes devant cette caste, M. de Foug¨¨res lui portait, dans le secret de son coeur, la haine h¨¦r¨¦ditaire dont les nobles ne gu¨¦riront jamais et que ressentent avec plus d'amertume ceux d'entre eux qui ont la lachet¨¦ de mendier son appui et de la tromper par couardise. Ayant depuis deux ans concentr¨¦ toutes ses affections (si toutefois les avares ont des affections) sur sa nouvelle famille, il mettait son orgueil et sa joie ¨¤ m¨¦nager une grande fortune ¨¤ ses h¨¦ritiers. Il avait regard¨¦ Fiamma comme morte, et il avait eu la politesse de lui offrir une vingtaine de mille francs de dot pour ¨¦pouser le Seigneur, ¨¤ peu pr¨¨s comme il e?t r¨¦serv¨¦ cette somme ¨¤ des obs¨¨ques dignes du rang de sa famille. Mais Fiamma avait refus¨¦ jusqu'¨¤ ce don, en all¨¦guant que le petit h¨¦ritage de sa m¨¨re lui suffirait pour entrer au couvent et pour s'y ensevelir. Maintenant, au lieu de cette heureuse conclusion ¨¤ l'importune existence de sa fille ch¨¦rie (il l'appelait ainsi surtout depuis qu'elle approchait de la tombe o¨´ il e?t voulu la clouer vivante), il pr¨¦voyait qu'il faudrait s'ex¨¦cuter et lui donner une dot convenable. Il supposait que F¨¦line avait des dettes ou de l'ambition; il regardait cette race d'avocats et de procureurs comme une arm¨¦e ennemie, qui le couvrirait de blame dans le pays s'il ne faisait pas honorablement les choses, et, en fin de cause, il savait que sa fille pouvait se passer de son consentement. Son coeur ¨¦tait donc d¨¦vor¨¦ de toutes les chenilles de l'avarice, et il ne voyait aucune issue ¨¤ son embarras; car la seule chose qui l'e?t rassur¨¦, la r¨¦solution de Fiamma contre le mariage, venait d'¨ºtre subitement r¨¦voqu¨¦e d'une mani¨¨re laconique et absolue dont il ne connaissait que trop la valeur. Il n'avait donc qu'un moyen de se soulager, c'¨¦tait de se mettre en col¨¨re; et il faut que cette envie soit bien irr¨¦sistible, puisqu'elle aggravait tout le mal et qu'il s'y abandonna n¨¦anmoins. Il ¨¦clata donc en reproches amers sur la trahison de M. Parquet, dont Fiamma s'¨¦tait rendue complice en le traitant comme un p¨¨re de com¨¦die. Il qualifia ce projet de sourde et m¨¦prisable intrigue, et la conduite de Fiamma d'hypocrisie consomm¨¦e. ?C'¨¦tait donc l¨¤ o¨´ devaient vous conduire cette d¨¦votion aust¨¨re, lui dit-il, et cet amour insatiable de la retraite! J'en ferai compliment aux nonnes qui en ont ¨¦t¨¦ dupes ou complices. J'admire beaucoup aussi le pr¨¦texte que vous m'avez donn¨¦, pour venir me demander, sous le manteau de la prudence, la main de M. F¨¦line; car c'est vous qui faites ici le r?le de l'homme. Ce n'est pas lui qui veut m'arracher mon consentement, c'est vous-m¨ºme. C'est vous sans doute qui viendrez ¨¤ la t¨ºte des notaires me pr¨¦senter une de ces sommations qu'on appelle respectueuses par ironie sans doute pour l'autorit¨¦ paternelle. --Monsieur, r¨¦pondit Fiamma avec le m¨ºme calme qu'elle avait toujours apport¨¦ dans ces p¨¦nibles relations, j'esp¨¨re que je n'aurai pas recours ¨¤ de semblables moyens, et qu'apr¨¨s avoir m?ri l'id¨¦e de ce mariage dans votre sagesse vous l'approuverez avec bont¨¦. Si vous ¨¦tiez plus calme, je vous prierais de m'expliquer sur quoi vous fondez vos r¨¦pugnances; mais vous ne m'entendriez pas dans ce moment-ci. Je me bornerai ¨¤ vous dire que vous n'avez pas ¨¦t¨¦ tromp¨¦; que cela du moins a toujours ¨¦t¨¦ ¨¦loign¨¦ de ma pens¨¦e et de mon intention; que je suis absolument ¨¦trang¨¨re ¨¤ la forme que M. Parquet a pu donner aux propositions de M. F¨¦line; que j'ai ¨¦t¨¦ de bonne foi dans tout ce que j'ai fait jusqu'ici, et qu'avant-hier encore ma r¨¦solution de prendre le voile me semblait in¨¦branlable. Je suis venue ici, croyant assister au mariage de M. F¨¦line avec Bonne Parquet; et lorsque je vous donnai autrefois ma parole d'honneur de ne jamais laisser concevoir ¨¤ M. F¨¦line des esp¨¦rances contraires ¨¤ la raison ou ¨¤ l'honneur... --Alors vous mentiez comme aujourd'hui! s'¨¦cria M. de Foug¨¨res. Il fallait que vous fussiez bien ¨¦prise d¨¦j¨¤ de cet homme pour qu'un seul jour pass¨¦ ici, apr¨¨s une aussi longue s¨¦paration, vous ait mis aussi bien d'accord. Allons, je ne suis pas un G¨¦ronte. Quoique vous soyez une intrigante habile, vous ne me ferez pas croire que le temps de votre retraite au couvent ait ¨¦t¨¦ tr¨¨s-saintement employ¨¦. Apr¨¨s une vie comme celle que vous meniez ici, apr¨¨s des jours et des nuits pass¨¦s on ne sait o¨´, je ne serais pas ¨¦tonn¨¦ que des raisons majeures ne vous eussent tout d'un coup forc¨¦e ¨¤ vous cacher, et je pr¨¦sume que M. F¨¦line, ayant fait fortune, est saisi aujourd'hui d'un remords de conscience; car vous ¨ºtes tous fort pieux, lui, sa m¨¨re, vous, et la confidente, mademoiselle Parquet... --Monsieur, dit Fiamma avec ¨¦nergie, vous m'outragez et je ne le souffrirai pas, car vous n'en avez pas le droit. Dieu sait que vous n'avez aucun droit sur moi. --J'en ai que vous ignorez, mademoiselle, et qu'il est temps de vous faire savoir, s'¨¦cria le comte hors de lui. J'ai le droit du bienfaiteur sur l'oblig¨¦, de celui qui donne sur celui qui re?oit; j'ai le droit qu'un homme acquiert en subissant dans sa maison la pr¨¦sence d'un ¨¦tranger et en l'y ¨¦levant par compassion. Ce droit, signora Carpaccio, le comte de Foug¨¨res l'a acquis en daignant nourrir la fille d'un bandit et d'une... --Et d'une femme parfaite, indignement sacrifi¨¦e ¨¤ un mis¨¦rable tel que vous, r¨¦pondit Fiamma d'un air et d'un ton qui forc¨¨rent le comte ¨¤ se rasseoir. Puisque vous savez tout, monsieur le comte, sachez bien que, de mon c?t¨¦, je n'ignore rien, et je vais vous le prouver. Restez ici; ne bougez pas, ne m'interrompez pas, je vous le d¨¦fends! La m¨¦moire de ma m¨¨re est sacr¨¦e pour moi. N'esp¨¦rez pas la fl¨¦trir ¨¤ mes yeux, ni me faire rougir de devoir le jour ¨¤ un chef de partisans, ¨¤ un h¨¦ros qui est mort pour sa patrie, et dont je suis plus fi¨¨re que de vos anc¨ºtres, dont une loi absurde et impie me force de porter le nom. Bianca Faliero, de la race ducale de Venise, et Dionigi Carpaccio, paysan des Alpes, d¨¦fenseur et martyr de la libert¨¦, c'¨¦tait une noble alliance, et il n'y a qu'une grande ame comme celle de ma m¨¨re qui dut savoir pr¨¦f¨¦rer la protection g¨¦n¨¦reuse du brave partisan ¨¤ l'avilissante faveur du comte de Stagenbracht. --Que voulez-vous dire? s'¨¦cria le comte en essayant de se lever et en bondissant sur son si¨¨ge avec ¨¦garement; quel nom avez-vous prononc¨¦? A quelle impure source de calomnie avez-vous puis¨¦ l'ingratitude et l'outrage dont vous payez ma mis¨¦ricorde envers vous? --La voici, cette source impure! dit Fiamma en tirant de son sein un paquet de lettres; c'est celle de votre fortune, signor Spazetta. Voici les preuves de votre infamie, ¨¦crites et sign¨¦es de votre propre main; voici les pi¨¨ces du march¨¦ que vous avez conclu avec un seigneur autrichien pour lui vendre votre femme; voici votre premi¨¨re esp¨¦rance de racheter le fief de Foug¨¨res, monsieur le comte; car voici la quittance de l'acompte que vous avez re?u sur l'espoir du d¨¦shonneur de ma m¨¨re. Mais elle n'a pas voulu le consommer pour vous ni l'accepter pour elle-m¨ºme; voici la concession de cette maison de campagne o¨´ vous aviez consign¨¦ ma m¨¨re, pour la soustraire, disiez-vous, aux fatigues du commerce et r¨¦tablir sa sant¨¦ d¨¦licate, mais, en effet, pour la placer sous la main du comte, ¨¤ trois pas de sa villa... Mais vous aviez compt¨¦ sans le secours du chevaleresque Carpaccio, monsieur le comte. Malheureusement il r?dait autour du chateau de M. Stagenbracht, lorsque les cris de ma m¨¨re, qu'on enlevait par son ordre et par votre permission, parvinrent jusqu'¨¤ lui. C'est alors que, par une tentative d¨¦sesp¨¦r¨¦e, trois contre dix, il la d¨¦livra et fit ce que vous auriez d? faire en tuant de sa propre main le ravisseur. Si la reconnaissance de ma m¨¨re pour ce lib¨¦rateur, et son admiration pour un courage intr¨¦pide, lui ont fait fouler aux pieds le pr¨¦jug¨¦ du rang et manquer ¨¤ des devoirs que vous aviez indignement souill¨¦s le premier, c'est ¨¤ Dieu seul qu'appartiennent la remontrance et le pardon. Quant ¨¤ vous, monsieur le comte, au lieu d'insulter les cendres de cette femme infortun¨¦e, c'est ¨¤ vous qu'il appartient de baisser la t¨ºte et de vous taire, car vous voyez que je suis bien inform¨¦e.? Le comte resta, en effet, immobile, silencieux, atterr¨¦. ?Je vous ai dit, continua Fiamma, ce que je devais vous dire pour l'honneur de ma m¨¨re; quant au mien, monsieur, il me reste ¨¤ vous rappeler que vous avez encore moins le droit d'y porter atteinte: car vous ¨ºtes un ¨¦tranger pour moi, et non-seulement il n'y a aucun lien de famille entre nous, mais encore j'ai ¨¦t¨¦ ¨¦lev¨¦e loin de vos yeux, sans que vous ayez jamais rien fait pour moi... Ne m'interrompez pas. Je sais fort bien que la crainte de voir ¨¦bruiter votre crime vous a dispos¨¦ envers ma m¨¨re ¨¤ une indulgence qu'un honn¨ºte homme n'e?t puis¨¦e que dans sa propre g¨¦n¨¦rosit¨¦. Je sais que vous avez daign¨¦ ne point la priver du n¨¦cessaire, d'autant plus qu'elle tenait de sa famille les faibles ressources que je poss¨¨de aujourd'hui. Je sais que vous ne l'avez point maltrait¨¦e et que vous vous ¨ºtes content¨¦ de l'insulter et de la menacer. Je sais enfin que vous l'avez laiss¨¦e mourir sans l'attrister de votre pr¨¦sence: voil¨¤ votre cl¨¦mence envers elle. Quant ¨¤ vos bont¨¦s pour moi, les voici: vous m'avez laiss¨¦e vivre avec mon modeste h¨¦ritage jusqu'au moment o¨´, pensant acqu¨¦rir des protections par mon ¨¦tablissement, vous m'avez arrach¨¦e ¨¤ ma retraite et au tombeau de ma m¨¨re pour me jeter dans un monde o¨´ je n'ai pas voulu servir d'¨¦chelon ¨¤ votre fortune. Je savais de quoi vous ¨¦tiez capable, monsieur le comte; mais ce qui me rassurait, c'est qu'un contrat de vente ill¨¦gitime e?t ¨¦t¨¦ plus nuisible que favorable ¨¤ vos nouveaux int¨¦r¨ºts. Il ne s'agissait plus pour vous de payer un fonds de commerce d'¨¦piceries, vous vouliez d¨¦sormais jeter de l'¨¦clat sur votre maison. Je ne me serais jamais rapproch¨¦e de vous, sans le secret inviolable que je devais aux malheurs de ma m¨¨re, sans la prudence extr¨ºme avec laquelle je voulais, par une apparence de d¨¦f¨¦rence ¨¤ vos volont¨¦s, ¨¦loigner ici, comme en Italie, tout soup?on sur la l¨¦gitimit¨¦ de ma naissance. Croyez bien que c'est pour elle, pour elle seule, pour le repos de son ame inqui¨¨te, pour le respect d? ¨¤ ses cendres abandonn¨¦es, que je me suis r¨¦sign¨¦e pendant plusieurs ann¨¦es ¨¤ vivre pr¨¨s de vous et ¨¤ vous disputer pas ¨¤ pas mon ind¨¦pendance sans vous pousser ¨¤ bout. Un ami imprudent a allum¨¦ aujourd'hui votre fureur contre moi, au point qu'elle a rompu toutes les digues. Cette explication, la premi¨¨re que nous avons ensemble sur un tel sujet, et la derni¨¨re que nous aurons, je m'en flatte, a ¨¦t¨¦ amen¨¦e par un concours de circonstances ¨¦trang¨¨res ¨¤ ma volont¨¦; mais puisqu'il en est ainsi, je m'¨¦pargnerai les pieux mensonges que je voulais vous faire sur mon voeu de pauvret¨¦, je vous dirai franchement ce que je vous aurais dit ¨¤ travers un voile. Vous pouvez donner ma main ¨¤ Simon F¨¦line sans craindre que je fasse valoir sur votre fortune des droits que j'ai, aux termes de la loi, mais que ma conscience et ma fiert¨¦ repoussent. La seule condition ¨¤ laquelle j'ai accord¨¦ la promesse de ma main est celle-ci. Pour sauver les apparences et mettre vos enfants l¨¦gitimes ¨¤ couvert de toute r¨¦clamation de la part des miens (si Dieu permet que le sang de Carpaccio ne soit pas maudit), M. F¨¦line vous signera une quittance de tous les biens pr¨¦sents et futurs, que votre respect pour les convenances et mes droits d'h¨¦ritage m'eussent assur¨¦s... --M. F¨¦line sait-il donc le secret de votre naissance? dit M. de Foug¨¨res avec anxi¨¦t¨¦. --Ni celui-l¨¤ ni le v?tre, monsieur, r¨¦pondit Fiamma: ces deux secrets sont ins¨¦parables, vous devez le comprendre; et si, en divulguant l'un, on fl¨¦trissait la m¨¦moire de ma m¨¨re, je serais forc¨¦e de divulguer l'autre pour la justifier. Ainsi, soyez tranquille; ces papiers que j'ai trouv¨¦s sur elle apr¨¨s sa mort ne seront jamais produits au jour si vous ne m'y contraignez par un acte de folie, et ils seront an¨¦antis avec moi sans que mon ¨¦poux lui-m¨ºme en soup?onne l'existence.? Depuis le moment o¨´ M. de Foug¨¨res avait aper?u les papiers dans la main de Fiamma jusqu'¨¤ celui o¨´ elle les remit dans son sein, il avait ¨¦t¨¦ partag¨¦ entre le trouble de la consternation et la tentation de s'¨¦lancer sur elle pour les lui arracher. S'il n'avait pas r¨¦alis¨¦ cette derni¨¨re pens¨¦e, c'est qu'il savait Fiamma forte de corps et intr¨¦pide de caract¨¨re, capable de se laisser arracher la vie plut?t que de livrer le d¨¦p?t qu'elle poss¨¦dait; d'ailleurs il avait esp¨¦r¨¦ l'obtenir de bonne grace. Il balbutia donc quelques mots pour faire entendre que son consentement au mariage ¨¦tait attach¨¦ ¨¤ l'an¨¦antissement de ces terribles preuves. Fiamma ne lui r¨¦pondit que par un sourire qui exprimait un refus inflexible, et, le saluant sans daigner lui demander une promesse qu'il ne pouvait pas refuser, elle s'¨¦loigna en silence. Alors le comte se leva et fit deux pas sur ses traces, vivement tent¨¦ de la saisir par surprise et d'employer la violence pour arracher sa sentence d'infamie. Mais, au m¨ºme instant, la pale et calme figure de Simon F¨¦line parut de l'autre c?t¨¦ de la haie, dans le jardin du voisin Parquet. Le comte le salua profond¨¦ment, tourna sur ses talons et disparut. Le mariage de Simon F¨¦line et de Fiamma Faliero fut c¨¦l¨¦br¨¦ ¨¤ la fin du printemps, dans la petite ¨¦glise o¨´ ils avaient dit une si fervente pri¨¨re le jour de leurs mutuels aveux. ¨¤ c?t¨¦ de ce beau couple, on vit l'aimable Bonne s'engager dans les m¨ºmes liens avec le jeune m¨¦decin qui l'aimait, et qu'elle ne ha?ssait pas, c'¨¦tait son expression. Le comte de Foug¨¨res assista au mariage avec une exquise am¨¦nit¨¦. Jamais on ne l'avait vu si empress¨¦ de plaire ¨¤ tout le monde. Heureusement pour lui, cette noce se passait en famille, au village, et sans ¨¦clat, dans la maison Parquet. Aucun de ses pairs, et sa nouvelle ¨¦pouse elle-m¨ºme, qui fut tr¨¨s ¨¤ propos malade ce jour-l¨¤, ne put ¨ºtre t¨¦moin des d¨¦tails de cette f¨ºte, qui consomma sa m¨¦salliance. La bonne m¨¨re F¨¦line se trouva assez bien r¨¦tablie pour en recevoir tous les honneurs. Tout se passa avec calme, avec douceur, avec simplicit¨¦, avec cette dignit¨¦ si rare dans la c¨¦l¨¦bration de l'hym¨¦n¨¦e. Aucun propos obsc¨¨ne ne ternit la blancheur du front des deux charmantes ¨¦pous¨¦es. Le seul ma?tre Parquet ne put s'emp¨ºcher de glisser quelques madrigaux semi-anacr¨¦ontiques, qu'on lui pardonna, vu qu'il avait bu un peu plus que de raison. Cependant ni lui ni aucun des convives ne d¨¦passa les bornes d'un aimable abandon et d'une douce philosophie. Le cur¨¦ prit part au repas, apr¨¨s avoir promis ¨¤ Jeanne de ne plus s'aviser d'encenser personne. Le seul ¨¦v¨¦nement facheux qui r¨¦sulta de ces modestes r¨¦jouissances, ce fut la mort d'Italia, que l'on trouva le lendemain matin ¨¦tendu sur les d¨¦bris du festin et victime de son intemp¨¦rance. En vertu d'un arrangement que conseilla et que d¨¦cida M. Parquet, M. de Foug¨¨res renon?a aux principaux avantages du testament fait en faveur de sa femme, afin de ne pas perdre le tout, et l'honneur de sa famille par-dessus le march¨¦. Cet ¨¦chec, que ne compensait pas en entier la renonciation de F¨¦line ¨¤ toute dot ou h¨¦ritage, l'affligea bien, et il quitta pr¨¦cipitamment le pays, heureux du moins de se d¨¦barrasser du voisinage et de l'intimit¨¦, non de la famille F¨¦line, qui ne l'importunait gu¨¨re de ses empressements, mais de M. Parquet, qui, affectant de le prendre d¨¦sormais au mot et de le traiter d'¨¦gal ¨¤ ¨¦gal, s'amusait ¨¤ le faire cruellement souffrir. Il est vraisemblable que les relations du village avec, le chateau eussent ¨¦t¨¦ de plus en plus rares et froides, sans un ¨¦v¨¦nement qui vint tout ¨¤ coup plier jusqu'¨¤ terre l'¨¦pine dorsale du comte de Foug¨¨res: la chute d'une dynastie et l'¨¦tablissement d'une autre. Le r¨¨gne du tiers ¨¦tat sembla effacer tous les vestiges d'orgueil nobiliaire que M. de Foug¨¨res n'avait pas laiss¨¦s dans la boutique de M. Spazetta. Tant que la royaut¨¦ bourgeoise n'eut pas pris d¨¦cid¨¦ment le dessus sur les r¨¦sistances sinc¨¨res, le comte, esp¨¦rant tout, ou plut?t craignant tout de l'influence des avocats et de la puissance des grandes ames, se fit l'adulateur de son gendre, et par cons¨¦quent de M. Parquet. Simon avait peine ¨¤ dissimuler son d¨¦go?t pour cette conduite, et M. Parquet y trouvait un in¨¦puisable sujet de moquerie et de divertissement. Mais quand la puissance r¨¦gnante eut absorb¨¦ ou paralys¨¦ l'opposition; quand, n'ayant plus peur du parti r¨¦publicain, elle se tourna vers l'aristocratie et chercha ¨¤ la conqu¨¦rir, M. de Foug¨¨res suivit l'exemple de la mauvaise race de courtisans qui ne peut pas perdre l'habitude de servir; et, cessant de faire de l'indignation au fond de son chateau avec le sardonique M. Parquet, il se brouilla avec lui et avec Simon sur le premier pr¨¦texte venu; puis il revint ¨¤ Paris faire sa cour ¨¤ quiconque lui donna l'espoir de le pousser ¨¤ la pairie, chim¨¦rique espoir qu'il avait caress¨¦ sous le r¨¨gne pr¨¦c¨¦dent. End of the Project Gutenberg EBook of Simon, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMON *** ***** This file should be named 18205-8.txt or 18205-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/8/2/0/18205/ Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Biblioth¨¨que nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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