A free download from http://www.dertz.in Rob-Roy The Project Gutenberg EBook of Rob-Roy, by Walter Scott This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Rob-Roy Author: Walter Scott Release Date: October 8, 2005 [EBook #16828] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROB-ROY *** Produced by Ebooks libres et gratuits (PhilippeC, Coolmicro and Fred); this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com Walter Scott ROB-ROY Publication en 1817 Traduction d'Auguste Defauconpret, publi¨¦e en 1830. Table des mati¨¨res Avertissement de la premi¨¨re ¨¦dition. Introduction Chapitre premier. Chapitre II. Chapitre III. Chapitre IV. Chapitre V. Chapitre VI. Chapitre VII. Chapitre VIII. Chapitre IX. Chapitre X. Chapitre XI. Chapitre XII. Chapitre XIII. Chapitre XIV. Chapitre XV. Chapitre XVI. Chapitre XVII. Chapitre XVIII. Chapitre XIX. Chapitre XX. Chapitre XXI. Chapitre XXII. Chapitre XXIII. Chapitre XXIV. Chapitre XXV. Chapitre XXVI. Chapitre XXVII. Chapitre XXVIII. Chapitre XXIX. Chapitre XXX. Chapitre XXXI. Chapitre XXXII. Chapitre XXXIII. Chapitre XXXIV. Chapitre XXXV. Chapitre XXXVI. Chapitre XXXVII. Chapitre XXXVIII. Chapitre XXXIX. Avertissement de la premi¨¨re ¨¦dition. Quand l'¨¦diteur des volumes suivants publia, il y a deux ann¨¦es environ, l'ouvrage intitul¨¦ l'Antiquaire, il annon?a que c'¨¦tait la derni¨¨re fois qu'il adressait au public des productions de ce genre. Il pourrait se pr¨¦valoir de l'excuse que tout auteur anonyme n'est qu'un fant?me, comme le fameux Junius; et qu'ainsi, quoiqu'il soit une apparition plus pacifique et d'un ordre moins ¨¦lev¨¦, il ne saurait ¨ºtre oblig¨¦ de r¨¦pondre ¨¤ une accusation d'incons¨¦quence. On peut trouver une meilleure apologie en imitant l'aveu du bon Benedict[1], qui pr¨¦tend que, lorsqu'il disait qu'il mourrait c¨¦libataire, il ne pensait pas vivre jusqu'au jour o¨´ il serait mari¨¦. Ce qu'il y aurait de mieux, ce serait si, comme il est arriv¨¦ ¨¤ quelques-uns de mes illustres contemporains, le m¨¦rite du livre pouvait absoudre l'auteur de la violation de sa promesse; sans oser l'esp¨¦rer, il est seulement n¨¦cessaire de dire que ma r¨¦solution, comme celle de Benedict, a succomb¨¦ ¨¤ une tentation, ou du moins ¨¤ un stratag¨¨me. Voici ¨¤ peu pr¨¨s six mois que l'auteur re?ut, par l'interm¨¦diaire de ses honorables libraires-¨¦diteurs, un manuscrit contenant l'esquisse de cette nouvelle histoire, avec la permission, ou plut?t la pri¨¨re, en termes flatteurs, de la rendre propre ¨¤ ¨ºtre publi¨¦e. Les corrections et les changements qu'on le laissait libre de faire ont ¨¦t¨¦ si nombreux qu'outre la suppression de certains noms et d'¨¦v¨¦nements trop pr¨¨s de la r¨¦alit¨¦, l'ouvrage peut bien ¨ºtre regard¨¦ comme enti¨¨rement recompos¨¦. Plusieurs anachronismes se seront gliss¨¦s probablement dans le cours de ces changements, et les ¨¦pigraphes des chapitres ont ¨¦t¨¦ choisies sans aucun ¨¦gard ¨¤ la date suppos¨¦e des ¨¦v¨¦nements. L'¨¦diteur s'en rend donc responsable. D'autres erreurs appartenaient aux mat¨¦riaux originaux, mais elles sont de peu d'importance. Si l'on voulait exiger une exactitude minutieuse, on pourrait objecter que le pont sur le Forth, ou plut?t sur l'Avondhu (_rivi¨¨re noire_), pr¨¨s du hameau d'Aberfo?l, n'existait pas il y a trente ans. Ce n'est pas toutefois ¨¤ l'¨¦diteur d'¨ºtre le premier ¨¤ d¨¦noncer ces fautes; il est bien aise de remercier ici publiquement le correspondant anonyme et inconnu auquel le lecteur devra la majeure partie de l'amusement que pourront lui procurer les pages suivantes. _1er d¨¦cembre 1817._ Introduction [...] Aucune introduction ne peut ¨ºtre mieux appropri¨¦e ¨¤ ce roman que quelques d¨¦tails sur le personnage singulier dont le nom lui sert de titre et qui, ¨¤ travers la bonne et la mauvaise renomm¨¦e, a conserv¨¦ une importance remarquable dans les souvenirs populaires. Cette importance ne peut ¨ºtre attribu¨¦e ¨¤ la distinction de sa naissance qui, bien que celle d'un gentilhomme, n'avait aucune illustration et lui donnait peu de droits ¨¤ commander dans son clan; non plus que, malgr¨¦ une vie agit¨¦e et remplie d'¨¦v¨¦nements, ses hauts faits n'¨¦galent ceux des autres pillards ou bandits qui ont acquis moins de renomm¨¦e. Sa gloire vint en grande partie de ce qu'il habitait sur les limites des Hautes-Terres et qu'il joua au commencement du dix-huiti¨¨me si¨¨cle les m¨ºmes tours que ceux qu'on attribue g¨¦n¨¦ralement ¨¤ Robin-Hood dans le Moyen ?ge et cela ¨¤ quarante milles de Glascow, grande ville de commerce et si¨¨ge d'une savante universit¨¦. Un homme qui r¨¦unissait les vertus sauvages, la politique la plus subtile et la licence sans bornes d'un Indien d'Am¨¦rique vivait en ¨¦cosse dans le si¨¨cle auguste de la reine Anne et de George Ier. Il est probable qu'Addison ou Pope n'auraient pas ¨¦t¨¦ peu ¨¦tonn¨¦s s'ils eussent appris qu'il existait, dans la m¨ºme ?le qu'ils habitaient, un personnage de la profession de Rob-Roy. C'est ce contraste frappant de la civilisation d'un c?t¨¦ des montagnes et des entreprises aventureuses et contraires aux lois qui ¨¦taient accomplies par un homme vivant du c?t¨¦ oppos¨¦ de cette ligne imaginaire qui cr¨¦a l'int¨¦r¨ºt attach¨¦ ¨¤ son nom; et m¨ºme encore aujourd'hui: ?Pr¨¨s et loin, ¨¤ travers les vallons et les montagnes sont des ¨ºtres qui en attestent la v¨¦rit¨¦ et s'animent comme le feu qu'on remue au seul nom de Rob-Roy.? (Wordsworth.) Rob-Roy poss¨¦dait plusieurs avantages pour soutenir avec succ¨¨s le r?le qu'il voulait jouer. Le plus grand ¨¦tait son intimit¨¦ avec le clan Mac-Gregor dont il descendait: clan si fameux par ses infortunes et par l'indomptable ¨¦nergie avec laquelle il se maintint uni en corps, malgr¨¦ les lois qui poursuivaient avec la plus s¨¦v¨¨re rigueur ce nom proscrit. L'histoire de ce clan ¨¦tait celle de plusieurs autres dans les Hautes-Terres qui furent ¨¦cras¨¦s par des voisins plus puissants et forc¨¦s pour leur propre s?ret¨¦ de renoncer ¨¤ leur nom de famille et de prendre celui de leur vainqueur. Ce qu'il y a de plus particulier dans celle des Mac- Gregors, c'est leur obstination ¨¤ conserver leur existence s¨¦par¨¦e et leur union comme clan, dans les circonstances les plus difficiles. [...] Le sept ou clan de Mac-Gregor pr¨¦tend descendre de Gregor ou Gregorius, troisi¨¨me fils, dit-on, d'Alpine, roi des ¨¦cossais, qui r¨¦gnait vers l'an 787. Son origine patronymique est donc Mac- Alpine et on l'appelle commun¨¦ment le clan d'Alpine, nom que conservera une des tribus ou sous-divisions. C'est un des plus anciens des Hautes-Terres et nul doute qu'il ne soit d'origine celtique et qu'il n'eut ¨¤ une ¨¦poque des possessions tr¨¨s ¨¦tendues dans le Perthshire et l'Argyleshire, auxquelles il continuait imprudemment ¨¤ pr¨¦tendre par le coir a glaive c'est-¨¤-dire par le droit de l'¨¦p¨¦e. Vint un temps o¨´ les comtes d'Argyle et de Breadalbane essay¨¨rent de faire comprendre les terres occup¨¦es par les Mac-Gregors dans ces chartes qu'ils obtenaient si facilement de la couronne, se constituant ainsi un droit l¨¦gal, sans beaucoup d'¨¦gards pour la justice. Saisissant toutes les occasions d'empi¨¦ter sur les propri¨¦t¨¦s de leurs voisins moins civilis¨¦s, ils ¨¦tendirent peu ¨¤ peu leurs propres domaines sous le pr¨¦texte de concessions royales. Sir Duncan Campbell de Lochow, connu dans les Hautes-Terres sous le nom de Donacha-Dhu nan Churraichd, c'est-¨¤-dire Duncan le Noir au Capuchon, parce qu'il avait la manie de porter une coiffure de ce genre eut, dit-on, de grands succ¨¨s dans ces actes de spoliation sur le clan des Mac-Gregors. Chass¨¦ injustement de ses possessions, le clan d¨¦vou¨¦ se d¨¦fendit courageusement et souvent obtint quelques avantages dont il usa avec une grande cruaut¨¦. Cette conduite, quoique naturelle si l'on songe au pays et ¨¤ l'¨¦poque, fut pr¨¦sent¨¦e avec art dans la capitale comme provenant d'une f¨¦rocit¨¦ indomptable ¨¤ laquelle il n'y avait d'autre rem¨¨de qu'une destruction totale. Un acte du Conseil priv¨¦, ¨¤ Stirling le 22 septembre 1563 sous le r¨¨gne de la reine Marie, permet aux seigneurs les plus puissants et aux chefs des clans de poursuivre le clan Gregor avec le feu et l'¨¦p¨¦e: un acte semblable, en 1563, non seulement donne les m¨ºmes pouvoirs ¨¤ sir John Campbell de Glenorchy descendant de Duncan au Capuchon, mais d¨¦fend aux sujets de la couronne de recevoir ou d'assister quelque individu que ce soit du clan Gregor, ou de lui procurer, sous n'importe quel pr¨¦texte, des habits ou de la nourriture. L'assassinat commis en 1589 sur la personne de John Drummond de Drummond-Ernoch, garde de la for¨ºt royale de Glenartney, est racont¨¦ ailleurs dans tous ses horribles d¨¦tails. Le clan Mac- Gregor jura sur la t¨ºte sanglante et d¨¦tach¨¦e du tronc qu'il ferait cause commune en avouant ce nouvel acte de cruaut¨¦. Il s'ensuivit un arr¨ºt¨¦ du Conseil priv¨¦ qui dirigea une nouvelle croisade contre le ?m¨¦chant clan Gregor qui continue de r¨¦pandre le sang, de se livrer au massacre, au pillage et au vol?. Dans ce document, des lettres de feu et d'¨¦p¨¦e (_letters of fire and sword_) sont prononc¨¦es contre eux pendant l'espace de deux ann¨¦es. Le lecteur trouvera les d¨¦tails de ce fait dans l'Introduction de la L¨¦gende de Montrose de cette nouvelle ¨¦dition. D'autres faits, et ils sont nombreux, prouv¨¨rent le m¨¦pris des Mac-Gregors pour des lois dont ils avaient souvent ressenti la s¨¦v¨¦rit¨¦ sans jamais en ¨¦prouver la protection. Quoiqu'ils fussent peu ¨¤ peu priv¨¦s de leurs possessions et de tous moyens ordinaires de se procurer des aliments, on ne pouvait supposer qu'ils se laissassent mourir de faim tant qu'il leur resterait les moyens de prendre ¨¤ des ¨¦trangers ce qu'ils regardaient comme leur propre bien. D¨¨s lors ils s'abandonn¨¨rent au pillage et s'accoutum¨¨rent ¨¤ r¨¦pandre le sang. Leurs passions ¨¦taient imp¨¦tueuses, et avec un peu de m¨¦nagement de la part de leurs voisins les plus puissants, on aurait pu facilement les emp¨ºcher de commettre aucune des violences dont leurs rus¨¦s ennemis prirent avantage pour attirer sur ces hommes ignorants le blame et le chatiment. [...] Malgr¨¦ ces actes de rigueur, ex¨¦cut¨¦s avec la m¨ºme ¨¦nergie qu'ils ¨¦taient donn¨¦s, quelques individus de ce clan conserv¨¨rent encore des propri¨¦t¨¦s, et le chef du nom, en 1592, est d¨¦sign¨¦ comme Allaster Mac-Gregor de Glenstrae. C'¨¦tait, dit-on, un homme brave et actif mais on apprend, par sa confession ¨¤ l'heure de sa mort, qu'il fut engag¨¦ dans bien des querelles sanglantes dont une enfin devint fatale ¨¤ lui et ¨¤ une partie de sa suite: ce fut le c¨¦l¨¨bre combat de Glenfruin, pr¨¨s de l'extr¨¦mit¨¦ sud-ouest du loch Lomond, dans les environs duquel les Mac-Gregors continuaient d'exercer beaucoup d'autorit¨¦ par le coir a glaive, ou le droit du plus fort, dont nous avons d¨¦j¨¤ parl¨¦. Il y eut aussi de longues contestations entre les Mac-Gregors et le laird de Luss, chef de la famille de Colquhoun, puissante maison de la partie basse du loch Lomond. Les traditions des Mac- Gregors affirment que cette querelle s'¨¦leva pour un sujet bien l¨¦ger. Deux Mac-Gregors, ¨¦tant surpris par la nuit, demand¨¨rent asile dans une maison ¨¤ un serviteur des Colquhouns; on leur refusa l'hospitalit¨¦ et ils se r¨¦fugi¨¨rent dans un des batiments ext¨¦rieurs, prirent un mouton de la bergerie, le tu¨¨rent, en firent leur souper, puis offrirent, dit-on, d'indemniser le propri¨¦taire. Le laird de Luss fit saisir les coupables et en vertu de cette justice sommaire dont les barons f¨¦odaux abusaient si ais¨¦ment, ils furent condamn¨¦s et ex¨¦cut¨¦s. Les Mac-Gregors citent ¨¤ l'appui de ces d¨¦tails un proverbe commun dans leur clan et qui maudissait l'heure o¨´ ?le mouton noir ¨¤ la queue blanche devint un agneau? (Mult dhu an carbail ghil). Pour venger cette insulte, le laird de Mac-Gregor rassembla trois ou quatre cents hommes et marcha vers Luss, des rives de Loch-Long, par un sentier appel¨¦ Raid na Gael, ou le Sentier du Montagnard. Sir Humphrey Colquhoun re?ut promptement avis de cette incursion et r¨¦unit des forces deux fois plus nombreuses que celles de ses adversaires; entre autres des gentilshommes du nom de Buchanan, des Grahames et autres nobles du Lennox, avec une troupe de citoyens de Dumbarton, sous le commandement de Tobias Smollet, magistrat ou bailli de cette ville et l'anc¨ºtre de l'auteur c¨¦l¨¨bre du m¨ºme nom. Les deux partis se rencontr¨¨rent dans la vall¨¦e de Glenfruin -- la vall¨¦e du chagrin -- nom qui semblait anticiper sur les ¨¦v¨¦nements de la journ¨¦e, laquelle, fatale aux vaincus, devait l'¨ºtre ¨¦galement pour les vainqueurs, ?l'enfant qui n'¨¦tait pas n¨¦ du clan Alpine ayant eu sujet dans la suite de s'en repentir?. Les Mac-Gregors, un peu d¨¦courag¨¦s par l'apparition d'une force si sup¨¦rieure ¨¤ la leur, furent conduits ¨¤ l'attaque par un voyant qui pr¨¦tendait voir leurs principaux adversaires envelopp¨¦s dans leur linceul. Le clan chargea avec furie le front de l'ennemi tandis que John Mac Gregor, suivi d'une troupe nombreuse, faisait sur le flanc une attaque impr¨¦vue. Une grande partie de la force des Colquhouns consistait en cavalerie qui ne pouvait agir dans un terrain gras. On dit qu'elle disputa avec bravoure le champ de bataille et fut enfin compl¨¨tement mise en d¨¦route. Les fugitifs furent massacr¨¦s sans piti¨¦, deux ou trois cents de ces malheureux rest¨¨rent sur la place. Si les Mac-Gregors ne perdirent, comme on l'assure, que deux hommes, ils avaient peu de motifs de se livrer ¨¤ une semblable boucherie. On dit que leur fureur s'¨¦tendit jusque sur une troupe d'¨¦tudiants en th¨¦ologie qui ¨¦taient venus imprudemment pour ¨ºtre t¨¦moins de l'action. Le fait para?t douteux parce que l'acte d'accusation contre le chef du clan n'en parle pas, non plus que l'historien Johnston et un professeur Ross qui ¨¦crivit une relation de la bataille vingt-neuf ans apr¨¨s qu'elle e?t ¨¦t¨¦ donn¨¦e; et cependant il est attest¨¦ par les traditions du pays et par une pierre rest¨¦e sur le lieu de combat qui est appel¨¦e Leck a Mhinisteir, la Pierre du Clerc ou du Ministre. Les Mac-Gregors imputent cette cruaut¨¦ ¨¤ un seul homme de leur tribu, c¨¦l¨¨bre par sa force et sa taille, appel¨¦ Dugald Ciar-Mohr ou le Grand Homme couleur de Souris. Dugald ¨¦tait le fr¨¨re de lait de Mac-Gregor et le chef lui avait confi¨¦ la garde de ces jeunes gens en lui enjoignant de veiller ¨¤ leur s?ret¨¦ jusqu'¨¤ ce que le combat f?t termin¨¦. Soit qu'il craign?t qu'ils ne lui ¨¦chappassent, soit qu'il e?t ¨¦t¨¦ offens¨¦ par quelque sarcasme lanc¨¦ contre sa tribu, peut-¨ºtre m¨ºme simplement excit¨¦ par la soif du sang, ce barbare, tandis que les siens poursuivaient les fuyards, ¨¦gorgea ses prisonniers sans d¨¦fense. Lorsque, ¨¤ son retour, le chef demanda o¨´ ¨¦taient les jeunes gens, le Ciar-Mohr (prononcez Kiar) tira son ¨¦p¨¦e sanglante et dit: ?Demande ¨¤ ceci que Dieu ait piti¨¦ de mon ame.? Ces derniers mots faisaient allusion ¨¤ ceux que ses victimes avaient prononc¨¦s tandis qu'il les assassinait. D'apr¨¨s cette version, il semblerait que cette horrible partie de l'histoire des Mac-Gregors est fond¨¦e sur un fait mais que le nombre des victimes du Ciar-Mohr a ¨¦t¨¦ exag¨¦r¨¦ dans les r¨¦cits des Basses-Terres. Le bas peuple assure que leur sang ne put jamais s'effacer de la pierre. Mac-Gregor t¨¦moigna la plus grande horreur de cette action et reprocha ¨¤ son fr¨¨re de lait une atrocit¨¦ qui allait in¨¦vitablement entra?ner la destruction de son clan. Cet homme cruel qui ¨¦tait l'a?eul de Rob-Roy appartenait ¨¤ la tribu de laquelle ce dernier descendait. Il est enterr¨¦ dans l'¨¦glise de Fortingal o¨´ l'on montre encore son tombeau couvert d'une large pierre. La force, le courage dont il ¨¦tait dou¨¦ sont le sujet de plus d'une tradition. Le fr¨¨re de Mac-Gregor fut du petit nombre de ceux qui p¨¦rirent dans l'action. On l'enterra pr¨¨s du champ de bataille et la place est marqu¨¦e par une pierre grossi¨¨re appel¨¦e la Pierre grise de Mac-Gregor. Sir Humphrey Colquhoun, ¨¦tant bien mont¨¦, se sauva dans le chateau de Banochar ou Benechra. Ce ne fut point pour lui une retraite s?re car quelque temps apr¨¨s il fut assassin¨¦ dans un des souterrains du chateau: les annales de la famille disent que ce fut par les Mac-Gregors mais d'autres traditions accusent les Macfarlanes. La bataille de Glenfruin et la cruaut¨¦ des vainqueurs dans la poursuite fut rapport¨¦e au roi Jacques VI, de la mani¨¨re la plus d¨¦favorable aux Mac-Gregors, ¨¤ qui leur r¨¦putation d'hommes braves mais indisciplin¨¦s ne pouvait que nuire dans cette occasion. Jacques put bient?t comprendre l'¨¦tendue du massacre; les veuves de ceux qui avaient perdu la vie, au nombre de deux cent vingt, en grand deuil, mont¨¦es sur de blancs palefrois et portant chacune au bout d'une lance la chemise ensanglant¨¦e de leur mari, parurent ¨¤ Stirling, en pr¨¦sence de ce monarque avide de semblables sc¨¨nes, et demand¨¨rent vengeance de la mort de leurs ¨¦poux contre ceux qui les avaient r¨¦duites au d¨¦sespoir. Le moyen auquel on eut recours fut au moins aussi cruel que les atrocit¨¦s qu'on avait l'intention de punir. Par un acte du Conseil priv¨¦, dat¨¦ du 3 avril 1603, le nom de Mac-Gregor fut aboli et il fut ordonn¨¦ ¨¤ ceux qui l'avaient port¨¦ jusqu'alors de le changer pour d'autres surnoms, la peine de mort ¨¦tant prononc¨¦e contre les r¨¦calcitrants; sous la m¨ºme peine, tous ceux qui avaient pris part au combat de Glenfruin ou ¨¤ quelque autre combat sp¨¦cifi¨¦ dans l'acte avaient d¨¦fense de porter aucune arme, except¨¦ le couteau pointu qui leur servait ¨¤ prendre leurs repas. Par un acte subs¨¦quent, 24 juin 1613, la peine de mort fut aussi prononc¨¦e contre les gens de l'ancienne tribu de Mac-Gregor qui se r¨¦uniraient au nombre de plus de quatre. Ces arr¨ºt¨¦s furent convertis par un acte du Parlement, 1617, chapitre 26, en lois qui frapp¨¨rent jusqu'¨¤ la g¨¦n¨¦ration suivante. On donna pour raison qu'un grand nombre des enfants de ceux contre lesquels les actes du Conseil priv¨¦ avaient ¨¦t¨¦ prononc¨¦s approchaient alors de l'age d'homme, et que leur permettre de reprendre le nom de leurs parents, c'e?t ¨¦t¨¦ rendre au clan toute sa force premi¨¨re. [...] Les Mac-Gregors, malgr¨¦ les lettres de feu et d'¨¦p¨¦e et les ordres d'ex¨¦cution militaire si souvent prononc¨¦s contre eux par le corps l¨¦gislatif d'¨¦cosse qui perdit dans cette occasion la conscience de sa dignit¨¦, pouvant ¨¤ peine prononcer sans col¨¨re le nom du clan proscrit, les Mac-Gregors, disons-nous, ne montr¨¨rent aucune disposition ¨¤ se s¨¦parer. Ils se soumirent aux lois en ce qu'il s'agissait de prendre le nom des familles voisines parmi lesquelles ils vivaient pour devenir, suivant que l'occasion s'en pr¨¦sentait, des Drummonds, des Campbells, des Grahames, des Buchanans, des Stewarts ou autres; mais dans tous les cas o¨´ il s'agissait de se rallier d'intention ou de se donner des preuves d'attachement mutuel, ils restaient le clan Gregor, unis pour le droit ou pour l'injure, et mena?ant d'une vengeance g¨¦n¨¦rale ceux qui commettraient quelque agression contre un individu de leur clan. Ils continu¨¨rent d'attaquer et de se d¨¦fendre avec aussi peu de crainte qu'avant les lois qui ordonnaient leur dispersion, imparfaitement effectu¨¦e, comme il le para?t par le pr¨¦ambule du statut de 1633. Le chapitre 30 de ce statut dit que le clan Gregor, supprim¨¦ et forc¨¦ ¨¤ la tranquillit¨¦ par les soins du d¨¦funt roi Jacques d'¨¦ternelle m¨¦moire, s'est de nouveau montr¨¦ dans les comt¨¦s de Perth, de Stirling, de Clackmannan, de Monteith, de Lennox, d'Angus et de Hearns; pour laquelle raison il r¨¦tablit l'incapacit¨¦ attach¨¦e au clan, et permet de cr¨¦er une nouvelle commission pour faire ex¨¦cuter les lois contre cette race rebelle. Malgr¨¦ l'extr¨ºme s¨¦v¨¦rit¨¦ de Jacques Ier et de Charles Ier contre ce malheureux clan que la proscription rendait furieux et qui ensuite ¨¦tait puni pour c¨¦der ¨¤ des passions excit¨¦es avec adresse, tous les Mac-Gregors s'attach¨¨rent pendant la guerre civile ¨¤ la cause de ce dernier monarque. Leurs bardes ont attribu¨¦ cette conduite ¨¤ un respect traditionnel pour la couronne d'¨¦cosse, port¨¦e jadis par leurs anc¨ºtres et ils en appellent ¨¤ leurs armoiries qui consistent en un pin en sautoir avec une ¨¦p¨¦e nue dont la pointe soutient une couronne royale. [...] ¨¤ une ¨¦poque plus rapproch¨¦e que ces temps m¨¦lancoliques (1651), nous voyons le clan Mac-Gregor r¨¦clamer les immunit¨¦s des autres tribus, lorsqu'il est somm¨¦ par le Parlement d'¨¦cosse de r¨¦sister ¨¤ l'invasion de l'arm¨¦e r¨¦publicaine. Le dernier jour de mars de la m¨ºme ann¨¦e, une supplique au roi et au Parlement, de Callum Mac-Condachie Vich Euen et Euen Mac-Condachie Euen, en leur propre nom et au nom de tous les Mac-Gregors, apprend que, tandis qu'en ob¨¦issance aux ordres du parlement qui enjoignaient au clan de se r¨¦unir sous ses chieftains pour la d¨¦fense de la religion, du roi et des royaumes les p¨¦titionnaires avaient rassembl¨¦ leurs gens pour garder les sentiers ¨¤ la t¨ºte de la rivi¨¨re de Forth, ils furent arr¨ºt¨¦s dans leur dessein par le comte d'Athole et le laird de Buchanan, lesquels exigeaient le service de plusieurs Mac- Gregors dans leur arm¨¦e. Cette contestation ¨¦tait probablement due au changement de nom, le comte et le laird pr¨¦tendant avoir le droit d'enr?ler les Mac-Gregors sous leurs banni¨¨res comme des Murrays et des Buchanans. Il ne para?t pas que la p¨¦tition des Mac-Gregors qui demandaient qu'il leur f?t permis de reconstituer leur clan ait re?u une r¨¦ponse mais ¨¤ la restauration, le roi Charles, dans le premier parlement ¨¦cossais de son r¨¨gne (statut 164, ch. 195), annula les diff¨¦rents actes port¨¦s contre ces malheureux, les r¨¦tablit dans le droit de porter leur nom de famille et autres privil¨¨ges communs ¨¤ ses sujets, donnant pour raison de cette cl¨¦mence que tous ceux qui ¨¦taient autrefois d¨¦sign¨¦s sous le nom de Mac-Gregor avaient, pendant les derniers troubles, montr¨¦ tant de loyaut¨¦ et d'affection pour le roi que leur conduite effa?ait leurs fautes pass¨¦es et le souvenir des chatiments qu'ils avaient encourus. [...] Il ne para?t pas toutefois qu'apr¨¨s la R¨¦volution les lois contre le clan aient ¨¦t¨¦ s¨¦v¨¨rement ex¨¦cut¨¦es, et dans la derni¨¨re moiti¨¦ du dix-huiti¨¨me si¨¨cle on les n¨¦gligea tout ¨¤ fait: des commissaires aux subsides qui portaient le nom proscrit de Mac- Gregor furent nomm¨¦s, des d¨¦crets de la cour de justice furent prononc¨¦s, enfin des actes l¨¦gaux conclus sous la m¨ºme appellative. N¨¦anmoins les Mac-Gregors, tant que ces lois n'eurent pas ¨¦t¨¦ r¨¦voqu¨¦es, se r¨¦sign¨¨rent ¨¤ la privation du nom qui ¨¦tait le leur par droit de naissance et firent m¨ºme quelques tentatives dans le dessein d'en adopter un autre. Ceux de Mac-Alpine et de Grant furent propos¨¦s, mais on ne parvint pas ¨¤ s'entendre et l'on se soumit au mal comme ¨¤ une n¨¦cessit¨¦ jusqu'au moment o¨´ un acte abolitif de toutes les dispositions p¨¦nales sous le poids desquelles l'ancien clan g¨¦missait lui accorda une r¨¦habilitation compl¨¨te. Ce statut si bien m¨¦rit¨¦ par les services de plus d'un gentilhomme Mac-Gregor, le clan s'en pr¨¦valut avec cet enthousiasme des temps pass¨¦s qui les avait fait souffrir si cruellement d'une punition que la plupart des autres sujets du roi auraient regard¨¦e comme peu importante. [...] Ayant bri¨¨vement racont¨¦ l'histoire de ce clan qui pr¨¦sente un exemple int¨¦ressant du caract¨¨re ind¨¦l¨¦bile du syst¨¨me patriarcal, l'auteur doit entrer dans quelques d¨¦tails sur le personnage qui donne son nom ¨¤ ce roman. On a vu plus haut que Rob-Roy descendait de Ciar-Mohr, le Grand Homme couleur de Souris, que la tradition accuse d'avoir assassin¨¦ de jeunes ¨¦tudiants ¨¤ la bataille de Glenfruin. Sans nous engager, non plus que nos lecteurs, dans le labyrinthe d'une g¨¦n¨¦alogie de montagnards, il suffira de dire qu'apr¨¨s la mort d'Allaster Mac- Gregor de Glenstrae, le clan, d¨¦courag¨¦ par les pers¨¦cutions continuelles de ses ennemis, n'avait pas os¨¦ se placer sous la domination d'un seul chef. Suivant les lieux de leur r¨¦sidence et de leur descendance imm¨¦diate, les diff¨¦rentes familles ¨¦taient conduites et dirig¨¦es par des _chieftains, _ce qui, suivant l'acception des montagnes, signifie le premier d'une branche particuli¨¨re d'une tribu, par opposition ¨¤ _chef, _qui commande au clan entier. La famille et les descendants de Dugald Ciar-Morh vivaient principalement dans les montagnes, entre le loch Lomond et le loch Katrine; elle y occupait des propri¨¦t¨¦s assez consid¨¦rables, soit parce qu'elle y ¨¦tait soufferte, soit par le droit de l'¨¦p¨¦e, droit qu'il n'¨¦tait jamais s?r de lui contester, ou par des titres divers qu'il serait inutile de d¨¦tailler. Le fait est que ces Mac- Gregors vivaient dans ce lieu comme des gens que chacun d¨¦sirait se concilier; leur amiti¨¦ ¨¦tait n¨¦cessaire ¨¤ la paix du voisinage, et leur assistance non moins d¨¦sirable pendant la guerre. Rob-Roy Mac-Gregor Campbell (il portait ce dernier nom en cons¨¦quence des actes du Parlement qui avaient aboli le sien) ¨¦tait le plus jeune fils de Donald Mac-Gregor de Glengyle; il avait ¨¦t¨¦ lieutenant-colonel (probablement au service de Jacques II), suivant l'assertion de sa femme, fille de Campbell de Glenfalloch. Sa qualification propre ¨¦tait d'Inversnaid mais il para?t qu'il avait quelques droits ¨¤ la propri¨¦t¨¦ de Craig- Royston, domaine de rochers et de bois situ¨¦ ¨¤ l'est du loch Lomond o¨´ ce lac magnifique se perd dans les sombres montagnes de Glenfalloch. L'¨¦poque de sa naissance est incertaine mais on assure qu'il joua un r?le actif dans les sc¨¨nes de guerre et de pillage qui succ¨¦d¨¨rent ¨¤ la R¨¦volution: la tradition affirme qu'il fut le chef d'une excursion ill¨¦gale dans la paroisse de Kippen, situ¨¦e dans le Lennox et qui eut lieu dans l'ann¨¦e 1691. Peu sanglante puisque une seule personne y perdit la vie, les d¨¦pr¨¦dations qui s'y commirent ne l'en firent pas moins d¨¦signer par le nom du _hers'ship _ou d¨¦vastation de Kippen. L'¨¦poque de sa mort est ¨¦galement inconnue mais comme on a dit qu'il a surv¨¦cu ¨¤ l'ann¨¦e 1733 et qu'il mourut fort avanc¨¦ en age, on peut supposer qu'il avait environ vingt-cinq ans ¨¤ l'¨¦poque o¨´ la d¨¦vastation de Kippen eut lieu; ce qui mettrait sa naissance au milieu du dix- septi¨¨me si¨¨cle. Pendant les temps les plus paisibles qui succ¨¦d¨¨rent ¨¤ la R¨¦volution, Rob-Roy, ou Red-Robert, semble avoir exerc¨¦ ses talents actifs qui n'avaient rien de m¨¦diocre comme conducteur ou marchand de bestiaux. On peut croire qu'¨¤ cette ¨¦poque aucun habitant des Basses-Terres et ¨¤ plus forte raison aucun marchand anglais ne s'avisait de conduire les siens dans les montagnes. Ces animaux donnaient lieu ¨¤ un commerce tr¨¨s important et ils ¨¦taient escort¨¦s aux foires, sur les fronti¨¨res des Basses-Terres, par les montagnards arm¨¦s qui se conduisaient avec honneur et bonne foi envers leurs acheteurs du sud. Une querelle s'¨¦levait-elle, les habitants des fronti¨¨res qui avaient l'habitude d'approvisionner les march¨¦s anglais trempaient leurs bonnets dans le plus prochain ruisseau et, l'entortillant autour de leurs mains opposaient leurs gourdins aux larges ¨¦p¨¦es nues de leurs adversaires lesquels n'avaient pas toujours la sup¨¦riorit¨¦. J'ai entendu dire ¨¤ des personnes ag¨¦es qui avaient pris part ¨¤ ces querelles que les montagnards y mettaient beaucoup de circonspection, ne se servant jamais de la pointe de leur ¨¦p¨¦e, et moins encore de leurs pistolets ou de leurs poignards. Une ¨¦corchure ou un coup ¨¤ la t¨ºte ¨¦taient promptement gu¨¦ris; et comme le commerce ¨¦tait avantageux aux deux parties, ces l¨¦g¨¨res escarmouches n'apportaient aucune interruption ¨¤ la bonne harmonie. Il ¨¦tait surtout du plus haut int¨¦r¨ºt pour les montagnards, dont les revenus territoriaux d¨¦pendaient enti¨¨rement de la vente des bestiaux noirs (les boeufs), et un marchand adroit et exp¨¦riment¨¦ non seulement retirait de grands profits de ses sp¨¦culations, mais encore en procurait ¨¤ ses amis et ¨¤ ses voisins. Rob-Roy eut pendant plusieurs ann¨¦es beaucoup de succ¨¨s dans cette branche de commerce et en s'attirant une confiance g¨¦n¨¦rale il se fit estimer dans le pays. Son importance augmenta par la mort de son p¨¨re qui lui laissa, outre la tutelle de son neveu Gregor Mac- Gregor, la surveillance de sa propri¨¦t¨¦ de Glengyle, double circonstance qui lui donna parmi le clan l'influence que devait avoir le repr¨¦sentant de Dougal Ciar. Or, une telle influence ¨¦tait d'autant plus grande que cette branche des Mac-Gregors semble avoir refus¨¦ l'ob¨¦issance ¨¤ Mac-Gregor de Glencarnock, l'anc¨ºtre du sir Evan Mac-Gregor actuel, et pr¨¦tendu avec succ¨¨s ¨¤ une esp¨¨ce d'ind¨¦pendance. Vers la m¨ºme ¨¦poque Rob-Roy acquit une nouvelle importance en achetant ou en affermant la propri¨¦t¨¦ de Craig-Royston que nous avons d¨¦j¨¤ mentionn¨¦e. Dans ces jours prosp¨¨res de son existence il ¨¦tait en grande faveur aupr¨¨s de son plus proche et plus puissant voisin James, premier duc de Montrose, dont il re?ut beaucoup de marques d'¨¦gards. Sa Grace consentit ¨¤ lui donner, ainsi qu'¨¤ son neveu, un droit de propri¨¦t¨¦ sur les domaines de Glengyle et d'Inversnaid, qu'ils n'avaient jusqu'alors exploit¨¦s qu'en qualit¨¦ de tenanciers. Enfin le duc, dans l'int¨¦r¨ºt du pays et de ses propres terres, soutint notre aventurier en lui pr¨ºtant une somme consid¨¦rable afin de l'aider dans ses sp¨¦culations relatives au commerce des bestiaux. Malheureusement ce commerce ¨¦tait sujet, comme il l'est encore, ¨¤ de subites fluctuations et Rob-Roy, par suite d'une baisse soudaine et, comme l'ajoute une tradition favorable, par la mauvaise foi d'un associ¨¦ appel¨¦ Macdonald auquel il avait imprudemment donn¨¦ sa confiance et fait de fortes avances; Rob- Roy, disons-nous, devint insolvable. Il se cacha mais non pas les mains vides, si l'on en croit une sommation ¨¤ compara?tre lanc¨¦e contre lui, et qui affirmait qu'il ¨¦tait porteur d'environ mille livres sterling extorqu¨¦es de diff¨¦rents seigneurs ou gentilshommes sous pr¨¦texte de leur acheter des vaches dans les Hautes-Terres. Cette sommation parut en juin 1712 et fut plusieurs fois r¨¦p¨¦t¨¦e. Elle fixe l'¨¦poque o¨´ Rob-Roy changea ses sp¨¦culations commerciales pour d'autres d'une nature tr¨¨s diff¨¦rente. Il para?t que vers ce temps il quitta sa r¨¦sidence ordinaire pour Inversnaid, ¨¤ dix ou douze milles d'¨¦cosse (le double en milles anglais) plus loin dans les montagnes et commen?a cette vie aventureuse qu'il continua jusqu'¨¤ sa mort. Le duc de Montrose qui se croyait tromp¨¦ et jou¨¦ employa tous les moyens en son pouvoir pour recouvrer son argent. Rob-Roy fut expropri¨¦ de ses terres, ses bestiaux et ses meubles furent saisis et vendus. On dit que cette op¨¦ration fut poursuivie avec la plus grande s¨¦v¨¦rit¨¦ et que les supp?ts de la loi qui ne sont pas ordinairement les personnes les plus polies insult¨¨rent la femme de Mac-Gregor d'une mani¨¨re qui aurait pu ¨¦veiller des sentiments de vengeance dans le coeur d'un homme plus patient. C'¨¦tait une femme d'un caract¨¨re fier et hautain et il est assez probable qu'en voulant les troubler dans l'exercice de leurs fonctions elle aura excit¨¦ leur col¨¨re bien que, pour l'honneur de l'humanit¨¦, on doive esp¨¦rer que l'histoire qu'on rapporte est une exag¨¦ration populaire. Quoi qu'il en puisse ¨ºtre, la douleur extr¨ºme qu'elle ressentit en se voyant expuls¨¦e des rives du loch Lomond se donna carri¨¨re dans un morceau de musique pour la cornemuse, bien connu encore aujourd'hui sous le nom de la _Complainte de Rob-Roy._ On croit que le fugitif trouva un premier asile dans Glen-Dochart, sous la protection du comte de Breadalbane, car bien que, dans les temps les plus recul¨¦s, cette famille e?t activement concouru ¨¤ d¨¦truire les Mac-Gregors, elle donna souvent par la suite un abri ¨¤ beaucoup d'entre eux. Le duc d'Argyle ¨¦tait aussi un des protecteurs de Rob-Roy, c'est-¨¤-dire qu'il lui accordait le bois et l'eau, suivant l'expression des montagnards, -- l'abri des for¨ºts et l'eau des lacs d'un pays inaccessible. Ambitieux de conserver ce qu'ils appelaient leurs _suivants _(gens engag¨¦s ¨¤ leur service militaire), les gentilshommes des Highlands ne d¨¦siraient pas moins d'avoir ¨¤ leur disposition des hommes d'un caract¨¨re r¨¦solu, en guerre avec le monde et avec les lois, et qui n'h¨¦siteraient pas en temps et lieu ¨¤ ravager les terres, ¨¤ attaquer les fermiers d'un ennemi f¨¦odal, sans attirer la responsabilit¨¦ sur leurs patrons. Les querelles entre les Grahames et les Campbells, pendant les guerres civiles du dix-septi¨¨me si¨¨cle, avaient port¨¦ l'empreinte de l'inimiti¨¦ la plus inv¨¦t¨¦r¨¦e; la mort du grand marquis de Montrose d'un c?t¨¦, la d¨¦faite d'Inverlochy et l'affreux pillage de Lorn de l'autre ¨¦taient des injures r¨¦ciproques qui ne se pardonnent pas facilement: Rob-Roy ¨¦tait donc certain de trouver un refuge dans le pays des Campbells, d'abord parce qu'il avait pris leur nom comme li¨¦ par sa m¨¨re ¨¤ la famille de Glenfalloch et comme ennemi de la maison rivale de Montrose. L'¨¦tendue des possessions d'Argyle et la facilit¨¦ de s'y retirer en cas de danger favorisaient singuli¨¨rement son audacieux plan de vengeance, plan qui n'¨¦tait rien moins qu'une guerre de pillage contre le duc de Montrose, qu'il regardait comme un des auteurs de son exclusion de la soci¨¦t¨¦, de la sentence de proscription prononc¨¦e contre lui, de la saisie de ses meubles, de l'adjudication de sa terre. Il se disposa donc ¨¤ employer tous les moyens en son pouvoir pour nuire au duc, ¨¤ ses fermiers, ¨¤ ses parents et ¨¤ ses amis et, bien que ce cercle f?t suffisamment ¨¦tendu pour un pillage actif, Rob- Roy, qui s'¨¦tait d¨¦clar¨¦ jacobite, prit la libert¨¦ d'envelopper dans sa sph¨¨re d'op¨¦ration quiconque il lui plaisait de consid¨¦rer comme partisan du gouvernement r¨¦volutionnaire ou de l'union des royaumes. Sous l'un ou l'autre de ces pr¨¦textes, tous ses voisins des Basses-Terres qui avaient quelque chose ¨¤ perdre ou qui refusaient d'acheter sa protection par le paiement d'un tribut annuel ¨¦taient expos¨¦s ¨¤ ses attaques. [...] Les habitudes et les opinions de ceux qui r¨¦sidaient dans le voisinage des Hautes-Terres pr¨ºtaient aussi aux desseins de Rob- Roy un grand appui. La plupart, issus du clan de Mac-Gregor, r¨¦clamaient la propri¨¦t¨¦ de Balquhidder et autres districts des Hautes-Terres, comme ayant fait partie autrefois des possessions de leur tribu, bien que des lois spoliatrices en eussent assur¨¦ la propri¨¦t¨¦ ¨¤ d'autres familles. Les guerres civiles du dix-septi¨¨me si¨¨cle avaient familiaris¨¦ avec l'emploi des armes ces hommes naturellement braves et exasp¨¦r¨¦s par le souvenir de leurs souffrances. Le voisinage d'un district des Basses-Terres, riche en comparaison du leur, les poussait presque irr¨¦sistiblement ¨¤ y faire des incursions et un assez grand nombre d'individus appartenant ¨¤ d'autres clans, habitu¨¦s ¨¤ m¨¦priser le travail et ¨¤ braver le danger, se dirig¨¨rent vers une fronti¨¨re qui, n'¨¦tant point prot¨¦g¨¦e, promettait une proie facile. L'¨¦tat du pays, aujourd'hui si paisible, v¨¦rifiait alors cette opinion ¨¦mise par le docteur Johnson que les districts les plus indisciplin¨¦s des montagnes ¨¦taient ceux qui touchaient le plus aux Basses-Terres. Il n'¨¦tait donc pas difficile ¨¤ Rob-Roy, descendant d'une tribu dispers¨¦e dans un tel pays, de tenir constamment occup¨¦e, de soutenir au moyen de ses op¨¦rations projet¨¦es une troupe redoutable. Il semblait lui-m¨ºme particuli¨¨rement destin¨¦ ¨¤ la profession de d¨¦pr¨¦dateur. Sa taille n'¨¦tait pas des plus ¨¦lev¨¦es mais sa force ¨¦tait extraordinaire, les deux plus grandes particularit¨¦s de sa personne ¨¦taient la largeur de ses ¨¦paules et la longueur presque disproportionn¨¦e de ses bras, longueur si remarquable qu'il pouvait, dit-on, sans se baisser, attacher ses jarreti¨¨res, que les montagnards placent ¨¤ deux pouces au-dessous des genoux. Son visage ¨¦tait ouvert, male, sombre dans les moments du danger mais dans les jours de bonheur ses mani¨¨res ¨¦taient franches et gaies. Ses cheveux, d'un roux fonc¨¦ et tr¨¨s ¨¦pais, tombaient en boucles autour de son visage. La coupe de ses v¨ºtements laissait voir, comme de raison, les genoux et la partie sup¨¦rieure des jambes: on m'a d¨¦crit ces derni¨¨res comme ressemblant ¨¤ celles d'un taureau des montagnes, h¨¦riss¨¦es de poils roux, et annon?ant une force musculaire comparable ¨¤ celle de cet animal. ¨¤ ces particularit¨¦s n'oublions pas d'ajouter une grande adresse dans le maniement de l'¨¦p¨¦e des Hautes-Terres, talent dans lequel la longueur de son bras lui donnait un grand avantage et une connaissance parfaite de toutes les retraites du pays sauvage qu'il habitait ainsi que du caract¨¨re des diff¨¦rents individus, soit amis, soit ennemis, avec lesquels il pouvait entrer en relation. Ses qualit¨¦s morales ne semblaient pas moins favorables aux circonstances dans lesquelles il ¨¦tait plac¨¦. Bien qu'il descend?t du farouche Ciar-Mohr, Rob-Roy n'h¨¦rita point de la cruaut¨¦ de ses anc¨ºtres; au contraire, il en ¨¦vitait jusqu'¨¤ l'apparence. On assure qu'il ne r¨¦pandit jamais le sang ¨¤ moins d'une absolue n¨¦cessit¨¦. Son syst¨¨me de pillage, ex¨¦cut¨¦ avec autant de hardiesse que de sagacit¨¦, ¨¦tait presque toujours couronn¨¦ de succ¨¨s, ses exp¨¦ditions conduites avec la plus grande c¨¦l¨¦rit¨¦. Semblable ¨¤ Robin-Hood d'Angleterre, c'¨¦tait un voleur doux et poli, et si d'une main il prenait aux riches, de l'autre il exer?ait la lib¨¦ralit¨¦ envers les pauvres. Sous quelques rapports, cette conduite pouvait ¨ºtre politique mais les traditions g¨¦n¨¦rales du pays assurent qu'elle prenait sa source dans des motifs plus nobles. Tous ceux avec lesquels je me suis entretenu de lui et j'ai vu dans ma jeunesse des personnes qui avaient connu Rob-Roy personnellement, m'ont assur¨¦ que c'¨¦tait un homme d'un caract¨¨re bienveillant et humain ¨¤ sa mani¨¨re. Ses id¨¦es sur la morale ¨¦taient celles d'un chef arabe et r¨¦sultaient naturellement d'une ¨¦ducation sauvage. En supposant que Rob-Roy e?t raisonn¨¦ sur la carri¨¨re qu'il parcourait soit par choix, soit par n¨¦cessit¨¦, il se serait probablement donn¨¦ le caract¨¨re d'un homme brave qui priv¨¦ de ses droits naturels par la partialit¨¦ des lois essayait de les maintenir par sa propre puissance. [...] Quelquefois Rob-Roy ¨¦prouvait des d¨¦sastres et courait de grands dangers personnels. Dans une circonstance remarquable, il fut sauv¨¦ par le sang-froid de son lieutenant, Macanaleister, ou Fletcher, le _Little-John _de sa troupe, homme actif et qui jouissait d'une grande c¨¦l¨¦brit¨¦ comme tireur. Il arriva que Mac- Gregor et sa bande furent surpris et dispers¨¦s par des forces sup¨¦rieures; l'ordre avait ¨¦t¨¦ donn¨¦ de ?_pourfendre et de renverser?_. Chacun veilla ¨¤ son propre salut mais un hardi dragon s'attacha ¨¤ Rob-Roy et l'ayant joint le frappa de sa large ¨¦p¨¦e. Une plaque de fer que Mac-Gregor portait sous sa toque emp¨ºcha qu'il n'e?t la t¨ºte fendue jusqu'¨¤ la machoire mais le coup fut assez fort pour le renverser par terre et il s'¨¦cria en tombant: ?? Macanaleister, n'y a-t-il rien dans ton fusil?? Le soldat s'¨¦cria aussi au m¨ºme instant: ?Dieu me damne! ce n'est pas votre m¨¨re qui a tricot¨¦ votre bonnet de nuit.? Et il levait le bras pour frapper un second coup, lorsque Macanaleister fit feu. La balle lui per?a le coeur. Le portrait suivant de Rob-Roy est trac¨¦ par un homme de talent qui r¨¦sidait dans le cercle de ces guerres de pillage et qui, en ayant probablement ressenti les effets, n'en parle pas avec cette indulgence que, vu leur caract¨¨re romantique, elles inspirent aujourd'hui. ?Cet homme (Rob-Roy Mac-Gregor) avait de la sagacit¨¦ et ne manquait ni de politique ni d'adresse; s'¨¦tant abandonn¨¦ ¨¤ la licence, il se mit ¨¤ la t¨ºte de tous les vagabonds et mauvais sujets de ce clan, vers l'extr¨¦mit¨¦ occidentale de Perth et du Stirlingshire et ravagea toute l'¨¦tendue de ces contr¨¦es par ses vols et ses d¨¦pr¨¦dations. Bien peu parmi ceux qui ¨¦taient ¨¤ sa port¨¦e (c'est-¨¤-dire ¨¤ la distance d'une exp¨¦dition nocturne) pouvaient se croire en s?ret¨¦, soit dans leurs personnes, soit dans leurs propri¨¦t¨¦s, s'ils ne lui payaient la taxe consid¨¦rable et d¨¦gradante du _black-mail _(taxe des voleurs). Il agissait avec une telle audace qu'il commettait des vols, levait des contributions et soutenait des querelles ¨¤ la t¨ºte d'un corps de troupes arm¨¦es, en plein jour et ¨¤ la face du gouvernement. L'¨¦tendue et le succ¨¨s de ces d¨¦pr¨¦dations ne doivent pas para?tre surprenants lorsqu'on songe qu'elles avaient pour th¨¦atre un pays o¨´ les lois ne sont ni suivies ni respect¨¦es. L'habitude g¨¦n¨¦rale de voler des bestiaux aveuglait jusqu'aux hommes des classes les plus ¨¦lev¨¦es sur l'infamie de cette coutume et comme les propri¨¦t¨¦s consistaient principalement en troupeaux, ils devenaient de plus en plus rares. M. Graham ajoute: ?Par cette raison, il n'y a aucune culture, aucune am¨¦lioration du paturage et, par la m¨ºme cause, point de manufactures, enfin point de commerce, point d'industrie. Les femmes sont extr¨ºmement f¨¦condes, par cons¨¦quent la population nombreuse, et, dans l'¨¦tat pr¨¦sent des choses, il n'y a pas dans ce pays de l'ouvrage pour la moiti¨¦ des individus. Chaque village est rempli d'oisifs habitu¨¦s aux armes et paresseux en tout, except¨¦ lorsqu'il s'agit de d¨¦rober le bien d'autrui. Comme les _buddels _ou _aquavitae houses _(cabarets) se trouvent ¨¤ chaque pas, ils passent leur temps dans ces maisons et tr¨¨s souvent ils y consomment les profits de leurs gains illicites. L¨¤ les lois n'ont jamais ¨¦t¨¦ ex¨¦cut¨¦es ni l'autorit¨¦ des magistrats ¨¦tablie, l¨¤ l'officier civil n'ose point remplir ses devoirs et bien des villages sont ¨¤ environ trente milles de l'autorit¨¦ l¨¦gale. Enfin il n'y existe ni ordre, ni autorit¨¦, ni gouvernement. La r¨¦bellion de 1715 eut lieu peu de temps apr¨¨s que la c¨¦l¨¦brit¨¦ de Rob-Roy se fut ¨¦tablie et d¨¨s lors ses opinions jacobites se trouv¨¨rent en opposition avec la reconnaissance qu'il devait au duc d'Argyle pour sa protection indirecte. Le d¨¦sir de m¨ºler le bruit de ses pas au tumulte d'une guerre g¨¦n¨¦rale le porta ¨¤ se joindre aux troupes du comte de Mar, quoique son protecteur f?t ¨¤ la t¨ºte d'une arm¨¦e oppos¨¦e aux insurg¨¦s des Hautes-Terres. Les Mac-Gregors ou du moins un clan consid¨¦rable d'entre eux et celui de Ciar-Mohr n'¨¦taient pas, dans cette occasion, command¨¦s par Rob-Roy, mais par son neveu dont nous avons d¨¦j¨¤ parl¨¦, Gregor Mac-Gregor, autrement dit James Grahame de Glengyle et dont on se souvient mieux encore sous l'¨¦pith¨¨te ga¨¦lique de _Ghlune Dhu _ou Genou Noir, ¨¤ cause d'une tache noire qui se trouvait sur un de ses genoux et que ses v¨ºtements de montagnard laissaient voir. Il n'y a aucun doute que Glengyle, alors tr¨¨s jeune, n'ait, dans le plus grand nombre des cas, agi par les avis d'un chef aussi exp¨¦riment¨¦ que son oncle. Les Mac-Gregors, assembl¨¦s en grand nombre, commenc¨¨rent ¨¤ menacer les plaines vers l'extr¨¦mit¨¦ la plus basse du loch Lomond. Ils s'empar¨¨rent ¨¤ l'improviste de tous les bateaux qui ¨¦taient sur le lac et, probablement pour quelque entreprise dans leur seul int¨¦r¨ºt, les conduisirent par terre ¨¤ Inversnaid, afin d'arr¨ºter la marche d'un corps consid¨¦rable de whigs des pays de l'ouest qui avaient pris les armes pour le gouvernement et se dirigeaient de ce c?t¨¦. Les whigs firent une excursion pour recouvrer leurs bateaux: leurs forces consistaient en volontaires de Paisley, Kilpatrick et autres lieux, qui, avec l'assistance d'un corps de matelots, remont¨¨rent la rivi¨¨re Leven dans de longs bateaux appartenant ¨¤ un vaisseau de guerre alors ¨¤ l'ancre dans la Clyde. ¨¤ Luss, ils furent rejoints par sir Humphry Colquhoun et James Grant, son beau-fils, accompagn¨¦s de leur suite, rev¨ºtus de l'habit montagnard de l'¨¦poque, lequel est d¨¦crit d'une mani¨¨re pittoresque. Les deux partis se rencontr¨¨rent ¨¤ Craig-Royston mais les Mac-Gregors n'offrirent point le combat. Si nous devons en croire les d¨¦tails de l'exp¨¦dition donn¨¦s par l'historien Rae, les whigs saut¨¨rent ¨¤ terre avec la plus grande intr¨¦pidit¨¦; aucun ennemi ne se pr¨¦senta pour s'opposer ¨¤ leur d¨¦barquement et par le bruit de leurs tambours qui r¨¦sonnaient constamment, par la d¨¦charge de leur artillerie et autres armes ¨¤ feu, ils terrifi¨¨rent les Mac-Gregors qui ne sortirent de leurs retraites que pour regagner en d¨¦sordre le camp g¨¦n¨¦ral des montagnards ¨¤ Strath-Fillan. Les habitants des Basses-Terres rentr¨¨rent donc en possession des bateaux ¨¤ grands frais de bruit et de courage mais sans avoir couru de grands dangers. Apr¨¨s cette absence momentan¨¦e de ses anciennes retraites, Rob-Roy fut envoy¨¦ par le comte de Mar ¨¤ Aberdeen pour soulever, ¨¤ ce que l'on croit, une partie du clan Gregor qui est ¨¦tablie dans ce pays. Ces hommes, issus de sa propre famille (la race de Ciar- Mohr), ¨¦taient les descendants d'environ trois cents Mac-Gregors que le comte de Murray, vers l'an 1624, leva dans ses domaines du Monteith pour s'opposer ¨¤ ses ennemis les Mac-Intoshs, race aussi fi¨¨re et aussi turbulente que celle des Mac-Gregors eux-m¨ºmes. [...] Nous avons d¨¦j¨¤ dit que l'attitude de Rob-Roy pendant l'insurrection de 1715 fut tr¨¨s ¨¦quivoque, sa personne et sa suite ¨¦tant dans l'arm¨¦e des Hautes-Terres tandis que son coeur semblait ¨ºtre avec le duc d'Argyle. Cependant les insurg¨¦s furent oblig¨¦s de se fier ¨¤ lui comme ¨¤ leur seul guide lorsqu'ils march¨¨rent de Perth vers Dumblane, dans l'intention de traverser le Forth ¨¤ l'endroit qu'on appelle les gu¨¦s de Frew et quoiqu'ils fussent convaincus qu'il ne m¨¦ritait pas leur confiance. Ce mouvement des insurg¨¦s vers l'ouest amena la bataille de Sheriff-Muir, bataille rest¨¦e sans r¨¦sultats d¨¦cisifs imm¨¦diats mais dont le duc d'Argyle sut recueillir tous les avantages. On doit se souvenir que l'aile droite des montagnards y renversa et tailla en pi¨¨ces l'aile gauche d'Argyle tandis que l'aile gauche de l'arm¨¦e de Mar, compos¨¦e des clans Stewart, Mackenzie et Cameron, ¨¦tait en d¨¦route compl¨¨te. Dans cette affreuse bagarre Rob-Roy conserva son poste sur une montagne au centre de la position que les habitants des Hautes-Terres avaient choisie, et, bien que, assure-t-on, une attaque de sa part aurait d¨¦cid¨¦ de la journ¨¦e, on ne put le d¨¦terminer ¨¤ charger l'ennemi. Malheureusement pour les insurg¨¦s la conduite d'une bande de Macphersons avait ¨¦t¨¦ confi¨¦e ¨¤ Mac-Gregor, car le chef naturel de ce clan, vu son age et ses infirmit¨¦s, se trouvait incapable de se mettre ¨¤ leur t¨ºte. Il se reposait de ce soin sur son h¨¦ritier, Macpherson de North, et ainsi cette tribu ou du moins une partie, fut incorpor¨¦e avec celle de ses alli¨¦s les Mac-Gregors. Tandis que Rob-Roy laissait ¨¦couler dans l'inaction le moment favorable pour l'attaque, il re?ut de Mar l'ordre formel d'avancer; mais il r¨¦pondit froidement: ?Non, non, s'ils ne peuvent vaincre sans moi, ils ne le pourront pas plus avec moi.? Un des Macphersons, nomm¨¦ Alexandre, qui professait l'¨¦tat primitif de Rob-Roy, c'est-¨¤-dire celui de conducteur de bestiaux, mais homme d'un grand courage, indign¨¦ de la conduite de son chef momentan¨¦, jeta son plaid, tira sa claymore et appelant ses compagnons: ?Ne supportons pas davantage une telle honte, s'¨¦cria-t-il; s'il refuse de vous conduire, je me charge de le faire.? Rob-Roy r¨¦pondit avec un grand sang-froid: ?S'il ¨¦tait question de conduire des boeufs et des vaches des Hautes-Terres, Sandie, je m'en rapporterais ¨¤ votre sup¨¦riorit¨¦ mais il s'agit de conduire des hommes, et en cela je suis certainement meilleur juge que vous.? ?S'il ¨¦tait question de conduire des boeufs de Glen-Eigas, r¨¦pliqua le Macpherson, Rob-Roy ne songerait point ¨¤ rester le dernier, mais ¨¤ marcher en t¨ºte.? Irrit¨¦ de ce sarcasme, Mac-Gregor tira sa claymore et les deux montagnards en seraient venus aux mains si de part et d'autre leurs amis n'eussent r¨¦tabli la paix. Toutefois, le moment opportun ¨¦tait pass¨¦ et Rob-Roy, qui ne perdait jamais de vue ses int¨¦r¨ºts particuliers, permit ¨¤ sa suite de d¨¦pouiller les morts des deux partis. L'auteur de la belle ballade satirique sur la bataille de Sheriff- Muir n'a point oubli¨¦ de stigmatiser la conduite de notre h¨¦ros dans cette occasion remarquable: ?Rob-Roy, sur le haut d'une montagne, guettait l'instant de s'emparer du butin; il para?t qu'il n'¨¦tait pas venu pour autre chose, car il ne quitta point le lieu o¨´ il ¨¦tait cach¨¦ avant que la bataille f?t finie.? _(Jacobits relics)_ Malgr¨¦ l'esp¨¨ce de neutralit¨¦ de Rob-Roy pendant le cours de la r¨¦bellion, il n'¨¦chappa point ¨¤ quelques-unes des punitions inflig¨¦es ¨¤ ceux qui en avaient fait partie; il fut compris dans l'acte d'_attainder _et la maison de Breadalbane, qui ¨¦tait son refuge, fut br?l¨¦e par lord Cadogan lorsque ce g¨¦n¨¦ral traversa les Hautes-Terres pour d¨¦sarmer et punir les clans insurg¨¦s. Mais, se rendant ¨¤ Inverary avec environ quarante ou cinquante hommes de sa suite, Rob-Roy, par une apparente soumission, se concilia les bonnes graces et la protection du colonel Patrick Campbell de Finnah. ¨¦tant ainsi ¨¤ peu pr¨¨s ¨¤ l'abri du ressentiment du gouvernement, Rob-Roy ¨¦tablit sa r¨¦sidence ¨¤ Craig-Royston, pr¨¨s du loch Lomond, au milieu de ses propres parents et ne perdit point de temps pour rallumer sa querelle particuli¨¨re avec le duc de Montrose. Dans ce dessein, il rassembla autant de fantassins qu'il en e?t jamais command¨¦ car il se faisait suivre constamment par une garde de dix ou douze hommes d'¨¦lite qu'il lui aurait ¨¦t¨¦ facile d'¨¦lever jusqu'¨¤ cinquante ou soixante. De son c?t¨¦, le duc de Montrose employa tous les moyens possibles pour d¨¦truire son importun adversaire; Sa Grace s'adressa au g¨¦n¨¦ral Carpenter et trois corps de troupes re?urent l'ordre de se diriger sur Glascow, Stirling et Finlarig, pr¨¨s de Killin. M. Graham de Killearn, l'homme d'affaires du duc, son parent et en m¨ºme temps sh¨¦rif-d¨¦put¨¦ du comt¨¦ de Dumbarton, accompagna les troupes afin qu'elles pussent agir avec la sanction de l'autorit¨¦ civile et avoir un guide fid¨¨le ¨¤ travers les montagnes. Ces diff¨¦rentes colonnes avaient le projet d'arriver en m¨ºme temps dans le voisinage de la r¨¦sidence de Rob-Roy et de surprendre ce rebelle ainsi que sa suite; mais des pluies abondantes, la difficult¨¦ des routes et les intelligences au moyen desquelles le proscrit connaissait leur marche tromp¨¨rent leurs combinaisons. Les troupes, trouvant les oiseaux envol¨¦s, s'en veng¨¨rent en d¨¦truisant le nid. On br?la la maison de Rob-Roy mais non impun¨¦ment car les Mac-Gregors, cach¨¦s parmi les buissons et les rochers, firent feu sur les troupes et tu¨¨rent un grenadier. Rob-Roy se vengea par un singulier acte d'audace de la perte qu'il venait d'essuyer. Vers le milieu de novembre 1716, le m¨ºme John Graham de Killearn dont nous venons de parler s'¨¦tait rendu dans un lieu appel¨¦ Chapel-Errock o¨´ les fermiers du duc devaient de leur c?t¨¦ se r¨¦unir pour le paiement des rentes. John Graham avait d¨¦j¨¤ re?u d'eux environ trois cents livres lorsque Rob-Roy entra dans l'appartement ¨¤ la t¨ºte d'une troupe arm¨¦e. Le fid¨¨le homme d'affaires esp¨¦ra sauver l'argent de son ma?tre en jetant les livres de compte et l'argent dans un grenier, croyant qu'ils ne seraient point aper?us, mais le pillard exp¨¦riment¨¦ ne pouvait ¨ºtre facilement tromp¨¦ lorsqu'un tel objet ¨¦tait le but de ses recherches: il trouva les livres et l'argent, se mit tranquillement ¨¤ la place du receveur, examina les comptes, mit les rentes dans sa poche et donna des re?us au nom du duc disant qu'il compterait avec Sa Grace pour les dommages qu'elle lui avait fait essuyer et dans lesquels il comprenait l'incendie de sa maison par le g¨¦n¨¦ral Cadogan et la derni¨¨re exp¨¦dition contre Craig-Royston, puis il ordonna ¨¤ M. Graham de le suivre. Il ne para?t pas qu'il usat envers lui de rudesse ou de violence bien qu'il l'informat qu'il le regardait comme un otage et qu'il le mena?at de mauvais traitements en cas qu'il f?t suivi de trop pr¨¨s. On cite peu de faits aussi audacieux. Apr¨¨s un voyage rapide (pendant lequel M. Graham semble ne s'¨ºtre plaint que de la fatigue), Rob-Roy emmena son prisonnier dans une ?le sur le lac Katrine et le for?a d'¨¦crire au duc pour lui annoncer que sa ran?on ¨¦tait fix¨¦e ¨¤ trois mille quatre cents marcs, cette somme ¨¦tant le surplus que Mac-Gregor pr¨¦tendait lui ¨ºtre d?, d¨¦duction faite de ce qu'il avait pris. N¨¦anmoins, apr¨¨s avoir retenu M. Graham cinq ou six jours dans l'?le, qui est encore appel¨¦e aujourd'hui la prison de Rob-Roy et qui ne devait point ¨ºtre un logement agr¨¦able pendant les nuits de novembre, le proscrit, d¨¦sesp¨¦rant d'obtenir de plus grands avantages de son entreprise t¨¦m¨¦raire, laissa son prisonnier partir avec les livres de compte et les re?us des fermiers, prenant bien soin de conserver l'argent. [...] Ce n'¨¦tait pas comme d¨¦pr¨¦dateur de profession que Rob-Roy conduisait ses op¨¦rations mais bien ¨¤ titre de supp?t du gouvernement. Suivant la phrase ¨¦cossaise ?il levait le _black- mail?_. La nature de ces contrats a ¨¦t¨¦ d¨¦crite dans le roman et dans les notes de _Waverley. _Le portrait que M. Graham Gartmore trace de Rob-Roy trouve ici naturellement sa place. La confusion et les d¨¦sordres du pays ¨¦taient si grands et le gouvernement si n¨¦gligent que les gens tranquilles ¨¦taient oblig¨¦s d'acheter leur s?ret¨¦ par les honteux contrats du _black-mail. _La personne qui entretenait des rapports avec les d¨¦pr¨¦dateurs assurait les terres contre leurs incursions, moyennant une certaine rente annuelle; elle employait une partie de ces fonds ¨¤ recouvrer les bestiaux vol¨¦s, une autre ¨¤ payer ceux qui les volaient afin de rendre n¨¦cessaire le contrat du _black-mail. _Les domaines des gentilshommes qui se refusent ¨¤ ce pacte sont livr¨¦s au pillage afin de forcer ces propri¨¦taires ¨¤ rechercher protection. Les chefs s'appellent capitaines du guet, et leurs bandits prennent le m¨ºme nom. Ce titre leur donne une esp¨¨ce d'autorit¨¦ pour traverser le pays et leur accorde la facilit¨¦ de commettre tout le mal possible. Ces troupes, dans toute l'¨¦tendue des Hautes-Terres, forment un corps consid¨¦rable d'hommes habitu¨¦s d¨¨s leur enfance aux plus grandes fatigues, et tr¨¨s capables, lorsque l'occasion s'en pr¨¦sente, de faire l'office de soldats. [...] Ce fut peut-¨ºtre vers la m¨ºme ¨¦poque que, par une marche rapide dans les montagnes de Balquhidder, ¨¤ la t¨ºte d'un corps de ses propres fermiers, le duc de Montrose surprit Rob-Roy et le fit prisonnier. On le mit en croupe derri¨¨re un des gens du duc nomm¨¦ James Stewart, et on l'attacha autour de cet homme avec une sangle de cheval. James Stewart ¨¦tait le grand-p¨¨re de l'homme intelligent du m¨ºme nom qui tenait, il y a peu de temps, une auberge dans les environs du lac Katrine et servait de guide au voyageur dans cette belle et pittoresque contr¨¦e. C'est de lui que j'ai appris cette circonstance, longtemps avant qu'il t?nt une auberge et lorsqu'il ne servait encore de guide qu'aux chasseurs de gelinottes. C'¨¦tait le soir (pour finir l'histoire) et le duc ¨¦tait press¨¦ de loger en lieu s?r le prisonnier dont il avait eu tant de peine ¨¤ s'emparer. En traversant le Teith ou le Forth, j'ai oubli¨¦ lequel, Rob-Roy saisit l'occasion de conjurer Stewart, au nom de leur ancienne liaison et de leur bon voisinage que rien n'avait jamais troubl¨¦s, de lui donner quelque chance d'¨¦chapper au malheur qui l'attendait. Stewart, touch¨¦ de compassion, peut- ¨ºtre m? par la crainte, lacha la sangle et Rob-Roy, glissant de la croupe du cheval, plongea, nagea et se sauva ¨¤ peu pr¨¨s comme il est dit dans le roman. Lorsque Stewart arriva ¨¤ terre, le duc lui demanda pr¨¦cipitamment ce qu'¨¦tait devenu son prisonnier, et comme aucune r¨¦ponse satisfaisante ne lui ¨¦tait donn¨¦e, il soup?onna Stewart d'¨ºtre de connivence avec le proscrit et tirant un pistolet d'acier de sa ceinture il le renversa d'un coup sur la t¨ºte, blessure de laquelle, assurait son petit-fils, il ne s'¨¦tait jamais enti¨¨rement r¨¦tabli. Le succ¨¨s r¨¦p¨¦t¨¦ de ces fuites heureuses rendit Rob-Roy fanfaron et mauvais plaisant; il ¨¦crivit au duc, en style moqueur, un cartel qui circula parmi ses amis, et dont ils s'amusaient lorsqu'ils ¨¦taient ¨¤ boire. Il est ¨¦crit d'une bonne main, l'orthographe et l'histoire n'y sont pas trop maltrait¨¦es. Nos lecteurs du sud doivent ¨ºtre avertis que c'¨¦tait une boutade, un _quiz _enfin, de la part du proscrit, qui avait trop de sagacit¨¦ pour proposer r¨¦ellement une telle rencontre. [...] Rob-Roy, ¨¤ mesure qu'il avan?a en age, prit des habitudes plus paisibles et son neveu Ghlune Dhu ainsi que la plus grande partie de sa tribu renon?a aux querelles avec Montrose, par lesquelles son oncle s'¨¦tait distingu¨¦, la politique de cette grande famille ¨¦tant alors de s'attacher cette tribu sauvage par la douceur plut?t que de suivre les mesures de violence auxquelles on avait eu en vain recours. Des fermes ¨¤ une rente mod¨¦r¨¦e furent accord¨¦es ¨¤ plusieurs des Mac-Gregors qui en avaient jadis poss¨¦d¨¦ dans les propri¨¦t¨¦s des Hautes-Terres du duc mais simplement ¨¤ titre de jouissance; et Glengyle (ou Genou Noir), qui continuait d'exercer les droits de collecteur de _black-mail, _se donnait le titre de commandant de l'arm¨¦e du guet des Hautes-Terres au service du gouvernement. On dit qu'il s'abstint formellement des d¨¦pr¨¦dations ill¨¦gales de son parent. Ce fut probablement apr¨¨s que cette tranquillit¨¦ temporelle eut ¨¦t¨¦ obtenue que Rob-Roy songea ¨¤ ses int¨¦r¨ºts spirituels. Il avait ¨¦t¨¦ ¨¦lev¨¦ dans la religion protestante et professait depuis longtemps la croyance qu'elle enseigne mais dans ses derni¨¨res ann¨¦es il embrassa la foi catholique romaine, peut-¨ºtre d'apr¨¨s les principes de mistress Cole -- c'¨¦tait une religion consolante pour une personne de sa profession. On dit qu'il all¨¦gua comme cause de sa conversion le d¨¦sir d'¨ºtre agr¨¦able aux membres de la noble famille de Perth alors stricts catholiques. Ayant pris, ajoutait-il, le nom du duc d'Argyle, son premier protecteur, il ne pouvait plus rien faire qui f?t digne d'¨ºtre appr¨¦ci¨¦ par le comte de Perth, si ce n'¨¦tait d'adopter sa religion. Lorsque Rob-Roy ¨¦tait press¨¦ sur ce sujet, il ne pr¨¦tendait pas justifier tous les pr¨¦ceptes du catholicisme et reconnaissait que l'extr¨ºme-onction lui avait toujours sembl¨¦ _une grande perte d'huile. _[...] Cet exploit fut probablement un des derniers de Rob-Roy. L'¨¦poque de sa mort n'est pas connue avec certitude mais on assure g¨¦n¨¦ralement qu'il v¨¦cut au-del¨¤ de l'ann¨¦e 1738 et qu'il mourut ag¨¦. Lorsqu'il s'aper?ut que sa fin approchait, il exprima sa contrition sur quelques particularit¨¦s de sa vie. Sa femme s'¨¦tant mise ¨¤ rire de ces scrupules de conscience et l'exhortant ¨¤ mourir en homme comme il avait v¨¦cu, il lui reprocha la violence de ses passions et les conseils que souvent elle lui avait donn¨¦s. ?Vous avez sem¨¦ la brouillerie entre moi et les meilleures gens de ce pays, lui dit-il, et maintenant vous voudriez me rendre l'ennemi de Dieu m¨ºme.? Il existe une tradition non incompatible avec la premi¨¨re, si l'on appr¨¦cie ¨¤ sa juste valeur le caract¨¨re de Rob-Roy. Sur son lit de mort, il apprit qu'un de ses ennemis demandait ¨¤ lui rendre visite. ?Levez-moi, dit-il; jetez mon plaid autour de moi, apportez-moi ma claymore, ma dague et mes pistolets: il ne sera jamais dit qu'un ennemi ait vu Rob-Roy Mac-Gregor sans d¨¦fense et d¨¦sarm¨¦.? La personne qui avait d¨¦sir¨¦ le voir ¨¦tait un des Mac- Larens dont nous avons d¨¦j¨¤ fait mention et dont nous reparlerons plus tard; il entra, fit les compliments d'usage et s'informa de la sant¨¦ de son formidable voisin. Rob-Roy, pendant cette courte entrevue, conserva, dit-on, une dignit¨¦ froide, et aussit?t que l'¨¦tranger eut quitt¨¦ sa maison, il dit: ?Maintenant tout est fini; que le joueur de cornemuse fasse entendre l'air _ha til mi tulidh _(nous ne reviendrons plus).? Et il expira, dit-on, avant que le chant fun¨¨bre f?t termin¨¦. Cet homme extraordinaire mourut dans son lit, en sa propre maison, dans la paroisse de Balquhidder; il fut enterr¨¦ dans le cimeti¨¨re de la m¨ºme paroisse o¨´ sa pierre fun¨¦raire se distingue seulement par une large ¨¦p¨¦e grossi¨¨rement sculpt¨¦e. Le caract¨¨re de Rob-Roy est un compos¨¦ de contrastes; sa sagacit¨¦, sa hardiesse, sa prudence, qualit¨¦s si n¨¦cessaires au succ¨¨s des armes, devinrent en quelque sorte des vices par la mani¨¨re dont il les employa. Son ¨¦ducation n¨¦anmoins excuse une partie de ses transgressions continuelles contre la loi. Quant ¨¤ ses tergiversations en politique, il pouvait, ¨¤ cette malheureuse ¨¦poque, s'appuyer de l'exemple d'hommes plus puissants et moins excusables que lui, pauvre proscrit, en devenant le jouet des circonstances. D'un autre c?t¨¦, il pratiqua des vertus d'autant plus m¨¦ritoires qu'elles semblaient oppos¨¦es ¨¤ la position o¨´ il s'¨¦tait plac¨¦. Poursuivant la carri¨¨re de chieftain pillard, ou, pour nous servir d'une phrase plus moderne, de capitaine de banditti, Rob-Roy fut mod¨¦r¨¦ dans ses vengeances et humain dans ses succ¨¨s. Sa m¨¦moire n'est charg¨¦e d'aucune cruaut¨¦ et il ne fit r¨¦pandre le sang que dans les batailles. Ce formidable proscrit ¨¦tait l'ami du pauvre et autant qu'il le pouvait l'ami de la veuve et de l'orphelin. Sa parole ¨¦tait sacr¨¦e et il mourut pleur¨¦ dans son pays sauvage o¨´ les esprits n'¨¦taient pas suffisamment ¨¦clair¨¦s pour juger sainement de ses erreurs et o¨´ il y avait des coeurs reconnaissants de sa bienfaisance. [...] WALTER SCOTT. Chapitre premier. Quel est mon crime, h¨¦las! pour ¨ºtre ainsi puni? Non, je n'ai plus d'enfants, et quant ¨¤ celui-ci, Il ne l'est plus, ingrat! -- Qu'il craigne ma col¨¨re Celui qui sans remords affligea ton vieux p¨¨re En te changeant ainsi! -- Voyager! -- ¨¤ son tour J'enverrai voyager mon cheval quelque jour. MONSIEUR THOMAS. Vous m'avez engag¨¦, mon cher ami, ¨¤ profiter du loisir que la Providence a daign¨¦ m'accorder au d¨¦clin de mes jours, pour tracer le tableau des vicissitudes qui en ont marqu¨¦ le commencement. Ces aventures, comme vous voulez les appeler, ont laiss¨¦ dans mon esprit un souvenir m¨¦lang¨¦ de plaisirs et de peines, auquel se joint un sentiment bien vif de reconnaissance et de respect pour le souverain arbitre des destin¨¦es humaines, dont la main bienfaisante a guid¨¦ ma jeunesse ¨¤ travers tant de risques et de p¨¦rils, de mani¨¨re que le contraste me fait encore mieux go?ter le prix de la tranquillit¨¦ dont il a couronn¨¦ ma vieillesse. Je suis m¨ºme port¨¦ ¨¤ croire, comme vous me l'avez dit si souvent, que le r¨¦cit des ¨¦v¨¦nements qui me sont arriv¨¦s au milieu d'un peuple dont les moeurs et les habitudes sont encore voisines de l'¨¦tat primitif des hommes, aura quelque chose d'int¨¦ressant pour quiconque aime ¨¤ entendre un vieillard raconter une histoire d'un autre si¨¨cle. Vous devez n¨¦anmoins vous rappeler que le r¨¦cit fait par un ami ¨¤ son ami perd la moiti¨¦ de ses charmes quand il est confi¨¦ au papier, et que les ¨¦v¨¦nements que vous avez ¨¦cout¨¦s avec int¨¦r¨ºt, parce qu'ils ¨¦taient racont¨¦s par celui qui y jouait un r?le, vous para?tront peu dignes d'attention dans la retraite de votre cabinet; mais votre vieillesse plus verte que la mienne, et votre robuste constitution, vous promettent, selon toutes les probabilit¨¦s humaines, une plus longue vie que la mienne. Rel¨¦guez donc ces feuilles dans quelque secret tiroir de votre bureau, jusqu'¨¤ ce que nous soyons s¨¦par¨¦s l'un de l'autre par un ¨¦v¨¦nement qui peut arriver ¨¤ toutes les heures, et qui arrivera immanquablement au bout d'un petit nombre d'ann¨¦es. Quand nous nous serons dit adieu dans ce monde, pour nous revoir, j'esp¨¨re, dans un autre meilleur, vous ch¨¦rirez, j'en suis s?r, plus qu'elle ne le m¨¦ritera, la m¨¦moire de votre ami; et, dans tous les d¨¦tails que je vais transcrire, vous trouverez un sujet de r¨¦flexions m¨¦lancoliques, mais non d¨¦sagr¨¦ables. Il en est d'autres qui l¨¨guent leur portrait aux confidents de leurs coeurs. Je vous remets entre les mains une fid¨¨le copie de mes pens¨¦es et de mes sentiments, de mes bonnes qualit¨¦s et de mes d¨¦fauts, et j'esp¨¨re que les ¨¦tourderies et les incons¨¦quences de ma jeunesse ¨¦prouveront de votre part la m¨ºme indulgence que vous avez souvent montr¨¦e pour les erreurs d'un age plus m?r. Un grand avantage que je trouve ¨¤ vous adresser ces m¨¦moires, si je puis donner un nom si imposant ¨¤ ce manuscrit, c'est qu'il m'est inutile d'entrer pour vous dans bien des d¨¦tails qui ne feraient que retarder des objets d'un plus grand int¨¦r¨ºt. Parce que j'ai devant moi plume, encre et papier, et que vous ¨ºtes d¨¦cid¨¦ ¨¤ me lire, faut-il que j'abuse de cela pour vous ennuyer ¨¤ loisir? Je n'ose pourtant vous promettre de ne pas profiter quelquefois de l'occasion si attrayante, qui m'est offerte, de vous parler de moi et de mes affaires, m¨ºme en vous rappelant des circonstances qui vous sont parfaitement connues. Le go?t des d¨¦tails, quand nous sommes nous-m¨ºmes le h¨¦ros de l'histoire que nous racontons, nous fait oublier souvent que nous devons prendre en consid¨¦ration le temps et la patience de ceux ¨¤ qui nous nous adressons; c'est l¨¤ un charme qui ¨¦gare les auteurs les meilleurs et les plus sages. Je ne veux que vous citer l'exemple singulier que l'on en trouve dans la forme de cette ¨¦dition rare et originale des M¨¦moires de Sully, qu'avec la petite vanit¨¦ d'un amateur de livres vous persistez ¨¤ pr¨¦f¨¦rer ¨¤ celle qui est r¨¦duite ¨¤ la forme utile et ordinaire des M¨¦moires. Pour moi je les regarde comme une preuve curieuse du faible de l'auteur, plein de son importance. Si je m'en souviens bien, ce v¨¦n¨¦rable guerrier, ce grand politique avait choisi quatre gentilshommes de sa maison pour ¨¦crire les ¨¦v¨¦nements de sa vie, sous le titre de _M¨¦moires des royales transactions politiques, militaires et domestiques de Henry IV, etc., etc. _Ces sages annalistes ayant fait leur compilation r¨¦duisirent les M¨¦moires contenant les ¨¦v¨¦nements remarquables de la vie de leur ma?tre en un r¨¦cit adress¨¦ ¨¤ lui-m¨ºme _in propria persona. _Ainsi, au lieu de raconter son histoire ¨¤ la troisi¨¨me personne, comme Jules C¨¦sar, ou ¨¤ la premi¨¨re comme la plupart de ceux qui dans le palais ou dans le cabinet entreprennent d'¨ºtre les h¨¦ros de leurs r¨¦cits, Sully jouit du plaisir raffin¨¦, quoique bizarre, de se faire raconter sa vie par ses secr¨¦taires, ¨¦tant lui-m¨ºme l'auditeur aussi bien que le h¨¦ros et probablement l'auteur de tout le livre. C'¨¦tait une chose ¨¤ voir que l'ex-ministre, aussi raide qu'une fraise empes¨¦e et un pourpoint lac¨¦ pouvaient le rendre, assis gravement dans son grand fauteuil, et pr¨ºtant l'oreille ¨¤ ses compilateurs, qui, la t¨ºte d¨¦couverte, lui r¨¦p¨¦taient d'un air s¨¦rieux: Voil¨¤ ce que dit le duc; -- Tels furent les sentiments de Votre Grace sur ce point important; -- Tels furent vos avis secrets donn¨¦s au roi dans cette occasion: -- circonstances qui toutes devaient lui ¨ºtre mieux connues qu'¨¤ personne, et que, pour la plupart, les secr¨¦taires ne pouvaient gu¨¨re tenir que de lui. Ma position n'est pas aussi plaisante que celle du grand Sully. Il serait assez ridicule que Frank Osbaldistone donnat gravement ¨¤ William Tresham des d¨¦tails sur sa naissance, son ¨¦ducation et sa famille. Je tacherai de ne vous rien dire de tout ce que vous savez aussi bien que moi. Cependant il est certaines choses que je serai oblig¨¦ de rappeler ¨¤ votre m¨¦moire, parce que le cours des ann¨¦es a pu vous les faire oublier, et qu'elles ont ¨¦t¨¦ la pierre fondamentale de ma destin¨¦e. Vous devez vous rappeler mon p¨¨re: le v?tre ¨¦tant associ¨¦ ¨¤ sa maison de banque, vous l'avez connu dans votre enfance. Mais d¨¦j¨¤, l'age et les infirmit¨¦s l'avaient bien chang¨¦, et il ne pouvait plus se livrer avec la m¨ºme ardeur ¨¤ cet esprit de sp¨¦culation et d'entreprise qui formait la base de son caract¨¨re. Il e?t ¨¦t¨¦ moins riche, sans doute; mais peut-¨ºtre e?t-il ¨¦t¨¦ aussi heureux, s'il e?t consacr¨¦ aux beaux-arts et ¨¤ la litt¨¦rature cette ¨¦nergie active, cette d¨¦licatesse d'observation, cette imagination bouillante qu'il apporta dans le commerce. Cependant je con?ois qu'ind¨¦pendamment de l'espoir de s'enrichir l'homme hardi et entreprenant doit aimer jusqu'aux chances et aux fluctuations des op¨¦rations commerciales. Celui qui s'embarque sur cette mer orageuse doit unir l'adresse du pilote ¨¤ l'intr¨¦pidit¨¦ du navigateur; encore est-il souvent en danger de faire naufrage, si le souffle de la fortune ne le conduit heureusement au port. Ce m¨¦lange de pr¨¦voyance n¨¦cessaire et de hasards in¨¦vitables, ce conflit entre les combinaisons des hommes et les d¨¦crets du destin, cette incertitude terrible et continuelle que l'¨¦v¨¦nement seul peut faire cesser, l'impossibilit¨¦ de pr¨¦voir si la prudence triomphera de la fortune ou si la fortune d¨¦jouera les projets de la prudence; toutes ces id¨¦es occupent l'ame en m¨ºme temps qu'elles lui donnent de fr¨¦quentes occasions de d¨¦ployer son ¨¦nergie; et le commerce a tout l'attrait du jeu, sans ¨ºtre frapp¨¦ de l'anath¨¨me moral qui en fait un crime. Au commencement du dix-huiti¨¨me si¨¨cle, lorsque j'avais ¨¤ peu pr¨¨s vingt-deux ans, et que j'¨¦tais ¨¤ Bordeaux, je fus tout ¨¤ coup rappel¨¦ ¨¤ Londres par mon p¨¨re, qui avait, m'¨¦crivait-il, des nouvelles importantes ¨¤ me communiquer. Je n'oublierai jamais notre premi¨¨re entrevue. Vous vous rappelez le ton bref et sec avec lequel il prescrivait ses volont¨¦s ¨¤ ceux qui l'entouraient. Je crois voir encore sa taille droite, sa d¨¦marche ferme et assur¨¦e, -- cet oeil qui lan?ait un regard si vif et si p¨¦n¨¦trant, ses traits d¨¦j¨¤ sillonn¨¦s de rides, moins par l'age que par les peines et les inqui¨¦tudes qu'il avait ¨¦prouv¨¦es; je crois entendre cette voix qui jamais ne pronon?ait un mot qui f?t inutile, et dont le son m¨ºme annon?ait quelquefois une duret¨¦ qui ¨¦tait bien ¨¦loign¨¦e de son coeur. ¨¤ peine fus-je descendu de cheval que je courus dans le cabinet de mon p¨¨re. Il ¨¦tait debout, et il avait un air calme et ferme en m¨ºme temps, qu'il garda m¨ºme en revoyant un fils unique s¨¦par¨¦ de lui depuis quatre ans. Je me pr¨¦cipitai dans ses bras. Sans pousser la tendresse jusqu'¨¤ l'idolatrie, il ¨¦tait bon p¨¨re. Une larme brilla dans ses yeux noirs; mais cette ¨¦motion ne fut que momentan¨¦e. -- Dubourg m'¨¦crit qu'il est content de vous, Frank. -- J'en suis charm¨¦, monsieur... -- Mais moi, je n'ai pas raison de l'¨ºtre, ajouta-t-il en s'asseyant ¨¤ son bureau. -- J'en suis fach¨¦, monsieur. -- _Charm¨¦! fach¨¦! _tout cela. Frank, ne signifie rien. Voici votre derni¨¨re lettre. Il tira une liasse ¨¦norme de papiers qui ¨¦taient r¨¦unis par un cordon rouge, et enfil¨¦s ensemble sans beaucoup d'ordre ni de sym¨¦trie. L¨¤ ¨¦tait ma pauvre ¨¦p?tre, compos¨¦e sur le sujet qui me tenait le plus au coeur, et con?ue dans des termes que j'avais crus propres sinon ¨¤ convaincre, du moins ¨¤ toucher mon p¨¨re. C'¨¦tait l¨¤ qu'elle ¨¦tait rel¨¦gu¨¦e, au milieu d'un tas de lettres et de paperasses relatives aux affaires de commerce. Je ne puis m'emp¨ºcher de sourire lorsque je me rappelle combien ma vanit¨¦ se trouva bless¨¦e de voir mes remontrances path¨¦tiques, dans lesquelles j'avais d¨¦ploy¨¦ toute mon ¨¦loquence et que je regardais comme un chef-d'oeuvre de sentiment, tir¨¦es du milieu d'un fatras de lettres d'avis, de cr¨¦dit, enfin de tous les lieux communs de la correspondance d'un n¨¦gociant. En v¨¦rit¨¦, pensais-je en moi- m¨ºme, une lettre aussi importante (je n'osais pas me dire aussi bien ¨¦crite) m¨¦ritait une place ¨¤ part, et ne devait pas ¨ºtre confondue avec celles qui ne traitent que d'affaires de commerce. Mais mon p¨¨re ne remarqua point mon m¨¦contentement; et, quand m¨ºme il y e?t fait attention, il ne s'en f?t pas beaucoup plus inqui¨¦t¨¦. Il continua, tenant la lettre ¨¤ la main: -- Voici la lettre que vous m'avez ¨¦crite le 21 du mois dernier. Voyons, lisons-la ensemble. Vous m'y dites que dans une affaire aussi importante que celle de choisir un ¨¦tat, et lorsque de ce choix d¨¦pend le bonheur ou le malheur de toute la vie, vous esp¨¦rez de la bont¨¦ d'un p¨¨re qu'il vous accordera du moins une voix n¨¦gative; que vous vous sentez une aversion insurmontable... oui, insurmontable est le mot: je voudrais bien que vous ¨¦crivissiez plus lisiblement, et que vous prissiez l'habitude de barrer vos _t, _et d'ouvrir davantage vos _s... _une aversion insurmontable pour les arrangements que je vous ai propos¨¦s. Tout le reste de votre lettre ne fait que r¨¦p¨¦ter la m¨ºme chose, et vous avez d¨¦lay¨¦ en quatre pages ce qu'avec un peu d'attention et de r¨¦flexion vous eussiez pu resserrer en quatre lignes; car apr¨¨s tout, Frank, elle se r¨¦duit ¨¤ ceci, que vous ne voulez pas faire ce que je d¨¦sire. -- Je le voudrais, monsieur, mais dans cette occasion je ne le puis pas. -- Les mots n'ont aucune influence sur moi, jeune homme, dit mon p¨¨re dont l'inflexibilit¨¦ se cachait toujours sous les dehors du calme et du sang-froid le plus parfait; _ne pouvoir pas _est peut- ¨ºtre un terme plus poli que _ne pas vouloir; _mais ces expressions sont synonymes quand il n'y a pas d'impossibilit¨¦ morale. Je n'aime pas les mesures brusques, et il est juste que vous ayez le temps de r¨¦fl¨¦chir; nous parlerons de cela apr¨¨s d?ner. -- Owen! Owen entra; il n'avait pas ces cheveux blancs qui lui donnaient ¨¤ vos yeux un air si v¨¦n¨¦rable, car il n'avait gu¨¨re alors plus de cinquante ans. Mais il avait le m¨ºme habit noisette qu'il portait lorsque vous l'avez connu, avec la culotte et le gilet pareils, les m¨ºmes bas de soie gris de perle, les m¨ºmes souliers avec les boucles d'argent, les m¨ºmes manchettes de batiste soigneusement pliss¨¦es, qui tombaient jusqu'au milieu de sa main, dans le salon, mais qu'il avait soin de cacher sous les manches de son habit dans le comptoir, afin qu'elles fussent ¨¤ l'abri des injures de l'encre; en un mot, cette m¨ºme physionomie grave et s¨¦rieuse o¨´ la bont¨¦ per?ait ¨¤ travers un petit air d'importance, et qui a distingu¨¦ pendant toute sa vie le premier commis de la maison Osbaldistone et Tresham. -- Owen, lui dit mon p¨¨re apr¨¨s que le bon vieillard m'eut serr¨¦ affectueusement la main, vous d?nerez avec nous aujourd'hui pour apprendre les nouvelles que Frank nous a apport¨¦es de nos amis de Bordeaux. Owen fit un de ses saluts raides et guind¨¦s pour exprimer sa respectueuse reconnaissance; car ¨¤ cette ¨¦poque, o¨´ la distance qui s¨¦pare les inf¨¦rieurs de leurs sup¨¦rieurs ¨¦tait observ¨¦e avec une rigueur inconnue aujourd'hui, une semblable invitation ¨¦tait une grande faveur. Je me rappellerai longtemps ce d?ner. Inquiet sur le sort qui m'¨¦tait r¨¦serv¨¦, craignant de devenir la victime de l'int¨¦r¨ºt, et cherchant les moyens de conserver ma libert¨¦, je ne pris pas ¨¤ la conversation une part aussi active que mon p¨¨re l'e?t voulu, et je faisais trop souvent des r¨¦ponses peu satisfaisantes aux questions dont il m'accablait. Partag¨¦ entre son respect pour le p¨¨re et son attachement pour le fils, qu'il avait fait danser tant de fois sur ses genoux, Owen, semblable ¨¤ l'alli¨¦ craintif, mais bienveillant, d'une contr¨¦e envahie, s'effor?ait de r¨¦parer mes fautes, de suppl¨¦er ¨¤ mon inaction et de couvrir ma retraite: manoeuvres qui ajoutaient au m¨¦contentement de mon p¨¨re, dont le regard s¨¦v¨¨re imposait aussit?t silence au bon vieillard. Pendant que j'habitais la maison de Dubourg, je ne m'¨¦tais pas absolument conduit comme ce commis, _Qui, de l'oeil paternel trompant la vigilance,_ _Griffonnait un couplet au lieu d'une quittance._ Mais, ¨¤ dire vrai, je n'avais fr¨¦quent¨¦ le comptoir qu'autant que je l'avais cru absolument n¨¦cessaire pour m¨¦riter la bonne opinion du Fran?ais depuis longtemps correspondant de notre maison, et que mon p¨¨re avait charg¨¦ de m'initier dans le secret du commerce. Dans le fond, ma principale ¨¦tude avait ¨¦t¨¦ celle de la litt¨¦rature et des beaux-arts. Mon p¨¨re n'¨¦tait pas l'ennemi des talents. Il avait trop de bon sens pour ne pas savoir qu'ils font l'ornement de l'homme, et donnent une nouvelle consid¨¦ration dans le monde; mais ¨¤ ses yeux c'¨¦taient des accessoires qui ne devaient pas faire n¨¦gliger les ¨¦tudes utiles. Il voulait que j'h¨¦ritasse non seulement de sa fortune, mais encore de cet esprit de sp¨¦culation qui la lui avait fait acqu¨¦rir; et que je pusse par la suite d¨¦velopper les plans et les projets qu'il avait con?us, et qu'il croyait propres ¨¤ doubler au moins son h¨¦ritage. Il aimait son ¨¦tat, et c'¨¦tait le motif qu'il faisait valoir pour m'engager ¨¤ suivre la m¨ºme carri¨¨re; mais il en avait encore d'autres que je ne connus que plus tard. Aussi habile qu'entreprenant, dou¨¦ d'une imagination f¨¦conde et hardie, chaque nouvelle entreprise qui lui r¨¦ussissait n'¨¦tait pour lui qu'un aiguillon qui l'excitait ¨¤ ¨¦tendre ses sp¨¦culations, en m¨ºme temps qu'elle lui en fournissait les moyens. Vainqueur ambitieux, il volait de conqu¨ºtes en conqu¨ºtes, sans s'arr¨ºter pour se maintenir dans ses nouvelles positions, encore moins pour jouir du fruit de ses victoires. Accoutum¨¦ ¨¤ voir toutes ses richesses suspendues dans la balance de la fortune, f¨¦cond en exp¨¦dients pour la faire pencher en sa faveur, son activit¨¦ et son ¨¦nergie semblaient augmenter avec les chances qui paraissaient quelquefois ¨ºtre contre lui; il ressemblait au matelot accoutum¨¦ ¨¤ braver les vagues et l'ennemi, et dont la confiance augmente la veille d'une temp¨ºte ou d'un combat. Il ne se dissimulait pas cependant que l'age ou les infirmit¨¦s pouvaient bient?t le mettre hors de service, et il ¨¦tait bien aise de former un bon pilote qui p?t prendre en main le gouvernail lorsqu'il se verrait forc¨¦ de l'abandonner, et qui f?t en ¨¦tat de le diriger ¨¤ l'aide de ses conseils et de ses instructions. Quoique votre p¨¨re f?t son associ¨¦, et que toute sa fortune f?t plac¨¦e dans notre maison, vous savez qu'il ne voulut jamais prendre une part active dans le commerce; Owen, qui, par sa probit¨¦ et par sa connaissance approfondie de l'arithm¨¦tique, ¨¦tait excellent premier commis, n'avait ni assez de g¨¦nie ni assez de talents pour qu'on p?t lui confier le timon des affaires. Si mon p¨¨re ¨¦tait tout ¨¤ coup rappel¨¦ de ce monde, o¨´ s'en irait cette foule de projets qu'il avait con?us ¨¤ moins que son fils, devenu par ses soins l'Hercule du commerce, ne f?t en ¨¦tat de soutenir le poids des affaires, et de remplacer Atlas chancelant? Et que deviendrait ce fils lui- m¨ºme, si, ¨¦tranger aux op¨¦rations commerciales, il se trouvait tout ¨¤ coup engag¨¦ dans un labyrinthe de sp¨¦culations sans poss¨¦der le fil pr¨¦cieux, c'est-¨¤-dire les connaissances n¨¦cessaires pour en sortir? D¨¦cid¨¦ par toutes ces raisons, dont il me cacha une partie, mon p¨¨re r¨¦solut de me faire entrer dans la carri¨¨re qu'il avait toujours parcourue avec honneur; et quand une fois il s'¨¦tait arr¨ºt¨¦ ¨¤ une r¨¦solution, rien au monde n'e?t ¨¦t¨¦ capable de la changer. Malheureusement j'avais pris aussi la mienne, et elle se trouvait absolument contraire ¨¤ ses vues. J'avais quelque chose de la fermet¨¦ de mon p¨¨re, et je n'¨¦tais pas dispos¨¦ ¨¤ lui c¨¦der sur un point qui int¨¦ressait le bonheur de ma vie. Il me semble que, pour excuser la r¨¦sistance que j'opposai dans cette occasion, je puis faire valoir que je ne voyais pas bien sur quel fondement les d¨¦sirs de mon p¨¨re reposaient, ni combien il importait ¨¤ son honneur que je m'y soumisse. Me croyant s?r d'h¨¦riter, par la suite, d'une grande fortune qui ne me serait pas contest¨¦e, il ne m'¨¦tait jamais venu dans l'esprit que, pour la recueillir, il serait n¨¦cessaire que je me soumisse ¨¤ des travaux et que j'entrasse dans des d¨¦tails qui ne convenaient ni ¨¤ mon go?t ni ¨¤ mon caract¨¨re. Je n'apercevais dans la proposition de mon p¨¨re qu'un d¨¦sir de me voir ajouter encore ¨¤ cet amas de richesses qu'il avait accumul¨¦es. Persuad¨¦ que personne ne pouvait savoir mieux que moi quelle route je devais suivre pour parvenir au bonheur, il me semblait que ce serait prendre une fausse direction que de chercher ¨¤ augmenter une fortune que je croyais d¨¦j¨¤ plus que suffisante pour me procurer les jouissances de la vie. D'apr¨¨s l'aversion que j'avais prise d'avance pour le commerce, il n'est pas ¨¦tonnant, comme je l'ai d¨¦j¨¤ dit, que, pendant mon s¨¦jour ¨¤ Bordeaux, je n'eusse pas tout ¨¤ fait employ¨¦ mon temps comme mon p¨¨re l'e?t d¨¦sir¨¦. Les occupations qu'il regardait comme les plus importantes n'¨¦taient pour moi que tr¨¨s secondaires, et je les aurais m¨ºme enti¨¨rement n¨¦glig¨¦es, sans la crainte de m¨¦contenter le correspondant de mon p¨¨re, Dubourg, qui, retirant les plus grands avantages des affaires qu'il faisait avec notre maison, ¨¦tait trop fin politique pour faire ¨¤ celui qui en ¨¦tait le chef des rapports d¨¦favorables sur son fils unique, et s'attirer par l¨¤ les reproches sur son fils unique, et s'attirer par l¨¤ les reproches de tous les deux. Peut-¨ºtre d'ailleurs, comme vous le verrez tout ¨¤ l'heure, avait-il des motifs d'int¨¦r¨ºt personnel en me laissant n¨¦gliger l'¨¦tude ¨¤ laquelle mon p¨¨re voulait que je me livrasse exclusivement. Sous le rapport des moeurs, ma conduite ¨¦tait irr¨¦prochable, et en rassurant mon p¨¨re sur cet article, Dubourg ne faisait que me rendre justice: mais quand m¨ºme il aurait eu d'autres d¨¦fauts ¨¤ me reprocher que mon indolence et mon aversion pour les affaires, j'ai lieu de croire que le rus¨¦ Fran?ais e?t ¨¦t¨¦ tout aussi complaisant. Quoi qu'il en f?t, comme j'employais une partie raisonnable de la journ¨¦e ¨¤ l'¨¦tude du commerce qu'il me recommandait, il ne me blamait pas de consacrer quelques heures aux muses, et ne trouvait pas mauvais que je pr¨¦f¨¦rasse la lecture de Corneille et de Boileau ¨¤ celle de Savary ou de Postlethwayte, suppos¨¦ que le volumineux ouvrage du dernier e?t ¨¦t¨¦ alors connu, et que M. Dubourg e?t pu parvenir ¨¤ prononcer son nom. Dubourg avait adopt¨¦ une expression favorite par laquelle il terminait toutes ses lettres ¨¤ son correspondant. -- Son fils, disait-il, ¨¦tait tout ce qu'un p¨¨re pouvait d¨¦sirer. Mon p¨¨re ne critiquait jamais une phrase, quelque r¨¦p¨¦t¨¦e qu'elle f?t, pourvu qu'elle lui par?t claire et pr¨¦cise. Addison lui-m¨ºme n'aurait pu lui fournir des termes plus satisfaisants que: ?Au re?u de la v?tre, et ayant fait honneur aux billets inclus, comme ¨¤ la marge.? Sachant donc tr¨¨s bien ce qu'il d¨¦sirait que je fusse, M. Osbaldistone ne doutait pas, d'apr¨¨s la phrase favorite de Dubourg, que j'¨¦tais en effet tel qu'il d¨¦sirait me voir, lorsque, dans une heure de malheur, il re?ut la lettre o¨´ je tra?ais mes raisons ¨¦loquentes, et les d¨¦taillais pour refuser un int¨¦r¨ºt dans la raison de commerce, avec un pupitre et un si¨¨ge dans un coin de notre sombre maison de Crane-Alley, si¨¨ge et pupitre qui, surpassant en hauteur ceux d'Owen et des autres commis, ne le c¨¦daient qu'au tr¨¦pied de mon p¨¨re lui-m¨ºme. D¨¨s ce moment tout alla mal. Les lettres de Dubourg perdirent autant de leur cr¨¦dit que s'il avait refus¨¦ d'acquitter ses traites ¨¤ l'¨¦ch¨¦ance. Je fus rappel¨¦ ¨¤ Londres en toute hate, et je vous ai d¨¦j¨¤ racont¨¦ ma r¨¦ception. Chapitre II. Je commence ¨¤ soup?onner que ce jeune homme est atteint d'une terrible contagion. -- La po¨¦sie! S'il est infect¨¦ de cette folle maladie, il n'y a plus rien ¨¤ esp¨¦rer de lui pour l'avenir. _Actum est[2]_ de lui comme homme public, s'il se jette une fois dans la rime. BEN JOHNSON. _La Foire de Saint-Barth¨¦lemy._ Mon p¨¨re, g¨¦n¨¦ralement parlant, savait ma?triser ses passions; il se poss¨¦dait toujours, et il ¨¦tait rare que son m¨¦contentement se manifestat par des paroles; seulement son ton avait alors quelque chose de plus sec et de plus dur qu'¨¤ l'ordinaire. Jamais il n'employait les menaces ni les expressions d'un profond ressentiment. Toutes ses actions ¨¦taient uniformes, toutes ¨¦taient dict¨¦es par un esprit de syst¨¨me, et sa maxime ¨¦tait d'aller toujours droit au but sans perdre le temps en de vains discours. C'¨¦tait donc avec un sourire sardonique qu'il ¨¦coutait les r¨¦ponses irr¨¦fl¨¦chies que je lui faisais sur l'¨¦tat du commerce en France; et il me laissa impitoyablement m'enfoncer de plus en plus dans les myst¨¨res de l'agio, des droits et des tarifs; mais quand il vit que je n'¨¦tais pas en ¨¦tat de lui expliquer l'effet que le discr¨¦dit des louis d'or avait produit sur la n¨¦gociation des lettres de change, il ne put y tenir. -- L'¨¦v¨¦nement le plus remarquable arriv¨¦ de mon temps, s'¨¦cria mon p¨¨re (il avait pourtant vu la R¨¦volution[3]), et il n'en sait pas plus l¨¤-dessus qu'un poteau sur le quai! -- M. Francis, observa Owen avec son ton timide et conciliant, ne peut avoir oubli¨¦ que, par un arr¨ºt du roi de France, en date du 1er mai 1700, il est ordonn¨¦ au _porteur _de se pr¨¦senter dans les dix jours qui suivront l'¨¦ch¨¦ance... -- M. Francis, dit mon p¨¨re en l'interrompant, se rappellera bient?t tout ce que vous aurez la bont¨¦ de lui souffler. Mais, sur mon ame! comment Dubourg a-t-il pu permettre... Dites-moi, Owen, ¨ºtes-vous content de Cl¨¦ment Dubourg, son neveu, qui travaille depuis tr¨¨s longtemps dans mes bureaux? -- Monsieur, c'est l'un des commis les plus habiles de la maison, un jeune homme vraiment ¨¦tonnant pour son age, r¨¦pondit Owen; car la gaiet¨¦ et la politesse du jeune Fran?ais l'avaient s¨¦duit. -- Oui, oui, je crois qu'il entend quelque chose, _lui, _aux changes. Dubourg s'est arrang¨¦ de mani¨¨re que j'eusse du moins sous la main un jeune homme qui entend?t mes affaires; mais je le devine, et il s'en apercevra quand il regardera la balance de nos comptes. Owen, vous paierez ¨¤ Cl¨¦ment ce trimestre, et vous lui direz de se tenir pr¨ºt ¨¤ partir pour Bordeaux sur le vaisseau de son p¨¨re. -- Renvoyer ¨¤ l'instant Cl¨¦ment Dubourg, monsieur! dit Owen d'une voix tremblante. -- Oui, monsieur, je le renvoie ¨¤ l'instant. C'est bien assez d'avoir dans la maison un Anglais stupide pour faire ¨¤ tout moment des erreurs, sans y garder encore un rus¨¦ Fran?ais qui en profite. Quand m¨ºme l'amour de la libert¨¦ et de la justice n'e?t pas ¨¦t¨¦ grav¨¦ dans mon coeur d¨¨s ma plus tendre enfance, j'avais v¨¦cu assez longtemps sur le territoire du _grand monarque _pour contracter une franche aversion pour tous les actes d'autorit¨¦ arbitraire; et je ne pus m'emp¨ºcher d'interc¨¦der en faveur du jeune homme qu'on voulait punir d'avoir acquis les connaissances que mon p¨¨re regrettait de ne pas me voir poss¨¦der. -- Je vous demande pardon, monsieur, dis-je aussit?t que M. Osbaldistone eut cess¨¦ de parler; mais il me semble que, si j'ai n¨¦glig¨¦ mes ¨¦tudes, je suis seul coupable, et qu'il n'est pas juste qu'un autre supporte une punition que j'ai m¨¦rit¨¦e. Je n'ai pas ¨¤ reprocher ¨¤ M. Dubourg de ne m'avoir pas fourni toutes les occasions de m'instruire, quoique je n'aie pas su les mettre ¨¤ profit; et quant ¨¤ M. Cl¨¦ment Dubourg... -- Quant ¨¤ lui et quant ¨¤ vous, reprit mon p¨¨re, je prendrai les mesures convenables. C'est bien, Frank, de rejeter tout le blame sur vous-m¨ºme; c'est tr¨¨s bien, je l'avoue. Mais je ne puis pardonner au vieux Dubourg, ajouta-t-il en regardant Owen, de s'¨ºtre content¨¦ de fournir ¨¤ Frank les moyens de s'instruire sans s'¨ºtre aper?u et sans m'avoir averti qu'il n'en profitait pas. Vous voyez, Owen, que Frank a du moins ces principes naturels d'¨¦quit¨¦ qui doivent caract¨¦riser un marchand anglais. -- M. Francis, dit le vieux commis en inclinant un peu la t¨ºte, et en ¨¦levant l¨¦g¨¨rement la main droite, habitude qu'il avait contract¨¦e par l'usage o¨´ il ¨¦tait de placer sa plume derri¨¨re son oreille avant de parler; M. Francis para?t conna?tre le principe fondamental de tout calcul moral, la grande r¨¨gle de trois: que A fasse ¨¤ B ce qu'il voudrait que B lui fit; le produit sera une conduite honorable. Mon p¨¨re ne put s'emp¨ºcher de sourire, en voyant r¨¦duire ¨¤ des formes arithm¨¦tiques cette noble morale; mais il continua au bout d'un instant: -- Tout cela ne signifie rien, Frank, me dit-il; vous avez dissip¨¦ votre temps comme un enfant; ¨¤ pr¨¦sent il faut apprendre ¨¤ vivre comme un homme. Je chargerai Owen de vous mettre au fait des affaires, et j'esp¨¨re que vous recouvrerez le temps perdu. J'allais r¨¦pondre; mais Owen me regarda d'un air si suppliant et si expressif que je gardai involontairement le silence. -- ¨¤ pr¨¦sent, dit mon p¨¨re, nous allons reprendre le sujet de ma lettre du mois dernier, ¨¤ laquelle vous m'avez fait une r¨¦ponse qui ¨¦tait aussi irr¨¦fl¨¦chie que peu satisfaisante; mais commencez par remplir votre verre, et passez la bouteille ¨¤ Owen. Le manque de courage, -- d'audace, si vous voulez, ne fut jamais mon d¨¦faut. Je r¨¦pondis fermement que j'¨¦tais fach¨¦ qu'il ne trouvat pas ma lettre satisfaisante, mais qu'elle ¨¦tait le fruit des r¨¦flexions les plus s¨¦rieuses; que j'avais m¨¦dit¨¦ ¨¤ plusieurs reprises et envisag¨¦ sous ses diff¨¦rents points de vue la proposition qu'il avait eu la bont¨¦ de me faire, et que ce n'¨¦tait pas sans peine qu'il m'¨¦tait impossible de l'accepter. Mon p¨¨re fixa les yeux sur moi, et les d¨¦tourna au m¨ºme instant. Comme il ne r¨¦pondait pas, je me crus oblig¨¦ de continuer, quoique avec un peu d'h¨¦sitation, et il ne m'interrompit que par des monosyllabes. -- Je sais, monsieur, qu'il n'est point d'¨¦tat plus utile et plus respectable que celui de n¨¦gociant, point de carri¨¨re plus honorable que celle du commerce. -- En v¨¦rit¨¦! -- Le commerce r¨¦unit les nations; il entretient l'industrie; il r¨¦pand ses bienfaits sur tout l'univers; il est au bien-¨ºtre du monde civilis¨¦ ce que les relations journali¨¨res de la vie sont aux soci¨¦t¨¦s isol¨¦es, ou plut?t ce que l'air et la nourriture sont au corps. -- Eh bien, monsieur? -- Et cependant, monsieur, je me trouve forc¨¦ de persister dans mon refus d'embrasser une profession que je ne me sens pas capable d'exercer. -- J'aurai soin que vous le deveniez. Vous n'¨ºtes plus l'h?te ni l'¨¦l¨¨ve de Dubourg; Owen sera votre pr¨¦cepteur ¨¤ l'avenir. -- Mais, mon cher p¨¨re, ce n'est pas du d¨¦faut d'instruction que je me plains; c'est uniquement de mon incapacit¨¦. Jamais je ne pourrai profiter des le?ons... -- Sottises! Avez-vous tenu votre journal, comme je vous l'avais d¨¦j¨¤ recommand¨¦? -- Oui, monsieur. -- Montrez-le-moi, s'il vous pla?t. Le livre que mon p¨¨re me demandait ¨¦tait une esp¨¨ce d'agenda g¨¦n¨¦ral que j'avais tenu par son ordre, et sur lequel il m'avait recommand¨¦ de prendre des notes de tout ce que j'apprendrais d'utile dans le cours de mes ¨¦tudes. Pr¨¦voyant qu'¨¤ mon retour il demanderait ¨¤ le voir, j'avais eu soin d'y ins¨¦rer tout ce qui pourrait lui plaire; mais souvent la plume ¨¦crivait sans que la t¨ºte r¨¦fl¨¦ch?t; et, comme ce livre se trouvait toujours sous ma main, j'y inscrivais aussi quelquefois des notes bien ¨¦trang¨¨res au n¨¦goce. Il fallut pourtant le remettre ¨¤ mon p¨¨re, et je priai le ciel avec ferveur qu'il ne tombat pas sur quelque chapitre qui e?t encore augment¨¦ son m¨¦contentement contre moi. La figure d'Owen, qui s'¨¦tait un peu allong¨¦e quand mon p¨¨re m'avait demand¨¦ mon journal, reprit sa rondeur ordinaire en voyant par ma r¨¦ponse que j'¨¦tais en r¨¨gle: elle exprima le sourire de l'espoir lorsque j'apportai un registre qui avait toutes les apparences d'un livre de commerce, plus large que long, agrafes de cuivre, reliure en veau, bords us¨¦s; c'¨¦tait bien suffisant pour rassurer le bon commis sur le contenu, et bient?t son front rayonna de joie en entendant mon p¨¨re en lire quelques pages, et faire en m¨ºme temps ses remarques critiques. -- Eaux-de-vie, -- barils et barriques, -- tonneaux. -- ¨¤ Nancy, 29. -- ¨¤ Cognac et ¨¤ La Rochelle, 27. -- ¨¤ Bordeaux, 32. -- Fort bien, Frank! -- _Droits de douanes et tonnage, voyez les tables de Saxby. -- _Ce n'est pas cela; il fallait transcrire le passage en entier: cela aide ¨¤ le fixer dans la m¨¦moire -- _Reports, -- debentur; -- plombs de la douane, -- toiles, -- Isingham. -- Hollande. -- stockfish_, -- _titling-cropling, lubfish[4]. -- _Vous auriez d? mettre que tous ces poissons doivent ¨ºtre compris parmi les _titlings. _Combien un _titling _a-t-il de pouces de long? Owen, me voyant pris, se hasarda ¨¤ me souffler: -- Dix-huit pouces, mon p¨¨re. -- Et un lubfish? -- Vingt-quatre. -- Tr¨¨s bien! Il est important de s'en souvenir, ¨¤ cause du commerce portugais. -- Mais qu'est-ce que ceci? -- _Bordeaux. fond¨¦ en l'an... Chateau-Trompette, Palais de Galien. -- _Ah! bien! tr¨¨s bien encore! Ce sont des notes historiques; vous n'avez pas eu tort de les prendre. C'est une esp¨¨ce de r¨¦pertoire g¨¦n¨¦ral, Owen, l'abr¨¦g¨¦ sommaire de toutes les transactions du jour, achats, paiements, quittances, commissions, lettres d'avis, _mementos _de toute esp¨¨ce. -- Afin qu'ensuite ils puissent ¨ºtre r¨¦guli¨¨rement transcrits sur le journal et sur le grand livre de compte, r¨¦pondit M. Owen: je suis charm¨¦ que M. Francis soit aussi m¨¦thodique. Ce n'¨¦tait pas sans regret que je me voyais en faveur, car je craignais que mon p¨¨re n'en persistat davantage dans sa r¨¦solution de me faire entrer dans le commerce; et, comme j'¨¦tais bien d¨¦cid¨¦ ¨¤ n'y jamais consentir, je commen?ais ¨¤ regretter d'avoir ¨¦t¨¦, pour me servir de l'expression de mon ami M. Owen, aussi m¨¦thodique. Mais je fus bient?t tir¨¦ d'inqui¨¦tude: une feuille de papier, couverte de ratures, tomba du livre. Mon p¨¨re la ramassa, et Owen remarquait qu'il serait bon de l'attacher au registre avec un pain ¨¤ cacheter, lorsque mon p¨¨re l'interrompit en s'¨¦criant: - - _¨¤ la m¨¦moire d'¨¦douard le prince Noir! _Qu'est-ce donc que tout ceci? Des vers, par le ciel! Frank, je ne vous croyais pas encore aussi fou! Mon p¨¨re, vous devez vous le rappeler, en vrai commer?ant, regardait avec m¨¦pris les travaux des po¨¨tes. Comme homme pieux, et ¨¦tant non-conformiste, il les trouvait aussi profanes que futiles. Avant de le condamner, rappelez-vous aussi combien de po¨¨tes, ¨¤ la fin du dix-septi¨¨me si¨¨cle, prostituaient leur plume, et ne scandalisaient pas moins les honn¨ºtes gens par leur conduite que par leurs ¨¦crits. La secte dont ¨¦tait mon p¨¨re ¨¦prouvait, ou du moins affectait l'aversion la plus prononc¨¦e pour les productions l¨¦g¨¨res de la litt¨¦rature; de sorte que plusieurs causes se r¨¦unissaient pour augmenter l'impression d¨¦favorable que devait lui faire la funeste d¨¦couverte de cette malheureuse pi¨¨ce de vers. Quant au pauvre Owen, si la perruque courte qu'il portait alors avait pu se d¨¦boucler toute seule, et tous les cheveux qui la composaient se dresser d'horreur sur sa t¨ºte, je suis s?r que, malgr¨¦ toutes les peines qu'il s'¨¦tait donn¨¦es le matin pour la friser, la sym¨¦trie de sa coiffure e?t ¨¦t¨¦ d¨¦rang¨¦e seulement par l'effet de son ¨¦tonnement. Un d¨¦ficit dans la caisse, une rature sur son journal, une erreur d'addition dans ses comptes ne l'eussent pas surpris plus d¨¦sagr¨¦ablement. Mon p¨¨re lui lut les vers, tant?t en affectant de ne pas les comprendre, tant?t avec une emphase h¨¦ro?que, toujours avec cette ironie am¨¨re qui attaque cruellement les nerfs d'un auteur. _Les ¨¦chos de Fontarabie..._ _-- Les ¨¦chos de Fontarabie! _dit mon p¨¨re en s'interrompant; parlez-nous de la foire de Fontarabie, plut?t que de ses ¨¦chos. _Les ¨¦chos de Fontarabie,_ _Quand pr¨¨s de Roncevaux Roland, perdant la vie,_ _Fit ou?r de son cor le signal d¨¦chirant,_ _Annonc¨¨rent ¨¤ Charlemagne_ _Que sous le fer cruel des m¨¦cr¨¦ans d'Espagne_ _Son noble champion g¨¦missait expirant._ _M¨¦cr¨¦ans! _qu'est-ce que cela? Pourquoi ne pas dire les pa?ens ou les Maures. ¨¦crivez du moins dans votre langue, s'il faut que vous ¨¦criviez des sottises. _Nobles coteaux de l'Angleterre,_ _Quelles voix, parcourant l'Oc¨¦an et la terre,_ _Vous apprendra la mort d'un aussi grand guerrier?_ _L'espoir brillant de sa patrie,_ _Le h¨¦ros de Cr¨¦cy, le vainqueur de Poitier,_ _Dans les murs de Bordeaux vient de perdre la vie._ Poitiers s'¨¦crit toujours avec un _s, _et je ne vois pas pourquoi vous sacrifieriez l'orthographe ¨¤ la rime. _¨¦cuyers, dit le paladin,_ _Ah! venez soutenir ma t¨ºte languissante;_ _Venez la soulager de mon casque d'airain._ Du soleil la splendeur mourante _Trace sur la Garonne un dernier sillon d'or_ _Une derni¨¨re fois je veux le voir encor._ _Encor _et _or! _Mauvaise rime! Comment donc, Frank, vous ne savez m¨ºme pas ce mis¨¦rable m¨¦tier que vous avez choisi! _Dans le sein brillant de la gloire,_ _Roi des cieux, comme moi tu trouves le sommeil,_ _Tu c¨¨des ¨¤ la nuit une courte victoire;_ _Mais la nature en deuil invoque ton r¨¦veil._ _De m¨ºme sur mon mausol¨¦e,_ _On verra l'Angleterre en pleurs et d¨¦sol¨¦e._ _En vain l'astre de mes exploits_ _Va s'¨¦teindre aujourd'hui sur ce noble rivage,_ _Les Fran?ais, que ce bras vainquit plus d'une fois,_ _¨¤ ma valeur rendront hommage;_ _Et souvent l'astre anglais, dans ce m¨ºme climat,_ _Dans la flamme et le sang reprendra son ¨¦clat._ _Dans la flamme et le sang! _Expression nouvelle! -- Bonjour, mes ma?tres, je vous souhaite une joyeuse f¨ºte de No?l[5]. Vraiment le sonneur de cloches fait de meilleurs vers. ¨¤ ces mots, mon p¨¨re chiffonna le papier dans ses doigts de l'air du plus profond m¨¦pris, et il conclut en disant: -- Par mon cr¨¦dit! Frank, je ne vous croyais pas encore aussi fou! Que pouvais-je dire, mon cher Tresham? je restai immobile ¨¤ ma place, d¨¦vorant ma mortification, tandis que mon p¨¨re me lan?ait un regard de piti¨¦, dans lequel per?ait l'ironie la plus insultante, et que le pauvre Owen, les mains et les yeux lev¨¦s vers le ciel, semblait aussi frapp¨¦ d'horreur que s'il venait de lire le nom de son patron dans la liste des banqueroutes sur la gazette. ¨¤ la fin je rassemblai tout mon courage, et rompis le silence, en ayant soin que le ton de ma voix ne trah?t pas l'agitation que j'¨¦prouvais. -- Je sais, monsieur, combien je suis peu propre ¨¤ jouer dans le monde le r?le ¨¦minent que vous m'y destiniez; heureusement je n'ambitionne pas la fortune que je pourrais acqu¨¦rir. M. Owen serait un associ¨¦ beaucoup plus utile, et plus en ¨¦tat de vous seconder. J'ajoutai ces mots avec une intention maligne; car il me semblait qu'Owen avait d¨¦sert¨¦ ma cause un peu trop vite. -- Owen, dit mon p¨¨re, ce jeune homme est fou, d¨¦cid¨¦ment fou! -- Et me faisant froidement tourner du c?t¨¦ d'Owen: -- Owen! continua-t-il, il est s?r qu'il me rendrait plus de services que vous. Mais vous, monsieur, que ferez-vous, s'il vous pla?t? Quels sont vos sages projets? -- Je d¨¦sirerais, monsieur, r¨¦pondis-je avec assurance, voyager deux ou trois ans, si vous aviez la bont¨¦ de me le permettre. Sinon, je n'aurais pas de r¨¦pugnance ¨¤ passer le m¨ºme temps ¨¤ l'universit¨¦ d'Oxford ou de Cambridge. -- Au nom du sens commun! a-t-on jamais rien vu de semblable? Vouloir aller au coll¨¨ge parmi des p¨¦dants et des jacobites, lorsqu'il pourrait faire fortune dans le monde! Pourquoi n'iriez- vous pas m¨ºme ¨¤ Westminster ou ¨¤ Eton, pour ¨¦tudier la grammaire de Lilly et la syntaxe, vous soumettre m¨ºme, si cela vous pla?t, aux ¨¦trivi¨¨res[6]? -- Malgr¨¦ le d¨¦sir que j'aurais de perfectionner mon ¨¦ducation, si vous d¨¦sapprouvez la demande que je vous ai faite, je retournerai volontiers sur le continent. -- Vous n'y ¨ºtes d¨¦j¨¤ rest¨¦ que trop longtemps, M. Francis. -- Eh bien! monsieur, si vous d¨¦sirez que je choisisse un ¨¦tat, permettez-moi d'entrer dans l'¨¦tat militaire; j'irai... -- Allez au diable! interrompit brusquement mon p¨¨re; puis, se reprenant tout ¨¤ coup: -- En v¨¦rit¨¦, dit-il, vous me feriez perdre la t¨ºte. N'y a-t-il pas de quoi devenir fou, Owen? Le pauvre Owen baissa la t¨ºte et ne r¨¦pondit rien. -- ¨¦coutez, Francis, ajouta mon p¨¨re, je vais couper court ¨¤ toute discussion. J'avais votre age quand mon p¨¨re me prit par les ¨¦paules et me chassa de chez lui en me d¨¦sh¨¦ritant pour faire passer tous ses biens sur la t¨ºte de mon fr¨¨re cadet. Je partis d'Osbaldistone-Hall sur le dos d'un mauvais bidet, avec dix guin¨¦es dans ma bourse. Depuis ce jour, je n'ai jamais mis les pieds sur le seuil du chateau, et jamais je ne les y mettrai. Je ne sais ni me soucie de savoir si mon fr¨¨re est vivant, ou s'il s'est cass¨¦ le cou dans quelqu'une de ses chasses au renard; mais il a des enfants, Francis, et j'en adopterai un, si vous me contrariez davantage. -- Vous ¨ºtes libre, monsieur, r¨¦pondis-je avec plus d'indiff¨¦rence peut-¨ºtre que de respect; vous ¨ºtes libre de disposer ¨¤ votre gr¨¦ de votre fortune. -- Oui, Francis, je suis libre de le faire, et je le ferai. Ma fortune, je ne la dois qu'¨¤ moi seul; c'est ¨¤ force de soins et de travaux que je l'ai acquise, et je ne souffrirai pas qu'un frelon se nourrisse du miel p¨¦niblement amass¨¦ par l'abeille. Pensez-y bien; je vous ai dit toutes mes intentions; elles sont irr¨¦vocables. -- Mon cher monsieur, mon tr¨¨s honor¨¦ ma?tre, s'¨¦cria Owen les larmes aux yeux, vous n'¨ºtes pas dans l'usage de traiter avec tant de pr¨¦cipitation les affaires d'importance. N'arr¨ºtez pas le compte avant que M. Francis ait eu le temps de comparer les produits. Il vous aime, il vous respecte; et, quand il fera entrer l'ob¨¦issance filiale en ligne de compte, je suis s?r qu'il n'h¨¦sitera plus ¨¤ vous satisfaire. -- Pensez-vous, dit mon p¨¨re d'un ton sec, que je lui propose deux fois d'¨ºtre mon ami, mon associ¨¦, mon confident, de partager mes travaux et ma fortune? Owen, je croyais que vous me connaissiez mieux. Il me regarda comme s'il avait l'intention d'ajouter quelque chose, mais, changeant tout ¨¤ coup d'id¨¦e, il me tourna brusquement le dos, et sortit de la chambre. Les derni¨¨res phrases de mon p¨¨re m'avaient vivement touch¨¦: je n'avais pas encore envisag¨¦ la question sous ce point de vue; et, s'il e?t employ¨¦ cet argument dans le principe, il est probable qu'il n'e?t pas eu ¨¤ se plaindre de moi. Mais il ¨¦tait trop tard. J'avais aussi un caract¨¨re d¨¦cid¨¦, et ma r¨¦solution ¨¦tait prise. Owen, quand nous f?mes seuls, tourna sur moi ses yeux baign¨¦s de larmes, comme pour d¨¦couvrir, avant de se charger des d¨¦licates fonctions de m¨¦diateur, quel ¨¦tait le c?t¨¦ faible sur lequel il devait diriger principalement ses attaques. Enfin il commen?a d'une voix entrecoup¨¦e de sanglots, et en s'interrompant ¨¤ chaque mot: -- Oh ciel! M. Francis!... grands dieux, monsieur!... est-il possible, M. Osbaldistone! Qui jamais e?t pu croire... un si bon jeune homme! au nom du ciel, regardez les deux parties du compte... Quel d¨¦ficit!... Songez ¨¤ ce que vous allez perdre! Une belle fortune, monsieur, l'une des premi¨¨res maisons de la Cit¨¦, qui, d¨¦j¨¤ connue sous la raison Tresham et Trent, a prosp¨¦r¨¦ bien plus encore sous celle Osbaldistone et Tresham... Vous rouleriez sur l'or, M. Francis... et, mon cher monsieur, s'il y avait quelque partie de l'ouvrage des bureaux qui vous d¨¦pl?t, soit la copie des lettres, ou les comptes ¨¤ r¨¦diger, je le ferais, ajouta- t-il en baissant la voix, je le ferais pour vous, tous les mois, toutes les semaines, tous les jours m¨ºme, si vous le voulez. Allons, mon cher Francis, faites un effort pour obliger votre p¨¨re, et Dieu vous b¨¦nira. -- Je vous remercie, M. Owen, je vous remercie vivement de vos bonnes intentions; mais mon p¨¨re sait l'usage qu'il doit faire de sa fortune, il parle d'un de mes cousins; qu'il dispose ¨¤ son gr¨¦ de ses richesses: je ne vendrai jamais ma libert¨¦ au poids de l'or. -- Ah, monsieur! si vous aviez vu les comptes du dernier trimestre! quels brillants produits! six chiffres; oui, M. Francis, six chiffres[7] au total de l'actif de chaque associ¨¦! et tout cela deviendrait la proie d'un papiste, de quelque nigaud du nord, ou d'un ennemi du gouvernement!... Qu'il serait dur pour moi, qui me suis toujours donn¨¦ tant de peine pour la prosp¨¦rit¨¦ de la maison, de la voir entre les mains... ah! cette id¨¦e seule me fend le coeur! Au lieu que, si vous restiez avec votre p¨¨re, quelle belle raison de commerce nous aurions alors! Osbaldistone, Tresham et Osbaldistone, ou peut-¨ºtre, qui sait (baissant encore la voix), Osbaldistone, Osbaldistone et Tresham; car le nom d'Osbaldistone peut l'emporter encore sur celui de Tresham. -- Mais, M. Owen, mon cousin s'appelant aussi Osbaldistone, la raison de commerce sera tout aussi belle que vous pouvez le d¨¦sirer. -- Oh! fi! M. Francis, quand vous savez ¨¤ quel point je vous aime! votre cousin, en v¨¦rit¨¦! un papiste comme son p¨¨re, un ennemi de la maison de Hanovre; un autre _item, _sans doute! -- Il y a parmi les catholiques, M. Owen, de tr¨¨s braves gens. Owen allait r¨¦pondre avec une vivacit¨¦ qui ne lui ¨¦tait pas ordinaire, lorsque mon p¨¨re entra dans la chambre. -- Vous aviez raison, Owen, lui dit-il, et j'avais tort. Nous prendrons plus de temps pour faire nos r¨¦flexions. Jeune homme, vous vous pr¨¦parerez ¨¤ me donner une r¨¦ponse d'aujourd'hui en un mois. Je m'inclinai en silence, charm¨¦ de ce sursis inattendu qui me semblait d'un heureux augure, et ne doutant pas que mon p¨¨re ne f?t d¨¦cid¨¦ ¨¤ se relacher un peu de sa premi¨¨re rigueur. Ce mois d'¨¦preuve s'¨¦coula sans qu'il arrivat rien de remarquable. J'allais, je venais, je disposais de mon temps comme bon me semblait, sans que mon p¨¨re me fit la moindre question, le moindre reproche. Il est vrai que je ne le voyais gu¨¨re qu'aux heures des repas; alors il avait soin d'¨¦viter une discussion que, comme vous pouvez le croire, je n'¨¦tais pas press¨¦ d'entamer. Notre conversation roulait sur les nouvelles du jour, ou sur ces lieux communs, ressource ordinaire des gens qui ne se sont jamais vus. Personne n'e?t pu pr¨¦sumer, en nous entendant, qu'il r¨¦gnait entre nous autant de m¨¦sintelligence, et que nous ¨¦tions ¨¤ la veille d'entrer dans une discussion qui nous int¨¦ressait si vivement. Quand j'¨¦tais seul, je m'abandonnais souvent ¨¤ mes r¨¦flexions. ¨¦tait-il probable que mon p¨¨re t?nt strictement sa parole, et qu'il d¨¦sh¨¦ritat son fils unique en faveur d'un neveu qu'il n'avait jamais vu, et de l'existence duquel il n'¨¦tait m¨ºme pas bien s?r? La conduite de mon grand-p¨¨re, en pareille occasion, e?t d? me faire pr¨¦voir celle que tiendrait son fils. Mais je m'¨¦tais form¨¦ une fausse id¨¦e du caract¨¨re de mon p¨¨re. Je me rappelais la d¨¦f¨¦rence qu'il avait pour toutes mes volont¨¦s et tous mes caprices, avant que je partisse pour la France; mais j'ignorais qu'il y a des hommes qui, pleins d'indulgence et de bont¨¦ pour leurs enfants en bas age, et se pr¨ºtant alors ¨¤ toutes leurs fantaisies, n'en sont pas moins s¨¦v¨¨res par la suite, lorsque ces m¨ºmes enfants, hommes ¨¤ leur tour, et accoutum¨¦s ¨¤ commander, ne veulent plus ob¨¦ir et r¨¦sistent ¨¤ leurs volont¨¦s. Au contraire je me persuadais que tout ce que j'avais ¨¤ craindre, c'¨¦tait que mon p¨¨re ne me retirat momentan¨¦ment une partie de sa tendresse; peut- ¨ºtre m¨ºme me bannirait-il pour quelques semaines de sa pr¨¦sence. Mais cet exil viendrait d'autant plus ¨¤ propos qu'il me fournirait l'occasion de corriger et de mettre au net les premiers chants de l'Orlando Furioso, que j'avais commenc¨¦ ¨¤ traduire en vers. Insensiblement je me p¨¦n¨¦trai si fort de cette id¨¦e que je rassemblai mes brouillons; et j'¨¦tais en train de marquer les passages qui auraient besoin d'¨ºtre retouch¨¦s, lorsque j'entendis frapper bien doucement ¨¤ la porte de ma chambre. Je renfermai bien vite mon manuscrit dans mon secr¨¦taire, et je courus ouvrir. C'¨¦tait M. Owen. Tel ¨¦tait l'ordre, telle ¨¦tait la r¨¦gularit¨¦ que ce digne homme mettait dans ses actions, telle ¨¦tait son habitude de ne jamais s'¨¦carter du chemin qui conduisait de sa chambre au bureau que, selon toute apparence, c'¨¦tait la premi¨¨re fois qu'il paraissait au second ¨¦tage de la maison; et je suis encore ¨¤ chercher comment il fit pour d¨¦couvrir mon appartement. -- M. Francis, me dit-il lorsque je lui eus exprim¨¦ la surprise et le plaisir que me causait sa visite, je ne sais pas si je fais bien de venir vous r¨¦p¨¦ter ce que je viens d'apprendre; peut-¨ºtre ne devrais-je pas parler hors du bureau, de ce qui se passe en dedans. On ne doit pas, suivant le proverbe, dire aux murs du magasin combien il y a de lignes dans le livre-journal. Mais le jeune Twineall a fait une absence de plus de quinze jours, et il n'y a que vingt-quatre heures qu'il est de retour. -- Tr¨¨s bien, mon cher monsieur; mais que me font, je vous prie, l'absence ou le retour du jeune Twineall? -- Attendez, M. Francis: votre p¨¨re l'a charg¨¦ d'un message secret. Il ne peut pas avoir ¨¦t¨¦ ¨¤ Falmouth au sujet de la famille de Pilchard. La cr¨¦ance que nous avions sur Blackwell et compagnie, d'Exeter, vient enfin d'¨ºtre liquid¨¦e; les contestations qui s'¨¦taient ¨¦lev¨¦es entre notre maison et quelques entrepreneurs des mines de Cornouaille se sont, grace au ciel, termin¨¦es ¨¤ l'amiable de toute mani¨¨re. D'ailleurs, il e?t fallu consulter mes livres; en un mot, je crois fermement que Twineall a ¨¦t¨¦ dans le nord, chez votre oncle... -- Est-il possible? m'¨¦criai-je un peu alarm¨¦. -- Il n'a parl¨¦, monsieur, depuis son retour, que de ses nouvelles bottes et de ses ¨¦perons, et d'un combat de coqs ¨¤ York. C'est aussi vrai que la table de multiplication. Plaise ¨¤ Dieu, mon cher enfant, que vous vous d¨¦cidiez ¨¤ contenter votre p¨¨re, et ¨¤ devenir comme lui un bon et brave n¨¦gociant! J'¨¦prouvai dans ce moment une violente tentation de me soumettre, et de combler de joie le bon Owen en le priant de dire ¨¤ mon p¨¨re que j'¨¦tais pr¨ºt ¨¤ me conformer ¨¤ ses volont¨¦s. Mais l'orgueil, ce sentiment parfois louable, plus souvent r¨¦pr¨¦hensible, l'orgueil m'en emp¨ºcha. Mon consentement expira sur mes l¨¨vres, et pendant que je cherchais ¨¤ vaincre une certaine honte, dont ma raison e?t peut-¨ºtre fini par triompher, Owen entendit la voix de mon p¨¨re qui l'appelait. Il sortit aussit?t de ma chambre, avec la m¨ºme pr¨¦cipitation et la m¨ºme terreur que s'il e?t commis un crime en y entrant, et l'occasion fut perdue. Mon p¨¨re ¨¦tait m¨¦thodique en tout. Au m¨ºme jour, ¨¤ la m¨ºme heure, dans le m¨ºme appartement, du m¨ºme ton et de la m¨ºme mani¨¨re qu'un mois auparavant, il renouvela la proposition qu'il m'avait faite de m'associer ¨¤ sa maison de banque, et de me charger d'une branche de son commerce, en m'invitant ¨¤ lui faire conna?tre ma r¨¦solution d¨¦finitive. Je trouvai qu'il avait pris une route tout oppos¨¦e ¨¤ celle qu'il e?t fallu suivre pour me convaincre; et je crois encore aujourd'hui qu'il manqua de politique en me parlant durement. Un regard de bont¨¦, une parole bienveillante m'eussent fait tomber ¨¤ ses pieds, et je me serais rendu ¨¤ discr¨¦tion. Un ton sec, un regard s¨¦v¨¨re ne firent que m'endurcir dans mon obstination, et je r¨¦pondis avec respect qu'il m'¨¦tait impossible d'accepter ses offres. Peut-¨ºtre pensais-je que c'e?t ¨¦t¨¦ montrer trop de faiblesse que de se rendre ¨¤ la premi¨¨re sommation; peut- ¨ºtre attendais-je que je fusse press¨¦ plus vivement, afin du moins de ne pas ¨ºtre accus¨¦ d'incons¨¦quence, et de pouvoir me faire honneur du sacrifice que je ferais ¨¤ l'autorit¨¦ paternelle. S'il en ¨¦tait ainsi, je fus tromp¨¦ dans mon attente, car mon p¨¨re se tourna froidement vers Owen et ajouta d'un ton calme: -- Je vous l'avais dit. Puis, s'adressant ¨¤ moi: -- Francis, me dit-il, ¨¤ votre age, vous devez ¨ºtre aussi en ¨¦tat que vous le serez probablement jamais de juger dans quelle carri¨¨re vous trouverez le bonheur; ainsi je ne vous presse pas davantage. Mais, quoique je ne sois pas forc¨¦ de me pr¨ºter ¨¤ vos projets plus que vous ne l'¨ºtes de vous conformer ¨¤ mes vues, puis-je savoir si vous en avez form¨¦ pour lesquels vous ayez besoin de mon assistance? Cette question me d¨¦concerta, et je r¨¦pondis avec un peu de confusion que, n'ayant appris aucun ¨¦tat et ne poss¨¦dant rien, il m'¨¦tait ¨¦videmment impossible de subsister si je ne recevais aucun secours de mon p¨¨re; que mes d¨¦sirs ¨¦taient tr¨¨s born¨¦s, et que j'esp¨¦rais que l'aversion invincible que j'¨¦prouvais pour la profession qu'il m'avait destin¨¦e ne me priverait pas de sa protection et de sa tendresse. -- C'est-¨¤-dire que vous voulez vous appuyer sur mon bras, et cependant aller o¨´ bon vous semble: cela est difficile ¨¤ accorder, Frank. Je suppose n¨¦anmoins que votre intention est de m'ob¨¦ir, pourvu que mes ordres ne contrarient pas vos projets. J'allais parler. -- Silence, s'il vous pla?t, ajouta-t-il. Si telle est votre intention, vous pouvez bien partir imm¨¦diatement pour le nord de l'Angleterre; il est bon que vous fassiez une visite ¨¤ votre oncle. J'ai choisi parmi ses fils (il en a sept, je pense) celui qu'on m'a dit ¨ºtre le plus digne de remplir la place que je vous destinais dans ma maison. Mais il reste encore quelques arrangements ¨¤ terminer l¨¤-bas, et pour cela votre pr¨¦sence ne sera pas inutile: vous recevrez des instructions plus d¨¦taill¨¦es ¨¤ Osbaldistone-Hall, o¨´ vous voudrez bien rester jusqu'¨¤ ce que je vous rappelle. Demain matin tout sera pr¨ºt pour votre d¨¦part. ¨¤ ces mots mon p¨¨re sortit de la chambre. -- Qu'est-ce que tout cela signifie, M. Owen? dis-je ¨¤ mon pauvre ami, dont la physionomie portait l'empreinte du plus profond abattement. -- Tout est perdu, M. Francis!... H¨¦las! si vous aviez voulu me croire!... mais ¨¤ pr¨¦sent il n'y a plus de ressource; quand votre p¨¨re parle de ce ton calme et r¨¦solu, c'est comme un compte arr¨ºt¨¦, il ne change plus. Et l'¨¦v¨¦nement le prouva; car, le lendemain matin, ¨¤ cinq heures, je me trouvai sur la route d'York, mont¨¦ sur un assez bon cheval, et avec cinquante guin¨¦es dans ma poche, voyageant pour aider mon p¨¨re ¨¤ me choisir un successeur qui viendrait prendre ma place dans sa maison pour me d¨¦rober sa tendresse, et peut-¨ºtre m¨ºme sa fortune. Chapitre III. La barque flotte au gr¨¦ du vent, Et, sur le perfide ¨¦l¨¦ment, De toute part est ballott¨¦e; Elle fait eau, puis est jet¨¦e Contre un ¨¦cueil qui l'engloutit. GAY. J'ai fait pr¨¦c¨¦der par des rimes et des vers blancs chaque subdivision de cette grande histoire, afin de captiver votre attention par des extraits d'ouvrages plus attrayants que le mien. Les vers que je viens de citer font allusion ¨¤ un malheureux navigateur qui eut l'audace de d¨¦marrer une barque qu'il ¨¦tait incapable de diriger, et se confia aux flots d'un fleuve. Un ¨¦colier qui, par ¨¦tourderie autant que par hardiesse, aurait risqu¨¦ une semblable tentative ne se trouverait pas, au milieu du courant, dans une situation plus embarrassante que la mienne quand je me vis errant sans boussole sur l'oc¨¦an de la vie. Mon p¨¨re avait affect¨¦ tant de facilit¨¦ ¨¤ briser le noeud qu'on regarde comme le plus fort de tous ceux qui lient les membres de la soci¨¦t¨¦, c'¨¦tait avec une indiff¨¦rence si impr¨¦vue qu'il m'avait, pour ainsi dire, rejet¨¦ de sa famille, que tout contribuait ¨¤ diminuer cette confiance dans mon m¨¦rite personnel qui m'avait jusqu'alors soutenu. Le prince Joli, tant?t prince et tant?t fils d'un p¨ºcheur, quittant le sceptre pour la ligne, et son palais pour une chaumi¨¨re, ne pouvait pas se croire plus d¨¦grad¨¦ que moi. Aveugl¨¦s par l'amour-propre, nous sommes tellement port¨¦s ¨¤ regarder comme l'apanage n¨¦cessaire de notre m¨¦rite les accessoires dont nous entoure la prosp¨¦rit¨¦, que lorsque nous nous trouvons livr¨¦s ¨¤ nos seules ressources, et forc¨¦s de reconna?tre que nous n'avions point de valeur par nous-m¨ºmes, nous sommes tout ¨¦tonn¨¦s de notre peu d'importance, et nous ¨¦prouvons une cruelle mortification. ¨¤ mesure que je m'¨¦loignais de Londres, la voix lointaine de ses clochers me fit entendre plus d'une fois l'avis de: -- _Retourne -- _qu'entendit autrefois son futur lord-maire[8]; et quand, des hauteurs d'Highgate, je me retournai pour contempler une derni¨¨re fois la sombre magnificence de cette m¨¦tropole, sous son manteau de vapeurs, il me sembla que je laissais derri¨¨re moi le contentement, l'opulence, les charmes de la soci¨¦t¨¦ et tous les plaisirs de la civilisation. Mais le sort en ¨¦tait jet¨¦. Il n'¨¦tait pas probable que, par une soumission lache et tardive, je rentrasse dans les bonnes graces de mon p¨¨re. Au contraire, ferme et invariable lui-m¨ºme dans ses r¨¦solutions, loin de me pardonner, il n'aurait eu pour moi que du m¨¦pris si dans ce moment je fusse retourn¨¦ bassement lui dire que j'¨¦tais pr¨ºt ¨¤ rentrer dans le commerce. Mon obstination naturelle vint aussi ¨¤ mon aide, et l'orgueil me repr¨¦sentait tout bas quelle pauvre figure je ferais, et ¨¤ quelle humiliation, ¨¤ quel assujettissement je me trouverais expos¨¦ par la suite, quand on verrait qu'un voyage de quatre milles avait suffi pour d¨¦truire des r¨¦solutions affermies par un mois de r¨¦flexion. L'espoir m¨ºme, l'espoir qui n'abandonne jamais le jeune imprudent pr¨ºtait son charmant prestige ¨¤ mes nouveaux projets. Mon p¨¨re ne pouvait songer s¨¦rieusement ¨¤ faire passer tous ses biens dans une branche collat¨¦rale qu'il n'avait jamais aim¨¦e. C'¨¦tait sans doute une ¨¦preuve qu'il voulait faire de mes sentiments, et la supporter avec autant de patience que de fermet¨¦ ¨¦tait le moyen de gagner son estime et d'arriver ¨¤ une r¨¦conciliation. Je calculai m¨ºme quelles concessions je pourrais lui faire, et sur quels articles de notre trait¨¦ suppos¨¦ je devrais continuer ¨¤ rester in¨¦branlable. Le r¨¦sultat de mes combinaisons fut que je devais ¨ºtre d'abord r¨¦tabli dans tous les droits que me donnait ma naissance, et qu'alors j'expierais par quelques marques ext¨¦rieures d'ob¨¦issance ma derni¨¨re r¨¦bellion. En attendant, j'¨¦tais ma?tre de ma personne, et j'¨¦prouvais ce sentiment d'ind¨¦pendance qui fait tressaillir un jeune coeur d'une joie m¨ºl¨¦e de crainte. Ma bourse, sans ¨ºtre abondamment garnie, suffisait pour les besoins d'un modeste voyageur. Je m'¨¦tais habitu¨¦, pendant que j'¨¦tais ¨¤ Bordeaux, ¨¤ n'avoir point d'autre valet que moi; mon cheval ¨¦tait jeune et vigoureux; mon imagination ardente et la joie de me trouver momentan¨¦ment libre dissip¨¨rent bient?t les tristes pens¨¦es qui m'avaient assailli au commencement de mon voyage. Cependant je finis par regretter de ne pas voyager sur une route qui offr?t du moins quelque aliment ¨¤ la curiosit¨¦, ou dans une contr¨¦e qui p?t fournir de temps en temps quelque observation int¨¦ressante. Car la route du nord ¨¦tait alors, et peut-¨ºtre encore aujourd'hui, bien pauvre sous ce rapport; je ne crois pas qu'il soit possible de trouver dans toute la Grande-Bretagne une route qui m¨¦rite moins de fixer l'attention. Insensiblement les r¨¦flexions revinrent, et elles n'¨¦taient pas toujours sans amertume. Ma muse m¨ºme, cette coquette qui m'avait conduit au milieu de ce pays sauvage, ma muse, aussi perfide, aussi volage que la plupart des belles, m'abandonna dans ma d¨¦tresse; et je n'aurais su comment d¨¦vorer mon ennui si je n'avais rencontr¨¦ de temps en temps des voyageurs dont la conversation, sans ¨ºtre fort amusante, m'offrait du moins quelques instants de distraction; des ministres de campagne, qui, apr¨¨s avoir fait la visite de leur paroisse, regagnaient au petit trot leur presbyt¨¨re; des fermiers ou des nourrisseurs de bestiaux, revenant du march¨¦ voisin; des commis marchands, parcourant les villes de province pour faire payer les d¨¦biteurs en retard; enfin des officiers qui battaient le pays pour trouver des recrues. Telles ¨¦taient alors les personnes qui donnaient de l'occupation aux garde-barri¨¨res et aux cabaretiers. Notre conversation roulait sur la religion et sur les d?mes, sur les boeufs et sur le prix du grain, sur les denr¨¦es commerciales et sur la solvabilit¨¦ des d¨¦taillants, le tout vari¨¦ de temps en temps par la description d'un si¨¨ge ou d'une bataille en Flandre que me faisait le narrateur, peut-¨ºtre de seconde main. Les voleurs, sujet vaste et fertile, remplissaient tous les vides, et chacun racontait toutes les histoires de brigands qu'il savait; le Fermier d'Or, l'Agile Voleur, Jack Needham et autres h¨¦ros de l'op¨¦ra des _Gueux[9]_ ¨¦taient pour nous des noms familiers. ¨¤ ces r¨¦cits, comme ces enfants effray¨¦s qui se pressent autour du foyer quand l'histoire du revenant touche ¨¤ sa fin, les voyageurs se rapprochaient l'un de l'autre, regardaient devant et derri¨¨re eux, examinaient l'amorce de leurs pistolets, et juraient de s'accorder mutuellement secours et protection en cas de danger: engagement qui, comme la plupart des alliances offensives et d¨¦fensives, sort de la m¨¦moire quand il y a quelque apparence de p¨¦ril. De tous ceux que j'ai jamais vus poursuivis par des craintes de cette nature, un pauvre diable avec qui je fis route pendant pr¨¨s d'un jour et demi fut celui qui me divertit le plus. Il avait sur sa selle un portemanteau tr¨¨s petit, mais qui semblait fort pesant, et dont la surveillance paraissait l'occuper uniquement. Jamais il ne le perdait de vue un seul instant, et lorsqu'il s'arr¨ºtait et qu'une fille d'auberge s'approchait pour le prendre pendant qu'il descendait de cheval, il la repoussait durement et descendait son portemanteau ¨¤ la main. C'¨¦tait avec la m¨ºme pr¨¦caution qu'il s'effor?ait de cacher non seulement le but de son voyage et le lieu de sa destination, mais m¨ºme la route qu'il devait prendre le jour suivant. Son embarras ¨¦tait sans ¨¦gal quand quelqu'un venait ¨¤ lui demander s'il comptait suivre longtemps la route du nord, ou ¨¤ quelle auberge il comptait s'arr¨ºter. Il apportait l'attention la plus minutieuse dans le choix de l'endroit o¨´ il passerait la nuit, ¨¦vitant avec soin les auberges isol¨¦es et celles qui lui semblaient de mauvaise apparence. ¨¤ Grantham il ne se coucha pas de toute la nuit, parce qu'il avait vu entrer dans la chambre qui touchait ¨¤ la sienne un homme louche qui avait une perruque noire et un vieux gilet brod¨¦ en or. Malgr¨¦ ses transes et ses inqui¨¦tudes, mon compagnon de voyage, ¨¤ en juger par son ext¨¦rieur, ¨¦tait tout aussi en ¨¦tat de se d¨¦fendre que personne au monde. Il ¨¦tait grand, bien bati, et la cocarde de son chapeau galonn¨¦ semblait indiquer qu'il avait servi dans l'arm¨¦e, ou du moins qu'il appartenait de quelque mani¨¨re ¨¤ l'¨¦tat militaire. Sa conversation, sans ¨ºtre du meilleur ton, ¨¦tait celle d'un homme de sens lorsque les terribles fant?mes qu'il avait toujours devant les yeux cessaient un moment de l'occuper; mais la moindre circonstance suffisait pour lui rendre son tremblement convulsif. Une bruy¨¨re ouverte, un enclos ¨¦taient autant de sujets de terreur; et le sifflet du berger qui rassemblait son troupeau ¨¦tait pour lui le signal du brigand qui appelait sa bande. La vue m¨ºme d'un gibet, en lui apprenant qu'un voleur venait d'¨ºtre pendu, ne manquait jamais de lui rappeler qu'il en restait encore beaucoup d'autres ¨¤ pendre. J'aurais ¨¦t¨¦ bient?t fatigu¨¦ de la compagnie de cet homme sans la diversion qu'elle faisait ¨¤ la tristesse de mes pens¨¦es. D'ailleurs quelques-unes des histoires effrayantes qu'il racontait avaient par elles-m¨ºmes une sorte d'int¨¦r¨ºt qu'augmentent encore la bonne foi et la cr¨¦dulit¨¦ du narrateur. Une nouvelle preuve de sa bizarrerie et de son excessive d¨¦fiance me fournit l'occasion de m'amuser un peu ¨¤ ses d¨¦pens. Dans ses r¨¦cits, plusieurs des malheureux voyageurs qui venaient ¨¤ tomber au milieu d'une bande de voleurs n'¨¦prouvaient ce d¨¦sastre que pour s'¨ºtre laiss¨¦s s¨¦duire par la mise ¨¦l¨¦gante et la conversation agr¨¦able d'un ¨¦tranger; celui-ci leur avait propos¨¦ de faire route ensemble, et sa compagnie semblait leur promettre amusement et protection; il chantait et parlait tour ¨¤ tour pour leur faire oublier l'ennui du voyage, avait soin qu'ils ne fussent pas ¨¦corch¨¦s dans les auberges, et leur faisait remarquer les erreurs qui s'¨¦taient gliss¨¦es dans les m¨¦moires, jusqu'¨¤ ce qu'enfin, sous pr¨¦texte de leur montrer un chemin plus court, il attirait ses trop confiantes victimes dans quelque for¨ºt, o¨´, rassemblant tout ¨¤ coup ses camarades par un coup de sifflet, il jetait son manteau et se montrait sous son v¨¦ritable costume, celui de capitaine de la bande des voleurs; soudain ceux-ci sortaient en foule de leur repaire, et, le pistolet ¨¤ la main, venaient demander aux imprudents la bourse ou la vie. Vers la conclusion d'une semblable histoire, dont le r¨¦cit semblait augmenter encore les terreurs paniques du pauvre trembleur, qui sans doute l'avait d¨¦j¨¤ racont¨¦e cent fois, j'observais qu'il me regardait toujours avec un air de doute et de d¨¦fiance, comme s'il r¨¦fl¨¦chissait tout ¨¤ coup qu'il se pourrait qu'au moment m¨ºme il se trouvat aupr¨¨s d'un de ces hommes dangereux dont parlait son histoire: aussit?t que ces id¨¦es se glissaient dans son esprit, il s'¨¦loignait pr¨¦cipitamment de moi, se retirait de l'autre c?t¨¦ de la grande route, regardait devant, derri¨¨re et autour de lui, examinait ses armes, et semblait se pr¨¦parer ¨¤ la fuite ou au combat, selon la circonstance. La d¨¦fiance qu'il manifestait dans ces occasions semblait n'¨ºtre que momentan¨¦e et me paraissait trop plaisante pour que je pensasse ¨¤ m'en offenser. D'ailleurs dans ce temps-l¨¤ on pouvait avoir l'apparence d'un homme comme il faut, et n'en ¨ºtre pas moins un voleur de grand chemin. La division des ¨¦tats n'¨¦tant pas aussi marqu¨¦e alors qu'elle l'est depuis cette ¨¦poque, la profession de l'aventurier poli qui vous escamotait votre argent chez White[10] ¨¤ la bassette ou au jeu de boules ¨¦tait souvent unie ¨¤ celle du brigand avou¨¦ qui, dans la bruy¨¨re de Bagshot ou ¨¤ la plaine de Finchley, demandait la bourse ou la vie ¨¤ son confr¨¨re le dameret. Il y avait aussi une teinte de f¨¦rocit¨¦ dans les moeurs du temps, qui depuis a ¨¦t¨¦ bien adoucie ou s'est ¨¦vanouie enti¨¨rement. Il me semble que ceux qui avaient perdu tout espoir embrassaient alors avec moins de r¨¦pugnance toute esp¨¨ce de moyen de r¨¦parer les torts de la fortune. Nous n'¨¦tions plus au temps, il est vrai, o¨´ Anthony-a-Wood[11] d¨¦plorait l'ex¨¦cution de deux beaux gar?ons pleins d'honneur et de courage qui furent pendus sans piti¨¦ ¨¤ Oxford, parce que leur d¨¦tresse les avait forc¨¦s de lever des contributions sur les chemins. Cependant les environs de la m¨¦tropole ¨¦taient alors en grande partie couverts de bruy¨¨res, et les cantons de province moins peupl¨¦s ¨¦taient fr¨¦quent¨¦s par cette classe de bandits (dont l'existence sera un jour inconnue) qui faisaient leur m¨¦tier avec une sorte de courtoisie. Semblables ¨¤ Gibbet, dans le _Stratag¨¨me des Petits-Ma?tres[12]_, ils se piquaient d'¨ºtre les gens les mieux ¨¦lev¨¦s de la route, et d'apporter une grande politesse dans l'exercice de leur vocation. Un jeune homme dans ma position ne pouvait donc s'indigner beaucoup d'une m¨¦prise qui le faisait comprendre dans la classe honorable de ces d¨¦pr¨¦dateurs. Au contraire, je m'amusais ¨¤ ¨¦veiller et ¨¤ endormir tour ¨¤ tour les craintes et les soup?ons de mon brave; et je me plaisais ¨¤ jeter encore plus de trouble et de d¨¦rangement dans une cervelle que la nature n'avait pas trop bien organis¨¦e. Lorsque, s¨¦duit par la franchise de mes mani¨¨res, il me semblait dans une s¨¦curit¨¦ parfaite, je lui faisais une ou deux questions sur le but de son voyage ou sur la nature de l'affaire qui l'occasionnait; c'en ¨¦tait assez pour lui faire prendre l'alarme, et il s'empressait aussit?t de gagner le large. Voici, par exemple, une conversation que nous e?mes ensemble sur la force et sur la vigueur comparative de nos chevaux. -- Oh! monsieur, dit mon compagnon, j'avoue que pour le galop mon cheval ne peut pas le disputer au v?tre. Mais permettez-moi de vous dire que le trot est le v¨¦ritable pas du cheval de poste, et qu'au trot je pourrais vous d¨¦fier si nous ¨¦tions pr¨¨s d'une ville. Je parierais une bouteille de porto que je vous vaincrais ¨¤ la course (caressant son buc¨¦phale avec ses ¨¦perons). -- Contentez-vous, monsieur: voici une plaine qui me para?t favorable. -- Hem... hem... reprit mon ami en h¨¦sitant. Je n'aime pas ¨¤ fatiguer inutilement mon cheval. On ne sait pas ce qui peut arriver en cas d'alarme... D'ailleurs, monsieur, quand j'ai dit que j'¨¦tais pr¨ºt ¨¤ parier, j'entendais que nos chevaux seraient ¨¦galement charg¨¦s: je suis s?r que le v?tre porte environ trente livres de moins que le mien. -- Qu'¨¤ cela ne tienne, monsieur. Combien peut peser ce portemanteau? -- Mon po... po... portemanteau? reprit-il en tremblant; oh! tr¨¨s peu... rien... Ce ne sont que quelques chemises et quelques paires de bas. -- ¨¤ le voir, je croirais qu'il p¨¨se davantage; et je parie la bouteille de porto qu'il fait toute la diff¨¦rence de la charge de mon cheval ¨¤ celle du v?tre. -- Vous vous trompez, monsieur, je vous assure. En v¨¦rit¨¦, vous vous trompez, reprit-il en se retirant de l'autre c?t¨¦ de la route, comme c'¨¦tait son usage dans ces occasions alarmantes. -- Je suis pr¨ºt ¨¤ risquer la bouteille, lui dis-je en le suivant; et qui plus est, je parie dix contre un qu'avec votre portemanteau en croupe, je vous devance encore ¨¤ la course. ¨¤ cette proposition, qui ne lui semblait que trop claire, mon homme trembla de tous ses membres. De rouge pourpre son nez devint pale et jaunatre, et la peur fit dispara?tre pour un instant les traces que le vin y avait laiss¨¦es; ses dents claquaient fortement, et il semblait attendre, dans l'agonie de la terreur, que je donnasse le coup de sifflet pour rassembler toute ma bande. Comme je vis qu'il ne pouvait plus parler, et qu'il avait m¨ºme peine ¨¤ se tenir sur son cheval, je m'empressai de le rassurer en lui demandant quel ¨¦tait un clocher que je commen?ais ¨¤ distinguer ¨¤ quelque distance, et en lui faisant observer que nous ¨¦tions si pr¨¨s d'un village que nous n'avions plus ¨¤ craindre de faire de mauvaises rencontres sur la route. Ces paroles lui rendirent un peu de courage: sa figure s'¨¦panouit, son nez reprit sa couleur naturelle; mais je m'aper?us qu'il avait de la peine ¨¤ oublier ma t¨¦m¨¦raire proposition, et que je lui paraissais encore un peu suspect. Je vous ennuie de tous ces d¨¦tails; mais je vous parle aussi longuement du caract¨¨re de cet homme, et de la mani¨¨re dont je m'amusai ¨¤ ses d¨¦pens, parce que ces circonstances, quelque frivoles qu'elles fussent, eurent par la suite une grande influence sur des incidents que j'¨¦tais loin de pr¨¦voir, et que je vous raconterai lorsque j'en serai ¨¤ cette ¨¦poque de ma vie. Mais alors la conduite de cet homme ne m'inspira que du m¨¦pris, et me confirma dans l'opinion que, de tous les sentiments qui d¨¦gradent l'humanit¨¦ et font souffrir cruellement celui qui les ¨¦prouve, il n'en est point de plus inqui¨¦tant, de plus p¨¦nible et de plus m¨¦prisable que la poltronnerie. Chapitre IV. Tout le peuple ¨¦cossais rampe dans l'indigence, Vous disent fi¨¨rement les d¨¦daigneux Anglais. Quand nous voyons chez nous venir un ¨¦cossais, Faut-il donc le blamer de chercher plus d'aisance? CHURCHILL. Il existait ¨¤ cette ¨¦poque un ancien usage qui, je crois, n'est plus observ¨¦ aujourd'hui. Les longs voyages se faisant ¨¤ cheval, et par cons¨¦quent ¨¤ petites journ¨¦es, il ¨¦tait d'usage de passer le dimanche dans quelque ville o¨´ le voyageur p?t entendre le service divin, et son cheval jouir du jour de repos, institution ¨¦galement louable par son double motif. Une autre coutume, qui rappelait l'ancienne hospitalit¨¦ anglaise, ¨¦tait que le ma?tre d'une auberge un peu consid¨¦rable, pour c¨¦l¨¦brer aussi le septi¨¨me jour, se d¨¦pouillant de son caract¨¨re de publicain, invitait ses h?tes ¨¤ partager son d?ner de famille et son pouding. Cette invitation ¨¦tait ordinairement accept¨¦e avec plaisir. Les personnes du plus haut rang ne croyaient pas d¨¦roger en prenant place ¨¤ la table de l'aubergiste; et la bouteille de vin qu'on demandait apr¨¨s d?ner, pour boire ¨¤ sa sant¨¦, ¨¦tait la seule r¨¦compense qu'on lui offr?t, et le seul article qu'il f?t permis de payer. J'¨¦tais n¨¦ citoyen du monde, et mon go?t m'appelait toujours o¨´ je pouvais m'instruire dans la connaissance de l'homme; je n'avais d'ailleurs aucune pr¨¦tention de dignit¨¦, et je ne manquais jamais d'accepter l'hospitalit¨¦ du dimanche, soit qu'elle me f?t offerte ¨¤ la Jarreti¨¨re, au Lion d'Or ou au Grand-Cerf. L'honn¨ºte aubergiste, qui ce jour-l¨¤ se croyait un grand personnage, tout fier de voir assis ¨¤ sa table les h?tes qu'il servait les autres jours, donnait souvent carri¨¨re ¨¤ sa bonne humeur, et ne n¨¦gligeait rien pour ¨¦gayer ses convives, les beaux esprits de l'endroit, plan¨¨tes secondaires qui accomplissaient leur r¨¦volution autour de leur orbite sup¨¦rieur. Le magister, l'apothicaire, le procureur et le ministre lui-m¨ºme ne d¨¦daignaient pas de prendre part ¨¤ ce festin hebdomadaire. Les voyageurs, arrivant des diff¨¦rentes parties du royaume, et ne diff¨¦rant souvent pas moins par leurs mani¨¨res que par leur langage, formaient presque toujours une r¨¦union piquante qui ne pouvait manquer de plaire ¨¤ l'observateur, en lui offrant une l¨¦g¨¨re esquisse des moeurs et du caract¨¨re de plusieurs contr¨¦es diff¨¦rentes. C'¨¦tait un de ces jours solennels, et dans une semblable occasion, que je me trouvais avec mon craintif compagnon de voyage dans la ville de Darlington, d¨¦pendante de l'¨¦v¨ºch¨¦ de Durham, et nous allions prendre place ¨¤ la table de l'aubergiste de l'Ours-Noir, - - dont la face rubiconde annon?ait un bon vivant, lorsque notre h?te nous informa, d'un ton qui pouvait tenir lieu d'apologie, qu'un gentilhomme ¨¦cossais devait d?ner avec nous. -- Un gentilhomme!... Quelle sorte de gentilhomme? dit pr¨¦cipitamment mon compagnon, dont l'imagination, toujours pr¨ºte ¨¤ s'alarmer, pensait sans doute alors aux gentilshommes de grand chemin. -- Parbleu! une esp¨¨ce ¨¦cossaise de gentilhomme, reprit notre h?te. Ils sont tous nobles, comme vous savez, m¨ºme sans une chemise sur le dos. Mais celui-ci a un air d'aisance; je le crois un marchand de bestiaux, franc ¨¦cossais, autant qu'aucun de ceux qui ont jamais travers¨¦ le pont de Berwick. -- Qu'il vienne; j'y consens de tout mon coeur, r¨¦pondit mon ami; et, se tournant vers moi, il me communiqua ses r¨¦flexions. -- Je respecte les ¨¦cossais, monsieur; j'aime et j'honore ce peuple ¨¤ cause de ses excellents principes. On dit qu'il est pauvre et malpropre, mais parlez-moi de la probit¨¦ sterling, quoique v¨ºtue de haillons, comme dit le po¨¨te; des gens dignes de foi m'ont assur¨¦ qu'on ne connaissait pas en ¨¦cosse le vol des grands chemins. -- C'est parce qu'ils n'ont rien ¨¤ perdre, dit mon h?te avec le rire ¨¦touff¨¦ de l'amour-propre satisfait. -- Non, non, r¨¦pondit une forte voix derri¨¨re lui, c'est parce que vos jaugeurs et vos inspecteurs anglais, que vous avez envoy¨¦s au- del¨¤ de la Tweed, se sont empar¨¦s du m¨¦tier, et n'ont rien laiss¨¦ ¨¤ faire aux gens du pays. -- Bien dit, M. Campbell, reprit l'aubergiste; je ne vous croyais pas si pr¨¨s de nous, mais vous savez qu'il faut de temps en temps le petit mot pour rire... Et comment vont les march¨¦s dans le midi? -- Comme ¨¤ l'ordinaire, dit M. Campbell: les sages vendent et ach¨¨tent, et les fous sont vendus et achet¨¦s. -- Oui, mais les sages et les fous d?nent, reprit notre h?te jovial; et voici une pi¨¨ce de boeuf que nous ferions bien d'attaquer. En disant ces mots, il saisit son large couteau, s'attribua, suivant l'usage, la place d'honneur, s'assit sur sa grande chaise, d'o¨´ il pouvait dominer sur toute la table, et se mit ¨¤ servir ses convives. C'¨¦tait la premi¨¨re fois que je voyais un ¨¦cossais; et, d¨¨s mon enfance, j'avais ¨¦t¨¦ nourri de pr¨¦jug¨¦s contre cette nation. Mon p¨¨re, comme vous le savez, ¨¦tait d'une ancienne famille du Northumberland, qui avait toujours r¨¦sid¨¦ ¨¤ Osbaldistone-Hall, dont je n'¨¦tais pas alors tr¨¨s ¨¦loign¨¦. D¨¦sh¨¦rit¨¦ par son p¨¨re en faveur de son fr¨¨re cadet, il en avait toujours conserv¨¦ un ressentiment si vif qu'il ne parlait presque jamais de la famille dont il descendait, et qu'il ne trouvait rien de plus ridicule et de plus absurde que de s'enorgueillir de ses anc¨ºtres. Toute son ambition ¨¦tait d'¨ºtre appel¨¦ William Osbaldistone, le premier ou du moins l'un des premiers n¨¦gociants de Londres; et il f?t descendu en droite ligne de Guillaume le Conqu¨¦rant, que sa vanit¨¦ en e?t ¨¦t¨¦ moins flatt¨¦e que d'entendre le bruit et l'agitation que son arriv¨¦e causait parmi les taureaux, les ours et les agents de change de Stock-Alley[13]. Il d¨¦sirait que je restasse dans l'ignorance de ma noble origine, dans la crainte que mes sentiments ne fussent pas d'accord avec les siens sur ce sujet. Mais ses desseins, comme il arrive aux projets les mieux combin¨¦s, furent renvers¨¦s jusqu'¨¤ un certain point par un ¨ºtre que son orgueil n'e?t jamais cru capable de les contrarier. Sa nourrice, vieille bonne femme de Northumberland, qui lui ¨¦tait attach¨¦e d¨¨s l'enfance, ¨¦tait la seule personne de son pays natal pour laquelle il e?t conserv¨¦ de l'affection; et, quand la fortune lui avait souri, le premier usage qu'il avait fait de ses faveurs avait ¨¦t¨¦ d'assurer une honn¨ºte aisance ¨¤ Mabel Rikets, et de la faire venir aupr¨¨s de lui. ¨¤ la mort de ma m¨¨re c'¨¦tait elle qui avait ¨¦t¨¦ charg¨¦e d'avoir pour moi ces soins, ces tendres attentions que l'enfance exige de la tendresse maternelle. Ne pouvant parler ¨¤ son ma?tre, qui le lui avait d¨¦fendu, des bruy¨¨res et des vallons de son cher Northumberland, elle s'en d¨¦dommageait avec moi, et me faisait le r¨¦cit des histoires de sa jeunesse, et des traditions conserv¨¦es dans le pays. Je l'¨¦coutais avec l'avidit¨¦ de l'enfance; il me semble voir encore la vieille Mabel, la t¨ºte l¨¦g¨¨rement agit¨¦e par le tremblement de l'age, avec sa coiffe aussi blanche que la neige, les traits un peu rid¨¦s, mais conservant encore cet air de sant¨¦ qu'elle devait ¨¤ l'habitude des travaux champ¨ºtres. Je crois la voir regarder en soupirant, par la fen¨ºtre, les murs de brique et la rue ¨¦troite, lorsqu'elle finissait sa chanson favorite, que je pr¨¦f¨¦rais alors, et, pourquoi ne dirais-je pas la v¨¦rit¨¦?... que je pr¨¦f¨¨re encore ¨¤ tous les grands airs sortis de la t¨ºte d'un docteur en musique[14] italien. _Quand reverrai-je nos vieux ch¨ºnes._ Le lierre et ses riants festons _Suspendus aux rameaux des fr¨ºnes?_ _Leur verdure est cent fois plus belle sur nos monts._ Mabel, dans ses l¨¦gendes, d¨¦clamait toujours contre la nation ¨¦cossaise avec toute l'animosit¨¦ dont elle ¨¦tait capable. Les habitants de la fronti¨¨re oppos¨¦e remplissaient, dans ses r¨¦cits, le r?le que les ogres et les g¨¦ants aux bottes de sept lieues jouent ordinairement dans les contes des nourrices. Fallait-il s'en ¨¦tonner? n'¨¦tait-ce pas Douglas-le-Noir qui avait ¨¦gorg¨¦ lui- m¨ºme l'h¨¦ritier de la famille d'Osbaldistone, le jour que cet infortun¨¦ venait de prendre possession du bien de ses p¨¨res, en le surprenant, lui et ses vassaux, au milieu d'une f¨ºte qu'il avait donn¨¦e ¨¤ cette occasion? N'¨¦tait-ce pas Wat-le-Diable qui, du temps de mon bisa?eul, s'¨¦tait empar¨¦, dans les environs de Lanthorn, de tous les agneaux d'un an[15] de Lanthorn-Side? Et n'avions-nous pas mille troph¨¦es qui, suivant la version de la vieille Mabel, attestaient quelle vengeance ¨¦clatante nous en avions tir¨¦e? Sir Henry Osbaldistone, cinqui¨¨me du nom, n'avait-il pas enlev¨¦ la belle Jessy de Fairnington? et, nouvel Achille, n'avait-il pas d¨¦fendu sa Bris¨¦is contre les forces r¨¦unies des plus vaillants chefs de l'¨¦cosse? Ne nous ¨¦tions-nous pas toujours signal¨¦s dans les combats que l'Angleterre avait livr¨¦s ¨¤ sa rivale? Les guerres du nord avaient ¨¦t¨¦ la source de tous nos malheurs et de toute notre gloire. ¨¤ force d'entendre r¨¦p¨¦ter ces histoires pendant mon enfance, je finis par regarder l'¨¦cosse comme l'ennemie naturelle de l'Angleterre; et mes pr¨¦ventions furent encore augment¨¦es par les discours que j'entendais quelquefois tenir ¨¤ mon p¨¨re. Il s'¨¦tait engag¨¦ dans de vastes sp¨¦culations, et avait achet¨¦ des bois immenses qui appartenaient ¨¤ de riches propri¨¦taires du fond de l'¨¦cosse. Il r¨¦p¨¦tait sans cesse qu'il les trouvait beaucoup plus empress¨¦s ¨¤ conclure des march¨¦s et ¨¤ exiger des arrhes consid¨¦rables qu'¨¤ remplir eux-m¨ºmes leurs engagements. Il soup?onnait aussi les n¨¦gociants ¨¦cossais qu'il ¨¦tait oblig¨¦ d'employer pour agents dans ces occasions de s'¨ºtre appropri¨¦ dans les b¨¦n¨¦fices une part beaucoup plus consid¨¦rable que celle qui devait leur revenir. En un mot, si Mabel se plaignait des guerriers ¨¦cossais des anciens temps, M. Osbaldistone ne se d¨¦cha?nait pas avec moins de violence contre les artifices de ces modernes Sinons; tous deux m'inspir¨¨rent, sans le savoir, une aversion sinc¨¨re pour les habitants du nord de la Grande-Bretagne, et d¨¨s lors je les regardai comme un peuple cruel et sanguinaire en temps de guerre, perfide en temps de paix, avare, int¨¦ress¨¦, fourbe et de mauvaise foi dans les affaires, et n'ayant point de bonnes qualit¨¦s, ¨¤ moins qu'on ne d?t ce nom ¨¤ une f¨¦rocit¨¦ qui ressemblait ¨¤ du courage dans les combats, et ¨¤ une duplicit¨¦ qui leur tenait lieu de prudence dans les affaires. Pour justifier, ou du moins pour excuser ceux qui m'avaient donn¨¦ de semblables pr¨¦jug¨¦s, je dois faire remarquer que les ¨¦cossais ne rendaient pas alors plus de justice aux Anglais. Les deux nations couvaient secr¨¨tement les ¨¦tincelles d'une haine nationale, ¨¦tincelles dont un d¨¦magogue a voulu former une flamme terrible qui manqua d'embraser les deux royaumes, et qui, j'esp¨¨re, est ¨¤ pr¨¦sent heureusement ¨¦teinte dans ses propres cendres.[16] C'¨¦tait donc avec une impression d¨¦favorable que je regardai le premier ¨¦cossais que je rencontrai. Son ext¨¦rieur r¨¦pondait beaucoup ¨¤ l'id¨¦e que je m'¨¦tais form¨¦e des hommes de sa nation. Il avait les traits durs, ces formes athl¨¦tiques qui les caract¨¦risent, avec ce ton national et cette mani¨¨re lente et p¨¦dantesque qu'ils prennent en parlant, et qui provient du d¨¦sir de d¨¦guiser la diff¨¦rence de leur idiome ou de leur dialecte. Je remarquais aussi la d¨¦fiance et la brusquerie de ses compatriotes dans les r¨¦ponses qu'il faisait aux questions qui lui ¨¦taient adress¨¦es; mais je ne m'attendais pas ¨¤ trouver dans un ¨¦cossais un air de sup¨¦riorit¨¦ qu'il ne paraissait pas affecter, mais qui semblait le mettre naturellement au-dessus de la soci¨¦t¨¦ dans laquelle le hasard l'avait conduit. Son habillement ¨¦tait aussi grossier qu'il pouvait l'¨ºtre, quoique cependant il f?t propre et d¨¦cent; et, dans un temps o¨´ le moindre gentilhomme faisait de grandes d¨¦penses pour sa toilette, il annon?ait la m¨¦diocrit¨¦, sinon l'indigence. Sa conversation prouvait qu'il s'occupait du commerce de bestiaux, m¨¦tier peu distingu¨¦; cependant, malgr¨¦ ces d¨¦savantages, il semblait traiter le reste de la compagnie avec cet air froid de politesse et de condescendance qui annonce une sup¨¦riorit¨¦ r¨¦elle ou imaginaire dans celui qui le prend sans affectation. Quand il donnait son avis sur quelque point, c'¨¦tait d'un ton tranchant, comme si ce qu'il disait ne pouvait ¨ºtre ni r¨¦fut¨¦ ni m¨ºme r¨¦voqu¨¦ en doute. Notre aubergiste et ses h?tes du dimanche, apr¨¨s avoir fait quelques efforts pour soutenir leur opinion, dans l'esp¨¦rance de l'emporter, grace ¨¤ la force de leurs poumons, finissaient par c¨¦der ¨¤ l'autorit¨¦ imposante de M. Campbell, qui s'emparait ainsi de la conversation, et la dirigeait ¨¤ son gr¨¦. Je fus tent¨¦, par curiosit¨¦, de lui disputer moi-m¨ºme le terrain, me fiant ¨¤ la connaissance que j'avais acquise du monde pendant mon s¨¦jour en France, et ¨¤ l'¨¦ducation assez distingu¨¦e que j'avais re?ue. Sous le rapport litt¨¦raire, je vis qu'il ne pouvait pas m¨ºme entrer en lutte, et que les talents incultes, mais ¨¦nergiques, qu'il avait re?us de la nature, n'avaient jamais ¨¦t¨¦ polis par l'¨¦ducation; mais je le trouvais beaucoup plus au fait que je ne l'¨¦tais moi-m¨ºme de l'¨¦tat actuel de la France, du caract¨¨re du duc d'Orl¨¦ans, qui venait d'¨ºtre nomm¨¦ r¨¦gent du royaume, et de celui des ministres dont il ¨¦tait entour¨¦; ses remarques fines, malicieuses, et souvent m¨ºme satiriques, ¨¦taient celles d'un homme qui avait ¨¦tudi¨¦ attentivement l'¨¦tat politique de cette nation. Quand la conversation venait ¨¤ tomber sur la politique, Campbell observait un silence et exprimait une mod¨¦ration qui pouvaient ¨ºtre command¨¦s par la prudence. Les divisions des whigs et des tories agitaient alors toute l'Angleterre et l'¨¦branlaient jusque dans ses fondements. Un puissant parti, appuyant en secret les pr¨¦tentions du roi Jacques, mena?ait la dynastie de Hanovre, ¨¤ peine ¨¦tablie sur le tr?ne. Toutes les auberges retentissaient des cris des jacobites et de leurs adversaires; et comme la politique de notre h?te ¨¦tait de ne jamais se quereller avec de bonnes pratiques, mais de les laisser se chamailler comme bon leur semblait, sa table ¨¦tait tous les dimanches le th¨¦atre de discussions aussi violentes et aussi anim¨¦es que s'il avait trait¨¦ le conseil g¨¦n¨¦ral de la ville. Le ministre et l'apothicaire, avec un petit homme qui ne parlait pas de son ¨¦tat, mais qu'¨¤ certains gestes assez expressifs je pris pour le barbier, embrass¨¨rent la cause des ¨¦piscopaux et des Stuarts. Le collecteur des taxes, comme son devoir l'y obligeait, et le procureur, qui ambitionnait une place lucrative d¨¦pendante de la couronne, ainsi que mon compagnon de voyage, qui prenait le plus grand int¨¦r¨ºt ¨¤ la discussion, ne d¨¦fendaient pas avec moins de chaleur la cause du roi George et de la succession protestante. Les arguments ¨¦tant ¨¦puis¨¦s, on en vint aux cris, puis aux jurements, puis aux querelles: enfin, les deux partis en appel¨¨rent ¨¤ M. Campbell, dont chacun d'eux br?lait de s'assurer l'approbation. -- Vous ¨ºtes ¨¦cossais! monsieur, criait un parti; un gentilhomme de votre nation doit se d¨¦clarer pour les droits h¨¦r¨¦ditaires. -- Vous ¨ºtes presbyt¨¦rien! monsieur, disait le parti oppos¨¦; vous ne sauriez ¨ºtre partisan du pouvoir absolu. -- Messieurs, dit notre oracle lorsqu'il put obtenir un moment de silence, je ne doute pas que le roi George ne m¨¦rite la pr¨¦dilection de ses amis, et s'il parvient ¨¤ se maintenir sur le tr?ne, eh bien, il pourra faire le cher collecteur intendant de la couronne, donner ¨¤ notre ami M. Quitam la place de commissaire g¨¦n¨¦ral; il pourra aussi accorder quelque bonne r¨¦compense ¨¤ ce brave monsieur qui est assis sur son portemanteau, qu'il pr¨¦f¨¨re ¨¤ une chaise: mais sans contredit le roi Jacques est aussi une bienveillante personne; et si les cartes venaient ¨¤ se m¨ºler et que la chance tournat pour lui, il pourrait, s'il le voulait, appeler le r¨¦v¨¦rend ministre ¨¤ l'archev¨ºch¨¦ de Cantorb¨¦ry, nommer le docteur Mixit premier chirurgien de sa maison, et confier sa barbe royale aux soins de notre ami Latherum. Mais, comme je doute fort qu'aucun des deux souverains envoyat un verre de vin ¨¤ Robert Campbell, quand m¨ºme il le verrait mourir de soif, je donne ma voix ¨¤ Jonatham Brown, notre h?te, et je le proclame roi des ¨¦chansons, ¨¤ condition qu'il ira nous chercher une autre bouteille aussi bonne que la derni¨¨re. Cette saillie fut re?ue avec des applaudissements unanimes; et lorsque M. Brown eut rempli la condition qu'on avait mise ¨¤ son ¨¦l¨¦vation, il ne manqua pas d'apprendre ¨¤ ses convives que, tout pacifique qu'¨¦tait M. Campbell, il n'en ¨¦tait pas moins aussi vaillant qu'un lion. Croiriez-vous qu'¨¤ lui seul il a mis en fuite sept brigands qui l'attaqu¨¨rent sur la route de Wistom-Tryste? -- Vous vous trompez, mon cher, dit Campbell en l'interrompant; ils n'¨¦taient que deux; encore ¨¦taient-ce deux poltrons qui ne se doutaient pas de leur m¨¦tier. -- Comment, monsieur, dit mon compagnon de voyage en rapprochant de Campbell sa chaise, ou plut?t son portemanteau, est-il r¨¦ellement bien possible que seul vous ayez mis en fuite deux brigands? -- Tr¨¨s possible, monsieur, reprit Campbell, et je ne vois pas qu'il y ait rien l¨¤ d'extraordinaire. Je n'en aurais pas craint quatre de cette sorte. -- En v¨¦rit¨¦, monsieur, reprit mon ami, je serais charm¨¦ d'avoir le plaisir de faire route avec vous. Je vais dans le nord, monsieur. Cette information gratuite et volontaire sur la route qu'il comptait prendre, la premi¨¨re que j'eusse entendu donner par mon compagnon, ne parut pas faire beaucoup d'impression sur l'¨¦cossais, qui ne r¨¦pondit pas ¨¤ sa confiance. -- Nous ne pouvons pas voyager ensemble, reprit-il s¨¨chement; vous ¨ºtes sans doute bien mont¨¦, monsieur, et moi je voyage maintenant ¨¤ pied, ou sur un bidet montagnard qui fait ¨¤ peine deux milles ¨¤ l'heure. En disant ces mots, il jeta sur la table le prix de la bouteille de vin qu'il avait demand¨¦e, et il s'appr¨ºtait ¨¤ sortir lorsque mon compagnon l'arr¨ºta, et, le prenant par le bouton de son habit, le tira dans une embrasure de crois¨¦e. Je crus entendre qu'il lui r¨¦it¨¦rait sa demande de l'accompagner, ce que M. Campbell semblait refuser. -- Je vous d¨¦fraierai de tout, monsieur, dit le voyageur, qui pour le coup croyait avoir trouv¨¦ un argument irr¨¦sistible. -- C'est impossible, dit Campbell d'un air de d¨¦dain; j'ai affaire ¨¤ Rothbury. -- Mais je ne suis pas tr¨¨s press¨¦; je puis me d¨¦tourner un peu, et je ne regarde pas ¨¤ un jour pour m'assurer un bon compagnon de voyage. -- En v¨¦rit¨¦, monsieur, dit Campbell, je ne saurais vous rendre le service que vous semblez d¨¦sirer. Je voyage, ajouta-t-il en levant fi¨¨rement la t¨ºte, je voyage pour mes affaires particuli¨¨res; si vous voulez suivre mon conseil, vous ne vous r¨¦unirez pas aux ¨¦trangers que vous vous rencontrerez sur la route, et vous ne direz ¨¤ personne le chemin que vous comptez prendre. Alors, sans plus de c¨¦r¨¦monie, il d¨¦gagea son bouton, malgr¨¦ les efforts du voyageur pour le retenir, et s'approchant de moi: -- Votre ami, monsieur, me dit-il, est trop communicatif, attendu la nature du d¨¦p?t qui lui est confi¨¦. -- Monsieur, repris-je, n'est point mon ami, c'est un voyageur que j'ai rencontr¨¦ sur la route. Je ne connais ni son nom ni ses affaires, et vous paraissez beaucoup plus avant que moi dans sa confiance. -- Je voulais seulement dire, reprit-il pr¨¦cipitamment, qu'il para?t ¨ºtre un peu trop empress¨¦ ¨¤ offrir l'honneur de sa compagnie ¨¤ ceux qui ne la d¨¦sirent pas. M. Campbell, sans faire d'autres observations, se contenta de me souhaiter un bon voyage, et la compagnie se retira. Le lendemain je me s¨¦parai de mon timide compagnon de voyage; car je quittai la grande route du nord pour suivre plus ¨¤ l'ouest la direction du chateau d'Osbaldistone, r¨¦sidence de mon oncle. Comme il semblait toujours conserver quelques soup?ons sur mon compte, je ne saurais dire s'il fut content ou fach¨¦ de mon d¨¦part. Quant ¨¤ moi, ses frayeurs avaient cess¨¦ de m'amuser, et, ¨¤ dire le vrai, ce fut avec la plus grande joie que je me vis d¨¦barrass¨¦ de lui. Chapitre V. Que mon coeur bat, lorsque je vois La nymphe sur son palefroi Courir ga?ment dans nos campagnes, Gravir les rocs et les montagnes, Et poursuivre le daim l¨¦ger Sans courir le moindre danger! SOMERVILLE, La Chasse. En approchant de ces lieux, que je me repr¨¦sentais comme le berceau de ma famille, j'¨¦prouvai cet enthousiasme que des sites sauvages et romantiques inspirent aux amants de la nature. D¨¦livr¨¦ du babil importun de mon compagnon, je pouvais remarquer la diff¨¦rence que pr¨¦sentait le pays avec celui que j'avais travers¨¦ jusqu'alors. Au lieu de dormir au milieu des saules et des roseaux, les rivi¨¨res, qui m¨¦ritaient enfin ce nom, roulaient leurs ondes sous l'ombrage d'un bois naturel, tant?t se pr¨¦cipitaient du haut d'une colline, tant?t serpentaient dans ces vall¨¦es solitaires qui s'ouvrent sur la route de distance en distance, et semblent inviter le voyageur ¨¤ explorer leurs d¨¦tours. Les monts Cheviots s'¨¦levaient devant moi dans leur imposante majest¨¦, non pas avec cette vari¨¦t¨¦ sublime de rocs et de vall¨¦es qui caract¨¦rise les montagnes du premier ordre, mais n'offrant qu'une masse immense de rochers aux sommets arrondis, dont le sombre aspect et l'¨¦tendue sans bornes avaient un caract¨¨re de grandeur propre ¨¤ frapper l'imagination. Au milieu de ces montagnes ¨¦tait le glen ou vall¨¦e ¨¦troite au bout de laquelle s'¨¦levait le chateau de ma famille. Une partie des propri¨¦t¨¦s immenses qui en d¨¦pendaient avait ¨¦t¨¦ depuis longtemps ali¨¦n¨¦e par la prodigalit¨¦ ou par l'inconduite de mes anc¨ºtres; mais il en restait encore assez pour que mon oncle f?t regard¨¦ comme l'un des plus riches propri¨¦taires du comt¨¦. J'avais appris, par quelques informations sur la route, qu'¨¤ l'exemple des autres seigneurs du pays, il employait la plus grande partie de sa fortune ¨¤ remplir, avec le plus grand faste, les devoirs d'une hospitalit¨¦ prodigue, ce qu'il regardait comme essentiel pour soutenir la dignit¨¦ de sa famille. J'avais d¨¦j¨¤ aper?u du haut d'une ¨¦minence le chateau d'Osbaldistone, antique et vaste ¨¦difice qui se d¨¦tachait du milieu d'un bois de ch¨ºnes druidiques; et je me dirigeais de ce c?t¨¦ avec toute la diligence que les sinuosit¨¦s et le mauvais ¨¦tat de la route me permettaient de faire, lorsque mon cheval, tout fatigu¨¦ qu'il ¨¦tait, dressa l'oreille aux aboiements r¨¦p¨¦t¨¦s d'une meute de chiens qui se faisaient entendre dans l'¨¦loignement. Je ne doutai point que la meute ne f?t celle de mon oncle, et je me rangeai de c?t¨¦ dans le dessein de laisser passer les chasseurs sans les interrompre, persuad¨¦ que ce serait fort mal choisir mon temps que de me pr¨¦senter ¨¤ mon oncle au milieu d'une partie de chasse, et r¨¦solu, quand ils seraient pass¨¦s, d'aller attendre leur retour au chateau. Je m'arr¨ºtai donc sur une ¨¦minence, et, ¨¦prouvant ce genre d'int¨¦r¨ºt que cet amusement champ¨ºtre est si propre ¨¤ inspirer, j'attendis avec impatience l'approche des chasseurs. Le renard, lanc¨¦ vivement et presque aux abois, d¨¦boucha d'un taillis qui fermait le c?t¨¦ droit de la vall¨¦e. Sa queue tra?nante, son poil sali, son pas qui ne s'allongeait plus qu'avec peine, tout annon?ait qu'il succomberait bient?t, et le corbeau carnivore, suspendu sur sa t¨ºte, semblait d¨¦j¨¤ le regarder comme sa proie. Le pauvre Reynard[17] traversa la rivi¨¨re qui coupe la petite vall¨¦e, et il se tra?nait le long d'une ravine de l'autre c?t¨¦ de ses bords sauvages, lorsque la meute s'¨¦lan?a hors du taillis avec le piqueur et trois ou quatre cavaliers. Les chiens se pr¨¦cipit¨¨rent sur ses traces, et les chasseurs les suivirent au grand galop malgr¨¦ l'in¨¦galit¨¦ du terrain. C'¨¦taient des jeunes gens, grands et robustes, bien mont¨¦s, et portant tous une veste verte, une culotte de peau et une casquette jaune, uniforme d'une association de chasse form¨¦e sous les auspices de sir Hildebrand Osbaldistone. Voil¨¤ mes cousins, sans doute, pensai-je en moi-m¨ºme lorsqu'ils pass¨¨rent devant moi. ¨¤ quelle r¨¦ception dois-je m'attendre parmi ces dignes successeurs de Nemrod? Il est peu probable que moi, qui n'ai jamais chass¨¦ de ma vie, je me trouve heureux dans la famille de mon oncle! Une nouvelle apparition interrompit ces r¨¦flexions. C'¨¦tait une jeune personne dont la figure pleine de grace et d'expression ¨¦tait anim¨¦e par l'ardeur de la chasse. Elle montait un superbe cheval noir de jais, et tachet¨¦ par l'¨¦cume qui jaillissait du mors; elle portait un costume alors peu commun, semblable ¨¤ celui de l'autre sexe, et qu'on a depuis appel¨¦ costume d'¨¦quitation ou d'amazone. Cette mode, qui s'¨¦tait introduite pendant mon s¨¦jour en France, ¨¦tait enti¨¨rement nouvelle pour moi. Ses longs cheveux noirs flottaient au gr¨¦ du vent, ayant, dans le feu de la chasse, bris¨¦ le lien qui les tenait prisonniers. Le terrain escarp¨¦ et in¨¦gal, ¨¤ travers lequel elle dirigeait son cheval avec une adresse et une pr¨¦sence d'esprit admirables, la retarda dans sa course, et j'eus le temps de contempler ses traits brillants et anim¨¦s, auxquels la singularit¨¦ de son habillement semblait encore pr¨ºter un nouveau charme. En passant devant moi, son cheval fit un bond irr¨¦gulier au moment o¨´, arriv¨¦e sur un terrain uni, elle piquait des deux pour rejoindre la chasse. Je saisis cette occasion pour m'approcher d'elle, sous pr¨¦texte de la secourir; mais j'avais bien vu qu'elle ne courait pas le moindre danger; et la belle amazone ne t¨¦moigna pas m¨ºme la plus l¨¦g¨¨re frayeur. Elle me remercia n¨¦anmoins par un sourire de mes bonnes intentions, et je me sentis encourag¨¦ ¨¤ mettre mon cheval au m¨ºme pas que le sien, et ¨¤ rester ¨¤ c?t¨¦ d'elle. Les cris triomphants des chasseurs et le son bruyant du cor nous annonc¨¨rent qu'il n'¨¦tait plus n¨¦cessaire de nous presser, puisque la chasse ¨¦tait finie. L'un des jeunes gens que j'avais d¨¦j¨¤ vus s'approcha de nous, agitant dans l'air la queue du renard d'un air de triomphe, et semblant narguer ma belle compagne. -- Je vois, dit-elle, je vois fort bien; mais ne faites pas tant de bruit. Si Ph¨¦b¨¦ n'avait pas ¨¦t¨¦ dans un sentier rocailleux, ajouta-t-elle en caressant le cou de son cheval, vous n'auriez pas lieu de chanter victoire. Ce jeune chasseur ¨¦tait alors tout pr¨¨s d'elle, et je remarquai qu'ils me regard¨¨rent tous les deux et parl¨¨rent entre eux ¨¤ voix basse, la jeune personne paraissant le prier de faire quelque chose qui semblait lui d¨¦plaire, ce qu'il t¨¦moignait par un air de retenue et de circonspection qui tenait presque de la mauvaise humeur. Elle tourna aussit?t la t¨ºte de son cheval de mon c?t¨¦ en disant: -- C'est bon, c'est bon, Thorncliff; si vous ne le voulez pas, ce sera moi, voil¨¤ tout. Monsieur, ajouta-t-elle en me regardant, je cherchais ¨¤ d¨¦cider ce jeune homme, mod¨¨le de politesse et de galanterie, ¨¤ s'informer aupr¨¨s de vous si, dans le cours de vos voyages dans cette contr¨¦e, vous n'auriez pas entendu parler d'un de nos amis, M. Frank Osbaldistone, que nous attendons depuis quelques jours. Je fus trop heureux de trouver une occasion aussi favorable pour me faire conna?tre, et j'exprimai ma reconnaissance d'une demande aussi obligeante. -- En ce cas, monsieur, reprit-elle, comme la politesse de mon cher cousin semble ¨ºtre encore endormie, vous voudrez bien me permettre, quoique cela ne soit pas trop convenable, de me constituer ma?tresse des c¨¦r¨¦monies, et de vous pr¨¦senter le jeune squire Thorncliff Osbaldistone, et Diana Vernon qui a aussi l'honneur d'¨ºtre la parente de votre charmant cousin. Il y avait un m¨¦lange de finesse, de simplicit¨¦ et d'ironie dans la mani¨¨re dont miss Vernon pronon?a ces paroles. Je m'empressai de lui renouveler mes remerciements et de lui t¨¦moigner combien je me f¨¦licitais d'avoir eu le bonheur de les rencontrer. ¨¤ parler vrai, le compliment ¨¦tait tourn¨¦ de mani¨¨re que miss Vernon pouvait ais¨¦ment s'en approprier la plus grande partie, car Thorncliff semblait ¨ºtre une esp¨¨ce de campagnard, et sans la moindre ¨¦ducation. Il me secoua pourtant la main, et fit alors conna?tre son intention de me quitter pour aller aider ses fr¨¨res ¨¤ compter les chiens et ¨¤ rassembler la meute, intention qu'il eut l'air de communiquer ¨¤ miss Vernon sans penser ¨¤ s'en servir pour s'excuser aupr¨¨s de moi. -- Le voil¨¤, dit miss Vernon en le suivant des yeux, le voil¨¤ le prince des maquignons et des palefreniers! Mais ils sont tous de m¨ºme, et par cet aimable personnage vous pouvez juger de toute la famille. Avez-vous lu Markham? -- Markham? Je ne me rappelle m¨ºme pas avoir entendu parler d'un auteur de ce nom. -- N'avoir pas lu Markham! Pauvre ignorant! ne savez-vous donc pas que c'est l'Alcoran de la tribu sauvage dans laquelle vous venez r¨¦sider? Markham! l'auteur le plus c¨¦l¨¨bre qui ait jamais ¨¦crit sur la fauconnerie! Je commence ¨¤ d¨¦sesp¨¦rer de vous; et je crains bien que vous ne connaissiez pas davantage les noms plus modernes de Gibson et de Bartlet. -- Non, en v¨¦rit¨¦, miss Vernon. -- Et vous ne rougissez pas! Allons, je vois qu'il faudra vous renier pour notre cousin. Vous ne savez donc pas ferrer un cheval, le panser et l'¨¦triller? -- J'avoue que je laisse ce soin au mar¨¦chal ou au valet d'¨¦curie. -- Incroyable insouciance! Et savez-vous du moins ¨¦verrer un chien ou l'¨¦courter, rappeler un faucon et le dresser au leurre; ou bien... -- De grace, ¨¦pargnez ma confusion; j'avoue que je ne poss¨¨de aucun de ces rares talents. -- Au nom du ciel, M. Frank, que savez-vous faire? -- Presque rien, miss Vernon: quand mon cheval est sell¨¦, je le monte, et voil¨¤ toute ma science. -- Encore est-ce quelque chose, dit miss Vernon en mettant le sien au galop. Il y avait une esp¨¨ce de palissade qui barrait le chemin, et je m'avan?ais pour l'ouvrir, lorsque miss Vernon la franchit en souriant; je me fis un point d'honneur de la suivre, et en un instant je fus ¨¤ ses c?t¨¦s. -- Allons, je vois qu'il ne faut pas encore perdre tout espoir, et qu'on pourra finir par faire quelque chose de vous. ¨¤ dire le vrai, je craignais que vous ne fussiez un Osbaldistone tr¨¨s d¨¦g¨¦n¨¦r¨¦. Mais qui peut vous amener dans le chateau aux ours? car c'est ainsi que les voisins ont baptis¨¦ notre manoir. Vous ¨ºtes libre de rester ¨¤ Londres, je suppose. Le ton amical que ma charmante compagne prenait avec moi m'encouragea ¨¤ imiter sa familiarit¨¦, et, charm¨¦ de l'intimit¨¦ qui s'¨¦tablissait entre nous, je lui r¨¦pondis ¨¤ voix basse: -- Il est possible, miss Vernon, que j'eusse regard¨¦ ma r¨¦sidence ¨¤ Osbaldistone-Hall comme une s¨¦v¨¨re p¨¦nitence, d'apr¨¨s le portrait que vous m'avez fait de ses habitants, s'il n'y avait pas une exception dont vous ne m'avez point parl¨¦. -- Ah! Rashleigh? dit miss Vernon. -- Non, en v¨¦rit¨¦; je pensais, excusez-moi, ¨¤ une personne qui est beaucoup plus pr¨¨s de moi. -- Je suppose qu'il serait convenable de ne pas faire semblant de vous comprendre; mais ¨¤ quoi bon ces simagr¨¦es? votre compliment m¨¦rite bien une r¨¦v¨¦rence; comme je suis ¨¤ cheval, vous voudrez bien m'en dispenser pour le moment, quitte plus tard ¨¤ faire valoir vos droits. Mais s¨¦rieusement je m¨¦rite votre exception, car, au milieu de vos ours de cousins, je vous assure que sans moi vous trouveriez ¨¤ peine ¨¤ qui parler dans le chateau, ¨¤ l'exception pourtant du vieux pr¨ºtre et de Rashleigh. -- Et qu'est-ce donc que ce Rashleigh, au nom du ciel? -- Rashleigh est un personnage qui voudrait que tout le monde f?t comme lui; car alors il serait comme tout le monde. C'est le plus jeune des fils de sir Hildebrand. Il est environ de votre age; mais il n'est pas si... Il n'est pas bien, en un mot. En revanche, la nature lui a donn¨¦ quelques grains de bon sens, et l'¨¦ducation y a ajout¨¦ une assez bonne dose d'instruction. Il est ce que nous appelons un homme d'esprit dans ce pays o¨´ les hommes d'esprit sont rares. Il se destine ¨¤ l'¨¦glise, mais il ne para?t nullement press¨¦ d'entrer dans les ordres. -- De l'¨¦glise catholique? -- L'¨¦glise catholique! Et de quelle autre ¨¦glise? Mais j'oubliais, on m'a dit que vous ¨¦tiez un h¨¦r¨¦tique. Est-ce vrai, M. Osbaldistone? -- Je ne dois pas nier l'accusation. -- Cependant vous avez habit¨¦ hors de l'Angleterre, et dans les pays catholiques? -- Pendant pr¨¨s de quatre ans. -- Vous avez vu des couvents? -- Souvent; mais je n'y ai pas vu grand-chose qui recommandat la religion catholique. -- Ceux qui habitent ces couvents ne sont-ils pas heureux? -- Quelques-uns le sont sans doute, ce sont ceux qu'un sentiment profond de d¨¦votion, les pers¨¦cutions et les malheurs du monde ou une apathie naturelle ont conduits dans la retraite. Mais ceux-l¨¤ sont tr¨¨s mis¨¦rables qui ont adopt¨¦ la solitude soit par un acc¨¨s d'enthousiasme irr¨¦fl¨¦chi et outr¨¦, soit dans le premier ressentiment de quelque injustice. La vivacit¨¦ de leurs sensations habituelles se r¨¦veille, et, comme les animaux les plus sauvages d'une m¨¦nagerie, ils s'agitent sans cesse dans leur retraite, tandis que d'autres vivent ou s'engraissent dans des cellules pas plus grandes que des cages. -- Et que deviennent, continua miss Vernon, ces victimes qui sont condamn¨¦es au clo?tre par la volont¨¦ des autres? ¨¤ quoi ressemblent-elles? ¨¤ quoi ressemblent-elles surtout si elles ¨¦taient n¨¦es pour jouir de la vie et conna?tre ses douceurs? -- Elles sont comme des rossignols en cage, condamn¨¦es ¨¤ vivre ¨¤ jamais dans une captivit¨¦ qu'elles cherchent ¨¤ charmer par ces dons naturels qui, dans l'¨¦tat de libert¨¦, auraient embelli la soci¨¦t¨¦. -- Je serai..., dit miss Vernon; et tout ¨¤ coup, se reprenant, elle ajouta: Je pr¨¦f¨¦rerais ¨ºtre comme le faucon sauvage qui, priv¨¦ de prendre son essor vers le ciel, se met en pi¨¨ces contre les barreaux de sa cage. Mais pour revenir ¨¤ Rashleigh, vous le trouverez l'homme le plus aimable que vous ayez vu, pendant une semaine au moins. S'il voulait prendre pour ma?tresse une femme qui f?t aveugle, il serait s?r d'en faire la conqu¨ºte; mais les yeux d¨¦truisent le charme qui enchante l'oreille. Bon Dieu! nous voici d¨¦j¨¤ dans la cour du vieux chateau, qui para?t aussi sauvage et aussi gothique qu'aucun de ses habitants! On ne fait pas grande toilette ¨¤ Osbaldistone; mais j'ai si chaud qu'il faut que je me d¨¦barrasse de tout cet attirail, et ce chapeau est si lourd et si incommode! continua-t-elle en l'?tant; et ses beaux cheveux flott¨¨rent en boucles d'¨¦b¨¨ne sur son charmant visage. Moiti¨¦ riant, moiti¨¦ rougissant, elle les rejeta des deux c?t¨¦s de son front avec sa main blanche et bien faite. S'il y avait de la coquetterie dans cette action, elle ¨¦tait bien d¨¦guis¨¦e par un air d'indiff¨¦rence. Je ne pus m'emp¨ºcher de dire que, jugeant de la famille par ce que je voyais, je serais en effet tent¨¦ de croire la toilette fort inutile. -- Voil¨¤ qui est galant, reprit miss Vernon, quoique je n'eusse pas encore d? vous comprendre; mais vous trouverez une meilleure excuse pour un peu de n¨¦gligence lorsque vous verrez les oursons parmi lesquels vous allez vivre. L'art aurait tant ¨¤ faire pour corriger chez eux la nature qu'ils ne l'emploient m¨ºme pas, et ils ont du moins l'avantage de ne pas se donner de peine pour ¨ºtre hideux. Mais la vieille cloche va sonner le d?ner dans un instant. Le son annonce qu'elle est tant soit peu f¨ºl¨¦e; mais c'est une merveille que cette cloche. Savez-vous bien qu'elle a sonn¨¦ d'elle-m¨ºme le jour du d¨¦barquement du roi Guillaume? et mon oncle, respectant son talent proph¨¦tique, n'a jamais voulu qu'on la r¨¦parat. Allons, galant chevalier, commencez votre servage, et tenez mon palefroi jusqu'¨¤ ce que je vous envoie un de mes ¨¦cuyers. Elle dit, me jeta sa bride comme si nous nous connaissions depuis l'enfance, sauta en bas de cheval, traversa la cour en courant et entra par une petite porte lat¨¦rale, me laissant dans l'admiration de sa beaut¨¦ et dans l'¨¦tonnement de ses mani¨¨res franches et ouvertes, qui semblaient d'autant plus extraordinaires ¨¤ une ¨¦poque o¨´ la cour du grand monarque Louis XIV donnait le ton ¨¤ toute l'Europe et o¨´ le beau sexe affichait ¨¤ l'ext¨¦rieur une r¨¦serve et une circonspection admirables. Je faisais une assez triste figure au milieu de la cour du vieux chateau, mont¨¦ sur un cheval, et en tenant un autre par la bride. L'¨¦difice n'¨¦tait pas de nature ¨¤ int¨¦resser un ¨¦tranger, si j'eusse ¨¦t¨¦ dispos¨¦ ¨¤ l'admirer attentivement. Les quatre fa?ades ¨¦taient de diff¨¦rente architecture; et avec leurs grandes fen¨ºtres grill¨¦es, leurs tourelles avanc¨¦es et leurs massives architraves, elles ressemblaient assez ¨¤ l'int¨¦rieur d'un couvent ou ¨¤ l'un des plus vieux et des plus gothiques coll¨¨ges d'Oxford. J'appelai un valet, mais ce fut inutilement, et ma patience avait d'autant plus sujet de s'exercer que je voyais tous les domestiques, tant males que femelles, passer la t¨ºte par les diff¨¦rentes fen¨ºtres du chateau, puis la retirer aussit?t, comme des lapins dans une garenne, sans que j'eusse jamais le temps de faire un appel direct ¨¤ l'attention d'aucun d'eux. Le retour des chiens et des chasseurs me tira enfin d'embarras, et je parvins non sans peine ¨¤ remettre les brides entre les mains d'un lourdaud de valet et ¨¤ me faire conduire par un autre rustre devant sir Hildebrand. Ce manant me rendit ce service avec autant de grace et de bonne volont¨¦ qu'un paysan qui est forc¨¦ de servir de guide ¨¤ une patrouille ennemie, et je fus oblig¨¦ de le serrer de pr¨¨s pour l'emp¨ºcher de d¨¦serter et de m'abandonner dans le labyrinthe de passages obscurs et ¨¦troits qui conduisaient dans le _Stun-Hall[18], _comme sir Hildebrand l'appelait, o¨´ je devais ¨ºtre admis en la gracieuse pr¨¦sence de mon oncle. Nous arrivames ¨¤ la fin dans une longue salle en vo?te, pav¨¦e de grandes dalles, et o¨´ r¨¦gnait une longue file de tables de ch¨ºne, trop lourdes et trop massives pour qu'il f?t jamais possible de les remuer, et sur lesquelles le d?ner ¨¦tait servi. Ce v¨¦n¨¦rable appartement, qui depuis des si¨¨cles ¨¦tait la salle de festin de la famille des Osbaldistone, offrait de tous c?t¨¦s les preuves de leurs exploits. D'¨¦normes bois de daims qui auraient pu ¨ºtre les troph¨¦es de la chasse de _Chevy-Chase[19], _¨¦taient distribu¨¦s le long des murs tapiss¨¦s de peaux de blaireaux, de loutres, de fouines et autres animaux. Parmi quelques restes de vieilles armures qui avaient probablement servi jadis contre les ¨¦cossais, on voyait suspendues des armes servant ¨¤ une guerre moins dangereuse, des arbal¨¨tes, des fusils de diff¨¦rentes formes et de diff¨¦rentes grandeurs, des lances, des ¨¦pieux de chasse, enfin tous les instruments en usage, soit pour prendre, soit pour tuer le gibier. Quelques vieux tableaux enfum¨¦s ¨¦taient suspendus de distance en distance, repr¨¦sentant des dames et des chevaliers, honor¨¦s sans doute et renomm¨¦s dans leur temps; les h¨¦ros, avec leur longue barbe et leurs vastes perruques, paraissant de vrais foudres de guerre; et les dames regardant avec un doux sourire le bouquet de roses qu'elles tenaient ¨¤ la main, et que la bi¨¨re de mars dont il avait ¨¦t¨¦ plusieurs fois arros¨¦ avait couvert d'une teinte jaunatre ajoutant singuli¨¨rement ¨¤ l'effet qu'il produisait. J'avais ¨¤ peine eu le temps de jeter un coup d'oeil rapide sur toutes ces merveilles que douze domestiques en livr¨¦e entr¨¨rent en tumulte dans la salle, et se donn¨¨rent un grand mouvement, chacun d'eux s'occupant beaucoup plus de diriger ses camarades que d'agir lui-m¨ºme; les uns jetaient des b?ches dans le feu p¨¦tillant qui s'¨¦lan?ait, moiti¨¦ flammes, moiti¨¦ fum¨¦e, le long d'un immense tuyau de chemin¨¦e cach¨¦ par une pi¨¨ce d'architecture massive, sur laquelle le ciseau de quelque artiste du Northumberland avait grav¨¦ les armes de la famille. Pour qu'elles ressortissent mieux, on les avait fait peindre ensuite en rouge; mais des couches successives de fum¨¦e, amoncel¨¦es pendant des si¨¨cles, en avaient un peu chang¨¦ la couleur primitive. D'autres domestiques rangeaient les bouteilles, les verres et les carafes. Ils couraient, se coudoyaient, se renversaient l'un l'autre, faisant, suivant l'usage, peu de besogne et beaucoup de bruit. ¨¤ la fin, quand apr¨¨s bien des peines tout fut ¨¤ peu pr¨¨s dispos¨¦ pour la r¨¦ception des convives, les aboiements des chiens, le claquement des fouets, le bruit des grosses bottes de chasse semblables ¨¤ celles de la statue dans _le Festin de pierre[20] _annonc¨¨rent leur arriv¨¦e. Le tumulte augmenta parmi les domestiques: les uns criaient de se ranger pour faire place ¨¤ sir Hildebrand, les autres de fermer les portes battantes qui donnaient sur une esp¨¨ce de galerie. Enfin la porte d'entr¨¦e s'ouvrit, et je vis se pr¨¦cipiter p¨ºle-m¨ºle dans la salle huit chiens, le chapelain du chateau, l'Esculape du village, mes six cousins et mon oncle. Chapitre VI. Du vieux chateau les vo?tes ont fr¨¦mi, D'un bruit confus la salle a retenti; Les voici tous, aucun ne se ressemble: Avec orgueil ils s'avan?aient ensemble. PENROSE. Sir Hildebrand Osbaldistone ne s'¨¦tait pas press¨¦ de venir embrasser son neveu, dont il devait avoir appris l'arriv¨¦e depuis quelque temps; mais il avait pour excuse des occupations importantes. -- Je t'aurais vu plus t?t, mon neveu, s'¨¦cria-t-il: mais il fallait bien que je commen?asse par faire rentrer mes meutes dans leur chenil. Sois le bienvenu, mon gar?on. Tiens, voil¨¤ ton cousin Percy, ton cousin Thorncliff et ton cousin John; et puis par l¨¤ ton cousin Dick, ton cousin Wilfred et... Attends, o¨´ est Rashleigh? Ah! le voici... allons, Thorncliff, d¨¦range-toi donc, et laisse-nous voir un peu ton fr¨¨re... Ah! voici ton cousin Rashleigh... Ainsi donc ton p¨¨re a enfin pens¨¦ au vieux chateau et au vieux sir Hildebrand?... Vaut mieux tard que jamais... Encore une fois, sois le bienvenu, mon gar?on; et en voil¨¤ assez... O¨´ est ma petite Diana?... Ah! la voici qui entre... C'est ma ni¨¨ce Diana, la fille du fr¨¨re de ma femme, la plus jolie fille de nos vall¨¦es... n'importe laquelle vient apr¨¨s... Ah ?¨¤! disons deux mots au d?ner ¨¤ pr¨¦sent. Pour avoir quelque id¨¦e de la personne qui tenait ce langage, repr¨¦sentez-vous, mon cher Tresham, un homme d'environ soixante ans, dans un accoutrement de chasse qui jadis avait pu ¨ºtre richement brod¨¦, mais consid¨¦rablement terni par les pluies successives qu'il avait essuy¨¦es. Sir Hildebrand, malgr¨¦ la rudesse ou plut?t la brusquerie de ses mani¨¨res, avait v¨¦cu ¨¤ la cour dans sa jeunesse; il avait servi dans l'arm¨¦e rassembl¨¦e dans la bruy¨¨re de Hounslow[21], avant la r¨¦volution qui renversa du tr?ne la maison des Stuarts; et, grace peut-¨ºtre ¨¤ sa religion, il avait ¨¦t¨¦ fait chevalier par le malheureux Jacques II; mais s'il avait ambitionn¨¦ d'autres faveurs, il fut forc¨¦ de renoncer ¨¤ l'espoir de les obtenir lors de la crise terrible qui enleva la couronne ¨¤ son protecteur; et depuis cette ¨¦poque il avait v¨¦cu retir¨¦ dans ses terres. Cependant, malgr¨¦ son ton rustique et grossier, sir Hildebrand avait encore l'ext¨¦rieur d'un homme bien n¨¦; il ¨¦tait au milieu de ses fils comme les d¨¦bris d'une colonne d'ordre corinthien, couvert d'herbe et de mousse, ¨¤ c?t¨¦ des masses de pierres brutes et informes de Stone-Henge[22] ou de tout autre temple des druides. Les fils ¨¦taient bien ces blocs lourds et raboteux que l'art n'a jamais polis. Grands, forts et d'une figure r¨¦guli¨¨re, les cinq a?n¨¦s paraissaient ¨ºtre priv¨¦s du souffle de Prom¨¦th¨¦e et des graces ext¨¦rieures qui, dans le grand monde, font quelquefois excuser l'absence de l'intelligence. Ce qui dominait le plus en eux, c'¨¦tait un air habituel de bonne humeur et de contentement, et ils n'avaient qu'une pr¨¦tention, celle d'¨ºtre les premiers chasseurs du comt¨¦. Le robuste Gyas et le robuste Cloanthe ne se ressemblaient pas plus dans Virgile que les robustes Percy, Thorncliff, John, Dick et Wilfred Osbaldistone ne se ressemblaient entre eux. Mais, pour compenser une uniformit¨¦ aussi extraordinaire dans ses productions, dame Nature semblait s'¨ºtre ¨¦tudi¨¦e ¨¤ jeter un peu de vari¨¦t¨¦ dans l'ext¨¦rieur et dans le caract¨¨re du dernier des fils de sir Hildebrand; et Rashleigh formait, sous tous les rapports, tant au moral qu'au physique, un contraste frappant, non seulement avec ses fr¨¨res, mais m¨ºme avec la plupart des hommes que j'avais vus jusqu'alors. Quand Percy, Thorncliff et compagnie eurent tour ¨¤ tour salu¨¦, grimac¨¦, et pr¨¦sent¨¦ plut?t leur ¨¦paule que leur main, ¨¤ mesure que leur p¨¨re me les nommait, Rashleigh s'avan?a et m'exprima la joie de faire ma connaissance, avec l'aisance et la politesse d'un homme du monde. Son ext¨¦rieur n'¨¦tait pas tr¨¨s pr¨¦venant: il ¨¦tait petit, et tous ses fr¨¨res semblaient descendre du g¨¦ant Anak; ils ¨¦taient assez bien faits, et Rashleigh ¨¦tait presque difforme. Par suite d'un accident qui lui ¨¦tait arriv¨¦ dans son enfance, il boitait au point que plusieurs personnes pr¨¦tendaient que c'¨¦tait l'obstacle qui s'opposait ¨¤ ce qu'il entrat dans les ordres, l'¨¦glise de Rome, comme on sait, n'admettant dans la cl¨¦ricature aucune personne mal conform¨¦e. D'autres disaient cependant que ce n'¨¦tait qu'une mauvaise habitude qu'il avait contract¨¦e, et que le vice de sa d¨¦marche n'¨¦tait pas suffisant pour l'emp¨ºcher de prendre les ordres. Les traits de Rashleigh ¨¦taient tels qu'apr¨¨s les avoir vus une fois vous n'auriez jamais pu les bannir de votre m¨¦moire, et que vous vous les rappeliez sans cesse avec un sentiment de curiosit¨¦ p¨¦nible, m¨ºl¨¦e de d¨¦go?t et de haine. Ce n'¨¦tait pas sa figure en elle-m¨ºme qui produisait cette impression profonde. Ses traits, quoique irr¨¦guliers, n'¨¦taient pas communs; ses yeux noirs et anim¨¦s et ses sourcils noirs et ¨¦pais emp¨ºchaient qu'il ne f?t d'une laideur insignifiante. Mais il y avait dans ses yeux une expression de malice et de dissimulation, ou, quand on le provoquait, de f¨¦rocit¨¦ temp¨¦r¨¦e par la prudence, qui ne pouvait ¨¦chapper au physionomiste le moins p¨¦n¨¦trant, et que la nature avait peut-¨ºtre rendue si prononc¨¦e par la m¨ºme raison qu'elle a donn¨¦ ¨¤ un serpent venimeux la sonnette qui le trahit. Comme en compensation de ces d¨¦savantages ext¨¦rieurs, Rashleigh avait la voix la plus douce, la plus m¨¦lodieuse que j'aie jamais entendue, et la mani¨¨re dont il s'exprimait servait encore ¨¤ faire ressortir la beaut¨¦ de son organe. ¨¤ peine eut-il dit une phrase que je reconnus la v¨¦rit¨¦ du portrait que m'en avait fait miss Vernon, et je ne doutai point qu'il ne f?t en effet s?r de faire la conqu¨ºte d'une ma?tresse dont les oreilles seules pourraient juger de son m¨¦rite. Il allait se placer aupr¨¨s de moi ¨¤ d?ner; mais miss Vernon, qui ¨¦tait charg¨¦e de faire les honneurs de la table, trouva moyen de me faire asseoir entre elle et M. Thorncliff, et je n'ai pas besoin de dire que je favorisai cet arrangement de tout mon pouvoir. -- J'ai besoin de vous parler, me dit-elle, et j'ai plac¨¦ expr¨¨s l'honn¨ºte Thorncliff entre Rashleigh et vous, _Tel que le matelas qu'on met sur la muraille_ _Pour amortir l'effet du canon ¨¤ mitraille._ Vous n'oubliez pas sans doute que je suis votre plus ancienne connaissance dans cette spirituelle famille: puis-je vous demander, ¨¤ ce titre, comment vous nous trouvez tous? -- Voil¨¤ une question bien ¨¦tendue, miss Vernon, et comment oserai-je y r¨¦pondre, lorsque j'arrive ¨¤ peine dans le chateau? -- Oh! la philosophie de notre famille est superficielle. Il est bien des nuances d¨¦licates caract¨¦risant les individus qui exigent l'attention d'un observateur, mais les esp¨¨ces, -- c'est le mot technique des naturalistes, je crois, -- les esp¨¨ces se distinguent au premier coup d'oeil. -- S'il faut dire ce que je pense, il me semble qu'¨¤ l'exception de M. Rashleigh tous mes cousins ont ¨¤ peu pr¨¨s le m¨ºme caract¨¨re. -- Oui, ils tiennent tous plus ou moins de l'ivrogne, du garde- chasse, du querelleur, du jockey et du sot; mais, comme on dit qu'il est impossible de trouver sur le m¨ºme arbre deux feuilles exactement semblables, de m¨ºme ces heureux ingr¨¦dients, n'¨¦tant pas ¨¦galement r¨¦partis sur chaque individu, forment une agr¨¦able vari¨¦t¨¦ pour ceux qui aiment ¨¤ ¨¦tudier les caract¨¨res. -- Et voudriez-vous bien me donner une esquisse de ces portraits? -- Oh! volontiers, et je vais vous les peindre tous dans un grand tableau de famille. Percy, le fils a?n¨¦, tient plus de l'ivrogne que du garde-chasse, du querelleur, du jockey et du sot. Thorncliff se rapproche plus du querelleur que du garde-chasse, du jockey, du sot et de l'ivrogne. John, qui dort pendant des semaines enti¨¨res dans les bois, tient plut?t du garde-chasse. Le jockey par excellence est Dick, qui court jour et nuit ¨¤ bride abattue, et fait plus de deux cents milles pour voir une course de chevaux. Et la sottise domine tellement sur toutes les autres qualit¨¦s de Wilfred, qu'on peut l'appeler un sot positif. -- Voil¨¤ une collection pr¨¦cieuse, miss Vernon, et les diff¨¦rences individuelles appartiennent ¨¤ une classe fort int¨¦ressante; mais sir Hildebrand ne trouvera-t-il pas place dans le tableau? -- J'aime mon oncle, r¨¦pondit-elle; il a voulu me rendre service: qu'il s'y soit mal pris ou non, je ne dois consid¨¦rer que son intention. Ainsi je lui dois de la reconnaissance, et je vous laisse le soin de tracer vous-m¨ºme son portrait lorsque vous le conna?trez mieux. -- Allons, pensai-je en moi-m¨ºme, je suis bien aise du moins qu'elle m¨¦nage quelqu'un. Qui se serait jamais attendu ¨¤ une satire aussi am¨¨re de la part d'une jeune personne dont tous les traits respirent la douceur et la bont¨¦? -- Vous pensez ¨¤ moi! dit-elle en fixant sur moi ses yeux p¨¦n¨¦trants comme si elle voulait percer jusqu'au fond de mon ame. -- Je l'avoue, repris-je un peu embarrass¨¦ et ne m'attendant pas ¨¤ cette question. Puis, cherchant ¨¤ donner un tour plus galant ¨¤ la franchise de mon aveu: -- Comment est-il possible que je pense ¨¤ autre chose, plac¨¦ comme j'ai le bonheur de l'¨ºtre? Miss Vernon sourit avec une expression de fiert¨¦ concentr¨¦e qui n'appartenait qu'¨¤ elle: -- Je dois vous informer une fois pour toutes, M. Osbaldistone, que m'adresser des compliments c'est faire de l'esprit en pure perte. Ne prodiguez pas inutilement vos jolies choses. Elles sont utiles aux beaux messieurs qui voyagent dans la province; c'est comme ces colifichets que les navigateurs emportent pour apprivoiser les habitants sauvages de pays nouvellement d¨¦couverts. N'¨¦puisez pas tout de suite votre pr¨¦cieuse marchandise; vous en trouverez un utile d¨¦bit dans le Northumberland. Vos jolies phrases plairont beaucoup aux belles du pays; r¨¦servez-les; aupr¨¨s de moi elles seraient inutiles, car je connais fort bien leur v¨¦ritable valeur. Je restai muet et confondu. -- Vous me rappelez dans ce moment, dit miss Vernon en reprenant sa gaiet¨¦ et son enjouement, ce conte des f¨¦es dans lequel un marchand trouve tout l'argent qu'il avait apport¨¦ au march¨¦ chang¨¦ tout ¨¤ coup en pi¨¨ces d'ardoise. J'ai d¨¦cr¨¦dit¨¦ par une malheureuse observation toute la denr¨¦e de vos beaux compliments. Mais allons, n'en parlons plus. Votre mine est bien trompeuse, M. Osbaldistone, si vous ne pouvez pas m'entretenir de choses beaucoup plus agr¨¦ables que ces _fadeurs _que tout jeune homme se croit oblig¨¦ de r¨¦citer ¨¤ une pauvre fille. Et pourquoi? parce qu'elle porte une robe et de la gaze, tandis qu'il porte un bel habit brod¨¦. Efforcez-vous d'oublier mon malheureux sexe; appelez- moi Tom Vernon, si vous voulez, mais parlez-moi comme ¨¤ votre ami, ¨¤ votre compagnon: vous ne pouvez croire combien je vous en saurai gr¨¦. -- Vous m'offrez un attrait bien puissant, r¨¦pondis-je. -- Encore! reprit-elle en levant le doigt; je vous ai dit que je ne souffrirais pas l'ombre d'un compliment. Et maintenant, quand vous aurez fait raison ¨¤ mon oncle qui vous menace de ce qu'il appelle un rouge-bord, je vous dirai ce que vous pensez de moi. Lorsqu'en respectueux neveu j'eus vid¨¦ le verre que me pr¨¦sentait mon oncle, et que la conversation qui s'engagea sur la chasse du matin, le bruit continuel des verres et des fourchettes et l'attention exclusive que le cousin Thorncliff, ¨¤ ma droite, et le cousin Dick, ¨¤ la gauche de miss Vernon, apportaient ¨¤ la grande affaire qui les occupait alors nous permirent de reprendre notre t¨ºte-¨¤-t¨ºte: -- ¨¤ pr¨¦sent, lui dis-je, permettez-moi de vous demander franchement, miss Vernon, ce que vous supposez que je pense de vous. Je pourrais vous dire ce que je pense r¨¦ellement; mais vous m'avez interdit les ¨¦loges. -- Je n'ai pas besoin de votre assistance. Je suis assez magicienne pour vous dire vos pens¨¦es. Il n'est pas n¨¦cessaire que vous m'ouvriez votre coeur, je le connais. Vous me croyez une ¨¦trange fille, un peu coquette, tr¨¨s incons¨¦quente, d¨¦sirant attirer l'attention par la libert¨¦ de ses mani¨¨res et par la bizarrerie de sa conversation, parce qu'elle est priv¨¦e de ce que _le Spectateur[23]_ appelle les graces les plus douces du sexe. Peut-¨ºtre m¨ºme pensez-vous que j'ai le projet de vous p¨¦trifier d'admiration. Si tels sont vos sentiments, et je n'en puis douter, je suis bien fach¨¦e de vous dire que, pour cette fois, votre p¨¦n¨¦tration est en d¨¦faut, et que vous vous trompez ¨¦trangement. Toute la confiance que j'ai eue en vous, je l'aurais aussi ais¨¦ment accord¨¦e ¨¤ votre p¨¨re, s'il e?t pu m'entendre. En v¨¦rit¨¦, je me trouve aussi isol¨¦e au milieu de cette heureuse famille, je suis dans une aussi grande disette d'auditeurs intelligents que Sancho dans la sierra Morena; aussi, quand l'occasion s'en pr¨¦sente, il faut que je parle ou que je meure. Je vous assure pourtant que je ne vous aurais pas dit un mot des renseignements curieux que je vous ai donn¨¦s sur le caract¨¨re de vos aimables cousins s'il ne m'avait pas ¨¦t¨¦ parfaitement indiff¨¦rent qu'on s?t ma fa?on de penser ¨¤ leur ¨¦gard. -- C'est bien cruel ¨¤ vous, miss Vernon, de ne pas vouloir me laisser la moindre illusion, et de me rappeler que je n'ai encore aucun droit ¨¤ votre confiance. Mais, puisque vous ne voulez pas que je puisse attribuer ¨¤ votre amiti¨¦ les communications que vous m'avez faites, je dois les recevoir au titre qu'il vous plaira. Vous n'avez pas compris M. Rashleigh Osbaldistone dans vos portraits de famille. Il me sembla que cette remarque la faisait trembler, et elle se hata de r¨¦pondre en baissant la voix: -- Pas un mot sur Rashleigh! il a l'oreille si fine, quand son amour-propre est int¨¦ress¨¦, qu'il nous entendrait m¨ºme ¨¤ travers la massive personne de Thorncliff, toute bourr¨¦e qu'elle est de boeuf et de jambon. -- Oui, repris-je; mais, avant de faire la question, j'ai regard¨¦ derri¨¨re la cloison vivante qui me s¨¦parait de lui, et je me suis aper?u que la chaise de M. Rashleigh ¨¦tait vide. Il a quitt¨¦ la table. -- Ne vous y fiez pas, reprit miss Vernon. Croyez-moi; lorsque vous voulez parler de Rashleigh, commencez par monter sur le sommet d'Otterscope-Hill, d'o¨´ vous pouvez voir ¨¤ vingt milles ¨¤ la ronde. Placez-vous sur la pointe m¨ºme du rocher, parlez bien bas; et apr¨¨s tout cela ne soyez pas encore trop certain que l'oiseau indiscret qui vole sur votre t¨ºte ne lui aura pas rapport¨¦ vos discours. Rashleigh a entrepris mon ¨¦ducation; il a ¨¦t¨¦ mon ma?tre pendant quatre ans; je suis aussi fatigu¨¦e de lui qu'il l'est de moi, et nous ne sommes fach¨¦s ni l'un ni l'autre de voir arriver l'instant de notre s¨¦paration. -- M. Rashleigh doit donc bient?t partir? -- Oui, dans quelques jours; ne le saviez-vous pas? Il para?t que votre p¨¨re est beaucoup plus discret que sir Hildebrand. Voici toute l'histoire. Lorsque mon oncle apprit que vous alliez venir demeurer chez lui pendant quelque temps et que votre p¨¨re d¨¦sirait que l'un de ses neveux, qui donne de si belles esp¨¦rances, v?nt remplir la place lucrative vacante chez lui grace ¨¤ votre obstination, M. Francis, le bon chevalier, tint une cour pl¨¦ni¨¨re de toute sa maison, y compris le sommelier, le ma?tre-d'h?tel et le garde-chasse. Cette v¨¦n¨¦rable assembl¨¦e, compos¨¦e des pairs et des officiers de _service _d'Osbaldistone-Hall, ne fut pas convoqu¨¦e, comme bien vous pouvez croire, pour ¨¦lire votre rempla?ant; car toute l'arithm¨¦tique de cinq des concurrents se bornant ¨¤ savoir calculer les chances pour ou contre dans un combat de coqs, Rashleigh ¨¦tait le seul qui r¨¦un?t les qualit¨¦s n¨¦cessaires pour la place en question. Mais il fallait une sanction solennelle pour transformer Rashleigh de pauvre pr¨ºtre qu'il devait ¨ºtre en opulent banquier, et pour lui permettre de s'engraisser ¨¤ la Bourse au lieu de mourir de faim dans l'¨¦glise: ce ne fut pas sans peine que l'assembl¨¦e donna son consentement ¨¤ une d¨¦gradation aussi manifeste. -- Je con?ois les scrupules. Mais comment furent-ils surmont¨¦s? -- Par le d¨¦sir g¨¦n¨¦ral de se d¨¦barrasser de Rashleigh. Quoique le plus jeune de la famille, il a pris, je ne sais comment, un ascendant irr¨¦sistible sur tous les autres; il les conduit tous ¨¤ son gr¨¦, et chacun sent sa d¨¦pendance sans pouvoir s'en affranchir. Si quelqu'un veut lui r¨¦sister, il est s?r d'avoir sujet de s'en repentir avant la fin de l'ann¨¦e; et, si vous lui rendez un important service, vous vous en repentirez souvent encore davantage. -- S'il en est ainsi, repris-je en riant, je dois prendre garde ¨¤ moi, car je suis la cause involontaire du changement de sa situation. -- Oui, et qu'il en soit content ou fach¨¦, gare ¨¤ vous! Mais voici les radis et les fromages qui arrivent.[24] On va porter la sant¨¦ du roi et de l'¨¦glise; c'est le signal de la retraite pour les chapelains et les dames, et moi, seul repr¨¦sentant de mon sexe au chateau, je dois me retirer, suivant l'usage. Elle disparut ¨¤ ces mots, me laissant dans l'¨¦tonnement de la finesse, de la causticit¨¦ et de la franchise qu'elle d¨¦ployait dans la conversation. Je d¨¦sesp¨¨re de pouvoir vous donner la moindre id¨¦e de son caract¨¨re, quoique j'aie, autant que possible, imit¨¦ son langage. C'¨¦tait un m¨¦lange de simplicit¨¦ na?ve, de finesse naturelle et de hardiesse incroyable; toutes ces teintes diff¨¦rentes, fondues heureusement ensemble et anim¨¦es encore par le jeu d'une physionomie charmante, formaient l'ensemble le plus parfait. Il ne faut pas croire que, quelque ¨¦tranges, quelque singuli¨¨res que me parussent ses mani¨¨res libres et famili¨¨res, un jeune homme de vingt-deux ans s?t mauvais gr¨¦ ¨¤ une jeune fille de dix-huit de n'avoir pas avec lui toute la r¨¦serve convenable. Au contraire, j'¨¦tais flatt¨¦ de la confiance de miss Vernon, et, quoiqu'elle m'e?t bien d¨¦clar¨¦ que, si elle me l'avait accord¨¦e, c'¨¦tait uniquement parce que j'¨¦tais le premier ¨¤ qui elle e?t trouv¨¦ assez d'intelligence pour la comprendre, je n'en persistais pas moins ¨¤ attribuer cette pr¨¦f¨¦rence ¨¤ quelque autre motif. Avec la pr¨¦somption de mon age, pr¨¦somption que mon s¨¦jour en France n'avait certainement pas diminu¨¦e, je m'imaginais qu'une figure r¨¦guli¨¨re et un ext¨¦rieur pr¨¦venant, avantages que j'avais la g¨¦n¨¦rosit¨¦ de m'accorder, ¨¦taient des titres assez puissants ¨¤ la confiance d'une jeune beaut¨¦. Ma vanit¨¦ plaidant avec autant de chaleur pour justifier le choix de miss Vernon, le juge ne pouvait pas ¨ºtre s¨¦v¨¨re, ni lui faire un reproche d'une franchise qui me semblait suffisamment justifi¨¦e par mon propre m¨¦rite; et, d¨¦j¨¤ charm¨¦ de sa figure et de son esprit, je le fus encore plus du jugement et de la p¨¦n¨¦tration dont elle avait fait preuve dans le choix d'un ami. Lorsque miss Vernon eut quitt¨¦ l'appartement, la bouteille circula ou plut?t vola autour de la table avec une rapidit¨¦ incroyable. ¨¦lev¨¦ chez une nation ¨¦trang¨¨re, j'avais con?u la plus grande aversion pour l'intemp¨¦rance, vice trop commun alors, et m¨ºme encore ¨¤ pr¨¦sent, parmi mes compatriotes. Les propos qui assaisonnaient ces orgies ¨¦taient tout aussi peu de mon go?t; et, si quelque chose pouvait me les faire para?tre encore plus r¨¦voltants, c'¨¦tait de les entendre prof¨¦rer par des personnes de ma famille. Je saisis donc cette occasion favorable, et voyant derri¨¨re moi une petite porte entr'ouverte, conduisant je ne savais o¨´, je m'esquivai adroitement, ne pouvant souffrir plus longtemps de voir un p¨¨re donner lui-m¨ºme ¨¤ ses enfants l'exemple d'un exc¨¨s honteux et tenir avec eux les discours les plus grossiers. Je fus poursuivi, comme je m'y attendais, et trait¨¦ comme d¨¦serteur des drapeaux de Bacchus. Quand j'entendis les cris de oh¨¦! oh¨¦! et le bruit des bottes pesantes de mes cousins qui semblaient vouloir me lancer comme un cerf, je vis clairement que je serais pris si je ne gagnais pas le large. J'ouvris donc aussit?t une fen¨ºtre que j'aper?us sur l'escalier, et qui donnait sur un jardin aussi gothique que le chateau; et, comme la hauteur n'exc¨¦dait pas six pieds, je sautai sans h¨¦siter sur une plate- bande, et j'entendis derri¨¨re moi les cris de oh¨¦! oh¨¦! Il est sauv¨¦! il est sauv¨¦! J'enfilai une all¨¦e, puis une autre, puis une troisi¨¨me, toujours courant ¨¤ toutes jambes, jusqu'¨¤ ce que, me voyant ¨¤ l'abri de toute poursuite, je ralentis un peu le pas pour jouir de la fra?cheur de l'air que les fum¨¦es du vin que j'avais ¨¦t¨¦ oblig¨¦ de prendre, ainsi que la pr¨¦cipitation de ma retraite, contribuaient ¨¤ me rendre doublement agr¨¦able. Comme je me promenais de c?t¨¦ et d'autre, je rencontrai le jardinier qui labourait une plate-bande avec une b¨ºche, et je m'arr¨ºtai pour le regarder travailler: -- Bonsoir, mon ami. -- Bonsoir, bonsoir, r¨¦pondit l'homme sans lever la t¨ºte, et avec un accent qui indiquait en m¨ºme temps son extraction ¨¦cossaise. -- Voil¨¤ un bien beau temps pour vous, mon ami. -- Il n'y a pas beaucoup ¨¤ s'en plaindre, r¨¦pondit-il avec cette circonspection que les jardiniers mettent d'ordinaire ¨¤ louer m¨ºme le temps le plus beau. Alors, levant la t¨ºte, comme pour voir qui lui parlait, il porta la main ¨¤ son bonnet[25] ¨¦cossais d'un air de respect, et ajouta: -- Eh! Dieu me pr¨¦serve! c'est rare de voir dans le jardin, ¨¤ l'heure qu'il est, un beau_ jistocorps[26] _brod¨¦! -- Un beau...? -- _Jistocorps! _C'est une jaquette comme la v?tre, donc. Ils ont autre chose ¨¤ faire l¨¤-bas en haut. C'est de la d¨¦boutonner pour faire place au boeuf et au vin rouge. Car, Dieu merci! ils ne font que manger et boire pendant toute la soir¨¦e. -- On ne fait pas assez bonne ch¨¨re dans votre pays, mon ami, pour ¨ºtre tent¨¦ de tenir table aussi longtemps, n'est-ce pas? -- Allons donc, monsieur, on voit bien que vous ne connaissez pas l'¨¦cosse! Ce n'est pas la bonne ch¨¨re qui nous manque. Est-ce que nous n'avons pas les meilleurs poissons, la meilleure viande, les meilleures volailles, sans parler de nos navets et de nos autres l¨¦gumes? Mais c'est que nous sommes r¨¦serv¨¦s sur notre bouche, tandis qu'ici sur les vingt-quatre heures ils en passent plus de douze ¨¤ table. Il n'y a pas jusqu'¨¤ leurs jours de je?ne et d'abstinence... Tiens, est-ce qu'ils n'appellent pas cela je?ner, quand ils ont les poissons qu'ils font venir d'Hartlepool et de Sunderland, et puis encore des truites, du saumon, est-ce que je sais? Enfin, je je?nerais bien tous les jours comme cela, moi. Je vous dis que c'est une abomination que leur je?ne, et puis les messes et les matines de ces pauvres dupes... Mais chut! car Votre Honneur est sans doute un _romain _tout comme les autres. -- Non, j'ai ¨¦t¨¦ ¨¦lev¨¦ dans la religion r¨¦form¨¦e; je suis presbyt¨¦rien. -- Presbyt¨¦rien! s'¨¦cria-t-il en m¨ºme temps que ses traits grossiers prenaient l'expression du plus grand contentement; et, pour t¨¦moigner plus efficacement sa joie et me faire voir que son amiti¨¦ ne se bornait pas ¨¤ des paroles, il tira de sa poche une grande tabati¨¨re de corne et m'offrit une prise avec la grimace la plus fraternelle. Je ne voulus pas le refuser et lui demandai ensuite s'il y avait longtemps qu'il ¨¦tait au chateau. -- Voil¨¤ pr¨¨s de vingt ans que j'y suis comme les martyrs ¨¤ ¨¦ph¨¨se, expos¨¦ aux b¨ºtes sauvages, dit-il en regardant le vieux manoir. Oh! mon Dieu oui! tout autant, comme je m'appelle Andr¨¦ Fairservice. -- Mais, Andr¨¦, si votre religion et votre temp¨¦rance souffrent tant d'¨ºtre t¨¦moins des rites de l'¨¦glise romaine et des exc¨¨s de vos ma?tres, il me semble que vous n'auriez pas d? rester aussi longtemps ¨¤ leur service; il vous e?t ¨¦t¨¦ facile de trouver des ma?tres qui mangeassent moins et qui fussent plus orthodoxes dans leur culte. Je pr¨¦sume que ce n'est pas faute de talent si vous n'¨ºtes pas plac¨¦ d'une mani¨¨re plus satisfaisante pour vous. -- Il ne me sied pas de parler de moi-m¨ºme, dit Andr¨¦ en regardant autour de lui avec beaucoup de complaisance; mais c'est que, voyez-vous, je suis de la paroisse de Dreepdayly, o¨´ l'on fait venir les choux sous cloche, et c'est vous dire qu'on entend un peu son m¨¦tier... Et, ¨¤ vous dire le vrai, voil¨¤ vingt ans que je remets de terme en terme ¨¤ tirer ma r¨¦v¨¦rence; mais, quand le jour arrive, il y a toujours quelque chose ¨¤ fleurir que je voudrais voir en fleur, ou quelque chose ¨¤ m?rir que je voudrais voir m?r, et puis le temps se passe, et puis me voil¨¤. Je vous dirais bien que je m'en irai pour s?r ¨¤ la Chandeleur prochaine, mais c'est qu'il y a vingt ans que je dis la m¨ºme chose, et je veux que le diable m'emporte, Dieu me pr¨¦serve! si je ne me crois pas ensorcel¨¦ dans cette maison. S'il faut dire le fin mot ¨¤ Votre Honneur, c'est qu'Andr¨¦ n'a pas pu trouver de meilleure place. Mais, si Votre Honneur pouvait me trouver quelque condition o¨´ je pusse entendre la saine doctrine, puis avoir une petite maison, un bon fricot et dix livres par an pour mes gages, et o¨´ il n'y e?t pas de femmes pour compter les pommes, je serais bien oblig¨¦ ¨¤ Votre Honneur. -- Bravo, Andr¨¦! je vois que vous ¨ºtes fort mod¨¦r¨¦ dans vos pr¨¦tentions; mais on dirait que vous n'aimez pas les femmes. -- Non, non, Dieu me pr¨¦serve!... C'est la peste de tous les jardiniers, depuis le p¨¨re Adam. Il leur faut des pommes, des p¨ºches, des abricots; ¨¦t¨¦ ou hiver, ?a leur est ¨¦gal, elles sont toujours ¨¤ nos trousses. Mais, Dieu soit lou¨¦! nous n'avons pas ici de cette chienne d'engeance, sauf votre respect, ¨¤ l'exception de la vieille Marthe; mais elle est toujours contente quand je donne quelques grappes de groseilles aux marmots de sa soeur, qui viennent prendre le th¨¦ avec elle les dimanches, et quand je lui passe de temps en temps dans la semaine une bonne poire pour son dessert. -- Vous oubliez votre jeune ma?tresse. -- Quelle ma?tresse que j'oublie donc? -- Votre jeune ma?tresse, miss Vernon. -- Quoi! miss Vernon? Elle n'est pas ma ma?tresse, monsieur. Je voudrais qu'elle f?t sa ma?tresse; et je souhaite qu'elle ne soit pas la ma?tresse d'une certaine personne avant qu'il soit longtemps. Oh! c'est une fine matoise celle-l¨¤. -- En v¨¦rit¨¦! lui dis-je en cherchant ¨¤ lui cacher l'int¨¦r¨ºt que j'¨¦prouvais. Vous paraissez conna?tre tous les secrets de cette famille, Andr¨¦? -- Si je les connais, je sais les garder. Ils ne travailleront pas dans ma bouche comme de la bi¨¨re en bouteille, je vous en r¨¦ponds. Miss Diana est... Mais qu'elle soit ce qu'elle voudra, ?a ne me fait ni froid ni chaud. Et il se remit ¨¤ b¨ºcher avec la plus grande ardeur. -- Qu'est miss Vernon, Andr¨¦? Je suis un ami de la famille, et j'aimerais ¨¤ le savoir. -- Tout autre que ce qu'elle devrait ¨ºtre, ¨¤ ce que je crains, dit Andr¨¦ en fermant un oeil et en branlant la t¨ºte d'un air grave et myst¨¦rieux... Quelque chose de louche: Votre Honneur me comprend. -- Non, en v¨¦rit¨¦, mon cher Andr¨¦, et je voudrais que vous vous expliquassiez plus clairement. En disant ces mots, je lui glissai une demi-couronne dans la main; elle fit son effet: Andr¨¦ me remercia par un sourire, ou plut?t par une grimace, et commen?a par mettre la pi¨¨ce dans la poche de sa veste: alors, en homme qui savait n'avoir point de monnaie ¨¤ rendre, il me regarda en appuyant les deux bras sur sa b¨ºche; et, donnant ¨¤ ses traits l'air de la plus importante gravit¨¦, il me dit avec un s¨¦rieux qui dans toute autre occasion m'e?t paru comique: -- Il faut donc que vous sachiez, monsieur, puisque cela vous importe ¨¤ savoir, que miss Vernon est... Il s'arr¨ºta tout court, allongeant ses joues jusqu'¨¤ ce que sa machoire et son menton prissent ¨¤ peu pr¨¨s la figure d'un casse- noisette; il fit craquer fortement ses dents, ferma encore un oeil, fron?a le sourcil, branla la t¨ºte et parut croire que sa physionomie avait achev¨¦ l'explication que sa langue n'avait pas encore commenc¨¦e. -- Grands dieux! m'¨¦criai-je, est-il possible? Si jeune, si belle, et d¨¦j¨¤ perdue! -- Oui, vous pouvez le dire, perdue corps et ame: vous savez qu'elle est papiste! eh bien, elle est encore... Elle... Il garda le silence, comme effray¨¦ de ce qu'il allait dire. -- Parlez, monsieur, lui dis-je vivement; je veux absolument savoir ce que tout cela veut dire. -- Eh bien! elle est... Andr¨¦ regarda autour de lui, s'approcha de moi et ajouta du ton du plus grand myst¨¨re: -- La plus grande jacobite de tout le comt¨¦! -- Quoi! est-ce l¨¤ tout? Andr¨¦ me regarda d'un air ¨¦tonn¨¦ en m'entendant traiter aussi l¨¦g¨¨rement une information aussi importante; puis, marmottant entre ses dents: -- Dieu me pr¨¦serve! c'est pourtant tout ce que je sais de pire sur son compte, -- il reprit sa b¨ºche, comme le roi des Vandales dans le dernier conte que Marmontel vient de publier.[27] Chapitre VII. BARDOLPH. -- Le sh¨¦riff est ¨¤ la porte avec une grosse escorte. SHAKESPEARE. Henry IV, part. I. Je d¨¦couvris, non sans peine, l'appartement qui m'¨¦tait destin¨¦; et, m'¨¦tant concili¨¦ les bonnes graces des domestiques de mon oncle, en employant des moyens qu'ils ¨¦taient le plus capables d'appr¨¦cier, je m'y renfermai pour le reste de la soir¨¦e, ne me souciant pas d'aller rejoindre mes aimables parents, qui, ¨¤ ce que j'en jugeai par les cris et par le tapage qui continuaient ¨¤ se faire entendre dans la salle du banquet, n'¨¦taient gu¨¨re d'agr¨¦ables compagnons pour un homme sobre. Quelle pouvait ¨ºtre l'intention de mon p¨¨re en m'envoyant demeurer au milieu d'une famille aussi singuli¨¨re? C'¨¦tait dans ma position la r¨¦flexion la plus naturelle, et ce fut la premi¨¨re ¨¤ laquelle je me livrai. D'apr¨¨s la r¨¦ception que m'avait faite mon oncle, je ne pouvais douter que je dusse faire un assez long s¨¦jour pr¨¨s de lui; son hospitalit¨¦ fastueuse, mais mal entendue, le rendait assez indiff¨¦rent sur le nombre de ceux qui mangeaient ¨¤ sa table; mais il ¨¦tait clair que ma pr¨¦sence ou mon absence ne lui causait pas plus d'¨¦motion que celle du dernier de ses gens, et beaucoup moins que la maladie ou la gu¨¦rison d'un de ses chiens. Mes cousins ¨¦taient de v¨¦ritables oursons dans la compagnie desquels je pouvais perdre, si je voulais, l'amour de la temp¨¦rance et de la sobri¨¦t¨¦, sans en retirer d'autre avantage que d'apprendre ¨¤ ¨¦verrer les chiens, ¨¤ panser les chevaux et ¨¤ poursuivre les renards. Je ne pouvais trouver qu'une raison qui expliquat la conduite de mon p¨¨re, et c'¨¦tait probablement la v¨¦ritable. Il regardait la vie que l'on menait ¨¤ Osbaldistone-Hall comme la cons¨¦quence naturelle et in¨¦vitable de l'oisivet¨¦ et de l'indolence; et il voulait, en me faisant voir un spectacle dont il savait que je serais r¨¦volt¨¦, me d¨¦cider, s'il ¨¦tait possible, ¨¤ prendre une part active dans son commerce. En attendant, il recevait chez lui Rashleigh Osbaldistone; mais il avait cent moyens de lui faire avoir une place avantageuse, d¨¨s qu'il voudrait s'en d¨¦barrasser. En un mot, quoique j'¨¦prouvasse un certain remords de conscience de voir, par suite de mon obstination, Rashleigh, dont miss Vernon m'avait fait un portrait si d¨¦favorable, sur le point de travailler dans la maison de mon p¨¨re, et peut-¨ºtre m¨ºme de s'insinuer dans sa confiance, je le faisais taire en r¨¦fl¨¦chissant que mon p¨¨re n'entendait pas que personne se m¨ºlat de ses affaires; qu'il ¨¦tait difficile de le tromper ou de l'¨¦blouir, et que d'ailleurs je n'avais que des pr¨¦ventions, peut-¨ºtre injustes, contre ce jeune homme, pr¨¦ventions qui m'avaient ¨¦t¨¦ inspir¨¦es par une jeune fille ¨¦tourdie et bizarre, qui parlait sans r¨¦fl¨¦chir, et qui sans doute ne s'¨¦tait pas donn¨¦ la peine d'approfondir le caract¨¨re de celui qu'elle pr¨¦tendait condamner. Alors mes r¨¦flexions se tournaient sur miss Vernon, sur son extr¨ºme beaut¨¦, sur sa situation critique, livr¨¦e ainsi ¨¤ elle-m¨ºme au milieu d'une esp¨¨ce de bande de sauvages, ¨¤ l'age o¨´ il semblait qu'elle devait avoir le plus besoin de conseils; enfin, sur son caract¨¨re, offrant cette vari¨¦t¨¦ attrayante qui pique notre curiosit¨¦ et excite notre attention en d¨¦pit de nous-m¨ºme. Demeurer avec une jeune personne si singuli¨¨re, la voir tous les jours, ¨¤ tous les moments, vivre avec elle dans la plus grande intimit¨¦, c'¨¦tait une diversion bien agr¨¦able ¨¤ l'ennui que ne pouvaient manquer d'inspirer les somnif¨¨res habitants d'Osbaldistone-Hall; mais combien aussi cette situation serait dangereuse! Cependant, malgr¨¦ tous les efforts de ma prudence, je ne pus me d¨¦cider ¨¤ me plaindre beaucoup des nouveaux p¨¦rils que j'allais courir. Je fis taire d'ailleurs mes scrupules en formant int¨¦rieurement des projets admirables: -- Je me tiendrais toujours sur mes gardes, toujours plein de r¨¦serve; je m'observerais quand je serais avec miss Vernon, et tout irait assez bien. Je m'endormis dans ces r¨¦flexions, miss Vernon ayant naturellement ma derni¨¨re pens¨¦e. Je ne puis vous dire si son image me poursuivit pendant la nuit car j'¨¦tais fatigu¨¦, et je dormis profond¨¦ment. Mais ce fut la premi¨¨re personne ¨¤ qui je pensai le lendemain, lorsqu'¨¤ la pointe du jour je fus r¨¦veill¨¦ en sursaut par les sons bruyants du cor de chasse. En un instant je fus sur pied; je fis seller mon cheval, et je courus dans la cour o¨´ les hommes, les chiens et les chevaux ¨¦taient d¨¦j¨¤ pr¨ºts. Mon oncle, peut-¨ºtre, ne s'attendait pas ¨¤ trouver un chasseur tr¨¨s adroit dans la personne de son neveu qui avait pendant toute sa jeunesse v¨¦g¨¦t¨¦ dans les ¨¦coles ou dans un bureau; il parut surpris de me voir, et il me sembla qu'il ne m'accueillait pas avec la m¨ºme cordialit¨¦ que la veille. -- Te voil¨¤, gar?on? La jeunesse est t¨¦m¨¦raire. Mais prends garde ¨¤ toi. Rappelle-toi la vieille chanson: Qui galope comme un fou _Sur le bord d'un pr¨¦cipice_ _Peut bien s'y casser le cou._ Je crois qu'il y a peu de jeunes gens, et ce sont de tr¨¨s aust¨¨res moralistes, qui n'aimeraient pas mieux se voir reprocher une l¨¦g¨¨re peccadille que d'entendre mettre en doute leur habilet¨¦ ¨¤ monter ¨¤ cheval. Comme je ne manquais ni d'adresse ni de courage dans cet exercice, je fus piqu¨¦ de la remarque de mon oncle, et je le priai de suspendre son jugement jusqu'apr¨¨s la chasse. -- Ce n'est pas cela, gar?on; tu es bon cavalier, je n'en doute pas; mais prends garde. Ton p¨¨re t'a envoy¨¦ ici en me chargeant de te dompter, et je crois qu'il faut que je te m¨¨ne par la bride si je ne veux pas que quelqu'un te m¨¨ne par le licou. Comme cette pi¨¨ce d'¨¦loquence ¨¦tait inintelligible pour moi; que d'ailleurs il ne semblait pas que l'intention de l'orateur f?t que j'en fisse mon profit, puisqu'il l'avait d¨¦bit¨¦e ¨¤ demi-voix, et que ces paroles myst¨¦rieuses paraissaient simplement exprimer quelque r¨¦flexion qui passait par la t¨ºte de mon tr¨¨s honor¨¦ oncle, je conclus ou qu'elles avaient rapport ¨¤ ma d¨¦sertion de la veille, ou que les hautes r¨¦gions de mon oncle n'¨¦taient pas encore parfaitement remises de la longue s¨¦ance qu'il avait faite la veille. Je me contentai de bien me promettre que, s'il remplissait mal les devoirs de l'hospitalit¨¦, je ne serais pas longtemps son h?te, et je m'empressai de saluer miss Vernon, qui s'avan?ait de mon c?t¨¦. Mes cousins approch¨¨rent aussi de moi; mais, comme je les vis occup¨¦s ¨¤ critiquer mon ajustement, depuis la ganse de mon chapeau jusqu'aux ¨¦perons de mes bottes, ne pouvant souffrir, dans leur ridicule patriotisme, tout ce qui avait une apparence ¨¦trang¨¨re, je me gardai bien de les distraire; et, sans para?tre remarquer leurs grimaces et leurs chuchotements, sans m¨ºme les honorer d'un regard de m¨¦pris, je m'attachai ¨¤ miss Vernon, comme ¨¤ la seule personne avec qui il f?t possible de causer. ¨¤ cheval, ¨¤ ses c?t¨¦s, je partis avec toute la troupe pour le th¨¦atre futur de nos exploits. C'¨¦tait un taillis ¨¦pais, situ¨¦ sur le c?t¨¦ d'une immense vall¨¦e entour¨¦e de montagnes. Pendant le chemin, je fis observer ¨¤ Diana que mon cousin Rashleigh n'¨¦tait pas avec nous. -- Oh! me r¨¦pondit-elle, c'est un grand chasseur; mais c'est comme Nemrod qu'il chasse, et son gibier est l'homme. Les chiens furent alors lanc¨¦s dans le taillis et encourag¨¦s par les cris des chasseurs. Tout fut bient?t en mouvement dans la plaine. Mes cousins, trop occup¨¦s de l'affaire importante qui allait se d¨¦cider, ne firent bient?t plus attention ¨¤ moi. Seulement j'entendis Dick, le jockey, dire tout bas ¨¤ Wilfred, le sot: -- Regardons si notre cousin fran?ais ne va pas tomber. -- Fran?ais? r¨¦pondit Wilfred en ricanant, oh! oui, car il a une dr?le de ganse ¨¤ son chapeau. Cependant Thorncliff, qui, malgr¨¦ sa grossi¨¨ret¨¦, ne semblait pas enti¨¨rement insensible ¨¤ la beaut¨¦ de sa parente, parut d¨¦cid¨¦ ¨¤ nous tenir compagnie de beaucoup plus pr¨¨s que ses fr¨¨res, peut- ¨ºtre pour ¨¦pier ce qui se passait entre miss Vernon et moi, peut- ¨ºtre aussi pour avoir le plaisir d'¨ºtre t¨¦moin de ma chute. Si c'¨¦tait l¨¤ son motif, il fut tromp¨¦ dans son attente. Un renard ¨¦tant parti ¨¤ quelque distance, malgr¨¦ le mauvais pr¨¦sage de la ganse fran?aise de mon chapeau, je fus toujours le premier ¨¤ sa poursuite, et j'excitai l'admiration de mon oncle et de miss Vernon, et le d¨¦pit de ceux qui s'¨¦taient bien promis de rire ¨¤ mes d¨¦pens. Cependant Reynard, apr¨¨s nous avoir fait courir pendant plusieurs milles, parvint ¨¤ nous ¨¦chapper, et les chiens furent en d¨¦faut. Il m'¨¦tait facile de remarquer l'impatience que miss Vernon ¨¦prouvait d'¨ºtre suivie d'aussi pr¨¨s par Thorncliff Osbaldistone; et comme, aussi active que r¨¦solue, elle n'h¨¦sitait jamais ¨¤ prendre les moyens les plus prompts pour satisfaire un d¨¦sir ou un caprice, elle lui dit d'un ton de reproche: -- Je suis ¨¦tonn¨¦e, Thorncliff, que vous restiez pendu toute la matin¨¦e ¨¤ la croupe de mon cheval, quand vous savez que les terriers ne sont pas bouch¨¦s du c?t¨¦ du moulin de Woolverton. -- Je n'en sais rien, en v¨¦rit¨¦, miss Diana, car hier m¨ºme le meunier m'a jur¨¦ qu'il les avait bouch¨¦s ¨¤ midi. -- Oh! fi, Thorncliff, devriez-vous vous en rapporter ¨¤ la parole d'un meunier? Voil¨¤ trois fois en huit jours que nous manquons le renard ¨¤ cause de ces maudits terriers; voulez-vous que ce soit encore la m¨ºme chose aujourd'hui, lorsque avec votre jument grise vous pourriez y aller en cinq minutes? -- Eh bien, miss Diana, je vais aller ¨¤ Woolverton; si les terriers ne sont pas bouch¨¦s, je vous promets que je punirai le meunier de son imprudence et que je lui frotterai bien les ¨¦paules. -- Allez, mon cher Thorncliff, frottez-le d'importance. Allez, partez vite. Thorncliff partit au galop. -- On va te frotter toi- m¨ºme, ce qui remplira tout aussi bien mon but... Je dois vous apprendre ¨¤ tous la discipline et l'ob¨¦issance... Savez-vous, M. Francis, que je vais lever un r¨¦giment? Oh! mon Dieu, oui. Thorncliff sera mon sergent-major; Dick, mon ma?tre d'¨¦quitation, et Wilfred, avec son bredouillement, qui dit trois syllabes ¨¤ la fois sans en prononcer une, sera mon tambour. -- Et Rashleigh! -- Rashleigh sera mon espion en chef. -- Et ne trouverez-vous pas aussi quelque moyen de m'employer, charmant colonel? -- Vous serez, si vous voulez, quartier-ma?tre du r¨¦giment. Mais vous voyez que les chiens ont perdu la voie aujourd'hui. Allons, M. Francis, la chasse n'est pas digne de vous. Suivez-moi, je veux vous montrer une tr¨¨s belle vue. Et en effet elle me conduisit sur le sommet d'une colline d'o¨´ la perspective ¨¦tait tr¨¨s ¨¦tendue. Elle commen?a par jeter les yeux autour d'elle pour s'assurer qu'il n'y avait personne pr¨¨s de nous; et faisant avancer son cheval derri¨¨re un bouquet d'arbres qui nous masquait la partie de la vall¨¦e o¨´ nos chasseurs poursuivaient leur proie: -- Voyez-vous l¨¤-bas une montagne qui s'¨¦l¨¨ve en pointe ¨¤ une hauteur prodigieuse? -- Au bout de cette longue cha?ne de collines? Je la vois parfaitement. -- Et voyez-vous un peu sur la droite comme une esp¨¨ce de tache blanche? -- Tr¨¨s bien, je vous assure. -- Cette tache blanche est un roc appel¨¦ Hawkesmore-Crag, et Hawkesmore-Crag est en ¨¦cosse. -- En v¨¦rit¨¦, je n'aurais jamais cru que nous fussions si pr¨¨s de l'¨¦cosse. -- On ne peut pas plus pr¨¨s, et votre cheval vous y conduira en deux heures. -- Je ne lui en donnerai pas la peine. Mais la distance me semble bien ¨ºtre de dix-huit milles ¨¤ vol d'oiseau. -- Vous prendrez ma jument, si vous la croyez moins fatigu¨¦e. Je vous dis qu'en deux heures vous pouvez ¨ºtre en ¨¦cosse. -- Et moi, je vous dit que j'ai si peu d'envie d'y ¨ºtre que si la t¨ºte de mon cheval passait de l'autre c?t¨¦ des limites, je ne donnerais pas ¨¤ la queue la peine de la suivre. Qu'irais-je faire en ¨¦cosse? -- Pourvoir ¨¤ votre s?ret¨¦, s'il faut parler net. M'entendez-vous ¨¤ pr¨¦sent, M. Francis? -- Point du tout. Vos paroles sont pour moi des oracles, car je n'y comprends rien. -- Alors, en v¨¦rit¨¦, il faut ou que vous me fassiez l'injustice de vous d¨¦fier de moi et que vous soyez un fieff¨¦ hypocrite, le pendant de Rashleigh en un mot, ou que vous ne sachiez rien de ce qu'on vous impute. Mais non, ¨¤ votre air s¨¦rieux, je vois que vous ¨ºtes de bonne foi. Bon Dieu, quelle gravit¨¦! j'ai peine ¨¤ ne pas rire en vous regardant. -- D'honneur, miss Vernon, lui dis-je, impatient¨¦ de sa gaiet¨¦ enfantine, je n'ai pas la moindre id¨¦e de ce que vous voulez dire. Je suis heureux de vous procurer quelque sujet d'amusement; mais j'ignore absolument en quoi il consiste. -- La chose est loin d'¨ºtre risible, apr¨¨s tout, dit miss Vernon en reprenant son sang-froid; mais c'est qu'il y a des personnes qui ont la figure si plaisante quand la curiosit¨¦ les travaille! Parlons s¨¦rieusement: connaissez-vous un nomm¨¦ Moray, Morris, ou quelque nom semblable? -- Non, pas que je me rappelle. -- R¨¦fl¨¦chissez un moment. N'avez-vous pas voyag¨¦ derni¨¨rement avec quelqu'un de ce nom? -- Le seul voyageur qui m'ait accompagn¨¦ quelque temps sur la route est un homme dont l'ame semblait ¨ºtre dans son portemanteau. -- C'¨¦tait donc comme l'ame du licenci¨¦ Pedro Garcias, qui ¨¦tait parmi les ducats que contenait la bourse de cuir[28]. Quoi qu'il en soit, cet homme a ¨¦t¨¦ vol¨¦, et il a port¨¦ une accusation contre vous, qu'il suppose auteur ou complice de la violence qui lui a ¨¦t¨¦ faite. -- Vous plaisantez, miss Vernon! -- Non, je vous assure. La chose est comme je vous le dis. -- Et me croyez-vous capable, m'¨¦criai-je dans un transport d'indignation que je ne cherchai pas ¨¤ dissimuler; me croyez-vous capable de m¨¦riter une pareille accusation? -- Oh! mon Dieu, quelle horreur! vous m'en demanderiez raison, je crois, si j'avais l'avantage d'¨ºtre homme. Mais qu'¨¤ cela ne tienne: provoquez-moi, si vous le voulez. Je suis en ¨¦tat de me battre aussi bien que de franchir une barri¨¨re. -- Dieu me pr¨¦serve de manquer de respect au colonel d'un r¨¦giment de cavalerie, lui r¨¦pondis-je, honteux de mon emportement, et cherchant ¨¤ tourner la chose en plaisanterie... Mais, de grace, expliquez-moi ce nouveau badinage. -- Ce n'est pas un badinage; vous ¨ºtes accus¨¦ d'avoir vol¨¦ cet homme, et mon oncle et moi nous avions cru l'accusation fond¨¦e. -- En v¨¦rit¨¦, je suis fort oblig¨¦ ¨¤ mes amis de la bonne opinion qu'ils ont de moi! -- Allons, cessez, s'il est possible, de tant vous agiter et de humer l'air comme un cheval ombrageux... Avant de prendre le mors aux dents, ¨¦coutez au moins jusqu'au bout... Vous n'¨ºtes pas accus¨¦ d'un vol honteux... bien loin de l¨¤. Cet homme est un agent du gouvernement. Il portait tant en num¨¦raire qu'en billets l'argent destin¨¦ ¨¤ la solde des troupes en garnison dans le nord; et le bruit court qu'on lui a pris aussi des d¨¦p¨ºches d'une grande importance. -- Ainsi donc c'est d'un crime de haute trahison, et non pas d'un vol, que je suis accus¨¦? -- Oui, sans doute, et c'est un crime qui, comme vous le savez, couvre souvent de gloire, aux yeux de bien des gens, celui qui a le courage de l'ex¨¦cuter. Vous trouverez une foule de personnes de ce pays, et cela sans aller bien loin, qui regardent comme un m¨¦rite de nuire, par tous les moyens possibles, au gouvernement de la maison de Hanovre. -- Mes principes de morale et de politique, miss Vernon, ne sont pas d'une nature aussi accommodante. -- En v¨¦rit¨¦ je commence ¨¤ croire que vous ¨ºtes tout de bon un presbyt¨¦rien, et qui pis est un hanovrien. Mais que comptez-vous faire? -- R¨¦futer ¨¤ l'instant m¨ºme cette atroce calomnie. Devant qui a-t- on port¨¦ cette singuli¨¨re accusation? -- Devant le vieux squire Inglewood, qui ne voulait pas trop la recevoir. Il a envoy¨¦ un expr¨¨s ¨¤ mon oncle, sans doute pour lui conseiller de vous faire au plus t?t passer en ¨¦cosse et de vous mettre hors de la port¨¦e de la loi. Mais mon oncle sait fort bien que sa religion et son ancien attachement au roi Jacques le rendent suspect au gouvernement actuel, et que, si l'on venait ¨¤ savoir qu'il e?t favoris¨¦ la fuite d'un criminel de l¨¨se-majest¨¦, il serait d¨¦sarm¨¦, et, ce qui lui serait beaucoup plus sensible, probablement d¨¦mont¨¦, comme papiste, comme jacobite et comme personne suspecte. -- Je con?ois en effet que plut?t que de perdre ses chevaux il abandonnerait son neveu. -- Son neveu, ses ni¨¨ces, ses fils, ses filles, s'il en avait, et toute la g¨¦n¨¦ration, reprit Diana; ainsi ne vous fiez pas ¨¤ lui, et m¨ºme une seule minute; mais poussez votre cheval ¨¤ toute bride, et fuyez avant qu'on ex¨¦cute la prise de corps. -- Oui, je vais partir, mais c'est pour aller droit ¨¤ la maison de ce squire Inglewood. O¨´ demeure-t-il? -- ¨¤ environ trois milles d'ici; l¨¤-bas, derri¨¨re ces plantations; vous pouvez voir la tourelle du chateau. -- J'y serai dans quelques minutes, dis-je en mettant mon cheval au galop. -- J'irai avec vous pour vous montrer le chemin, dit miss Vernon en me suivant. -- Y pensez-vous, miss Vernon? il n'est pas... excusez la franchise d'un ami, il n'est pas convenable que vous m'accompagniez dans une pareille circonstance. -- Je vous comprends, dit miss Vernon en rougissant un peu, c'est parler clairement; et apr¨¨s un moment de r¨¦flexion, elle ajouta: - - Et je crois qu'en effet votre objection prouve de l'amiti¨¦. -- Ah! miss Vernon, pouvez-vous me croire insensible ¨¤ l'int¨¦r¨ºt que vous me t¨¦moignez? r¨¦pondis-je avec chaleur. Votre offre obligeante me p¨¦n¨¨tre de reconnaissance; mais je ne dois pas vous laisser ¨¦couter la voix de votre g¨¦n¨¦rosit¨¦. C'est une occasion trop publique. C'est presque la m¨ºme chose que de se pr¨¦senter devant une cour de justice. -- Et quand ce serait une cour de justice, croyez-vous que je ne m'y pr¨¦senterais pas pour prot¨¦ger un ami? Vous n'avez personne pour vous d¨¦fendre. Vous ¨ºtes ¨¦tranger; et dans ce pays, sur les fronti¨¨res du royaume, les juges rendent quelquefois de singuli¨¨res d¨¦cisions. Mon oncle n'a pas le moindre d¨¦sir de se m¨ºler de cette affaire. Rashleigh est absent, et quand m¨ºme il serait ici, on ne peut pas savoir quel parti il prendrait; les autres sont trop stupides pour vous ¨ºtre d'aucun secours, quand ils en auraient la volont¨¦. Bref, je suis la seule personne qui puisse vous servir, et, toute r¨¦flexion faite, j'irai avec vous. Je ne suis pas une belle dame, pour avoir peur des termes barbares de la chicane et des perruques ¨¤ trois marteaux. -- Mais, ma ch¨¨re miss Vernon... -- Mais, mon cher M. Francis, restez tranquille et laissez-moi faire; car, lorsque je prends le mors aux dents, il n'y a plus de frein qui puisse m'arr¨ºter. Flatt¨¦ de l'int¨¦r¨ºt qu'une aussi charmante personne semblait prendre ¨¤ mon sort, mais sentant quel ridicule ce serait jeter sur nous deux que d'amener avec moi une fille de dix-huit ans pour me servir d'avocat, et ne voulant pas l'exposer aux traits mordants de la m¨¦disance, je m'effor?ai de combattre encore sa r¨¦solution. Elle me r¨¦pondit d'un ton d¨¦cid¨¦ que mes efforts ¨¦taient absolument inutiles; qu'elle ¨¦tait une Vernon, c'est-¨¤-dire d'une famille qui, pour rien au monde, ne voudrait abandonner un ami malheureux, et que tous mes beaux discours ¨¤ ce sujet pouvaient ¨ºtre fort bons pour des _miss _bien jolies, bien prudentes, bien r¨¦serv¨¦es, telles qu'il en fourmillait ¨¤ Londres, mais qu'ils ne s'adressaient pas ¨¤ une obstin¨¦e provinciale, accoutum¨¦e ¨¤ faire toutes ses volont¨¦s et ¨¤ n'¨¦couter jamais que sa t¨ºte. Tout en parlant, nous approchions toujours du lieu d'Inglewood- Place, et miss Vernon, pour m'emp¨ºcher de continuer mes remontrances, se mit ¨¤ me faire le portrait du magistrat et de son clerc. Inglewood ¨¦tait, suivant sa description, un jacobite blanchi, c'est-¨¤-dire un homme qui, apr¨¨s avoir longtemps refus¨¦ de pr¨ºter le serment ¨¤ la nouvelle dynastie, comme la plupart des autres gentilshommes du comt¨¦, avait fini par s'y soumettre pour obtenir la permission d'exercer les fonctions de juge de paix. -- Il l'a fait, me dit-elle, ¨¤ la pri¨¨re de tous les squires des environs, qui voyaient ¨¤ regret le palladium de leurs plaisirs, les lois sur la chasse, pr¨¨s de tomber en d¨¦su¨¦tude, faute d'un magistrat pour les faire ex¨¦cuter, le tribunal de justice le plus voisin ¨¦tant celui du maire de Newcastle, qui, aimant beaucoup mieux manger le gibier sur sa table que de le poursuivre dans les bois, prot¨¦geait le braconnier au d¨¦triment du chasseur. Voyant donc qu'il ¨¦tait urgent que l'un d'eux sacrifiat ses scrupules au bien g¨¦n¨¦ral, les gentilshommes du comt¨¦ de Northumberland jet¨¨rent les yeux sur Inglewood, qui, d'un caract¨¨re naturellement apathique et indolent, paraissait devoir se pr¨ºter sans beaucoup de r¨¦pugnance ¨¤ tous les _credo _politiques. Apr¨¨s avoir trouv¨¦ Inglewood pour porter le nom de juge, il fallut chercher quelqu'un pour en remplir les fonctions: c'¨¦tait bien le corps du tribunal, mais il fallait lui trouver une ame ¨¤ pr¨¦sent pour diriger et animer ses mouvements. Un malin procureur de Newcastle, nomm¨¦ Jobson, parut fort en ¨¦tat de conduire la machine. Ce Jobson, qui, pour varier mes m¨¦taphores, trouve que c'est un fort bon m¨¦tier que de vendre la justice ¨¤ l'enseigne du squire Inglewood, et dont les ¨¦moluments d¨¦pendent de la quantit¨¦ d'affaires qui passent par ses mains, soutire tant qu'il peut l'argent des pauvres plaideurs, et met tant de z¨¨le ¨¤ faire venir pour les moindres causes les parties devant le tribunal que l'honn¨ºte juge ne sait o¨´ donner de la t¨ºte. Enfin il n'y a pas une marchande de pommes, ¨¤ dix milles ¨¤ la ronde, qui puisse r¨¦gler son compte avec la fruiti¨¨re sans une audience, que le juge lui accorde ¨¤ contrecoeur, mais que son malin clerc, M. Joseph Jobson, sait le forcer de donner. La sc¨¨ne la plus risible, c'est lorsque les affaires qu'ils ont ¨¤ juger, telle que la v?tre par exemple, ont quelque rapport ¨¤ la politique. M. Joseph Jobson (et sans doute il a des raisons pour cela) est un z¨¦l¨¦ d¨¦fenseur de la religion protestante et un chaud partisan de la nouvelle dynastie. D'un autre c?t¨¦, le juge, qui conserve une esp¨¨ce d'attachement d'instinct pour les opinions qu'il professait avant le jour o¨´ il se relacha quelque peu de ses principes, dans la vue patriotique de faire ex¨¦cuter la loi contre les destructeurs sans patente des li¨¨vres et des perdrix, se trouve assez embarrass¨¦ quand le z¨¨le de son clerc l'entra?ne dans des proc¨¦dures judiciaires qui lui rappellent son ancienne croyance; et, au lieu de seconder les efforts de Jobson, il ne manque jamais de lui opposer l'inactivit¨¦ et l'indolence. Ce n'est pas qu'il manque enti¨¨rement d'¨¦nergie: au contraire, pour quelqu'un dont le principal plaisir est de boire et de manger, il est assez gai et assez alerte; mais c'est ce qui rend sa nonchalance factice encore plus comique. Dans ces sortes d'occasions, Jobson, comme un vieux cheval poussif qui se voit condamn¨¦ ¨¤ tra?ner une lourde charrette, s'essouffle et se d¨¦m¨¨ne pour mettre le juge en mouvement, tandis que le poids de la voiture r¨¦siste aux efforts r¨¦it¨¦r¨¦s de l'impuissant quadrup¨¨de qui ne peut r¨¦ussir ¨¤ l'¨¦branler: mais ce qui d¨¦sesp¨¨re le pauvre bidet, c'est que cette m¨ºme machine qu'il trouve si difficile ¨¤ mettre en mouvement roule quelquefois toute seule, malgr¨¦ les ruades du limonier, lorsqu'il s'agit de rendre service ¨¤ quelques- uns des _anciens _amis de squire Inglewood. M. Jobson s'emporte beaucoup alors, et r¨¦p¨¨te partout qu'il d¨¦noncerait le juge au conseil d'¨¦tat pr¨¨s le d¨¦partement de l'int¨¦rieur sans l'amiti¨¦ particuli¨¨re qu'il porte ¨¤ M. Inglewood et ¨¤ sa famille. Comme miss Vernon terminait cette singuli¨¨re description, nous nous trouvames devant Inglewood-Place, vieil et gothique ¨¦difice dont l'ext¨¦rieur avait quelque chose d'imposant. Chapitre VIII. Ma foi, monsieur, dit l'avocat, Je trouve que votre cuisine Exhale un parfum d¨¦licat; Et, quand vers elle on s'achemine, On se croirait chez un seigneur. BUTLER. Nous trouvames dans la cour un domestique ¨¤ la livr¨¦e de sir Hildebrand qui tint nos chevaux, et nous entrames dans la maison. Je fus tr¨¨s ¨¦tonn¨¦, et ma belle compagne parut l'¨ºtre encore davantage, de rencontrer sous le p¨¦ristyle Rashleigh Osbaldistone, qui de son c?t¨¦ semblait ne pas ¨¦prouver moins de surprise de nous voir. -- Rashleigh, dit miss Vernon sans lui donner le temps de faire aucune question, vous avez entendu parler de l'affaire de M. Francis Osbaldistone, et vous venez sans doute d'en entretenir le juge de paix. -- Oui, dit Rashleigh avec son flegme ordinaire, c'est ce qui m'avait fait venir. Je me suis efforc¨¦, ajouta-t-il en me saluant, de rendre ¨¤ mon cousin tous les services qui d¨¦pendaient de moi; mais je suis fach¨¦ de le rencontrer ici. -- En qualit¨¦ de parent et d'ami, M. Osbaldistone, vous devriez ¨ºtre plut?t charm¨¦ de m'y voir lorsque l'atteinte qu'on veut porter ¨¤ ma r¨¦putation exige ma pr¨¦sence en ces lieux. -- Il est vrai; mais d'apr¨¨s ce que disait mon p¨¨re, j'aurais cru qu'en vous retirant momentan¨¦ment en ¨¦cosse jusqu'¨¤ ce que l'affaire f?t assoupie... Je r¨¦pondis avec chaleur que je n'avais pas de m¨¦nagement ¨¤ garder, et que, loin de vouloir assoupir cette affaire, je venais pour d¨¦voiler une insigne calomnie, et que j'¨¦tais r¨¦solu d'en approfondir la cause. -- M. Francis est innocent, Rashleigh; il br?le de se disculper, je viens le d¨¦fendre. -- Vous, ma jolie cousine? Il me semble que je pourrais ¨ºtre plut?t l'avocat de M. Francis, avocat sinon aussi ¨¦loquent, du moins aussi z¨¦l¨¦ et peut-¨ºtre plus convenable. -- Oui, mais deux t¨ºtes valent mieux qu'une, comme vous savez. -- Surtout une t¨ºte telle que la v?tre, ma charmante Diana, r¨¦pondit Rashleigh en s'avan?ant et en lui prenant la main avec une tendre familiarit¨¦ qui me le fit para?tre encore mille fois plus hideux que la nature ne l'avait fait. Miss Vernon le tira ¨¤ l'¨¦cart, et ils s'entretinrent ¨¤ demi-voix: elle paraissait lui faire une demande ¨¤ laquelle il ne voulait ou ne pouvait point acc¨¦der. Je n'ai jamais vu de contraste aussi frappant entre l'expression de deux figures. La col¨¨re se peignit bient?t dans tous les traits de miss Vernon: ses yeux s'anim¨¨rent, le rouge lui monta au visage; elle raidit ses bras, et frappant du pied, elle semblait ¨¦couter avec autant de m¨¦pris que d'indignation les excuses qu'¨¤ l'air de d¨¦f¨¦rence de Rashleigh, ¨¤ son sourire respectueux et compos¨¦, je jugeai qu'il lui faisait. ¨¤ la fin elle s'¨¦loigna de lui en disant d'un ton d'autorit¨¦: -- Je le veux absolument. -- Cela m'est impossible, enti¨¨rement impossible. Le croiriez- vous, M. Osbaldistone? dit-il en s'adressant ¨¤ moi. -- ¨ºtes-vous fou? s'¨¦cria-t-elle en l'interrompant. -- Le croiriez-vous? r¨¦p¨¦ta Rashleigh sans l'¨¦couter; miss Vernon pr¨¦tend non seulement que je connais votre innocence, dont en effet personne ne peut ¨ºtre plus convaincu que je ne le suis, mais que je dois m¨ºme conna?tre les v¨¦ritables auteurs du vol fait ¨¤ ce Morris. Est-ce raisonnable, M. Osbaldistone? -- Ce n'est pas ¨¤ M. Osbaldistone qu'il faut en appeler, Rashleigh, dit miss Vernon; il ne conna?t pas comme moi toute l'¨¦tendue des renseignements qu'il vous est facile d'obtenir. -- En v¨¦rit¨¦ vous me faites plus d'honneur que je ne m¨¦rite. -- De la justice, Rashleigh; de la justice, c'est tout ce que je demande. -- Vous agissez en tyran, Diana, r¨¦pondit-il avec une sorte de soupir, en tyran capricieux, et vous gouvernez vos sujets avec une verge de fer. Il faudra bien faire ce que vous d¨¦sirez. Mais vous ne devez pas ¨ºtre ici; vous savez que vous ne le devez pas. Il faut que vous retourniez avec moi. Alors, quittant Diana, qui semblait ind¨¦cise, et se tournant de mon c?t¨¦, il me dit du ton le plus affectueux: -- Ne doutez pas de l'int¨¦r¨ºt que je prends ¨¤ tout ce qui vous concerne, M. Osbaldistone. Si je vous quitte dans ce moment, c'est pour aller agir efficacement pour vous. Mais il faut que vous employiez votre influence sur ma cousine pour l'engager ¨¤ retourner au chateau; sa pr¨¦sence ne peut vous ¨ºtre utile, et nuirait sans doute ¨¤ sa r¨¦putation. -- J'en suis convaincu comme vous, monsieur, r¨¦pondis-je; j'ai pri¨¦ plusieurs fois miss Vernon de retourner sur ses pas, mais c'est inutilement que je l'en ai press¨¦e. -- J'ai fait mes r¨¦flexions, dit miss Vernon apr¨¨s un moment de silence, et je ne m'en irai pas que je ne vous aie vu hors des griffes des Philistins. Rashleigh a ses raisons pour parler de la sorte; mais nous nous connaissons bien tous les deux. Rashleigh, je ne m'en irai pas... Je sais, ajouta-t-elle d'un ton plus doux, qu'en restant ici ce sera un motif de plus pour vous de faire diligence. -- Restez donc, fille obstin¨¦e, dit Rashleigh; vous ne connaissez que trop bien votre pouvoir sur moi. Il sortit ¨¤ ces mots, monta ¨¤ cheval et partit au m¨ºme instant. -- Grace au ciel! le voil¨¤ parti, dit Diana. ¨¤ pr¨¦sent, allons chercher le juge de paix. -- Ne ferions-nous pas mieux d'appeler un domestique? -- Non, non, je connais le chemin. Il faut tomber sur lui ¨¤ l'improviste. Suivez-moi. Elle me prit la main, monta quelques marches, traversa un petit passage et entra dans une esp¨¨ce d'antichambre tapiss¨¦e de vieilles mappemondes, de plans d'architecture et d'arbres g¨¦n¨¦alogiques. Une grande porte battante conduisait de cette salle dans la salle ¨¤ manger de M. Inglewood, d'o¨´ nous entend?mes ce refrain d'une vieille chanson, entonn¨¦ par une voix dont le timbre convenait parfaitement aux chansons de table: _Mais qui dit non ¨¤ gentille fillette,_ _Doit voir son vin se changer en poison._ _-- _Grand Dieu! dit miss Vernon, est-ce que le cher juge a d¨¦j¨¤ d?n¨¦. Je ne croyais pas qu'il f?t si tard. Il avait en effet d?n¨¦. Son app¨¦tit s'¨¦tait ¨¦veill¨¦ ce jour-l¨¤ plus t?t qu'¨¤ l'ordinaire, et il avait avanc¨¦ son d?ner d'une heure, de sorte qu'il s'¨¦tait mis ¨¤ table ¨¤ midi, l'usage ¨¦tant alors de d?ner ¨¤ une heure en Angleterre. -- Nous sommes en retard, dit Diana, mais restez ici; je connais la maison, et je vais appeler un domestique; votre brusque apparition pourrait d¨¦plaire ¨¤ pr¨¦sent au vieux Inglewood, qui n'aime pas qu'on le d¨¦range quand il cause avec sa bouteille; et elle s'¨¦chappa ¨¤ ces mots, me laissant incertain si je devais avancer ou me retirer. Il m'¨¦tait impossible de ne pas entendre une partie de ce qui se disait dans l'appartement voisin, et entre autres, diverses excuses pour ne pas chanter, prononc¨¦es par une voix qui ne m'¨¦tait pas enti¨¨rement inconnue. -- Ne pas chanter, monsieur? Par Notre-Dame! vous chanterez. Comment! vous avez aval¨¦ de l'eau-de- vie plein ma noix de coco mont¨¦e en argent, et vous me dites que vous ne pouvez pas chanter!... Monsieur, l'eau-de-vie ferait parler et chanter m¨ºme un chat. Ainsi vite une chanson, ou videz ma maison ¨¤ l'instant m¨ºme... Croyez-vous que vous viendrez m'ennuyer de vos chiennes de d¨¦clarations, et me dire ensuite que vous ne pouvez pas chanter? -- La d¨¦cision est parfaitement juste, dit une autre voix qu'¨¤ son ton fl?t¨¦ et m¨¦thodique je pr¨¦sumai ¨ºtre celle du clerc, et la partie doit s'y conformer. La loi a prononc¨¦ _canet[29]_, il chantera. -- Qu'il l'ex¨¦cute donc, dit le juge, ou, par saint Christophe, je lui fais avaler plein ma noix de coco d'eau sal¨¦e, conform¨¦ment aux statuts ¨¦tablis ou ¨¤ ¨¦tablir ¨¤ cet ¨¦gard. La crainte de l'eau sal¨¦e fit ce que les pri¨¨res n'auraient pu faire; et mon ancien compagnon de voyage, car je ne pouvais plus douter que ce ne f?t lui, d'une voix assez semblable ¨¤ celle d'un criminel qui chante son dernier psaume, entonna cette lamentable complainte: _¨¦coutez, gens de bien,_ _Ma malheureuse histoire;_ _Il s'agit d'un vaurien:_ _Mais voudrez-vous le croire?_ _Arm¨¦ d'un pistolet,_ _Ce gibier de potence,_ _Sur la route arr¨ºtait_ _Pi¨¦ton et diligence._ _C'¨¦tait ¨¤ bout portant_ _Que sans c¨¦r¨¦monie_ Il allait demandant _Ou la bourse ou la vie._ Je doute que le pauvre diable dont la m¨¦saventure est c¨¦l¨¦br¨¦e dans ce chant path¨¦tique ait ¨¦t¨¦ plus effray¨¦ ¨¤ la vue de l'audacieux voleur que le chanteur le fut ¨¤ la mienne; car, fatigu¨¦ d'attendre qu'un domestique v?nt m'annoncer, et ne voulant pas, s'il survenait quelqu'un, avoir l'air d'¨¦couter aux portes, j'entrai dans la salle au moment o¨´ mon ami M. Morris, puisque c'est ainsi qu'on avait dit qu'il se nommait, commen?ait le quatri¨¨me couplet de sa triste ballade. La note sonore qu'il allait attaquer se changea en un sourd murmure de consternation lorsqu'il se vit aussi pr¨¨s d'un homme dont le caract¨¨re ne lui semblait gu¨¨re moins suspect que celui du h¨¦ros de son cantique; et ¨¤ le voir les yeux fixes, les joues tir¨¦es et la bouche b¨¦ante, on e?t dit que je tenais ¨¤ la main la t¨ºte de la Gorgone. Le juge, dont les yeux s'¨¦taient ferm¨¦s par l'influence somnif¨¨re de la chanson, se r¨¦veilla en sursaut lorsqu'elle cessa tout ¨¤ coup, et sauta sur sa chaise d'¨¦tonnement en voyant que la compagnie s'¨¦tait augment¨¦e d'une personne pendant son recueillement momentan¨¦. Le clerc, que je reconnus ¨¤ sa tournure, n'¨¦tait pas moins agit¨¦; car, assis en face de M. Morris, le tremblement convulsif de ce pauvre homme avait pass¨¦ dans tous ses membres, quoiqu'il n'en conn?t pas la cause. Voyant qu'aucun d'eux n'avait la force de parler, je rompis le silence: -- Je m'appelle Francis Osbaldistone, M. Inglewood: j'apprends qu'un niais est venu porter plainte devant vous contre moi et ose m'accuser d'avoir pris part ¨¤ un vol qui lui a ¨¦t¨¦ fait. -- Monsieur, dit le juge un peu plus s¨¨chement, ce sont des affaires dont je ne parle pas ¨¤ d?ner. Il y a temps pour tout, et il faut bien qu'un juge de paix d?ne tout comme un autre. Soit dit en passant, la rotondit¨¦ de M. Inglewood semblait prouver que l'amour du bien public ne lui avait pas souvent fait n¨¦gliger ce soin. -- Veuillez, monsieur, excuser mon importunit¨¦; mais comme ma r¨¦putation est compromise et que le d?ner para?t ¨ºtre termin¨¦... -- Il n'est pas termin¨¦, monsieur, reprit le magistrat; la digestion est aussi n¨¦cessaire ¨¤ l'homme que la nourriture; et je vous proteste qu'il est impossible que mon d?ner me profite si l'on ne m'accorde pas deux heures de tranquillit¨¦ parfaite pour me livrer ¨¤ une gaiet¨¦ innocente et faire circuler mod¨¦r¨¦ment la bouteille. -- Votre Honneur m'excusera, dit M. Jobson, qui, pendant que nous parlions, avait tir¨¦ sa plume et son ¨¦critoire; mais comme ce monsieur para?t un peu press¨¦, et que c'est un cas de f¨¦lonie... car le susdit attentat est _contra pacem domini regis..._ _-- _Eh! au diable _domini regis!_ dit le juge impatient¨¦. J'esp¨¨re que ce n'est pas un crime de l¨¨se-majest¨¦ de parler ainsi, mais c'est qu'en v¨¦rit¨¦ il y a de quoi devenir fou de se voir pers¨¦cuter de la sorte!... Avec vos assignations et vos enqu¨ºtes, et vos contraintes et vos prises de corps, vous ne me laissez pas un moment de repos. Je vous d¨¦clare, M. Jobson, que vous, et les huissiers, et la justice de paix, je vous enverrai tous au diable un de ces jours. -- Votre Honneur voudra bien consid¨¦rer la dignit¨¦ de la charge qu'elle exerce. Un des juges du _Quorum _et des Custos Rotulorum![30] Une charge dont sir Edouard Coke[31] disait avec raison: Toute la chr¨¦tient¨¦ n'a rien de pareil, pourvu qu'elle soit bien remplie. -- Allons, dit le juge, flatt¨¦ de cet ¨¦loge sur l'importance de sa charge, et noyant le reste de sa mauvaise humeur dans un verre de vin d'Espagne qu'il vida d'un seul trait, terminons vite cette affaire, et qu'il n'en soit plus question. Approchez, monsieur. Vous, Morris, chevalier de la triste figure, est-ce l¨¤ la personne que vous accusez d'¨ºtre complice du vol qui vous a ¨¦t¨¦ fait? -- Moi, monsieur? reprit Morris, qui n'avait pas encore pu parvenir ¨¤ recueillir ses esprits. -- Je n'accuse point... Je ne dis rien contre monsieur... -- Alors nous annulons votre plainte, monsieur, voil¨¤ tout, et un embarras de moins. Faites passer la bouteille. Servez-vous, M. Osbaldistone. Jobson entendait trop bien ses int¨¦r¨ºts pour souffrir que l'affaire se terminat ainsi: -- Que voulez-vous dire, M. Morris?... Voil¨¤ votre propre d¨¦claration... L'encre n'est pas encore s¨¨che, et vous voudriez la r¨¦tracter d'une mani¨¨re aussi scandaleuse? -- Et sais-je, moi, b¨¦gaya mon poltron tout tremblant, combien il y a de brigands cach¨¦s dans la maison pour le soutenir? J'ai lu tant de choses l¨¤-dessus dans _les Vies des voleurs, _par Johnson. Et, tenez... la por... la porte s'ouvre. Elle s'ouvrit en effet, et miss Vernon entra: -- En v¨¦rit¨¦, magistrat, il r¨¨gne un bel ordre dans votre maison; pas un domestique ¨¤ qui parler. -- Ah! s'¨¦cria le juge dans un transport de joie qui prouvait que ni Th¨¦mis ni Comus ne lui faisaient oublier ce qu'il devait ¨¤ la beaut¨¦, ah! la charmante miss Vernon, la fleur du Cheviot et des fronti¨¨res, vient voir comment le vieux gar?on conduit son m¨¦nage. Soyez la bienvenue, ma ch¨¨re, comme les fleurs au mois de mai. -- Il est bien tenu, votre m¨¦nage! pas une ame pour vous introduire. -- Ah! les pendards, ils profitent de ce que je suis en affaire... Mais pourquoi n'¨ºtes-vous pas venue plus t?t? Votre Rashleigh a d?n¨¦ avec nous, et il s'est enfui comme un poltron; nous n'avions pas encore fini de vider la premi¨¨re bouteille. Mais vous n'avez pas d?n¨¦. Je vais vous faire servir quelque chose de bon, de d¨¦licat, comme toute votre petite personne, et ce sera bient?t fait. -- Je ne puis rester, M. Inglewood. Je suis venue avec mon cousin Francis Osbaldistone, que voici, et il faut que je lui montre le chemin pour retourner au chateau, ou il se perdra infailliblement dans les montagnes. -- Hum! est-ce que c'est de l¨¤ que vient le vent, r¨¦pondit le juge? _Elle lui montra le chemin,_ _Le chemin,_ _Le joli chemin d'amourette._ Et n'y a-t-il donc pas aussi quelque bonne fortune pour les vieux gar?ons, ma charmante rose du d¨¦sert? -- Pas aujourd'hui; mais si vous voulez ¨ºtre un bon juge et arranger bien vite l'affaire de Frank, j'am¨¨nerai mon oncle pour d?ner avec vous la semaine prochaine, et nous rirons de bon coeur. -- Je serai pr¨ºt, ma perle de la Tyne. Mais, puisque vous me promettez de revenir, je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Je suis enti¨¨rement satisfait de l'explication de M. Frank. Il y a eu quelque m¨¦prise que nous ¨¦claircirons dans un autre moment. -- Excusez-moi, monsieur, lui dis-je, mais je ne connais pas encore la nature de l'accusation qu'on m'a intent¨¦e. -- Oui, monsieur, dit le clerc, que l'arriv¨¦e de Diana avait jet¨¦ dans la consternation, mais qui reprit courage en se voyant soutenu par la personne dont il devait le moins attendre de secours; oui, monsieur, et Dulton dit que quiconque est accus¨¦ d'un crime capital ne pourra ¨ºtre acquitt¨¦ qu'apr¨¨s un jugement en forme, et que pr¨¦alablement il devra fournir caution ou ¨ºtre mis en prison, payant au clerc du juge de paix les honoraires d'usage pour l'acte de cautionnement ou pour le mandat d'arr¨ºt. Le juge se voyant aussi vivement press¨¦, me donna enfin quelques mots d'explication. Il para?t que les diff¨¦rentes plaisanteries que j'avais imagin¨¦es pour exciter les terreurs paniques de Morris avaient fait une vive impression sur son imagination; c'¨¦tait la base sur laquelle son accusation reposait; c'¨¦tait ce qui avait fait travailler sa t¨ºte, et il avait cru voir dans un simple badinage un complot pr¨¦m¨¦dit¨¦. Il para?t aussi que le jour m¨ºme que je le quittai, il avait ¨¦t¨¦ arr¨ºt¨¦ dans un endroit solitaire par deux hommes masqu¨¦s, bien mont¨¦s et arm¨¦s jusqu'aux dents, qui lui avaient enlev¨¦ son cher compagnon de voyage, le portemanteau. L'un d'eux, ¨¤ ce qu'il lui sembla, avait beaucoup de mon air et de ma tournure, et pendant qu'ils se consultaient entre eux, il crut entendre l'autre lui donner le nom d'Osbaldistone. La d¨¦claration portait encore qu'ayant pris des informations sur les principes de la famille qui portait ce nom, ledit d¨¦clarant avait appris qu'ils ¨¦taient des plus ¨¦quivoques, le ministre presbyt¨¦rien chez qui il s'¨¦tait arr¨ºt¨¦ apr¨¨s sa funeste rencontre lui ayant fait entendre que tous les membres de cette famille n'avaient jamais cess¨¦ d'¨ºtre papistes et jacobites depuis le temps de Guillaume le Conqu¨¦rant. D'apr¨¨s toutes ces puissantes raisons, il m'accusait d'¨ºtre complice de l'attentat commis sur sa personne, ajoutant qu'il voyageait alors pour le gouvernement, qu'il ¨¦tait charg¨¦ de papiers importants et d'une somme consid¨¦rable, dont la majeure partie consistait en billets de banque qu'il devait remettre, suivant ses instructions, ¨¤ certaines personnes en place, et poss¨¦dant la confiance du minist¨¨re en ¨¦cosse. Ayant entendu cette accusation extraordinaire, je r¨¦pondis que les circonstances sur lesquelles elle ¨¦tait fond¨¦e n'¨¦taient pas de nature ¨¤ pouvoir autoriser aucun magistrat ¨¤ attenter ¨¤ ma libert¨¦. Je convins que je m'¨¦tais un peu amus¨¦ des terreurs de M. Morris, mais que, s'il avait eu le moindre bon sens, il e?t vu dans ce badinage plut?t un motif de s¨¦curit¨¦ que de crainte. J'ajoutai que je ne l'avais pas retrouv¨¦ depuis l'instant de notre s¨¦paration, et que si le malheur dont il se plaignait lui ¨¦tait r¨¦ellement arriv¨¦, je n'avais pris aucune part ¨¤ une action aussi indigne de mon caract¨¨re et du rang que je tenais dans la soci¨¦t¨¦: que l'un des voleurs s'appelat Osbaldistone, ou que ce nom e?t ¨¦t¨¦ prononc¨¦ dans le cours de la conversation qu'ils tinrent ensemble, c'¨¦tait une circonstance sans aucun poids. Quant ¨¤ la d¨¦faveur qu'on voulait jeter sur mes principes, j'¨¦tais pr¨ºt ¨¤ prouver ¨¤ la satisfaction du juge, du clerc, et du t¨¦moin lui-m¨ºme, que j'¨¦tais de la m¨ºme religion que son ami le ministre presbyt¨¦rien, que j'avais ¨¦t¨¦ ¨¦lev¨¦ en sujet fid¨¨le dans les principes de la r¨¦volution, et que, comme tel, je demandais la protection des lois, protection qui avait ¨¦t¨¦ assur¨¦e par ce grand ¨¦v¨¦nement. Le juge s'agitait sur sa chaise, ouvrait sa tabati¨¨re, et semblait fort embarrass¨¦, lorsque l'ancien procureur Jobson, avec toute la volubilit¨¦ de sa profession, lut le r¨¨glement rendu dans la trente-quatri¨¨me ann¨¦e du r¨¨gne d'Edouard III, par lequel les juges de paix sont autoris¨¦s ¨¤ arr¨ºter toutes personnes suspectes et ¨¤ les mettre en prison. Le dr?le tourna m¨ºme mes propres aveux contre moi, disant que, puisque je convenais que j'avais pris le caract¨¨re d'un voleur ou d'un malfaiteur, je m'¨¦tais volontairement soumis aux soup?ons dont je me plaignais, et que je m'¨¦tais expos¨¦ ¨¤ la susdite accusation en rev¨ºtant ma conduite des couleurs et de la livr¨¦e du crime. Je combattis son jargon et ses arguments avec autant d'indignation que de m¨¦pris, et je finis par dire que si ma parole ne suffisait pas, j'¨¦tais pr¨ºt ¨¤ fournir caution, et que le juge ne pouvait pas rejeter ma demande sans encourir une grande responsabilit¨¦. -- Pardonnez-moi, mon bon monsieur, pardonnez-moi, dit l'insatiable clerc; c'est un cas o¨´ l'accus¨¦ ne peut pas ¨ºtre admis ¨¤ fournir caution; car l'arr¨ºt¨¦ rendu dans la troisi¨¨me ann¨¦e du r¨¨gne d'Edouard III dit positivement... M. Jobson allait encore nous fatiguer de ses citations judiciaires lorsqu'un domestique entra et lui remit une lettre. Il ne l'eut pas plus t?t parcourue qu'il s'¨¦cria avec ce ton d'importance d'un homme accabl¨¦ d'affaires: -- Bon Dieu! mais je n'aurai donc pas un instant de repos?... Il faut que je sois de tous les c?t¨¦s en m¨ºme temps?... En v¨¦rit¨¦, je n'y puis suffire... Je voudrais bien qu'on p?t trouver quelque personne int¨¨gre pour m'aider dans l'exercice de mes fonctions. -- Dieu m'en pr¨¦serve, dit le juge entre ses dents, c'est d¨¦j¨¤ bien assez d'un... -- La lettre que je re?ois est pour une affaire pressante... -- Encore des affaires! s'¨¦cria le juge alarm¨¦. -- Celle-ci m'est personnelle, reprit gravement M. Jobson: le vieux Gaffer Rutledge de Grimes-Hill est cit¨¦ ¨¤ compara?tre dans l'autre monde, et il m'envoie prier de mettre ordre ¨¤ ses affaires dans celui-ci. -- Partez, partez vite, s'¨¦cria M. Inglewood, charm¨¦ du r¨¦pit que l'absence de son clerc lui donnerait. -- Mais cependant, dit Jobson en revenant sur ses pas, si ma pr¨¦sence est n¨¦cessaire ici, j'aurai exp¨¦di¨¦ le mandat d'arr¨ºt en une minute, et le constable est en bas. Vous avez entendu, ajouta- t-il en baissant la voix, l'opinion de M. Rashleigh... Il parlait si bas que je n'entendis pas la fin de la phrase. -- Je vous dis que non, non et mille fois non, s'¨¦cria le juge: nous ne ferons rien jusqu'¨¤ votre retour... Allons, passez la bouteille, M. Morris. Ne vous laissez pas abattre M. Osbaldistone... et vous, ma rose du d¨¦sert, un petit verre de vin pour ranimer les couleurs de vos jolies petites joues. Diana sortit de la r¨ºverie dans laquelle elle avait paru plong¨¦e pendant cette discussion. -- Non, juge, r¨¦pondit-elle en affectant une gaiet¨¦ folatre que son ton d¨¦mentait, je craindrais de faire passer mes couleurs sur un endroit de ma figure o¨´ elles ne para?traient pas avec beaucoup d'avantage. Mais je ne vous en ferai pas moins raison; et elle remplit un verre d'eau, qu'elle but pr¨¦cipitamment. Quoique son agitation f?t visible et qu'elle donnat de fr¨¦quents signes d'impatience, ¨¤ peine y fis-je attention, car j'¨¦tais contrari¨¦ au dernier point des nouveaux obstacles qui emp¨ºchaient d'examiner sur-le-champ l'impertinente accusation qu'on m'avait intent¨¦e. Mais le juge ne voulait pas entendre parler d'affaires en l'absence de son clerc, incident qui paraissait lui causer autant de joie qu'un jour de cong¨¦ ¨¤ un ¨¦colier. Il continua ¨¤ faire tous ses efforts pour ¨¦gayer ses h?tes, qui, chacun par des raisons diff¨¦rentes, n'¨¦taient pas fort dispos¨¦s ¨¤ partager sa bonne humeur. -- Allons, ma?tre Morris, vous n'¨ºtes pas le premier homme qui ait ¨¦t¨¦ vol¨¦, je crois... Vos soupirs ne vous rendront pas ce que vous avez perdu... Et vous, M. Frank Osbaldistone, vous n'¨ºtes pas le premier ¨¦tourdi qui ait cri¨¦ halte-l¨¤ ¨¤ un honn¨ºte homme. Il y avait Jack Winterfield, dans mon jeune temps, qui voyait la meilleure compagnie du comt¨¦. On ne rencontrait que lui aux courses de chevaux et aux combats de coqs. J'¨¦tais comp¨¨re et compagnon avec Jack... Passez la bouteille, M. Morris: on s'alt¨¨re ¨¤ force de parler... Il n'y avait pas de jour que je ne vidasse une bouteille avec lui; bonne famille, bon coeur, bon et honn¨ºte gar?on, ¨¤ l'exception de la peccadille qui causa sa mort... Nous boirons ¨¤ sa m¨¦moire, monsieur; pauvre Jack Winterfield! Et puisque nous parlons de lui et de ces sortes de choses, et puisque mon damn¨¦ clerc nous a d¨¦barrass¨¦s de sa pr¨¦sence, et que nous pouvons causer librement entre nous, M. Osbaldistone, si vous m'en croyez, ¨¤ votre place j'arrangerais cette affaire ¨¤ l'amiable; la loi est s¨¦v¨¨re, tr¨¨s s¨¦v¨¨re... Malgr¨¦ toutes ses protections, le pauvre Jack a ¨¦t¨¦ pendu; et pourquoi? simplement pour avoir soulag¨¦ un gros fermier des environs, qui revenait d'un march¨¦ voisin, du prix de la vente de quelques bestiaux... Eh bien! voil¨¤ M. Morris qui est un bon diable; rendez-lui son portemanteau, et qu'il n'en soit plus question. Les yeux de Morris s'anim¨¨rent ¨¤ cette proposition, et il commen?ait ¨¤ b¨¦gayer l'assurance qu'il ne d¨¦sirait la mort de personne, lorsque je coupai court ¨¤ tout accommodement en me plaignant am¨¨rement de l'insulte que me faisait le juge en paraissant me soup?onner coupable du crime que j'¨¦tais venu dans l'intention expresse de d¨¦savouer. Le juge ne savait trop que r¨¦pondre, lorsqu'un domestique vint annoncer qu'un ¨¦tranger demandait ¨¤ parler ¨¤ Son Honneur; et la personne qu'il avait ainsi d¨¦sign¨¦e entra dans la chambre sans plus de c¨¦r¨¦monie. Chapitre IX. L'un des voleurs revient! tenons-nous sur nos gardes... Mais pourquoi me troubler? Si pr¨¨s de la maison, Sans peine je pourrai le mettre ¨¤ la raison. _La Veuve._ -- Un ¨¦tranger! r¨¦p¨¦ta le juge: que ce ne soit pas pour affaire, ou...! L'¨¦tranger lui-m¨ºme coupa court ¨¤ ses protestations. -- L'affaire qui m'am¨¨ne est d'une nature importante, r¨¦pondit M. Campbell, car c'¨¦tait lui, ce m¨ºme ¨¦cossais que j'avais vu ¨¤ Northallerton. -- Je prie Votre Honneur d'y donner sans tarder toute l'attention qu'elle m¨¦rite. -- Je crois, monsieur Morris, ajouta-t-il en lan?ant sur lui un regard ferme et presque mena?ant, je crois que vous savez bien qui je suis; vous n'avez sans doute pas oubli¨¦ ce qui s'est pass¨¦ lors de notre derni¨¨re rencontre sur la route. Morris ¨¦tait retomb¨¦ dans la stupeur; il ¨¦prouva un violent frisson, ses dents claqu¨¨rent, et il donna tous les signes de la plus grande consternation. -- Allons, prenez courage, dit M. Campbell, et ne faites pas claquer vos dents comme des castagnettes. Je ne vois pas ce qui pourrait vous emp¨ºcher de dire ¨¤ M. le juge que vous me connaissez et que vous savez que je suis un homme d'honneur; vous devez venir dans mon pays, et j'aurai peut-¨ºtre alors occasion de vous rendre service ¨¤ mon tour. -- Monsieur, monsieur, je vous crois homme d'honneur, et de plus, comme vous dites, bien partag¨¦ du c?t¨¦ de la fortune. Oui, M. Inglewood, ajouta-t-il en s'effor?ant vainement de donner un peu de fermet¨¦ ¨¤ sa voix, je crois r¨¦ellement que cet homme est tel que je viens de dire. -- Et que me veut-il? demanda le juge un peu s¨¨chement. Un homme en am¨¨ne un autre, comme les rimes dans ?_la maison que Jack a batie?_, et je ne puis avoir ni repos ni entretien paisibles. -- Au contraire, monsieur, reprit Campbell, je viens pour abr¨¦ger une proc¨¦dure qui vous tourmente. -- Par mon ame! alors soyez le bienvenu autant que jamais ¨¦cossais le fut en Angleterre: mais continuez, et dites-nous sans plus de retard tout ce que vous avez ¨¤ nous apprendre. -- Je pr¨¦sume que cet homme vous a dit qu'il y avait avec lui une personne du nom de Campbell, lorsqu'il eut le malheur de perdre sa valise? -- Non, dit le juge, il n'a jamais prononc¨¦ ce nom. -- Ah! je con?ois, je con?ois, M. Morris, reprit M. Campbell; vous avez craint de compromettre un ¨¦tranger qui n'entend rien aux formes judiciaires de ce pays; je vous sais gr¨¦ de votre attention; mais, comme j'apprends que mon t¨¦moignage est n¨¦cessaire pour la justification de M. Francis Osbaldistone, injustement soup?onn¨¦, je vous dispense de cette pr¨¦caution; vous voudrez donc bien dire ¨¤ M. Inglewood s'il n'est pas vrai que nous avons voyag¨¦ ensemble pendant plusieurs milles, par suite des pri¨¨res r¨¦it¨¦r¨¦es que vous m'en aviez faites ¨¤ Northallerton, et que d'abord je n'avais pas voulu ¨¦couter; mais ces pri¨¨res furent renouvel¨¦es avec tant d'instances, lorsque je vous rencontrai sur la route pr¨¨s de Cloberry-Allers, que je me d¨¦cidai, pour mon malheur, ¨¤ faire un long d¨¦tour afin de vous accompagner sur la route. -- C'est l'exacte et triste v¨¦rit¨¦, r¨¦pondit Morris en baissant la t¨ºte pour donner son assentiment ¨¤ cette longue d¨¦claration, ¨¤ laquelle il se soumit avec une triste docilit¨¦. -- Comme je pr¨¦sume encore, vous d¨¦clarerez ¨¤ Sa Seigneurie que personne ne peut mieux que moi porter t¨¦moignage, puisque j'¨¦tais pr¨¨s de vous pendant toute l'affaire? -- Personne mieux que vous, assur¨¦ment, reprit Morris avec un profond soupir ¨¦touff¨¦. -- Et pourquoi diable ne l'avez-vous donc pas secouru, dit le juge, puisque, d'apr¨¨s la d¨¦position de M. Morris, il n'y avait que deux voleurs? Vous ¨¦tiez deux contre deux, et vous paraissez l'un et l'autre de vigoureux gaillards. -- Veuillez observer, monsieur, dit Campbell, que j'ai aim¨¦ toute ma vie la paix et la tranquillit¨¦. M. Morris, qui, ¨¤ ce qu'on m'a dit, sert ou a servi dans les arm¨¦es de Sa Majest¨¦, et porteur, ¨¤ ce qu'il para?t, d'une somme tr¨¨s consid¨¦rable, e?t pu s'amuser ¨¤ se d¨¦fendre, s'il e?t voulu; mais moi qui n'avais qu'un tr¨¨s petit bagage, et qui suis d'un naturel pacifique, je ne me souciais pas de risquer ma vie en voulant opposer quelque r¨¦sistance. Je regardai Campbell pendant qu'il pronon?ait ces paroles, et je ne me rappelle pas avoir jamais vu de contraste plus frappant que celui qu'offrait l'expression de hardiesse et d'intr¨¦pidit¨¦ qui animait son regard, et l'air de simplicit¨¦ et de douceur qui respirait dans son langage. Je crus m¨ºme remarquer sur ses l¨¨vres un l¨¦ger sourire ironique par lequel il semblait t¨¦moigner involontairement son d¨¦dain pour le caract¨¨re pacifique qu'il jugeait ¨¤ propos de prendre, et je ne pus m'emp¨ºcher de croire que s'il avait ¨¦t¨¦ t¨¦moin de la violence faite ¨¤ Morris, ce n'avait pas ¨¦t¨¦ comme compagnon de souffrance, ni m¨ºme comme simple spectateur. Peut-¨ºtre le juge con?ut-il aussi de semblables soup?ons, car il s'¨¦cria au m¨ºme instant: -- Sur mon ame, voil¨¤ une ¨¦trange histoire! L'¨¦cossais parut deviner ce qui se passait dans son esprit, car il changea de ton et de mani¨¨re, et, bannissant cette affectation hypocrite d'humilit¨¦ qui lui avait si mal r¨¦ussi, il dit avec plus de franchise et de naturel: -- ¨¤ dire le vrai, je suis du nombre de ces bonnes gens qui ne se soucient point de se battre, ¨¤ moins qu'ils n'aient quelque chose ¨¤ d¨¦fendre; et mon bagage ¨¦tait fort l¨¦ger lorsque nous rencontrames ces mis¨¦rables. Mais afin que Votre Honneur ajoute plus de foi ¨¤ ma d¨¦claration, en connaissant mieux mon caract¨¨re, veuillez, je vous prie, jeter les yeux sur cette pi¨¨ce. M. Inglewood prit le papier et lut ¨¤ demi-voix: -- Je certifie par ces pr¨¦sentes que le porteur de cet ¨¦crit, Robert Campbell de... (de quelque endroit que je ne puis pas prononcer, dit le juge en s'interrompant...) est une personne de bonne famille, et d'une r¨¦putation irr¨¦prochable, allant en Angleterre pour ses affaires, etc. Donn¨¦ et scell¨¦ de notre main, ¨¤ notre chateau d'Inver... Invera... rara... -- ARGYLE. -- C'est un certificat, monsieur, que j'ai cru devoir demander ¨¤ ce digne seigneur (il porta la main ¨¤ la t¨ºte comme pour toucher son chapeau), Mac-Callum-More. -- Mac-Callum qui, monsieur? demanda le juge. -- Mac-Callum-More, qu'on appelle en Angleterre le duc d'Argyle. -- Je sais tr¨¨s bien que le duc d'Argyle est un seigneur du plus grand m¨¦rite, aimant v¨¦ritablement son pays. Je fus un de ceux qui se rang¨¨rent de son c?t¨¦ en 1714, lorsqu'il d¨¦busqua le duc de Marlborough de son commandement. Je voudrais qu'il y e?t plus de seigneurs qui lui ressemblassent. C'¨¦tait alors un honn¨ºte tory qui professait les m¨ºmes principes qu'Ormond; et il s'est soumis au gouvernement actuel, comme je l'ai fait moi-m¨ºme, pour la tranquillit¨¦ publique; car je ne saurais penser que ce grand homme n'ait eu d'autre motif, comme ses ennemis le pr¨¦tendent, que la crainte de perdre sa place et son r¨¦giment. Son attestation, monsieur Campbell, est parfaitement satisfaisante; et maintenant qu'avez-vous ¨¤ nous dire au sujet du vol? -- Deux mots seulement, M. Inglewood; c'est que M. Morris pourrait en accuser l'enfant nouveau-n¨¦, ou m'en accuser moi-m¨ºme, avec autant de raison qu'il en accuse ce jeune gentilhomme. Je viens librement vous faire ma d¨¦position, et je jure qu'elle est sinc¨¨re. Je d¨¦clare donc que non seulement la personne qu'il prit pour M. Osbaldistone ¨¦tait un homme plus petit et plus gros que monsieur, mais qu'encore, car le hasard me fit apercevoir sa figure dans un moment o¨´ son masque se d¨¦tacha, il avait des traits tout diff¨¦rents. Et je crois, ajouta-t-il en regardant fixement M. Morris avec une expression qui fit trembler le pauvre accusateur, je crois que M. Morris conviendra que j'¨¦tais plus en ¨¦tat que lui d'examiner ceux qui nous attaquaient, ayant, j'ose le croire, mieux conserv¨¦ mon sang-froid. -- J'en conviens, monsieur, j'en conviens parfaitement, dit M. Morris en se rejetant en arri¨¨re d¨¨s qu'il vit M. Campbell s'approcher de lui pour appuyer son appel. Je suis pr¨ºt, monsieur, ajouta-t-il en s'adressant ¨¤ Inglewood, ¨¤ r¨¦tracter ma d¨¦position contre M. Osbaldistone, et je vous prie, monsieur, de lui permettre d'aller vaquer ¨¤ ses occupations, et ¨¤ moi, monsieur, d'aller vaquer aux miennes. M. Campbell d¨¦sire peut-¨ºtre vous parler en particulier, je suis tr¨¨s press¨¦ de partir. -- Dieu soit lou¨¦! voil¨¤ toujours une affaire de moins, dit le juge en jetant au feu les d¨¦clarations. ¨¤ pr¨¦sent, vous ¨ºtes enti¨¨rement libre, M. Osbaldistone; et vous, M. Morris, vous voil¨¤ tranquille. -- Oui, dit Campbell en regardant Morris, qui approuvait les observations du juge par une piteuse grimace, tranquille comme un crapaud sous le soc de la charrue. Mais ne craignez rien, M. Morris, nous allons partir ensemble, je vous escorterai jusqu'¨¤ la grande route, o¨´ nous nous s¨¦parerons; et si nous ne nous revoyons pas bons amis en ¨¦cosse, ce sera votre faute. Avec ce m¨ºme regard de consternation et de d¨¦tresse que jette le criminel condamn¨¦ ¨¤ mort lorsqu'on vient lui annoncer que la charrette l'attend, M. Morris se leva; mais, quand il fut sur ses jambes, il parut h¨¦siter. -- Je vous dis de ne rien craindre, r¨¦p¨¦ta Campbell; je vous tiendrai parole. Que savez-vous si nous ne pourrions pas apprendre quelque part des nouvelles de votre valise, si, au lieu de rester l¨¤ plant¨¦ comme un terme, vous voulez suivre de bons conseils? Nos chevaux sont pr¨ºts; dites adieu ¨¤ M. Inglewood, et partons. Morris nous fit ses adieux, sous l'escorte de M. Campbell, mais il para?t que ses craintes revinrent l'assaillir dans l'antichambre; car j'entendis Campbell lui r¨¦it¨¦rer ses assurances de protection. -- Par l'ame de mon corps, vous ¨ºtes aussi en s?ret¨¦ que l'enfant dans le sein de sa m¨¨re... Comment diable! avec cette barbe noire, vous n'avez pas plus de courage qu'une perdrix! Allons, venez avec moi, et soyez homme une fois pour toutes. La voix se perdit dans l'¨¦loignement, et l'instant d'apr¨¨s nous entend?mes les pas des chevaux qui sortaient de la cour. La joie que M. Inglewood ¨¦prouva de voir se terminer si facilement une affaire qui lui e?t donn¨¦ beaucoup de trouble et d'embarras fut un peu temp¨¦r¨¦e par la r¨¦flexion que son clerc pourrait bien n'¨ºtre pas trop content ¨¤ son retour. Je vais avoir Jobson sur les ¨¦paules pour ces papiers. Peut-¨ºtre n'aurais-je pas d? les br?ler, apr¨¨s tout. Mais, bah! j'en serai quitte pour lui payer ce qu'un proc¨¨s e?t pu lui valoir, et tout sera fini. ¨¤ pr¨¦sent, miss Vernon, quoique je sois dans mon jour d'indulgence et que je n'aie voulu faire arr¨ºter personne, j'ai bien envie de d¨¦cerner une prise de corps contre vous et de vous confier ¨¤ la garde de la m¨¨re Blakes, ma vieille femme de charge; nous enverrions chercher ma voisine mistress Musgrave, les miss Dawkins et vos voisins; et, pendant que le violon s'accorderait, Frank Osbaldistone et moi nous viderions ensemble quelques bouteilles pour nous mettre en train. -- Grand merci, tr¨¨s honorable juge, reprit miss Vernon; mais il faut que nous retournions sur-le-champ ¨¤ Osbaldistone-Hall, o¨´ l'on ne sait pas ce que nous sommes devenus, pour tirer mon oncle de l'inqui¨¦tude qu'il ¨¦prouve sur le sort de mon cousin, ce qui est absolument la m¨ºme chose que s'il s'agissait d'un de ses fils. -- Je le crois sans peine, dit le juge, car lorsque Archie, son fils a?n¨¦, finit si d¨¦plorablement dans cette malheureuse affaire de John Fenwich, le vieux Hildebrand confondait toujours son nom avec ceux de ses autres enfants, et il se plaignait de ne pouvoir jamais se rappeler lequel de ses fils avait ¨¦t¨¦ pendu. Ainsi, hatez-vous d'aller consoler sa sollicitude paternelle. Mais ¨¦coutez, charmante fleur du printemps, dit-il en prenant Diana par la main et en l'attirant vers lui, une autre fois laissez la justice avoir son tour sans venir mettre votre joli doigt dans son vieux pat¨¦ tout plein de fragments de latin de chicane et de tous les latins possible. Diana, ma belle, en montrant le chemin aux autres dans ce marais, prenez garde de vous perdre, mon joli feu follet. Le juge se tourna alors de mon c?t¨¦, et me secouant la main avec beaucoup de cordialit¨¦: -- Vous paraissez ¨ºtre un bon gar?on, M. Frank, me dit-il, et je me rappelle tr¨¨s bien votre p¨¨re. Nous avons ¨¦t¨¦ ensemble au coll¨¨ge. ¨¦coutez, mon gar?on, ¨¤ l'avenir ne bavardez pas tant avec les voyageurs que vous rencontrerez sur la grande route. Que diable! tous les sujets du roi ne sont pas forc¨¦s d'entendre la plaisanterie, et il ne faut pas badiner avec la justice... Ah ?¨¤, monsieur, je vous recommande Diana. Cette pauvre enfant, elle se trouve presque isol¨¦e sur cette boule du monde, libre de chevaucher et de courir partout o¨´ bon lui semble. Ayez-en bien soin, ou morbleu je me battrai avec vous; quoique j'avoue que ce ne serait pas peu d'embarras pour moi. Et maintenant adieu, allez- vous-en, et laissez-moi avec ma pipe de tabac et mes m¨¦ditations. Que dit la chanson? _De l'Inde la feuille l¨¦g¨¨re_ _Est consum¨¦e en peu d'instants_ _Et r¨¦duite en blanche poussi¨¨re:_ _Notre ardeur, comme elle ¨¦ph¨¦m¨¨re,_ _S'¨¦teindra sous nos cheveux blancs._ _........................_ _Du fumeur voil¨¤ la morale_ Je fus charm¨¦ des ¨¦tincelles de bon sens et de sentiment qui ¨¦chappaient au juge au milieu de son indolence sensuelle; je l'assurai que je profiterais de ses avis, et pris cong¨¦ de l'honn¨ºte magistrat et de son toit hospitalier. Nous trouvames dans la cour le domestique de sir Hildebrand que nous avions rencontr¨¦ en arrivant, et ¨¤ qui Rashleigh avait dit de nous attendre. Nous part?mes aussit?t, et gardames le silence; car, ¨¤ dire le vrai, j'¨¦tais encore si ¨¦tourdi des ¨¦v¨¦nements extraordinaires qui s'¨¦taient succ¨¦d¨¦ dans le cours de la matin¨¦e que je n'¨¦tais pas en ¨¦tat de le rompre. ¨¤ la fin miss Vernon s'¨¦cria, comme si elle ne pouvait plus contenir les r¨¦flexions qui l'agitaient: -- Rashleigh est un homme ¨¦tonnant, inconcevable, et surtout bien ¨¤ craindre! Il fait tout ce qu'il veut; tous ceux qui l'entourent ne sont que des marionnettes qu'il fait agir ¨¤ son gr¨¦: il a un acteur pr¨ºt ¨¤ jouer tous les r?les qu'il imagine, et son esprit inventif lui fournit des exp¨¦dients qui ne manquent jamais de lui r¨¦ussir. -- Vous croyez donc, lui dis-je, r¨¦pondant plut?t ¨¤ ce qu'elle voulait dire qu'¨¤ ce qu'elle disait r¨¦ellement, vous croyez donc que M. Campbell, qui, arriv¨¦ si ¨¤ propos, a enlev¨¦ mon brave accusateur comme un faucon enl¨¨ve une perdrix, ¨¦tait un agent de M. Osbaldistone? -- Je le soup?onne, reprit Diana, et je doute fort qu'il f?t venu ¨¤ point nomm¨¦ si le hasard ne m'e?t pas fait rencontrer Rashleigh dans la cour de M. Inglewood. -- En ce cas, c'est ¨¤ vous que je dois tous mes remerciements, ma belle lib¨¦ratrice. -- Oui, mais supposons que vous les ayez pay¨¦s et que je les aie re?us, ajouta-t-elle avec un gracieux sourire, car je n'ai nulle envie de les entendre; ou bien, si vous le voulez, r¨¦servez-les pour ma premi¨¨re insomnie, je r¨¦ponds de leur effet. En un mot, M. Frank, je d¨¦sirais trouver l'occasion de vous ¨ºtre utile, je suis charm¨¦e qu'elle se soit offerte, et je n'ai qu'une grace ¨¤ vous demander en retour, c'est de n'en plus parler. -- Mais quel est cet homme qui vient au grand galop ¨¤ votre rencontre, mont¨¦ sur son petit bidet? Eh! Dieu me pardonne, c'est l'homme subalterne de la loi, l'honn¨ºte M. Joseph Jobson. En effet c'¨¦tait M. Jobson lui-m¨ºme qui venait en toute hate, et, comme nous le v?mes bient?t, de tr¨¨s mauvaise humeur; il s'approcha de nous et arr¨ºta son cheval pour nous parler. -- Ainsi, monsieur... ainsi, miss Vernon... Oui... je vois ce que c'est. La caution a ¨¦t¨¦ accept¨¦e pendant mon absence... Je voudrais bien savoir qui a dress¨¦ l'acte, voil¨¤ tout. Si M. le juge emploie souvent cette forme de proc¨¦dure, je lui conseille de chercher un autre clerc, voil¨¤ tout; car bien certainement je donnerai ma d¨¦mission. -- Oh! ne lui faites pas une semblable menace, M. Jobson, reprit Diana, car il est homme ¨¤ vous prendre au mot. Mais comment se porte le fermier Rutledge? J'esp¨¨re que vous l'avez trouv¨¦ en ¨¦tat de vous dicter son testament. Cette question sembla augmenter la rage de l'homme de loi. Il regarda miss Vernon avec un air de d¨¦pit et de ressentiment si prononc¨¦ que je fus violemment tent¨¦ de lui appliquer mon fouet sur les ¨¦paules; mais heureusement je sus me contenir en songeant au peu d'importance d'un semblable individu. -- Le fermier Rutledge, madame, dit le clerc ¨¤ qui l'indignation ?tait presque l'usage de la parole, le fermier Rutledge se porte aussi bien que vous. Il n'a jamais ¨¦t¨¦ malade, et c'est un horrible tour qu'on a voulu me jouer. Si vous ne le saviez pas d¨¦j¨¤, vous le savez maintenant. -- Est-il possible? reprit miss Vernon en affectant le plus grand ¨¦tonnement. -- Oui, miss, reprit le scribe en fureur; et ce brutal de fermier m'a appel¨¦ chicaneur... -- Chicaneur, madame!... Et il m'a dit que je ne cherchais qu'¨¤ soutirer de l'argent! et je ne vois pas pourquoi ce reproche s'adresserait plut?t ¨¤ moi qu'¨¤ tout autre de mes confr¨¨res, madame... ¨¤ moi qui suis greffier de la justice de paix, en vertu des lois rendues dans la trente-troisi¨¨me ann¨¦e du r¨¨gne de Henry VII et dans la premi¨¨re de celui de Guillaume... du roi Guillaume, madame, de glorieuse et ¨¦ternelle m¨¦moire, de ce grand roi qui nous a d¨¦livr¨¦s des papistes et des pr¨¦tendants, des sabots et des bassinoires d'¨¦cosse[32], miss Vernon. -- Tristes choses que ces sabots et ces bassinoires, reprit la jeune dame qui se plaisait ¨¤ augmenter sa rage. Mais ce qui doit du moins vous d¨¦dommager, c'est que vous semblez n'avoir pas besoin de bassinoire en ce moment, M. Jobson. J'ai peur que Gaffer Rutledge ne s'en soit pas tenu ¨¤ de dures paroles. ¨ºtes-vous bien s?r qu'il ne vous a pas battu? -- Me battre, madame! reprit-il avec vivacit¨¦; non, non, jamais homme vivant ne me battra, je vous promets, madame. -- C'est selon comme vous le m¨¦riterez, monsieur; car vous vous permettez de parlez d'une mani¨¨re si inconvenante ¨¤ miss Vernon, lui dis-je en l'interrompant, que si vous ne changez pas de ton, je pourrai bien vous chatier moi-m¨ºme. -- Me chatier, monsieur!... Moi, monsieur! savez-vous bien ¨¤ qui vous parlez? -- Oui, monsieur, fort bien. Vous dites que vous ¨ºtes clerc de la justice de paix; Gaffer Rutledge dit que vous ¨ºtes un chicaneur, et je ne vois rien dans tout cela qui vous autorise ¨¤ ¨ºtre impertinent ¨¤ l'¨¦gard d'une dame. Miss Vernon mit la main sur mon bras et s'¨¦cria: -- Non, M. Frank, je ne souffrirai pas que vous maltraitiez M. Jobson. Il ne m'inspire pas assez de charit¨¦ pour vous permettre de le toucher seulement du bout de votre fouet. Comment! je suis s?re qu'il vivrait l¨¤-dessus au moins pendant trois mois. D'ailleurs vous avez d¨¦j¨¤ bless¨¦ suffisamment sa sensibilit¨¦; vous l'avez appel¨¦ impertinent. -- Je m'inqui¨¨te peu de ce qu'il dit, miss, reprit le clerc d'un ton un peu moins insolent; impertinent n'est pas un mot qui puisse donner mati¨¨re ¨¤ proc¨¨s; mais chicaneur est un terme hautement injurieux, Gaffer Rutledge l'apprendra ¨¤ ses d¨¦pens, lui et tous ceux qui le r¨¦p¨¨teront malheureusement pour troubler la paix publique et m'enlever ma bonne r¨¦putation. -- Que dites-vous donc l¨¤, M. Jobson? reprit Diana; ne savez-vous pas qu'o¨´ il n'y a rien, le roi lui-m¨ºme perd ses droits? Et quant ¨¤ votre r¨¦putation, si quelqu'un veut vous l'enlever, laissez-le faire: ce sera une triste acquisition pour lui; je vous f¨¦liciterai d'en ¨ºtre d¨¦barrass¨¦. -- Tr¨¨s bien, madame... Bonsoir, madame... Il y a des lois contre les papistes, voil¨¤ tout, et tout irait bien mieux si elles ¨¦taient strictement ex¨¦cut¨¦es. Par le trente-quatri¨¨me statut d'Edouard VI, il y a des peines d¨¦cr¨¦t¨¦es contre toute personne qui poss¨¨derait des antiphoniels, des missels, des graduels, des manuels, des l¨¦gendes, des livres de messe et autres objets d¨¦fendus; il y a des peines contre les papistes qui refusent de pr¨ºter serment... Il y en a contre ceux qui entendent la messe. Voyez le trente-troisi¨¨me statut de la reine ¨¦lisabeth, et le troisi¨¨me du roi Jacques. Tout catholique doit, en payant double taxe, faire enregistrer... -- Voyez la nouvelle ¨¦dition des statuts, revus, corrig¨¦s et augment¨¦s par Joseph Jobson, greffier de la justice de paix, dit miss Vernon. -- Ainsi donc, continua Jobson, car je parle pour vous, Diana Vernon, fille non mari¨¦e et papiste, vous ¨ºtes tenue de vous rendre ¨¤ votre demeure, par le plus court chemin, sous peine d'¨ºtre d¨¦grad¨¦e comme coupable de f¨¦lonie envers le roi. Vous ¨ºtes tenue de demander passage aux bacs publics et de n'y pas rester plus d'un flux et reflux, et ¨¤ moins de le trouver dans de tels lieux, vous devez marcher chaque jour dans l'eau jusqu'aux genoux, en essayant d'atteindre la rive oppos¨¦e. -- C'est, je suppose, dit miss Vernon, une sorte de p¨¦nitence protestante pour mes erreurs de catholique. Eh bien, je vous remercie de l'information, M. Jobson, et m'en vais au plus vite, bien r¨¦solue de garder dor¨¦navant le logis. Adieu, mon bon M. Jobson, miroir de courtoisie judiciaire! -- Bonsoir, bonsoir, madame; et rappelez-vous qu'il ne faut pas plaisanter avec la loi. Et nous continuames notre chemin. Le voil¨¤ donc parti, cet agent de trouble et de malheur; et en lui adressant un dernier coup d'oeil comme il s'en allait: -- N'est-il pas cruel, dit miss Vernon, pour des personnes honn¨ºtes et bien n¨¦es, de se voir expos¨¦es ¨¤ l'impertinence officielle d'un m¨¦chant flagorneur? Et pourquoi? parce que notre croyance est celle que tout le monde professait il n'y a pas beaucoup plus de cent ans... Car assur¨¦ment notre religion a du moins l'avantage de l'anciennet¨¦. -- J'¨¦tais violemment tent¨¦ de lui casser la t¨ºte, r¨¦pondis-je. -- Vous auriez agi en franc ¨¦tourdi; et cependant si mon poing avait ¨¦t¨¦ un peu plus lourd, je crois que je lui en aurais fait sentir la pesanteur. Ah! il y a trois choses pour lesquelles je suis ¨¤ plaindre. -- Et quelles sont ces trois choses, miss Vernon? -- Me promettez-vous toute votre compassion, si je vous le dis? -- En pouvez-vous douter? m'¨¦criai-je en rapprochant mon cheval du sien, et ¨¦prouvant un int¨¦r¨ºt que je ne cherchai pas ¨¤ d¨¦guiser. -- Eh bien, voici mes trois sujets de plainte; car, apr¨¨s tout, il est doux d'inspirer la compassion. D'abord je suis fille et ne suis pas gar?on, et l'on me croirait folle si je faisais la moiti¨¦ des choses qui me passent par la t¨ºte; tandis qu'avec votre heureuse pr¨¦rogative de faire tout ce que vous voulez, je pourrais me livrer ¨¤ tous mes caprices et exciter encore des transports d'admiration. -- Voil¨¤ un point sur lequel je ne saurais vous plaindre autant que vous le d¨¦sirez; car le malheur est si g¨¦n¨¦ral qu'il vous est commun avec la moiti¨¦ du genre humain, et l'autre moiti¨¦... -- Est si bien partag¨¦e qu'elle est jalouse de ses pr¨¦rogatives, interrompit miss Vernon; j'oubliais que vous ¨ºtes partie int¨¦ress¨¦e. Chut! ajouta-t-elle, voyant que j'allais parler. Je me doute que ce doux sourire est la pr¨¦face d'un joli compliment que vous pr¨¦parez sur les avantages que retirent les amis et les parents de Diana Vernon de ce qu'elle est n¨¦e une de leurs ilotes; mais ¨¦pargnez-vous la peine de le prononcer, mon cher cousin, et voyons si nous nous entendrons mieux sur le second point de la plainte que je porte contre la fortune. Comme dirait ce vilain procureur que nous quittons, je suis d'une secte opprim¨¦e et d'une religion proscrite, et loin que ma d¨¦votion me fasse honneur, parce que j'adore Dieu comme l'adoraient mes anc¨ºtres, mon cher ami le juge Inglewood peut m'envoyer ¨¤ la maison de correction et me dire ce que le vieux Pembroke dit ¨¤ l'abbesse de Wilton lorsqu'il s'empara de son couvent: -- Allez filer, vieille comm¨¨re, allez filer. -- Ce n'est pas un mal sans rem¨¨de, dis-je gravement. Consultez quelques-uns de nos ministres les plus ¨¦clair¨¦s, ou plut?t consultez votre jugement, miss Vernon, et vous verrez que les points sur lesquels notre religion diff¨¨re de celle dans laquelle vous avez ¨¦t¨¦ ¨¦lev¨¦e... -- Chut! dit miss Vernon en mettant un doigt sur sa bouche, chut! pas un mot de cela. Abandonner la foi de mes p¨¨res!... Me conseilleriez-vous, si j'¨¦tais homme, d'abandonner leurs banni¨¨res, lorsque le sort des combats se d¨¦clarerait contre eux, pour aller, comme un lache, me joindre ¨¤ l'ennemi triomphant? -- J'honore votre fermet¨¦, miss Vernon, et quant aux inconv¨¦nients auxquels elle vous expose, tout ce que je puis vous dire, c'est que les blessures que nous recevons pour ne pas commettre une lachet¨¦ portent leur baume avec elles. -- Allons, je vois que je n'ai pas beaucoup de piti¨¦ ¨¤ attendre de vous, insensible que vous ¨ºtes. Le caprice d'un magistrat peut m'envoyer au premier jour battre le chanvre et filer le lin, et vous voyez cela avec la plus belle indiff¨¦rence!... Je me plains d'¨ºtre condamn¨¦e ¨¤ porter une coiffe et des dentelles au lieu d'un chapeau et d'une cocarde, et vous riez au lieu de prendre part ¨¤ mes peines. En v¨¦rit¨¦, il est fort inutile que je vous apprenne la troisi¨¨me cause de mes regrets. -- Non, ma ch¨¨re miss Vernon; ne me retirez pas votre confiance, et je vous promets que le triple tribut de sympathie dont je vous suis redevable sera payable fid¨¨lement et en totalit¨¦ au r¨¦cit de votre troisi¨¨me grief, pourvu que ce ne soit pas un malheur qui vous soit commun avec toutes les femmes, ni m¨ºme avec tous les catholiques d'Angleterre, qui sont encore plus nombreux que, par z¨¨le pour l'¨¦glise et l'¨¦tat, nous ne serions tent¨¦s de le d¨¦sirer, nous autres protestants. -- C'est un malheur, dit miss Vernon d'une voix alt¨¦r¨¦e, et avec un s¨¦rieux que je ne lui avais pas encore vu; c'est un malheur qui m¨¦rite bien la compassion. Je suis, comme vous l'avez d¨¦j¨¤ pu observer, naturellement franche et sans r¨¦serve; une bonne fille, sans pr¨¦tention, sans d¨¦fiance, qui voudrais n'avoir de secret pour personne et causer librement avec ses amis; cependant telle est la singuli¨¨re position dans laquelle il a plu au destin de me placer que j'ose ¨¤ peine dire un mot, dans la crainte des cons¨¦quences qu'il peut avoir, non pas pour moi, mais pour d'autres. -- C'est en effet un malheur auquel je prends bien sinc¨¨rement part, miss Vernon, mais que je n'aurais jamais soup?onn¨¦. -- Oh! M. Osbaldistone, si vous saviez, si quelqu'un savait combien il est quelquefois difficile de cacher sous un front riant un coeur au d¨¦sespoir, vous auriez piti¨¦ de moi... Je fais mal peut-¨ºtre de vous parler avec autant de franchise sur ma situation... Mais vous avez de l'esprit, de la p¨¦n¨¦tration. Vous ne manquerez pas de me faire mille questions sur les ¨¦v¨¦nements qui sont arriv¨¦s aujourd'hui, sur la part que Rashleigh a eue ¨¤ votre d¨¦livrance, sur mille autres points qui fixeront n¨¦cessairement votre attention. Moi, je n'aurais pas le courage de vous r¨¦pondre avec la finesse et la fausset¨¦ n¨¦cessaires; vous verriez ais¨¦ment que je vous trompe; vous me croiriez fausse et dissimul¨¦e, et je perdrais votre estime et la mienne. Il vaut mieux vous dire d'avance: Ne me faites pas de questions, il n'est pas en mon pouvoir d'y r¨¦pondre. Miss Vernon pronon?a ces mots d'un ton p¨¦n¨¦tr¨¦ qui ne pouvait manquer de faire sur moi l'impression la plus vive. Je l'assurai qu'elle n'avait ¨¤ craindre ni que je l'accablasse de questions impertinentes ni que je prisse en mauvaise part son refus de r¨¦pondre ¨¤ celles qui pourraient me para?tre raisonnables, ou du moins naturelles. -- J'¨¦tais trop redevable, ajoutai-je, ¨¤ l'int¨¦r¨ºt qu'elle avait pris ¨¤ mes affaires pour abuser de l'occasion que sa bont¨¦ m'avait offerte de p¨¦n¨¦trer les siennes. J'esp¨¦rais seulement que, si mes services pouvaient lui ¨ºtre utiles, elle n'h¨¦siterait pas ¨¤ les employer. -- Je vous remercie, reprit-elle, et je vous crois sinc¨¨re. Votre voix n'a pas le son du carillon monotone appel¨¦ compliment; c'est celle d'une personne qui sait ¨¤ quoi elle s'engage. Si..., mais c'est impossible. Cependant, si l'occasion s'en pr¨¦sente, je vous demanderai si vous vous rappelez cette promesse. Quand m¨ºme vous l'auriez oubli¨¦e, je ne vous en serais pas moins oblig¨¦e; car il suffit que vous soyez sinc¨¨re ¨¤ pr¨¦sent. Il peut arriver bien des circonstances qui changent vos sentiments avant que je vous prie, si c'est une pri¨¨re que je dois vous faire, de secourir Diana comme si vous ¨¦tiez son fr¨¨re. -- Fuss¨¦-je son fr¨¨re, m'¨¦criai-je, je n'aurais pas plus d'empressement ¨¤ la servir! Et ¨¤ pr¨¦sent je ne dois sans doute pas demander si c'est volontairement et par amiti¨¦ que Rashleigh a travaill¨¦ ¨¤ ma justification. -- Non, pas ¨¤ moi, mais vous pouvez le demander ¨¤ lui-m¨ºme; soyez s?r qu'il vous r¨¦pondra _oui, _car toutes les fois qu'il peut se faire un m¨¦rite d'une bonne action, il ne manque jamais de se l'approprier. -- Et je ne dois pas demander non plus si ce Campbell n'est pas lui-m¨ºme la personne qui a enlev¨¦ ¨¤ M. Morris son portemanteau, ou si la lettre que mon ami M. Jobson a re?ue pendant que nous ¨¦tions chez M. Inglewood n'¨¦tait pas une ruse pour l'entra?ner loin du lieu de l'action et l'emp¨ºcher de mettre obstacle ¨¤ ma d¨¦livrance? Et je ne dois pas demander... -- Vous ne devez rien me demander ¨¤ moi, dit miss Vernon; ainsi il est inutile de chercher ¨¤ poser les limites que votre curiosit¨¦ ne doit pas franchir. Vous devez penser de moi tout aussi favorablement que si j'avais r¨¦pondu ¨¤ toutes ces questions et ¨¤ vingt autres encore avec ce ton libre et d¨¦gag¨¦ qu'il est facile ¨¤ Rashleigh de prendre, mais que, pour moi, il m'est impossible de contrefaire. ¨¦coutez: toutes les fois que je porterai la main au menton, de cette mani¨¨re, ce sera signe que je ne pourrai point m'expliquer sur le sujet qui occupait alors votre attention. Il faut que j'¨¦tablisse des signaux de correspondance avec vous; car vous allez ¨ºtre mon confident et mon conseiller, ¨¤ la seule exception que vous ne saurez rien de mes affaires. -- Rien de plus raisonnable, repris-je en riant; et vous pouvez compter que la sagacit¨¦ de mes conseils r¨¦pondra ¨¤ l'¨¦tendue de votre confiance. Telle fut ¨¤ peu pr¨¨s la conversation qui nous occupa pendant la route, et nous arrivames ¨¤ Osbaldistone-Hall au moment o¨´ la famille ¨¦tait d¨¦j¨¤ livr¨¦e ¨¤ ses orgies. -- Qu'on nous serve ¨¤ d?ner dans la biblioth¨¨que, dit miss Vernon ¨¤ un domestique. Il faut bien que j'aie piti¨¦ de vous, ajouta-t- elle en se tournant vers moi, et que je pourvoie ¨¤ ce que vous ne mouriez pas de faim dans cette maison brutalement hospitali¨¨re; autrement je ne sais pas trop si je devrais vous montrer ma retraite. Cette biblioth¨¨que est mon antre favori. C'est le seul coin dans la maison o¨´ je sois ¨¤ l'abri des orangs-outangs, mes cousins. Ils n'y mettent jamais les pieds, dans la crainte, je crois, que les in-folio ne viennent ¨¤ tomber et ne leur fracassent le crane; car c'est la seule impression qu'ils puissent faire sur leur cervelle. Suivez-moi. Je la suivis par un long d¨¦tour de corridors et de passages, de galeries et d'escaliers, et je finis par entrer avec elle dans la biblioth¨¨que. Chapitre X. Dans ce vaste ¨¦difice, il est un lieu secret O¨´ jamais ne p¨¦n¨¨tre un t¨¦moin indiscret. C'est l¨¤ qu'elle pouvait charmer sa solitude Et nourrir son esprit des doux fruits de l'¨¦tude. _Anonyme._ La biblioth¨¨que d'Osbaldistone-Hall ¨¦tait un appartement obscur, o¨´ d'antiques tablettes de bois de ch¨ºne pliaient sous le poids des lourds in-folio, si chers au dix-septi¨¨me si¨¨cle, et desquels, s'il est permis de le dire, nous avons distill¨¦ la mati¨¨re de nos in-quarto et de nos in-octavo, qui, pass¨¦s encore une fois par l'alambic, pourront, si nos enfants sont encore plus frivoles que nous, ¨ºtre r¨¦duits en in-douze et en brochures. La collection se composait principalement d'auteurs classiques, de livres d'histoire et surtout de th¨¦ologie. Elle ¨¦tait dans un grand d¨¦sordre. Les pr¨ºtres qui avaient rempli successivement les fonctions de chapelain au chateau avaient ¨¦t¨¦, pendant nombre d'ann¨¦es, les seules personnes qui fussent entr¨¦es dans la biblioth¨¨que, jusqu'¨¤ ce que l'amour de Rashleigh pour la lecture l'e?t port¨¦ ¨¤ troubler les v¨¦n¨¦rables insectes qui avaient tendu leurs tapisseries sur le devant des tablettes. Comme il se destinait ¨¤ l'¨¦tat eccl¨¦siastique, sa conduite paraissait moins absurde ¨¤ son p¨¨re que si c'e?t ¨¦t¨¦ tout autre de ses enfants qui e?t montr¨¦ un penchant aussi ¨¦trange; et sir Hildebrand consentit ¨¤ ce qu'on fit quelques r¨¦parations ¨¤ cet appartement, afin du moins qu'il f?t possible de l'habiter. Cependant il y r¨¦gnait encore un air de d¨¦sordre et de v¨¦tust¨¦, et les tr¨¦sors de la science ¨¦taient enfouis dans une poussi¨¨re ¨¦paisse qui les d¨¦robait aux regards. La tapisserie en lambeaux, les tablettes et les livres vermoulus, le mauvais ¨¦tat des chaises, des pupitres et des tables ¨¦branl¨¦s sur leur point d'appui, l'atre du foyer rong¨¦ de rouille et rarement anim¨¦ par le feu des charbons ou la flamme d'un fagot, tout indiquait le m¨¦pris des seigneurs du chateau pour la science et pour les volumes qui renferment ses tr¨¦sors. -- Cet endroit vous semble un peu triste, dit miss Vernon en me voyant promener un regard de surprise dans l'appartement; mais pour moi c'est un petit paradis, car j'y suis tranquille, et je ne crains pas que personne vienne m'y d¨¦ranger. Rashleigh en ¨¦tait le propri¨¦taire avec moi lorsque nous ¨¦tions amis. -- Et ne l'¨ºtes-vous plus? fut ma question naturelle. Son doigt se porta aussit?t sur la charmante fossette de son menton, pour me faire sentir l'indiscr¨¦tion de ma demande. -- Nous sommes encore _alli¨¦s, _me r¨¦pondit-elle; nous restons encha?n¨¦s, comme toutes puissances conf¨¦d¨¦r¨¦es, par des circonstances d'int¨¦r¨ºt mutuel. Mais je crains que, suivant l'usage, le trait¨¦ d'alliance n'ait surv¨¦cu aux dispositions amicales qui l'avaient fait na?tre. Quoi qu'il en soit, nous sommes moins souvent ensemble; et, quand il entre par cette porte, je m'enfuis par celle-ci: aussi, voyant que deux personnes dans cette chambre, quelque grande qu'elle paraisse, ¨¦taient trop de moiti¨¦, il a eu la g¨¦n¨¦rosit¨¦ de se d¨¦mettre de ses droits en ma faveur, et je m'efforce de continuer ¨¤ pr¨¦sent toute seule les ¨¦tudes dans lesquelles il me dirigeait autrefois. -- Et puis-je vous demander quelles sont ces ¨¦tudes? -- Oh! vous le pouvez en toute s?ret¨¦. Vous n'avez pas ¨¤ craindre de me voir lever mon petit doigt pour cette question. L'histoire et la litt¨¦rature m'occupent principalement; mais j'¨¦tudie aussi la po¨¦sie et les auteurs classiques. -- Les auteurs classiques? Et les lisez-vous dans l'original? -- Tant bien que mal; Rashleigh, qui n'est pas sans instruction, m'a donn¨¦ quelque teinture des langues anciennes et de celles qui sont ¨¤ pr¨¦sent r¨¦pandues en Europe. Je vous assure que mon ¨¦ducation n'a pas ¨¦t¨¦ enti¨¨rement n¨¦glig¨¦e, quoique je ne sache ni batir une collerette, ni broder, ni faire un pouding, ni enfin, comme la femme du vicaire se fait un plaisir de le dire de moi, avec autant d'¨¦l¨¦gance, de bonne grace et de politesse que de v¨¦rit¨¦, quoique je ne sache rien faire d'utile dans ce bas monde. -- Et le cours d'¨¦tudes est-il de votre choix, miss Vernon, ou de celui de Rashleigh? -- Hum! dit-elle, comme si elle h¨¦sitait de r¨¦pondre ¨¤ ma question. Apr¨¨s tout, ce n'est pas la peine de lever le doigt pour si peu de chose. Ainsi donc, je vous dirai que, un peu par go?t, un peu par son avis, tout en apprenant ¨¤ monter un cheval, et m¨ºme ¨¤ le seller au besoin, ¨¤ franchir une barri¨¨re, ¨¤ tirer un coup de fusil sans sourciller, enfin ¨¤ acqu¨¦rir tous les talents que poss¨¨dent mes brutes de cousins, j'aimais, apr¨¨s ces p¨¦nibles exercices, ¨¤ lire les auteurs anciens avec Rashleigh, et ¨¤ m'approcher de l'arbre de la science, dont vous autres savants vous voudriez cueillir seuls les fruits, pour vous venger, je crois, de la part que notre m¨¨re commune a prise dans la grande transgression originelle. -- Et Rashleigh a pris plaisir ¨¤ cultiver votre go?t pour l'¨¦tude? -- Oui, je suis devenue son ¨¦coli¨¨re; mais, comme il ne pouvait m'apprendre que ce qu'il savait lui-m¨ºme, il s'ensuit que je ne suis pas initi¨¦e dans la science de blanchir les dentelles ou d'ourler les mouchoirs. -- Je suppose que l'envie d'avoir une semblable ¨¦coli¨¨re dut ¨ºtre une puissante consid¨¦ration pour le ma?tre. -- Oh! si vous vous mettez ¨¤ vouloir p¨¦n¨¦trer les motifs de Rashleigh, mon doigt se l¨¨vera, je vous en pr¨¦viens. Ce n'est que sur ce qui me concerne que je puis vous r¨¦pondre avec franchise. Au r¨¦sum¨¦, Rashleigh m'a c¨¦d¨¦ la jouissance exclusive de la biblioth¨¨que, et il n'y entre jamais sans en avoir demand¨¦ et obtenu la permission: aussi ai-je pris la libert¨¦ de d¨¦poser dans cette salle quelques-uns des objets qui m'appartiennent, et que vous pouvez voir en regardant autour de vous. -- Je vous demande pardon, miss Vernon, mais j'ai beau regarder, je ne vois rien dont il soit probable que vous soyez la ma?tresse. -- C'est sans doute parce que vous ne voyez pas de bergers et de berg¨¨res bien encadr¨¦s, un perroquet empaill¨¦, ou une cage pleine d'oiseaux de Canarie, ou une bo?te ¨¤ ouvrage mont¨¦e en or, ou une jolie toilette avec un n¨¦cessaire, une ¨¦pinette, ou un luth ¨¤ trois cordes, ou un petit ¨¦pagneul; je ne poss¨¨de aucun de ces tr¨¦sors, ajouta-t-elle en reprenant haleine apr¨¨s une si longue ¨¦num¨¦ration; mais voil¨¤ l'¨¦p¨¦e de mon anc¨ºtre, sir Richard Vernon, tu¨¦ ¨¤ Shrewsbury et cruellement calomni¨¦ par un nomm¨¦ Shakespeare, qui n'¨¦tait pas sans esprit, et qui, partisan du duc de Lancastre et de ses adh¨¦rents, a d¨¦natur¨¦ l'histoire en leur faveur. Pr¨¨s de cette redoutable ¨¦p¨¦e est suspendue la cotte d'armes d'un autre Vernon, ¨¦cuyer du Prince Noir, dont le sort a ¨¦t¨¦ bien diff¨¦rent de celui de sir Richard, puisque le po¨¨te qui prit la peine de le chanter fit plut?t preuve de bonne volont¨¦ que de talents: _Voyez dans la m¨ºl¨¦e un autre paladin_ _Couvert de son ¨¦cu tel qu'un foudre de guerre,_ _Et ne s'amusant pas ¨¤ songer au butin!_ _Dans les rangs ennemis sa vaillante col¨¨re_ _Va porter la terreur. Honneur ¨¤ son beau nom!_ _Honneur ¨¤ sa vaillance! il s'appelle Vernon._ Voici une martingale que j'ai invent¨¦e moi-m¨ºme. C'est un perfectionnement sur celle du duc de Newcastle. -- Voici le chaperon et les grelots de mon faucon Cheviot, qui se jeta lui- m¨ºme sur le bec d'un h¨¦ron ¨¤ Horsely-Moss. -- Pauvre Cheviot, il n'y a pas un faucon sur le perchoir qui ne soit un milan mal dress¨¦, compar¨¦ ¨¤ lui; -- et voici mon fusil de chasse avec une platine et un chien de nouvelle invention; enfin voil¨¤ d'autres choses pr¨¦cieuses. Mais voil¨¤ qui parle de soi-m¨ºme. Et en parlant ainsi elle me fit remarquer un portrait en pied, peint par Van Dyck, sur lequel ¨¦tait ¨¦crit en lettres gothiques: _Vernon semper viret._ Je la regardais d'un air qui demandait une explication. -- Ne connaissez-vous donc pas, dit-elle avec quelque surprise, notre devise, la devise des Vernon, o¨´ Comme l'hypocrisie aux discours imposants, Nous savons r¨¦unir dans un seul mot deux sens?[33] Et ne connaissez-vous pas nos armoiries, les fl?tes? ajouta-t-elle en me montrant les embl¨¨mes sculpt¨¦s sur l'¨¦cusson de ch¨ºne autour duquel ¨¦tait grav¨¦e la l¨¦gende. -- Des fl?tes! je les aurais prises pour des sifflets d'un sou; mais ne me sachez pas mauvais gr¨¦ de mon ignorance, ajoutai-je en la voyant rougir; il ne me si¨¦rait pas de d¨¦pr¨¦cier vos armes, car je ne connais pas m¨ºme les miennes. -- Vous! un Osbaldistone!... et l'avouer! s'¨¦cria-t-elle. Eh bien, Percy, Thorncliff, John, Dick, Wilfred lui-m¨ºme, pourront ¨ºtre vos ma?tres: l'ignorance elle-m¨ºme en sait plus que vous. -- Je l'avoue ¨¤ ma honte, ma ch¨¨re miss Vernon: les hi¨¦roglyphes du blason sont des myst¨¨res tout aussi inintelligibles pour moi que ceux des pyramides d'¨¦gypte. -- Comment! est-il possible? Mon oncle, mon oncle lui-m¨ºme, qui a toute esp¨¨ce de livre en horreur, se fait lire quelquefois Gwillim pendant les longues nuits d'hiver... Ne pas conna?tre les figures du blason! ¨¤ quoi pensait donc votre p¨¨re? -- Aux figures[34] d'arithm¨¦tique, dont la plus simple lui para?t beaucoup plus importante que tout le blason de la chevalerie; mais, si j'ai ¨¦t¨¦ assez maladroit pour ne pas reconna?tre les armoiries, j'ai du moins assez de go?t pour admirer ce beau portrait dans lequel je crois d¨¦couvrir une ressemblance de famille avec vous. Quelle aisance, quelle dignit¨¦ dans cette attitude! -- quelle richesse de couleur! -- quelle heureuse distribution d'ombres et de lumi¨¨re! -- Est-ce r¨¦ellement un beau tableau? ajouta-t-elle. -- J'ai vu plusieurs ouvrages de ce fameux artiste, r¨¦pondis-je, et aucun qui me pl?t davantage. -- Je me connais aussi peu en peinture que vous en blason, reprit miss Vernon; mais cependant j'ai l'avantage sur vous, car j'ai toujours admir¨¦ ce portrait sans en conna?tre le m¨¦rite. -- Quoique j'aie n¨¦glig¨¦ les fl?tes, les tambourins et toutes les bizarres images de la chevalerie, je sais du moins qu'elles ¨¦taient d¨¦ploy¨¦es sur les ¨¦tendards qui anciennement flottaient dans les champs de la gloire. -- Mais vous avouerez que la repr¨¦sentation de ces armoiries n'est pas aussi int¨¦ressante pour un spectateur non instruit que peut l'¨ºtre un beau tableau. -- Quel est le personnage que celui-ci repr¨¦sente? -- Mon grand-p¨¨re, qui partagea les malheurs de Charles I, et, je rougis de le dire, les exc¨¨s de son fils. Sa prodigalit¨¦ avait d¨¦j¨¤ entam¨¦ notre domaine patrimonial, qui fut perdu totalement par son h¨¦ritier; mon malheureux p¨¨re vendit l'autre part ¨¤ ceux qui le poss¨¨dent aujourd'hui, il fut perdu pour la cause de la loyaut¨¦. -- Votre p¨¨re, je pr¨¦sume, a souffert pendant les dissensions publiques? -- S'il a souffert! il a tout perdu. Sa fille, malheureuse orpheline, mange le pain des autres, soumise ¨¤ leurs caprices et forc¨¦e d'¨¦tudier leurs go?ts... Mais je suis plus fi¨¨re d'avoir un tel p¨¨re que si, sacrifiant ses principes aux circonstances, plus prudent mais moins loyal, il m'e?t laiss¨¦e h¨¦riti¨¨re de toutes les belles baronnies que sa famille poss¨¦dait autrefois. L'arriv¨¦e des domestiques qui apportaient le d?ner nous for?a de changer de conversation. Notre repas ne fut pas long. Lorsqu'on eut desservi, et que les vins eurent ¨¦t¨¦ plac¨¦s sur la table, un domestique nous informa que M. Rashleigh avait demand¨¦ qu'on l'avert?t lorsque notre d?ner serait termin¨¦. -- Dites-lui, r¨¦pondit miss Vernon, que s'il veut descendre ici, nous serons charm¨¦s de le voir; mettez un autre verre, une autre chaise, et laissez-nous. Il faudra que vous vous retiriez avec lui lorsqu'il s'en ira, ajouta-t-elle en s'adressant ¨¤ moi. Malgr¨¦ toute ma lib¨¦ralit¨¦, je ne puis pas accorder ¨¤ un jeune homme plus de huit heures de mon temps sur les vingt-quatre; et je crois que les huit heures sont bien r¨¦volues. -- Le vieillard ¨¤ la faux a couru si rapidement aujourd'hui, lui r¨¦pondis-je, qu'il m'a ¨¦t¨¦ impossible de compter ses pas. -- Chut! dit miss Vernon, voici Rashleigh; et elle recula sa chaise, qui touchait presque ¨¤ la mienne, de mani¨¨re ¨¤ laisser un assez grand intervalle entre nous. Un coup modeste frapp¨¦ ¨¤ la porte, une attention d¨¦licate d'ouvrir doucement lorsqu'on le pria d'entrer, une d¨¦marche en m¨ºme temps humble et gracieuse annon?aient que l'¨¦ducation que Rashleigh avait re?ue au coll¨¨ge de Saint-Omer r¨¦pondait bien ¨¤ l'id¨¦e que je m'¨¦tais faite des mani¨¨res d'un j¨¦suite accompli. Je n'ai pas besoin de dire qu'en ma qualit¨¦ de bon protestant ces id¨¦es n'¨¦taient pas tr¨¨s favorables. -- Pourquoi, dit miss Vernon, cette c¨¦r¨¦monie de frapper ¨¤ la porte, lorsque vous saviez que je n'¨¦tais pas seule? Ces mots furent prononc¨¦s d'un ton d'impatience, comme si elle croyait voir que l'air de r¨¦serve et de discr¨¦tion de Rashleigh couvrait quelque soup?on impertinent. -- Vous m'avez appris si parfaitement la mani¨¨re de frapper ¨¤ cette porte, ma belle cousine, r¨¦pondit Rashleigh avec le m¨ºme calme et la m¨ºme douceur, que l'habitude est devenue une seconde nature. -- Monsieur, reprit miss Vernon, je fais plus de cas de la sinc¨¦rit¨¦ que de la courtoisie. -- Courtoisie, r¨¦pondit Rashleigh, en style d'Amadis, est un chevalier brave, aimable, courtisan par son nom et sa profession, et tr¨¨s propre ¨¤ ¨ºtre le confident d'une dame. -- Mais Sinc¨¦rit¨¦ est le vrai chevalier, r¨¦pliqua miss Vernon, et ¨¤ ce titre il est bienvenu, mon cousin. Finissons ce d¨¦bat, qui n'est pas fort amusant pour votre cousin Francis; asseyez-vous, et remplissez votre verre pour lui donner l'exemple. J'ai fait les honneurs du d?ner pour soutenir la r¨¦putation d'hospitalit¨¦ d'Osbaldistone-Hall. Rashleigh s'assit et remplit son verre, portant ses regards de Diana sur moi, et de moi sur elle, avec un embarras que tous ses efforts ne pouvaient enti¨¨rement d¨¦guiser. Je crus qu'il cherchait ¨¤ deviner jusqu'o¨´ ¨¦tait all¨¦e la confiance qu'elle avait pu m'accorder, et je me hatai de faire prendre ¨¤ la conversation un tour qui le rassura, en lui faisant voir que Diana n'avait point trahi ses secrets. -- M. Rashleigh, lui dis-je, miss Vernon m'a command¨¦ de vous adresser mes remerciements pour l'heureuse conclusion de la ridicule affaire que ce Morris m'avait suscit¨¦e; et me faisant l'injustice de craindre que ma reconnaissance ne f?t pas assez vive pour me rappeler ce devoir, elle a int¨¦ress¨¦ en m¨ºme temps ma curiosit¨¦ en me renvoyant ¨¤ vous pour avoir l'explication du myst¨¨re auquel je parais devoir ma d¨¦livrance. -- En v¨¦rit¨¦, r¨¦pondit Rashleigh (en jetant un coup d'oeil per?ant sur Diana), j'aurais cru que miss Vernon me servirait d'interpr¨¨te; et son regard, se fixant alors sur moi, semblait chercher ¨¤ reconna?tre dans l'expression de ma figure si les communications qui m'avaient ¨¦t¨¦ faites ¨¦taient aussi limit¨¦es que je le pr¨¦tendais. Miss Vernon r¨¦pondit ¨¤ sa question muette par un regard d¨¦cid¨¦ de m¨¦pris, tandis que, incertain si je devais repousser ses soup?ons ou m'en offenser, je r¨¦pondais: -- Si c'est votre plaisir, M. Rashleigh, de me laisser dans l'ignorance, je dois me soumettre; mais ne me refusez pas vos ¨¦claircissements sous pr¨¦texte que j'en ai d¨¦j¨¤ obtenu, car je vous jure que je ne sais rien de relatif aux ¨¦v¨¦nements dont j'ai ¨¦t¨¦ t¨¦moin ce matin; et tout ce que j'ai pu savoir de miss Vernon, c'est que vous vous ¨ºtes employ¨¦ vivement en ma faveur. -- Miss Vernon a trop fait valoir mes humbles efforts, reprit Rashleigh, quoique je n'aie rien n¨¦glig¨¦ pour vous ¨ºtre utile. Je revenais pr¨¦cipitamment au chateau pour engager quelqu'un de notre famille ¨¤ se constituer avec moi votre caution, ce qui me semblait le moyen le plus efficace de vous servir, lorsque je rencontrai Cawmil... Colville... Campbell, peu importe son nom, enfin. J'avais appris de Morris que cet homme ¨¦tait pr¨¦sent lorsque le vol eut lieu; j'eus le bonheur de le d¨¦cider, avec quelque peine, je l'avoue, ¨¤ venir faire sa d¨¦position pour vous disculper et vous tirer sur-le-champ de la situation embarrassante o¨´ vous vous trouviez. -- Je vous ai une grande obligation d'avoir d¨¦cid¨¦ cet homme ¨¤ venir rendre t¨¦moignage en ma faveur; mais si, comme il le dit, il a ¨¦t¨¦ t¨¦moin du vol, je ne vois pas pourquoi il a fait tant de difficult¨¦s pour venir en d¨¦noncer le v¨¦ritable auteur, ou disculper du moins un innocent. -- Vous ne connaissez pas, monsieur, le caract¨¨re des ¨¦cossais, r¨¦pondit Rashleigh; la discr¨¦tion, la prudence et la pr¨¦voyance sont leurs qualit¨¦s dominantes; elles ne sont modifi¨¦es que par un patriotisme mal entendu, mais ardent, qui forme comme l'ext¨¦rieur du boulevard moral dont l'¨¦cossais s'entoure et se fortifie contre les attaques du principe sublime de la philanthropie. Surmontez cet obstacle, vous trouverez une barri¨¨re encore plus difficile ¨¤ franchir: l'amour de sa province, de son village, ou plut?t de son clan. Emportez ce second retranchement, un troisi¨¨me vous arr¨ºte: son attachement pour sa propre famille, pour son p¨¨re, sa m¨¨re, ses fils, ses filles, ses oncles, ses tantes, et ses cousins jusqu'au neuvi¨¨me degr¨¦. C'est dans ces limites que s'¨¦panche l'affection sociale de l'¨¦cossais, sans que jamais elle s'¨¦tende au-del¨¤. C'est dans ces limites qu'il concentre les plus doux sentiments de la nature, sentiments qui s'affaiblissent et s'¨¦teignent ¨¤ mesure qu'ils approchent des extr¨¦mit¨¦s du cercle dans lequel ils sont comme renferm¨¦s. Et vous seriez parvenu ¨¤ franchir toutes ces barri¨¨res fortifi¨¦es encore par l'inclination et l'habitude, que vous vous trouveriez arr¨ºt¨¦ par une citadelle plus forte et plus ¨¦lev¨¦e, que je regarde comme imprenable: l'¨¦go?sme de l'¨¦cossais. -- Tout cela est fort ¨¦loquent, et surtout tr¨¨s m¨¦taphorique, Rashleigh, dit miss Vernon qui ne pouvait plus contenir son impatience; je n'ai que deux objections ¨¤ faire ¨¤ cette belle dissertation; d'abord elle est fausse, et, quand m¨ºme elle ne le serait pas, elle n'a aucun rapport au sujet qui nous occupe. -- Cette description est exacte, ma charmante Diana, reprit Rashleigh, et, qui plus est, elle a un rapport direct au sujet. Elle est exacte, parce qu'elle n'est que le r¨¦sultat d'observations profondes et r¨¦it¨¦r¨¦es faites sur le caract¨¨re d'un peuple que je puis, vous le savez vous-m¨ºme, juger mieux que personne; et elle a un rapport direct au sujet, puisqu'elle r¨¦pond ¨¤ la question de M. Frank, et d¨¦montre pourquoi cet ¨¦cossais circonspect, consid¨¦rant que notre parent n'est ni son compatriote, ni un Campbell, ni m¨ºme un de ses cousins dans aucun des degr¨¦s par lesquels ils distinguent leur g¨¦n¨¦alogie; et, par- dessus tout, ne voyant aucun avantage personnel ¨¤ retirer, mais beaucoup de temps ¨¤ perdre et de peines ¨¤ se donner... -- Avec beaucoup d'inconv¨¦nients, tout aussi formidables sans doute, interrompit miss Vernon avec une ironie qui d¨¦guisait mal son impatience. -- Oui, beaucoup d'autres encore, dit Rashleigh avec un sang-froid imperturbable. En un mot, ma th¨¦orie d¨¦montre pourquoi cet homme, n'esp¨¦rant aucun profit et craignant quelques d¨¦sagr¨¦ments, ne c¨¦da qu'avec peine ¨¤ mes instances et se fit longtemps prier avant de consentir ¨¤ venir faire sa d¨¦position en faveur de M. Frank. -- Il me semble ¨¦tonnant, observai-je, que M. Morris n'ait jamais dit au juge que Campbell ¨¦tait avec lui quand il fut attaqu¨¦ par les voleurs. -- Campbell m'a dit qu'il lui avait fait solennellement promettre de ne point parler de cette circonstance; d'apr¨¨s ce que je vous ai dit, vous devinez ais¨¦ment ses raisons. Il d¨¦sirait retourner sur-le-champ dans son pays, sans ¨ºtre retard¨¦ par des proc¨¦dures judiciaires qu'il e?t ¨¦t¨¦ oblig¨¦ de suivre. D'ailleurs, Campbell fait le commerce des bestiaux, et comme ses affaires sont fort ¨¦tendues, et qu'il a souvent besoin de faire passer de grands troupeaux par notre comt¨¦, il ne se soucie pas d'avoir rien ¨¤ d¨¦m¨ºler avec les voleurs du Northumberland, qui sont les plus vindicatifs des hommes. -- Je suis pr¨ºte ¨¤ en convenir, dit miss Vernon d'un ton qui semblait marquer plus qu'un simple assentiment. -- Je conviens, dis-je en r¨¦sumant la question, de la force des raisons qui peuvent avoir fait d¨¦sirer ¨¤ Campbell que Morris gardat le silence; mais je ne vois pas comment il a pu obtenir assez d'influence sur l'esprit de cet homme pour l'engager ¨¤ taire une circonstance aussi importante, au risque manifeste de faire suspecter la v¨¦rit¨¦ de son histoire si on venait plus tard ¨¤ la d¨¦couvrir. Rashleigh convint avec moi que cela ¨¦tait fort extraordinaire, parut regretter de n'avoir pas fait plus de questions ¨¤ Campbell sur ce sujet qui lui semblait tr¨¨s myst¨¦rieux. -- Mais, ajouta-t-il apr¨¨s cette concession, ¨ºtes-vous bien s?r que Morris n'ait point dit dans sa d¨¦claration que M. Campbell ¨¦tait alors avec lui? -- Je l'ai lue tr¨¨s pr¨¦cipitamment, repris-je; mais, ¨¦tant convaincu que cette circonstance n'y ¨¦tait point mentionn¨¦e, ou du moins qu'elle l'¨¦tait l¨¦g¨¨rement, je n'y ai point fait attention. -- C'est cela m¨ºme, r¨¦pondit Rashleigh, saisissant l'ouverture que je lui offrais; cette circonstance y ¨¦tait mentionn¨¦e, mais, comme vous dites, fort l¨¦g¨¨rement: au reste, il n'a pas ¨¦t¨¦ difficile ¨¤ Campbell d'intimider Morris. Ce poltron va, m'a-t-on dit, remplir en ¨¦cosse une petite place d¨¦pendante du gouvernement; et, ayant le courage de la belliqueuse colombe ou de la souris guerri¨¨re, il peut avoir craint de m¨¦contenter un homme tel que Campbell, dont la vue seule suffirait pour l'effrayer au point de lui faire perdre la petite dose de bon sens que lui a donn¨¦e la nature. Vous avez d? remarquer que M. Campbell a quelque chose de martial et de guerrier dans son ton et ses mani¨¨res. -- J'avoue que je lui ai trouv¨¦ un air de rudesse et de fiert¨¦ qui semble contraster avec sa profession. A-t-il servi dans l'arm¨¦e? -- Oui... non... non, pas absolument servi; mais il a, je pense, comme tous ses compatriotes, appris ¨¤ manier un mousquet. Chaque ¨¦cossais est soldat, et il porte les armes depuis l'enfance jusqu'au tombeau. Pour peu que vous connaissiez votre compagnon de voyage, vous jugerez ais¨¦ment qu'allant dans un pays o¨´ les habitants se font souvent justice eux-m¨ºmes il a d? avoir grand soin d'¨¦viter d'offenser un ¨¦cossais. Mais votre verre est encore plein, et je vois qu'en ce qui concerne la bouteille vous ne faites pas plus d'honneur que moi au nom que nous portons. Si vous voulez venir dans ma chambre, nous ferons ensemble une partie de piquet. Nous nous levames pour prendre cong¨¦ de miss Vernon, qui, pendant que Rashleigh parlait, avait paru plusieurs fois violemment tent¨¦e de l'interrompre. Au moment o¨´ nous allions sortir, le feu qui avait couv¨¦ sourdement ¨¦clata tout ¨¤ coup. -- M. Osbaldistone, me dit-elle, vous pourrez v¨¦rifier vous-m¨ºme si les insinuations de Rashleigh au sujet de MM. Campbell et Morris sont justes et fond¨¦es. Mais ce qu'il dit des ¨¦cossais est une atroce imposture; il calomnie indignement l'¨¦cosse, et je vous prie de ne pas ajouter foi ¨¤ son t¨¦moignage. -- Peut-¨ºtre me sera-t-il assez difficile de vous ob¨¦ir, miss Vernon; car je dois avouer que je n'ai pas ¨¦t¨¦ ¨¦lev¨¦ dans des sentiments tr¨¨s favorables pour nos voisins du nord. -- Oubliez donc, monsieur, cette partie de votre ¨¦ducation, reprit-elle avec chaleur, et souffrez que la fille d'une ¨¦cossaise vous conjure de respecter le pays qui donna naissance ¨¤ sa m¨¨re, jusqu'¨¤ ce que vous puissiez motiver vos pr¨¦ventions. Gardez votre haine et votre m¨¦pris pour l'hypocrisie, la duplicit¨¦ et la bassesse; voil¨¤ ce qu'il faut ha?r et m¨¦priser, et voil¨¤ ce que vous pouvez trouver sans quitter l'Angleterre. Adieu, messieurs; je vous souhaite le bonsoir. Et elle fit un geste pour nous montrer la porte, de l'air d'une princesse qui cong¨¦die sa suite. Nous nous retirames dans la chambre de Rashleigh, o¨´ un domestique nous apporta du caf¨¦ et des cartes. Voyant que Rashleigh voulait ne me donner que de vagues ¨¦claircissements, je r¨¦solus de ne pas le questionner davantage. Sa conduite paraissait envelopp¨¦e d'un myst¨¨re que je voulais approfondir; mais l'instant n'¨¦tait pas favorable, et il fallait attendre qu'il ne f?t pas aussi bien sur ses gardes. Nous commen?ames notre partie, et, quoique nous l'eussions ¨¤ peine int¨¦ress¨¦e, le caract¨¨re fier et ambitieux de mon adversaire per?ait jusque dans ce futile amusement. Il paraissait conna?tre parfaitement les r¨¨gles du jeu; mais, au lieu de les suivre et de jouer _sagement, _il visait toujours aux grands coups et hasardait tout dans l'espoir de faire son adversaire pic, repic ou capot. D¨¨s qu'une ou deux parties de piquet, comme la musique des entractes au th¨¦atre, eurent interrompu le cours que la conversation avait pris, Rashleigh parut se lasser d'un jeu qu'il ne m'avait peut-¨ºtre propos¨¦ que par politique, et nous nous m?mes ¨¤ causer ensemble de choses indiff¨¦rentes. Quoiqu'il e?t plus d'instruction que de v¨¦ritable savoir et qu'il conn?t mieux l'esprit des hommes que les principes de morale qui doivent les diriger, jamais conversation ne m'avait paru plus agr¨¦able et plus s¨¦duisante. Un choix d'expressions vari¨¦es ajoutait encore au prestige d'une voix pure et m¨¦lodieuse. Il ne parlait jamais avec emphase ni avec jactance, et il avait l'art de ne jamais lasser la patience ni fatiguer l'attention de ceux qui l'¨¦coutaient. J'avais vu tous ceux qui voulaient briller en soci¨¦t¨¦ accumuler p¨¦niblement leurs id¨¦es et, comme ces nuages qui s'amoncellent sur nos t¨ºtes et cr¨¨vent ensuite avec fracas, vous inonder d'un torrent scientifique qui s'¨¦puise d'autant plus vite qu'il est d'abord plus rapide et plus majestueux. Mais les id¨¦es de Rashleigh se succ¨¦daient l'une ¨¤ l'autre et s'insinuaient dans l'ame de l'auditeur comme ces eaux pures et f¨¦condes qui, jaillissant d'une source intarissable, viennent baigner la prairie en suivant une pente douce et naturelle. Retenu aupr¨¨s de lui par un charme irr¨¦sistible, ce ne fut qu'¨¤ pr¨¨s de minuit que je pus me d¨¦cider ¨¤ le quitter; et lorsque je fus dans ma chambre, il m'en co?ta de me rappeler le caract¨¨re de Rashleigh tel que je me l'¨¦tais repr¨¦sent¨¦ avant ce t¨ºte-¨¤-t¨ºte. Tel est, mon cher Tresham, l'effet du plaisir, qui ¨¦mousse notre p¨¦n¨¦tration et endort notre jugement, que je ne puis le comparer qu'au go?t de certains fruits, en m¨ºme temps doux et acides, qui nous mettent hors d'¨¦tat d'appr¨¦cier les mets qui nous sont ensuite pr¨¦sent¨¦s. Chapitre XI. Eh, bon Dieu, je vous prie, Pourquoi cet air triste et r¨ºveur? Engendre-t-on m¨¦lancolie Dans le chateau de Balwearle, Dans le manoir d'un bon buveur? Vieille ballade ¨¦cossaise. Le lendemain se trouvait ¨ºtre un dimanche, jour qui paraissait bien long aux habitants d'Osbaldistone-Hall; car apr¨¨s la c¨¦l¨¦bration de l'office divin, auquel toute la famille ne manquait jamais d'assister, chaque individu, ¨¤ l'exception de Rashleigh et de miss Vernon, semblait poss¨¦d¨¦ du d¨¦mon de l'ennui. Le r¨¦cit de l'embarras dans lequel je m'¨¦tais trouv¨¦ la veille amusa sir Hildebrand pendant quelques minutes, et il me f¨¦licita de n'avoir pas couch¨¦ au donjon de Morpeth de la m¨ºme mani¨¨re qu'il m'aurait f¨¦licit¨¦ de ne m'¨ºtre pas cass¨¦ une jambe en tombant de cheval. -- L'affaire a bien tourn¨¦, mon gar?on; mais ne te hasarde pas tant une autre fois. Que diable, la route du roi doit ¨ºtre s?re pour tous les voyageurs, qu'ils soient whigs, qu'ils soient tories. -- Et croyez-vous, monsieur, que j'aie jamais pens¨¦ ¨¤ d¨¦truire cette s¨¦curit¨¦? En v¨¦rit¨¦, c'est la chose du monde la plus provoquante que tout chacun s'accorde ¨¤ me regarder comme coupable d'un crime que je m¨¦prise, que je d¨¦teste, et qui d'ailleurs m'e?t expos¨¦ ¨¤ perdre justement la vie pour avoir voulu violer les lois de mon pays! -- C'est bon, c'est bon, gar?on; qu'il n'en soit plus question: personne n'est forc¨¦ de s'accuser soi-m¨ºme. Pardieu, tu fais bien de t'en tirer le mieux possible: du diable si je n'en ferais pas autant ¨¤ ta place! Rashleigh vint ¨¤ mon secours; mais il me sembla que ses arguments tendaient plut?t ¨¤ conseiller ¨¤ son p¨¨re de feindre d'¨ºtre persuad¨¦ par mes protestations d'innocence qu'¨¤ me justifier compl¨¨tement. -- Dans votre maison, mon cher monsieur... et votre propre neveu! vous ne continuerez pas plus longtemps, j'en suis s?r, ¨¤ blesser ses sentiments en paraissant r¨¦voquer en doute ce qu'il a tant d'int¨¦r¨ºt ¨¤ affirmer. Vous m¨¦ritez assur¨¦ment toute sa confiance, et soyez certain que, si vous pouviez lui rendre quelque service dans cette ¨¦trange affaire, il aurait recours ¨¤ votre bont¨¦. Mais mon cousin Frank a ¨¦t¨¦ d¨¦clar¨¦ innocent, et personne n'a droit de le supposer coupable. Pour moi, je n'ai pas le moindre doute de son innocence, et l'honneur de notre famille exige que nous la d¨¦fendions envers et contre tous. -- Rashleigh, dit son p¨¨re en le regardant fixement, tu es une fine mouche... tu as toujours ¨¦t¨¦ trop fin pour moi... prends garde que toutes tes finesses ne tournent mal: deux t¨ºtes sous un m¨ºme bonnet ne sont pas conformes aux r¨¨gles du blason... et, ¨¤ propos de blason, je vais aller lire Gwillim. Il annon?a cette r¨¦solution avec un long baillement aussi irr¨¦sistible que celui de la d¨¦esse dans la Dunciade; ce baillement fut r¨¦p¨¦t¨¦ ¨¤ plusieurs reprises par ses g¨¦ants de fils, ¨¤ mesure qu'ils se disposaient pour aller chercher des passe-temps analogues ¨¤ leur caract¨¨re: -- Percy, pour percer un tonneau de bi¨¨re avec l'intendant; -- Thorncliff, pour couper deux batons et les fixer dans leurs gardes d'osier; -- John, pour amorcer des lignes; -- Dick, pour jouer tout seul ¨¤ _Pitch and toss[35]_ sa main droite contre sa main gauche; -- et Wilfred, pour se mordre les pouces et tacher de s'endormir en fredonnant ¨¤ demi-voix jusqu'au d?ner. Miss Vernon s'¨¦tait retir¨¦e dans la biblioth¨¨que. Je restai seul avec Rashleigh dans la vieille salle ¨¤ manger, d'o¨´ les domestiques, en faisant autant de bruit et aussi peu d'ouvrage qu'¨¤ l'ordinaire, ¨¦taient parvenus ¨¤ emporter les restes de notre d¨¦jeuner substantiel. Je saisis cette occasion pour lui reprocher la mani¨¨re dont il avait pris ma d¨¦fense aupr¨¨s de son p¨¨re et lui t¨¦moigner franchement que je trouvais fort ¨¦trange qu'il engageat sir Hildebrand ¨¤ cacher ses soup?ons plut?t que de chercher ¨¤ les d¨¦raciner. -- Que voulez-vous, mon cher ami! reprit Rashleigh. Quand mon p¨¨re s'est une fois mis quelque chose dans la t¨ºte, il est impossible de l'en faire sortir, et j'ai reconnu qu'au lieu de l'aigrir encore davantage en discutant avec lui, il valait mieux chercher ¨¤ le d¨¦tourner de ses id¨¦es. Ainsi, ne pouvant extirper les profondes racines que la pr¨¦vention a jet¨¦es dans son esprit, je les coupe du moins toutes les fois qu'elles reparaissent, persuad¨¦ qu'elles finiront par mourir d'elles-m¨ºmes. Il n'y a ni sagesse ni profit ¨¤ vouloir entrer en discussion avec un esprit de la trempe de celui de sir Hildebrand, qui s'endurcit contre la conviction, et qui croit aussi fermement ¨¤ ses inspirations que nous autres, bons catholiques, nous croyons ¨¤ celles du saint p¨¨re de Rome. -- Il n'est pas moins cruel pour moi de vivre dans la maison d'un homme qui persiste ¨¤ me croire un voleur de grand chemin. -- L'opinion ridicule de sir Hildebrand, s'il est permis de donner cette ¨¦pith¨¨te ¨¤ l'opinion d'un p¨¨re, quelque fausse qu'elle soit, son opinion ne fait rien au fond contre votre innocence; et, quant ¨¤ la crainte qui vous tourmente que l'id¨¦e de ce pr¨¦tendu crime vous d¨¦grade ¨¤ ses yeux, bannissez-la compl¨¨tement, et soyez persuad¨¦ que, sous le rapport moral et politique, sir Hildebrand regarde int¨¦rieurement ce crime comme une action m¨¦ritoire: c'est affaiblir l'ennemi, c'est d¨¦pouiller les Amal¨¦cites; et la part qu'il suppose que vous y avez prise vous a fait beaucoup gagner dans son estime. -- Je ne d¨¦sire l'estime de personne, M. Rashleigh, si pour l'acqu¨¦rir il faut perdre la mienne; et ces soup?ons injurieux me fourniront une excellente raison pour quitter Osbaldistone-Hall d¨¨s que je pourrai ¨¦crire ¨¤ mon p¨¨re ¨¤ ce sujet. Il ¨¦tait rare que la figure de Rashleigh trah?t ses sentiments; cependant je crus voir un l¨¦ger sourire se dessiner sur ses l¨¨vres, tandis qu'il affectait de pousser un profond soupir. -- Que vous ¨ºtes heureux, M. Frank! vous allez, vous venez comme il vous pla?t; vous ¨ºtes libre comme l'air; avec votre habilet¨¦, votre go?t et vos talents, vous trouverez bient?t des soci¨¦t¨¦s o¨´ ils seront mieux appr¨¦ci¨¦s que par les stupides habitants de ce chateau; tandis que moi... Il s'arr¨ºta. -- Et qu'y a-t-il donc dans le sort qui vous est ¨¦chu en partage, qu'y a-t-il qui puisse vous faire envier le mien, moi qui suis banni de la maison et du coeur de mon p¨¨re? -- Oui, r¨¦pondit Rashleigh; mais consid¨¦rez tout le prix de l'ind¨¦pendance que vous vous ¨ºtes assur¨¦e par un sacrifice momentan¨¦; car je suis s?r que votre p¨¨re ne tardera pas ¨¤ vous rendre sa tendresse; consid¨¦rez l'avantage d'agir librement, de suivre la belle carri¨¨re de la litt¨¦rature, carri¨¨re que vous pr¨¦f¨¦rez justement ¨¤ toutes les autres et dans laquelle vos talents vous assurent les plus brillants succ¨¨s. Par une r¨¦sidence de quelques semaines dans le nord, vous vous assurez ¨¤ jamais la c¨¦l¨¦brit¨¦ et l'ind¨¦pendance: ce sacrifice est bien l¨¦ger en raison des avantages qu'il vous procure, quoique votre lieu d'exil soit Osbaldistone-Hall. Nouvel Ovide exil¨¦ en Thrace, vous n'avez pas ses raisons pour ¨¦crire des Tristes. -- Comment se peut-il, dis-je avec la rougeur modeste qui convenait ¨¤ un jeune auteur, que vous sachiez... -- N'avons-nous pas eu ici, quelques jours avant votre arriv¨¦e, un ¨¦missaire de votre p¨¨re, un jeune commis nomm¨¦ Twineall, qui m'apprit que vous sacrifiiez aux muses, ajoutant que plusieurs de vos pi¨¨ces de vers avaient excit¨¦ l'admiration des plus grands connaisseurs. Tresham, vous ne vous ¨ºtes peut-¨ºtre jamais amus¨¦ ¨¤ rassembler des rimes; mais vous avez d? conna?tre beaucoup d'apprentis d'Apollon. La vanit¨¦ est leur grand faible, depuis le po¨¨te qui embouche la trompette jusqu'au petit rimailleur qui se borne au chalumeau; depuis le po¨¨te qui embellit les bocages de Twickenham jusqu'au dernier des rimailleurs qu'il chatia du fouet de sa satire dans la Dunciade. -- J'en avais ma part tout comme un autre, et, sans m'arr¨ºter ¨¤ consid¨¦rer qu'il ¨¦tait peu probable que Twineall e?t eu connaissance de deux ou trois petites pi¨¨ces de vers que j'avais gliss¨¦es furtivement dans un journal, sous le voile de l'anonyme, je mordis presque aussit?t ¨¤ l'hame?on, et Rashleigh, enchant¨¦ de voir qu'il pouvait tirer aussi grand parti de mon amour-propre, chercha ¨¤ le flatter encore en me priant avec les plus vives instances de lui permettre de voir quelques-unes de mes productions manuscrites. -- Il faut que vous m'accordiez une soir¨¦e, ajouta-t-il, car il me faudra bient?t perdre les charmes de la soci¨¦t¨¦ litt¨¦raire pour les occupations serviles du commerce et les plaisirs fastidieux du monde. Mon p¨¨re exige de moi un cruel sacrifice en voulant que j'abandonne, pour l'avantage de ma famille, la profession calme et paisible ¨¤ laquelle mon ¨¦ducation me destinait. J'¨¦tais vain, mais je n'¨¦tais pas encore tout ¨¤ fait un sot, et cette hypocrisie ¨¦tait trop forte pour qu'elle m'¨¦chappat. -- Vous ne me persuaderez pas, r¨¦pondis-je, que ce n'est qu'¨¤ regret que vous renoncez ¨¤ la perspective d'¨ºtre un pauvre pr¨ºtre catholique, forc¨¦ de s'imposer mille privations, et que vous consentez ¨¤ allez vivre dans l'opulence et jouir des charmes de la soci¨¦t¨¦. Rashleigh vit qu'il avait pouss¨¦ trop loin l'affectation et son d¨¦sint¨¦ressement; et apr¨¨s une minute de silence, qu'il employa, je suppose, ¨¤ calculer le degr¨¦ de franchise qu'il ¨¦tait n¨¦cessaire d'avoir avec moi (car c'¨¦tait une qualit¨¦ dont il n'¨¦tait jamais prodigue sans n¨¦cessit¨¦), il me r¨¦pondit en souriant: -- ¨¤ mon age se voir condamn¨¦, comme vous le dites, ¨¤ vivre dans le monde et dans l'opulence n'est pas, il est vrai, une perspective bien alarmante: mais permettez-moi de vous dire que vous vous ¨ºtes m¨¦pris sur le sort qui m'¨¦tait r¨¦serv¨¦. Je devais ¨ºtre un pr¨ºtre catholique, mais non pas pauvre et obscur. Non, monsieur, Rashleigh Osbaldistone sera bien moins c¨¦l¨¨bre, quand m¨ºme il deviendrait le plus riche n¨¦gociant de Londres, qu'il e?t pu le devenir en ¨¦tant membre d'une ¨¦glise dont les ministres, comme le dit un auteur, marchent ¨¤ l'¨¦gal des rois. Ma famille est en faveur aupr¨¨s d'une certaine cour exil¨¦e, et l'influence que cette cour poss¨¨de ¨¤ Rome est encore plus grande. Mes talents ne sont pas inf¨¦rieurs ¨¤ l'¨¦ducation que j'ai re?ue; sans pr¨¦somption, j'aurais pu aspirer ¨¤ une dignit¨¦ ¨¦minente dans l'¨¦glise; avec un peu d'illusion et d'amour-propre, je pourrais dire ¨¤ la plus ¨¦lev¨¦e. Et pourquoi, ajouta-t-il en riant, car son grand art ¨¦tait de d¨¦tourner l'attention par une plaisanterie lorsqu'il craignait d'avoir fait une impression d¨¦favorable, -- pourquoi le cardinal Osbaldistone, d'une famille noble et ancienne, ne pourrait-il pas disposer du sort des empires aussi bien qu'un Mazarin, n¨¦ de parents obscurs et vulgaires; qu'un Alberoni, fils d'un jardinier italien? -- Je n'en vois pas la raison, il est vrai; mais ¨¤ votre place je renoncerais sans beaucoup de peine ¨¤ l'espoir hasardeux d'une ¨¦l¨¦vation si pr¨¦caire et tant expos¨¦e ¨¤ l'envie. -- Je le ferais aussi, reprit-il, si la carri¨¨re o¨´ je vais entrer ¨¦tait plus certaine; mais combien de chances dont l'¨¦v¨¦nement seul peut m'apprendre le r¨¦sultat! D'abord les dispositions de votre p¨¨re ¨¤ mon ¨¦gard: ne connaissant pas son caract¨¨re, il m'est impossible... -- Avouez la v¨¦rit¨¦, Rashleigh: vous voudriez que je vous le fisse conna?tre, n'est-ce pas? -- Puisque, comme Diana Vernon, vous faites un appel ¨¤ ma sinc¨¦rit¨¦, je vous r¨¦pondrai franchement: oui. -- Eh bien! vous trouverez dans mon p¨¨re un homme qui est entr¨¦ dans le commerce moins avec le d¨¦sir de s'enrichir que parce que cette carri¨¨re lui donnait occasion de d¨¦velopper son intelligence. Mais ses richesses se sont accumul¨¦es, parce que, ¨¦lev¨¦ ¨¤ l'¨¦cole de la frugalit¨¦ et de la temp¨¦rance, ses d¨¦penses n'ont pas augment¨¦ avec sa fortune. C'est un homme qui hait la dissimulation dans les autres, ne l'emploie jamais lui-m¨ºme et sait d¨¦couvrir la v¨¦rit¨¦, de quelque voile sp¨¦cieux qu'on cherche ¨¤ la couvrir. Silencieux par habitude, il n'aime pas les grands parleurs, surtout lorsque la conversation ne roule pas sur son sujet favori. Il est d'une exactitude rigide ¨¤ remplir les devoirs de sa religion; mais vous n'avez pas ¨¤ craindre qu'il vous g¨ºne pour la v?tre, car il regarde la tol¨¦rance comme un principe sacr¨¦ d'¨¦conomie politique. Seulement si vous ¨ºtes du nombre des partisans du roi Jacques, comme votre religion le fait naturellement pr¨¦sumer, vous ferez bien de le cacher devant lui; il les a en horreur. Esclave de sa parole, il ne souffre pas que personne manque ¨¤ la sienne; il remplit scrupuleusement ses devoirs et entend que tout le monde suive son exemple: pour gagner ses bonnes graces il ne faut pas approuver ses ordres, il faut les ex¨¦cuter. Son plus grand faible est sa pr¨¦dilection exclusive pour son ¨¦tat, faible qui l'emp¨ºche de louer rien de ce qui n'a pas quelque rapport avec le commerce. -- ? portrait admirable! s'¨¦cria Rashleigh; Van Dyck, mon cher Frank, n'¨¦tait qu'un barbouilleur aupr¨¨s de vous. Je vois votre seigneur et ma?tre avec ses vertus et ses faibles; je le vois aimant et honorant le roi comme une esp¨¨ce de lord-maire et de chef du n¨¦goce; v¨¦n¨¦rant la chambre des communes pour les lois qu'elle adopte sur l'exportation, et respectant les pairs parce que le lord-chancelier[36] est assis sur un sac de laine. -- J'ai fait un portrait, Rashleigh, et vous faites une caricature. Mais, si je vous ai fait la carte du pays qu'il vous importait de conna?tre, j'esp¨¨re qu'en retour vous voudrez bien me donner quelques lumi¨¨res sur la g¨¦ographie des terres inconnues... -- Sur lesquelles vous vous trouvez jet¨¦, dit Rashleigh. En v¨¦rit¨¦, c'est inutile: ce n'est point l'?le de Calypso, plant¨¦e de tilleuls fleuris, et offrant toute l'ann¨¦e l'image d'un printemps ¨¦ternel; mais c'est une esp¨¨ce de d¨¦sert du nord, aussi peu propre ¨¤ piquer la curiosit¨¦ qu'¨¤ plaire ¨¤ l'oeil, et qu'au bout d'une demi-heure vous conna?trez dans toute sa nudit¨¦ aussi bien que si je vous en avais fait la description la plus minutieuse. -- Mais il me semble qu'il est quelque chose qui m¨¦rite pourtant de fixer l'attention. Que dites-vous de miss Vernon? ne forme-t- elle pas un int¨¦ressant contraste avec le reste du tableau? Je m'aper?us ais¨¦ment que Rashleigh e?t voulu pouvoir se dispenser de me r¨¦pondre; mais les renseignements qu'il m'avait demand¨¦s me donnaient le droit de lui faire des questions ¨¤ mon tour. Rashleigh le savait, et, forc¨¦ de suivre le sentier que je venais de lui ouvrir, il chercha du moins ¨¤ y marcher de la meilleure grace possible. -- J'ai moins d'occasions ¨¤ pr¨¦sent d'¨¦tudier le caract¨¨re de miss Vernon que je n'en avais autrefois, me dit-il. Lorsqu'elle ¨¦tait plus jeune, j'¨¦tais son ma?tre; mais quand elle eut atteint l'age o¨´ commence une nouvelle carri¨¨re pour une jeune personne, mes diff¨¦rentes occupations, la gravit¨¦ de la profession ¨¤ laquelle je me destinais, la nature particuli¨¨re de ses engagements, notre position mutuelle, en un mot, rendaient une intimit¨¦ constante aussi inconvenante que dangereuse. Je crains que miss Vernon n'ait regard¨¦ ma r¨¦serve comme une preuve d'indiff¨¦rence; mais c'¨¦tait un devoir: il m'en co?ta beaucoup pour ¨¦couter la voix de la prudence, et les regrets qu'elle pouvait ¨¦prouver ¨¦galaient ¨¤ peine les miens. Mais comment continuer ¨¤ vivre dans la plus intime familiarit¨¦ avec une jeune personne charmante et sensible, qui doit, comme vous le savez, entrer dans un clo?tre, ou accepter la personne qui lui est destin¨¦e? -- Le clo?tre ou l'¨¦poux qui lui est destin¨¦! m'¨¦criai-je. Miss Vernon est-elle r¨¦duite ¨¤ cette alternative? -- H¨¦las! oui, dit Rashleigh en ¨¦touffant un soupir. Je n'ai pas besoin sans doute de vous pr¨¦munir contre le danger de cultiver trop assid?ment l'amiti¨¦ de miss Vernon: vous connaissez le monde, vous savez jusqu'¨¤ quel point vous pouvez vous livrer au charme de sa soci¨¦t¨¦ sans compromettre votre repos. Mais je dois vous avertir de veiller sur ses sentiments avec autant de vigilance que sur les v?tres: je sais par exp¨¦rience que miss Vernon est d'un naturel ardent et sensible, et vous avez vu vous-m¨ºme hier jusqu'o¨´ vont son irr¨¦flexion et son m¨¦pris pour les convenances. Quoiqu'il p?t y avoir un fond de v¨¦rit¨¦ dans ce qu'il me disait, et que je n'eusse pas le droit de prendre en mauvaise part des avis qu'il me donnait sous le voile de l'amiti¨¦, je sentais que j'aurais eu du plaisir ¨¤ me battre avec lui. L'insolent! parler avec cette arrogance! voulait-il me faire croire que miss Vernon avait con?u un penchant pour son horrible figure, et qu'elle se f?t d¨¦grad¨¦e au point d'avoir besoin de la r¨¦serve et de la circonspection d'un Rashleigh pour se gu¨¦rir de son imprudente passion? Je me contins n¨¦anmoins, et imitant un instant son hypocrisie, je regrettai avec lui qu'une personne du bon sens et du m¨¦rite de miss Vernon e?t une conduite aussi inconvenante qu'il le disait. -- Non pas inconvenante, dit Rashleigh, mais d'une franchise qui va quelquefois jusqu'¨¤ l'incons¨¦quence. Du reste, croyez-moi, elle a un excellent coeur. ¨¤ parler franchement, si elle persiste dans son aversion pour le clo?tre et pour le mari qu'on lui destine, et que Plutus me soit assez favorable pour m'assurer une honn¨ºte ind¨¦pendance, je pourrai bien alors renouveler nos anciennes liaisons et offrir ¨¤ Diana la moiti¨¦ de ma fortune. -- Avec sa belle voix et ses p¨¦riodes ¨¦l¨¦gantes, pensais-je en moi-m¨ºme, ce Rashleigh est le fat le plus laid et le plus suffisant que j'aie jamais vu. -- Mais, ajouta Rashleigh, comme s'il se parlait ¨¤ lui-m¨ºme, je n'aimerais pourtant pas ¨¤ supplanter Thorncliff. -- Supplanter Thorncliff! m'¨¦criai-je avec la plus grande surprise; votre fr¨¨re Thorncliff est-il le mari qu'on destine ¨¤ Diana Vernon? -- Sans doute; par l'ordre de son p¨¨re et par suite d'un certain pacte de famille, elle doit ¨¦pouser un des fils de sir Hildebrand. On a obtenu de la cour de Rome pour Diana Vernon une dispense qui lui permet d'¨¦pouser son cousin... Osbaldistone; le nom de bapt¨ºme est en blanc, de sorte qu'il ne reste plus qu'¨¤ choisir l'heureux mortel dont le nom doit remplir la lacune. Or, comme Percy, qui ne songe qu'¨¤ boire, ne paraissait pas un mari tr¨¨s convenable, mon p¨¨re a fait choix de Thorncliff, et c'est ¨¤ ce second rejeton de la famille qu'il a confi¨¦ le soin de ne pas laisser ¨¦teindre la race des Osbaldistone. -- La jeune personne, dis-je en m'effor?ant de prendre un air de plaisanterie qui m'allait fort mal, je crois, aurait peut-¨ºtre voulu chercher encore un peu plus bas sur l'arbre de la famille la branche ¨¤ laquelle elle d¨¦sirait s'unir. -- Je ne sais, reprit-il; il n'y a pas beaucoup de choix dans notre famille. Dick est un brutal, John une brute, et Wilfred un ane. Je crois qu'apr¨¨s tout mon p¨¨re ne pouvait pas mieux choisir pour la pauvre Diana. -- Les personnes pr¨¦sentes ¨¦tant toujours except¨¦es. -- Oh! l'¨¦tat eccl¨¦siastique, auquel j'¨¦tais destin¨¦, ne me permettait pas de me mettre sur les rangs; autrement je ne dissimulerai pas qu'ayant re?u du moins de l'¨¦ducation j'aurais pu ¨ºtre choisi par sir Hildebrand pr¨¦f¨¦rablement ¨¤ mes autres fr¨¨res. -- Et sans doute aussi par la jeune personne? -- Vous ne devez pas le supposer, r¨¦pondit Rashleigh en repoussant cette id¨¦e avec une affectation qui ne servait qu'¨¤ la confirmer; l'amiti¨¦, l'amiti¨¦ seule avait serr¨¦ les liens qui nous unissaient: la tendre affection d'une ame sensible et aimante pour son pr¨¦cepteur; l'amour n'approcha pas de nous, ou du moins il n'entra pas dans nos coeurs; je vous ai dit que j'avais ¨¦t¨¦ sage ¨¤ temps. Je n'¨¦tais pas tr¨¨s dispos¨¦ ¨¤ pousser plus loin cette conversation, et prenant un pr¨¦texte pour me d¨¦barrasser de Rashleigh, je me retirai dans ma chambre, o¨´ je me promenai ¨¤ grands pas, r¨¦p¨¦tant tout haut les expressions qui m'avaient le plus choqu¨¦: Sensible!... ardente!... tendre affection!... amour!... Diana Vernon, la plus charmante personne que j'aie jamais vue, amoureuse de ce Rashleigh, monstre de laideur et de difformit¨¦, ¨¤ qui il ne manque qu'une bosse sur le dos pour ¨ºtre aussi hideux que Richard III!... et cependant les occasions qu'il avait de l'entretenir pendant ses maudites le?ons, la s¨¦duction de son langage, son esprit, son adresse... la sottise et la nullit¨¦ de ses fr¨¨res, qui le laissaient sans concurrent... l'admiration de miss Vernon pour ses talents, quoiqu'elle paraisse fortement irrit¨¦e contre lui; sans doute, parce qu'il la n¨¦glige... Et que m'importe tout cela? pourquoi me tourmenter et me mettre en fureur? Diana Vernon est-elle la premi¨¨re de son sexe qui ait aim¨¦ et ¨¦pous¨¦ un homme laid? et quand m¨ºme elle serait libre, quand m¨ºme sa main ne serait pas d¨¦j¨¤ promise, que m'importerait encore? Une catholique... une papiste... un dragon en jupons!... je serais fou de penser un instant ¨¤ l'associer ¨¤ mon sort. Ces r¨¦flexions, loin de calmer le feu qui me d¨¦vorait, ne firent que l'attiser, et, lorsqu'il fallut descendre pour le d?ner, je portai ¨¤ table toute ma mauvaise humeur. Chapitre XII. ¨ºtre ivre, s'emporter? prendre un air froid et sombre? Et dans de vains transports s'attaquer ¨¤ son ombre? Shakespeare, Othello. Je vous ai d¨¦j¨¤ dit, mon cher Tresham, ce qui n'¨¦tait pas une nouvelle pour vous, que mon principal d¨¦faut ¨¦tait un orgueil invincible, qui m'exposait souvent ¨¤ de cruelles mortifications. Je n'avais jamais pens¨¦ que j'aimasse miss Vernon; cependant ¨¤ peine Rashleigh m'eut-il parl¨¦ d'elle comme d'une conqu¨ºte qu'il pouvait saisir ou n¨¦gliger ¨¤ son choix que toutes les d¨¦marches que cette pauvre fille avait faites, dans l'innocence de son coeur, pour former une liaison d'amiti¨¦ avec moi, me parurent l'effet de la coquetterie la plus insultante. -- Elle voudrait sans doute s'assurer de moi comme d'un pis-aller, au cas que M. Rashleigh Osbaldistone fasse le cruel! mais je lui apprendrai que je ne suis pas homme ¨¤ me laisser jouer ainsi... Je lui ferai voir que je connais ses artifices, et que je les m¨¦prise. Je ne r¨¦fl¨¦chis pas que toute cette indignation, aussi ridicule que d¨¦plac¨¦e, prouvait que je n'¨¦tais rien moins qu'indiff¨¦rent aux charmes de miss Vernon, et je m'assis ¨¤ table tr¨¨s irrit¨¦ contre elle et contre toutes les filles d'¨¨ve. Miss Vernon fut surprise de m'entendre r¨¦pondre s¨¨chement aux saillies qui lui ¨¦chappaient et aux traits satiriques qu'elle d¨¦cochait ¨¤ tout moment contre ses chers cousins avec sa libert¨¦ ordinaire; mais, ne soup?onnant pas que mon intention f?t de l'offenser, elle se contenta de se moquer de mes grossi¨¨res reparties par des reparties ¨¤ peu pr¨¨s semblables, mais plus fines et plus polies, et en m¨ºme temps plus piquantes. ¨¤ la fin elle s'aper?ut que j'¨¦tais r¨¦ellement de mauvaise humeur, et voici la r¨¦ponse qu'elle fit ¨¤ une de mes boutades: -- On dit, M. Francis, qu'il y a quelque chose de bon ¨¤ recueillir, m¨ºme des discours d'un sot: j'entendais l'autre jour le cousin Wilfred refuser de jouer plus longtemps au baton avec le cousin John, parce que le cousin John s'¨¦tait mis en col¨¨re et frappait plus fort que les r¨¨gles du jeu ne le permettent. Il n'est pas juste, disait l'honn¨ºte Wilfred, que je re?oive des coups tout de bon, tandis que je ne donne que des coups pour rire. Sentez-vous? -- Je ne me suis jamais trouv¨¦, madame, dans la n¨¦cessit¨¦ de chercher ¨¤ extraire la mince dose de bon sens qui peut se trouver m¨ºl¨¦e dans les personnes de cette famille. -- N¨¦cessit¨¦! et madame!... Vous m'¨¦tonnez, M. Osbaldistone. -- J'en suis d¨¦sol¨¦, madame. -- Quel est ce nouveau caprice? -- Parlez-vous s¨¦rieusement, ou ne prenez-vous ce ton que pour rendre plus pr¨¦cieuse votre bonne humeur? -- Vous avez droit ¨¤ l'attention de tant de messieurs dans cette famille, miss Vernon, qu'il ne peut gu¨¨re ¨ºtre digne de vous de demander la cause de ma nullit¨¦ et de ma maussaderie. -- Comment?... avez-vous donc abandonn¨¦ mon parti pour passer ¨¤ l'ennemi? Elle jeta un regard sur Rashleigh, qui ¨¦tait plac¨¦ vis- ¨¤-vis d'elle, et voyant qu'il semblait nous observer avec une maligne joie, elle ajouta: -- Il n'est que trop vrai: Rashleigh triomphe de m'avoir enlev¨¦ encore un ami. Grace au ciel, et grace ¨¤ l'¨¦tat de d¨¦pendance o¨´ je me suis toujours trouv¨¦e, et qui m'a appris ¨¤ souffrir sans me plaindre, je ne m'offense pas ais¨¦ment: afin de n'¨ºtre pas tent¨¦e de vous chercher querelle, je vais me retirer plus t?t qu'¨¤ l'ordinaire, et je souhaite que votre mauvaise humeur passe avec votre d?ner. ¨¤ ces mots elle quitta la table. Elle ne fut pas plus t?t partie que j'eus honte de ma conduite. J'avais repouss¨¦ brusquement les t¨¦moignages de sa bienveillance, et j'avais presque ¨¦t¨¦ jusqu'¨¤ injurier l'¨ºtre charmant qui n'avait pas craint d'exposer sa r¨¦putation pour me rendre service, et que son sexe seul e?t d? mettre ¨¤ l'abri de ma brutalit¨¦. Pour combattre ou pour dissiper ces r¨¦flexions p¨¦nibles, je remplis machinalement mon verre toutes les fois que la bouteille passait devant moi. Accoutum¨¦ ¨¤ la temp¨¦rance, je ne tardai pas ¨¤ ¨¦prouver, dans l'¨¦tat o¨´ j'¨¦tais d¨¦j¨¤, les funestes effets du vin. Les buveurs de profession, qui se sont comme abrutis par l'usage fr¨¦quent des liqueurs fortes, peuvent se livrer sans crainte ¨¤ ces exc¨¨s, qui ne font que troubler un peu leur jugement, d¨¦j¨¤ tr¨¨s faible ¨¤ jeun. Mais les hommes qui ne se sont pas fait une habitude de ce vice affreux qui nous ravale au rang des brutes, en ¨¦prouvent en un instant la terrible influence. Ma t¨ºte s'exalta bient?t jusqu'¨¤ l'extravagance; je parlais sans cesse; je discutais ce que je ne savais pas; je faisais des histoires dont je perdais le fil, et puis je riais moi-m¨ºme ¨¤ gorge d¨¦ploy¨¦e de mon absence de m¨¦moire. J'acceptai plus d'une gageure qui n'avait ni rime ni raison; je d¨¦fiai ¨¤ la lutte le g¨¦ant John, quoiqu'il f?t un des premiers lutteurs du canton, et moi un apprenti dans cet exercice. Mon oncle eut la bont¨¦ de pr¨¦venir le r¨¦sultat de ma folle ivresse qui aurait, je suppose, fini par me faire rompre le cou. La malignit¨¦ a m¨ºme ¨¦t¨¦ jusqu'¨¤ dire que j'avais entonn¨¦ une chanson bachique; mais comme je ne m'en souviens pas, et que je ne crois pas avoir jamais essay¨¦ de former un son, je me flatte que cette calomnie n'¨¦tait pas fond¨¦e. J'ai fait assez de folies pendant mon ivresse, sans qu'on m'en pr¨ºte encore auxquelles je n'ai pas song¨¦. Sans perdre enti¨¨rement toute raison, je perdis toute retenue, et la passion imp¨¦tueuse qui m'agitait se manifesta par les plus bruyants transports. Je m'¨¦tais mis ¨¤ table triste, m¨¦content, et d¨¦cid¨¦ ¨¤ garder le silence; le vin me rendit babillard, querelleur et emport¨¦. Je cherchais dispute ¨¤ tout le monde, je contredisais tout ce qu'on avan?ait; et, sans respect pour les biens¨¦ances, j'attaquais, ¨¤ la table m¨ºme de mon oncle, ses sentiments politiques et sa religion. La mod¨¦ration que Rashleigh affectait, sans doute pour augmenter encore ma fureur fr¨¦n¨¦tique, m'¨¦chauffa mille fois plus que les cris et les injures de ses fr¨¨res. Je dois ¨¤ mon oncle la justice de dire qu'il s'effor?a de nous ramener ¨¤ l'ordre; mais son autorit¨¦ fut m¨¦connue au milieu du tumulte toujours croissant. ¨¤ la fin mon emportement ne connut plus de bornes, et furieux de quelque insinuation injurieuse, r¨¦elle ou suppos¨¦e, je m'¨¦lan?ai de ma place, courus sur Rashleigh et lui donnai un soufflet. Le philosophe le plus sto?que n'e?t pas re?u cette insulte avec plus de sang-froid et de patience. Il se contenta de me jeter un regard de m¨¦pris; mais Thorncliff ne fut pas si mod¨¦r¨¦ dans sa vengeance, et, voyant que son fr¨¨re ne s'appr¨ºtait pas ¨¤ demander raison de cet outrage, il cria qu'il voulait laver dans mon sang la tache faite ¨¤ leur honneur. Les ¨¦p¨¦es furent tir¨¦es; et nous avions ¨¦chang¨¦ une ou deux passes, lorsque les autres fr¨¨res nous s¨¦par¨¨rent. Je n'oublierai jamais le rire infernal qui contracta les traits de Rashleigh lorsque je fus entra?n¨¦ de force par deux de ces jeunes titans. Ils m'enferm¨¨rent dans ma chambre, assujettirent la porte par de grosses barres de fer, et je les entendis, avec une rage inexprimable, rire aux ¨¦clats en descendant l'escalier. J'essayai dans ma fureur de briser la porte; mais la pr¨¦caution qu'ils avaient prise rendit tous mes efforts inutiles. ¨¤ la fin je me jetai sur mon lit, et m'endormis en roulant dans ma t¨ºte de terribles projets de vengeance. Mais le tardif repentir vint avec le jour. Je sentis avec amertume la violence et l'absurdit¨¦ de ma conduite, et je fus oblig¨¦ de reconna?tre que le vin m'avait raval¨¦ au-dessous de Wilfred Osbaldistone, pour lequel j'avais un si profond m¨¦pris. Ces cruelles r¨¦flexions n'¨¦taient pas adoucies par l'id¨¦e qu'il fallait faire des excuses pour mon emportement d¨¦plac¨¦, et cela en pr¨¦sence de miss Vernon. Les reproches que j'avais ¨¤ me faire pour la conduite peu g¨¦n¨¦reuse que j'avais tenue ¨¤ son ¨¦gard pendant le d?ner, et pour laquelle je ne pouvais pas m¨ºme all¨¦guer la mis¨¦rable excuse de l'ivresse, ajoutaient encore ¨¤ ces p¨¦nibles consid¨¦rations. Accabl¨¦ du poids de ma honte et de mon humiliation, je descendis dans la salle ¨¤ manger, comme un criminel qui vient entendre prononcer sa sentence. Une forte gel¨¦e avait rendu la chasse impossible, et j'eus la mortification de trouver d¨¦j¨¤ toute la famille rassembl¨¦e autour d'un ¨¦norme jambon, ¨¤ l'exception de Rashleigh et de miss Vernon. La joie ¨¦tait extr¨ºme lorsque j'entrai, et je ne pouvais douter que je ne fusse l'objet de la ris¨¦e. En effet, ce qui me semblait un sujet de peine et de regrets paraissait aux yeux de mon oncle et de la plupart de mes cousins une saillie de gaiet¨¦ fort divertissante. Sir Hildebrand, tout en me raillant sur mes exploits h¨¦ro?ques, jura qu'il pensait qu'¨¤ mon age il valait mieux s'enivrer deux ou trois fois par jour que d'aller se coucher ¨¤ sec comme un presbyt¨¦rien. Et, pour appuyer cette consolante r¨¦flexion, il versa un grand verre d'eau- de-vie, en m'exhortant ¨¤ avaler du poil de la b¨ºte qui m'avait mordu. -- Laisse-les rire, neveu, ajouta-t-il en regardant ses fils, laisse-les rire; ils seraient de vraies soupes au lait, comme toi, si je ne leur avais pas appris ¨¤ vider leur bouteille. Malgr¨¦ tous leurs d¨¦fauts et tous leurs ridicules, mes cousins n'avaient pas en g¨¦n¨¦ral un mauvais coeur: ils virent que leurs railleries me blessaient, et ils s'efforc¨¨rent, quoique avec leur maladresse ordinaire, de dissiper l'impression p¨¦nible qu'elles avaient produite sur moi. Thorncliff seul se tenait ¨¤ l'¨¦cart, et avait l'air morne et pensif. Ce jeune homme avait toujours eu de l'¨¦loignement pour moi, et il ne m'avait jamais t¨¦moign¨¦ ces attentions maussades, mais bienveillantes, que j'avais ¨¦prouv¨¦es quelquefois de la part de ses fr¨¨res. S'il ¨¦tait vrai, ce dont pourtant je commen?ais ¨¤ douter, qu'on le destinat pour ¨¦poux ¨¤ miss Vernon, il ¨¦tait possible qu'il s'alarmat de la pr¨¦dilection que cette jeune personne semblait me marquer, et que, craignant que je ne devinsse un rival dangereux, il con??t de la jalousie et me pr?t en aversion. Rashleigh entra enfin, l'air morne et r¨ºveur. Je ne sais quoi de sombre r¨¦pandu sur sa physionomie prouvait qu'il n'avait pas oubli¨¦ l'insulte d¨¦shonorante que je lui avais faite. J'avais d¨¦j¨¤ pens¨¦ ¨¤ la conduite que je devais tenir dans cette occasion; j'¨¦tais parvenu ¨¤ me mod¨¦rer et ¨¤ croire que le v¨¦ritable honneur ne consistait pas ¨¤ me battre pour prouver que j'avais raison, lorsqu'il n'¨¦tait que trop ¨¦vident que j'avais tort, mais ¨¤ faire noblement des excuses pour une injure si disproportionn¨¦e ¨¤ toutes les provocations que j'aurais pu all¨¦guer. Je m'empressai donc d'aller ¨¤ la rencontre de Rashleigh, et lui exprimai mes regrets de la violence ¨¤ laquelle je m'¨¦tais laiss¨¦ emporter la veille. -- Rien au monde, dis-je, n'e?t pu m'arracher un seul mot d'excuse, rien que la voix de ma conscience, qui me reproche ma conduite. J'esp¨¦rais que mon cousin accepterait l'assurance sinc¨¨re de mes regrets, et voudrait bien consid¨¦rer que mes torts provenaient en grande partie de l'excessive hospitalit¨¦ d'Osbaldistone-Hall. -- Il sera ton ami, gar?on, s'¨¦cria le bon sir Hildebrand dans l'effusion de son coeur, il sera ton ami, ou du diable si je l'appelle encore mon fils. Pourquoi, Rashleigh, restes-tu plant¨¦ l¨¤ comme une souche? _J'en suis fach¨¦, _eh! de par tous les diables, c'est tout ce que peut faire un gentilhomme, s'il vient ¨¤ faire quelque chose de mal lorsqu'il a bu le petit coup. J'ai servi et je dois, je crois, conna?tre quelque chose aux affaires d'honneur. Que je n'en entende plus parler, et nous irons tous ensemble chasser le blaireau dans Birkenwood-Bank. La figure de Rashleigh, comme je l'ai d¨¦j¨¤ dit, avait un caract¨¨re particulier, et de ma vie je n'avais vu de physionomie semblable. Mais cette singularit¨¦ ne consistait pas encore tant dans les traits que dans sa mani¨¨re de changer leur expression. Dans le passage de la joie ¨¤ la douleur, du ressentiment ¨¤ la satisfaction, il y a un l¨¦ger intervalle, avant que la passion dominante respire dans tous les traits, ¨¤ l'exclusion absolue de celle qu'elle remplace. De m¨ºme que la lumi¨¨re douteuse du cr¨¦puscule s¨¦pare la fin de la nuit du lever du soleil, il y a comme une esp¨¨ce d'ind¨¦cision dans le caract¨¨re de la physionomie, pendant que les muscles se d¨¦gonflent, que le front s'¨¦claircit, que les yeux reprennent leur ¨¦clat, enfin que toute la figure, chassant les nuages qui la couvraient, recouvre un air calme et serein. Celle de Rashleigh ne passait point par ces gradations, mais prenait successivement et tout ¨¤ coup l'expression de ces deux passions diam¨¦tralement contraires; c'¨¦tait comme le changement ¨¤ vue d'une d¨¦coration o¨´, au coup de sifflet du machiniste, un rocher dispara?t et un palais s'¨¦l¨¨ve. Cette singularit¨¦ me frappa surtout dans cette occasion. Lorsque Rashleigh entra, toutes les passions haineuses ¨¦taient peintes sur son visage. Il entendit mes excuses et l'exhortation de son p¨¨re sans qu'il se fit le moindre changement dans sa physionomie; mais sir Hildebrand n'eut pas plus t?t fini de parler que le sombre nuage qui couvrait le front de Rashleigh disparut tout ¨¤ coup; et du ton le plus poli et le plus affable il m'exprima sa parfaite satisfaction des excuses que je voulais bien lui faire. -- Mon Dieu! dit-il, j'ai moi-m¨ºme une si pauvre t¨ºte lorsque je bois plus de mes trois verres de vin, que je n'ai, comme le bon Cassio[37], qu'un souvenir tr¨¨s vague de la confusion qui r¨¦gna hier soir. Je me rappelle en masse; mais rien de distinct. -- Une querelle, et voil¨¤ tout. Ainsi, mon cher cousin, ajouta-t-il en me serrant amicalement la main, jugez quelle douce surprise j'¨¦prouve en voyant que j'ai ¨¤ recevoir des excuses au lieu d'en avoir ¨¤ faire. Ne parlons plus de cela; je serais bien fou de vouloir examiner minutieusement un compte dont la balance, qui pouvait ¨ºtre contre moi, se trouve si inopin¨¦ment ¨¤ mon avantage. Vous voyez, M. Frank, que je prends d¨¦j¨¤ le langage de Lombard-Street et que je me pr¨¦pare ¨¤ remplir dignement ma nouvelle profession. J'allais r¨¦pondre, et je levais les yeux que la honte m'avait fait baisser, lorsque je rencontrai ceux de miss Vernon, qui, ¨¦tant entr¨¦e sans bruit pendant la conversation, l'avait ¨¦cout¨¦e attentivement. D¨¦concert¨¦, confus, je penchai la t¨ºte sans dire un seul mot, et j'allai prendre tristement ma place aupr¨¨s de mes cousins, que le d¨¦jeuner n'avait pas cess¨¦ d'occuper exclusivement. Mon oncle se garda bien de laisser ¨¦chapper cette occasion de me faire, ainsi qu'¨¤ Rashleigh, une le?on de morale, et il nous conseilla s¨¦rieusement de nous corriger de nos ridicules habitudes de soupe au lait, selon son expression, de nous aguerrir contre les effets du vin, pour ¨¦viter les disputes et les coups; et de commencer par vider r¨¦guli¨¨rement tous les jours notre pinte de porto; ce qui, ¨¤ l'aide de la bi¨¨re de mars et de quelques verres d'eau-de-vie, suffisait pour des novices en l'art de boire. Pour nous encourager, il nous assura qu'il avait connu beaucoup d'hommes qui ¨¦taient arriv¨¦s ¨¤ notre age sans avoir jamais bu trois verres de vin, et qui cependant, ¨¦tant tomb¨¦s en bonne compagnie, et suivant les bons exemples, ¨¦taient parvenus ¨¤ se faire une brillante r¨¦putation en ce genre, pouvant vider tranquillement leurs six bouteilles sans perdre la t¨ºte, et sans ¨ºtre incommod¨¦s le lendemain matin. Malgr¨¦ la sagesse de cet avis, et la brillante perspective qu'il me faisait entrevoir, j'en profitai peu: tout en paraissant ¨¦couter mon oncle, mon attention ¨¦tait ailleurs. Toutes les fois que je me hasardais ¨¤ tourner les yeux du c?t¨¦ de miss Vernon, j'observais que ses regards ¨¦taient fix¨¦s sur moi, et je croyais lire sur sa figure l'expression de la piti¨¦, et en m¨ºme temps du d¨¦plaisir. Je cherchais les moyens d'entrer aussi en explication avec elle et de lui faire mes excuses, lorsqu'elle me fit entendre qu'elle ¨¦tait d¨¦termin¨¦e ¨¤ m'¨¦pargner la peine de solliciter une entrevue: -- Cousin Frank, dit-elle en m'appelant par le m¨ºme titre qu'elle avait coutume de donner aux autres Osbaldistone, quoiqu'¨¤ proprement parler je ne fusse pas son cousin, j'ai ¨¦t¨¦ arr¨ºt¨¦e ce matin par un passage dans _la Divina comedia _du Dante; voulez-vous avoir la bont¨¦ de monter ¨¤ la biblioth¨¨que pour me l'expliquer? Lorsque vous aurez d¨¦couvert le sens de l'obscur Florentin, vous irez rejoindre ces messieurs, et voir si vous serez aussi heureux ¨¤ d¨¦couvrir la retraite du blaireau. Je m'empressai de lui r¨¦pondre que j'¨¦tais pr¨ºt ¨¤ la suivre. Rashleigh offrit de nous accompagner. -- Je suis plus en ¨¦tat, nous dit-il, de chercher le sens du Dante ¨¤ travers les m¨¦taphores et l'obscurit¨¦ de son style que de chasser un pauvre anachor¨¨te de sa tani¨¨re. -- Excusez-moi, Rashleigh, dit miss Vernon; mais, comme vous allez occuper la place de M. Frank dans la maison de banque ¨¤ Londres, vous devez lui c¨¦der l'¨¦ducation de votre ¨¦l¨¨ve ¨¤ Osbaldistone- Hall. Nous vous appellerons cependant s'il est n¨¦cessaire; ainsi ne prenez pas votre air grave, je vous prie. D'ailleurs, c'est une honte que vous ne connaissiez pas mieux la chasse, vous, un Osbaldistone! Que ferez-vous si votre oncle vous demande comment vous chassez au blaireau? -- H¨¦las! Diana, c'est bien vrai, dit sir Hildebrand en poussant un soupir. Si Rashleigh e?t voulu acqu¨¦rir, comme ses fr¨¨res, les connaissances utiles, il ¨¦tait ¨¤ bonne ¨¦cole, je crois; mais les grammaires fran?aises, les livres, les nouveaux navets, les rats et les hanovriens ont tout boulevers¨¦ dans la vieille Angleterre[38]. Allons, Rashie[39], allons, viens avec nous, et porte mon ¨¦pieu de chasse: ta cousine n'a pas besoin de toi ¨¤ pr¨¦sent, et je n'entends pas qu'on contrarie ma Diana. Je ne veux pas qu'il soit dit qu'il n'y avait qu'une femme ¨¤ Osbaldistone-Hall, et qu'elle y est morte faute de n'avoir pu faire ses volont¨¦s. Rashleigh ob¨¦it ¨¤ son p¨¨re et le suivit apr¨¨s avoir dit ¨¤ demi- voix ¨¤ Diana: -- Je suppose qu'il sera discret de ne pas oublier aujourd'hui de me faire accompagner du courtisan _C¨¦r¨¦monie, _et de frapper ¨¤ la porte de la biblioth¨¨que avant d'entrer? -- Non, non! Rashleigh, dit miss Vernon, d¨¦barrassez-vous du faux archimage appel¨¦ _Dissimulation; _c'est le meilleur moyen de vous assurer un libre acc¨¨s aupr¨¨s de nous pendant nos entretiens classiques. ¨¤ ces mots, elle prit le chemin de la biblioth¨¨que, et je la suivis... comme un criminel, allais-je dire, qu'on m¨¨ne ¨¤ l'ex¨¦cution; mais il me semble que j'ai d¨¦j¨¤ employ¨¦ cette comparaison une ou deux fois, ainsi je la supprime: je dirai donc, sans comparaison, que je la suivis en tremblant, et avec un embarras que j'aurais donn¨¦ tout au monde pour vaincre. Il me semblait qu'il ¨¦tait souverainement d¨¦plac¨¦ dans cette occasion; car j'avais respir¨¦ assez longtemps l'air du continent pour apprendre que la l¨¦g¨¨ret¨¦, la galanterie et l'assurance sont trois qualit¨¦s essentielles qui doivent distinguer l'heureux mortel qu'une jeune et belle personne honore d'un t¨ºte-¨¤-t¨ºte. Mais pour cette fois mes sentiments anglais l'emport¨¨rent sur mon ¨¦ducation fran?aise; et je fis, je crois, une tr¨¨s piteuse figure lorsque miss Vernon, s'asseyant majestueusement dans le grand fauteuil de la biblioth¨¨que, comme un juge qui va entendre une cause importante, me fit signe de prendre une chaise vis-¨¤-vis d'elle, ce que je fis, tremblant comme le pauvre diable qui se voit sur la sellette; et elle commen?a la conversation sur le ton de la plus am¨¨re ironie. Chapitre XIII. Sans doute il fut cruel celui qui le premier Trempa dans le poison une ¨¦p¨¦e homicide; Mais plus barbare encore, et cent fois plus perfide Celui qui de sucs v¨¦n¨¦neux Put remplir froidement la coupe hospitali¨¨re. _Anonyme._ En v¨¦rit¨¦, M. Frank Osbaldistone, dit miss Vernon de l'air d'une personne qui croyait avoir acquis le privil¨¨ge de railler, en v¨¦rit¨¦, vous nous avez tous vaincus. Je n'aurais pas cru que vous fussiez aussi digne de votre noble famille. La journ¨¦e d'hier vous a couvert de gloire. Vous avez fait vos preuves pour entrer dans l'honorable corporation d'Osbaldistone-Hall: elles sont irr¨¦cusables, et votre coup d'essai a ¨¦t¨¦ un coup de ma?tre. -- Je connais mes torts, miss Vernon, et tout ce que je puis dire pour justifier mon impertinence, c'est que j'avais re?u des nouvelles qui avaient agit¨¦ mes esprits. Je sens que j'ai ¨¦t¨¦ on ne peut plus absurde et impoli. -- Comment donc! reprit le juge inflexible, vous ne vous rendez pas justice. D'apr¨¨s ce que j'ai vu et ce que j'ai depuis entendu dire, vous avez montr¨¦ dans une seule soir¨¦e toutes les qualit¨¦s sup¨¦rieures qui distinguent vos cousins: la douceur et l'urbanit¨¦ du bon Rashleigh, la temp¨¦rance de Percy, le sang-froid de Thorncliff, la patience de John, l'art des gageures de Dickon, et ce qui surtout est le plus admirable, c'est d'avoir choisi le temps, le lieu et la circonstance pour faire preuve de ces rares talents, avec une sagacit¨¦ digne de Wilfred. -- Ayez un peu compassion de moi, miss Vernon, lui dis-je; car j'avoue que je regardais la le?on comme bien m¨¦rit¨¦e, surtout en consid¨¦rant de quelle part elle me venait. Pardonnez-moi si, pour excuser une extravagance dont je ne suis pas habituellement coupable, j'ose vous citer la coutume de la maison et du pays. Je suis loin de l'approuver; mais nous avons l'autorit¨¦ de Shakespeare, qui dit que le bon vin est une bonne et aimable cr¨¦ature, et que tout homme peut y ¨ºtre pris t?t ou tard. -- Oui, M. Francis; mais Shakespeare met ce pan¨¦gyrique et cette apologie dans la bouche du plus grand sc¨¦l¨¦rat que son crayon ait trac¨¦. Je ne veux point cependant abuser de l'avantage que m'a donn¨¦ votre citation en vous accablant de la r¨¦ponse par laquelle Cassio r¨¦fute Iago[40]. Je veux seulement ne pas vous laisser ignorer qu'il est au moins une personne fach¨¦e de voir un jeune homme plein de talents et d'esp¨¦rances s'enfoncer dans le bourbier o¨´ chaque soir se plongent les habitants de ce manoir. -- Je n'ai fait qu'y mettre un instant le pied, je vous assure, miss Vernon, et je reconnais trop combien ce bourbier est d¨¦go?tant pour y faire un pas de plus. -- Si telle est votre r¨¦solution, reprit-elle, elle est sage, et je ne puis que l'approuver. Mais j'¨¦tais si tourment¨¦e de ce que j'avais entendu dire que je n'ai pu m'emp¨ºcher de m'en expliquer avec vous, avant de vous parler de ce qui me regarde particuli¨¨rement. Vous vous ¨ºtes conduit hier avec moi pendant le d?ner de mani¨¨re ¨¤ me faire croire qu'on vous a dit sur mon compte des choses qui ont pu diminuer l'estime que vous m'aviez accord¨¦e. Voudrez-vous bien vous expliquer clairement ¨¤ ce sujet? Je fus stup¨¦fait. Cette question aussi brusque que pr¨¦cise ¨¦tait plut?t faite du ton d'un homme qui demande ¨¤ un autre l'explication de sa conduite d'une mani¨¨re ferme mais polie que de celui d'une fille de dix-huit ans qui adresse une question ¨¤ un jeune homme: elle ¨¦tait enti¨¨rement d¨¦pouill¨¦e de circonlocutions, de ces d¨¦tours et de ces p¨¦riphrases qui accompagnent ordinairement les explications entre des personnes de diff¨¦rents sexes. J'¨¦tais dans le plus grand embarras; car, ¨¤ pr¨¦sent que je me rappelais de sang-froid les discours de Rashleigh, j'¨¦tais forc¨¦ de convenir qu'en supposant m¨ºme qu'ils fussent fond¨¦s, ils auraient d? exciter dans mon ame un sentiment de compassion pour miss Vernon plut?t qu'un pu¨¦ril ressentiment; et, quand m¨ºme ils auraient pu justifier compl¨¨tement ma conduite, encore m'e?t-il ¨¦t¨¦ difficile de r¨¦p¨¦ter ce qui devait blesser aussi vivement la fiert¨¦ de Diana. Elle vit que j'h¨¦sitais ¨¤ r¨¦pondre et me dit d'un ton d¨¦cid¨¦ et r¨¦solu, mais avec mod¨¦ration: -- J'esp¨¨re que M. Osbaldistone ne disconviendra pas que j'ai droit de demander cette explication: je n'ai point de parents, point d'amis pour me d¨¦fendre, il est donc juste qu'on me permette de me d¨¦fendre moi-m¨ºme. Je m'effor?ai assez gauchement de rejeter ma conduite grossi¨¨re sur une indisposition, sur des lettres fort dures que j'avais re?ues de Londres. Elle me laissa ¨¦puiser mes excuses, sans piti¨¦ pour mon embarras et ma confusion, et les ¨¦couta avec le sourire de l'incr¨¦dulit¨¦. -- ¨¤ pr¨¦sent, M. Frank, que vous avez d¨¦bit¨¦ votre prologue d'excuses avec la mauvaise grace d'usage pour tous les prologues, veuillez lever le rideau et me montrer ce que je d¨¦sire voir. En un mot, faites-moi conna?tre ce que Rashleigh a dit de moi, car c'est toujours lui qui fait mouvoir toutes les machines d'Osbaldistone-Hall. -- Mais supposez qu'il m'ait dit quelque chose, miss Vernon, que m¨¦rite celui qui trahit les secrets d'une puissance pour les r¨¦v¨¦ler ¨¤ une puissance alli¨¦e?... car vous m'avez dit vous-m¨ºme que Rashleigh ¨¦tait toujours votre alli¨¦, quoiqu'il ne f?t plus votre ami. -- Point d'¨¦vasion, je vous prie, point de plaisanteries sur ce sujet; je n'ai ni la patience ni l'envie de les ¨¦couter. Rashleigh ne peut pas, ne doit pas, n'oserait pas tenir sur moi, sur Diana Vernon, des propos que je ne puisse pas entendre. Il r¨¨gne des secrets entre nous, il est vrai, mais ce n'est pas de ces secrets qu'il peut vous avoir parl¨¦; ce n'est pas moi personnellement que ces secrets int¨¦ressent. Pendant qu'elle parlait, j'¨¦tais parvenu ¨¤ recouvrer ma pr¨¦sence d'esprit, et je pris soudain la d¨¦termination de ne point r¨¦v¨¦ler ce que Rashleigh m'avait dit comme en confidence. Il me semblait qu'il y avait de la bassesse ¨¤ r¨¦p¨¦ter un entretien particulier. Miss Vernon ne pouvait retirer aucun avantage de mon indiscr¨¦tion, qui l'e?t afflig¨¦e inutilement. Je r¨¦pondis donc gravement que je n'avais eu avec M. Rashleigh qu'une conversation de famille, et je lui protestai qu'il ne m'avait rien dit qui m'e?t laiss¨¦ contre elle une impression d¨¦favorable; j'esp¨¦rais qu'elle voudrait bien se contenter de cette assurance, et ne pas exiger des d¨¦tails que l'honneur m'obligeait de lui refuser. -- L'honneur? s'¨¦cria-t-elle en s'¨¦lan?ant de sa chaise avec le tressaillement et la vivacit¨¦ d'une Camille pr¨ºte ¨¤ voler au combat: l'honneur! c'est le mien qui est compromis: point de d¨¦tours, ils seront inutiles; c'est une r¨¦ponse positive qu'il me faut. Ses joues ¨¦taient rouges, son visage en feu; ses yeux ¨¦tincelaient... -- Je demande, ajouta-t-elle d'une voix dont l'expression ¨¦tait d¨¦chirante, je demande une explication, telle qu'une femme bassement calomni¨¦e a droit de la demander ¨¤ un homme qui se dit homme d'honneur; telle qu'une cr¨¦ature sans m¨¨re, sans amis, sans guide et sans protection, seule, seule au monde, a droit de l'exiger d'un ¨ºtre plus heureux qu'elle, au nom de ce Dieu qui les a envoy¨¦s ici-bas, lui pour jouir, et elle pour souffrir. Vous ne me refuserez pas, ou, ajouta-t-elle en levant les yeux d'un air solennel, je serai veng¨¦e de votre refus, s'il est quelque justice sur la terre ou dans le ciel. Je fus ¨¦tourdi de cette v¨¦h¨¦mence; mais je sentis qu'apr¨¨s un semblable appel mon devoir ¨¦tait de bannir une scrupuleuse d¨¦licatesse, et je lui r¨¦p¨¦tai bri¨¨vement ce qui s'¨¦tait pass¨¦ dans la conversation que j'avais eue avec Rashleigh. D¨¨s qu'elle vit que je consentais ¨¤ la satisfaire, elle s'assit et m'¨¦couta d'un air calme; et, lorsque je m'arr¨ºtais pour chercher quelque mani¨¨re d¨¦licate de lui faire entendre ce qui me semblait devoir lui causer une trop grande impression, elle me disait aussit?t: -- Continuez, continuez je vous prie; le premier mot qui se pr¨¦sente ¨¤ l'esprit est le plus clair, et, par cons¨¦quent, le meilleur. Ne vous inqui¨¦tez pas de mes sentiments; parlez-moi comme vous parleriez ¨¤ un tiers qui ne serait point partie int¨¦ress¨¦e. Press¨¦ avec autant d'instance, je lui r¨¦p¨¦tai ce que Rashleigh m'avait dit d'un arrangement de famille qui l'obligeait ¨¤ ¨¦pouser un Osbaldistone et du choix qu'on avait fait de Thorncliff. J'aurais voulu n'en pas dire davantage; mais sa p¨¦n¨¦tration d¨¦couvrit que je lui cachais encore quelque chose et sembla m¨ºme deviner ce que c'¨¦tait. -- Ce n'est pas tout: Rashleigh vous a encore dit quelque chose de plus, quelque chose qui le concernait particuli¨¨rement, n'est-ce pas? -- Il m'a fait entendre que, sans la r¨¦pugnance qu'il ¨¦prouverait ¨¤ supplanter son fr¨¨re, il d¨¦sirerait, ¨¤ pr¨¦sent que la nouvelle carri¨¨re ¨¤ laquelle il se destinait lui permettait de se marier, que le nom de Rashleigh rempl?t le blanc qui se trouve dans la dispense, au lieu de celui de Thorncliff. -- En v¨¦rit¨¦! reprit-elle; a-t-il tant de condescendance? C'est trop d'honneur pour son humble servante... et sans doute il suppose que Diana Vernon serait transport¨¦e de joie si cette substitution pouvait s'effectuer! -- ¨¤ parler franchement, il me l'a fait entendre, et il a m¨ºme ¨¦t¨¦ jusqu'¨¤ me dire... -- Quoi... que je sache tout! s'¨¦cria-t-elle pr¨¦cipitamment. -- Qu'il a fait cesser l'intimit¨¦ qui r¨¦gnait entre vous et lui, dans la crainte qu'elle ne donnat naissance ¨¤ une affection dont sa destination ¨¤ l'¨¦glise ne lui permettait pas de profiter. -- Je lui suis oblig¨¦e de sa pr¨¦voyance, reprit miss Vernon dont tous les traits exprimaient le plus profond m¨¦pris. Elle r¨¦fl¨¦chit un instant et reprit avec le plus grand sang-froid: -- Il n'y a rien qui m'¨¦tonne dans ce que vous m'avez dit; et je m'attendais ¨¤ peu pr¨¨s au r¨¦cit que vous venez de me faire, parce que, ¨¤ l'exception d'une seule circonstance, c'est l'exacte v¨¦rit¨¦. Mais, comme il y a des poisons si actifs que quelques gouttes suffisent pour corrompre toute une source, de m¨ºme il existe dans les r¨¦v¨¦lations de Rashleigh une horrible imposture capable d'infecter le puits m¨ºme dans lequel la v¨¦rit¨¦ s'est cach¨¦e. Connaissant Rashleigh, comme je n'ai que trop de motifs de le conna?tre, rien au monde n'e?t pu me faire penser ¨¤ m'unir ¨¤ lui. Non, s'¨¦cria-t-elle en tressaillant d'horreur, non, tout, tout au monde plut?t que d'¨¦pouser Rashleigh; plut?t l'ivrogne, le querelleur, le jockey, l'imb¨¦cile: je les pr¨¦f¨¨re mille fois; et plut?t le couvent, plut?t la prison, plut?t le tombeau qu'aucun des six. Il y avait dans le son de sa voix un accent de m¨¦lancolie qui r¨¦pondait ¨¤ l'agitation de son ame et ¨¤ la singularit¨¦ de sa situation; si jeune, si belle, sans exp¨¦rience, abandonn¨¦e ¨¤ elle- m¨ºme, n'ayant pas une seule amie dont la pr¨¦sence p?t lui servir comme de protection, priv¨¦e m¨ºme de cette esp¨¨ce de d¨¦fense que son sexe retire des formes et des ¨¦gards en usage dans le monde, c'est ¨¤ peine une m¨¦taphore de dire que mon coeur saignait pour elle. Cependant il y avait un air de dignit¨¦ dans son d¨¦dain pour les vaines c¨¦r¨¦monies, de grandeur dans son m¨¦pris pour l'imposture, de r¨¦solution et de courage dans la mani¨¨re dont elle contemplait les dangers qui l'entouraient, enfin une esp¨¨ce d'h¨¦ro?sme dans sa conduite qui m'inspiraient en m¨ºme temps la plus vive admiration. On e?t dit une princesse abandonn¨¦e par ses sujets et priv¨¦e de sa puissance, mais m¨¦prisant encore ces convenances, ces r¨¨gles de soci¨¦t¨¦ ¨¦tablies pour les personnes d'un rang inf¨¦rieur; et, au milieu de tous les obstacles, conservant une ame ferme, une constance in¨¦branlable, et mettant sa confiance dans la justice du ciel. Je voulus lui exprimer le sentiment de piti¨¦ et d'admiration que faisaient na?tre en moi ses malheurs et sa constance; mais elle m'interrompit: -- Je vous ai dit en plaisantant que je n'aimais pas les compliments, me dit-elle; je vous dis s¨¦rieusement aujourd'hui que je d¨¦daigne les consolations. Ce que j'ai eu ¨¤ souffrir, je l'ai souffert. Ce que je dois souffrir encore, je le supporterai si je le puis. La st¨¦rile piti¨¦ n'all¨¨ge pas le fardeau qui p¨¨se sur le pauvre esclave. Il n'existait dans le monde qu'un seul ¨ºtre qui p?t me secourir, et c'est celui qui a pr¨¦f¨¦r¨¦ ajouter encore ¨¤ ma mis¨¨re, Rashleigh Osbaldistone... Oui, il fut un temps o¨´ j'aurais pu apprendre ¨¤ aimer cet homme; mais, grand Dieu! le motif pour lequel il s'insinua dans la confiance d'une pauvre cr¨¦ature enti¨¨rement isol¨¦e; la pers¨¦v¨¦rance avec laquelle il s'effor?a de m'entra?ner dans le pr¨¦cipice qu'il creusait sous mes pas, sans ¨¦couter un seul instant la voix du remords ou de la piti¨¦; l'horrible motif qui lui faisait chercher ¨¤ convertir en poison la nourriture qu'il donnait ¨¤ mon ame. ? mon Dieu! que serais-je devenue dans ce monde et dans l'autre si j'¨¦tais tomb¨¦e dans les pi¨¨ges de cet infame sc¨¦l¨¦rat? Je fus si frapp¨¦ de ces paroles et de la nouvelle perfidie qu'elles d¨¦voilaient ¨¤ mes yeux que je me levai sans presque savoir ce que je faisais; je mis la main sur le pommeau de mon ¨¦p¨¦e et courus ¨¤ la porte de la chambre pour aller chercher celui sur lequel je devais d¨¦charger ma juste indignation. Respirant ¨¤ peine et avec un regard o¨´ l'expression du ressentiment et du m¨¦pris avait fait place ¨¤ celle des plus vives alarmes, miss Vernon se pr¨¦cipita entre la porte et moi. -- Arr¨ºtez, s'¨¦cria-t-elle, arr¨ºtez! Quelque juste que soit votre ressentiment, vous ne connaissez pas la moiti¨¦ des secrets de cette dangereuse prison. Elle regarda d'un oeil inquiet autour de la chambre et, baissant la voix: Il y a un charme qui prot¨¨ge sa vie, me dit-elle; vous ne pouvez l'attaquer sans compromettre l'existence d'autres personnes. Sans cela, dans quelque moment terrible, dans quelque heure marqu¨¦e par la justice, cette main, toute faible qu'elle est, se f?t peut-¨ºtre veng¨¦e elle-m¨ºme. Je vous ai dit, ajouta-t-elle en me ramenant ¨¤ ma place, que je n'avais pas besoin de consolateur: je vous dis ¨¤ pr¨¦sent que je n'ai pas besoin de vengeur. Je m'assis, en r¨¦fl¨¦chissant machinalement ¨¤ ce qu'elle me disait, et me rappelant aussi ce que je n'avais pas consid¨¦r¨¦ dans le premier transport, que je n'avais aucun titre pour me constituer le champion de miss Vernon. Elle s'arr¨ºta un moment pour nous donner le temps ¨¤ tous deux de nous calmer, et elle continua d'un ton plus tranquille: -- Je vous ai d¨¦j¨¤ dit qu'il y a un myst¨¨re d'une nature fatale et dangereuse qui concerne Rashleigh. Tout infame qu'il est, et quoiqu'il sache que son infamie m'est connue, je ne puis, je n'ose rompre avec lui, ni m¨ºme le braver. Vous aussi, M. Frank, vous devez vous armer de patience, d¨¦jouer ses artifices en leur opposant la prudence, vous tenir toujours sur vos gardes; mais point d'¨¦clat, point de violence, et surtout ¨¦vitez les sc¨¨nes telles que celle d'hier soir; ce seraient pour lui de dangereux avantages dont il ne manquerait pas de profiter. C'¨¦tait le conseil que je voulais vous donner, et c'¨¦tait dans cette vue que je d¨¦sirais avoir un entretien avec vous: mais j'ai ¨¦tendu ma confidence plus loin que je ne me l'¨¦tais propos¨¦. Je l'assurai qu'elle n'aurait pas lieu de s'en repentir. -- Je le crois, reprit-elle: votre ton, vos mani¨¨res semblent autoriser la confiance. Continuons ¨¤ ¨ºtre amis; vous n'avez pas ¨¤ craindre qu'entre nous l'amiti¨¦ soit un nom sp¨¦cieux pour cacher un autre sentiment: ¨¦lev¨¦e toujours avec des hommes, accoutum¨¦e ¨¤ penser et ¨¤ agir comme eux, je tiens plus de votre sexe que du mien. D'ailleurs, le clo?tre est mon partage; le voile fatal est suspendu sur ma t¨ºte, et vous pouvez croire que pour l'¨¦carter je ne me soumettrai jamais ¨¤ l'odieuse condition qui m'est prescrite. Le temps o¨´ je dois me prononcer n'est pas encore arriv¨¦, et si je n'ai pas d¨¦j¨¤ refus¨¦ ouvertement l'¨¦poux qu'on me propose, c'est pour jouir le plus longtemps possible de ma libert¨¦. Mais ¨¤ pr¨¦sent que le passage du Dante est ¨¦clairci, allez voir, je vous prie, ce que sont devenus nos intr¨¦pides chasseurs; ma pauvre t¨ºte me fait beaucoup trop souffrir pour que je puisse vous accompagner. Je sortis de la biblioth¨¨que, mais non pas pour aller voir mes cousins: j'avais besoin de prendre l'air et de calmer mes esprits avant de me trouver avec Rashleigh, dont l'horrible caract¨¨re venait de m'¨ºtre d¨¦voil¨¦, et dont la profonde sc¨¦l¨¦ratesse m'avait inspir¨¦ une horreur qu'il m'e?t ¨¦t¨¦ impossible de vaincre dans le premier moment. Dans la famille Dubourg, qui ¨¦tait de la religion r¨¦form¨¦e, j'avais entendu raconter beaucoup d'histoires de pr¨ºtres catholiques qui satisfaisaient, en violant les droits sacr¨¦s de l'hospitalit¨¦, ces passions que des r¨¨gles de leur ordre leur interdisent. Mais le plan con?u d'avance d'entreprendre l'¨¦ducation d'une malheureuse orpheline, alli¨¦e ¨¤ sa propre famille et priv¨¦e de protecteurs, dans le perfide dessein de la s¨¦duire, ce plan expos¨¦ ¨¤ mes propres yeux avec toute la chaleur d'un vertueux ressentiment par l'innocente cr¨¦ature qu'il voulait rendre victime de sa brutalit¨¦, ce plan me semblait mille fois plus atroce que la plus horrible des histoires que j'avais entendu raconter ¨¤ Bordeaux, et je sentais qu'il me serait bien difficile de rencontrer Rashleigh et de contenir l'indignation dont j'¨¦tais transport¨¦. Cependant il ¨¦tait absolument n¨¦cessaire que je me contraignisse, non seulement ¨¤ cause des myst¨¦rieuses paroles de Diana qui m'avait dit que je ne pouvais pas attaquer ses jours sans compromettre ceux d'autrui, mais encore parce que je n'avais pas de motif apparent pour lui chercher querelle. Je r¨¦solus donc d'imiter la dissimulation de Rashleigh pendant le temps qu'il nous restait encore ¨¤ demeurer ensemble, et, lorsqu'il serait ¨¤ la veille de partir pour Londres, d'¨¦crire ¨¤ Owen pour lui tracer une l¨¦g¨¨re esquisse de son caract¨¨re et pour l'engager ¨¤ se tenir sur ses gardes et ¨¤ veiller ¨¤ l'int¨¦r¨ºt de mon p¨¨re. Je ne doutais point que l'avarice et l'ambition ne dominassent encore plus que le libertinage dans une ame aussi fortement tremp¨¦e que celle de Rashleigh. L'¨¦nergie de son caract¨¨re et la facilit¨¦ avec laquelle il savait se couvrir du masque de toutes les vertus devaient lui assurer de la part de mon p¨¨re un degr¨¦ de confiance dont il n'¨¦tait pas probable que la bonne foi ou la reconnaissance l'emp¨ºchat d'abuser. Cette commission que le devoir m'imposait ¨¦tait fort d¨¦licate, surtout dans ma position, puisque la d¨¦faveur que je chercherais ¨¤ jeter sur Rashleigh pourrait ¨ºtre attribu¨¦e ¨¤ la jalousie ou au d¨¦pit de lui voir prendre ma place dans les bureaux et dans le coeur de mon p¨¨re. Cependant, comme cette lettre ¨¦tait absolument n¨¦cessaire pour pr¨¦venir de funestes cons¨¦quences, et que d'ailleurs je connaissais la prudence et la discr¨¦tion d'Owen ¨¤ qui j'¨¦tais d¨¦cid¨¦ de l'adresser, je m'empressai de l'¨¦crire et l'envoyai ¨¤ la poste par la premi¨¨re occasion. Quand je revis Rashleigh, il parut comme moi se tenir sur ses gardes et ¨ºtre dispos¨¦ ¨¤ ¨¦viter tout pr¨¦texte de dispute. Il se doutait que la conversation que j'avais eue avec miss Vernon ne lui avait pas ¨¦t¨¦ favorable, quoiqu'il ne p?t pas savoir qu'elle m'e?t r¨¦v¨¦l¨¦ l'infamie de ses proc¨¦d¨¦s et du projet qu'il avait con?u. Pendant le peu de jours qu'il resta encore ¨¤ Osbaldistone- Hall, je remarquai deux circonstances qui me frapp¨¨rent. La premi¨¨re, c'est la facilit¨¦ presque incroyable avec laquelle il apprit les principes ¨¦l¨¦mentaires n¨¦cessaires ¨¤ sa nouvelle profession; principes qu'il ¨¦tudiait sans relache, faisant de temps en temps parade de ses progr¨¨s, comme pour me montrer qu'il trouvait bien l¨¦ger le fardeau que je ne m'¨¦tais pas cru capable de soutenir. La seconde circonstance remarquable, c'est que, malgr¨¦ tout ce que miss Vernon m'avait dit de Rashleigh, ils avaient souvent ensemble de longues conf¨¦rences dans la biblioth¨¨que, quoiqu'ils se parlassent ¨¤ peine lorsqu'ils ¨¦taient avec nous, et qu'il ne par?t pas r¨¦gner entre eux plus d'intimit¨¦ qu'¨¤ l'ordinaire. Quand le jour du d¨¦part de Rashleigh fut arriv¨¦, son p¨¨re re?ut ses adieux avec indiff¨¦rence, ses fr¨¨res avec la joie mal d¨¦guis¨¦e d'¨¦coliers qui voient partir leur pr¨¦cepteur et qui ¨¦prouvent un plaisir qu'ils n'osent pas manifester, et moi-m¨ºme avec une froide politesse. Lorsqu'il s'approcha de miss Vernon pour l'embrasser, elle recula d'un air fier et d¨¦daigneux, mais elle lui tendit la main en lui disant: -- Adieu, Rashleigh; le ciel vous r¨¦compense du bien que vous avez fait et vous pardonne le mal que vous avez m¨¦dit¨¦. -- _Amen, _ma belle cousine, reprit-il avec un air de contrition qu'il avait pris, je crois, au s¨¦minaire de Saint-Omer[41]: heureux celui dont les bonnes intentions ont m?ri, et dont les mauvaises intentions sont mortes en fleur! Il partit en pronon?ant ces mots. -- Le parfait hypocrite! me dit miss Vernon lorsque la porte se fut referm¨¦e sur lui. Quelle ressemblance ext¨¦rieure il peut y avoir entre ce que nous m¨¦prisons et ce que nous ch¨¦rissons le plus! J'avais charg¨¦ Rashleigh d'une lettre pour mon p¨¨re et de quelques lignes pour Owen, ind¨¦pendamment de la lettre particuli¨¨re dont j'ai parl¨¦ et que j'avais cru plus prudent d'envoyer par la poste. Dans ces ¨¦p?tres, il e?t ¨¦t¨¦ naturel que je fisse entendre ¨¤ mon p¨¨re et ¨¤ mon ami que je ne retirais d'autre profit de mon s¨¦jour chez mon oncle que d'apprendre la chasse, et d'oublier au milieu des laquais et des valets d'¨¦curie les connaissances ou les talents que je pouvais avoir. Il e?t ¨¦t¨¦ naturel que j'exprimasse l'ennui et le d¨¦go?t que j'¨¦prouvais ¨¤ me trouver parmi des ¨ºtres qui ne s'occupaient que de chiens et de chevaux; que je me plaignisse de l'intemp¨¦rance habituelle de la famille et des pers¨¦cutions de sir Hildebrand pour me faire suivre son exemple. Ce dernier point surtout n'e?t pas manqu¨¦ de faire prendre l'alarme ¨¤ mon p¨¨re, dont la temp¨¦rance ¨¦tait la premi¨¨re vertu; et toucher cette corde, c'e?t ¨¦t¨¦ certainement m'ouvrir les portes de ma prison et abr¨¦ger mon exil, ou du moins m'assurer un changement de r¨¦sidence; et cependant il est tr¨¨s vrai que je ne dis pas un seul mot de tout cela dans les lettres que j'¨¦crivais ¨¤ mon p¨¨re et ¨¤ Owen. Osbaldistone-Hall e?t ¨¦t¨¦ Ath¨¨nes dans toute sa gloire et dans toute sa splendeur, il e?t ¨¦t¨¦ peupl¨¦ de h¨¦ros, de sages, de po¨¨tes, que je n'aurais pas t¨¦moign¨¦ moins d'envie de le quitter. Pour peu qu'il vous reste encore quelque ¨¦tincelle du feu et de l'enthousiasme de la jeunesse, mon cher Tresham, il vous sera facile d'expliquer mon silence. L'extr¨ºme beaut¨¦ de miss Vernon, dont elle tirait si peu vanit¨¦, sa situation romanesque et myst¨¦rieuse, les malheurs qu'elle paraissait avoir essuy¨¦s et qui la poursuivaient encore, le courage avec lequel elle les supportait, ses mani¨¨res plus franches que ne le sont ordinairement celles de son sexe, mais prouvant par l¨¤ m¨ºme l'innocence et la candeur de son ame, et par-dessus tout la distinction flatteuse dont elle m'honorait, tout se r¨¦unissait en m¨ºme temps pour exciter mon int¨¦r¨ºt, piquer ma curiosit¨¦, exercer mon imagination et flatter ma vanit¨¦. Je n'osais m'avouer ¨¤ moi- m¨ºme tout l'int¨¦r¨ºt qu'elle m'inspirait ni l'impression qu'elle avait faite sur mon coeur. Nous lisions, nous nous promenions ensemble: travaux, plaisirs, amusements, tout ¨¦tait commun entre nous. Le cours d'¨¦tudes qu'elle avait ¨¦t¨¦ forc¨¦e d'interrompre lors de sa rupture avec Rashleigh fut repris sous les auspices d'un ma?tre dont les vues ¨¦taient plus pures, quoique ses talents fussent plus born¨¦s. Je n'¨¦tais pas en ¨¦tat de la diriger dans quelques ¨¦tudes profondes qu'elle avait commenc¨¦es avec Rashleigh, et qui me paraissaient convenir beaucoup mieux ¨¤ un homme d'¨¦glise qu'¨¤ une femme. Je ne con?ois pas non plus dans quel but il avait voulu faire parcourir ¨¤ Diana le labyrinthe obscur et sans issues qu'on a cru devoir nommer philosophie, et le cercle des sciences ¨¦galement abstraites, quoique plus certaines, des math¨¦matiques et de l'astronomie, ¨¤ moins que ce ne f?t pour confondre dans son esprit la diff¨¦rence entre les sexes et l'habituer aux subtilit¨¦s de raisonnement dont il pouvait se servir ensuite pour l'amener ¨¤ ses vues. C'¨¦tait dans le m¨ºme esprit, quoique avec moins de raffinement et de dissimulation, que les le?ons de Rashleigh avaient encourag¨¦ miss Vernon ¨¤ se mettre au-dessus des convenances et ¨¤ d¨¦daigner ces vaines formes dont son sexe s'entoure comme d'un rempart. Il est vrai que, s¨¦par¨¦e de la soci¨¦t¨¦ des femmes, et n'ayant pas m¨ºme une compagne aupr¨¨s d'elle, elle ne pouvait ni se r¨¦gler sur l'exemple des autres ni apprendre les r¨¨gles ordinaires de conduite que l'usage prescrit ¨¤ son sexe. Mais telle ¨¦tait cependant sa modestie naturelle et la d¨¦licatesse de son esprit pour distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, qu'elle n'e?t jamais adopt¨¦ d'elle-m¨ºme les mani¨¨res hardies et cavali¨¨res qui m'avaient caus¨¦ tant de surprise dans le premier moment si on ne lui e?t fait croire que le m¨¦pris des formes ordinaires indiquait tout ¨¤ la fois la sup¨¦riorit¨¦ du jugement et la noble confiance de l'innocence. Son vil pr¨¦cepteur avait sans doute ses intentions en minant ces remparts que la r¨¦serve et la prudence ¨¦l¨¨vent autour de la vertu; mais ne cherchons pas ¨¤ d¨¦couvrir tous ses crimes: il en a r¨¦pondu depuis longtemps devant le tribunal supr¨ºme. Ind¨¦pendamment des progr¨¨s que miss Vernon, dont l'esprit vif et p¨¦n¨¦trant comprenait aussit?t tout ce qu'on entreprenait de lui expliquer, avait faits dans les sciences abstraites, je ne la trouvais pas moins vers¨¦e dans la litt¨¦rature ancienne et moderne. S'il n'¨¦tait pas reconnu que les grands talents se perfectionnent souvent d'autant plus vite qu'ils ont moins de secours ¨¤ attendre de ce qui les environne, il serait presque impossible de croire ¨¤ la rapidit¨¦ des progr¨¨s de miss Vernon; ils semblaient encore plus extraordinaires lorsque l'on comparait l'instruction qu'elle avait puis¨¦e dans les livres ¨¤ son enti¨¨re ignorance du monde et de la soci¨¦t¨¦. On e?t dit qu'elle savait, qu'elle connaissait tout, except¨¦ ce qui se passait autour d'elle dans le monde, et je crois que cette ignorance m¨ºme sur les sujets les plus simples, contrastant d'une mani¨¨re si frappante avec les connaissances ¨¦tendues qu'elle poss¨¦dait, ¨¦tait ce qui rendait sa conversation si piquante et fixait l'attention sur tout ce qu'elle disait; car il ¨¦tait impossible de pr¨¦voir si le mot qu'elle allait prononcer montrerait la plus fine p¨¦n¨¦tration ou la plus profonde singularit¨¦. Se trouver sans cesse avec un objet aussi aimable, aussi int¨¦ressant, et vivre avec elle dans la plus grande intimit¨¦, c'¨¦tait une situation bien critique ¨¤ mon age, quoique je cherchasse ¨¤ m'en dissimuler le danger. Chapitre XIV. Ce n'est point un prestige! Une vive lumi¨¨re De sa fen¨ºtre ¨¦claire les vitraux ¨¤ minuit! dans ces lieux! Quel est donc ce myst¨¨re?... _Ancienne ballade._ La vie que nous menions ¨¤ Osbaldistone-Hall ¨¦tait trop uniforme pour m¨¦riter d'¨ºtre d¨¦crite. Diana Vernon et moi nous consacrions la plus grande partie de notre temps ¨¤ l'¨¦tude; le reste de la famille passait toute la journ¨¦e ¨¤ la chasse, et quelquefois nous allions les rejoindre. Mon oncle faisait tout par habitude, et par habitude aussi il s'accoutuma si bien ¨¤ ma pr¨¦sence et ¨¤ mon genre de vie qu'apr¨¨s tout je crois qu'il m'aimait tel que j'¨¦tais. J'aurais pu sans doute acqu¨¦rir plus facilement ses bonnes graces si j'avais employ¨¦ pour cela les m¨ºmes artifices que Rashleigh, qui se pr¨¦valant de l'aversion de son p¨¨re pour les affaires, s'¨¦tait insinu¨¦ insensiblement dans l'administration de ses biens. Mais, quoique je pr¨ºtasse volontiers ¨¤ mon oncle les secours de ma plume et de mes connaissances en arithm¨¦tique toutes les fois qu'il d¨¦sirait ¨¦crire une lettre ¨¤ un voisin ou r¨¦gler un compte avec un fermier, cependant je ne voulais point, par d¨¦licatesse, me charger enti¨¨rement du maniement de ses affaires, de sorte que le bon chevalier, tout en convenant que le neveu Frank ¨¦tait un gar?on habile et z¨¦l¨¦, ne manquait jamais de remarquer en m¨ºme temps qu'il n'aurait pas cru que Rashleigh lui f?t aussi n¨¦cessaire. Comme il est tr¨¨s d¨¦sagr¨¦able de demeurer dans une famille et d'¨ºtre mal avec les membres qui la composent, je fis quelques efforts pour gagner l'amiti¨¦ de mes cousins. Je changeai mon chapeau ¨¤ ganse d'or pour une casquette de chasse; on m'en sut gr¨¦. Je domptai un jeune cheval avec une assurance qui me fit faire un grand pas dans les bonnes graces de la famille. Deux ou trois paris perdus ¨¤ propos contre Dick et une ou deux bouteilles vid¨¦es avec Percy me concili¨¨rent enfin l'amiti¨¦ de tous les jeunes squires, ¨¤ l'exception de Thorncliff. J'ai d¨¦j¨¤ parl¨¦ de l'¨¦loignement qu'avait pour moi ce jeune homme, qui, ayant un peu plus de bon sens que ses fr¨¨res, avait aussi un plus mauvais caract¨¨re. Brusque, ombrageux et querelleur, il semblait m¨¦content de mon s¨¦jour ¨¤ Osbaldistone-Hall et voyait d'un oeil envieux et jaloux mon intimit¨¦ avec Diana Vernon, qui, par suite d'un certain pacte de famille, lui ¨¦tait destin¨¦e pour ¨¦pouse. Dire qu'il l'aimait, ce serait profaner ce mot; mais il la regardait en quelque sorte comme sa propri¨¦t¨¦ et ne voulait pas, pour employer son style, qu'on v?nt chasser sur ses terres. J'essayai plusieurs fois d'amener Thorncliff ¨¤ une r¨¦conciliation; mais il repoussa mes avances d'une mani¨¨re ¨¤ peu pr¨¨s aussi gracieuse que celle d'un dogue qui gronde sourdement et semble pr¨ºt ¨¤ mordre lorsqu'un ¨¦tranger veut le caresser. Je l'abandonnai donc ¨¤ sa mauvaise humeur et ne me donnai plus la peine de chercher ¨¤ l'apaiser. Telle ¨¦tait ma situation ¨¤ l'¨¦gard des diff¨¦rents membres de la famille; mais je dois parler aussi d'un autre habitant du chateau avec lequel je causais de temps en temps: c'¨¦tait Andr¨¦ Fairservice, le jardinier, qui, depuis qu'il avait d¨¦couvert que j'¨¦tais protestant, ne me laissait jamais passer sans m'ouvrir amicalement sa tabati¨¨re ¨¦cossaise. Il trouvait plusieurs avantages ¨¤ me faire cette politesse: d'abord, elle ne lui co?tait rien, car je ne prenais jamais de tabac; et ensuite c'¨¦tait une excellente excuse pour Andr¨¦, qui aimait assez ¨¤ interrompre de temps en temps son travail pour se reposer pendant quelques minutes sur sa b¨ºche, mais surtout pour trouver, dans les courtes pauses que je faisais pr¨¨s de lui, une occasion de d¨¦biter les nouvelles qu'il avait apprises, ou les remarques satiriques que son humeur caustique lui sugg¨¦rait. -- Je vous dirai donc, monsieur, me r¨¦p¨¦ta-t-il un soir avec l'air d'importance qu'il ne manquait jamais de prendre lorsqu'il avait quelque grande nouvelle ¨¤ m'annoncer; je vous dirai donc que j'ai ¨¦t¨¦ ce matin ¨¤ Trinlay-Knowe. -- Eh bien, Andr¨¦, vous avez sans doute appris quelque nouvelle au cabaret? -- Je ne vais jamais au cabaret, Dieu m'en pr¨¦serve...! c'est-¨¤- dire, ¨¤ moins qu'un voisin ne me r¨¦gale; car, pour y aller et mettre soi-m¨ºme la main ¨¤ la poche, la vie est trop dure et l'argent trop difficile ¨¤ gagner Mais j'¨¦tais all¨¦, comme je disais, ¨¤ Trinlay-Knowe pour une petite affaire que j'ai avec la vieille Marthe Simpson qui a besoin d'un quart de boisseau de poires; et il en restera encore plus qu'ils n'en mangeront au chateau. Pendant que nous ¨¦tions ¨¤ conclure notre petit march¨¦, voil¨¤ que Patrick Macready, le _marchand voyageur, _vint ¨¤ entrer. -- Le colporteur, voulez-vous dire? -- Oh! tout comme il plaira ¨¤ Votre Honneur de l'appeler; mais c'est un m¨¦tier honorable et lucratif... Patrick est tant soit peu mon cousin, et nous avons ¨¦t¨¦ charm¨¦s de la rencontre. -- Et vous avez vid¨¦ ensemble un pot d'ale, sans doute, Andr¨¦?... Car, au nom du ciel, abr¨¦gez votre histoire. -- Attendez donc, attendez donc! Vous autres du midi vous ¨ºtes toujours si press¨¦s! Donnez-moi le temps de respirer; c'est quelque chose qui vous concerne, et vous devez prendre patience... Un pot de bi¨¨re! du diable si Patrick offrit de m'en payer un; mais la vieille Simpson nous donna ¨¤ chacun une jatte de lait et une de ses galettes si dures. Ah! vive les bonnes galettes d'¨¦cosse! Nous ¨¦tant assis, nous nous m?mes ¨¤ causer de chose et d'autre. -- De grace, soyez bref, Andr¨¦. Dites-moi vite les nouvelles, si vous en avez ¨¤ m'apprendre; je ne puis pas rester ici toute la nuit. -- Eh bien donc, les gens de Londres sont tous _clean wud _au sujet de ce petit tour qu'on a jou¨¦ ici. -- Clean wood _(bois clair) _qu'est-ce cela?[42] -- Oh! c'est-¨¤-dire qu'ils sont fous, fous ¨¤ lier, sens dessus dessous, le diable est sur Jack Wabster. -- Mais qu'est-ce que tout cela signifie? ou qu'ai-je ¨¤ faire avec le diable et Jack Wabster? -- Hum! dit Andr¨¦ d'un air fort myst¨¦rieux, au sujet de cette valise... -- Quelle valise? expliquez-vous! -- La valise de Morris, qu'il dit avoir perdue l¨¤-bas. Mais si ce n'est pas l'affaire de Votre Honneur, ce n'est pas non plus la mienne, et je ne veux pas perdre cette belle soir¨¦e. Et, saisi tout ¨¤ coup d'un violent acc¨¨s d'activit¨¦, Andr¨¦ se remit ¨¤ b¨ºcher de plus belle. Ma curiosit¨¦, comme le fin matois l'avait pr¨¦vu, ¨¦tait alors excit¨¦e; mais, ne voulant pas lui laisser voir l'int¨¦r¨ºt que je prenais ¨¤ cette affaire, j'attendis que son bavardage le ramenat sur le sujet qu'il venait de quitter. Andr¨¦ continua ¨¤ travailler avec ardeur, parlant par intervalles, mais jamais au sujet des nouvelles de M. Macready; et je restais ¨¤ l'¨¦couter, le maudissant du fond du coeur, mais voulant voir en m¨ºme temps jusqu'¨¤ quel point son esprit de contradiction l'emporterait sur la d¨¦mangeaison qu'il avait de me raconter la fin de son histoire. -- Je vais planter des asperges et semer ensuite des haricots. Il faut bien qu'ils aient quelque chose au chateau pour leurs estomacs de pourceaux; grand bien leur fasse. -- Et quel fumier l'intendant m'a remis! il faudrait qu'il y e?t au moins de la paille d'avoine, et ce sont des cosses de pois s¨¨ches; mais chacun fait ici ¨¤ sa t¨ºte, et le chasseur entre autres vend, je crois bien, la meilleure liti¨¨re de l'¨¦curie: cependant il faut profiter de ce samedi soir; car, s'il y a un beau jour sur sept, vous ¨ºtes s?r que c'est le dimanche. -- N¨¦anmoins ce beau temps peut durer jusqu'¨¤ lundi matin, -- et ¨¤ quoi bon m'¨¦puiser ainsi de fatigue? Allons-nous-en, car voil¨¤ leur couvre-feu, comme ils appellent leur cloche. Andr¨¦ enfon?a sa b¨ºche dans la terre et, me regardant avec l'air de sup¨¦riorit¨¦ d'un homme qui sait une nouvelle importante qu'il peut taire ou communiquer ¨¤ son gr¨¦, il rabattit les manches de sa chemise et alla chercher sa veste qu'il avait soigneusement pli¨¦e sur une couche voisine. -- Il faut bien que je me r¨¦signe, pensai-je en moi-m¨ºme, et que je me d¨¦cide ¨¤ entendre l'histoire de M. Fairservice, de la mani¨¨re qu'il lui plaira de me la raconter. Eh bien! Andr¨¦, lui dis-je, quelles sont donc ces nouvelles que vous avez apprises de votre cousin le marchand ambulant? -- Oh! colporteur, voulez-vous dire, reprit Andr¨¦ d'un air de malice, mais appelez-les comme vous voudrez, ils sont d'une grande utilit¨¦ dans un pays o¨´ les villes sont aussi rares que dans ce Northumberland. Il n'en est pas de m¨ºme de l'¨¦cosse; aujourd'hui, il y a le royaume de Fife, par exemple. Eh bien, d'un bout ¨¤ l'autre, ¨¤ droite, ¨¤ gauche, on ne voit que de gros bourgs qui se touchent l'un l'autre et se tiennent en rang d'oignons, de sorte que tout le comt¨¦ semble ne faire qu'une seule cit¨¦. Kirkcaldy, par exemple, la capitale, est plus grande qu'aucune ville d'Angleterre.[43] -- Oh! je n'en doute pas. Mais vous parliez tout ¨¤ l'heure de nouvelles de Londres, Andr¨¦? -- Oui, reprit Andr¨¦; mais je croyais que Votre Honneur ne se souciait pas de les apprendre. Patrick Macready dit donc, ajouta- t-il en faisant une grimace qu'il prenait sans doute pour un sourire malin, qu'il y a eu du tapage ¨¤ Londres dans leur _Parliament House[44], _au sujet du vol fait ¨¤ ce Morris, si c'est bien son nom. -- Dans le parlement, Andr¨¦? Et ¨¤ quel propos? -- C'est justement ce que je demandais ¨¤ Patrick. Pour ne rien cacher ¨¤ Votre Honneur, Patrick, lui disais-je, que diable avaient-ils donc ¨¤ d¨¦m¨ºler avec cette valise? Quand nous avions un parlement en ¨¦cosse (la peste ¨¦touffe ceux qui nous l'ont ?t¨¦), il faisait des lois pour le pays et ne venait jamais mettre son nez dans les affaires qui regardaient les tribunaux ordinaires; mais je crois, Dieu me pr¨¦serve! qu'une femme renverserait la marmite de sa voisine, qu'ils voudraient la faire compara?tre devant leur parlement de Londres. C'est, ai-je dit, ¨ºtre tout aussi sot que notre vieux fou de laird ici et ses imb¨¦ciles de fils avec leurs chiens, leurs chevaux, leurs cors, et courant tout un jour apr¨¨s une b¨ºte qui ne p¨¨se pas six livres quand ils l'ont attrap¨¦e. -- Admirablement raisonn¨¦, Andr¨¦, repris-je pour l'amener ¨¤ une explication plus ¨¦tendue; et que disait Patrick? -- Oh! m'a-t-il dit, que peut-on attendre de mieux de ces brouillons d'Anglais? Mais, quant au vol, il para?t que pendant qu'ils se chamaillaient entre whigs et tories, et se disaient de gros mots comme des manants, voil¨¤ qu'il se l¨¨ve un homme ¨¤ longues paroles qui dit qu'au nord de l'Angleterre il n'y a que des jacobites (et il ne se trompait gu¨¨re); qu'ils ¨¦taient presque en guerre ouverte; qu'un messager du roi avait ¨¦t¨¦ arr¨ºt¨¦ sur la grande route; que les premi¨¨res familles du Northumberland y avaient pr¨ºt¨¦ les mains; et que... est-ce que je sais, moi? qu'on lui avait pris beaucoup d'argent, et puis des papiers importants, et puis bien d'autres choses; et que, quand le messager avait voulu aller se plaindre chez le juge de paix de l'endroit, il avait trouv¨¦ ses deux voleurs attabl¨¦s avec lui, mon Dieu! ni plus ni moins que comp¨¨res et compagnons, et qu'¨¤ force de manigances et de menaces ils l'avaient forc¨¦ ¨¤ se r¨¦tracter, et enfin qu'au bout du compte l'honn¨ºte homme qui avait ¨¦t¨¦ vol¨¦ s'¨¦tait empress¨¦ de quitter le pays, dans la crainte qu'il ne lui arrivat pire. -- Tout cela est-il bien vrai, Andr¨¦? -- Patrick jure que c'est aussi vrai qu'il est vrai que sa mesure a une aune de long, Dieu me pr¨¦serve! Mais, pour en revenir ¨¤ notre affaire, quand le parleur eut fini sa harangue, on demanda ¨¤ grands cris les noms de l'homme vol¨¦, des voleurs et du juge, et il nomma Morris, et votre oncle, et M. Inglewood, et d'autres personnes encore, ajouta Andr¨¦ en me regardant malignement. Et puis apr¨¨s, un autre dragon se leva et demanda comme ?a si l'on devait mettre en accusation les seigneurs les plus hupp¨¦s du royaume sur la d¨¦position d'un poltron qui avait ¨¦t¨¦ cass¨¦ ¨¤ la t¨ºte de son r¨¦giment pour s'¨ºtre enfui au milieu d'une bataille et avoir pass¨¦ en Flandre; et il dit qu'il ¨¦tait probable que toute cette histoire avait ¨¦t¨¦ concert¨¦e entre le ministre et lui, avant tant seulement qu'il e?t quitt¨¦ Londres. Alors ils firent venir Morris ¨¤ la..., la barre je crois qu'ils disent, et ils voulurent le faire parler; mais bah! il avait tant de peur qu'on ne rev?nt sur l'affaire de sa d¨¦sertion que Patrick dit qu'il avait l'air d'un d¨¦terr¨¦ plut?t que d'un vivant; et il fut impossible d'en tirer deux mots de suite, tant il avait ¨¦t¨¦ effray¨¦ de tous leurs clabaudages! Il faut que sa t¨ºte ne vaille gu¨¨re mieux qu'un navet gel¨¦, car du diable, Dieu me pr¨¦serve! si tout ?a e?t emp¨ºch¨¦ Andr¨¦ Fairservice de dire ce qu'il avait sur le coeur! -- Et comment cette affaire finit-elle, Andr¨¦? Votre ami l'a-t-il su? -- S'il l'a su! Il a diff¨¦r¨¦ son voyage d'une semaine afin de pouvoir apporter les nouvelles ¨¤ ses pratiques. Le gaillard qui avait parl¨¦ le premier commen?a ¨¤ d¨¦chanter un peu et dit que, quoiqu'il cr?t que l'homme avait ¨¦t¨¦ vol¨¦, il convenait pourtant qu'il avait pu se tromper sur les particularit¨¦s du vol. Le gaillard du parti contraire riposta qu'il lui importait peu que Morris e?t ¨¦t¨¦ vol¨¦ ou volaille[45], pourvu qu'on n'attaquat pas l'honneur des principaux gentilshommes du Northumberland. Et voil¨¤ ce qu'ils appellent s'expliquer. L'un c¨¨de un brin, l'autre une miette, et les revoil¨¤ tous amis. Vous croyez peut-¨ºtre que c'est fini ¨¤ pr¨¦sent? Eh bien, pas du tout. Est-ce que la chambre des lords, apr¨¨s la chambre des communes, n'a pas voulu s'en m¨ºler aussi? Dans notre pauvre parlement d'¨¦cosse, les pairs, les repr¨¦sentants, tout cela si¨¦geait ensemble, et il n'y avait pas besoin de baragouiner deux fois la m¨ºme affaire. Mais tant il y a qu'¨¤ Londres ils recommenc¨¨rent tout dans l'autre chambre, comme si de rien n'¨¦tait. Dans cette chambre-l¨¤, il y en eut un qui s'avisa de dire qu'il y avait un Campbell qui ¨¦tait impliqu¨¦ dans le vol et qui avait montr¨¦ pour sa justification un certificat sign¨¦ du duc d'Argyle. Quand le duc entendit ?a, vous sentez bien qu'il prit feu dans sa barbe. Il dit que tous les Campbell ¨¦taient de braves et honn¨ºtes gens, comme le vieux sir John Groeme. Or, maintenant, si Votre Honneur n'est pas parent du tout avec les Campbell pas plus que moi, autant que je puis conna?tre ma race, je lui dirai ce que j'en pense. -- Vous pouvez ¨ºtre s?r que je n'ai aucun lien de parent¨¦ avec les Campbell. -- Oh! alors, nous pouvons en parler tranquillement entre nous. Il y a du bien et du mal sur ce nom de Campbell comme sur tous les noms. Mais ce Mac-Callum-More a du cr¨¦dit et souffle le froid et le chaud, n'appartenant ¨¤ aucun parti; de sorte que personne ne se soucie l¨¤-bas ¨¤ Londres de se quereller avec lui. On traita donc de calomnie l'histoire de Morris, et s'il n'avait pas pris ses jambes ¨¤ son cou, il est probable qu'il e?t ¨¦t¨¦ prendre l'air sur le pilori pour avoir fait une fausse d¨¦position. En disant ces mots, l'honn¨ºte Andr¨¦ rassembla ses b¨ºches, ses rateaux et ses autres instruments de jardinage, et les jeta dans une brouette qu'il se disposa ¨¤ tra?ner du c?t¨¦ de la serre, mais assez lentement pour me laisser le temps de lui faire toutes les questions que je pouvais d¨¦sirer. Voyant que j'avais affaire ¨¤ un malin dr?le, je crus qu'il fallait bannir tout myst¨¨re avec lui et lui dire la chose telle qu'elle ¨¦tait, de peur que ma r¨¦serve ne lui inspirat des soup?ons et ne f?t pour moi la source de nouveaux d¨¦sagr¨¦ments. -- J'aimerais ¨¤ voir votre compatriote, Andr¨¦. Vous avez sans doute entendu dire que j'avais ¨¦t¨¦ compromis par l'impertinente folie de ce Morris (Andr¨¦ me r¨¦pondit par une grimace tr¨¨s significative), et je d¨¦sirerais voir, s'il ¨¦tait possible, votre cousin le marchand pour lui demander des d¨¦tails encore plus circonstanci¨¦s de ce qu'il a appris ¨¤ Londres. -- Oh! rien de plus ais¨¦, reprit Andr¨¦; je n'ai qu'¨¤ faire entendre ¨¤ mon cousin que vous avez besoin d'une ou deux paires de bas, et il sera ici en moins de rien. -- Oh! oui, assurez-le que je serai une bonne pratique; et, comme vous disiez, la nuit est calme et belle, je me prom¨¨nerai dans le jardin jusqu'¨¤ ce qu'il vienne. La lune va bient?t se lever. Vous pouvez l'amener ¨¤ la petite porte de derri¨¨re, et, en attendant, j'aurai le plaisir de contempler les arbres et les gazons au clair de la lune. -- Tr¨¨s vrai, tr¨¨s vrai. C'est ce que j'ai souvent dit; un chou- fleur est si brillant au clair de lune qu'il ressemble ¨¤ une dame par¨¦e de diamants. ¨¤ ces mots, Andr¨¦ Fairservice partit tout joyeux. Il avait plus d'un mille ¨¤ faire, et il entreprit cette course avec le plus grand plaisir, pour procurer ¨¤ son cousin la vente de quelques-uns des articles de son commerce, quoiqu'il soit probable qu'il n'e?t pas donn¨¦ six pence pour le r¨¦galer d'un pot de bi¨¨re. La bonne volont¨¦ d'un Anglais se serait manifest¨¦e de la mani¨¨re oppos¨¦e, pensai-je en moi-m¨ºme en parcourant les longs sentiers bord¨¦s d'ifs et de houx qui coupaient l'antique jardin d'Osbaldistone- Hall. Lorsque je fus au bout de l'all¨¦e qui conduisait au chateau, j'aper?us de la lumi¨¨re dans la biblioth¨¨que, dont les fen¨ºtres donnaient sur le jardin. Je n'en fus pas surpris, car je savais que miss Vernon s'y rendait souvent le soir, quoique par d¨¦licatesse je m'imposasse la contrainte de ne jamais aller l'y rejoindre. Dans un moment o¨´ le reste de la famille ¨¦tait livr¨¦ ¨¤ ses orgies ordinaires, nos entrevues auraient ¨¦t¨¦ r¨¦ellement des t¨ºte-¨¤-t¨ºte. Le matin, c'¨¦tait diff¨¦rent. Il entrait souvent dans la biblioth¨¨que des domestiques qui venaient ou chercher quelques livres pour bourrer les fusils des jeunes squires, ou apporter ¨¤ Diana quelque message de la part de sir Hildebrand. En un mot, jusqu'au d?ner la biblioth¨¨que ¨¦tait une esp¨¨ce de terrain neutre qui, quoique peu fr¨¦quent¨¦, pouvait cependant ¨ºtre regard¨¦ comme un point de r¨¦union g¨¦n¨¦rale. Il n'en ¨¦tait pas de m¨ºme dans la soir¨¦e; et, ¨¦lev¨¦ dans un pays o¨´ l'on a beaucoup d'¨¦gards pour les biens¨¦ances, je d¨¦sirais les observer d'autant plus strictement que miss Vernon y faisait moins d'attention. Je lui fis donc comprendre, avec tous les m¨¦nagements possibles, que, lorsque nous lisions ensemble le soir, la pr¨¦sence d'un tiers serait convenable. Miss Vernon commen?a par rire, puis rougit, et elle ¨¦tait pr¨ºte ¨¤ se facher; mais, changeant tout ¨¤ coup d'id¨¦e: -- Je crois que vous avez raison, me dit-elle, et quand je serai dans mes jours de grande ardeur pour le travail, j'engagerai la vieille Marthe ¨¤ venir prendre ici une tasse de th¨¦ avec moi, pour me servir de paravent. Marthe, la vieille femme de charge, avait le m¨ºme go?t que toute la famille. Elle pr¨¦f¨¦rait un bon verre de vin ¨¤ tout le th¨¦ de la Chine. Cependant, comme il n'y avait alors que les personnes comme il faut qui prissent du th¨¦, cette invitation flattait la vanit¨¦ de Marthe, et elle nous tenait quelquefois compagnie. Du reste, tous les domestiques ¨¦vitaient d'approcher de la biblioth¨¨que apr¨¨s le coucher du soleil, parce que deux ou trois des plus poltrons disaient avoir entendu du bruit dans cette partie de la maison lorsque tout le monde ¨¦tait couch¨¦, et les jeunes squires eux-m¨ºmes ¨¦taient loin de d¨¦sirer d'entrer le soir dans cette redoutable enceinte. L'id¨¦e que la biblioth¨¨que avait ¨¦t¨¦ pendant longtemps l'endroit o¨´ Rashleigh se tenait de pr¨¦f¨¦rence et qu'une porte secr¨¨te communiquait de cette chambre dans l'appartement isol¨¦ qu'il avait choisi pour lui-m¨ºme augmentait les terreurs, bien loin de les diminuer. Les relations ¨¦tendues qu'il avait dans le monde, son instruction, ses connaissances, qui embrassaient toute esp¨¨ce de sciences, quelques exp¨¦riences de physique qu'il avait faites pour s'amuser ¨¦taient pour des esprits de cette trempe des raisons suffisantes pour le croire en rapport avec les esprits. Il savait le grec, le latin et l'h¨¦breu, et en cons¨¦quence, comme l'exprimait dans sa frayeur le cousin Wilfred, il ne pouvait pas avoir peur des esprits, des fant?mes ou du diable. Les domestiques soutenaient qu'ils l'avaient entendu parler haut dans la biblioth¨¨que lorsque tout le monde ¨¦tait couch¨¦ dans le chateau, qu'il passait la nuit ¨¤ veiller avec des revenants et le matin ¨¤ dormir, au lieu d'aller conduire la meute comme un vrai Osbaldistone. Tous ces bruits absurdes m'avaient ¨¦t¨¦ r¨¦p¨¦t¨¦s en confidence, et l'air de bonhomie et de cr¨¦dulit¨¦ du narrateur m'avait souvent beaucoup diverti. Je m¨¦prisais souverainement ces contes ridicules; mais l'extr¨ºme solitude ¨¤ laquelle cette chambre redout¨¦e ¨¦tait condamn¨¦e tous les soirs apr¨¨s le couvre-feu ¨¦tait pour moi une raison de ne pas m'y rendre lorsqu'il plaisait ¨¤ miss Vernon de s'y retirer. Pour r¨¦sumer ce que je disais, je ne fus pas surpris de voir de la lumi¨¨re dans la biblioth¨¨que; mais je ne pus m'emp¨ºcher d'¨ºtre ¨¦tonn¨¦ de voir l'ombre de deux personnes qui passaient entre la lumi¨¨re et la premi¨¨re fen¨ºtre. Je crus m'¨ºtre tromp¨¦ et avoir pris l'ombre de Diana pour une seconde personne. Mais non, les voil¨¤ qui passent devant la seconde crois¨¦e; ce sont bien deux personnes distinctes. Elles disparaissent encore, et voil¨¤ que leur ombre se dessine encore sur la troisi¨¨me fen¨ºtre, puis sur la quatri¨¨me. Qui peut ¨ºtre ¨¤ cette heure avec Diana? Les deux ombres repass¨¨rent successivement devant chaque crois¨¦e, comme pour me convaincre que je ne me trompais pas; apr¨¨s quoi les lumi¨¨res furent ¨¦teintes, et tout rentra dans l'obscurit¨¦. Quelque futile que f?t cette circonstance, je restai longtemps sans pouvoir la bannir de mon esprit. Je ne me permettais pas m¨ºme de supposer que mon amiti¨¦ pour miss Vernon allat jusqu'¨¤ la jalousie. Cependant je ne puis exprimer le d¨¦plaisir que j'¨¦prouvai en songeant qu'elle accordait ¨¤ quelqu'un des entretiens particuliers, ¨¤ une heure et dans un lieu o¨´ j'avais eu la d¨¦licatesse de lui dire qu'il n'¨¦tait pas convenable qu'elle me re??t. -- Imprudente et incorrigible Diana, disais-je en moi-m¨ºme, folle qui as ferm¨¦ l'oreille ¨¤ tous les bons avis! J'ai ¨¦t¨¦ tromp¨¦ par la simplicit¨¦ de ses mani¨¨res; et je suis s?r qu'elle prend ces formes de franchise comme elle mettrait un bonnet de paille si c'¨¦tait la mode, pour faire parler d'elle. Je crois vraiment que malgr¨¦ son excellent jugement la soci¨¦t¨¦ de cinq ¨¤ six rustauds pour jouer au wisk lui ferait un plus sensible plaisir qu'Arioste lui-m¨ºme s'il revenait au monde. Ce qui ajoutait encore ¨¤ l'amertume de ces r¨¦flexions, c'est que, m'¨¦tant d¨¦cid¨¦ ¨¤ montrer ¨¤ Diana la traduction en vers des premiers chants de l'Arioste, je l'avais pri¨¦e d'inviter Marthe ¨¤ venir ce soir-l¨¤ prendre le th¨¦ avec elle, et que miss Vernon m'avait demand¨¦ de remettre cette partie ¨¤ un autre jour, all¨¦guant quelque excuse qui m'avait sembl¨¦e assez frivole. Je cherchais ¨¤ expliquer ces diff¨¦rentes circonstances, lorsque j'entendis ouvrir la petite porte de derri¨¨re du jardin. C'¨¦tait Andr¨¦ qui rentrait: son compatriote, pliant sous le poids de sa balle, marchait derri¨¨re lui. Je trouvai dans Macready un ¨¦cossais malin et intelligent, grand marchand de nouvelles tant par inclination que par ¨¦tat. Il me fit le r¨¦cit exact de ce qui s'¨¦tait pass¨¦ dans la chambre des communes et dans celle des pairs relativement ¨¤ l'affaire de Morris, dont on s'¨¦tait servi comme d'une pierre de touche pour conna?tre l'esprit du parlement. Il m'apprit, comme Andr¨¦ me l'avait fait entendre, que le minist¨¨re, ayant eu le dessous, avait ¨¦t¨¦ oblig¨¦ de renoncer au projet d'appuyer un rapport qui compromettait des personnes de distinction, et qui n'¨¦tait fait que par un individu sans aucun droit ¨¤ la confiance, et qui d'ailleurs se contredisait ¨¤ chaque instant dans la mani¨¨re de raconter son histoire. Macready me fournit m¨ºme un exemplaire d'un journal imprim¨¦ qui contenait la substance des d¨¦bats; et il me remit aussi une copie du discours du duc d'Argyle, en ayant apport¨¦ plusieurs pour les vendre ¨¤ ses partisans en ¨¦cosse. Le journal ne m'apprit rien de nouveau, et ne servit qu'¨¤ me confirmer ce que m'avait dit l'¨¦cossais; le discours du duc, quoique ¨¦loquent et ¨¦nergique, contenait principalement l'¨¦loge de sa famille et de son clan, avec quelques compliments non moins sinc¨¨res, quoique plus mod¨¦r¨¦s, qu'il prit occasion de s'adresser ¨¤ lui-m¨ºme. Je ne pus savoir si ma r¨¦putation avait ¨¦t¨¦ directement compromise, quoique je comprisse bien que l'honneur de la famille de mon oncle l'¨¦tait fortement; car Morris avait d¨¦clar¨¦ en plein parlement que Campbell ¨¦tait l'un des deux voleurs et qu'il avait eu l'impudence d'aller d¨¦poser lui-m¨ºme en faveur d'un M. Osbaldistone, qui ¨¦tait son complice, et dont, de connivence avec le juge, il avait procur¨¦ l'¨¦largissement en for?ant l'accusateur ¨¤ se d¨¦sister de ses poursuites. Cette partie de l'histoire de Morris s'accordait avec mes propres soup?ons, qui s'¨¦taient port¨¦s sur Campbell depuis l'instant o¨´ je l'avais vu para?tre chez le juge Inglewood. Tourment¨¦ ¨¤ l'exc¨¨s du tour qu'avait pris cette surprenante affaire, je renvoyai les deux ¨¦cossais, apr¨¨s avoir achet¨¦ quelques bagatelles ¨¤ Macready, et je me retirai dans ma chambre pour consid¨¦rer ce que je devais faire pour d¨¦fendre ma r¨¦putation aussi publiquement attaqu¨¦e. Chapitre XV. D'o¨´ viens-tu? Que fais-tu parmi nous? MILTON. Apr¨¨s avoir pass¨¦ la nuit ¨¤ m¨¦diter sur la nouvelle que j'avais re?ue, je crus d'abord devoir retourner ¨¤ Londres en toute diligence et repousser la calomnie par ma pr¨¦sence; mais je r¨¦fl¨¦chis ensuite que je ne ferais peut-¨ºtre qu'ajouter au ressentiment de mon p¨¨re, qui ¨¦tait absolu dans ses d¨¦cisions sur tout ce qui concernait sa famille. Son exp¨¦rience le mettait en ¨¦tat de me tracer la conduite que je devais tenir, et ses relations avec les whigs les plus puissants lui donnaient la facilit¨¦ de me faire rendre justice. Toutes ces raisons me d¨¦cid¨¨rent ¨¤ ¨¦crire ¨¤ mon p¨¨re les diff¨¦rentes circonstances de mon histoire; et, quoiqu'il y e?t pr¨¨s de dix milles jusqu'¨¤ la poste la plus voisine, je r¨¦solus d'y porter moi-m¨ºme ma lettre, pour ¨ºtre s?r qu'elle ne serait pas ¨¦gar¨¦e. Il me semblait extraordinaire que, quoiqu'il se f?t d¨¦j¨¤ ¨¦coul¨¦ plusieurs mois depuis mon d¨¦part de Londres et que Rashleigh e?t d¨¦j¨¤ ¨¦crit ¨¤ sir Hildebrand pour lui apprendre son heureuse arriv¨¦e et la r¨¦ception amicale que son oncle lui avait faite, je n'eusse encore re?u aucune lettre ni d'Owen ni de mon p¨¨re. Tout en admettant que ma conduite avait pu ¨ºtre blamable, il me semblait que je ne m¨¦ritais pas d'¨ºtre aussi compl¨¨tement oubli¨¦. ¨¤ la fin de la lettre que j'¨¦crivis ¨¤ mon p¨¨re relativement ¨¤ l'affaire de Morris, je ne manquai pas de t¨¦moigner le plus vif d¨¦sir qu'il m'honorat de quelques lignes de r¨¦ponse, ne f?t-ce que pour me donner ses conseils dans une circonstance trop d¨¦licate pour que je me permisse de prendre un parti avant de conna?tre ses intentions. Ne me sentant pas le courage de solliciter mon rappel ¨¤ Londres, je cachai sous le voile de la soumission aux volont¨¦s de mon p¨¨re les v¨¦ritables raisons qui me faisaient d¨¦sirer de rester ¨¤ Osbaldistone-Hall et me bornai ¨¤ demander la permission de venir passer quelques jours dans la capitale pour r¨¦futer les infames calomnies qu'on avait fait circuler si publiquement contre moi. Apr¨¨s avoir termin¨¦ mon ¨¦p?tre, dont la composition me co?ta d'autant plus de peine que j'¨¦tais combattu entre le d¨¦sir de r¨¦tablir ma r¨¦putation et le regret de quitter momentan¨¦ment le lieu actuel de ma r¨¦sidence, j'allai porter moi-m¨ºme ma lettre ¨¤ la poste, comme je me l'¨¦tais propos¨¦. Je fus bien r¨¦compens¨¦ de la peine que j'avais prise; j'y trouvai une lettre ¨¤ mon adresse, qui ne me serait parvenue que plus tard. Elle ¨¦tait de mon ami Owen, et contenait ce qui suit: ?Mon cher M. Francis, Je vous accuse r¨¦ception de votre lettre du 10 courant, qui m'a ¨¦t¨¦ remise par M. Rashleigh Osbaldistone, et j'ai pris bonne note du contenu. J'aurai pour monsieur votre cousin toutes les attentions possibles; et je l'ai d¨¦j¨¤ men¨¦ voir la Bourse et la Banque. Il para?t ¨ºtre sobre, rang¨¦ et studieux; il sait fort bien l'arithm¨¦tique et conna?t la tenue des livres. J'aurais d¨¦sir¨¦ qu'une autre personne que moi e?t dirig¨¦ ses ¨¦tudes vers cette partie; mais la volont¨¦ de Dieu soit faite! Comme l'argent peut ¨ºtre utile dans le pays o¨´ vous ¨ºtes, je prends la confiance de vous adresser ci-joint une lettre de change de cent livres sterling[46], ¨¤ six jours de vue, sur MM. Hooper et Girder, de Newcastle, qui y feront honneur. Je suis, mon cher M. Francis, avec le plus profond respect, Votre tr¨¨s humble et tr¨¨s ob¨¦issant serviteur, JOSEPH OWEN. _?Post-scriptum. _Veuillez m'accuser r¨¦ception de la pr¨¦sente. Votre p¨¨re dit qu'il se porte comme ¨¤ l'ordinaire; mais il est bien chang¨¦.? Apr¨¨s avoir lu ce billet, ¨¦crit avec la nettet¨¦ qui distinguait le bon Owen, je fus surpris qu'il n'y fit aucune mention de la lettre particuli¨¨re que je lui avais ¨¦crite dans la vue de lui faire conna?tre le v¨¦ritable caract¨¨re de Rashleigh. J'avais envoy¨¦ ma lettre ¨¤ la poste par un domestique du chateau, et je n'avais aucune raison pour croire qu'elle ne f?t point parvenue ¨¤ son adresse. Cependant, comme elle contenait des renseignements d'une grande importance, tant pour mon p¨¨re que pour moi, j'¨¦crivis de suite ¨¤ Owen et r¨¦capitulai tout ce que je lui avais ¨¦crit pr¨¦c¨¦demment, en le priant de m'apprendre, par le retour du courrier, si ma lettre lui ¨¦tait parvenue. Je lui accusai r¨¦ception de la lettre de change et lui promis d'en faire usage si j'avais besoin d'argent. Il me semblait assez extraordinaire que mon p¨¨re laissat ¨¤ son commis le soin de fournir ¨¤ mes d¨¦penses, mais j'en conclus que c'¨¦tait un arrangement fait entre eux. D'ailleurs, quoi qu'il en f?t, Owen ¨¦tait gar?on, il ¨¦tait ¨¤ son aise et avait toujours eu pour moi beaucoup d'attachement: aussi n'h¨¦sitai-je pas ¨¤ accepter cette petite somme que j'¨¦tais r¨¦solu de lui rendre sur les premiers fonds que je toucherais, en cas que mon p¨¨re ne l'en e?t pas d¨¦j¨¤ rembours¨¦. Un marchand, ¨¤ qui le ma?tre de la poste m'adressa, me donna en or le montant de la lettre de change sur MM. Hooper et Girder, de sorte que je retournai ¨¤ Osbaldistone-Hall beaucoup plus riche que je n'en ¨¦tais parti. Ce surcro?t de finances venait fort ¨¤ propos; car l'argent que j'avais apport¨¦ de Londres commen?ait ¨¤ diminuer sensiblement, et j'avais toujours de temps en temps quelques d¨¦penses ¨¤ faire qui n'eussent pas tard¨¦ ¨¤ ¨¦puiser le fond de ma bourse. ¨¤ mon retour au chateau j'appris que sir Hildebrand ¨¦tait all¨¦ avec ses dignes rejetons ¨¤ un petit hameau appel¨¦ Trinlay-Knowe pour voir, comme me dit Andr¨¦, une douzaine de coqs se plumer mutuellement la t¨ºte. -- C'est un amusement bien barbare, Andr¨¦; vous n'en avez sans doute pas de semblables en ¨¦cosse? -- Non, non, Dieu me pr¨¦serve! r¨¦pondit Andr¨¦, ¨¤ moins pourtant que ce ne soit la veille de quelque grande f¨ºte; mais, au bout du compte, ils peuvent faire tout ce qu'ils voudront ¨¤ cette volaille qui ne fait que gratter et que ratisser dans la cour, et vient, sans crier gare, ab?mer toutes mes plates-bandes. Dieu merci! moins il y en aura, moins ce sera de peine pour les pauvres jardiniers; mais, puisque vous voil¨¤, dites-moi donc qui est-ce qui laisse toujours la porte de cette tour ouverte? Maintenant que M. Rashleigh est parti, ce ne peut pas ¨ºtre lui, j'esp¨¨re. La porte de la tour dont il parlait donnait sur le jardin et conduisait ¨¤ l'escalier tournant par lequel on montait ¨¤ l'appartement de M. Rashleigh. Cet appartement, ainsi que je l'ai d¨¦j¨¤ dit, ¨¦tait comme isol¨¦ du reste du chateau et communiquait ¨¤ la biblioth¨¨que par une porte secr¨¨te, et au reste de la maison par un passage long et obscur. Un sentier fort ¨¦troit, bord¨¦ d'une haie des deux c?t¨¦s, conduisait de la porte de la tour ¨¤ une petite porte de derri¨¨re du jardin. Au moyen de ces communications, Rashleigh, qui n'¨¦tait presque jamais avec sa famille, pouvait entrer et sortir quand il le voulait, sans ¨ºtre oblig¨¦ de passer par le chateau. Mais pendant son absence personne ne descendait jamais par cet escalier, et c'est ce qui rendait l'observation d'Andr¨¦ remarquable. -- Avez-vous souvent vu cette porte ouverte? lui demandai-je. -- Souvent? Oh mon Dieu! oui. C'est-¨¤-dire souvent, si vous voulez, deux ou trois fois. ¨¤ mon avis, il faut que ce soit ce pr¨ºtre, le P. Vaughan, comme ils l'appellent: car, pour les domestiques, ce ne sera pas eux que vous attraperez sur cet escalier. Ah! bien oui, Dieu me pr¨¦serve! ces pa?ens ont trop peur et des revenants et des brownies, et de toute l'engeance de l'autre monde enfin. Le P. Vaughan se croit un ¨ºtre privil¨¦gi¨¦; mais qui se met trop haut, on l'abaisse; je parierais bien que le plus mauvais pr¨ºcheur de l'autre c?t¨¦ de la Tweed conjurerait un esprit deux fois plus vite que lui avec son eau b¨¦nite et ses c¨¦r¨¦monies idolatres. Tenez, ¨¤ vous dire le vrai, je ne crois pas non plus qu'il parle latin, bon latin, s'entend; car il a l'air de ne pas me comprendre quand je lui dis les noms savants des plantes. Ce P. Vaughan partageait son temps et ses soins entre Osbaldistone-Hall et cinq ou six maisons catholiques des environs; je ne vous en ai encore rien dit, parce que j'avais eu peu d'occasions de le voir. C'¨¦tait un homme d'environ soixante ans, de bonne famille, ¨¤ ce que j'avais entendu dire, d'un ext¨¦rieur grave et imposant, et jouissant de la plus grande consid¨¦ration parmi les catholiques du Northumberland, qui le regardaient comme un homme juste et int¨¨gre. Cependant le P. Vaughan n'¨¦tait pas ¨¤ l'abri de ces petites particularit¨¦s qui distinguent son ordre. On voyait r¨¦pandu sur toute sa personne un air de myst¨¨re qui, ¨¤ des yeux protestants, d¨¦non?ait le m¨¦tier de pr¨ºtre. Les _naturels _d'Osbaldistone-Hall (car c'est ainsi qu'on aurait d? appeler les habitants du chateau) avaient pour lui plus de respect que d'affection. Il ¨¦tait ¨¦vident qu'il condamnait leurs orgies, car elles ¨¦taient interrompues en partie lorsque le pr¨ºtre passait quelque temps au chateau. Sir Hildebrand lui-m¨ºme s'imposait une certaine contrainte dans ses discours et dans sa conduite, ce qui peut-¨ºtre rendait la pr¨¦sence du P. Vaughan plus g¨ºnante qu'agr¨¦able. Il avait cette adresse polie, insinuante et presque flatteuse, particuli¨¨re au clerg¨¦ de sa religion, surtout en Angleterre o¨´ les la?cs catholiques, retenus par des lois p¨¦nales et par les restrictions de leur secte, et les recommandations de leurs pasteurs, montrent une grande r¨¦serve, souvent m¨ºme une vraie timidit¨¦, dans la soci¨¦t¨¦ des protestants; pendant que les pr¨ºtres, privil¨¦gi¨¦s par leur minist¨¨re, et pouvant fr¨¦quenter les personnes de toutes les croyances, sont ouverts, actifs, francs, et habiles dans l'art d'obtenir une popularit¨¦ qu'ils recherchent avec ardeur. Le P. Vaughan ¨¦tait une connaissance particuli¨¨re de Rashleigh; c'¨¦tait ¨¤ lui qu'il ¨¦tait particuli¨¨rement redevable de l'accueil qu'il recevait au chateau, ce qui ne me donnait nulle envie de cultiver sa connaissance; et comme, de son c?t¨¦, il ne paraissait pas fort jaloux de faire la mienne, les relations que nous avions ensemble se bornaient ¨¤ un simple ¨¦change de civilit¨¦s. Il me semblait assez naturel que M. Vaughan occupat la chambre de Rashleigh lorsqu'il couchait par hasard au chateau, parce que c'¨¦tait la plus rapproch¨¦e de la biblioth¨¨que, dans laquelle il devait sans doute se rendre pour jouir du plaisir de la lecture. Il ¨¦tait donc tr¨¨s probable que c'¨¦tait sa lumi¨¨re qui avait fix¨¦ mon attention le soir pr¨¦c¨¦dent. Cette id¨¦e me conduisit involontairement ¨¤ me rappeler qu'il paraissait r¨¦gner entre miss Vernon et lui le m¨ºme myst¨¨re qui caract¨¦risait sa conduite avec Rashleigh. Je ne lui avais jamais entendu prononcer le nom de Vaughan, ni m¨ºme en parler directement, ¨¤ l'exception du premier jour o¨´ je l'avais rencontr¨¦e et o¨´ elle m'avait dit que Rashleigh, le vieux pr¨ºtre et elle-m¨ºme ¨¦taient les seules personnes du chateau avec lesquelles il f?t possible de converser. Cependant, quoiqu'elle ne m'e?t point parl¨¦ depuis ce temps du P. Vaughan, je remarquai que, toutes les fois qu'il venait au chateau, miss Vernon semblait ¨¦prouver une esp¨¨ce de terreur et d'anxi¨¦t¨¦ qui durait jusqu'¨¤ ce qu'ils eussent ¨¦chang¨¦ deux ou trois regards significatifs. Quel que p?t ¨ºtre le myst¨¨re qui couvrait les destin¨¦es de cette belle et int¨¦ressante personne, il ¨¦tait ¨¦vident que le P. Vaughan le connaissait. Peut-¨ºtre, me disais-je, c'est lui qui doit la faire entrer dans son couvent, en cas qu'elle se refuse ¨¤ ¨¦pouser un de mes cousins; et alors l'¨¦motion que lui cause sa pr¨¦sence s'explique naturellement. Du reste, ils ne se parlaient pas souvent et ne paraissaient m¨ºme pas chercher ¨¤ se trouver ensemble. Leur ligue, s'il en existait une entre eux, ¨¦tait tacite et conventionnelle; elle dirigeait leurs actions sans exiger le secours des paroles. Je me rappelais pourtant alors que j'avais remarqu¨¦ une ou deux fois le P. Vaughan dire quelques mots ¨¤ l'oreille de miss Vernon. J'avais suppos¨¦ dans le temps qu'ils avaient rapport ¨¤ la religion, sachant avec quelle adresse et quelle pers¨¦v¨¦rance le clerg¨¦ catholique cherche ¨¤ conserver son influence sur l'esprit de ses sectateurs; mais ¨¤ pr¨¦sent j'¨¦tais dispos¨¦ ¨¤ les croire relatifs ¨¤ cet ¨¦tonnant myst¨¨re que je m'effor?ais inutilement d'approfondir. Avait-il des entrevues particuli¨¨res avec miss Vernon dans la biblioth¨¨que? et s'il en avait, quel en ¨¦tait le motif? et pourquoi accordait-elle toute sa confiance ¨¤ un ami du perfide Rashleigh? Toutes ces questions et mille autres semblables s'accumulaient en foule dans mon esprit, et y excitaient un int¨¦r¨ºt d'autant plus vif qu'il m'¨¦tait impossible de les ¨¦claircir. J'avais d¨¦j¨¤ commenc¨¦ ¨¤ soup?onner que l'amiti¨¦ que je portais ¨¤ miss Vernon n'¨¦tait pas tout ¨¤ fait aussi d¨¦sint¨¦ress¨¦e que je l'avais cru dans le principe. D¨¦j¨¤ je m'¨¦tais senti d¨¦vor¨¦ de jalousie en apprenant que j'avais un Thorncliff pour rival, et j'avais relev¨¦ avec plus de chaleur que je ne l'aurais d?, par ¨¦gard pour miss Vernon, les insultes indirectes qu'il cherchait ¨¤ me faire. ¨¤ pr¨¦sent j'¨¦piais la conduite de miss Vernon avec l'attention la plus scrupuleuse, attention que je voulais en vain attribuer ¨¤ la simple curiosit¨¦. Malgr¨¦ tous mes efforts et tous mes raisonnements, ces indices n'annon?aient que trop bien l'amour, et, tandis que ma raison ne voulait pas convenir qu'elle m'e?t laiss¨¦ former un attachement aussi inconsid¨¦r¨¦, elle ressemblait ¨¤ ces guides ignorants qui, apr¨¨s avoir ¨¦gar¨¦ les voyageurs dans un chemin qu'ils ne connaissent pas eux-m¨ºmes, et dont ils ne savent plus comment sortir, persistent ¨¤ soutenir qu'il est impossible qu'ils se soient tromp¨¦s de route. Chapitre XVI. Il arriva qu'un jour ¨¤ midi, comme j'allais sur mon canot, je d¨¦couvris tr¨¨s distinctement sur le sable les marques d'un pied nu d'homme. DE FOE, _Robinson Cruso¨¦_. Partag¨¦ entre la curiosit¨¦ et la jalousie, je finis par observer si minutieusement les regards et les actions de miss Vernon qu'elle ne tarda pas ¨¤ s'en apercevoir, malgr¨¦ tous mes efforts pour le cacher. La certitude que j'¨¦piais ¨¤ chaque instant sa conduite semblait l'embarrasser, lui faire de la peine et la contrarier tout ¨¤ la fois. Tant?t on e?t dit qu'elle cherchait l'occasion de me t¨¦moigner son m¨¦contentement d'une conduite qui ne pouvait manquer de lui para?tre offensante, apr¨¨s qu'elle avait eu la franchise de m'avouer la position critique dans laquelle elle se trouvait; tant?t elle semblait pr¨ºte ¨¤ descendre aux pri¨¨res; mais, ou le courage lui manquait, ou quelque autre raison l'emp¨ºchait d'en venir ¨¤ une explication. Son d¨¦plaisir ne se manifestait que par des reparties, et ses pri¨¨res expiraient sur ses l¨¨vres. Nous nous trouvions tous deux dans une position relative assez singuli¨¨re, ¨¦tant par go?t presque toujours ensemble, et nous cachant mutuellement les sentiments qui nous agitaient, moi ma jalousie, elle son m¨¦contentement. Il r¨¦gnait entre nous de l'intimit¨¦ sans confiance; d'un c?t¨¦, de l'amour sans espoir et sans but, et de la curiosit¨¦ sans un motif raisonnable; de l'autre, de l'embarras, du doute, et parfois du d¨¦plaisir. Mais telle est la nature du coeur humain que je crois que cette agitation de passions, entretenue par une foule de petites circonstances qui nous for?aient, pour ainsi dire, ¨¤ penser mutuellement l'un ¨¤ l'autre, contribuait encore ¨¤ augmenter l'attachement que nous nous portions. Mais, quoique ma vanit¨¦ n'e?t pas tard¨¦ ¨¤ d¨¦couvrir que mon s¨¦jour ¨¤ Osbaldistone-Hall avait donn¨¦ ¨¤ Diana quelques raisons de plus pour d¨¦tester le clo?tre, je ne pouvais point compter sur une affection qui semblait enti¨¨rement subordonn¨¦e aux myst¨¨res de sa singuli¨¨re position. Miss Vernon ¨¦tait d'un caract¨¨re trop r¨¦solu pour permettre ¨¤ l'amour de l'emporter sur son devoir; elle m'en donna la preuve dans une conversation que nous e?mes ensemble ¨¤ peu pr¨¨s ¨¤ cette ¨¦poque. Nous ¨¦tions dans la biblioth¨¨que dont je vous ai souvent parl¨¦. Miss Vernon, en parcourant un exemplaire de Roland le Furieux, fit tomber une feuille de papier ¨¦crite ¨¤ la main. Je voulus la ramasser, mais elle me pr¨¦vint. -- Ce sont des vers, me dit-elle en jetant un coup d'oeil sur le papier; puis-je prendre la libert¨¦?... Oh! si vous rougissez, si vous b¨¦gayez, je dois faire violence ¨¤ votre modestie et supposer que la permission est accord¨¦e. -- C'est un premier jet, un commencement de traduction, une ¨¦bauche qui ne m¨¦rite pas de vous occuper un seul instant; j'aurais ¨¤ craindre un arr¨ºt trop s¨¦v¨¨re si j'avais pour juge une personne qui entend aussi bien l'original et qui en sent aussi bien les beaut¨¦s. -- Mon cher po¨¨te, reprit Diana, si vous voulez m'en croire, gardez vos ¨¦loges et votre humilit¨¦ pour une meilleure occasion; car je puis vous certifier que tout cela ne vous vaudra pas un seul compliment. Je suis, comme vous savez, de la famille impopulaire des Francs-Parleurs, et je ne flatterais pas Apollon pour sa lyre. Elle lut la premi¨¨re stance, qui ¨¦tait ¨¤ peu pr¨¨s con?ue en ces termes: _Je chante la beaut¨¦, les chevaliers, les armes,_ _Les belliqueux exploits, l'amour et ses doux charmes_ _Je c¨¦l¨¨bre le si¨¨cle o¨´ des bords africains_ _Sous leur prince Agramant, guid¨¦s par la vengeance,_ _Les Maures, accourus dans les champs de la France,_ _Vinrent de nos chr¨¦tiens balancer les destins._ _Je veux chanter aussi Charlemagne, empereur,_ _La mort du vieux Trojan, et la fi¨¨re valeur_ Du paladin Roland dont la noble sagesse _S'¨¦clipsa quand M¨¦dor lui ravit sa ma?tresse._ _-- _En voil¨¤ beaucoup, dit-elle apr¨¨s avoir parcouru des yeux la feuille de papier, et interrompant les plus doux sons qui puissent frapper l'oreille d'un jeune po¨¨te, ses vers lus par celle qu'il adore. -- Beaucoup trop, sans doute, pour qu'ils m¨¦ritent de fixer votre attention, dis-je un peu mortifi¨¦ en reprenant le papier qu'elle cherchait ¨¤ retenir. Cependant, ajoutai-je, enferm¨¦ dans cette retraite et oblig¨¦ de me cr¨¦er des occupations, j'ai cru ne pouvoir mieux employer mes moments de loisir qu'en continuant, uniquement pour mon plaisir, la traduction de ce charmant auteur, que j'ai commenc¨¦e, il y a quelques mois, sur les rives de la Garonne. -- La question serait de savoir, dit gravement Diana, si vous n'auriez pas pu mieux employer votre temps. -- Vous voulez dire ¨¤ des compositions originales, r¨¦pondis-je grandement flatt¨¦; mais, ¨¤ dire vrai, mon g¨¦nie trouve beaucoup plus ais¨¦ment des mots et des rimes que des id¨¦es; et, au lieu de me creuser la t¨ºte pour en chercher, je suis trop heureux de m'approprier celles de l'Arioste. Cependant, miss Vernon, avec les encouragements que vous avez eu la bont¨¦ de me donner... -- Excusez-moi, M. Frank; ce sont des encouragements, non pas que je vous donne, mais que vous prenez. Je ne veux parler ni de compositions originales ni de traductions; c'est ¨¤ des objets plus s¨¦rieux que je crois que vous pourriez consacrer votre temps. -- Vous ¨ºtes mortifi¨¦, ajouta-t-elle, et je suis fach¨¦e d'en ¨ºtre la cause. -- Mortifi¨¦? oh! non... non assur¨¦ment, dis-je de la meilleure grace qu'il me fut possible; je suis trop sensible ¨¤ l'int¨¦r¨ºt que vous prenez ¨¤ moi. -- Ah! vous avez beau dire, reprit l'inflexible Diana; il y a de la mortification et m¨ºme un petit grain de col¨¨re dans ce ton s¨¦rieux et contraint; au surplus, excusez la contrari¨¦t¨¦ que je vous ai fait ¨¦prouver en vous sondant ainsi, car ce qui me reste ¨¤ vous dire vous contrariera peut-¨ºtre encore davantage. Je sentis la pu¨¦rilit¨¦ de ma conduite et je l'assurai qu'elle n'avait pas ¨¤ craindre que je me r¨¦voltasse contre une critique que je ne pouvais attribuer qu'¨¤ son amiti¨¦ pour moi. -- Ah! voil¨¤ qui est beaucoup mieux, me dit-elle; je savais bien que les restes de l'irritabilit¨¦ po¨¦tique s'en iraient avec la petite toux qui a servi comme de pr¨¦lude ¨¤ votre d¨¦claration. Mais ¨¤ pr¨¦sent parlons s¨¦rieusement: avez-vous re?u depuis peu des lettres de votre p¨¨re? -- Pas un mot, r¨¦pondis-je; il ne m'a pas honor¨¦ d'une seule ligne depuis que j'ai quitt¨¦ Londres. -- C'est singulier! Vous ¨ºtes une bizarre famille, vous autres Osbaldistone! Ainsi vous ne savez pas qu'il est all¨¦ en Hollande pour quelques affaires pressantes qui exigeaient imm¨¦diatement sa pr¨¦sence. -- Voil¨¤ le premier mot que j'en entends. -- Et ce sera sans doute aussi une nouvelle pour vous, et peut- ¨ºtre la moins agr¨¦able de toutes, d'apprendre qu'il a confi¨¦ ¨¤ Rashleigh l'administration de ses affaires jusqu'¨¤ son retour? -- ¨¤ Rashleigh! m'¨¦criai-je pouvant ¨¤ peine cacher ma surprise et mon inqui¨¦tude. -- Vous avez raison de vous alarmer, dit miss Vernon d'un ton fort grave; et, si j'¨¦tais ¨¤ votre place, je m'efforcerais de pr¨¦venir les funestes cons¨¦quences qui r¨¦sulteraient d'un semblable arrangement. -- Mais il n'est pas possible d'emp¨ºcher... -- Tout est possible ¨¤ qui poss¨¨de du courage et de l'activit¨¦; ¨¤ qui craint, ¨¤ qui h¨¦site, rien n'est possible, parce que rien ne lui para?t tel. Miss Vernon pronon?a ces mots avec une exaltation h¨¦ro?que; et, pendant qu'elle parlait, je croyais voir une de ces h¨¦ro?nes du si¨¨cle de la chevalerie, dont un mot, dont un regard ¨¦lectrisait les preux, et doublait leur courage ¨¤ l'heure du danger. -- Et que faut-il donc faire, miss Vernon? r¨¦pondis-je, d¨¦sirant et craignant tout ¨¤ la fois d'entendre sa r¨¦ponse. -- Partir sur le champ, dit-elle d'un ton ferme, et retourner ¨¤ Londres. -- Peut-¨ºtre, ajouta-t-elle d'un ton plus doux, ¨ºtes-vous d¨¦j¨¤ rest¨¦ ici trop longtemps; ce n'est pas vous qu'il faut en accuser; mais chaque moment que vous y passeriez encore serait un crime; oui, un crime, car je vous dis sans feinte que, si les affaires de votre p¨¨re sont longtemps entre les mains de Rashleigh, vous pouvez regarder sa ruine comme certaine. -- Comment est-il possible...? -- Ne faites pas tant de questions, dit-elle en m'interrompant; mais, croyez-moi, il faut tout craindre de Rashleigh. Au lieu de consacrer aux op¨¦rations de commerce la fortune de votre p¨¨re, il l'emploiera ¨¤ l'ex¨¦cution de ses projets ambitieux. Lorsque M. Osbaldistone ¨¦tait en Angleterre, Rashleigh ne pouvait pas accomplir ses desseins: pendant son absence, il en trouvera mille occasions, et soyez s?r qu'il ne manquera surtout pas d'en profiter. -- Mais comment puis-je, disgraci¨¦ par mon p¨¨re et sans aucun pouvoir dans sa maison, emp¨ºcher ce danger par ma pr¨¦sence? -- Votre pr¨¦sence seule fera beaucoup. Votre naissance vous donne le droit de veiller aux int¨¦r¨ºts de votre p¨¨re; c'est un droit inali¨¦nable. Vous serez soutenu par son premier commis, par ses amis, par ses associ¨¦s. D'ailleurs les projets de Rashleigh sont d'une nature...! elle s'arr¨ºta tout ¨¤ coup, comme si elle craignait d'en dire trop, -- sont, en un mot, reprit-elle, de la nature de tous les plans sordides et int¨¦ress¨¦s, qui sont abandonn¨¦s aussit?t que ceux qui les m¨¦ditent voient leurs artifices d¨¦couverts et s'aper?oivent qu'on les observe. Ainsi donc, dans le langage de votre po¨¨te favori: _¨¤ cheval! ¨¤ cheval! d¨¦lib¨¦rer c'est craindre._ -- Ah! Diana! m'¨¦criai-je entra?n¨¦ par un sentiment irr¨¦sistible, pouvez-vous bien me conseiller de partir? H¨¦las! peut-¨ºtre trouvez-vous que je suis rest¨¦ ici trop longtemps? Miss Vernon rougit, mais r¨¦pondit avec la plus grande fermet¨¦: -- Oui, je vous conseille non seulement de quitter Osbaldistone-Hall, mais m¨ºme de n'y jamais revenir. Vous n'avez qu'une amie ¨¤ regretter ici, ajouta-t-elle avec un sourire forc¨¦, une amie accoutum¨¦e depuis longtemps ¨¤ sacrifier son bonheur ¨¤ celui des autres. Vous rencontrerez dans le monde mille personnes dont l'amiti¨¦ sera aussi d¨¦sint¨¦ress¨¦e, plus utile, moins assujettie ¨¤ des circonstances malheureuses, moins sous l'influence des langues perverses et des in¨¦vitables contrari¨¦t¨¦s. -- Jamais, m'¨¦criai-je, jamais! Le monde ne peut rien m'offrir qui compense ce qu'il faut que je quitte. Et je saisis sa main que je pressai contre mes l¨¨vres. -- Quelle folie! s'¨¦cria-t-elle en s'effor?ant de la retirer. ¨¦coutez-moi, monsieur, et soyez homme. Je suis, par un pacte solennel, l'¨¦pouse de Dieu, ¨¤ moins que je ne veuille ¨¦pouser un Thorncliff. Je suis donc l'¨¦pouse de Dieu; le voile et le couvent sont mon partage. Mod¨¦rez vos transports, ils ne servent qu'¨¤ prouver encore mieux la n¨¦cessit¨¦ de votre d¨¦part. ¨¤ ces mots elle retira brusquement sa main et ajouta, mais en baissant la voix: Quittez-moi sur-le-champ... Nous nous reverrons encore ici, mais ce sera pour la derni¨¨re fois. Je m'aper?us qu'elle tressaillait; mes yeux suivirent la direction des siens, et je crus voir remuer la tapisserie qui couvrait la porte du passage secret qui conduisait de la biblioth¨¨que ¨¤ la chambre de Rashleigh. Je ne doutai point que quelqu'un ne nous ¨¦coutat, et je regardai miss Vernon. -- Ce n'est rien, dit-elle d'une voix faible, quelque rat derri¨¨re la tapisserie. J'aurais fait la r¨¦ponse d'Hamlet si j'avais ¨¦cout¨¦ l'indignation qui me transportait ¨¤ l'id¨¦e d'¨ºtre observ¨¦ par un t¨¦moin dans un semblable moment. Mais la prudence, ou plut?t les pri¨¨res r¨¦it¨¦r¨¦es de miss Vernon qui me criait d'une voix ¨¦touff¨¦e: -- Laissez-moi! laissez-moi! m'emp¨ºch¨¨rent d'¨¦couter mes transports, et je me pr¨¦cipitai hors de la chambre dans une esp¨¨ce de fr¨¦n¨¦sie farouche que je m'effor?ai en vain de calmer. Mon esprit ¨¦tait accabl¨¦ par un chaos d'id¨¦es qui se d¨¦truisaient et se chassaient l'une l'autre, telles que ces brouillards qui dans les pays montagneux descendent en masses ¨¦paisses et d¨¦naturent ou font dispara?tre les marques ordinaires auxquelles le voyageur reconna?t son chemin ¨¤ travers les d¨¦serts. L'id¨¦e confuse et imparfaite du danger qui mena?ait mon p¨¨re, la demi- d¨¦claration que j'avais faite ¨¤ miss Vernon sans qu'elle e?t paru l'entendre, l'embarras de sa position, oblig¨¦e, comme elle ¨¦tait, de se sacrifier ¨¤ une union mal assortie ou de prendre le voile: tous ces souvenirs se pressaient ¨¤ la fois dans mon esprit, sans que je fusse capable de les m¨¦diter. Mais ce qui par dessus tout me d¨¦chirait le coeur, c'¨¦tait la mani¨¨re dont miss Vernon avait r¨¦pondu ¨¤ l'expression de ma tendresse: c'¨¦tait ce m¨¦lange de sympathie et de fermet¨¦ qui semblait prouver que je poss¨¦dais une place dans son coeur, mais une place trop petite pour lui faire oublier les obstacles qui s'opposaient ¨¤ l'aveu d'un mutuel attachement. L'expression de terreur plut?t que de surprise avec laquelle elle avait remarqu¨¦ le mouvement de la tapisserie semblait annoncer la crainte d'un danger quelconque, crainte que je ne pouvais m'emp¨ºcher de croire fond¨¦e; car Diana Vernon ¨¦tait peu sujette aux ¨¦motions nerveuses de son sexe, et elle n'¨¦tait pas d'un caract¨¨re ¨¤ se livrer ¨¤ de vaines terreurs. De quelle nature ¨¦taient donc ces myst¨¨res dont elle ¨¦tait entour¨¦e comme d'un cercle magique, et qui exer?aient continuellement une influence active sur ses pens¨¦es et sur ses actions, quoique leurs agents ne fussent jamais visibles? Ce fut sur cette r¨¦flexion que je m'arr¨ºtai; j'oubliai les affaires de mon p¨¨re, et Rashleigh et sa perfidie, pour ne songer qu'¨¤ miss Vernon, et je r¨¦solus de ne point quitter Osbaldistone-Hall que je ne susse quelque chose de certain et de positif sur cet ¨ºtre enchanteur, dont la vie semblait partag¨¦e entre le myst¨¨re et la franchise: la franchise, pr¨¦sidant ¨¤ ses discours, ¨¤ ses sentiments; et le myst¨¨re, r¨¦pandant sa n¨¦buleuse influence sur toutes ses actions. Comme si ce n'¨¦tait pas assez d'¨¦prouver l'int¨¦r¨ºt de la curiosit¨¦ et de l'amour, j'¨¦prouvais encore, comme je l'ai d¨¦j¨¤ remarqu¨¦, un sentiment profond, quoique confus, de jalousie. Ce sentiment, croissant avec l'amour, comme l'ivraie avec le bon grain, ¨¦tait excit¨¦ par la d¨¦f¨¦rence que Diana montrait pour ces ¨ºtres invisibles qui dirigeaient ses actions. Plus je r¨¦fl¨¦chissais ¨¤ son caract¨¨re, plus j'¨¦tais int¨¦rieurement convaincu qu'elle ne se soumettrait ¨¤ aucun assujettissement qu'on voudrait lui imposer malgr¨¦ elle, et qu'elle ne reconnaissait d'autre pouvoir que celui de l'affection; il se glissa dans mon ame un violent soup?on que c'¨¦tait l¨¤ le fondement de cette influence qui l'intimidait. Ces doutes, mille fois plus horribles que la certitude, augment¨¨rent mon d¨¦sir de p¨¦n¨¦trer le secret de sa conduite, et, pour y parvenir, je formai une r¨¦solution dont, si vous n'¨ºtes pas fatigu¨¦ de la lecture de ces d¨¦tails, vous trouverez le r¨¦sultat dans le chapitre suivant. Chapitre XVII. Une voix dont le son pour toi n'est pas sensible, Me dit qu'il faut partir: Le geste d'une main ¨¤ tes yeux invisible M'ordonne d'ob¨¦ir. TICKELL. Je vous ai d¨¦j¨¤ dit, mon cher Tresham, si vous voulez bien vous le rappeler, qu'il ¨¦tait fort rare que je me rendisse le soir ¨¤ la biblioth¨¨que pour voir miss Vernon, ¨¤ moins que ce ne f?t en pr¨¦sence de la dame Marthe. Cependant cet arrangement n'¨¦tait qu'une convention libre, et c'¨¦tait moi-m¨ºme qui l'avais propos¨¦. Depuis quelque temps, comme l'embarras de notre situation respective avait augment¨¦, les entrevues du soir avaient enti¨¨rement cess¨¦. Miss Vernon n'avait donc aucune raison de croire que je voulusse les renouveler sans l'en pr¨¦venir d'avance, afin qu'elle p?t engager la bonne Marthe ¨¤ venir prendre, suivant l'usage, une tasse de th¨¦ avec elle; mais, d'un autre c?t¨¦, cette prudence n'¨¦tait pas une loi expresse. La biblioth¨¨que m'¨¦tait ouverte ainsi qu'¨¤ tous les autres membres de la famille, ¨¤ toutes les heures du jour et de la nuit, et je pouvais y entrer inopin¨¦ment sans que miss Vernon p?t le trouver mauvais. J'¨¦tais convaincu qu'elle recevait quelquefois dans cet appartement ou le P. Vaughan, ou quelque autre personne dont les avis dirigeaient sa conduite, et qu'elle choisissait pour ces entrevues les instants o¨´ elle se croyait le plus s?re de ne pas ¨ºtre interrompue. La lumi¨¨re que j'avais remarqu¨¦e le soir dans la biblioth¨¨que, les deux ombres que j'avais vues distinctement, la trace de plusieurs pas imprim¨¦s le matin sur le sable depuis la porte de la tour jusqu'¨¤ la porte du jardin, le bruit que plusieurs domestiques avaient entendu, et qu'ils expliquaient ¨¤ leur mani¨¨re, tout semblait me prouver que quelque personne ¨¦trang¨¨re au chateau entrait secr¨¨tement dans cette chambre. Persuad¨¦ que cette personne exer?ait une influence quelconque sur les destin¨¦es de Diana, je n'h¨¦sitai pas ¨¤ former le projet de d¨¦couvrir qui elle ¨¦tait, d'o¨´ provenait son autorit¨¦ sur elle; mais surtout, quoique je m'effor?asse de croire que ce n'¨¦tait qu'une consid¨¦ration tr¨¨s secondaire, je voulais savoir par quels moyens cette personne conservait son influence sur Diana, et si elle la gouvernait par la crainte ou par l'affection. Ce qui prouvait que cette curiosit¨¦ jalouse occupait la premi¨¨re place dans mon esprit, c'est que, malgr¨¦ mes efforts pour repousser cette id¨¦e, et quoiqu'il me f?t impossible de motiver mes pr¨¦somptions, je me figurais que c'¨¦tait un homme, et sans doute un homme jeune et bien fait qui dirigeait ainsi ¨¤ son gr¨¦ miss Vernon; c'¨¦tait dans l'impatience de d¨¦couvrir ce rival que j'¨¦tais descendu au jardin pour ¨¦pier le moment o¨´ la lumi¨¨re para?trait dans la biblioth¨¨que. Tel ¨¦tait le feu qui me d¨¦vorait que j'¨¦tais ¨¤ mon poste en attendant un ph¨¦nom¨¨ne qui ne pouvait point para?tre avant le soir, une grande heure avant le coucher du soleil. C'¨¦tait le jour du sabbat, et toutes les all¨¦es ¨¦taient d¨¦sertes et solitaires. Je me promenai pendant quelque temps, pensant aux cons¨¦quences probables de mon entreprise. L'air ¨¦tait frais et embaum¨¦, et sa douce influence parvint ¨¤ calmer un peu le sang qui bouillait dans mes veines. L'effervescence de la passion commen?a proportionnellement ¨¤ diminuer, et je me demandai de quel droit je voulais p¨¦n¨¦trer les secrets de miss Vernon ou ceux de la famille de mon oncle. Que m'importait que sir Hildebrand cachat quelqu'un dans sa maison, o¨´ je n'avais moi-m¨ºme d'autres droits que ceux d'un h?te ¨¦tranger? Devais-je me m¨ºler des affaires de miss Vernon et chercher ¨¤ d¨¦voiler un myst¨¨re qu'elle m'avait pri¨¦ de ne pas approfondir? La passion, l'int¨¦r¨ºt et la curiosit¨¦, sophistes sp¨¦cieux, eurent bient?t r¨¦pondu ¨¤ ces scrupules. En d¨¦masquant cet h?te secret, je rendais probablement service ¨¤ sir Hildebrand, qui ignorait sans doute les intrigues qui se tramaient dans sa famille, et bien plus encore ¨¤ miss Vernon, que sa franchise et sa na?ve simplicit¨¦ exposaient ¨¤ tant de dangers par ces liaisons secr¨¨tes entretenues avec une personne dont peut-¨ºtre elle ne connaissait pas bien le caract¨¨re. Si je semblais forcer sa confiance, c'¨¦tait dans l'intention g¨¦n¨¦reuse et d¨¦sint¨¦ress¨¦e (oui, j'allai m¨ºme jusqu'¨¤ l'appeler d¨¦sint¨¦ress¨¦e) de la guider, de la prot¨¦ger et de la d¨¦fendre contre la ruse, contre la fourberie, et surtout contre le conseiller secret qu'elle avait choisi pour confident. Tels ¨¦taient les arguments que mon imagination pr¨¦sentait hardiment ¨¤ ma conscience et dont il lui semblait qu'elle devait se payer, tandis que ma conscience, imitait le marchand qui, entendant bien ses int¨¦r¨ºts, se r¨¦signe ¨¤ accepter un argent qu'il est tent¨¦ de ne pas croire de bon aloi plut?t que de perdre une pratique. Pendant que je marchais ¨¤ grands pas, d¨¦battant le pour et le contre, je me trouvai tout ¨¤ coup pr¨¨s d'Andr¨¦ Fairservice, qui ¨¦tait plant¨¦ comme un terme devant une rang¨¦e de ruches d'abeilles, dans l'attitude d'une d¨¦vote contemplation, ¨¦piant d'un oeil les mouvements de ces citoyens actifs qui rentraient en bourdonnant dans leurs petits domaines, et l'autre fix¨¦ sur un livre de pri¨¨res qu'une d¨¦votion constante avait priv¨¦ de ses angles et rapproch¨¦ de la forme ovale; ce qui, joint ¨¤ la couleur informe du volume, lui donnait un air d'antiquit¨¦ fort respectable. -- Je lisais ¨¤ part moi _la Fleur de douce saveur sem¨¦e dans la vall¨¦e de ce monde[47], _du digne ma?tre John Quackleben, dit Andr¨¦, fermant son livre ¨¤ mon approche et mettant, comme pour me t¨¦moigner son respect, ses lunettes de corne ¨¤ l'endroit o¨´ sa lecture avait ¨¦t¨¦ interrompue. -- Et il me semble, Andr¨¦, que des abeilles partageaient votre attention avec l'auteur sacr¨¦? -- C'est une race bien impie, reprit le jardinier: elles ont six jours dans la semaine pour essaimer; eh bien, non, il faut qu'elles attendent le jour du sabbat et qu'elles emp¨ºchent le pauvre monde d'aller entendre le sermon! Ce n'est pas l¨¤ l'embarras, il n'y a pas grand mal aujourd'hui; car il n'y a pas eu de pr¨¦dication ¨¤ la chapelle de Graneagain. -- Vous auriez pu aller, comme je l'ai fait, ¨¤ l'¨¦glise paroissiale, Andr¨¦; vous y eussiez entendu un excellent sermon. -- Des os de perdrix froide, des os de perdrix froide, dit Andr¨¦ avec un ricanement d¨¦daigneux; bon pour des chiens, sauf le respect de Votre Honneur. Oui, j'aurais pu entendre le ministre chanter de toute sa force avec sa grande chemise blanche, et les musiciens jouer de leurs sifflets; ?a a plut?t l'air d'une noce ¨¤ deux pence que d'un sermon, Dieu me pr¨¦serve! J'aurais pu me donner aussi le plaisir d'entendre le P. Docharty marmotter sa messe: je m'en serais trouv¨¦ beaucoup mieux, ma foi! -- Docharty! lui dis-je (c'¨¦tait le nom d'un vieux pr¨ºtre irlandais qui officiait quelquefois ¨¤ Osbaldistone-Hall); je croyais que le P. Vaughan ¨¦tait encore au chateau, il y ¨¦tait hier matin. -- Oui, reprit Andr¨¦; mais il est parti le soir pour aller ¨¤ Greystock, ou quelque part par l¨¤. Il y a eu du mouvement de ce c?t¨¦. Ils sont aussi affair¨¦s que mes abeilles; Dieu me pr¨¦serve de comparer jamais ces pauvres animaux ¨¤ des papistes! Ah ?a, ¨¤ propos d'abeilles, savez-vous bien que voil¨¤ le second essaim qui part aujourd'hui? ah! mon Dieu oui; le premier est parti d¨¨s la pointe du jour, car il est bon que vous sachiez que je suis sur pied depuis cinq heures du matin. Mais les voil¨¤ ¨¤ peu pr¨¨s toutes rentr¨¦es; ainsi je souhaite ¨¤ Votre Honneur le bonsoir et les b¨¦n¨¦dictions du ciel. ¨¤ ces mots Andr¨¦ se retira, mais en s'en allant il se retourna souvent pour jeter un regard sur les _skeps, _comme il appelait les ruches. J'avais obtenu indirectement d'Andr¨¦ une information importante, c'¨¦tait que le P. Vaughan n'¨¦tait plus au chateau. Si j'apercevais de la lumi¨¨re dans la biblioth¨¨que, ce ne pouvait donc pas ¨ºtre la sienne, ou bien il tenait une conduite tr¨¨s myst¨¦rieuse, et par cons¨¦quent suspecte. J'attendis avec impatience le coucher du soleil et le cr¨¦puscule. Le jour commen?ait ¨¤ peine ¨¤ tomber, que j'aper?us une faible clart¨¦ scintiller aux fen¨ºtres de la biblioth¨¨que; ¨¤ peine ¨¦tait-il possible de distinguer cette pale lumi¨¨re, qui se confondait avec les derniers rayons du soleil couchant. Je la d¨¦couvris n¨¦anmoins aussi promptement que le matelot ¨¦gar¨¦ aper?oit dans l'¨¦loignement la premi¨¨re lueur d'un fanal ami. Le doute, l'irr¨¦solution, le sentiment des convenances, qui jusque-l¨¤ avaient combattu ma curiosit¨¦ et ma jalousie, s'¨¦vanouirent d¨¨s que l'occasion se pr¨¦senta de satisfaire l'une et de motiver l'autre, ou de ramener le calme dans mon coeur, si je trouvais que mes soup?ons ¨¦taient injustes. Je rentre aussit?t dans la maison, et, ¨¦vitant les appartements les plus fr¨¦quent¨¦s avec la pr¨¦caution d'un homme qui m¨¦dite un crime, j'arrive devant la biblioth¨¨que; la main sur la serrure, j'h¨¦site un instant; j'entends marcher; j'ouvre la porte et trouve miss Vernon seule. Diana parut surprise: ¨¦tait-ce ¨¤ cause de mon arriv¨¦e brusque et impr¨¦vue, ou par quelque autre motif, c'est ce que je ne pouvais deviner; elle paraissait dans une agitation qui ne pouvait ¨ºtre produite que par une ¨¦motion extraordinaire. Mais en un instant elle fut calme et tranquille; et telle est la force de la conscience, que moi, qui venais pour la surprendre et la confondre, je restai tout interdit et confus. -- Qu'est-il arriv¨¦? dit miss Vernon. Est-il venu quelqu'un au chateau? -- Personne que je sache, r¨¦pondis-je en b¨¦gayant; je venais chercher le Roland furieux. -- Il est sur cette table, me dit Diana, dont l'assurance redoublait encore mon embarras. En remuant deux ou trois livres pour prendre celui que je pr¨¦tendais chercher, je r¨ºvais ¨¤ quelque moyen de faire une retraite honorable, ce qui, dans ma position et avec un adversaire aussi p¨¦n¨¦trant que Diana, n'¨¦tait pas chose facile, lorsque j'aper?us un gant d'homme sur la table. Mes yeux rencontr¨¨rent ceux de miss Vernon, qui rougit aussit?t. -- C'est une de mes reliques, dit-elle en h¨¦sitant; c'est un des gants de mon grand-p¨¨re, l'original du superbe portrait de Van Dyck que vous admirez tant. Comme si elle pensait qu'il fallait quelque chose de plus qu'un simple assertion pour lever tous mes doutes, elle ouvrit un des tiroirs de la table et en tira un autre gant qu'elle me jeta. Quand une personne naturellement franche et sinc¨¨re veut se couvrir du voile de la duplicit¨¦ et de la dissimulation, la gaucherie avec laquelle elle le porte et les peines qu'elle prend pour cacher son embarras inspirent souvent des soup?ons et font na?tre le d¨¦sir de v¨¦rifier une histoire qu'elle ne d¨¦bite que d'un ton faible et mal assur¨¦. Je jetai un regard sur les deux gants, et je r¨¦pondis gravement: -- Ces gants se ressemblent pour la broderie, mais miss Vernon voudra bien remarquer qu'ils ne peuvent former une paire, puisqu'ils sont tous deux de la main droite. Miss Vernon se mordit les l¨¨vres de d¨¦pit et rougit de nouveau. -- Vous faites bien de me confondre, de me d¨¦masquer, reprit-elle avec amertume. Il est des personnes qui eussent jug¨¦, d'apr¨¨s ce que je disais, que je ne voulais point donner d'explication particuli¨¨re d'une circonstance qui ne regarde personne, -- surtout un ¨¦tranger. Vous avez jug¨¦ mieux, et vous m'avez fait sentir la bassesse de la duplicit¨¦, que j'ai toujours eue en horreur, et que j'abjure ¨¤ jamais. Je n'ai point le talent de la dissimulation; c'est un r?le indigne de moi, et que la n¨¦cessit¨¦ seule a pu me faire prendre un instant. Non, comme votre sagacit¨¦ l'a bien d¨¦couvert, ce gant n'est pas le pareil de celui que je vous ai montr¨¦; il appartient ¨¤ un ami qui m'est encore plus cher que le tableau de Van Dyck, ... un ami dont les conseils me guideront toujours... un ami que j'honore... un ami que j'... Elle s'arr¨ºta. -- _Que j'aime, _veut dire sans doute miss Vernon, m'¨¦criai-je en m'effor?ant de cacher sous un ton ironique le d¨¦pit qui me rongeait. -- Et quand je le dirais, reprit-elle fi¨¨rement, quelqu'un a-t-il le droit de contr?ler mes affections? quelqu'un pr¨¦tendra-t-il m'en demander raison? -- Ce ne sera pas moi assur¨¦ment, miss Vernon, repris-je avec emphase, car j'¨¦tais piqu¨¦ ¨¤ mon tour; je vous prie de ne pas me supposer une semblable pr¨¦somption; mais j'esp¨¨re que miss Vernon voudra bien pardonner ¨¤ un ami, ¨¤ une personne du moins qu'elle honorait de ce titre, s'il prend la libert¨¦ de lui faire observer... -- Ne me faites rien observer, monsieur, dit-elle avec v¨¦h¨¦mence, si ce n'est que je n'aime pas les questions. Pr¨¦tendez-vous vous ¨¦tablir mon juge? je ne le souffrirai pas; et si vous n'¨ºtes venu ici que pour ¨¦pier ma conduite, l'amiti¨¦ que vous dites avoir pour moi est une pauvre excuse pour votre incivile curiosit¨¦. -- Je vous d¨¦livre de ma pr¨¦sence, dis-je avec une fiert¨¦ semblable ¨¤ la sienne; j'ai fait un r¨ºve agr¨¦able, oh! oui, bien agr¨¦able, mais aussi bien trompeur, et... mais nous nous entendons ¨¤ pr¨¦sent. J'allais sortir lorsque miss Vernon, dont les mouvements ¨¦taient quelquefois si rapides qu'ils semblaient presque instinctifs, se pr¨¦cipita devant la porte; me saisissant le bras, elle m'arr¨ºta avec cet air d'autorit¨¦ qu'elle savait si bien prendre, et qui contrastait si singuli¨¨rement avec la na?vet¨¦ et la simplicit¨¦ de ses mani¨¨res. -- Arr¨ºtez, M. Frank, me dit-elle; nous ne devons pas nous quitter ainsi; je n'ai pas assez d'amis pour que je puisse me r¨¦soudre ¨¤ rayer de ce nombre m¨ºme les ingrats et les ¨¦go?stes. ¨¦coutez-moi, M. Frank, vous ne saurez jamais rien sur ce gant myst¨¦rieux. Et elle le prit ¨¤ la main. Non, rien. Pas un iota de plus que ce que vous savez d¨¦j¨¤; mais qu'il ne soit pas un sujet de discorde entre nous. Le s¨¦jour que je dois faire ici, ajouta-t-elle d'un ton plus doux, sera n¨¦cessairement fort court; le v?tre doit l'¨ºtre encore davantage. Nous devons nous quitter bient?t pour ne jamais nous revoir; ne nous querellons donc pas; que mes myst¨¦rieuses infortunes ne soient pas un pr¨¦texte pour r¨¦pandre de l'amertume sur le peu d'heures que nous avons encore ¨¤ passer ensemble avant de nous retrouver sur l'autre rive de l'¨¦ternit¨¦. Je ne sais, Tresham, par quel charme, par quel sortil¨¨ge cette charmante cr¨¦ature obtenait un ascendant si complet sur un caract¨¨re que j'¨¦tais quelquefois moi-m¨ºme incapable de ma?triser. J'¨¦tais d¨¦cid¨¦, en entrant dans la biblioth¨¨que, ¨¤ demander une explication compl¨¨te ¨¤ miss Vernon. Elle l'avait refus¨¦e avec une fiert¨¦ insultante, elle m'avait avou¨¦ en face qu'elle me pr¨¦f¨¦rait un rival; car quelle autre interpr¨¦tation pouvais-je donner ¨¤ la pr¨¦f¨¦rence qu'elle t¨¦moignait pour son myst¨¦rieux confident? Et cependant, lorsque j'¨¦tais sur le point de sortir de la chambre et de rompre pour toujours avec elle, il ne lui fallait que changer de ton, passer de l'accent de la fiert¨¦ et du ressentiment ¨¤ celui de l'autorit¨¦ et du despotisme, temp¨¦r¨¦s ensuite par l'expression de la douceur et de la m¨¦lancolie, pour remettre son humble sujet ¨¤ sa place et le soumettre aux dures conditions qu'elle lui imposait. -- Que sert que je revienne? dis-je en m'asseyant; pourquoi vouloir que je sois t¨¦moin de malheurs que je ne puis adoucir et de myst¨¨res que c'est vous offenser que de chercher ¨¤ d¨¦couvrir? Quoique vous ne connaissiez pas encore le monde, il est impossible que vous ignoriez qu'une jeune personne ne peut avoir qu'un ami. Si je savais qu'un de mes amis e?t en secret pour un tiers une confiance qu'il n'a pas pour moi, je ne pourrais m'emp¨ºcher d'¨ºtre jaloux; mais de vous, miss Vernon, de vous... -- Vous ¨ºtes jaloux, n'est-ce pas, dans toute la force du terme; mais, mon cher ami, vous ne faites que r¨¦p¨¦ter ce que les niais apprennent par coeur dans les com¨¦dies et les romans, jusqu'¨¤ ce qu'ils donnent ¨¤ un sot verbiage une influence r¨¦elle sur leur esprit. Gar?ons, filles, tous babillent jusqu'¨¤ ce qu'ils soient amoureux, et lorsque leur amour est pr¨ºt ¨¤ s'¨¦teindre, ils se remettent ¨¤ babiller et ¨¤ se tourmenter, jusqu'¨¤ ce qu'ils soient jaloux. Mais nous, Frank, qui sommes des ¨ºtres raisonnables, nous ne devons parler que le langage de la bonne et franche amiti¨¦. Toute autre union entre nous est aussi impossible que si j'¨¦tais homme ou que vous fussiez femme. Pour parler sans d¨¦tour, ajouta- t-elle apr¨¨s un moment d'h¨¦sitation, quoique je veuille bien sacrifier encore assez aux convenances pour rougir un peu de la clart¨¦ de mon explication, nous ne pourrions pas nous marier, si nous le voulions; et quand m¨ºme nous le pourrions, nous ne le devrions pas. Une rougeur c¨¦leste colorait son front lorsqu'elle me fit cette cruelle d¨¦claration. Je me pr¨¦parais ¨¤ combattre ses arguments, oubliant jusqu'¨¤ mes soup?ons qui venaient d'¨ºtre confirm¨¦s; mais elle me pr¨¦vint, et ajouta avec une fermet¨¦ froide qui approchait de la s¨¦v¨¦rit¨¦: -- Ce que je dis est une v¨¦rit¨¦ incontestable qu'il est impossible de r¨¦futer; ainsi point de question, je vous prie...; nous sommes amis, M. Osbaldistone, n'est-ce pas? Elle me tendit la main, et, prenant la mienne: -- Amis, et rien, non jamais rien qu'amis. Elle laissa aller ma main; je baissai la t¨ºte, dompt¨¦[48], comme l'e?t dit Spencer, par le m¨¦lange de douceur et de fermet¨¦ qui r¨¦gnait dans ses mani¨¨res: elle se hata de changer de sujet. -- Voici, me dit-elle, une lettre qui vous est adress¨¦e, mais qui, malgr¨¦ les pr¨¦ventions de la personne qui vous l'¨¦crit, ne vous f?t probablement jamais parvenue si elle n'¨¦tait tomb¨¦e entre les mains de mon petit Pacolet, ou nain magique, que, comme toutes les damoiselles infortun¨¦es des romans, je garde en secret ¨¤ mon service. La lettre ¨¦tait cachet¨¦e, je l'ouvris et jetai un coup d'oeil sur le contenu. Le papier me tomba des mains et je m'¨¦criai involontairement: -- Grand Dieu! ma folie et ma d¨¦sob¨¦issance ont ruin¨¦ mon p¨¨re! Miss Vernon parut vivement alarm¨¦e; mais, se remettant aussit?t: -- Vous palissez, me dit-elle, vous ¨ºtes malade; vous apporterai- je un verre d'eau? Allons, M. Osbaldistone, soyez homme; qu'est-il arriv¨¦? Votre p¨¨re n'est-il plus? -- Il vit, grace au ciel! mais dans quel embarras! dans quelle d¨¦tresse...! -- Est-ce l¨¤ tout? Ne d¨¦sesp¨¦rez pas. Puis-je lire cette lettre? dit-elle en la ramassant. J'y consentis, sachant ¨¤ peine ce que je disais. Elle la lut avec la plus grande attention. -- Quel est ce M. Tresham qui signe la lettre? -- L'associ¨¦ de mon p¨¨re (votre bon p¨¨re, mon cher William); mais il n'est pas dans l'habitude de prendre part aux affaires du commerce. -- Il parle ici de plusieurs lettres qui vous ont d¨¦j¨¤ ¨¦t¨¦ ¨¦crites. -- Je n'en ai re?u aucune, r¨¦pondis-je. -- Et il para?t, ajouta-t-elle, que Rashleigh, laiss¨¦ par votre p¨¨re ¨¤ la t¨ºte de toutes ses affaires avant son d¨¦part pour la Hollande, a quitt¨¦ Londres depuis quelques jours pour passer en ¨¦cosse, emportant avec lui des effets montant ¨¤ une somme consid¨¦rable, et destin¨¦s ¨¤ acquitter des billets souscrits par votre p¨¨re au profit de diff¨¦rentes personnes de ce pays. -- Il n'est que trop vrai. -- On dit encore dans la lettre que, n'ayant plus entendu parler de Rashleigh, on a envoy¨¦ le premier commis, un nomm¨¦ Owen, ¨¤ Glascow, pour tacher de le d¨¦couvrir, et l'on finit par vous prier de vous rendre aussi dans cette ville et de l'aider dans ses recherches. -- Oui, et il faut que je parte ¨¤ l'instant. -- ¨¦coutez, dit miss Vernon, il me semble que le plus grand malheur qui puisse r¨¦sulter de tout cela sera la perte d'une certaine somme d'argent, et j'aper?ois des larmes dans vos yeux! fi, M. Osbaldistone! -- Vous me faites injure, miss Vernon, r¨¦pondis-je; ce n'est point la perte de ma fortune qui m'arrache des larmes; c'est l'effet qu'elle produira sur l'esprit et sur la sant¨¦ de mon p¨¨re, ¨¤ qui l'honneur est plus cher que la vie. S'il se voit dans l'impossibilit¨¦ de faire face ¨¤ ses engagements, il ¨¦prouvera le m¨ºme regret, le m¨ºme d¨¦sespoir qu'un brave soldat qui a fui une fois devant l'ennemi, qu'un honn¨ºte homme qui a perdu son rang et sa r¨¦putation dans la soci¨¦t¨¦. J'aurais pu pr¨¦venir tous ces malheurs si je n'avais pas ¨¦cout¨¦ un vain orgueil, une indolence coupable qui m'a fait refuser de partager ses travaux et de suivre comme lui une carri¨¨re aussi utile qu'honorable. Grand Dieu! comment r¨¦parer ¨¤ pr¨¦sent les funestes cons¨¦quences de mon erreur? -- En vous rendant ¨¤ Glascow, comme vous en ¨ºtes instamment pri¨¦ par l'ami qui vous ¨¦crit cette lettre. -- Mais, si Rashleigh a v¨¦ritablement form¨¦ l'infame projet de ruiner son bienfaiteur, quelle apparence que je puisse trouver quelque moyen de d¨¦jouer un plan si profond¨¦ment combin¨¦? -- La r¨¦ussite n'est pas certaine, je l'avoue; mais, d'un autre c?t¨¦, vous ne pouvez rendre aucun service ¨¤ votre p¨¨re en restant ici. Rappelez-vous que, si vous aviez ¨¦t¨¦ au poste qui vous ¨¦tait destin¨¦, ce d¨¦sastre ne serait pas arriv¨¦; courez ¨¤ celui qu'on vous indique ¨¤ pr¨¦sent, et tout peut se r¨¦parer. Attendez, ne sortez pas de cette chambre que je ne sois revenue. Elle me laissa en proie ¨¤ l'¨¦tonnement et ¨¤ la confusion, au milieu de laquelle je pouvais pourtant trouver un intervalle lucide pour admirer la fermet¨¦, le sang-froid et la pr¨¦sence d'esprit que miss Vernon poss¨¦dait toujours, m¨ºme dans les crises violentes et inattendues. Elle revint quelques minutes apr¨¨s, tenant ¨¤ la main un papier pli¨¦ et cachet¨¦ comme une lettre, mais sans adresse: -- Je vous remets, me dit-elle, cette preuve de mon amiti¨¦, parce que j'ai la plus parfaite confiance en votre honneur. Si j'ai bien compris la lettre qui vous est ¨¦crite, les fonds qui sont en la possession de Rashleigh doivent ¨ºtre recouvr¨¦s le 12 septembre, afin qu'ils puissent ¨ºtre appliqu¨¦s au paiement des billets en question; et, si vous pouvez y parvenir avant cette ¨¦poque, le cr¨¦dit de votre p¨¨re ne court aucun danger. -- Il est vrai; la lettre de M. Tresham est fort claire. Je la lus encore une fois, et j'ajoutai: -- Il n'y a pas l'ombre d'un doute. -- Eh bien! dit miss Vernon, dans ce cas, mon petit Pacolet pourra vous ¨ºtre utile. Vous avez entendu parler d'un charme magique contenu dans une lettre. Prenez ce paquet; s'il vous est possible de r¨¦ussir par d'autres moyens et d'obtenir la remise des effets que Rashleigh a emport¨¦s, je compte sur votre honneur pour le br?ler sans l'ouvrir; sinon, vous pouvez rompre le cachet dix jours avant l'¨¦ch¨¦ance des billets que votre p¨¨re a souscrits, et vous trouverez des renseignements qui pourront vous ¨ºtre utiles. Adieu, Frank; nous ne nous reverrons plus, mais pensez quelquefois ¨¤ votre amie Diana Vernon. Elle me tendit la main; mais je la serrai elle-m¨ºme contre mon coeur. Elle soupira en se d¨¦gageant de mes bras, s'¨¦chappa par la petite porte qui conduisait ¨¤ son appartement, et je ne la vis plus. Chapitre XVIII. Et vite ils ont doubl¨¦ le pas. Rien ne peut arr¨ºter leur fuite; Les morts vont vite, vite, vite. Pourquoi ne me suivrais-tu pas? BURGER. Lorsqu'on est accabl¨¦ de malheurs dont la cause et le caract¨¨re sont diff¨¦rents, on y trouve au moins cet avantage que la distraction que produisent en nous leurs effets contradictoires nous donne la force de ne succomber sous aucun. J'¨¦tais profond¨¦ment afflig¨¦ de me s¨¦parer de miss Vernon; mais je l'aurais ¨¦t¨¦ bien davantage si les circonstances facheuses o¨´ se trouvait mon p¨¨re n'eussent exig¨¦ mon attention. De m¨ºme les tristes nouvelles que venait de m'apprendre M. Tresham m'auraient an¨¦anti si mon coeur n'e?t ¨¦t¨¦ partag¨¦ par les regrets que m'inspirait la n¨¦cessit¨¦ de quitter celle qui m'¨¦tait si ch¨¨re. Mon amour pour Diana ¨¦tait aussi ardent que ma tendresse pour mon p¨¨re ¨¦tait vive; mais j'¨¦prouvai qu'il est possible de diviser sa sensibilit¨¦ quand deux causes diff¨¦rentes la mettent en jeu en m¨ºme temps, comme les fonds d'un d¨¦biteur insolvable se partagent au marc la livre entre ses cr¨¦anciers. Telles ¨¦taient mes r¨¦flexions en gagnant mon appartement. On aurait v¨¦ritablement dit que l'esprit de commerce commen?ait ¨¤ s'¨¦veiller en moi. Je relus avec grande attention la lettre de votre p¨¨re; elle ¨¦tait assez laconique et me renvoyait pour les d¨¦tails ¨¤ Owen, qu'il m'engageait ¨¤ aller joindre sans perdre un instant dans une ville d'¨¦cosse nomm¨¦e Glascow. Il ajoutait que j'aurais des nouvelles de mon vieil ami chez MM. Macvittie, Macfin et compagnie, n¨¦gociants dans cette ville, au quartier de Gallowgate. Il me parlait de diverses lettres qui m'avaient ¨¦t¨¦ ¨¦crites, et que je n'avais jamais re?ues, parce qu'elles avaient sans doute ¨¦t¨¦ intercept¨¦es, et se plaignait de mon silence en termes qui auraient ¨¦t¨¦ souverainement injustes si mes missives fussent parvenues ¨¤ leur destination. Plus je lisais cette lettre, plus mon ¨¦tonnement redoublait. Je ne doutai pas un instant que le g¨¦nie de Rashleigh ne veillat autour de moi, et ne m'entourat ¨¤ dessein de t¨¦n¨¨bres et de difficult¨¦s. Je n'entrevoyais pas sans effroi l'¨¦tendue des moyens que sa sc¨¦l¨¦ratesse f¨¦conde avait employ¨¦s pour parvenir ¨¤ son but. Il faut que je me rende ici justice ¨¤ moi-m¨ºme; le chagrin de m'¨¦loigner de miss Vernon, quelque vif qu'il f?t, quelque insupportable qu'il m'e?t paru dans toute autre circonstance, ne devint pour moi qu'une consid¨¦ration secondaire en songeant aux dangers dont mon p¨¨re ¨¦tait menac¨¦. Ce n'¨¦tait pas que j'attachasse un grand prix ¨¤ la fortune: je pensais m¨ºme, comme presque tous les jeunes gens dont l'imagination est ardente, qu'il est plus facile de se passer de richesses que de consacrer son temps et ses soins aux moyens d'en acqu¨¦rir. Mais dans la situation o¨´ se trouvait mon p¨¨re, je savais qu'il regarderait une suspension de paiements comme une tache ineffa?able, que la vie deviendrait sans attraits pour lui et qu'il envisagerait la mort comme sa seule esp¨¦rance. Mon esprit n'¨¦tait donc occup¨¦ qu'¨¤ chercher les moyens de d¨¦tourner cette catastrophe, et je le faisais avec une ardeur dont j'aurais ¨¦t¨¦ incapable s'il ne se f?t agi que de ma fortune personnelle. Le r¨¦sultat de mes r¨¦flexions fut une ferme r¨¦solution de partir d'Osbaldistone-Hall le lendemain matin et de prendre la route de Glascow afin d'y joindre Owen. Je jugeai ¨¤ propos de n'apprendre mon d¨¦part ¨¤ mon oncle qu'en lui laissant une lettre de remerciements pour le bon accueil que j'en avais re?u, et pour m'excuser en termes g¨¦n¨¦raux sur une affaire urgente et impr¨¦vue qui me for?ait ¨¤ le quitter sans les lui offrir moi- m¨ºme. Je connaissais assez le vieux chevalier pour savoir qu'il me pardonnerait ce manque apparent de politesse, et j'avais con?u une id¨¦e si terrible des combinaisons perfides de Rashleigh que je craignais qu'il n'e?t pr¨¦par¨¦ quelques ressorts secrets pour emp¨ºcher un voyage que je n'entreprenais que pour d¨¦jouer ses projets si j'annon?ais publiquement mon d¨¦part d'Osbaldistone- Hall. J'¨¦tais donc bien d¨¦termin¨¦ ¨¤ partir le lendemain d¨¨s la pointe du jour et ¨¤ franchir les fronti¨¨res d'¨¦cosse avant qu'on p?t m¨ºme se douter que j'avais quitt¨¦ le chateau. Mais il existait un obstacle puissant qui semblait devoir nuire ¨¤ la c¨¦l¨¦rit¨¦ de mon voyage. Non seulement j'ignorais quel ¨¦tait le plus court chemin pour me rendre ¨¤ Glascow, mais je n'en connaissais m¨ºme nullement la route. La promptitude ¨¦tant de la plus grande importance, je r¨¦solus de consulter ¨¤ ce sujet Andr¨¦ Fairservice comme ¨¦tant une autorit¨¦ comp¨¦tente pour me tirer d'embarras sans d¨¦lai. Quoiqu'il f?t d¨¦j¨¤ tard, je voulus m'occuper sur-le-champ de cet objet int¨¦ressant et je me rendis ¨¤ l'instant m¨ºme chez le jardinier. Sa demeure ¨¦tait ¨¤ peu de distance du mur ext¨¦rieur du jardin: c'¨¦tait une chaumi¨¨re enti¨¨rement construite dans le style d'architecture du Northumberland. Les fen¨ºtres et les portes en ¨¦taient d¨¦cor¨¦es de lourdes architraves et de linteaux massifs en pierre brute. Le toit ¨¦tait couvert de joncs en place de chaume, de tuiles ou d'ardoises. D'un c?t¨¦ un ruisseau roulait son eau limpide. Un antique poirier ombrageait de ses branches un petit parterre qu'on voyait devant la maison. Par-derri¨¨re ¨¦tait un jardin potager, un enclos en paturage pour une vache, et un petit champ sem¨¦. En un mot, tout annon?ait cette aisance que la vieille Angleterre procure ¨¤ ses habitants jusque dans ses provinces les plus recul¨¦es. En approchant de la maison du prudent Andr¨¦, j'entendis parler d'un ton nasal et solennel, ce qui me fit croire que, suivant la coutume m¨¦ritoire de ses citoyens, il avait assembl¨¦ quelques-uns de ses voisins pour les joindre ¨¤ lui dans ses d¨¦votions du soir, car il n'avait ni femme, ni fille, ni soeur, ni personne du sexe f¨¦minin qui demeurat avec lui. Mon p¨¨re, me dit-il un jour, a eu assez de ce b¨¦tail. Cependant il se formait quelquefois un auditoire compos¨¦ de catholiques et de protestants, tisons qu'il arrachait au feu, disait-il, en les convertissant au presbyt¨¦rianisme, quoi qu'en pussent dire les PP. Vaughan et Docharty et les ministres de l'¨¦glise anglicane, qui regardaient son intervention dans les mati¨¨res spirituelles comme une h¨¦r¨¦sie qui s'introduisait en contrebande. Il ¨¦tait donc comme possible qu'il t?nt chez lui ce soir une assembl¨¦e de cette nature. Mais, en ¨¦coutant plus attentivement, je reconnus que le bruit que j'entendais n'¨¦tait produit que par les poumons d'Andr¨¦; et, lorsque j'ouvris la porte pour entrer, je le trouvai seul, lisant ¨¤ haute voix, pour sa propre ¨¦dification, un livre de controverses th¨¦ologiques et livrant bataille de tout son coeur ¨¤ des mots qu'il ne comprenait point. -- C'est vous, M. Frank? me dit-il en mettant de c?t¨¦ son ¨¦norme in-folio; j'¨¦tais ¨¤ lire un peu le digne docteur Lightfoot[49]. -- Lightfoot! r¨¦pliquai-je en jetant les yeux sur le lourd volume, jamais auteur ne fut plus mal nomm¨¦. _-- _C'est pourtant bien son nom, monsieur; c'¨¦tait un th¨¦ologien comme on n'en voit plus de pareil. Cependant je vous demande pardon de vous laisser debout ¨¤ la porte; mais j'ai ¨¦t¨¦ si tourment¨¦ des esprits la nuit derni¨¨re, Dieu me pr¨¦serve! je ne voulais l'ouvrir qu'apr¨¨s avoir lu tout le service du soir, et je viens justement de finir le cinqui¨¨me chapitre de N¨¦h¨¦mie. Si cela ne suffit pas pour les tenir en respect, je ne sais pas ce qu'il faudra que je fasse. -- Tourment¨¦ des esprits, Andr¨¦! que voulez-vous dire? -- Que j'ai eu ¨¤ combattre contre eux toute la nuit. Ils voulaient, Dieu me pr¨¦serve! me faire sortir de ma peau sans m¨ºme se donner la peine de m'¨¦corcher comme une anguille. -- Tr¨ºve ¨¤ vos frayeurs pour un moment, Andr¨¦. Je d¨¦sire savoir si vous pouvez m'enseigner le chemin le plus court pour me rendre ¨¤ une ville de votre ¨¦cosse appel¨¦e Glascow. -- Le chemin de Glascow! si je le connais! et comment ne le conna?trais-je pas? Elle n'est qu'¨¤ quelques milles de mon endroit, de la paroisse de Dreepdayly, qui est un petit brin ¨¤ l'ouest. Mais, Dieu me pr¨¦serve! pourquoi donc Votre Honneur va-t- il ¨¤ Glascow? -- Pour des affaires particuli¨¨res. -- Autant vaudrait me dire: Ne me faites pas de questions et je ne vous r¨¦pondrai pas de mensonges. ¨¤ Glascow!... Je pense que vous feriez quelque honn¨ºtet¨¦ ¨¤ celui qui vous y conduirait? -- Certainement, si je trouvais quelqu'un qui allat de ce c?t¨¦. -- Vous feriez attention ¨¤ son temps et ¨¤ ses peines? -- Sans aucun doute; et si vous pouvez trouver quelqu'un qui veuille m'accompagner, je le paierai g¨¦n¨¦reusement. -- C'est aujourd'hui dimanche, dit Andr¨¦ en levant les yeux vers le ciel; ce n'est pas un jour ¨¤ parler d'affaires charnelles; sans cela je vous demanderais ce que vous donneriez ¨¤ celui qui vous tiendrait bonne compagnie sur la route, qui vous dirait le nom de tous les chateaux que vous verriez, et toute la parent¨¦ de leurs propri¨¦taires. -- Je n'ai besoin que de conna?tre la route, la route la plus courte, et je paierai ¨¤ celui qui voudra me la montrer tout ce qui sera raisonnable. -- Tout, r¨¦pliqua Andr¨¦, ce n'est rien, et le gar?on dont je parle conna?t tous les sentiers, tous les d¨¦tours des montagnes, tous... -- Je suis press¨¦, Andr¨¦, je n'ai pas de temps ¨¤ perdre; faites le march¨¦ pour moi, et je l'approuve d'avance. -- Ah! voil¨¤ qui est parler. Eh bien, je crois, Dieu me pr¨¦serve! que le gar?on qui vous y conduira, ce sera moi. -- Vous, Andr¨¦? voulez-vous donc quitter votre place? -- Je vous ai d¨¦j¨¤ dit, M. Frank, que je pense depuis longtemps ¨¤ quitter le chateau, depuis l'instant que j'y suis entr¨¦. Mais ¨¤ pr¨¦sent j'ai pris mon parti tout de bon: autant plus t?t que plus tard. -- Mais ne risquez-vous pas de perdre vos gages? -- Sans doute il y aura de la perte. Mais j'ai vendu les pommes du vieux verger et j'ai encore l'argent, quoique sir Hildebrand, c'est-¨¤-dire son intendant, m'ait press¨¦ de le lui remettre, comme si c'e?t ¨¦t¨¦ une mine d'or; et puis j'ai re?u quelque argent pour acheter des semailles, et puis... Enfin cela fera une sorte de compensation. D'ailleurs Votre Honneur fera attention ¨¤ ma perte et ¨¤ mon risque quand nous serons ¨¤ Glascow. Et quand Votre Honneur compte-t-il partir? -- Demain matin, ¨¤ la pointe du jour. -- C'est un peu prompt! Et o¨´ trouverai-je un bidet? Attendez...! Oui, je sais o¨´ trouver la b¨ºte qui me convient. -- Ainsi donc, Andr¨¦, demain ¨¤ cinq heures je vous trouverai au bout de l'avenue. -- Ne craignez rien, M. Frank: que le diable m'emporte, par mani¨¨re de parler au moins, si je vous manque de parole! Mais si vous voulez suivre mon avis, nous partirons deux heures plus t?t. Je connais les chemins la nuit comme le jour, et j'irais d'ici ¨¤ Glascow les yeux band¨¦s, par la route la plus courte, sans me tromper une seule fois. Le grand d¨¦sir que j'avais de partir me fit adopter l'amendement d'Andr¨¦, et nous conv?nmes de nous trouver au rendez-vous indiqu¨¦ le lendemain ¨¤ trois heures du matin. Une r¨¦flexion se pr¨¦senta pourtant ¨¤ l'esprit de mon futur compagnon de voyage. -- Mais les esprits! s'¨¦cria-t-il, les esprits! s'ils venaient ¨¤ nous poursuivre ¨¤ trois heures du matin! je ne me soucierais pas d'avoir leur visite deux fois dans vingt-quatre heures. -- N'en ayez pas peur, lui dis-je en le quittant. Il existe sur la terre assez de malins esprits qui savent agir pour leur int¨¦r¨ºt, mieux que s'ils avaient ¨¤ leurs ordres tous les supp?ts de Lucifer. Apr¨¨s cette exclamation, qui me fut arrach¨¦e par le sentiment de situation dans laquelle je me trouvais, je sortis de la chaumi¨¨re d'Andr¨¦ et je m'en retournai au chateau. Je fis le peu de pr¨¦paratifs indispensables; je chargeai mes pistolets, et je me jetai tout habill¨¦ sur mon lit pour tacher de me pr¨¦parer, par quelques heures de sommeil, ¨¤ supporter la fatigue du voyage que j'allais entreprendre et les inqui¨¦tudes qui devaient m'accompagner jusqu'¨¤ la fin de la route. La nature, ¨¦puis¨¦e par les agitations que j'avais ¨¦prouv¨¦es pendant cette journ¨¦e, me fut plus favorable que je n'osais l'esp¨¦rer, et je jouis d'un sommeil paisible dont je ne sortis qu'en entendant sonner deux heures ¨¤ l'horloge du chateau, plac¨¦e au haut d'une tour dont ma chambre ¨¦tait voisine. J'avais eu soin de garder de la lumi¨¨re. Je me levai ¨¤ l'instant et j'¨¦crivis la lettre que j'avais dessein de laisser pour mon oncle. Cette besogne termin¨¦e, j'emplis une valise des v¨ºtements qui m'¨¦taient le plus n¨¦cessaires, je laissai dans ma chambre le reste de ma garde-robe; je descendis l'escalier sans faire de bruit, je gagnai l'¨¦curie sans obstacle; l¨¤, quoique je ne fusse pas aussi habile palefrenier qu'aucun de mes cousins, je sellai et bridai mon cheval et me mis en route. En entrant dans l'avenue qui conduisait ¨¤ la porte du parc, je m'arr¨ºtai un instant et me retournai pour voir encore une fois les murs qui renfermaient Diana Vernon. Il me semblait qu'une voix secr¨¨te me disait que je m'en s¨¦parais pour ne plus la revoir. Il ¨¦tait impossible, dans la succession longue et irr¨¦guli¨¨re des fen¨ºtres gothiques du chateau, que les pales rayons de la lune n'¨¦clairaient qu'imparfaitement, de reconna?tre celles de l'appartement qu'elle occupait. Elle est d¨¦j¨¤ perdue pour moi, pensais-je en cherchant inutilement ¨¤ les distinguer, perdue avant m¨ºme que j'aie quitt¨¦ l'enceinte des lieux qu'elle habite! Quelle esp¨¦rance me reste-t-il donc? d'avoir quelque correspondance avec elle, quand nous serons s¨¦par¨¦s! J'¨¦tais absorb¨¦ dans une r¨ºverie d'une nature peu agr¨¦able, quand l'horloge du chateau fit entendre trois heures et rappela ¨¤ mon souvenir un individu bien moins int¨¦ressant pour moi et un rendez- vous auquel il m'importait d'¨ºtre exact. En arrivant au bout de l'avenue, j'aper?us un homme ¨¤ cheval, cach¨¦ par l'ombre que projetait la muraille du parc. Je toussai plusieurs fois; mais ce ne fut que lorsque j'eus prononc¨¦ le nom Andr¨¦, ¨¤ voix basse, que le jardinier me r¨¦pondit: -- Oui, oui, c'est Andr¨¦. -- Marchez devant, lui dis-je, et gardez bien le silence s'il est possible, jusqu'¨¤ ce que nous ayons travers¨¦ le village qui est dans la vall¨¦e. Andr¨¦ ne se fit pas r¨¦p¨¦ter cet ordre; il partit ¨¤ l'instant m¨ºme et d'un pas beaucoup plus rapide que je ne l'aurais d¨¦sir¨¦. Il ob¨¦it si scrupuleusement ¨¤ mon injonction de garder le silence qu'il ne r¨¦pondit ¨¤ aucune des questions que je ne cessais de lui adresser sur la cause d'une marche si rapide, et qui me semblait aussi peu n¨¦cessaire qu'imprudente au commencement d'un long voyage, puisqu'elle pouvait mettre nos chevaux hors d'¨¦tat de le continuer. Nous ne traversames pas le village. Il me fit passer par des sentiers d¨¦tourn¨¦s; nous arrivames dans une grande plaine et nous nous trouvames ensuite au milieu des montagnes qui s¨¦parent l'Angleterre de l'¨¦cosse, dans ce qu'on appelle les _Marches moyennes[50]. _Le chemin, ou plut?t le mauvais sentier que nous suivions alors, ¨¦tait coup¨¦ ¨¤ chaque instant tant?t par des broussailles, tant?t par des marais. Andr¨¦ pourtant ne ralentissait pas sa course, et nous faisions bien neuf ¨¤ dix milles par heure. J'¨¦tais surpris et m¨¦content de l'opiniatret¨¦ du dr?le, et il fallait pourtant le suivre ou perdre l'avantage d'avoir un conducteur. Nous ne trouvions que des mont¨¦es et des descentes rapides sur un terrain o¨´ nous risquions ¨¤ chaque instant de nous rompre le cou; nous passions de temps en temps ¨¤ c?t¨¦ de pr¨¦cipices dans lesquels le moindre faux pas de nos chevaux nous aurait fait trouver une mort certaine. La lune nous pr¨ºtait quelquefois une faible lumi¨¨re, mais souvent un nuage ou une montagne nous plongeait dans de profondes t¨¦n¨¨bres: je perdais alors de vue mon guide, et il ne me restait pour me diriger que le bruit des pieds de son cheval et le feu qu'ils tiraient des rochers sur lesquels nous marchions. La rapidit¨¦ de cette course et l'attention que le soin de ma s?ret¨¦ m'obligeait de donner ¨¤ mon cheval me furent d'abord de quelque utilit¨¦ pour me distraire des r¨¦flexions p¨¦nibles auxquelles j'aurais ¨¦t¨¦ tent¨¦ de m'abandonner. Je criai de nouveau ¨¤ Andr¨¦ de ne pas aller si vite, et je me mis s¨¦rieusement en col¨¨re quand je vis qu'il ne faisait aucune attention ¨¤ mes ordres r¨¦p¨¦t¨¦s et que je n'en pouvais tirer aucune r¨¦ponse. Mais la col¨¨re ne me servait ¨¤ rien. Je m'effor?ai deux ou trois fois de le joindre, bien r¨¦solu ¨¤ lui caresser les ¨¦paules du manche de mon fouet; mais il ¨¦tait mieux mont¨¦ que moi, et soit qu'il se doutat de mes bonnes intentions, soit que son coursier f?t piqu¨¦ d'une noble ¨¦mulation, d¨¨s que je parvenais ¨¤ en approcher, il ne tardait pas ¨¤ regagner le terrain qu'il avait perdu. Enfin, n'¨¦tant plus ma?tre de ma col¨¨re, je lui criai que j'allais avoir recours ¨¤ mes pistolets et envoyer ¨¤ Hostpur Andr¨¦[51] une balle qui le forcerait de ralentir l'imp¨¦tuosit¨¦ de sa marche. Il est probable qu'il entendit cette menace et qu'elle fit sur lui quelque impression; car il changea d'allure sur-le- champ, et en peu d'instants je me trouvai ¨¤ son c?t¨¦. -- Il n'y a pas de bon sens de courir comme nous le faisons! dit- il du plus grand sang-froid. -- Et pourquoi courez-vous ainsi, mis¨¦rable? _-- _Je croyais que Votre Honneur ¨¦tait press¨¦, me r¨¦pliqua-t-il avec une gravit¨¦ imperturbable. -- Ne m'avez-vous donc pas entendu depuis deux heures vous crier d'aller plus doucement? ¨ºtes-vous ivre? ¨ºtes-vous fou? -- C'est que, voyez-vous, M. Frank, j'ai l'oreille un peu dure, et puis le bruit des pieds des chevaux sur ces rochers, et puis... et puis il est vrai que j'ai bu le coup de l'¨¦trier avant de partir; et, comme je n'avais personne pour boire ¨¤ ma sant¨¦, il a bien fallu m'en charger moi-m¨ºme; et puis je ne voulais pas laisser ¨¤ ces papistes le reste de mon eau-de-vie; je n'aime ¨¤ rien perdre, voyez-vous. Tout cela pouvait ¨ºtre vrai, cependant je n'en croyais pas un mot. Mais, comme la position o¨´ je me trouvais exigeait que je maintinsse la bonne intelligence entre mon guide et moi, je me contentai de lui prescrire de marcher ¨¤ l'avenir ¨¤ mon c?t¨¦. Rassur¨¦ par mon ton pacifique, Andr¨¦ leva le sien d'une octave, suivant son habitude ordinaire de p¨¦danterie. -- Votre Honneur ne me persuadera jamais, pas plus que personne au monde, qu'il soit prudent de s'exposer ¨¤ l'air de la nuit sans s'¨ºtre garni l'estomac d'un bon verre d'eau-de-vie ou de geni¨¨vre, ou de quelque autre r¨¦confortant semblable; et j'en puis parler savamment, car, Dieu me pr¨¦serve! j'ai bien des fois travers¨¦ ces montagnes pendant la nuit ayant de chaque c?t¨¦ de ma selle une petite barrique d'eau-de-vie. -- En d'autres termes, Andr¨¦, vous faisiez la contrebande. Comment un homme qui a des principes aussi rigides que les v?tres pouvait- il se r¨¦soudre ¨¤ frauder ainsi les droits du tr¨¦sor public? -- Ce ne sont que les d¨¦pouilles des ¨¦gyptiens: la pauvre ¨¦cosse, depuis le malheureux acte d'Union ¨¤ l'Angleterre, a bien assez souffert de ces coquins de jaugeurs de l'excise qui sont tomb¨¦s sur elle comme une nu¨¦e de sauterelles; il convient ¨¤ un bon citoyen de lui procurer une petite goutte de quelque chose pour lui regaillardir le coeur. En l'interrogeant encore, j'appris qu'il avait souvent pass¨¦ par ces montagnes pour faire la contrebande avant et depuis son ¨¦tablissement ¨¤ Osbaldistone-Hall. Cette circonstance n'¨¦tait pas indiff¨¦rente pour moi, car elle me prouvait qu'il ¨¦tait tr¨¨s en ¨¦tat de me servir de guide. Nous voyagions alors moins pr¨¦cipitamment; et cependant le cheval d'Andr¨¦, ou plut?t Andr¨¦ lui-m¨ºme avait toujours une forte propension ¨¤ acc¨¦l¨¦rer le pas, et j'¨¦tais souvent oblig¨¦ de le mod¨¦rer. Le soleil ¨¦tait lev¨¦, et mon conducteur se retournait fr¨¦quemment pour regarder derri¨¨re lui, comme s'il e?t craint d'¨ºtre poursuivi. Enfin nous arrivames sur la plateforme d'une montagne tr¨¨s ¨¦lev¨¦e que nous m?mes une demi-heure ¨¤ gravir, et d'o¨´ l'on d¨¦couvrait toute la partie du pays que nous venions de parcourir. Andr¨¦ s'arr¨ºta, jeta les yeux de ce c?t¨¦, et n'apercevant encore dans les champs ni sur les routes aucun ¨ºtre vivant, sa physionomie prit un air de satisfaction; il se mit ¨¤ siffler, et finit par chanter un air de son pays dont le refrain ¨¦tait: ......_Oh! ma Jessie! Te voil¨¤ donc dans ma patrie, Et ton clan ne te verra plus._ En m¨ºme temps il passait la main sur le cou de son cheval, le flattait et le caressait, ce qui r¨¦veilla mon attention et me fit reconna?tre ¨¤ l'instant une jument favorite de Thorncliff Osbaldistone. -- Que veut dire ceci, Andr¨¦? lui dis-je en fron?ant le sourcil; cette jument est ¨¤ M. Thorncliff. -- Je ne dis pas qu'elle ne lui a point appartenu dans le temps, M. Frank, mais ¨¤ pr¨¦sent elle est ¨¤ moi. -- C'est un vol, mis¨¦rable! -- Un vol, Dieu me pr¨¦serve! M. Frank, personne n'a le droit de m'appeler voleur. -- Voici ce que c'est, M. Thorncliff m'a emprunt¨¦ dix livres[52] pour aller aux courses de chevaux d'York, et du diable s'il a jamais pens¨¦ ¨¤ me les rendre; bien au contraire, quand je lui en parlais, il disait qu'il me casserait les os. Mais ¨¤ pr¨¦sent il faudra qu'il me paie jusqu'au dernier sou s'il veut revoir sa jument, et sans cela il n'aura jamais un crin de sa queue. Je connais un fin matois de procureur ¨¤ Loughmaben, j'irai le voir en passant, et il saura bien arranger cette affaire. Un vol! non, non. Jamais Andr¨¦ Fairservice ne s'est chauff¨¦ ¨¤ un tel fagot. C'est un gage que j'ai saisi. Je l'ai saisi moi-m¨ºme au lieu de le faire saisir par un huissier, voil¨¤ toute la diff¨¦rence. C'est la loi, et j'ai ¨¦pargn¨¦ les frais des gens de justice par ¨¦conomie. -- Cette ¨¦conomie pourra vous co?ter plus cher que vous ne le pensez si vous continuez ¨¤ vous payer ainsi par vos mains sans autorit¨¦ l¨¦gale. -- Ta, ta, ta! nous sommes en ¨¦cosse ¨¤ pr¨¦sent, et il s'y trouvera des avocats, des procureurs et des juges pour moi tout aussi bien que pour tous les Osbaldistone d'Angleterre. Le cousin au troisi¨¨me degr¨¦ de la tante de ma m¨¨re est cousin de la femme du pr¨¦v?t de Dumfries, et il ne souffrirait pas qu'on fit tort ¨¤ une goutte de son sang. Les lois sont les m¨ºmes pour tout le monde ici; ce n'est pas comme chez vous, o¨´ un mandat du clerc Jobson peut vous envoyer au pilori avant que vous sachiez seulement pourquoi. Mais attendez un peu, et il y aura encore moins de justice dans le Northumberland, et c'est pourquoi je lui ai fait mes adieux. Je n'ai pas besoin de vous dire, mon cher Tresham, que les principes d'Andr¨¦ n'¨¦taient nullement d'accord avec les miens, et je formai le dessein de lui racheter la jument lorsque nous serions arriv¨¦s ¨¤ Glascow, et de la renvoyer ¨¤ mon cousin. Je r¨¦solus aussi d'¨¦crire ¨¤ mon oncle par la poste, pour l'en informer, dans la premi¨¨re ville que nous trouverions en ¨¦cosse. Mais j'avais besoin d'Andr¨¦, et le moment ne me parut favorable ni pour lui faire part de mon projet ni pour lui faire des reproches sur une action que son ignorance lui faisait peut-¨ºtre regarder comme toute naturelle. Je d¨¦tournai donc la conversation et lui demandai pourquoi il disait qu'il y aurait bient?t moins de justice dans le Northumberland. -- Ah! ah! me dit-il, il y aura assez de justice, mais ce sera au bout du mousquet. Les officiers irlandais et tout le b¨¦tail papiste qu'on a ¨¦t¨¦ chercher dans les pays ¨¦trangers, faute d'en trouver assez dans le n?tre, ne sont-ils pas rassembl¨¦s dans tout le comt¨¦? Ces corbeaux ne s'y rendent que parce qu'ils flairent la charogne. S?r comme je vis, sir Hildebrand ne restera pas les bras crois¨¦s. J'ai vu venir au chateau des fusils, des sabres, des ¨¦p¨¦es. Croyez-vous que ce soit pour rien? Ce sont des enrag¨¦s diables, Dieu me pr¨¦serve! que ces jeunes Osbaldistone. Ce discours rappela ¨¤ mon souvenir le soup?on que j'avais d¨¦j¨¤ con?u, que les jacobites ¨¦taient ¨¤ la veille de faire quelque entreprise hasardeuse. Mais, sachant qu'il ne me convenait de m'¨¦riger ni en espion ni en censeur des discours et des actions de mon oncle, j'avais fui toute occasion de me mettre au courant de ce qui se passait au chateau. Andr¨¦ n'avait pas les m¨ºmes scrupules, et il parlait sans doute comme il le pensait, en disant qu'il se tramait quelque complot, et que c'¨¦tait un des motifs qui l'avaient d¨¦termin¨¦ ¨¤ s'¨¦loigner. -- Tous les domestiques, ajouta-t-il, tous les paysans et les vassaux ont ¨¦t¨¦ enr?l¨¦s et pass¨¦s en revue. Ils voulaient me mettre aussi dans la troupe; mais ceux qui le demandaient ne connaissaient pas Andr¨¦ Fairservice. Je me battrai tout comme un autre, quand cela me conviendra, mais ce ne sera ni pour la prostitu¨¦e de Babylone, ni pour aucune prostitu¨¦e d'Angleterre. Chapitre XIX. Voyez-vous ce clocher dont la pointe hardie S'¨¦l¨¨ve jusqu'au ciel? C'est l¨¤ que, d¨¦livr¨¦s des soins de cette vie, Dorment d'un sommeil ¨¦ternel L'amant. le guerrier, le po¨¨te... LANGHORNE. ¨¤ la premi¨¨re ville d'¨¦cosse o¨´ nous nous arr¨ºtames, mon guide alla trouver son ami le procureur pour le consulter sur les moyens ¨¤ employer pour s'approprier d'une mani¨¨re l¨¦gale la jument de M. Thorncliff, qui ne lui appartenait encore que par suite de ce que je veux bien me contenter d'appeler un tour d'adresse. Ce ne fut pas sans un certain plaisir que je vis ¨¤ sa figure allong¨¦e et ¨¤ son air contrit, lorsqu'il fut de retour, que sa consultation n'avait pas eu le r¨¦sultat heureux qu'il en attendait. M. Touthope l'ayant d¨¦j¨¤ tir¨¦ de plus d'un mauvais pas dans ses op¨¦rations de contrebande, il avait en lui une enti¨¨re confiance, et il lui conta toute l'affaire franchement et sans aucune r¨¦serve. Mais, depuis qu'il ne l'avait vu, M. Touthope avait ¨¦t¨¦ nomm¨¦ clerc de la justice de paix du comt¨¦, et malgr¨¦ tout l'int¨¦r¨ºt qu'il prenait ¨¤ son ancien ami M. Andr¨¦ Fairservice, il lui dit que son devoir et sa conscience exigeaient qu'il informat la justice de pareils exploits quand ils parvenaient ¨¤ sa connaissance; qu'il ne pouvait donc se dispenser de retenir la jument et de la placer dans l'¨¦curie du bailli Trumbull jusqu'¨¤ ce que la question de la propri¨¦t¨¦ f?t d¨¦cid¨¦e; qu'il devrait m¨ºme le faire arr¨ºter aussi, mais qu'il ne pouvait se r¨¦soudre ¨¤ traiter si rigoureusement une ancienne connaissance; qu'il lui permettait donc de se retirer, et qu'il l'engageait ¨¤ quitter la ville le plus promptement possible. Il poussa m¨ºme la g¨¦n¨¦rosit¨¦ jusqu'¨¤ lui faire pr¨¦sent d'un vieux cheval fourbu et poussif, afin qu'il p?t continuer son voyage. Il est vrai qu'il en exigea en retour une cession absolue et bien en forme de tous ses droits sur la jument: cession qu'il lui repr¨¦senta comme une simple formalit¨¦, puisque tout ce qu'Andr¨¦ pouvait en attendre, c'¨¦tait le licou. Ce ne fut pas sans peine que je tirai ces d¨¦tails d'Andr¨¦. Il avait l'oreille basse; son orgueil national ¨¦tait mortifi¨¦ d'¨ºtre forc¨¦ d'avouer que les procureurs d'¨¦cosse ¨¦taient des procureurs comme ceux de tous les autres pays de l'univers, et que le clerc Touthope n'¨¦tait pas d'une meilleure monnaie que le clerc Jobson. -- Si cela m'¨¦tait arriv¨¦ en Angleterre, je ne serais pas ¨¤ moiti¨¦ si fach¨¦ de me voir voler ce que j'avais gagn¨¦ au risque de mon cou, ¨¤ ce qu'il pr¨¦tend. Mais a-t-on jamais vu un faucon se jeter sur un faucon? et n'est-il pas honteux de voir un brave ¨¦cossais en piller un autre? Il faut que tout soit chang¨¦ dans ce pays; et je crois, Dieu me pr¨¦serve! que c'est depuis cette mis¨¦rable union. Il est bon de remarquer qu'Andr¨¦ ne manquait jamais d'attribuer ¨¤ l'union de l'¨¦cosse ¨¤ l'Angleterre tous les sympt?mes de d¨¦g¨¦n¨¦ration et de d¨¦pravation qu'il croyait voir dans ses compatriotes, surtout la diminution de la capacit¨¦ des pintes, l'augmentation du prix des denr¨¦es, et bien d'autres choses qu'il eut soin de me faire observer pendant le cours de notre voyage. Quant ¨¤ moi, de la mani¨¨re dont les choses avaient tourn¨¦, je me regardai comme d¨¦charg¨¦ de toute responsabilit¨¦ relativement ¨¤ la jument, je me contentai d'¨¦crire ¨¤ mon oncle la mani¨¨re dont elle avait ¨¦t¨¦ emmen¨¦e de chez lui, et de l'informer qu'elle ¨¦tait entre les mains de la justice ou de ses dignes repr¨¦sentants le bailli Trumbull et le clerc Touthope, auxquels je l'engageai ¨¤ s'adresser pour la r¨¦clamer. Retourna-t-elle chez le chasseur de renards du Northumberland? continua-t-elle ¨¤ servir de monture au procureur ¨¦cossais? C'est ce dont il est assez inutile de nous inqui¨¦ter maintenant. Nous continuames notre route vers le nord-ouest, mais non avec la c¨¦l¨¦rit¨¦ qui avait marqu¨¦ le commencement de notre voyage. Andr¨¦ connaissait parfaitement les chemins, comme il me l'avait dit, mais c'¨¦taient les chemins fr¨¦quent¨¦s par les contrebandiers, qui ont de bonnes raisons pour ne choisir ni les meilleurs ni les plus directs. Des cha?nes de montagnes nues et st¨¦riles, qui se succ¨¦daient sans cesse, ne nous offraient ni int¨¦r¨ºt ni vari¨¦t¨¦. Enfin nous entrames dans la fertile vall¨¦e de la Clyde, et nous arrivames ¨¤ Glascow. Cette ville n'avait pas encore l'importance qu'elle a acquise depuis ce temps. Un commerce ¨¦tendu et toujours croissant avec les Indes occidentales et les colonies am¨¦ricaines a ¨¦t¨¦ le fondement de sa richesse et de sa prosp¨¦rit¨¦; et, si l'on batit avec soin sur cette base solide, elle peut devenir avec le temps une des villes les plus importantes de la Grande-Bretagne. Mais, ¨¤ l'¨¦poque dont je parle, l'aurore de sa splendeur ne brillait m¨ºme pas encore. L'Union avait ¨¤ la v¨¦rit¨¦ ouvert ¨¤ l'¨¦cosse un commerce avec les colonies anglaises; mais le manque de fonds et la jalousie des n¨¦gociants anglais privaient encore, en grande partie, les ¨¦cossais des avantages qui devaient r¨¦sulter pour eux de l'exercice des privil¨¨ges que ce trait¨¦ m¨¦morable leur assurait. Glascow, situ¨¦e dans la partie occidentale de l'?le, ne pouvait participer au peu de commerce que la partie orientale faisait avec le continent, et qui ¨¦tait sa seule ressource. Cependant, quoiqu'elle ne prom?t pas alors d'atteindre l'¨¦minence commerciale ¨¤ laquelle tout semble maintenant annoncer qu'elle arrivera un jour, sa situation centrale ¨¤ l'ouest de l'¨¦cosse la rendait une des places les plus importantes de ce royaume. La Clyde, qui coulait ¨¤ peu de distance de ses murs, lui ouvrait une navigation int¨¦rieure qui n'¨¦tait pas sans utilit¨¦. Non seulement les plaines fertiles situ¨¦es dans son voisinage imm¨¦diat, mais les comt¨¦s d'Ayr et de Dumfries la regardaient comme leur capitale, y envoyaient leurs productions et en tiraient divers objets qui leur ¨¦taient n¨¦cessaires. Les sombres montagnes de l'¨¦cosse occidentale envoyaient souvent leurs sauvages habitants aux march¨¦s de la ville favorite de saint Mungo[53]. Les rues de Glascow ¨¦taient souvent travers¨¦es par des hordes de boeufs et de chevaux nains au poil h¨¦riss¨¦, que conduisaient les Highlanders aussi sauvages et aussi velus et quelquefois aussi raccourcis dans leur taille que les animaux confi¨¦s ¨¤ leurs soins. C'¨¦tait avec surprise que les ¨¦trangers regardaient leurs v¨ºtements antiques et singuliers et qu'ils ¨¦coutaient les sons durs et aigres d'un langage qui leur ¨¦tait inconnu. Les montagnards eux-m¨ºmes, arm¨¦s de mousquets, de pistolets, de larges ¨¦p¨¦es et de poignards, m¨ºme dans les op¨¦rations paisibles du commerce, voyaient avec un ¨¦gal ¨¦tonnement des objets de luxe dont ils ne concevaient pas m¨ºme l'usage et, avec un air de convoitise quelquefois alarmant, ceux dont ils enviaient la propri¨¦t¨¦. C'est toujours ¨¤ contre-coeur que le Highlander sort de ses d¨¦serts, et il est aussi difficile de le naturaliser ailleurs que d'arracher un pin de sa montagne pour le transplanter dans un autre sol. Mais m¨ºme alors tous les glens des Highlanders avaient une population surabondante, et il en r¨¦sultait quelques ¨¦migrations presque forc¨¦es. Quelques-unes de leurs colonies s'avanc¨¨rent jusqu'¨¤ Glascow, y cherch¨¨rent et y trouv¨¨rent du travail, quoique diff¨¦rent de celui qui les occupait dans leurs montagnes, et ce suppl¨¦ment de bras laborieux ne fut pas inutile pour la prosp¨¦rit¨¦ de cette ville. Il fournit les moyens de soutenir le peu de manufactures qui y ¨¦taient d¨¦j¨¤ ¨¦tablies et jeta les fondements de sa splendeur future. L'ext¨¦rieur de la ville correspondait avec cet avenir. La principale rue ¨¦tait large et belle; elle ¨¦tait d¨¦cor¨¦e d'¨¦difices publics dont l'architecture plaisait plus ¨¤ l'oeil qu'elle n'¨¦tait correcte en fait de go?t, et elle ¨¦tait bord¨¦e des deux c?t¨¦s de maisons construites en pierres, surcharg¨¦es d'ornements en ma?onnerie, ce qui lui donnait un air de grandeur et de dignit¨¦ qui manque ¨¤ la plupart des villes d'Angleterre, baties en briques fragiles et d'un rouge sale. Ce fut un dimanche matin que mon guide et moi nous arrivames dans la m¨¦tropole occidentale de l'¨¦cosse. Toutes les cloches de la ville ¨¦taient en branle, et le peuple, qui remplissait les rues pour se rendre aux ¨¦glises, annon?ait que ce jour ¨¦tait consacr¨¦ ¨¤ la religion. Nous descend?mes ¨¤ la porte d'une joyeuse aubergiste qu'Andr¨¦ appela une _hostler-wife, _mot qui me rappela _l'Otelere[54]_ du vieux Chaucer. Elle nous re?ut tr¨¨s civilement. Ma premi¨¨re pens¨¦e fut de chercher Owen sur-le-champ; mais j'appris qu'il me serait impossible de le trouver avant que le service divin f?t termin¨¦. Mon h?tesse m'assura que je ne trouverais personne chez MM. Macvittie, Macfin et compagnie, o¨´ la lettre de votre p¨¨re, Tresham, m'annon?ait que j'en aurais des nouvelles; que c'¨¦taient des gens religieux, et qu'ils ¨¦taient o¨´ tous les bons chr¨¦tiens devaient ¨ºtre, c'est-¨¤-dire dans l'¨¦glise de la Baronnie. Andr¨¦, dont le d¨¦go?t qu'il avait r¨¦cemment con?u pour les lois de son pays ne s'¨¦tendait pas sur son culte religieux, demanda ¨¤ notre h?tesse le nom du pr¨¦dicateur qui devait distribuer la nourriture spirituelle aux fid¨¨les r¨¦unis dans l'¨¦glise de la Baronnie. Elle n'en eut pas plus t?t prononc¨¦ le nom qu'il entonna un cantique de louanges en son honneur, et ¨¤ chaque ¨¦loge l'h?tesse r¨¦p¨¦tait un _amen _approbatif. Je me d¨¦cidai ¨¤ me rendre dans cette ¨¦glise, plut?t dans l'espoir d'apprendre si Owen ¨¦tait arriv¨¦ ¨¤ Glascow que dans l'attente d'¨ºtre fort ¨¦difi¨¦. Mon esp¨¦rance redoubla quand l'h?tesse me dit que si M. Ephraim Macvittie (le digne homme) ¨¦tait encore sur la terre des vivants, il honorerait bien certainement cette ¨¦glise de sa pr¨¦sence, et que, s'il avait un ¨¦tranger log¨¦ chez lui, il n'y avait nul doute qu'il ne l'y conduis?t. Cette probabilit¨¦ acheva de me d¨¦cider, et escort¨¦ du fid¨¨le Andr¨¦, je me mis en marche pour l'¨¦glise de la Baronnie. Un guide ne m'¨¦tait pourtant pas tr¨¨s n¨¦cessaire en cette occasion; la foule qui se pressait dans une rue ¨¦troite, escarp¨¦e et mal pav¨¦e, pour aller entendre le pr¨¦dicateur le plus populaire de toute l'¨¦cosse occidentale, m'y aurait entra?n¨¦ avec elle. En arrivant au sommet de la hauteur, nous tournames ¨¤ gauche, et une grande porte, dont les deux battants ¨¦taient ouverts, nous donna entr¨¦e dans le grand cimeti¨¨re qui entoure l'¨¦glise cath¨¦drale de Glascow. Cet ¨¦difice est d'un style d'architecture gothique plut?t sombre et massif qu'¨¦l¨¦gant; mais il a un caract¨¨re particulier et est si bien conserv¨¦ et tellement en harmonie avec les objets qui l'entourent que l'impression qu'il produit sur ceux qui le voient pour la premi¨¨re fois est imposante et solennelle au plus haut degr¨¦. J'en fus tellement frapp¨¦ que je r¨¦sistai quelques instants ¨¤ tous les efforts que faisait Andr¨¦ pour m'entra?ner dans l'int¨¦rieur de l'¨¦glise, tant j'¨¦tais occup¨¦ ¨¤ en examiner les dehors. Situ¨¦ dans le centre d'une ville aussi grande que peupl¨¦e, cet ¨¦difice para?t ¨ºtre dans la solitude la plus retir¨¦e. De hautes murailles le s¨¦parent des maisons d'un c?t¨¦; de l'autre il est born¨¦ par une ravine au fond de laquelle court un ruisseau inaper?u, et dont le murmure ajoute encore ¨¤ la solennit¨¦ de ces lieux. Sur l'autre bord de la ravine s'¨¦l¨¨ve une all¨¦e touffue de sapins dont les rameaux ¨¦tendent jusque sur le cimeti¨¨re une ombre m¨¦lancolique. Le cimeti¨¨re lui-m¨ºme a un caract¨¨re particulier, car, quoiqu'il soit v¨¦ritablement d'une grande ¨¦tendue, il ne l'est pas proportionnellement au nombre d'habitants qui y sont enterr¨¦s, et dont presque toutes les tombes sont couvertes d'une pierre s¨¦pulcrale. On n'y voit pas ces touffes de gazon qui d¨¦corent ordinairement une grande partie de la surface de ces lieux o¨´ le m¨¦chant cesse de pouvoir nuire et o¨´ le malheureux trouve enfin le repos. Les pierres tumulaires sont si rapproch¨¦es les unes des autres qu'elles semblent former une esp¨¨ce de pav¨¦, qui, bien que la vo?te c¨¦leste soit le seul toit qui le prot¨¨ge, ressemble ¨¤ celui de nos vieilles ¨¦glises d'Angleterre, o¨´ les inscriptions sont si multipli¨¦es. Le contenu de ces tristes registres de la Mort, les regrets inutiles qu'ils retracent, le t¨¦moignage qu'ils rendent au n¨¦ant de la vie humaine, l'¨¦tendue du terrain qu'ils couvrent, l'uniformit¨¦ m¨¦lancolique de leur style: tout me rappela le tableau d¨¦roul¨¦ du proph¨¨te ¨¦crit en dehors et en dedans, et dans lequel on lisait: Lamentations, regrets et malheur. La majest¨¦ de la cath¨¦drale ajoute ¨¤ l'impression caus¨¦e par ces accessoires. On en trouve le vaisseau un peu lourd, mais on sent en m¨ºme temps que s'il ¨¦tait construit dans un style d'architecture plus l¨¦ger et plus orn¨¦, l'effet en serait d¨¦truit. C'est la seule ¨¦glise cath¨¦drale d'¨¦cosse, si l'on en excepte celle de Kirkwall, dans les ?les Orcades, que la r¨¦formation ait ¨¦pargn¨¦e. Andr¨¦e vit avec orgueil l'impression que faisait sur moi la vue de cet ¨¦difice, et me rendit compte, ainsi qu'il suit, de sa conservation. -- C'est l¨¤ une belle ¨¦glise, me dit-il; on n'y trouve pas de vos bizarres colifichets et enjolivements. C'est un batiment solide, bien construit, et qui durera autant que le monde, sauf la poudre ¨¤ canon et la main des m¨¦chants. Il a couru de grands risques lors de la r¨¦formation, quand on d¨¦truisit l'¨¦glise de Perth et celle de Saint-Andr¨¦, parce qu'on voulait se d¨¦barrasser une bonne fois du papisme, de l'idolatrie, des images, des surplis, et de tous les haillons de la grande prostitu¨¦e qui s'asseoit sur sept collines, comme si une seule colline ne suffisait pas ¨¤ son vieux derri¨¨re[55]. Les habitants du bourg de Renfrew, des faubourgs et de la baronnie de Gorbals et de tous les environs se r¨¦unirent pour purger la cath¨¦drale de ses impuret¨¦s papales; mais ceux de Glascow pens¨¨rent que tant de m¨¦decins donneraient au malade une m¨¦decine un peu trop forte. Ils sonn¨¨rent la cloche et battirent le tambour. Heureusement le digne Jacques Rabat ¨¦tait alors le doyen de la corporation de Glascow. Il ¨¦tait lui-m¨ºme bon ma?on, et c'¨¦tait une raison de plus pour qu'il d¨¦sirat de conserver l'¨¦glise. Les m¨¦tiers s'assembl¨¨rent et dirent aux communes qu'ils se battraient plut?t que de laisser raser leur ¨¦glise comme on en avait ras¨¦ tant d'autres. Ce n'¨¦tait point par amour du papisme. Non, non; qui aurait pu dire cela du corps des m¨¦tiers de Glascow? Ils en vinrent donc bient?t ¨¤ un arrangement. On convint de d¨¦nicher les statues idolatres des saints (la peste les ¨¦touffe!), et ces idoles de pierre furent bris¨¦es selon le texte de l'¨¦criture et jet¨¦es dans l'eau du Molendinar[56], et la vieille ¨¦glise resta debout et appropri¨¦e comme un chat ¨¤ qui on vient d'?ter les puces, et tout le monde fut content. Et j'ai entendu dire ¨¤ des gens sages que si on en avait fait autant pour toutes les ¨¦glises d'¨¦cosse, la r¨¦forme en serait tout aussi pure, et nous aurions plus de v¨¦ritables ¨¦glises de chr¨¦tiens; car j'ai ¨¦t¨¦ si longtemps en Angleterre que rien ne m'?terait de la t¨ºte que le chenil d'Osbaldistone-Hall vaut mieux que la plupart des maisons de Dieu qu'on voit en ¨¦cosse. En parlant ainsi, Andr¨¦ me pr¨¦c¨¦da dans le temple.[57] Chapitre XX. Une terreur soudaine a glac¨¦ tous mes sens; Je n'ose p¨¦n¨¦trer sous cette vo?te sombre, Vrai palais de la mort, fun¨¨bres monuments, O¨´............... _L'¨¦pouse en deuil._ Malgr¨¦ l'impatience de mon guide, je ne pus m'emp¨ºcher de m'arr¨ºter pour contempler pendant quelques minutes l'ext¨¦rieur de l'¨¦difice, rendu plus imposant par la solitude o¨´ nous laiss¨¨rent les portes en se fermant apr¨¨s avoir, pour ainsi dire, d¨¦vor¨¦ la multitude qui tout ¨¤ l'heure remplissait le cimeti¨¨re, et dont les voix, se m¨ºlant en choeur, nous annon?aient les pieux exercices du culte. Le concert de tant de voix, auxquelles la distance pr¨ºtait une grave harmonie, en ne laissant point parvenir ¨¤ mon oreille les discordances qui l'eussent bless¨¦e de plus pr¨¨s, le ruisseau qui y m¨ºlait son murmure, et le vent g¨¦missant entre les vieux sapins: tout me paraissait sublime. La nature, telle qu'elle est invoqu¨¦e par le roi-proph¨¨te dont on chantait les psaumes, semblait aussi s'unir aux fid¨¨les pour offrir ¨¤ son Cr¨¦ateur cette louange solennelle dans laquelle la crainte et la joie se confondent. J'ai entendu en France le service divin c¨¦l¨¦br¨¦ avec tout l'¨¦clat que la plus belle musique, les plus riches costumes, les plus imposantes c¨¦r¨¦monies pouvaient lui donner. Mais la simplicit¨¦ du culte presbyt¨¦rien a produit sur moi bien plus d'effet: ce concert d'actions de graces m'a paru si sup¨¦rieur ¨¤ la routine du chant dict¨¦ aux musiciens que le culte ¨¦cossais me semble avoir tous les avantages de la r¨¦alit¨¦ sur le jeu d'un acteur. Comme je restais ¨¤ ¨¦couter ces accents solennels, Andr¨¦, dont l'impatience devenait importune, me tira par la manche: -- Venez, monsieur, venez donc, nous troublerons le service si nous entrons trop tard, et si les bedeaux nous trouvent ¨¤ nous promener dans le cimeti¨¨re pendant l'office divin, ils nous arr¨ºteront comme des vagabonds et nous conduiront au corps de garde. D'apr¨¨s cet avis, je suivis mon guide; mais, comme je me disposais ¨¤ entrer dans le choeur de la cath¨¦drale: -- Par ici, monsieur, s'¨¦cria-t-il, par cette porte. Nous n'entendrions l¨¤-haut que des discours de morale aussi secs et insipides que les feuilles de rue[58] ¨¤ No?l. Descendez, c'est ici que nous go?terons la saveur de la vraie doctrine. Il me conduisit alors vers une petite porte cintr¨¦e, gard¨¦e par un homme ¨¤ figure grave qui semblait sur le point de la fermer au verrou, et nous descend?mes un escalier par lequel nous arrivames sous l'¨¦glise, local singuli¨¨rement choisi, je ne sais pourquoi, pour l'exercice du culte presbyt¨¦rien. Figurez-vous, Tresham, une longue suite de vo?tes sombres et basses, semblables ¨¤ celles qui servent aux s¨¦pultures dans d'autres pays, et consacr¨¦es ici depuis longtemps ¨¤ cet usage. Une partie avait ¨¦t¨¦ convertie en ¨¦glise, et l'on y avait plac¨¦ des bancs. Cette partie des vo?tes ainsi occup¨¦e, quoique capable de contenir une assembl¨¦e de plus de mille personnes, n'¨¦tait point proportionn¨¦e avec les caveaux plus sombres et plus vastes qui s'ouvraient autour de ce qu'on pourrait appeler l'espace habit¨¦. Dans ces r¨¦gions d¨¦sertes de l'oubli, de sombres banni¨¨res et des ¨¦cussons bris¨¦s indiquaient les tombes de ceux qui avaient sans doute ¨¦t¨¦ autrefois princes dans Isra?l; et des inscriptions que pouvait ¨¤ peine d¨¦chiffrer le laborieux antiquaire invitaient le passant ¨¤ prier Dieu pour les ames de ceux dont elles couvraient les d¨¦pouilles mortelles. Dans ces retraites fun¨¨bres, o¨´ tout retra?ait l'image de la mort, je trouvai une nombreuse assembl¨¦e s'occupant de la pri¨¨re. Les presbyt¨¦riens ¨¦cossais se tiennent debout pour remplir ce devoir religieux, sans doute pour annoncer publiquement leur ¨¦loignement pour les formes du rituel romain; car, lorsqu'ils prient dans l'int¨¦rieur de leur famille, ils prennent la posture que tous les autres chr¨¦tiens ont adopt¨¦e pour s'adresser ¨¤ la Divinit¨¦, comme ¨¦tant la plus humble et la plus respectueuse. C'¨¦tait donc debout, et les hommes la t¨ºte d¨¦couverte, que plus de deux mille personnes des deux sexes et de tout age ¨¦coutaient, avec autant de respect que d'attention, la pri¨¨re qu'un ministre, d¨¦j¨¤ avanc¨¦ en age et tr¨¨s aim¨¦ dans la ville, adressait au ciel; peut-¨ºtre ¨¦tait-elle improvis¨¦e, mais du moins elle n'¨¦tait pas ¨¦crite.[59] ¨¦lev¨¦ dans la m¨ºme croyance, je m'unis de coeur ¨¤ la pi¨¦t¨¦ g¨¦n¨¦rale, et ce fut seulement lorsque la congr¨¦gation s'assit sur les bancs que mon attention fut distraite. ¨¤ la fin de la pri¨¨re, la plupart des hommes mirent leur chapeau ou leur toque, et tout le monde s'assit, c'est-¨¤-dire tous ceux qui avaient le bonheur d'avoir des bancs, car Andr¨¦ et moi, qui ¨¦tions arriv¨¦s trop tard pour nous y placer, nous restames debout de m¨ºme qu'un grand nombre de personnes, formant ainsi une esp¨¨ce de cercle autour de la partie de la congr¨¦gation qui ¨¦tait assise. Derri¨¨re nous ¨¦taient les vo?tes dont j'ai d¨¦j¨¤ parl¨¦, et nous faisions face aux fid¨¨les assembl¨¦s, dont les figures, tourn¨¦es du c?t¨¦ du pr¨¦dicateur, ¨¦taient ¨¤ demi ¨¦clair¨¦es par le jour de deux ou trois fen¨ºtres basses de forme gothique. ¨¤ la faveur de cette clart¨¦, on distinguait la diversit¨¦ ordinaire des visages qui se tournent vers un pasteur ¨¦cossais dans une occasion semblable. Presque tous portaient le caract¨¨re de l'attention, si ce n'¨¦tait quand un p¨¨re ou une m¨¨re rappelait les regards distraits d'un enfant trop vif ou interrompait le sommeil de celui qui ¨¦tait port¨¦ ¨¤ s'endormir. La physionomie un peu dure et prononc¨¦e de la nation, exprimant g¨¦n¨¦ralement l'intelligence et la finesse, s'offre ¨¤ l'observateur avec plus d'avantage dans les actes de la pi¨¦t¨¦ ou dans les rangs de la guerre que dans les r¨¦unions d'un int¨¦r¨ºt moins s¨¦rieux. Le discours du pr¨¦dicateur ¨¦tait bien propre ¨¤ exciter les divers sentiments de l'auditoire; l'age et les infirmit¨¦s avaient affaibli son organe, naturellement sonore. Il lut son texte avec une prononciation mal articul¨¦e; mais, quand il eut ferm¨¦ la Bible et commenc¨¦ le sermon, son ton s'affermit, sa v¨¦h¨¦mence l'entra?na, et il se fit parfaitement entendre de tout son auditoire. Son discours roulait sur les points les plus abstraits de la doctrine chr¨¦tienne; sur des sujets graves et si profonds qu'ils sont imp¨¦n¨¦trables ¨¤ la raison humaine, et qu'il cherchait pourtant ¨¤ expliquer par des citations tir¨¦es des ¨¦critures. Mon esprit n'¨¦tait pas dispos¨¦ ¨¤ le suivre dans tous ces raisonnements. Il y en avait m¨ºme quelques-uns qu'il m'¨¦tait impossible de comprendre. Cependant l'enthousiasme du vieillard produisit une grande impression sur ses auditeurs, et rien n'¨¦tait plus ing¨¦nieux que sa mani¨¨re de raisonner. L'¨¦cossais se fait remarquer par son intelligence beaucoup plus que par sa sensibilit¨¦: aussi la logique agit-elle sur lui plus fortement que la rh¨¦torique, et il lui est plus ordinaire de s'attacher ¨¤ suivre des raisonnements serr¨¦s et abstraits sur un point de doctrine, que de se laisser entra?ner par les mouvements oratoires auxquels ont recours les pr¨¦dicateurs, dans les autres pays, pour ¨¦mouvoir le coeur, mettre en jeu les passions, et s'assurer la vogue. Parmi le groupe attentif que j'avais sous les yeux, on distinguait des physionomies ayant la m¨ºme expression que celles qu'on remarque dans le fameux carton de Rapha?l, repr¨¦sentant saint Paul pr¨ºchant ¨¤ Ath¨¨nes.[60] Ici les sourcils fronc¨¦s d'un z¨¦l¨¦ calviniste annon?aient le z¨¨le et l'attention; ses l¨¨vres l¨¦g¨¨rement comprim¨¦es, ses yeux fix¨¦s sur le ministre semblaient partager avec lui le triomphe de ses arguments. L¨¤, un autre, d'un air plus fier et plus sombre, affichait son m¨¦pris pour ceux qui doutaient des v¨¦rit¨¦s qu'annon?ait son pasteur, et sa joie des chatiments terribles dont il les mena?ait. Un troisi¨¨me, qui n'appartenait peut-¨ºtre pas ¨¤ la congr¨¦gation et que le hasard seul y avait amen¨¦, paraissait int¨¦rieurement occup¨¦ d'objections; et un mouvement de t¨ºte presque imperceptible trahissait les doutes qu'il concevait. Le plus grand nombre ¨¦coutait d'un air calme et satisfait; on devinait qu'ils croyaient bien m¨¦riter de l'¨¦glise par leur pr¨¦sence et par l'attention qu'ils donnaient ¨¤ un discours qu'ils n'¨¦taient peut-¨ºtre pas en ¨¦tat de comprendre. Presque toutes les femmes faisaient partie de cette derni¨¨re division de l'auditoire. Cependant les vieilles paraissaient ¨¦couter plus attentivement la doctrine abstraite qu'on leur d¨¦veloppait, tandis que les jeunes permettaient quelquefois ¨¤ leurs regards de se promener modestement sur toute l'assembl¨¦e; je crus m¨ºme, Tresham, si ma vanit¨¦ ne me trompait point, que quelques-unes d'entre elles reconnurent votre ami pour un Anglais et le distingu¨¨rent comme un jeune homme passablement tourn¨¦. Quant au reste de la congr¨¦gation, les uns ouvraient de grands yeux, baillaient ensuite et finissaient par s'endormir, jusqu'¨¤ ce qu'un voisin scandalis¨¦ r¨¦veillat leur attention en leur pressant fortement le pied; les autres cherchaient ¨¤ reconna?tre les personnes de leur connaissance, sans oser donner de signes trop marqu¨¦s de l'ennui qu'ils ¨¦prouvaient. Je reconnaissais ?¨¤ et l¨¤, ¨¤ leur costume, des montagnards dont les yeux se portaient successivement sur tout l'auditoire, avec un air de curiosit¨¦ sauvage, sans s'inqui¨¦ter de ce que disait le ministre, parce qu'ils n'entendaient pas la langue dans laquelle il parlait, ce qui sera, j'esp¨¨re, une excuse suffisante pour eux. L'air martial et d¨¦termin¨¦ de ces ¨¦trangers ajoutait ¨¤ cette r¨¦union un caract¨¨re qui, sans eux, lui aurait manqu¨¦. Andr¨¦ me dit ensuite qu'ils ¨¦taient en ce moment en plus grand nombre que de coutume ¨¤ Glascow, parce qu'il y avait dans les environs une foire de bestiaux. Telles ¨¦taient offertes ¨¤ ma critique les figures du groupe rang¨¦ sur les bancs de l'¨¦glise souterraine de Glascow, ¨¦clair¨¦e par quelques rayons ¨¦gar¨¦s qui, p¨¦n¨¦trant ¨¤ travers les ¨¦troits vitraux, allaient se perdre dans le vide des derni¨¨res vo?tes en r¨¦pandant sur les espaces plus rapproch¨¦s une sorte de demi-jour imparfait, et en laissant les coins les plus recul¨¦s de ce labyrinthe dans une obscurit¨¦ qui les faisait para?tre interminables. J'ai d¨¦j¨¤ dit que je me trouvais debout dans le cercle ext¨¦rieur, les yeux fix¨¦s sur le ministre, et tournant le dos aux vo?tes dont j'ai parl¨¦ plus d'une fois. Cette position m'exposait ¨¤ de fr¨¦quentes distractions, car le plus l¨¦ger bruit qui se faisait sous ces sombres arcades y ¨¦tait r¨¦p¨¦t¨¦ par mille ¨¦chos. Je tournai plus d'une fois la t¨ºte de ce c?t¨¦; et quand mes yeux prenaient cette direction, je trouvais difficile de les ramener dans une autre, tant notre imagination trouve de plaisir ¨¤ d¨¦couvrir les objets qui lui sont cach¨¦s, et qui n'ont souvent d'int¨¦r¨ºt que parce qu'ils sont inconnus ou douteux. Je finis par habituer ma vue ¨¤ l'obscurit¨¦ dans laquelle je la dirigeais, et insensiblement je pris plus d'int¨¦r¨ºt aux d¨¦couvertes que je faisais dans ces retraites obscures qu'aux subtilit¨¦s m¨¦taphysiques dont le pr¨ºcheur nous entretenait. Mon p¨¨re m'avait plus d'une fois reproch¨¦ cette l¨¦g¨¨ret¨¦ dont la source venait peut-¨ºtre d'une vivacit¨¦ d'imagination qui n'appartenait point ¨¤ son caract¨¨re. Je me rappelai qu'¨¦tant enfant, lorsqu'il me conduisait ¨¤ la chapelle pour y entendre les instructions de M. Shower, il me recommandait toujours de bien les ¨¦couter et de les mettre ¨¤ profit. Mais en ce moment le souvenir des avis de mon p¨¨re ne me donnait que de nouvelles distractions, en me faisant songer ¨¤ ses affaires et aux dangers qui le mena?aient. Je dis ¨¤ Andr¨¦, du ton le plus bas possible, de s'informer ¨¤ ses voisins si M. Ephraim Macvittie ¨¦tait dans l'¨¦glise; mais Andr¨¦, tout attentif au sermon, ne me r¨¦pondait qu'en me repoussant du coude pour m'avertir de garder le silence. Je reportai donc les yeux sur les auditeurs pour voir si, parmi toutes les figures qui, le cou tendu, se dirigeaient vers la chaire comme vers un centre d'attraction, je pourrais reconna?tre le visage paisible et les traits imperturbables d'Owen; mais, sous les larges chapeaux des citoyens de Glascow et sous les toques plus larges encore des Lowlanders du Lanarkshire, je ne vis rien qui ressemblat ¨¤ la perruque bien poudr¨¦e, aux manchettes empes¨¦es et ¨¤ l'habit complet couleur de noisette, insignes caract¨¦ristiques du premier commis de la maison de banque Osbaldistone et Tresham. Mes inqui¨¦tudes redoubl¨¨rent avec une nouvelle force, et je r¨¦solus de sortir de l'¨¦glise, afin de pouvoir demander aux premi¨¨res personnes qui en sortiraient si elles y avaient vu M. Ephraim Macvittie. Je tirai Andr¨¦ par la manche et lui dis que je voulais partir: mais Andr¨¦ montra dans l'¨¦glise de Glascow la m¨ºme opiniatret¨¦ dont il avait fait preuve sur les montagnes de Cheviot, et ce ne fut que lorsqu'il eut reconnu l'impossibilit¨¦ de me r¨¦duire au silence sans me r¨¦pondre qu'il voulut bien m'informer qu'une fois entr¨¦ dans l'¨¦glise nous ne pouvions en sortir avant la fin de l'office, attendu qu'on en fermait la porte au commencement des pri¨¨res, afin que les fid¨¨les ne fussent pas distraits de leur d¨¦votion. Apr¨¨s m'avoir donn¨¦ cet avis en peu de mots, et d'un air d'humeur, il reprit son air d'importance et d'attention critique. Je m'effor?ais de faire de n¨¦cessit¨¦ vertu et d'¨¦couter aussi le sermon, quand je fus interrompu d'une mani¨¨re bien singuli¨¨re. Quelqu'un me dit ¨¤ voix basse, par-derri¨¨re: -- Vous courez des dangers dans cette ville. J'¨¦tais appuy¨¦ d'un c?t¨¦ contre un pilier, j'avais Andr¨¦ de l'autre; je me retournai brusquement, et je ne vis derri¨¨re nous que quelques ouvriers ¨¤ la taille raide et ¨¤ l'air commun. Un seul regard jet¨¦ sur eux m'assura que ce n'¨¦tait aucun d'eux qui m'avait parl¨¦. Ils ¨¦taient enti¨¨rement absorb¨¦s dans l'attention qu'ils donnaient au sermon, et ils ne remarqu¨¨rent m¨ºme pas l'air d'inqui¨¦tude et d'¨¦tonnement avec lequel je les regardais. Le pilier massif pr¨¨s duquel je me trouvais pouvait avoir cach¨¦ celui qui m'avait parl¨¦ ¨¤ l'instant o¨´ il venait me donner cet avis myst¨¦rieux. Mais par qui m'¨¦tait-il donn¨¦? pourquoi choisissait-on cet endroit? quels dangers pouvais-je avoir ¨¤ craindre? C'¨¦taient autant de questions sur la solution desquelles mon imagination se perdait en conjectures. Me retournant du c?t¨¦ du pr¨¦dicateur, je fis semblant de l'¨¦couter avec la plus grande attention. J'esp¨¦rais par l¨¤ que la voix myst¨¦rieuse se ferait encore entendre dans la crainte de ne pas avoir ¨¦t¨¦ entendue la premi¨¨re fois. Mon plan r¨¦ussit avant que cinq minutes se fussent ¨¦coul¨¦es, la m¨ºme voix me dit tout bas: -- ¨¦coutez, mais ne vous retournez pas. Je restai immobile. -- Vous ¨ºtes en danger dans cette ville, reprit la voix, et je n'y suis pas moi-m¨ºme en s?ret¨¦. Rendez-vous ¨¤ minuit pr¨¦cis sur le pont, vous m'y trouverez: jusque-l¨¤ restez chez vous et ne vous montrez ¨¤ personne. La voix cessa de se faire entendre, et je tournai la t¨ºte ¨¤ l'instant. Mais celui qui parlait avait fait un mouvement encore plus prompt et s'¨¦tait vraisemblablement d¨¦j¨¤ gliss¨¦ derri¨¨re le pilier. J'¨¦tais r¨¦solu ¨¤ le d¨¦couvrir s'il ¨¦tait possible, et, sortant du dernier rang des auditeurs, je passai aussi derri¨¨re le pilier. Je n'y trouvai personne, et j'aper?us seulement quelqu'un qui traversait comme une ombre la solitudes des vo?tes que j'ai d¨¦crites. Il ¨¦tait couvert d'un manteau; mais je ne pus distinguer si c'¨¦tait un _cloack _des Lowlands ou un _plaid _des Highlands. Je m'avan?ai pour poursuivre l'¨ºtre myst¨¦rieux, qui glissa et disparut sous les vo?tes comme le spectre d'un des morts nombreux qui reposaient dans cette enceinte. Je n'avais gu¨¨re d'espoir d'arr¨ºter dans sa fuite celui qui ¨¦tait d¨¦termin¨¦ ¨¤ ¨¦viter une explication avec moi; mais tout espoir fut perdu quand j'avais ¨¤ peine fait trois pas en avant: mon pied heurta contre un obstacle inaper?u, et je tombai. L'obscurit¨¦ qui ¨¦tait cause de ma chute me fut du moins favorable dans ma disgrace; car le pr¨¦dicateur, avec ce ton d'autorit¨¦ que prennent les ministres presbyt¨¦riens pour maintenir l'ordre parmi les auditeurs, interrompit son discours pour ordonner aux bedeaux d'arr¨ºter celui qui venait de troubler la congr¨¦gation. Comme le bruit ne dura qu'un instant, on ne jugea probablement pas n¨¦cessaire d'ex¨¦cuter cet ordre ¨¤ la rigueur, ou l'obscurit¨¦ qui avait caus¨¦ mon accident couvrit aussi ma retraite; je regagnai mon pilier sans que personne pr?t garde ¨¤ moi. Le pr¨¦dicateur continua son sermon, et il le termina sans nouvel ¨¦v¨¦nement. Comme nous sortions de l'¨¦glise avec le reste de la congr¨¦gation: -- Voyez, me dit Andr¨¦ qui avait retrouv¨¦ sa langue, voil¨¤ le digne M. Macvittie, mistress Macvittie, miss Alison Macvittie, et M. Thomas Macfin, qui va, dit-on, ¨¦pouser miss Alison, s'il joue bien son r?le. Si elle n'est pas jolie, elle sera bien dot¨¦e. Mes yeux, suivant la direction qu'il m'indiquait, se fix¨¨rent sur M. Macvittie. C'¨¦tait un homme ag¨¦, grand, sec, des yeux bleus enfonc¨¦s dans la t¨ºte, ayant de gros sourcils gris, et, ¨¤ ce qu'il me parut, un air dur et une physionomie sinistre qui me donn¨¨rent malgr¨¦ moi de la pr¨¦vention contre lui. Je me souvins de l'avis qui m'avait ¨¦t¨¦ donn¨¦ dans l'¨¦glise _de ne me montrer ¨¤ personne, _et je balan?ai ¨¤ m'adresser ¨¤ lui, quoique je n'eusse aucun motif raisonnable de rien redouter de sa part ou de le regarder comme suspect. J'¨¦tais encore ind¨¦cis quand Andr¨¦, qui prit mon incertitude pour de la timidit¨¦, s'avisa de m'encourager. -- Parlez-lui, M. Francis, me dit-il, parlez-lui. Il n'est pas encore pr¨¦v?t de Glascow, quoiqu'on dise qu'il le sera l'ann¨¦e prochaine. Parlez- lui, vous dis-je; il vous r¨¦pondra civilement, pourvu que vous n'ayez pas d'argent ¨¤ lui demander, car on dit qu'il est dur ¨¤ la desserre. Je fis sur-le-champ la r¨¦flexion que, si ce n¨¦gociant ¨¦tait aussi avare et int¨¦ress¨¦ qu'Andr¨¦ me le repr¨¦sentait, j'avais peut-¨ºtre quelques pr¨¦cautions ¨¤ prendre avant de me faire conna?tre ¨¤ lui, puisque j'ignorais si mon p¨¨re se trouvait son d¨¦biteur ou son cr¨¦ancier. Cette consid¨¦ration, jointe ¨¤ l'avis myst¨¦rieux que j'avais re?u et ¨¤ la r¨¦pugnance que sa physionomie m'avait inspir¨¦e, me d¨¦cida ¨¤ attendre au moins le lendemain pour m'adresser ¨¤ lui. Je me bornai donc ¨¤ charger Andr¨¦ de passer chez M. Macvittie, et d'y demander l'adresse d'un nomm¨¦ Owen qui devait ¨ºtre arriv¨¦ ¨¤ Glascow depuis quelques jours, lui recommandant bien de ne pas dire qui lui avait donn¨¦ cette commission et de m'apporter la r¨¦ponse ¨¤ l'auberge o¨´ nous ¨¦tions log¨¦s. Il me promit de s'en acquitter. Chemin faisant, il m'entretint de l'obligation o¨´ ¨¦tait tout bon chr¨¦tien d'assister ¨¤ l'office du soir; -- Mais, Dieu me pr¨¦serve! ajouta-t-il avec sa causticit¨¦ ordinaire, quant ¨¤ ceux qui ne peuvent se tenir tranquilles sur leurs jambes et qui vont se les casser contre les pierres des tombeaux, comme s'ils en voulaient faire sortir les morts, il leur faudrait une ¨¦glise avec une chemin¨¦e. Chapitre XXI. ...Sur le Rialto, lorsque sonne minuit, Je dirige en r¨ºvant ma course solitaire. Nous nous y reverrons... OTWAY, _Venise sauv¨¦e._ Agit¨¦ de tristes pressentiments sans pouvoir leur assigner une cause raisonnable, je m'enfermai dans mon appartement et je renvoyai Andr¨¦, qui me proposa inutilement de l'accompagner ¨¤ l'¨¦glise de Saint-Enoch, o¨´ il me dit qu'un pr¨ºcheur dont la parole p¨¦n¨¦trait jusqu'au fond des ames devait prononcer un sermon. Je me mis ¨¤ r¨¦fl¨¦chir s¨¦rieusement sur le parti que j'avais ¨¤ prendre. Je n'avais jamais ¨¦t¨¦ ce qu'on appelle superstitieux; mais je crois que tous les hommes, dans une position difficile et embarrassante, apr¨¨s avoir inutilement consult¨¦ leur raison pour se tracer une ligne de conduite, sont assez port¨¦s, comme par d¨¦sespoir, ¨¤ lacher les r¨ºnes ¨¤ leur imagination et ¨¤ se laisser enti¨¨rement guider, soit par le hasard, soit par quelque impression fantasque qui se grave dans leur esprit, et ¨¤ laquelle ils s'abandonnent comme ¨¤ une impulsion involontaire. Il y avait quelque chose de si repoussant dans les traits et la physionomie du marchand ¨¦cossais qu'il me semblait que je ne pouvais me confier ¨¤ lui sans violer toutes les r¨¨gles de la prudence. D'une autre part, cette voix myst¨¦rieuse que j'avais entendue, cette esp¨¨ce de fant?me que j'avais vu s'¨¦vanouir sous ces vo?tes sombres qu'on pouvait bien nommer la vall¨¦e de l'ombre de la mort, tout cela devait agir sur l'imagination d'un jeune homme qui, vous voudrez bien vous le rappeler, ¨¦tait aussi un jeune po¨¨te. Si j'¨¦tais v¨¦ritablement entour¨¦ de dangers, comme j'en avais ¨¦t¨¦ si secr¨¨tement averti, comment pouvais-je en conna?tre la nature et apprendre les moyens de m'en pr¨¦server sans avoir recours ¨¤ celui de qui je tenais cet avis, et ¨¤ qui je ne pouvais soup?onner que de bonnes intentions? Les intrigues de Rashleigh se pr¨¦sent¨¨rent plus d'une fois ¨¤ ma pens¨¦e; mais j'¨¦tais parti d'Osbaldistone-Hall et arriv¨¦ ¨¤ Glascow si pr¨¦cipitamment que je ne pouvais supposer qu'il f?t d¨¦j¨¤ instruit de mon s¨¦jour dans cette ville, encore moins qu'il e?t eu le temps d'ourdir quelque trame perfide contre moi. Je ne manquais ni de hardiesse ni de confiance en moi-m¨ºme; j'¨¦tais actif et vigoureux, et mon s¨¦jour en France m'avait donn¨¦ quelque adresse dans le maniement des armes, qui, dans ce pays, fait partie de l'¨¦ducation de la jeunesse; je ne craignais personne corps ¨¤ corps; l'assassinat n'¨¦tait pas ¨¤ redouter dans le si¨¨cle et dans le pays o¨´ je vivais, et le lieu du rendez-vous, quoique peu fr¨¦quent¨¦ pendant la nuit, ¨¦tait voisin de rues trop peupl¨¦es pour que je pusse redouter aucune violence. Je r¨¦solus donc de m'y rendre ¨¤ l'heure indiqu¨¦e, et de me laisser ensuite guider par ce que j'apprendrais et par les circonstances. Je ne vous cacherai pas, Tresham, ce que je cherchais alors ¨¤ me cacher ¨¤ moi-m¨ºme, que j'esp¨¦rais bien secr¨¨tement, presque ¨¤ mon insu, qu'il pouvait exister quelque liaison, je ne savais ni comment ni par quels moyens, entre Diana Vernon et l'avis ¨¦trange qui m'avait ¨¦t¨¦ donn¨¦ d'une mani¨¨re si surprenante. Elle seule connaissait le but et l'objet de mon voyage. Elle m'avait avou¨¦ qu'elle avait des amis et de l'influence en ¨¦cosse. Elle m'avait remis un talisman dont je devais reconna?tre la vertu, quand il ne me resterait plus d'autre ressource... Quelle autre que Diana Vernon pouvait conna?tre des dangers dont on pr¨¦tendait que j'¨¦tais entour¨¦, d¨¦sirer de m'en pr¨¦server, et avoir les moyens d'y r¨¦ussir? Ce point de vue flatteur, dans ma position tr¨¨s ¨¦quivoque, ne cessait de se pr¨¦senter ¨¤ mon esprit. Cette id¨¦e m'occupa avant le d?ner; elle ne me quitta point pendant le cours de mon repas frugal, et me domina tellement pendant la derni¨¨re demi-heure, ¨¤ l'aide peut- ¨ºtre de quelques verres d'excellent vin, que, pour m'arracher ¨¤ ce que je regardais comme une illusion trompeuse, je repoussai mon verre loin de moi, me levai de table, saisis mon chapeau, et sortis de la maison comme un homme qui veut ¨¦chapper ¨¤ ses propres pens¨¦es. J'y c¨¦dais pourtant encore sans le savoir, m¨ºme en ce moment, car mes pas me conduisirent insensiblement au pont sur la Clyde, lieu du rendez-vous assign¨¦ par mon invisible moniteur. Je n'avais d?n¨¦ qu'apr¨¨s le service du soir, car ma d¨¦vote h?tesse s'¨¦tait fait un scrupule de pr¨¦parer le repas pendant les heures destin¨¦es ¨¤ l'office divin, et j'y avais consenti autant par complaisance pour elle que pour me conformer ¨¤ l'avis qui m'avait ¨¦t¨¦ donn¨¦ de rester chez moi. Mais l'obscurit¨¦ qui r¨¦gnait alors m'emp¨ºchait de craindre d'¨ºtre reconnu par qui que ce f?t, si toutefois il existait dans la ville de Glascow quelqu'un qui p?t me reconna?tre. Quelques heures devaient pourtant encore s'¨¦couler avant le moment fix¨¦ pour mon rendez-vous. Vous jugez combien cet intervalle dut me para?tre long et ennuyeux. Plusieurs groupes de personnes de tout age, portant la saintet¨¦ du jour empreinte sur la figure, traversaient la grande prairie qui se trouve sur la rive droite de la Clyde, et qui sert de promenade aux habitants de Glascow. Peu ¨¤ peu je fis attention qu'en allant et revenant sans cesse le long de la rivi¨¨re je courais le risque de me faire remarquer par les passants, ce qui pouvait ne pas ¨ºtre sans inconv¨¦nient. Je m'¨¦loignai de l'endroit qui ¨¦tait le plus fr¨¦quent¨¦, et je donnai ¨¤ mon esprit une sorte d'occupation en m'appliquant successivement ¨¤ chercher de toutes les parties de la prairie celle o¨´ je me trouvais le moins expos¨¦ ¨¤ ¨ºtre vu. Cette prairie ¨¦tant plant¨¦e d'arbres qui forment diff¨¦rentes all¨¦es, comme dans le parc de Saint-James ¨¤ Londres, cette manoeuvre pu¨¦rile n'¨¦tait pas difficile ¨¤ ex¨¦cuter. Pendant que je me promenais dans une de ces avenues, j'entendis dans l'all¨¦e voisine une voix aigre que je reconnus pour celle d'Andr¨¦ Fairservice. Me poster derri¨¨re un gros arbre pour m'y cacher, c'¨¦tait peut-¨ºtre compromettre un peu ma dignit¨¦, mais c'¨¦tait le moyen le plus simple d'¨¦viter d'en ¨ºtre aper?u et d'¨¦chapper ¨¤ sa curiosit¨¦. Il s'¨¦tait arr¨ºt¨¦ pour causer avec un homme v¨ºtu d'un habit noir et couvert d'un chapeau ¨¤ larges bords, et sa conversation que j'entendis m'apprit qu'il parlait de moi et qu'il faisait mon portrait. Mon amour-propre r¨¦volt¨¦ me disait que c'¨¦tait une caricature, mais je ne pus m'emp¨ºcher d'y trouver quelques traits de ressemblance. -- Oui, oui, M. Hammorgaw, disait-il, c'est comme je vous le dis. Ce n'est pas qu'il manque de bon sens, il voit assez ce qui est raisonnable, c'est-¨¤-dire par-ci par-l¨¤: un ¨¦clair, et voil¨¤ tout. Mais il a le cerveau f¨ºl¨¦, parce qu'il a la t¨ºte farcie de fariboles de po¨¦sie. Il pr¨¦f¨¦rera un vieux bois sombre au plus beau parterre, et le potager le mieux garni n'est rien pour lui en comparaison d'un ruisseau et d'un rocher. Il passera des journ¨¦es enti¨¨res ¨¤ bavarder avec une jeune fille, nomm¨¦e Diana Vernon, qui n'est ni plus ni moins qu'une pa?enne, une Diane d'¨¦ph¨¨se... ni plus ni moins, Dieu me pr¨¦serve! Elle est cent fois pire, c'est une Romaine, une vraie Romaine! Eh bien, il restera avec elle plut?t que d'¨¦couter sortir de votre bouche, M. Hammorgaw, ou de la mienne, des choses qui pourraient lui ¨ºtre utiles toute sa vie et encore apr¨¨s. Ne m'a-t-il pas dit un jour, pauvre aveugle cr¨¦ature! que les psaumes de David ¨¦taient de l'excellente po¨¦sie! Comme si le roi-proph¨¨te avait pens¨¦ ¨¤ arranger des rimes comme des fleurs dans une plate-bande! Dieu me pr¨¦serve! Deux vers de Davie Lindsay valent mieux que tous les brimborions qu'il a jamais ¨¦crits. Vous ne serez pas surpris qu'en ¨¦coutant ce portrait de moi-m¨ºme je me sentisse tout dispos¨¦ ¨¤ surprendre M. Fairservice par une bonne vol¨¦e ¨¤ la premi¨¨re occasion. Son interlocuteur ne l'interrompit gu¨¨re que par quelques monosyllabes qui semblaient n'avoir d'autre but que de prouver son attention, comme: Vraiment! ah! ah! Il fit pourtant une fois une observation un peu plus longue, que je n'entendis point, parce qu'il avait le verbe beaucoup moins ¨¦lev¨¦ qu'Andr¨¦, et celui-ci s'¨¦cria: -- Que je lui dise ce que je pense, dites-vous? et qui paierait les pots cass¨¦s, si ce n'est Andr¨¦? Savez-vous qu'il est col¨¦reux? Montrez un habit rouge ¨¤ un taureau, il le percera de ses cornes. Et au fond, pourtant, c'est un brave jeune homme; je ne voudrais pas le quitter, parce qu'il a besoin d'un homme soigneux et prudent pour veiller sur lui. Et puis il ne tient pas la main bien serr¨¦e; l'argent coule ¨¤ travers ses doigts comme l'eau par les trous d'un arrosoir, ce n'est pas une mauvaise chose d'¨ºtre aupr¨¨s de quelqu'un dont la bourse est toujours ouverte. Oh, oui, je lui suis attach¨¦ de tout coeur; c'est bien dommage, M. Hammorgaw, que le pauvre jeune homme soit si peu r¨¦fl¨¦chi! En cet endroit de la conversation, les deux interlocuteurs se remirent en marche, et je ne pus en entendre la suite. Le premier sentiment que j'¨¦prouvai fut celui de l'indignation en voyant un homme ¨¤ mon service s'expliquer si librement sur mon compte; mais elle se calma quand je vins ¨¤ penser qu'il n'existe peut-¨ºtre pas un ma?tre qui, s'il ¨¦coutait les propos de ses domestiques dans son antichambre, ne se trouvat soumis au scalpel de quelque anatomiste de la force de M. Fairservice. Cette rencontre ne me fut pas inutile; elle me fit para?tre moins longue une partie du temps que j'avais encore ¨¤ attendre. La nuit commen?ait ¨¤ s'avancer, et ses ¨¦paisses t¨¦n¨¨bres donnaient ¨¤ la rivi¨¨re une teinte sombre et uniforme qui s'accordait parfaitement avec la disposition de mon esprit. ¨¤ peine pouvais-je distinguer le pont massif et antique jet¨¦ sur la Clyde, et dont je n'¨¦tais pourtant qu'¨¤ peu de distance. Ses arches ¨¦troites et peu ¨¦lev¨¦es, que je n'apercevais qu'imparfaitement, semblaient des cavernes o¨´ s'engouffraient les eaux de la rivi¨¨re plut?t que des ouvertures pratiqu¨¦es pour leur donner passage. On voyait encore de temps en temps briller le long de la Clyde une lanterne qui ¨¦clairait des familles retournant chez elles apr¨¨s avoir pris le seul repas que permette l'aust¨¦rit¨¦ presbyt¨¦rienne les jours consacr¨¦s ¨¤ la religion, repas qui ne doit avoir lieu qu'apr¨¨s l'office du soir. J'entendais aussi quelquefois le bruit de la marche d'un cheval qui reconduisait sans doute son ma?tre ¨¤ la campagne, apr¨¨s qu'il avait pass¨¦ la journ¨¦e du dimanche ¨¤ Glascow. Un silence absolu, une solitude compl¨¨te m'environn¨¨rent bient?t, et ma promenade sur les rives de la Clyde ne fut plus interrompue que par le bruit des cloches qui sonnaient les heures. Qu'elles ¨¦taient lentes au gr¨¦ de mon impatience! Combien de fois ne me reprochai-je pas une folle cr¨¦dulit¨¦! Ce rendez-vous ne pouvait-il pas m'avoir ¨¦t¨¦ donn¨¦ par un insens¨¦, par un ennemi? Ne m'exposais-je pas ¨¤ ¨ºtre le jouet de l'un ou la victime de l'autre? Et cependant pour rien au monde je n'aurais voulu me retirer sans voir comment se terminerait cette aventure. Enfin le beffroi de l'¨¦glise m¨¦tropolitaine me fit entendre le premier coup de minuit, et le signal fut bient?t r¨¦p¨¦t¨¦ par toutes les horloges de la ville, comme une congr¨¦gation de fid¨¨les r¨¦pond au verset que le ministre vient d'entonner. Je m'avan?ai sur le quai qui conduit au pont avec un trouble et une agitation que je n'entreprendrai pas de d¨¦crire. ¨¤ peine y ¨¦tais-je arriv¨¦, que je vis ¨¤ peu de distance une figure humaine s'avancer vers moi. C'¨¦tait la seule que j'eusse vue depuis plus d'une heure, et cependant rien ne pouvait m'assurer que ce f?t l'¨ºtre qui m'avait donn¨¦ ce rendez-vous. Je marchai ¨¤ sa rencontre avec la m¨ºme ¨¦motion que s'il e?t ¨¦t¨¦ l'arbitre de ma destin¨¦e, tant l'inqui¨¦tude et l'attente avaient mis d'exaltation dans mes id¨¦es! Tout ce que je pus distinguer en m'approchant fut qu'il ¨¦tait de moyenne taille, mais en apparence nerveux et vigoureux, et couvert d'un grand manteau. Lorsque je fus pr¨¨s de lui, je ralentis le pas, et m'arr¨ºtai dans l'attente qu'il m'adresserait la parole. Combien ne fus-je pas contrari¨¦ en le voyant continuer son chemin sans me parler! Je n'avais aucun pr¨¦texte pour entamer la conversation: car, quoiqu'il se trouvat sur le pont pr¨¦cis¨¦ment ¨¤ l'heure qui m'avait ¨¦t¨¦ fix¨¦e, il pouvait ne pas ¨ºtre mon inconnu. Je me retournai pour voir ce qu'il deviendrait. Il alla jusqu'au bout du pont, s'arr¨ºta, eut l'air de chercher ¨¤ s'assurer en regardant de l'autre c?t¨¦ du pont s'il ne verrait personne, et revint enfin sur ses pas. J'allai au-devant de lui, bien d¨¦cid¨¦ pour cette fois ¨¤ ne pas le laisser passer sans lui parler. -- Vous vous promenez un peu tard, monsieur, lui dis-je d¨¨s que je fus pr¨¨s de lui. -- Je viens ¨¤ un rendez-vous, monsieur Osbaldistone, et je crois que vous en faites autant. -- C'est donc vous qui m'avez parl¨¦ ce matin dans l'¨¦glise? Eh bien, qu'avez-vous ¨¤ me dire? -- Suivez-moi, vous le saurez. -- Avant de vous suivre, il faut que je sache qui vous ¨ºtes et ce que vous me voulez. -- Je suis un homme, et je veux vous rendre service. -- Un homme! C'est parler un peu trop laconiquement. -- C'est tout ce que je puis vous dire. Celui qui n'a point de nom, point d'amis, point d'argent, point de patrie, est du moins un homme, et celui qui a tout cela n'est pas davantage. -- C'est parler en termes trop g¨¦n¨¦raux, et cela ne peut suffire pour m'inspirer de la confiance en un inconnu. -- Vous n'en saurez pas davantage. C'est ¨¤ vous ¨¤ voir si vous voulez me suivre et profiter du service que je puis vous rendre. -- Ne pouvez-vous donc me dire ici ce que vous avez ¨¤ m'apprendre? -- Je n'ai rien ¨¤ vous dire. Ce sont vos yeux qui doivent vous instruire. Il faut vous r¨¦soudre ¨¤ me suivre ou ¨¤ rester dans l'ignorance. L'¨¦tranger parlait d'un ton si ferme, si d¨¦cid¨¦, si froid, qu'il semblait indiff¨¦rent ¨¤ la confiance que je pourrais lui t¨¦moigner. -- Que craignez-vous, me dit-il d'un ton d'impatience? croyez-vous que votre vie soit d'assez grande importance pour qu'on veuille vous la ravir? -- Je ne crains rien, r¨¦pliquai-je avec fermet¨¦. Marchez, je vous suivrai. Contre mon attente, il me fit rentrer dans l'int¨¦rieur de la ville; et nous semblions deux spectres muets qui en parcouraient les rues silencieuses. Je m'impatientais de ne pas arriver; mon conducteur s'en aper?ut. -- Avez-vous peur? me dit-il. -- Peur! r¨¦pliquai-je. Je vous r¨¦p¨¨terai vos propres paroles. Pourquoi aurais-je peur? -- Parce que vous ¨ºtes avec un ¨¦tranger, dans une ville o¨´ vous n'avez pas un ami, o¨´ vous avez des ennemis. -- Je ne crains ni eux ni vous. Je suis jeune, actif et arm¨¦. -- Je n'ai pas d'armes, mais un bras r¨¦solu n'en a jamais manqu¨¦. Vous dites que vous ne craignez rien. Si vous saviez avec qui vous vous trouvez, vous ne seriez peut-¨ºtre pas si tranquille. -- Pourquoi ne le serais-je pas? Je vous r¨¦p¨¨te que vous ne m'inspirez aucune crainte. -- Aucune...! cela peut-¨ºtre. Mais ne craignez-vous pas les cons¨¦quences qui pourraient r¨¦sulter si l'on vous trouvait accompagn¨¦ d'un homme dont le nom prononc¨¦ ¨¤ voix basse dans cette rue en ferait soulever les pierres contre lui pour l'arr¨ºter, et sur la t¨ºte de qui la moiti¨¦ des habitants de Glascow fonderaient l'¨¦difice de leur fortune comme sur un tr¨¦sor trouv¨¦ s'ils parvenaient ¨¤ me prendre au collet; d'un homme enfin dont l'arrestation serait une nouvelle aussi agr¨¦able ¨¤ Edimbourg que celle d'une bataille gagn¨¦e en Flandre? -- Et qui ¨ºtes-vous donc, pour que votre nom inspire tant de terreur? -- Un homme qui n'est pas votre ennemi, puisqu'il s'expose ¨¤ vous conduire dans un endroit o¨´, s'il ¨¦tait connu, il ne tarderait pas ¨¤ avoir les fers aux pieds et la corde au cou. Je m'arr¨ºtai et reculai un pas pour examiner mon compagnon plus attentivement et me tenir en garde contre lui, le manteau dont il ¨¦tait couvert ne me permettant pas de voir s'il ¨¦tait arm¨¦. -- Vous m'en avez trop dit ou trop peu, lui dis-je: trop pour m'engager ¨¤ donner ma confiance ¨¤ un ¨¦tranger qui convient qu'il a ¨¤ redouter la s¨¦v¨¦rit¨¦ des lois du pays o¨´ nous nous trouvons; trop peu si vous ne me prouvez que leur rigueur vous poursuit injustement. Il fit un pas vers moi. Je reculai involontairement et mis la main sur la garde de mon ¨¦p¨¦e. -- Quoi! dit-il, contre un homme sans armes, contre un ami! -- Je ne sais encore si vous ¨ºtes l'un ou l'autre: et, pour vous dire la v¨¦rit¨¦, vos discours et vos mani¨¨res m'en font douter. -- C'est parler en homme. Je respecte celui dont le bras sait prot¨¦ger la t¨ºte. Je serai donc franc avec vous. Je vous conduis ¨¤ la prison. -- ¨¤ la prison! m'¨¦criai-je. De quel droit? par quel warrant[61]? pour quel crime? Vous aurez ma vie avant de me priver de ma libert¨¦; je ne ferai pas un pas de plus avec vous. -- Ce n'est pas comme prisonnier que je vous y conduis. Croyez- vous, ajouta-t-il avec un ton de fiert¨¦, que je sois un messager d'armes[62], un officier du sh¨¦riff?... Je vous m¨¨ne voir un prisonnier de la bouche duquel vous apprendrez les dangers qui vous menacent ici. Votre libert¨¦ ne court aucun risque dans cette visite, mais il n'en est pas de m¨ºme de la mienne. Je sais que je la hasarde; mais je m'en inqui¨¨te peu; je brave ce danger pour vous avec plaisir maintenant, parce que j'aime un jeune homme qui ne conna?t pas de meilleur protecteur que son ¨¦p¨¦e. Nous ¨¦tions alors dans la principale rue de la ville. Mon conducteur s'arr¨ºta devant un grand batiment construit en grosses pierres, et dont chaque fen¨ºtre ¨¦tait garnie d'une grille en fer. -- Que ne donneraient pas le pr¨¦v?t et les baillis de Glascow, dit l'¨¦tranger, pour me tenir dans cette cage, les fers aux pieds et aux mains! et cependant que leur en reviendrait-il? S'ils m'y enfermaient ce soir avec un poids de cent livres ¨¤ la jambe, ils trouveraient demain la place vide, et leur locataire d¨¦log¨¦: mais venez! qu'attendez-vous? En parlant ainsi il frappa doucement ¨¤ une esp¨¨ce de guichet. Une voix semblable ¨¤ celle d'un homme qui s'¨¦veille cria de l'int¨¦rieur: -- Qu'est-ce? Qui va l¨¤? que veut-on ¨¤ une pareille heure? Je n'ouvrirai pas; c'est contre les r¨¨gles. Le ton dont ces derniers mots furent prononc¨¦s et le silence qui les suivit prouv¨¨rent que celui qui venait de parler ne songeait qu'¨¤ se rendormir. Mon guide, s'approchant de la porte, lui dit ¨¤ demi-voix: -- Dougal, l'ami, avez-vous oubli¨¦ Gr¨¦garach? -- Diable, pas du tout! r¨¦pondit-on vivement: et j'entendis le gardien int¨¦rieur se lever avec pr¨¦cipitation. Il eut encore une courte conversation ¨¤ voix basse avec mon conducteur dans une langue qui m'¨¦tait inconnue, apr¨¨s quoi j'entendis les verrous s'ouvrir, mais avec des pr¨¦cautions qui indiquaient qu'on craignait qu'ils ne fissent trop de bruit. Enfin, nous nous trouvames dans ce qu'on appelait la salle de garde de la prison de Glascow. Un escalier ¨¦troit conduisait aux ¨¦tages sup¨¦rieurs, et deux autres portes servaient d'entr¨¦e dans l'int¨¦rieur de la prison. Toutes ¨¦taient garnies de gros verrous et de pesantes barres de fer; les murailles en ¨¦taient nues, sauf une agr¨¦able tapisserie de fers destin¨¦s aux prisonniers qu'on y amenait, ¨¤ laquelle se joignaient des pistolets, des mousquets et autres armes d¨¦fensives. Me trouvant ainsi introduit inopin¨¦ment et comme par fraude dans une des forteresses l¨¦gales d'¨¦cosse, je ne pus m'emp¨ºcher de me rappeler mon aventure du Northumberland, et de frissonner en envisageant les ¨¦tranges incidents qui, sans que je me fusse rendu coupable, allaient encore m'exposer ¨¤ une d¨¦sagr¨¦able et dangereuse opposition avec les lois d'un pays que je ne visitais que comme ¨¦tranger. Chapitre XXII. Regarde autour de toi, vois ces sinistres lieux; C'est ici, jeune Astolphe, o¨´ l'homme malheureux, Dont le seul crime, h¨¦las! fut sa triste indigence, Vient, demi-mort de faim, attendre sa sentence. De ces sombres caveaux l'¨¦paisse humidit¨¦, Du flambeau de l'espoir ¨¦touffe la clart¨¦: ¨¤ sa flamme mourante un fant?me ironique S'empresse d'allumer sa lampe fantastique, Afin que la victime, en entr'ouvrant les yeux, Puisse trouver encor quelque aspect odieux. La Prison, acte I, sc¨¨ne III. D¨¨s que je fus entr¨¦, je jetai un regard inquiet sur mon conducteur; mais la lampe dans le vestibule r¨¦pandait trop peu de clart¨¦ pour permettre ¨¤ ma curiosit¨¦ de distinguer parfaitement ses traits. Comme le ge?lier tenait cette lampe ¨¤ la main, ses rayons portaient directement sur sa figure, que je pus examiner, quoiqu'elle m'int¨¦ressat beaucoup moins. C'¨¦tait une esp¨¨ce d'animal sauvage, au regard dur, et dont le front et une partie du visage ¨¦taient ombrag¨¦s par de longs cheveux roux. Ses traits ¨¦taient anim¨¦s par une sorte de joie extravagante dont il fut transport¨¦ ¨¤ la vue de mon guide. Je n'ai jamais rien rencontr¨¦ qui offrit ¨¤ mon esprit une image si parfaite d'un hideux sauvage adorant l'idole de sa tribu. Il grima?ait, riait, pleurait m¨ºme: toute sa physionomie exprimait un aveugle d¨¦vouement qu'il serait impossible de peindre. Il ne s'expliqua d'abord que par quelques gestes et des interjections, comme: -- Ohi! hai! oui, oui; -- Il y a longtemps qu'_elle _ne vous avait vu, -- avec d'autres exclamations non moins br¨¨ves, exprim¨¦es dans la m¨ºme langue qui avait servi ¨¤ mon guide et ¨¤ lui quand ils s'¨¦taient expliqu¨¦s ensemble sur le seuil de la porte. Mon guide re?ut cet hommage avec le sang-froid d'un prince accoutum¨¦ aux respects de ses vassaux, et qui croit devoir les en r¨¦compenser par quelque marque de bont¨¦. Il tendit la main au porte-clefs, et lui dit: -- Comment cela va-t-il, Dougal? -- Ohi! ahi! s'¨¦cria Dougal en baissant la voix avec pr¨¦caution, et en regardant autour de lui d'un air de crainte, est-il possible! Vous voir ici? Vous ici! Et qu'est-ce qu'il arriverait si les baillis venaient faire une ronde, les sales et vilains coquins qu'ils sont? Mon guide mit un doigt sur sa bouche. -- Ne craignez rien, Dougal, vos mains ne tireront jamais un verrou sur moi. -- Ces mains! non, non, jamais! on les lui couperait plut?t toutes deux! Mais quand retournerez-vous l¨¤-bas? Vous n'oublierez pas de le lui faire savoir. -- _Elle _est votre pauvre cousin seulement au septi¨¨me degr¨¦.[63] -- D¨¨s que mes plans seront arr¨ºt¨¦s, je vous avertirai, Dougal. -- Et, par sa foi! d¨¨s que vous le ferez, quand ce serait un samedi ¨¤ minuit, elle jettera les clefs de la prison ¨¤ la t¨ºte du pr¨¦v?t, ou lui jouera un autre tour, et vous verrez si elle ne l'osera pas pourvu que le dimanche matin commence. L'¨¦tranger myst¨¦rieux coupa court aux extases du porte-clefs en lui adressant de nouveau la parole dans la langue inconnue dont il avait fait usage ¨¤ la porte de la prison, et que j'appris ensuite ¨ºtre l'irlandais, l'erse ou le ga¨¦lique, lui expliquant probablement ce qu'il exigeait de lui. -- Tout ce que vous voudrez. -- Cette r¨¦ponse annon?a la disposition de Dougal ¨¤ se conformer ¨¤ toutes les volont¨¦s de mon guide. Il remonta la m¨¨che de sa lampe pour nous procurer plus de lumi¨¨re, et me fit signe de le suivre. -- Ne venez-vous pas avec nous? demandai-je ¨¤ mon conducteur. -- Non. Je vous serais inutile, et il faut que je reste ici pour assurer votre retraite. -- Je ne puis soup?onner que vous vouliez m'entra?ner dans quelque danger. -- Dans aucun que je ne partage avec vous. Il pronon?a ces mots d'un ton d'assurance qui ne pouvait me laisser aucun doute. Je suivis le porte-clefs, qui, laissant les portes ouvertes derri¨¨re lui, me fit monter par un escalier tournant, un _turnpike, _comme les ¨¦cossais l'appellent, et puis, dans une ¨¦troite galerie, il ouvrit une des portes qui donnaient sur le passage, me fit entrer dans une petite chambre, et jetant les yeux sur un m¨¦chant grabat qui ¨¦tait dans un coin: -- _Elle _dort, me dit-il ¨¤ voix basse en pla?ant la lampe sur une petite table. -- Elle! qui? pensai-je: eh quoi! serait-ce Diana Vernon, que je vais trouver dans ce s¨¦jour de mis¨¨re? Je tournai les yeux vers le lit, et un seul regard me convainquit, non sans une sensation de plaisir, que mes craintes n'¨¦taient pas fond¨¦es. Une t¨ºte qui n'¨¦tait ni jeune ni belle, avec une barbe grise que le rasoir n'avait pas touch¨¦e depuis deux ou trois jours, m'?ta toute inqui¨¦tude ¨¤ l'¨¦gard de Diana; mais ce ne fut pas sans un chagrin bien vif que, tandis que le prisonnier frottait ses yeux en s'¨¦veillant, je reconnus des traits bien diff¨¦rents, mais qui avaient aussi pour moi un int¨¦r¨ºt bien puissant, ceux de mon pauvre ami Owen. Je me pla?ai un moment hors de sa vue, de crainte que dans le premier moment de surprise il ne laissat ¨¦chapper quelque exclamation bruyante qui e?t r¨¦pandu l'alarme dans ces tristes demeures. L'infortun¨¦ formaliste, qui s'¨¦tait jet¨¦ tout habill¨¦ sur son lit, se soulevant ¨¤ l'aide d'une main, tandis qu'il ?tait de l'autre un bonnet de laine rouge qui lui couvrait la t¨ºte, dit en baillant et d'un ton qui prouvait qu'il ¨¦tait encore ¨¤ moiti¨¦ endormi: -- Je vous dirai au total, M. Dugwell[64], ou quel que soit votre nom, que si vous faites sur mon sommeil de semblables soustractions, je m'en plaindrai au lord pr¨¦v?t. -- Il y a un gentleman qui veut vous parler, r¨¦pondit Dougal qui avait repris le vrai ton bourru d'un ge?lier, en place de l'air de joie et de soumission avec lequel il avait parl¨¦ ¨¤ mon guide; et, faisant une pirouette sur le talon, il sortit de la chambre. Il se passa quelques instants avant que le dormeur f?t assez bien ¨¦veill¨¦ pour me reconna?tre, et quand il fut assur¨¦ que c'¨¦tait moi qu'il voyait, la consternation se peignit dans ses traits, parce qu'il crut qu'on m'envoyait partager sa captivit¨¦. -- Oh! M. Frank, quels malheurs vous avez caus¨¦s ¨¤ la maison et ¨¤ vous m¨ºme! Je ne parle pas de moi, je ne suis qu'un z¨¦ro, pour ainsi dire; mais vous! vous ¨¦tiez la somme totale des esp¨¦rances de votre p¨¨re, son _omnium. _Faut-il que vous, qui pouviez ¨ºtre un jour le premier homme de la premi¨¨re maison de banque de la premi¨¨re ville du royaume, vous vous trouviez enferm¨¦ dans une mis¨¦rable prison d'¨¦cosse, o¨´ l'on n'a pas m¨ºme le moyen de brosser ses habits! En parlant ainsi, il frottait avec sa manche, d'un air de d¨¦pit, un pan de cet habit noisette jadis sans tache, qui avait ramass¨¦ quelque poussi¨¨re contre les murs; son habitude de propret¨¦ minutieuse contribuant ¨¤ augmenter pour lui le d¨¦sagr¨¦ment de se trouver en prison. -- Grand Dieu! continua-t-il, quelle nouvelle pour la bourse! Il n'y en a pas eu une semblable depuis la bataille d'Almanza, o¨´ la somme des Anglais tu¨¦s et bless¨¦s s'est mont¨¦e au total de 5000 hommes, sans faire entrer les prisonniers dans l'addition. Qu'y dira-t-on quand on apprendra que la maison Osbaldistone et Tresham a suspendu ses paiements! J'interrompis ses lamentations pour l'informer que je n'¨¦tais pas prisonnier, quoique je pusse ¨¤ peine lui expliquer comment il se faisait que je me trouvasse pr¨¨s de lui ¨¤ une telle heure. Je ne pus mettre fin ¨¤ ses questions qu'en lui faisant moi-m¨ºme celles que me sugg¨¦rait sa propre situation. Il ne me fut pas facile d'obtenir de lui des r¨¦ponses tr¨¨s pr¨¦cises; car Owen, comme vous le savez, mon cher Tresham, quoique fort intelligent dans tout ce qui concerne la routine commerciale, ne brillait nullement dans tout ce qui sortait de cette sph¨¨re. Je parvins pourtant ¨¤ apprendre ce qui suit, en somme totale: mon p¨¨re, faisant beaucoup d'affaires avec l'¨¦cosse, avait ¨¤ Glascow deux principaux correspondants. La maison Macvittie, Macfin et compagnie lui avait toujours paru, ainsi qu'¨¤ Owen, obligeante et accommodante. Dans toutes leurs transactions ces messieurs avaient montr¨¦ une d¨¦f¨¦rence enti¨¨re pour la grande maison anglaise, et s'¨¦taient born¨¦s ¨¤ jouer le r?le du chacal, qui, apr¨¨s avoir chass¨¦ pour le lion, se contente de la part de la proie que ce dernier veut bien lui assigner. Quelque modique que f?t leur portion du profit d'une affaire, ils ¨¦crivaient toujours qu'ils en ¨¦taient satisfaits; et quelques peines, quelques d¨¦marches qu'elle e?t occasionn¨¦es, ils n'en pouvaient trop faire, selon eux, pour m¨¦riter l'estime et la protection de leurs honorables amis de Crane-Alley. Un mot de mon p¨¨re ¨¦tait pour Macvittie et Macfin aussi sacr¨¦ que toutes les lois des M¨¨des et des Perses. On n'y pouvait faire ni changement, ni innovations, ni observations. L'exactitude pointilleuse qu'Owen, grand partisan des formes, surtout quand il pouvait parler _ex cathedra, _exigeait dans les comptes et dans la correspondance n'¨¦tait m¨ºme gu¨¨re moins sacr¨¦e ¨¤ leurs yeux. Toutes ces d¨¦monstrations de soumission et de respect ¨¦taient prises pour argent comptant par Owen; mais mon p¨¨re, accoutum¨¦ ¨¤ lire de plus pr¨¨s dans le coeur des hommes, y trouvait une bassesse et une servilit¨¦ qui le fatiguaient, et avait constamment refus¨¦ de satisfaire ¨¤ leurs sollicitations pour devenir ses seuls agents en ¨¦cosse. Au contraire, il donnait une bonne partie de _ses affaires ¨¤ une autre maison dont le chef ¨¦tait d'un caract¨¨re tout diff¨¦rent. C'¨¦tait un homme dont la bonne opinion qu'il avait de lui-m¨ºme allait jusqu'¨¤ la pr¨¦somption, qui n'aimait pas plus les Anglais que mon p¨¨re n'aimait les ¨¦cossais, qui ne voulait se charger d'aucune affaire que sous la condition d'une ¨¦galit¨¦ parfaite dans le partage des b¨¦n¨¦fices, enfin qui, en fait de formalit¨¦s, tenait ¨¤ ses id¨¦es autant qu'Owen ¨¦tait entier dans les siennes, et qui se mettait peu en peine de ce que pouvaient penser de lui toutes les autorit¨¦s de Lombard-Street_.[65] D'apr¨¨s un tel caract¨¨re, il n'¨¦tait pas tr¨¨s facile de faire des affaires avec M. Nicol Jarvie; et elles occasionnaient quelquefois, entre la maison de Londres et celle de Glascow, de la froideur et m¨ºme des querelles qui ne s'apaisaient que parce que leur int¨¦r¨ºt commun l'exigeait. L'amour-propre d'Owen avait ¨¦t¨¦ plus d'une fois froiss¨¦ dans ces discussions; il n'est donc pas ¨¦tonnant qu'en toute occasion il appuyat de tout son cr¨¦dit la maison discr¨¨te, civile et respectueuse de Macvittie, Macfin et compagnie, et qu'il ne parlat de Nicol Jarvie que comme d'un orgueilleux et impertinent colporteur ¨¦cossais avec qui il ¨¦tait impossible de vivre en paix. Il n'est pas surprenant qu'avec cette fa?on de penser, et dans les circonstances o¨´ se trouvait la maison de banque de mon p¨¨re, par l'infid¨¦lit¨¦ de Rashleigh, Owen, ¨¤ son arriv¨¦e ¨¤ Glascow qui pr¨¦c¨¦da la mienne de deux jours, crut devoir s'adresser aux correspondants dont les protestations r¨¦it¨¦r¨¦es de d¨¦vouement et de respect semblaient lui assurer l'indulgence et les secours qu'il venait demander. Un saint patron arrivant chez un z¨¦l¨¦ catholique ne serait pas re?u avec plus de d¨¦votion qu'Owen le fut chez MM. Macvittie et Macfin. Mais c'¨¦tait un rayon du soleil qu'un nuage ¨¦pais ne tarda point ¨¤ obscurcir. Concevant les meilleures esp¨¦rances de cet accueil favorable, il peignit sans d¨¦tour la situation de mon p¨¨re ¨¤ des correspondants si z¨¦l¨¦s et si fid¨¨les. Macvittie fut ¨¦tourdi de cette nouvelle, et Macfin, avant d'en avoir appris tous les d¨¦tails, feuilletait d¨¦j¨¤ son livre-journal afin de voir sans d¨¦lai la situation respective des deux maisons. Il s'en fallait de beaucoup que la balance f?t ¨¦gale, et mon p¨¨re se trouvait en d¨¦bit pour une somme assez consid¨¦rable. Leurs figures, d¨¦j¨¤ fort allong¨¦es, prirent sur-le- champ un aspect encore plus sombre; et, tandis qu'Owen les priait de couvrir de leur cr¨¦dit celui de la maison Osbaldistone et Tresham, ils lui demand¨¨rent de les mettre ¨¤ l'instant m¨ºme ¨¤ couvert de tout risque d'aucune perte; enfin, s'expliquant plus clairement, ils exig¨¨rent qu'il leur fit d¨¦poser entre les mains des effets pour une somme double de celle qui leur ¨¦tait due. Owen rejeta bien loin cette proposition, comme injurieuse pour sa maison, injuste pour les autres cr¨¦anciers, et en se r¨¦criant contre leur ingratitude. Les associ¨¦s ¨¦cossais trouv¨¨rent dans cette discussion un pr¨¦texte pour s'emporter, pour se mettre dans une violente col¨¨re et pour s'autoriser ¨¤ prendre des mesures que leur conscience, ou du moins un sentiment de d¨¦licatesse, aurait d? leur interdire. Owen, en qualit¨¦ de premier commis d'une maison de banque, avait, comme c'est assez l'usage, une petite part dans les b¨¦n¨¦fices, et par cons¨¦quent il ¨¦tait solidairement responsable des obligations qu'elle contractait. MM. Macvittie et Macfin ne l'ignoraient pas; et, pour le d¨¦terminer ¨¤ consentir aux propositions dont il avait ¨¦t¨¦ si r¨¦volt¨¦, ils eurent recours ¨¤ un moyen sommaire que leur offraient les lois d'¨¦cosse et dont il para?t qu'il est facile d'abuser. Macvittie se rendit devant le magistrat, fit serment qu'Owen ¨¦tait son d¨¦biteur et qu'il avait dessein de passer en pays ¨¦tranger[66]. En cons¨¦quence il obtint sur-le-champ un mandat d'arr¨ºt contre lui, et depuis la veille le pauvre Owen ¨¦tait enferm¨¦ dans la prison o¨´ je venais d'¨ºtre conduit d'une mani¨¨re si ¨¦trange. Tous les faits m'¨¦tant alors bien connus, la seule chose qui nous restat ¨¤ examiner ¨¦tait la marche que je devais suivre, et cette question n'¨¦tait pas facile ¨¤ r¨¦soudre. Je voyais les dangers qui nous environnaient, mais la difficult¨¦ consistait ¨¤ y porter rem¨¨de. L'avis qui m'avait ¨¦t¨¦ donn¨¦ semblait m'annoncer que ma s?ret¨¦ personnelle serait en danger si je faisais des d¨¦marches publiques en faveur d'Owen. Celui-ci avait la m¨ºme crainte; et, sa frayeur le portant ¨¤ l'exag¨¦ration, il m'assura qu'un ¨¦cossais, plut?t que de perdre un _farthing[67]_ avec un Anglais, trouverait des moyens pour le faire arr¨ºter, lui, sa femme, ses enfants, ses domestiques des deux sexes, et m¨ºme ses h?tes ¨¦trangers. Les lois sont si s¨¦v¨¨res, si cruelles m¨ºme dans presque tous les pays, et j'¨¦tais si peu au fait des affaires commerciales et judiciaires, que je ne pouvais me refuser tout ¨¤ fait ¨¤ croire son assertion. Mon arrestation aurait donn¨¦ le coup de grace aux affaires de mon p¨¨re. Dans cet embarras, il me vint ¨¤ l'id¨¦e de demander ¨¤ mon vieil ami s'il s'¨¦tait adress¨¦ au second correspondant de mon p¨¨re ¨¤ Glascow. -- Je lui ai ¨¦crit ce matin, me r¨¦pondit-il; mais, si la langue dor¨¦e de Gallowgate m'a trait¨¦ ainsi, que pouvons-nous attendre du n¨¦gociant pointilleux de Salt-Market? Ce serait demander ¨¤ un agent de change de renoncer ¨¤ son _tant pour cent. _Tout ce que j'y gagnerai, ce sera peut-¨ºtre une opposition ¨¤ mon ¨¦largissement si Macvittie y consentait. Nicol Jarvie n'a pas m¨ºme r¨¦pondu ¨¤ ma lettre, quoiqu'on m'ait assur¨¦ qu'on la lui avait remise en mains propres comme il allait ¨¤ l'¨¦glise. Se jetant alors sur son lit et se couvrant la t¨ºte des deux mains: -- Mon pauvre cher ma?tre! s'¨¦cria-t-il, mon pauvre cher ma?tre! C'est pourtant votre obstination, M. Frank, qui est cause... Mais que Dieu me pardonne de vous parler ainsi dans votre malheur! C'est la volont¨¦ de Dieu, il faut s'y soumettre. Toute ma philosophie, Tresham, ne put m'emp¨ºcher de partager la d¨¦tresse du bon vieillard, et nous confond?mes nos larmes. Les miennes ¨¦taient les plus am¨¨res, car ma conscience m'avertissait que les reproches qu'Owen m'¨¦pargnait n'eussent ¨¦t¨¦ que trop fond¨¦s, et que ma r¨¦sistance ¨¤ la volont¨¦ de mon p¨¨re ¨¦tait la cause de tous ces revers. Mes pleurs s'arr¨ºt¨¨rent tout ¨¤ coup quand j'entendis frapper ¨¤ coups redoubl¨¦s ¨¤ la porte ext¨¦rieure de la prison. Je m'¨¦lan?ai hors de la chambre, et je courus au bord de l'escalier pour savoir ce dont il s'agissait. Je n'entendis que le porte-clefs qui parlait alternativement ¨¤ voix haute et ¨¤ voix basse: -- Elle y va, elle y va, cria-t-il. Puis, s'adressant ¨¤ mon conducteur: _O hon-a-ri! O hon-a-ri!_ que fera-t-elle maintenant; montez l¨¤-haut; cachez-vous derri¨¨re le lit du gentilhomme sassenach. -- Elle vient aussi vite qu'elle peut. -- _A hellanay! _C'est milord pr¨¦v?t avec deux baillis, deux gardes et le gouverneur de la prison. -- Dieu les b¨¦nisse! -- Montez, ou elle vous rencontrera. -- Elle y va, elle y va... La serrure est embarrass¨¦e.[68] Tandis que Dougal ouvrait bien malgr¨¦ lui la porte de la prison et tirait lentement les verrous l'un apr¨¨s l'autre, mon conducteur montait l'escalier, et il arriva dans la chambre d'Owen o¨´ je venais de rentrer. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si elle offrait quelque endroit o¨´ il p?t se cacher; mais, n'en apercevant point: -- Pr¨ºtez-moi vos pistolets, me dit-il... Mais non, je n'en veux point, je puis m'en passer... Quoi qu'il puisse arriver, ne vous m¨ºlez de rien. Ne vous chargez pas de la d¨¦fense d'un autre. Cette affaire ne regarde que moi, et c'est ¨¤ moi de m'en tirer. J'ai ¨¦t¨¦ quelquefois serr¨¦ de bien pr¨¨s, de plus pr¨¨s encore qu'en ce moment. En parlant ainsi, il jeta dans un coin de la chambre le manteau qui l'enveloppait et se pla?a ¨¤ l'extr¨¦mit¨¦, en face de la porte, sur laquelle il ne cessait de fixer son regard p¨¦n¨¦trant et d¨¦termin¨¦, repliant un peu son corps en arri¨¨re pour concentrer ses forces, comme un coursier qui aper?oit la barri¨¨re qu'on va l'exciter ¨¤ franchir. Je ne doutai pas un instant que son projet ne f?t de se d¨¦fendre contre le p¨¦ril, de quelque part qu'il v?nt, en s'¨¦lan?ant brusquement sur ceux qui para?traient quand la porte serait ouverte, pour gagner la rue malgr¨¦ toute r¨¦sistance. D'apr¨¨s son apparence de vigueur et d'agilit¨¦, on pouvait pr¨¦voir qu'il viendrait ¨¤ bout de son projet, ¨¤ moins qu'il n'e?t affaire ¨¤ des gens arm¨¦s et qui voulussent faire usage de leurs armes. Il se passa un moment d'attente solennelle entre l'ouverture de la porte ext¨¦rieure et celle de l'appartement, o¨´ il entra non des soldats avec la ba?onnette au bout du fusil ni des gardes de nuit avec des massues, des haches d'armes ou des pertuisanes, mais une jeune fille d'assez bonne mine, tenant encore d'une main ses jupons qu'elle avait relev¨¦s pour ne pas les salir dans la rue, et portant de l'autre une lanterne sourde. Un personnage plus important se montra ensuite. C'¨¦tait un magistrat, comme nous l'appr?mes bient?t, homme gros et court, portant une immense perruque, tout gonfl¨¦ de sa dignit¨¦, et haletant d'impatience et de d¨¦pit. -- Belle chose! et tr¨¨s convenable, de me tenir ¨¤ la porte une demi-heure, capitaine Stanchels, dit-il en s'adressant au ge?lier en chef qui venait de s'approcher comme pour accompagner respectueusement le dignitaire: -- Il m'a fallu frapper ¨¤ la porte de la prison, pour y entrer, aussi fort que frapperait quiconque en voudrait sortir si cela leur servait ¨¤ quelque chose, ces pauvres cr¨¦atures! -- Et qu'est-ce que je vois, qu'est ceci? s'¨¦cria-t-il; des ¨¦trangers dans la prison, ¨¤ cette heure de la nuit!... Porte-clefs, je tirerai cela ¨¤ clair; Stanchels, soyez-en bien s?r. Fermez la porte, et je vais parler ¨¤ ces messieurs. Mais d'abord il faut que je dise un mot ¨¤ une vieille connaissance, M. Owen. Eh bien! M. Owen, comment va la sant¨¦? -- Le corps ne va pas mal, M. Jarvie, mais l'esprit est bien malade, r¨¦pondit le pauvre Owen. -- Sans doute, sans doute; je le crois bien. C'est une aventure facheuse, surtout pour un homme qui tenait la t¨ºte si haute. Mais nous sommes tous sujets ¨¤ des hauts et ¨¤ des bas, M. Owen. Nature humaine! nature humaine!... M. Osbaldistone est un brave homme! un honn¨ºte homme! mais j'ai toujours dit qu'il ¨¦tait de ceux qui feraient une belle cuill¨¨re ou qui gateraient la corne, comme disait mon p¨¨re le digne diacre. Or, le diacre me disait: Nick, mon fils Nick (il se nommait Nicol comme moi, de sorte que les gens qui aimaient les sobriquets nous appelaient, lui le vieux Nick, et moi, le jeune Nick)[69]; Nick, disait-il, n'¨¦tendez jamais le bras si loin que vous ne puissiez le retirer. J'en ai dit autant ¨¤ M. Osbaldistone; mais il ne prenait pas mes avis en trop bonne part, et cependant c'¨¦tait ¨¤ bonne intention, tr¨¨s bonne intention. Ce discours d¨¦bit¨¦ avec beaucoup de volubilit¨¦, et avec l'air de quelqu'un qui tire vanit¨¦ d'un bon avis n¨¦glig¨¦, ne me donnait pas d'espoir de trouver de grands secours en M. Jarvie. Je reconnus pourtant bient?t que si ses mani¨¨res manquaient un peu de d¨¦licatesse, le fond de son coeur n'en ¨¦tait pas moins excellent; car Owen s'¨¦tant montr¨¦ offens¨¦ qu'il lui tint ce langage dans sa situation pr¨¦sente, le banquier de Glascow lui prit la main, la secoua fortement, et lui dit: -- Allons, allons, M. Owen, du courage! Croyez-vous que je serais venu vous voir ¨¤ deux heures de la nuit, de la nuit du dimanche, et que j'aurais presque oubli¨¦ le respect d? ¨¤ ce saint jour si je n'avais voulu que reprocher ¨¤ un homme tomb¨¦ de n'avoir pas pris garde o¨´ il marchait? Non, non! ce n'est pas l¨¤ le genre du bailli Jarvie, et ce n'¨¦tait pas ainsi qu'agissait avant lui son digne p¨¨re le diacre.[70] Vous saurez donc que ma coutume invariable est de ne jamais m'occuper des affaires de ce monde le jour du sabbat; et quoique j'aie fait tout ce qui ¨¦tait en mon pouvoir pour ne pas songer de toute la journ¨¦e ¨¤ la lettre que vous m'avez ¨¦crite ce matin, j'y ai pens¨¦ malgr¨¦ moi plus qu'au sermon. J'ai aussi l'habitude de me coucher tous les soirs ¨¤ dix heures, dans mon lit ¨¤ rideaux jaunes, ¨¤ moins que je ne mange une morue chez un voisin ou qu'un voisin ne me fasse compagnie ¨¤ souper. Demandez ¨¤ cette jeune ¨¦grillarde si ce n'est pas une r¨¨gle fondamentale dans ma maison. Eh bien! je suis rest¨¦ toute la soir¨¦e ¨¤ lire de bons livres, des livres de d¨¦votion, baillant de temps en temps comme si j'avais voulu avaler l'¨¦glise de Saint-Enoch, jusqu'¨¤ ce que j'eusse entendu le dernier coup de minuit. Alors il m'¨¦tait permis de jeter un coup d'oeil sur mon livre de comptes pour m'assurer o¨´ nous en ¨¦tions ensemble; et comme ni le vent ni la mar¨¦e n'attendent personne, j'ai dit ¨¤ Mattie: -- Prends la lanterne, ma fille; -- et je me suis mis en route pour venir voir ce qu'on peut faire pour vous. Le bailli peut se faire ouvrir ¨¤ toute heure les portes de la prison, comme le pouvait aussi son p¨¨re le diacre, brave homme, ¨¤ qui Dieu fasse paix! Quoiqu'un profond soupir, pouss¨¦ par Owen quand il entendit parler du livre de compte, m'appr?t que la balance n'¨¦tait pas encore en notre faveur de ce c?t¨¦, et quoique le discours du digne magistrat annon?at un homme qui, plein de son m¨¦rite, triomphait de la sup¨¦riorit¨¦ de son jugement, cependant la franchise et la simplicit¨¦ que j'y remarquai indiquaient un bon coeur et me donn¨¨rent quelque esp¨¦rance. Il invita Owen ¨¤ lui faire voir quelques papiers qu'il lui arracha presque de la main; s'¨¦tant assis sur le lit pour reposer ses jambes, comme il le dit, il d¨¦clara qu'il se trouvait fort ¨¤ l'aise, et, ayant fait approcher sa servante pour l'¨¦clairer avec sa lanterne, il se mit ¨¤ les lire avec attention, pronon?ant de temps en temps quelques mots ¨¤ demi- voix, et entrem¨ºlant sa lecture de quelques interjections. Mon guide myst¨¦rieux, le voyant occup¨¦ de cette mani¨¨re, parut dispos¨¦ ¨¤ profiter de cette occasion pour prendre cong¨¦ de nous sans c¨¦r¨¦monie. Il posa un doigt sur ses l¨¨vres en me regardant et s'avan?a insensiblement du c?t¨¦ de la porte, de mani¨¨re ¨¤ exciter le moins d'attention possible. Ce mouvement n'¨¦chappa point ¨¤ l'alerte magistrat, qui ne ressemblait gu¨¨re ¨¤ mon ancienne connaissance le juge Inglewood. Il soup?onna son projet, et le d¨¦concerta sur-le-champ. -- Stanchels, s'¨¦cria-t-il, veillez ¨¤ la porte! ou plut?t fermez-la, poussez les verrous, et faites bonne garde en dehors. Le front de l'¨¦tranger se rembrunit, et il parut de nouveau songer ¨¤ effectuer sa retraite de vive force; mais le bruit des verrous se fit entendre, probablement avant qu'il n'y f?t d¨¦cid¨¦. Prenant alors un air calme et croisant ses bras, il retourna au fond de la chambre et s'y assit sur une table. M. Jarvie, qui paraissait exp¨¦ditif en affaires, eut bient?t fini l'examen des papiers qu'Owen lui avait remis. -- Eh bien! M. Owen, lui dit-il alors, votre maison doit certaines sommes ¨¤ MM. Macvittie et Macfin, attendu les engagements qu'ils ont contract¨¦s pour l'affaire des bois de Glen-Cailziechat qu'ils m'ont retir¨¦e d'entre les dents, un peu grace ¨¤ vous, M. Owen; mais ce n'est pas ce dont il s'agit en ce moment. Ainsi donc votre maison leur doit ces sommes, et pour raison de cette dette ils vous ont log¨¦ sous le double tour de clef de Stanchels. Vous leur devez donc cette somme, et peut-¨ºtre encore d'autres; vous en devez peut-¨ºtre aussi ¨¤ d'autres personnes, peut-¨ºtre ¨¤ moi-m¨ºme, bailli Nicol Jarvie. -- Je conviens, monsieur, dit Owen, que la balance du compte en ce moment est en votre faveur, mais vous voudrez bien faire attention... -- Je n'ai le temps de faire attention ¨¤ rien ¨¤ l'heure qu'il est, M. Owen. Songez donc que nous sommes encore bien pr¨¨s du sabbat, que je devrais ¨ºtre dans un lit bien chaud et qu'il y a de l'humidit¨¦ dans l'air... Ce n'est pas le moment de faire attention... Enfin, monsieur, vous me devez de l'argent, il ne faut pas le nier, vous m'en devez plus ou moins. Cependant, M. Owen, je ne vois pas avec plaisir qu'un homme actif comme vous l'¨ºtes, qui s'entend en affaires comme vous, se trouve retenu dans une prison, tandis qu'en continuant sa tourn¨¦e et en s'occupant de la besogne dont il s'est charg¨¦, il arrangerait peut-¨ºtre les choses de mani¨¨re ¨¤ tirer d'embarras les d¨¦biteurs et les cr¨¦anciers. J'esp¨¨re que vous en viendrez ¨¤ bout, si l'on ne vous laisse pas pourrir dans cette ge?le. Maintenant, monsieur, le fait est que si vous pouviez trouver quelqu'un qui souscriv?t pour vous une caution de_ judicio sisti, _c'est-¨¤-dire qui garantisse que vous ne quitterez pas le pays et que vous compara?trez devant la cour de justice quand vous y serez l¨¦galement appel¨¦, vous seriez remis en libert¨¦ ce matin m¨ºme. -- M. Jarvie, dit Owen, bien certainement, si je trouvais un ami qui voul?t me rendre ce service, j'emploierais ma libert¨¦ d'une mani¨¨re utile pour ma maison, et pour ceux qui ont des relations avec elle. -- Et bien certainement aussi vous ne manqueriez pas de compara?tre au besoin, et de relever cet ami de son engagement? -- Je le ferais, fuss¨¦-je aux portes du tombeau, aussi s?r que deux et deux font quatre. -- Eh bien! M. Owen, je n'en doute point, et je vous le prouverai. Oui, je vous le prouverai. Je suis un homme soigneux, cela est connu; industrieux, toute la ville le sait. Je sais gagner des guin¨¦es, je sais les conserver et j'en sais le compte, et je ne crains aucune maison de Salt-Market, ni m¨ºme de Gallowgate. Je suis prudent, comme mon p¨¨re le diacre l'¨¦tait avant moi; mais je ne puis souffrir qu'un honn¨ºte homme, qui entend les affaires, qui peut r¨¦parer ou pr¨¦venir un malheur, se trouve comme clou¨¦ contre une porte sans pouvoir se secourir ni aider les autres: ainsi donc, M. Owen, c'est moi qui serai votre caution, caution _judicio sisti, _c'est-¨¤-dire que vous vous repr¨¦senterez, non pas _judicatum solvi, _c'est-¨¤-dire que vous paierez, ce qui fait une grande diff¨¦rence: souvenez-vous-en bien. M. Owen lui r¨¦pondit que dans l'¨¦tat actuel des affaires de la maison d'Osbaldistone et Tresham il ne pouvait s'attendre que personne voul?t cautionner leurs paiements; qu'au surplus il n'y avait aucune perte ¨¤ craindre en d¨¦finitive, et qu'il ne s'agissait tout au plus que d'un retard; que quant ¨¤ lui, il ne manquerait certainement pas ¨¤ se pr¨¦senter devant le tribunal d¨¨s qu'il en serait requis. -- Je vous crois, je vous crois, en voil¨¤ bien assez. Ce matin, ¨¤ l'heure du d¨¦jeuner, vous aurez vos jambes libres. Maintenant voyons qui sont vos compagnons de chambr¨¦e, et par quel hasard ils se trouvent dans la prison ¨¤ une pareille heure. Chapitre XXIII. Notre homme vint le soir, Le soir dans sa demeure; Il fut surpris d'y voir Quelqu'un ¨¤ pareille heure. Qui l'a donc fait entrer? Et dans cette demeure Comment, ¨¤ pareille heure, A-t-il pu p¨¦n¨¦trer? _Vieille ballade._ Le magistrat, prenant la lumi¨¨re des mains de sa servante, s'avan?a dans la chambre, lanterne en main comme Diog¨¨ne, et ne s'attendant probablement pas plus que ce fameux cynique ¨¤ trouver un tr¨¦sor dans le cours de ses recherches. Il s'approcha d'abord de mon guide myst¨¦rieux, qui restait dans une immobilit¨¦ parfaite, assis sur la table, les yeux fix¨¦s sur la muraille, la t¨ºte haute, les bras crois¨¦s, ne montrant aucune inqui¨¦tude et battant du talon, contre un des pieds de la table, la mesure d'un air qu'il sifflait. Son air d'assurance et de sang-froid mit en d¨¦faut pour un moment la m¨¦moire et la sagacit¨¦ du magistrat. Enfin ayant promen¨¦ sa lanterne autour du visage de l'inconnu: -- Ah, ah!... eh, eh!... oh, oh! s'¨¦cria le bailli, cela n'est pas possible!... mais si pourtant... non, non; je me trompe... je ne me trompe pas, ma foi!... comment! c'est vous; bandit! cat¨¦ran[71]! Quel mauvais vent vous a fait tomber ici? Est-il possible que ce soit vous? -- Comme vous le voyez, bailli, fut la r¨¦ponse laconique de mon guide. -- En conscience, je crois avoir la berlue. Quoi, gibier de potence, c'est vous que je trouve dans le Tolbooth[72] de Glascow!... Savez-vous ce que vaut votre t¨ºte? -- Hum! bien pes¨¦e, elle peut valoir celle d'un pr¨¦v?t, de quatre baillis, d'un secr¨¦taire du conseil de ville, de six diacres, sans compter celles des Stentmasters[73]. -- Effront¨¦! repentez-vous de vos p¨¦ch¨¦s, car si je dis un mot... -- Cela est vrai, bailli, r¨¦pondit l'inconnu en se levant et en croisant ses mains derri¨¨re le dos d'un air de _nonchalance; _mais vous ne direz pas ce mot. -- Je ne le dirai pas, monsieur?... Et pourquoi ne le dirais-je pas? r¨¦pondez-moi. Pourquoi ne le dirais-je pas? -- Pour trois bonnes raisons, bailli Jarvie... La premi¨¨re, ¨¤ cause de notre ancienne connaissance. La seconde, parce qu'il a exist¨¦ autrefois ¨¤ Stuckallachan une femme qui a fait un m¨¦lange de notre sang, soit dit ¨¤ ma honte, car c'en est une pour moi d'avoir un cousin qui ne songe qu'¨¤ de m¨¦prisables gains, ¨¤ r¨¦gler des comptes, ¨¤ monter des m¨¦tiers, ¨¤ faire mouvoir des navettes, comme un malheureux artisan... Enfin la derni¨¨re, parce que si vous faites un geste pour me trahir, avant que personne puisse venir ¨¤ votre aide, vous ¨ºtes terrass¨¦. -- Vous ¨ºtes un coquin d¨¦termin¨¦, dit l'intr¨¦pide bailli; je vous connais, et vous le savez bien. On n'est pas en s?ret¨¦ pr¨¨s de vous. -- Je sais aussi, bailli, que vous avez de bon sang dans les veines, et je serais fach¨¦ de vous faire le moindre mal. Mais il faut que je sorte d'ici libre comme j'y suis entr¨¦, ou l'on parlera encore dans dix ans de ce qui se sera pass¨¦ cette nuit dans la prison de Glascow. -- Le sang est plus ¨¦pais que l'eau[74], comme dit le proverbe, reprit Jarvie, et je sais ce que c'est que la parent¨¦ et l'alliance. Il n'est pas n¨¦cessaire de s'arracher les yeux les uns aux autres quand on peut l'¨¦viter. Ce serait une belle nouvelle ¨¤ porter ¨¤ la bonne femme de Stuckallachan, que de lui dire que son mari a rompu les os ¨¤ son cousin, ou que son cousin a fait serrer d'une corde le cou de son mari! Mais vous conviendrez, mauvais d¨¦mon, que si ce n'¨¦tait pas vous, j'aurais fait pendre aujourd'hui l'homme le plus terrible des Highlands. -- Vous auriez essay¨¦ de le faire, cousin, je conviens de cela: mais je doute que vous y eussiez r¨¦ussi. Vous autres, gens de la Basse-¨¦cosse, vous ne savez pas forger des fers assez pesants et assez solides pour nous autres montagnards. -- Ah! je vous r¨¦ponds que je saurais vous trouver des bracelets et des jarreti¨¨res qui vous iraient ¨¤ merveille, et une cravate de chanvre bien serr¨¦e par-dessus le march¨¦... Personne dans un pays civilis¨¦ n'a fait ce que vous avez fait. Vous voleriez dans votre poche, plut?t que de ne rien prendre: je vous en ai averti. -- Eh bien, cousin! vous prendrez le deuil ¨¤ mon enterrement. -- Le diable ne manquera pas d'y ¨ºtre en habit noir, Robin, et puis tous les corbeaux et les corneilles, je vous assure... Mais dites-moi, que sont devenues les mille livres d'¨¦cosse que je vous ai pr¨ºt¨¦es autrefois? quand les reverrai-je? -- Ce qu'elles sont devenues? r¨¦pliqua mon guide apr¨¨s avoir fait semblant de r¨¦fl¨¦chir un instant; ma foi, je ne saurais trop le dire... Qu'est devenue la neige de l'ann¨¦e derni¨¨re? -- Mais on en trouve encore sur le sommet du Schehallion, chien que vous ¨ºtes, vous n'en demeurez pas loin; faut-il que j'y aille chercher mon argent? -- Probablement, reprit le Highlander, car je ne porte ni neige ni argent dans mon _sporran[75]_; -- mais quant ¨¤ l'¨¦poque, ma foi ce sera quand le roi recouvrera ses droits, comme dit la chanson. -- Encore pire, Robin! reprit le bailli de Glascow, il y a de la trahison. Un tra?tre d¨¦loyal! c'est le pire de tout... Voudriez- vous nous ramener le papisme, et le pouvoir arbitraire, et la bassinoire, et les lois catholiques, et les vicaires, et les horreurs du surplis, etc.? Mieux vaudrait retourner ¨¤ votre ancien m¨¦tier de _theft-boot, _de _black-mail, _de _spreaghs _et de _gill-ravaging. -- _Mieux vaut voler des vaches que perdre les nations.[76] -- Hol¨¤! l'ami, tr¨ºve de toute votre whigherie, reprit le Celte. Il y a longtemps que nous nous connaissons tous deux. J'aurai soin qu'on m¨¦nage votre banque, quand le Gillon-a-naillie[77] viendra balayer les boutiques et les vieux magasins de Glascow. Jusque-l¨¤, ¨¤ moins que ce ne soit bien n¨¦cessaire, ne me voyez qu'autant que je voudrai ¨ºtre vu. -- Vous ¨ºtes un audacieux, Rob, et vous finirez par ¨ºtre pendu, je vous le pr¨¦dis encore. Mais je ne veux pas imiter le m¨¦chant oiseau qui salit son propre nid, ¨¤ moins qu'une n¨¦cessit¨¦ indispensable ne m'y force. Mais qui est celui-ci? ajouta-t-il en se tournant vers moi, quelque _gill-ravager _que vous avez enr?l¨¦? Il a l'air d'avoir d'excellentes jambes pour courir les grands chemins, et un long cou pour ¨ºtre pendu. -- Mon bon M. Jarvie, dit Owen, qui, ainsi que moi, ¨¦tait rest¨¦ muet d'¨¦tonnement pendant cette reconnaissance et ce singulier dialogue entre ces deux cousins extraordinaires, c'est le jeune M. Francis Osbaldistone, le fils unique du chef de notre maison, et qui devait y occuper la place qui a ¨¦t¨¦ confi¨¦e ensuite au mis¨¦rable Rashleigh, si son obstination, ajouta-t-il en poussant un profond soupir, n'e?t... -- Oui, oui, dit le banquier ¨¦cossais, j'ai entendu parler de ce jeune homme... C'est donc lui que votre vieux fou voulait faire entrer dans le commerce, bon gr¨¦ mal gr¨¦; et qui, pour ne pas se livrer ¨¤ un travail honn¨ºte qui peut nourrir son homme, s'est associ¨¦ ¨¤ une troupe de com¨¦diens ambulants? Eh bien, jeune homme! dites-moi, Hamlet le Danois, ou le spectre de son p¨¨re, viendra-t- il cautionner M. Owen? -- Je ne m¨¦rite pas ce reproche, monsieur, lui dis-je, mais j'en respecte le pr¨¦texte; et le service que vous voulez bien rendre ¨¤ mon digne et ancien ami m'inspire trop de reconnaissance pour que je puisse m'en offenser. Le seul motif qui m'a amen¨¦ ici ¨¦tait de voir ce que je pourrais faire, peu de chose sans doute, pour aider M. Owen ¨¤ arranger les affaires de mon p¨¨re. Quant ¨¤ mon ¨¦loignement pour le commerce, je n'en dois compte qu'¨¤ moi-m¨ºme. -- Bien dit, mon brave! s'¨¦cria le Highlander. Je vous aimais d¨¦j¨¤; maintenant je vous respecte, depuis que je connais votre m¨¦pris pour le comptoir, pour la navette et pour toutes ces viles occupations qui ne conviennent qu'¨¤ des ames basses. -- Vous ¨ºtes fou, Rob, dit le bailli, aussi fou qu'un li¨¨vre de mars; et pourquoi un li¨¨vre est-il plus fou au mois de mars qu'¨¤ la Saint-Martin? c'est ce que j'ignore. La navette! respectez-la, c'est ¨¤ elle que vous devrez votre derni¨¨re cravate. Quant ¨¤ ce jeune homme que vous poussez au diable au grand galop avec ses vers et ses com¨¦dies en croupe, croyez-vous que tout cela le tirera d'affaire plus que vos jurements et la lame de votre dirk, r¨¦prouv¨¦ que vous ¨ºtes? _Tityre, tu patulae, _comme on dit, lui apprendra-t-il o¨´ trouver Rashleigh Osbaldistone? Macbeth avec tous ses kernes[78] lui apportera-t-il les 12 000 livres sterling qu'il faut ¨¤ son p¨¨re pour payer ses billets qui ¨¦choient d'aujourd'hui en dix jours, comme je viens de le voir dans les papiers de M. Owen? Dites, les lui procureront-ils eux tous avec leurs sabres, leurs ¨¦p¨¦es, leur Andr¨¦ Ferrara, leurs targes de cuir, leurs brogues, leur brochan[79] et leurs sporrans? -- Dix jours! m'¨¦criai-je. Je tirai de ma poche ¨¤ l'instant la lettre que m'avait donn¨¦e Diana Vernon, et le d¨¦lai pendant lequel elle m'avait d¨¦fendu de l'ouvrir se trouvant expir¨¦, je me hatai de rompre l'enveloppe; elle contenait une lettre cachet¨¦e qui, dans ma pr¨¦cipitation, s'¨¦chappa de mes mains. M. Jarvie la ramassa et lut l'adresse d'un air d'¨¦tonnement, et, ¨¤ ma grande surprise, la pr¨¦senta ¨¤ son cousin le montagnard en disant: -- C'est un bon vent que celui qui a amen¨¦ cette lettre ¨¤ son adresse, car il y avait dix mille contre un ¨¤ parier qu'elle n'y arriverait jamais. Le Highlander, y ayant jet¨¦ un coup d'oeil, rompit le cachet sans c¨¦r¨¦monie, et se disposa ¨¤ la lire. Je l'arr¨ºtai sur-le-champ. -- Pour que je vous permette d'en faire la lecture, monsieur, il faut d'abord me prouver que cette lettre vous est destin¨¦e. -- Soyez tranquille, M. Osbaldistone, me r¨¦pondit-il avec le plus grand sang-froid; rappelez-vous seulement le juge Inglewood, le clerc Jobson, M. Morris, et surtout votre serviteur Robert Cawmill, et la belle Diana Vernon. Rappelez-vous tout cela, et vous ne douterez plus que cette lettre ne soit pour moi. Je restai comme stup¨¦fait de mon manque de p¨¦n¨¦tration. Pendant toute la nuit, il m'avait sembl¨¦ que sa voix ne m'¨¦tait pas ¨¦trang¨¨re, que le peu que j'avais vu de ses traits ne m'¨¦tait pas inconnu; et cependant il m'avait ¨¦t¨¦ impossible de me rappeler o¨´ j'avais pu le voir ou l'entendre. Mais en ce moment un trait de lumi¨¨re sembla briller tout ¨¤ coup ¨¤ mes yeux. C'¨¦tait bien Campbell lui-m¨ºme; il n'¨¦tait pas possible de le m¨¦conna?tre; c'¨¦tait bien son regard fier, ses traits prononc¨¦s, son air r¨¦fl¨¦chi, sa voix forte, le _brogue _d'¨¦cosse avec son dialecte et ses tours de phrase[80] ¨¦cossais qu'il dissimulait ¨¤ volont¨¦, mais qu'il reprenait sans y penser dans les moments d'¨¦motion, et qui donnaient du piquant ¨¤ ses sarcasmes, une v¨¦h¨¦mence particuli¨¨re ¨¤ ses discours: tout achevait de m'en convaincre. Quoiqu'il f?t ¨¤ peine de moyenne taille, ses membres annon?aient autant de vigueur que d'agilit¨¦ et auraient pu passer pour un mod¨¨le de perfection s'ils n'eussent manqu¨¦ de proportion sous deux rapports. Ses ¨¦paules ¨¦taient si larges, que, quoiqu'il n'e?t pas trop d'embonpoint, elles d¨¦truisaient la r¨¦gularit¨¦ de sa taille; et ses bras, quoique bien faits et nerveux, ¨¦taient si longs, qu'ils ¨¦taient presque une difformit¨¦. J'appris ensuite qu'il tirait vanit¨¦ de ce dernier d¨¦faut et qu'il se vantait que, lorsqu'il portait le v¨ºtement des montagnards, il pouvait nouer les jarreti¨¨res de son bas-de-chausse[81] sans se baisser. Il pr¨¦tendait aussi qu'il en avait plus de facilit¨¦ pour manier la claymore, et il est vrai que personne ne pouvait mieux s'en servir. Sans ce manque de sym¨¦trie dans son ensemble, il aurait pu ¨ºtre regard¨¦ comme un homme bien fait; mais ces deux d¨¦fauts lui donnaient un air sauvage, extraordinaire, presque surnaturel, et cet air me rappelait les contes que me faisait la vieille Mabel sur les Pictes qui ravag¨¨rent autrefois le Northumberland; race tenant le milieu entre les hommes et le diable, et puis, ajoutait- elle, ils ¨¦taient (comme Campbell) remarquables par leur force, leur courage, leur agilit¨¦, la longueur de leurs bras et la largeur de leurs ¨¦paules. En faisant attention ¨¤ toutes les circonstances de l'entrevue que j'avais eue avec lui chez le juge Inglewood, je ne pus douter un instant que la lettre de Diana Vernon ne lui f?t destin¨¦e. Il faisait partie sans doute des personnages myst¨¦rieux sur lesquels elle avait une secr¨¨te influence, et qui ¨¤ leur tour en exer?aient une autre sur elle. Il ¨¦tait p¨¦nible de penser que le destin d'une personne si aimable p?t ¨ºtre en quelque sorte li¨¦ ¨¤ celui de gens de l'esp¨¨ce de l'homme que j'avais devant les yeux, et cependant il me paraissait impossible d'en douter. Mais que pouvait faire ce Campbell pour les affaires de mon p¨¨re? Comme Rashleigh, ¨¤ la pri¨¨re de miss Vernon, avait trouv¨¦ moyen de le faire para?tre quand sa pr¨¦sence avait ¨¦t¨¦ n¨¦cessaire pour me justifier de l'accusation de Morris, ne se pouvait-il pas qu'elle e?t de m¨ºme assez de cr¨¦dit sur Campbell pour qu'il fit ¨¤ son tour para?tre Rashleigh? D'apr¨¨s cette supposition, je lui demandai s'il savait o¨´ ¨¦tait mon perfide cousin, s'il y avait longtemps qu'il ne l'avait vu. Il ne me r¨¦pondit pas directement. -- Ce qu'on me demande est un peu chatouilleux: mais n'importe, il faudra le faire. M. Osbaldistone, je ne demeure pas loin d'ici. Mon parent peut vous montrer le chemin. Venez me voir dans mes montagnes, je vous y recevrai avec plaisir, et il est probable que je pourrai ¨ºtre utile ¨¤ votre p¨¨re. Je suis pauvre; mais l'esprit vaut mieux que la richesse... Cousin, si un tour dans nos montagnes ne vous fait pas peur, et que vous vouliez venir manger des tranches de mouton ¨¤ l'¨¦cossaise, ou une cuisse de daim, venez avec ce gentilhomme sassenach jusqu'¨¤ Drymen ou Bucklivie; venez plut?t jusqu'au clachan[82] d'Aberfoil; j'aurai soin qu'il s'y trouve quelqu'un pour vous conduire o¨´ je serai alors... Qu'en dites-vous? Voil¨¤ mon pouce[83], je ne vous tromperai jamais. -- Non, non, Rob, r¨¦pondit le prudent bourgeois, je ne m'¨¦loigne pas ainsi des Gorbals. Je ne me soucie point d'aller dans vos montagnes sauvages, parmi vos jambes rouges[84] en kilt: cela ne convient ni ¨¤ mon rang ni ¨¤ ma place. -- Au diable votre rang et votre place! La seule goutte de bon sang que vous ayez dans les veines vient de la bisa?eule de votre grand-oncle, qui fut _justifi¨¦[85]_ ¨¤ Dumbarton. Et vous pensez que vous d¨¦rogeriez en vous trouvant parmi nous?... ¨¦coutez-moi, je vous dois mille livres d'¨¦cosse; eh bien! comme vous ¨ºtes un brave homme, apr¨¨s tout, venez avec ce sassenach, et je vous paierai jusqu'au dernier plack et bawbie[86]. -- Laissez l¨¤ votre gentilhommerie, reprit le magistrat; -- portez votre sang noble au march¨¦, vous verrez combien on vous en donnera. -- Mais, si j'allais vous rendre cette visite, paieriez- vous bien v¨¦ritablement? -- Je vous le jure, dit le Highlander, par le tombeau de celui qui repose sous la pierre d'Inch-Cailleach.[87] -- N'en dites pas davantage, Rob, n'en dites pas davantage. Nous verrons ce que nous pourrons faire... Mais ne vous attendez pas que j'aille tout au fond des Highlands. Il faut que vous veniez nous trouver au clachan d'Aberfoil, ou au moins ¨¤ Bucklivie... et surtout n'oubliez pas le n¨¦cessaire. -- Ne craignez rien, ne craignez rien. Je serai fid¨¨le ¨¤ ma parole, comme la lame de ma claymore, qui ne m'en a jamais manqu¨¦... Mais il faut que je change d'air, cousin; celui de la tolbooth de Glascow ne convient pas ¨¤ la constitution d'un Highlander. -- Je le crois, ma foi!... Si je faisais mon devoir, vous ne changeriez pas sit?t d'atmosph¨¨re; et, quand cela arriverait, vous ne gagneriez pas au change... Qui m'aurait dit que j'aiderais jamais ¨¤ ¨¦chapper ¨¤ la justice? Ce sera une honte ¨¦ternelle pour ma m¨¦moire et pour celle de mon p¨¨re, le... -- Ta, ta, ta, ta! Que cette mouche ne vous pique pas, cousin; quand la boue est s¨¨che, il ne s'agit que de la brosser: votre p¨¨re, le brave homme! savait tout comme un autre fermer les yeux sur les fautes d'un ami. -- Vous pouvez avoir raison, Rob, r¨¦pondit le bailli apr¨¨s un moment de r¨¦flexion. Le diacre, mon p¨¨re, que Dieu veuille avoir son ame!... ¨¦tait un homme sens¨¦. Il savait que nous avons tous nos d¨¦fauts, et il aimait ¨¤ rendre service ¨¤ ses amis. Vous ne l'avez donc pas oubli¨¦? Cette question fut faite ¨¤ demi-voix et d'un ton o¨´ il y avait autant de burlesque que de path¨¦tique. -- Oubli¨¦! pourquoi l'aurais-je oubli¨¦? C'¨¦tait un brave tisserand. C'est lui qui m'a fait ma premi¨¨re paire de bas... Mais allons, cousin, _Donnez-moi mon chapeau, sellez-moi mon bidet,_ _Ouvrez-moi votre porte, appelez mon valet._ _Et laissez-moi partir; car, je dois vous le dire,_ _De Dundee ¨¤ la fin il faut que je me tire._ -- Paix, monsieur, paix! s'¨¦cria le magistrat d'un ton d'autorit¨¦. Pouvez-vous bien chanter ainsi, ¨¦tant si pr¨¨s du dimanche? Cette maison peut encore vous entendre chanter un autre air. Vous pouvez glisser avant d'en sortir... Stanchels, ouvrez la porte. La porte s'ouvrit; nous sort?mes, Campbell et moi: le ge?lier vit avec surprise deux ¨¦trangers entr¨¦s sans qu'il s'en f?t dout¨¦; mais M. Jarvie pr¨¦vint ses questions en lui disant: -- Deux de mes amis, Stanchels, deux de mes amis. Nous descend?mes l'escalier et nous entrames dans le vestibule, o¨´ l'on appela Dougal plus d'une fois; mais Dougal ne paraissait ni ne r¨¦pondait. -- Si je connais bien Dougal, observa Campbell avec un sourire sardonique, il n'attend pas les remerciements qu'on lui doit pour la besogne qu'il a faite cette nuit, et il est probablement d¨¦j¨¤ au grand trot dans le d¨¦fil¨¦ de Ballamaha.[88] -- Comment! comment! s'¨¦cria le bailli en col¨¨re. Et il nous laisse tous, et moi surtout, dans la tolbooth pour toute la nuit. Qu'on demande des marteaux, des leviers, des tenailles et des barres de fer; qu'on envoie chercher le diacre Yettlin le forgeron; qu'il sache que le bailli Jarvie a ¨¦t¨¦ enferm¨¦ dans la tolbooth par un vilain Highlander qu'il fera pendre aussi haut qu'Aman. -- Quand vous le tiendrez, dit gravement Campbell. Mais s?rement la porte n'est pas ferm¨¦e. Effectivement on reconnut que non seulement la porte ¨¦tait ouverte, mais que Dougal, en emportant les clefs, avait pris soin que personne ne p?t exercer, en son absence, les fonctions de portier. -- Cette cr¨¦ature a des ¨¦clairs de bon sens, chuchota Campbell: il savait qu'une porte ouverte pouvait m'¨ºtre utile au besoin. Nous nous trouvions alors dans la rue. -- Je vous dirai, d'apr¨¨s mon pauvre avis, Rob, dit M. Jarvie, que, si vous continuez ¨¤ mener la m¨ºme vie, vous feriez bien, en cas d'accident, de placer un de vos affid¨¦s dans chaque prison d'¨¦cosse. -- Si un de mes parents ¨¦tait bailli dans chaque ville, cousin, cela me serait assez utile. Mais bonsoir ou bonjour, et n'oubliez pas le chemin d'Aberfoil. Sans attendre de r¨¦ponse, il entra dans la rue de traverse pr¨¨s de laquelle nous nous trouvions, et l'obscurit¨¦ nous le fit perdre de vue. ¨¤ l'instant m¨ºme nous entend?mes un coup de sifflet d'une nature toute particuli¨¨re, et un autre r¨¦pondit. -- Entendez-vous les diables des Highlands? dit M. Jarvie; ils se croient d¨¦j¨¤ sur les flancs du Ben-Lomond, o¨´ ils peuvent siffler et jurer sans s'inqui¨¦ter du jour du sabbat, mais... Quelque chose tombant avec bruit ¨¤ ses pieds l'interrompit en ce moment. -- Dieu me prot¨¨ge!... qu'est-ce que cela veut dire encore? Mattie, approchez donc la lanterne. En conscience! ce sont les clefs de la prison... C'est bien, du moins. Il aurait co?t¨¦ de l'argent pour en faire faire d'autres; et puis les questions: comment se sont-elles perdues? on en jaserait un peu trop... Ah! si le bailli Grahame savait ce qui s'est pass¨¦ cette nuit, ce ne serait pas une bonne affaire pour mon cou. Comme nous n'¨¦tions qu'¨¤ quelques pas de la prison, nous y retournames pour rendre les clefs au concierge en chef que nous trouvames dans le vestibule o¨´ il montait la garde, n'osant quitter ce poste avant de voir arriver celui qu'il avait envoy¨¦ aussit?t chercher pour remplacer le Celte fugitif Dougal. Quand ce devoir fut rempli envers la ville, comme la demeure du digne magistrat se trouvait sur le chemin que je devais suivre pour rentrer dans mon auberge, je profitai de sa lanterne, et il profita de mon bras, secours qui ne lui ¨¦tait pas inutile dans des rues obscures et mal pav¨¦es. Le vieillard est ordinairement sensible aux moindres attentions qu'il re?oit du jeune homme. Le bailli me t¨¦moigna de l'int¨¦r¨ºt et me dit que, puisque je n'¨¦tais pas de cette race de com¨¦diens qu'il d¨¦testait au fond de l'ame, il serait charm¨¦ si je voulais venir le lendemain, ou plut?t le jour m¨ºme, d¨¦jeuner avec lui et manger un hareng frais ou une tranche de veau sur le gril, ajoutant que je trouverais chez lui M. Owen, qui serait alors en libert¨¦. -- Mais, mon cher monsieur, lui dis-je apr¨¨s avoir accept¨¦ son invitation en l'en remerciant, quelle raison aviez-vous donc pour croire que j'avais pris le parti du th¨¦atre? -- C'est un imb¨¦cile bavard, nomm¨¦ Fairservice, qui est venu chez moi un peu avant minuit pour me prier de donner ordre au crieur public de proclamer sur-le-champ dans toute la ville une r¨¦compense honn¨ºte ¨¤ quiconque donnerait de vos nouvelles. Il m'a dit qui vous ¨¦tiez, et m'a assur¨¦ que votre p¨¨re vous avait renvoy¨¦ de chez lui, parce que vous ne vouliez pas travailler ¨¤ ses affaires, et parce que vous composiez des vers, et que vous vouliez vous faire com¨¦dien. Il avait ¨¦t¨¦ amen¨¦ chez moi par un nomm¨¦ Hammorgaw, notre grand chantre, qui me dit que c'¨¦tait une de ses connaissances. Je les ai chass¨¦s tous les deux par les ¨¦paules, en leur disant que ce n'¨¦tait pas l'heure de venir me faire une pareille demande. ¨¤ pr¨¦sent je vois ce qui en est, et ce Fairservice est une esp¨¨ce de fou qui est mal inform¨¦ sur votre compte. Je vous aime, jeune homme, continua le bailli, j'aime un gar?on qui secourt ses amis dans l'affliction. C'est ce que j'ai toujours fait, et c'est ce que faisait mon p¨¨re le diacre; puisse son ame ¨ºtre en paix! Mais ne faites pas votre compagnie de ces Highlanders, mauvais b¨¦tail! On ne peut mettre la main dans le goudron sans se noircir les doigts: souvenez-vous de cela. Sans doute l'homme le plus sage, le plus prudent, peut commettre des erreurs. Moi-m¨ºme n'en ai-je pas commis cette nuit? Voyons, combien? Une... deux... trois. Oui, j'ai fait trois choses que mon p¨¨re n'aurait pu croire, les e?t-il vues de ses propres yeux. Nous ¨¦tions arriv¨¦s ¨¤ la porte. Il s'arr¨ºta avant d'entrer, et continua d'un ton contrit et solennel. -- D'abord j'ai pens¨¦ ¨¤ mes affaires temporelles le jour du sabbat. Ensuite je me suis rendu caution d'un Anglais. Enfin j'ai laiss¨¦ ¨¦chapper un malfaiteur. Mais il y a du baume ¨¤ Galaad, M. Osbaldistone. Mattie, je saurai bien rentrer seul, conduisez M. O... chez la m¨¨re Flyter, au coin de cette ruelle. Puis il ajouta tout bas: J'esp¨¨re que vous serez sage avec Mattie. Songez que Mattie est fille d'un honn¨ºte homme, et qu'elle est petite- cousine du laird de Limmerfield. Chapitre XXIV. Votre seigneurie veut-elle bien accepter mes humbles services? Je vous prie de me faire manger de votre pain, quelque noir qu'il soit, et boire de votre boisson, quelque faible qu'elle puisse ¨ºtre. Elle n'aura pas ¨¤ se plaindre de son serviteur, et je ferai pour quarante shillings ce qu'un autre ne ferait que pour trois livres sterling. GREENE, _Tu quoque._ Je n'oubliai pas la recommandation que le bon bailli m'avait faite en me quittant, mais je ne crus pas me rendre coupable d'une grande incivilit¨¦ en accompagnant d'un baiser la demi-couronne que je pr¨¦sentai ¨¤ Mattie pour la r¨¦compenser de la peine qu'elle avait prise; et le -- fi! fi donc, monsieur! -- qu'elle m'adressa ne fut pas prononc¨¦ d'un ton qui exprimat une grande col¨¨re. Je frappai ¨¤ coups redoubl¨¦s ¨¤ la porte de mistress Flyter, mon h?tesse, et j'¨¦veillai successivement un ou deux chiens qui se mirent ¨¤ aboyer, et deux ou trois t¨ºtes en bonnet de nuit, qui parurent aux fen¨ºtres voisines pour me reprocher de violer la saintet¨¦ de la nuit du dimanche en faisant un pareil vacarme. Tandis que je tremblais que la ferveur de leur z¨¨le ne fit pleuvoir sur ma t¨ºte une pluie semblable ¨¤ celle dont Xantippe arrosa, dit-on, son ¨¦poux, mistress Flyter s'¨¦veilla elle-m¨ºme, et commen?a ¨¤ gronder, d'un ton qui n'¨¦tait pas indigne de la femme de Socrate, deux ou trois tra?neurs qui ¨¦taient encore dans la cuisine, leur disant que s'ils avaient ouvert la porte au premier coup, on n'aurait pas fait tout ce tapage. Ces dignes personnages n'¨¦taient pas pour rien dans le fracas; c'¨¦taient le fid¨¨le Andr¨¦ Fairservice, son ami Hammorgaw et un autre individu, que j'appris ensuite ¨ºtre le crieur public de la ville. Ils ¨¦taient attabl¨¦s autour d'un pot de bi¨¨re, ¨¤ mes d¨¦pens, comme le m¨¦moire me le fit voir ensuite, et s'occupaient ¨¤ convenir des termes d'une proclamation qu'on devait publier le lendemain dans toutes les rues, afin d'avoir des nouvelles de _l'infortun¨¦ jeune gentleman, _car c'est ainsi qu'ils avaient la bont¨¦ de me qualifier. On peut bien croire que je ne dissimulai pas combien j'¨¦tais m¨¦content qu'on se m¨ºlat ainsi de mes affaires; mais les transports de joie auxquels Andr¨¦ se livra en me voyant ne lui permirent pas d'entendre l'expression de mon ressentiment. Il y entrait peut-¨ºtre un peu de politique, et ses larmes sortaient certainement de cette noble source d'¨¦motion, le pot de bi¨¨re. Quoi qu'il en soit, cette joie tumultueuse qu'il ¨¦prouvait ou qu'il feignait d'¨¦prouver lui sauva la correction manuelle que je lui destinais, d'abord pour les r¨¦flexions qu'il s'¨¦tait permises sur mon compte en causant avec le chantre, et ensuite pour l'histoire impertinente qu'il ¨¦tait all¨¦ faire ¨¤ M. Jarvie. Je me contentai de lui fermer la porte au nez lorsqu'il me suivit pour entrer avec moi dans ma chambre apr¨¨s avoir sur l'escalier b¨¦ni vingt fois le ciel de mon retour et m'avoir conseill¨¦ de ne pas sortir d¨¦sormais sans qu'il m'accompagnat. Je me couchai tr¨¨s fatigu¨¦ et bien d¨¦termin¨¦ ¨¤ me d¨¦barrasser le lendemain d'un dr?le p¨¦dant et plein d'amour-propre, qui semblait dispos¨¦ ¨¤ remplir les fonctions de p¨¦dagogue plut?t que celles de valet. En cons¨¦quence, d¨¨s le matin, je fis venir Andr¨¦ et lui demandai ce que je lui devais pour m'avoir conduit ¨¤ Glascow. M. Fairservice palit ¨¤ cette demande, jugeant sans doute avec raison que c'¨¦tait le pr¨¦lude de son cong¨¦. -- Votre Honneur, me dit-il apr¨¨s avoir h¨¦sit¨¦ quelques instants, ne pense pas, ... ne pense pas... que... que... -- Parlez, mis¨¦rable, ou je vous brise les os. Mais Andr¨¦, flottant entre la crainte d'augmenter la col¨¨re o¨´ il me voyait en me faisant une demande trop exag¨¦r¨¦e et celle de perdre une partie du profit qu'il esp¨¦rait en bornant ses pr¨¦tentions ¨¤ une somme au-dessous de celle que je pouvais ¨ºtre dispos¨¦ ¨¤ lui payer, se trouvait dans un embarras cruel entre ses doutes et ses calculs. Enfin sa r¨¦ponse sortit par l'effet de ma menace, comme on voit la salutaire violence d'un coup entre les deux ¨¦paules d¨¦livrer le gosier d'un morceau qui vient de s'y engager. -- Votre Honneur pense-t-il que dix-huit pennies _per diem, _c'est-¨¤-dire par jour, soient un prix d¨¦raisonnable? -- C'est le double du prix ordinaire, et le triple de ce que vous m¨¦ritez. N'importe, voil¨¤ une guin¨¦e. Maintenant vous pouvez vous occuper de vos affaires: les miennes ne vous regardent plus. -- Dieu me pr¨¦serve! s'¨¦cria Andr¨¦: est-ce que vous ¨ºtes fou? -- Vous me le feriez devenir! je vous donne un tiers de plus que vous ne me demandez, et vous ouvrez de grands yeux comme si vous n'aviez pas ce qui vous est d?! Prenez votre argent et retirez- vous. -- Mais, Dieu me pr¨¦serve! en quoi ai-je offens¨¦ Votre Honneur?... Certainement toute chair est fragile comme la fleur des champs. Mais songez donc que Fairservice vous est plus n¨¦cessaire qu'une planche de camomille dans un jardin d'apothicaire! Pour rien au monde vous ne devriez consentir ¨¤ vous s¨¦parer de moi. -- Je ne sais, ma foi, si vous ¨ºtes plus fripon que fou. Ainsi votre dessein est de rester avec moi, que je le veuille ou non? -- C'est justement ce que je pensais. Si Votre Honneur ne sait pas ce que c'est que d'avoir un bon serviteur, je sais bien ce que c'est que d'avoir un bon ma?tre, et que le diable soit dans mes jambes, Dieu me pr¨¦serve! si mes pieds vous quittent. Voil¨¤ mes intentions, de court et de long. D'ailleurs vous ne m'avez pas donn¨¦ un avertissement r¨¦gulier de quitter ma place. -- Qu'appelez-vous votre place? Vous n'avez jamais ¨¦t¨¦ mon domestique ¨¤ gages; vous ne m'avez servi que de guide, je ne vous ai demand¨¦ que de me conduire jusqu'ici. -- Je sais bien, dit-il d'un ton dogmatique, que je ne suis pas un domestique ordinaire, cela est tr¨¨s vrai. Mais Votre Honneur sait qu'¨¤ sa sollicitation j'ai quitt¨¦ une bonne place en une heure de temps. Un homme pouvait honn¨ºtement, et en toute conscience, se faire vingt livres sterling par an, bon argent, dans le jardin d'Osbaldistone-Hall, et il n'¨¦tait pas trop vraisemblable que j'y renon?asse pour une guin¨¦e. J'ai toujours cru qu'au bout du compte je resterais avec vous, et que ma nourriture, mes gages, mes gratifications et mes profits me vaudraient au moins tout autant. -- Allons! allons! repris-je, ces impudentes pr¨¦tentions ne vous seront d'aucune utilit¨¦. Si vous les r¨¦p¨¦tez encore, je vous prouverai que Thorncliff Osbaldistone n'est pas le seul de son nom qui sache user de la force de son bras. En parlant ainsi toute cette sc¨¨ne me paraissait si ridicule que j'avais peine ¨¤ conserver mon s¨¦rieux en d¨¦pit de la col¨¨re qui m'animait. Le dr?le vit au jeu de ma physionomie l'impression qu'il avait produite, et ce fut pour lui un encouragement. Il jugea pourtant qu'il convenait de changer de ton et de diriger une attaque contre ma sensibilit¨¦. -- En admettant, continua-t-il, que Votre Honneur puisse se passer d'un domestique fid¨¨le, qui vous a servi vous et les v?tres pendant l'espace de vingt ans, je suis bien s?r qu'il n'entre pas dans votre coeur de le cong¨¦dier ¨¤ la minute, et dans un pays ¨¦tranger: vous ne voudriez pas laisser dans l'embarras un pauvre diable qui s'est d¨¦tourn¨¦ de son chemin de quarante, cinquante, peut-¨ºtre cent milles, uniquement pour vous tenir compagnie, et qui ne poss¨¨de rien au monde que ce que vous venez de lui donner. Je crois que c'est vous, Tresham, qui m'avez dit un jour que j'¨¦tais un obstin¨¦ dont il ¨¦tait facile, en certains cas, de faire tout ce qu'on voulait. Le fait est que ce n'est que la contradiction qui me rend opiniatre, et quand je ne me trouve pas forc¨¦ ¨¤ livrer bataille ¨¤ une proposition, je suis toujours dispos¨¦ ¨¤ la laisser passer pour m'¨¦pargner la peine de la combattre. Je savais qu'Andr¨¦ ¨¦tait int¨¦ress¨¦, fatigant, plein d'un sot amour-propre; mais je ne pouvais me passer d'un domestique, et j'¨¦tais d¨¦j¨¤ tellement habitu¨¦ ¨¤ ses mani¨¨res que je finissais quelquefois par m'en amuser. Dans l'ind¨¦cision o¨´ ces r¨¦flexions me tenaient, je demandai ¨¤ Andr¨¦ s'il connaissait les routes et les villages du nord de l'¨¦cosse, o¨´ je devais aller pour les affaires de mon p¨¨re avec les propri¨¦taires des bois de ce pays. Je crois que si je lui avais demand¨¦ le chemin du paradis terrestre, il se serait en ce moment charg¨¦ de m'y conduire; de sorte que je me trouvai ensuite fort heureux qu'il conn?t ¨¤ peu pr¨¨s ce qu'il pr¨¦tendait parfaitement conna?tre. Je fixai le montant de ses gages, et je me r¨¦servai express¨¦ment le droit de le renvoyer ¨¤ volont¨¦ en lui payant une semaine ¨¤ titre d'indemnit¨¦. Je finis par lui faire une vive mercuriale sur sa conduite de la veille, et il me quitta d'un air qui tenait le milieu entre la confusion et le triomphe, sans doute pour aller raconter ¨¤ son ami le chantre, qui l'attendait dans la cuisine, en s'humectant les poumons, comment il ¨¦tait venu ¨¤ bout du jeune fou d'Anglais. Je me rendis ensuite chez le bailli Nicol Jarvie, comme je le lui avais promis. Un d¨¦jeuner confortable m'attendait dans le salon, qui servait aussi au digne magistrat de salle ¨¤ manger et de salle d'audience. Il avait tenu sa parole. Je trouvai chez lui mon ami Owen, qui, ayant largement fait usage de la brosse, du bassin et du rasoir, ¨¦tait un tout autre homme qu'Owen prisonnier, sale, triste et abattu. Cependant les inqui¨¦tudes et l'embarras qu'¨¦prouvait la maison Osbaldistone et Tresham n'¨¦taient pas dissip¨¦s, et l'embrassement cordial que je re?us du premier commis fut accompagn¨¦ d'un gros soupir. Ses yeux fixes et son air s¨¦rieux et r¨¦fl¨¦chi annon?aient qu'il ¨¦tait occup¨¦ ¨¤ calculer quel nombre de jours, d'heures et de minutes devaient s'¨¦couler avant l'instant critique qui devait d¨¦cider du sort d'un grand ¨¦tablissement commercial, et les probabilit¨¦s pour et contre sa chute ou son maintien. Ce fut donc ¨¤ moi ¨¤ faire honneur au d¨¦jeuner de notre h?te, ¨¤ son th¨¦ venant directement de la Chine, et qu'il avait re?u en pr¨¦sent d'un armateur de Wapping, ¨¤ son caf¨¦ de la Jama?que recueilli dans une jolie plantation ¨¤ lui, appel¨¦e Salt-Grove, nous dit-il avec un air de malice, ¨¤ sa bi¨¨re d'Angleterre, ¨¤ son saumon sal¨¦ d'¨¦cosse et ¨¤ ses harengs du Lochfine. Enfin sa nappe de damas avait ¨¦t¨¦ travaill¨¦e par les propres mains de feu son p¨¨re le digne diacre Jarvie. Ayant fait l'¨¦loge de tout, et le voyant en belle humeur par suite de cette petite attention, si puissante pour gagner l'esprit de bien des gens, je tachai de tirer de lui ¨¤ mon tour quelques renseignements qui pouvaient ¨ºtres utiles pour r¨¦gler ma conduite et qui devaient satisfaire ma curiosit¨¦. Nous n'avions jusque-l¨¤ fait aucune allusion aux ¨¦v¨¦nements de la nuit pr¨¦c¨¦dente; mais, voyant qu'il ne songeait pas ¨¤ introduire ce sujet de conversation, je profitai d'une pause qui suivit l'histoire de la nappe travaill¨¦e par son p¨¨re pour lui demander, sans exorde, s'il pouvait me dire qui ¨¦tait ce M. Robert Campbell avec lequel nous nous ¨¦tions trouv¨¦s la veille. Cette question parut faire tomber de son haut le magistrat. Au lieu d'y r¨¦pondre, il la r¨¦p¨¦ta: -- Qui est M. Robert Campbell?... Quoi! Quoi!... Qui est M. Robert Campbell? -- Sans doute, qui il est, quel est son ¨¦tat? -- Eh mais, il est... Hem!... Il est... Mais o¨´ donc avez-vous connu M. Robert Campbell comme vous l'appelez? -- Je l'ai rencontr¨¦ par hasard, il y a quelque mois, dans le nord de l'Angleterre. -- Eh bien alors, M. Osbaldistone, vous le connaissez aussi bien que moi. -- Cela n'est pas possible, M. Jarvie, car il para?t que vous ¨ºtes son ami, son parent? -- Il y a bien entre nous quelque cousinage, me dit-il du ton d'un homme ¨¤ qui l'on tire des paroles malgr¨¦ lui, mais depuis que Rob a quitt¨¦ le commerce des bestiaux, je l'ai vu tr¨¨s rarement. Le pauvre diable a ¨¦t¨¦ bien maltrait¨¦ par des gens qui auraient ¨¦t¨¦ plus sages d'agir diff¨¦remment, et ils n'y ont rien gagn¨¦, ils ne sont pas ¨¤ s'en repentir. Ils aimeraient mieux le voir encore ¨¤ la queue de trois cents boeufs qu'¨¤ la t¨ºte d'une trentaine de vauriens. -- Mais tout cela, mon cher M. Jarvie, ne m'apprend pas le rang de M. Robert Campbell dans le monde, ses habitudes, ses moyens d'existence. -- Son rang? dit M. Jarvie, c'est un gentilhomme des Highlands. Il n'en existe pas de plus noble. Ses habitudes sont de porter le costume des montagnards quand il est dans son pays, et des culottes quand il vient ¨¤ Glascow. Quant ¨¤ ses moyens d'existence, qu'avons-nous besoin de nous en inqui¨¦ter, puisqu'il ne nous demande rien? Mais je n'ai pas le temps de vous parler de lui davantage. Ce sont les affaires de votre p¨¨re qui demandent toute notre attention en ce moment. En parlant ainsi, il s'assit devant un bureau pour examiner les ¨¦tats de situation et toutes les pi¨¨ces ¨¤ l'appui que M. Owen crut devoir lui communiquer sans r¨¦serve. Quoique je n'eusse que de bien faibles connaissances en affaires, j'en savais assez pour sentir que toutes ses observations ¨¦taient judicieuses; et, pour lui rendre justice, je dois ajouter qu'elles annon?aient de temps en temps des sentiments nobles et lib¨¦raux. Il se gratta l'oreille plus d'une fois en voyant la balance du compte ¨¦tablie entre sa maison et celle de mon p¨¨re. -- Ce peut ¨ºtre une perte, dit-il, c'en peut ¨ºtre une, une perte importante pour un n¨¦gociant de Salt-Market de Glascow, quoi qu'en puissent penser vos marchands d'argent de Lombard-Street ¨¤ Londres. Ce serait un baton hors de mon fagot, et un beau baton. Mais malgr¨¦ cela je n'imiterai jamais ces corbeaux de Gallowgate. J'esp¨¨re que je n'en irai pas moins droit. Si vous me faites perdre, je me souviendrai que vous m'avez fait gagner. Au pis- aller, je n'attacherai pas la t¨ºte de la truie ¨¤ la queue du pourceau. Je n'entendais pas trop ce dernier proverbe, mais je voyais bien clairement que M. Jarvie prenait un v¨¦ritable int¨¦r¨ºt aux affaires de mon p¨¨re. Il sugg¨¦ra divers exp¨¦dients, approuva diverses d¨¦marches qui furent propos¨¦es par Owen, et parvint ¨¤ dissiper un peu le sombre nuage qui couvrait le front du fid¨¨le d¨¦l¨¦gu¨¦ de la maison de mon p¨¨re. Comme j'¨¦tais en cette occasion spectateur ¨¤ peu pr¨¨s inutile, et que j'avais plus d'une fois essay¨¦ de reporter la conversation sur M. Robert Campbell, sujet qui ne paraissait pas du go?t de M. Jarvie, il me cong¨¦dia sans beaucoup de c¨¦r¨¦monie, en m'engageant ¨¤ aller voir la biblioth¨¨que du coll¨¨ge. -- Vous y trouverez, me dit-il, des gens qui vous parleront grec et latin; du moins on a d¨¦pens¨¦ assez d'or et d'argent pour les mettre en ¨¦tat de le faire. Et puis vous pourrez y lire des vers, par exemple la traduction des saintes ¨¦critures par le digne M. Zacharie Boyd. Ce sont les meilleurs qu'on ait jamais faits, ¨¤ ce que m'ont dit des personnes qui s'y connaissent ou qui doivent s'y conna?tre. Mais surtout revenez d?ner avec moi, ¨¤ une heure pr¨¦cise. Nous aurons un gigot de mouton, et peut-¨ºtre une t¨ºte de b¨¦lier; n'oubliez pas, ¨¤ une heure. C'est l'heure ¨¤ laquelle mon p¨¨re le diacre et moi nous avons toujours d?n¨¦, et nous ne l'avons jamais retard¨¦e pour quelque raison et pour quelque personne que ce f?t. Chapitre XXV. Tel le pasteur de Thrace, arm¨¦ d'un fer aigu, Guette le sanglier aupr¨¨s d'un bois touffu; Il devine sa marche ¨¤ travers le feuillage, Et voit de loin plier la branche ¨¤ son passage: Ah! voici, se dit-il, mon cruel ennemi, Un de nous deux enfin va succomber ici. DRYDEN, _Pal¨¦mon et Arcite._ Je pris le chemin du coll¨¨ge, comme M. Jarvie m'y avait engag¨¦, moins dans l'intention d'y trouver quelque objet qui p?t m'int¨¦resser ou m'amuser que pour mettre mes id¨¦es en ordre et m¨¦diter sur ma conduite future. J'errai dans ce vieil ¨¦difice d'un carr¨¦ ¨¤ l'autre, et de l¨¤ dans les _colleges-yards[89]_ ou promenade; charm¨¦ de la solitude du lieu, la plupart des ¨¦tudiants ¨¦tant dans les classes, je fis plusieurs tours en r¨¦fl¨¦chissant sur la bizarrerie de ma destin¨¦e. D'apr¨¨s toutes les circonstances qui avaient accompagn¨¦ ma premi¨¨re entrevue avec Campbell, je ne pouvais douter qu'il ne f?t engag¨¦ dans quelque entreprise d¨¦sesp¨¦r¨¦e, et la sc¨¨ne de la nuit pr¨¦c¨¦dente, jointe ¨¤ la r¨¦pugnance de M. Jarvie ¨¤ parler de lui et de sa mani¨¨re de vivre, tendait ¨¤ confirmer ce soup?on. Il paraissait pourtant que c'¨¦tait ¨¤ cet homme que Diana Vernon n'avait pas h¨¦sit¨¦ de s'adresser en ma faveur, et la conduite du magistrat envers lui offrait un singulier m¨¦lange de blame et de piti¨¦, de respect et de m¨¦pris. Il fallait donc qu'il y e?t quelque chose d'extraordinaire dans la position et dans le caract¨¨re de Campbell; mais ce qui l'¨¦tait davantage, c'¨¦tait que sa destin¨¦e par?t devoir influer sur la mienne et s'y unir ¨¦troitement. Je r¨¦solus de serrer de pr¨¨s M. Jarvie ¨¤ la premi¨¨re occasion, et de tirer de lui tous les d¨¦tails que je pourrais en obtenir sur ce myst¨¦rieux personnage, afin de juger si je pouvais, sans compromettre mon honneur, avoir avec lui les relations qui semblaient devoir s'¨¦tablir entre nous. Tandis que je me livrais ¨¤ ces r¨¦flexions, j'aper?us, au bout de l'all¨¦e dans laquelle je me promenais, trois personnes qui semblaient tenir une conversation tr¨¨s anim¨¦e. Cette sorte de pressentiment, qui souvent nous annonce l'approche de ceux que nous aimons ou que nous ha?ssons fortement, convainquit mon esprit avant mes yeux que l'individu qui se trouvait au milieu ¨¦tait le d¨¦testable Rashleigh. Mon premier mouvement fut d'aller le trouver ¨¤ l'instant; le second, d'attendre qu'il f?t seul, ou du moins de tacher de voir quels ¨¦taient ses compagnons. Ils ¨¦taient si ¨¦loign¨¦s de moi, et si occup¨¦s de l'affaire qu'ils discutaient, que j'eus le temps de passer derri¨¨re une haie sans qu'ils m'aper?ussent. C'¨¦tait alors la mode, parmi les jeunes gens, de porter par-dessus leurs v¨ºtements, dans leurs promenades du matin, un manteau ¨¦carlate souvent brod¨¦ et galonn¨¦, et de l'arranger de mani¨¨re ¨¤ se couvrir une partie de la figure. Grace ¨¤ cette mode que j'avais adopt¨¦e, et ¨¤ la faveur de la haie derri¨¨re laquelle je me trouvais et qui s¨¦parait les deux all¨¦es o¨´ nous nous promenions, je passai presque ¨¤ c?t¨¦ de mon cousin sans qu'il me remarquat autrement que comme un ¨¦tranger que le hasard avait amen¨¦ dans le m¨ºme lieu. Quelle fut ma surprise en reconnaissant dans ses deux compagnons ce m¨ºme Morris, sur la d¨¦nonciation duquel j'avais paru devant le juge de paix Inglewood, et le banquier Macvittie, dont l'aspect m'avait pr¨¦venu la veille si d¨¦favorablement! Je n'aurais pu me former l'id¨¦e d'une r¨¦union de plus mauvais augure pour mes affaires et celles de mon p¨¨re. Je n'avais pas oubli¨¦ la fausse accusation de Morris contre moi, et je pensais qu'en l'intimidant il ne serait pas plus difficile de le d¨¦terminer ¨¤ la renouveler qu'il ne l'avait ¨¦t¨¦ de le d¨¦cider ¨¤ la retirer. Macvittie, furieux d'avoir vu son prisonnier lui ¨¦chapper, pouvait ¨ºtre dispos¨¦ ¨¤ entrer dans tous les complots, et je les voyais tous deux r¨¦unis ¨¤ un homme dont les talents pour faire le mal n'¨¦taient ¨¤ mon avis gu¨¨re inf¨¦rieurs ¨¤ ceux du malin esprit, et qui m'inspirait une horreur que rien ne pouvait ¨¦galer. Quand ils se furent ¨¦loign¨¦s de quelques pas, je me retournai pour les suivre. Au bout de l'all¨¦e ils se s¨¦par¨¨rent: Morris et Macvittie s'en all¨¨rent ensemble, et Rashleigh revint sur ses pas. J'¨¦tais bien r¨¦solu ¨¤ le joindre et ¨¤ lui demander r¨¦paration de l'abus de confiance dont il s'¨¦tait rendu coupable envers mon p¨¨re, quoique j'ignorasse encore de quelle mani¨¨re il pourrait le r¨¦parer. Je ne m'arr¨ºtai point ¨¤ faire de r¨¦flexions sur ce sujet: je rentrai dans l'all¨¦e o¨´ il se promenait d'un air r¨ºveur, et je me montrai inopin¨¦ment ¨¤ ses yeux. Rashleigh n'¨¦tait pas un homme ¨¤ se laisser surprendre ni intimider par aucun ¨¦v¨¦nement impr¨¦vu. Cependant en me voyant tout ¨¤ coup devant lui, le visage enflamm¨¦ par l'indignation qui m'animait, il ne put s'emp¨ºcher de tressaillir. -- Je vous trouve ¨¤ propos, monsieur, lui dis-je, ¨¤ l'instant o¨´ j'allais commencer un long voyage dans l'espoir incertain de vous rencontrer. -- Vous connaissez donc bien mal celui que vous cherchez, me r¨¦pondit Rashleigh avec son flegme ordinaire: mes amis me trouvent ais¨¦ment; mes ennemis plus facilement encore. Votre ton m'oblige ¨¤ vous demander dans laquelle de ces deux classes je dois ranger M. Francis Osbaldistone. -- Dans celle de vos ennemis, monsieur, de vos ennemis mortels, ¨¤ moins que vous ne rendiez justice ¨¤ l'instant m¨ºme ¨¤ votre bienfaiteur, ¨¤ mon p¨¨re, et que vous ne restituiez ce que vous lui avez enlev¨¦. -- Et ¨¤ qui, s'il vous pla?t, M. Osbaldistone, moi qui ai un int¨¦r¨ºt dans la maison de commerce de votre p¨¨re, dois-je rendre compte de mes op¨¦rations dans des affaires qui sont devenues les miennes? Ce n'est s?rement pas ¨¤ un jeune homme ¨¤ qui son go?t exquis en litt¨¦rature rendrait ces discussions fatigantes et inintelligibles? -- Une ironie, monsieur, n'est pas une r¨¦ponse. Je ne vous quitterai pas que vous ne m'ayez donn¨¦ pleine satisfaction. Il faut que vous me suiviez chez un magistrat. -- Tr¨¨s volontiers. Il fit quelques pas comme s'il avait eu dessein de m'y accompagner, et puis s'arr¨ºtant tout ¨¤ coup: -- Si j'¨¦tais port¨¦ ¨¤ faire ce que vous d¨¦sirez, vous verriez bient?t lequel de nous a plus de raisons pour craindre la pr¨¦sence d'un magistrat. Mais je ne veux pas acc¨¦l¨¦rer votre destin. Allez, jeune homme, amusez-vous de vos visions po¨¦tiques, et laissez le soin des affaires ¨¤ ceux qui les entendent et qui sont en ¨¦tat de les conduire. Je crois que son intention ¨¦tait de me provoquer, et il en vint ¨¤ bout. -- M. Rashleigh, lui dis-je, ce ton de calme et d'insolence ne vous r¨¦ussira point. Vous devez savoir que le nom que nous portons tous deux ne subit jamais volontairement l'humiliation, et jamais il ne sera expos¨¦ en ma personne. -- Vous me rappelez qu'il l'a ¨¦t¨¦ dans la mienne, s'¨¦cria-t-il en me lan?ant un regard f¨¦roce, et par qui il a ¨¦t¨¦ souill¨¦ de cette tache. Croyez-vous que j'aie oubli¨¦ la soir¨¦e o¨´ vous m'avez impun¨¦ment outrag¨¦ ¨¤ Osbaldistone-Hall? Vous me rendrez raison de cet outrage qui ne peut se laver que dans le sang; nous aurons aussi une explication sur l'obstination avec laquelle vous avez toujours contrari¨¦ mes desseins, et sur la folle pers¨¦v¨¦rance qui vous porte ¨¤ contrecarrer en ce moment des projets qui vous sont inconnus, et dont vous ¨ºtes incapable d'appr¨¦cier l'importance. Un jour viendra, monsieur, o¨´ vous aurez ¨¤ m'en rendre compte. -- Quand ce jour sera arriv¨¦, monsieur, vous me trouverez tout dispos¨¦. Mais parmi vos reproches vous oubliez le plus important: j'ai aid¨¦ le bon sens et la vertu de miss Vernon ¨¤ d¨¦m¨ºler vos artifices, ¨¤ reconna?tre votre infamie. Je crois qu'il aurait voulu m'an¨¦antir par les ¨¦clairs qui partaient de ses yeux. Cependant le son de sa voix ne perdit rien du calme qu'il avait affect¨¦ pendant cette conversation. -- J'avais d'autres vues pour vous, jeune homme, des vues moins hasardeuses, plus conformes ¨¤ votre caract¨¨re et ¨¤ votre ¨¦ducation. Mais je vois que vous voulez attirer sur vous le chatiment que m¨¦rite votre insolence pu¨¦rile. Suivez-moi donc dans un endroit plus ¨¦cart¨¦, o¨´ nous ne courions pas le risque d'¨ºtre interrompus. Je le suivis, ayant l'oeil sur tous ses mouvements, car je le croyais capable de tout. Il me conduisit dans une esp¨¨ce de jardin plant¨¦ ¨¤ la mani¨¨re hollandaise, en partie entour¨¦ de haies, et dans lequel il se trouvait deux ou trois statues. Je me tenais en garde et j'avais bien raison de le faire, car son ¨¦p¨¦e ¨¦tait ¨¤ deux doigts de ma poitrine avant que j'eusse eu le temps de tirer la mienne, et je ne dus la vie qu'¨¤ quelques pas que je fis en arri¨¨re. Il avait sur moi l'avantage des armes, car son ¨¦p¨¦e ¨¦tait plus longue que la mienne, et ¨¤ triple tranchant comme on les porte g¨¦n¨¦ralement aujourd'hui, tandis que la mienne ¨¦tait ce qu'on appelait alors une lame saxonne, ¨¦troite, plate, et moins facile ¨¤ manier que celle de mon ennemi. Sous les autres rapports la partie ¨¦tait ¨¦gale; car, si j'avais l'avantage de l'adresse et de l'agilit¨¦, il avait plus de vigueur et de sang-froid. Il se battait pourtant avec plus de fureur que de courage, avec un d¨¦pit concentr¨¦ et une soif de sang cach¨¦e sous un air de tranquillit¨¦ qui donne aux plus grands crimes un nouveau caract¨¨re d'atrocit¨¦ en les faisant para?tre le r¨¦sultat d'une froide pr¨¦m¨¦ditation. Le d¨¦sir qu'il avait de triompher ne le mit pas un instant hors de garde, et il n'oublia jamais de se tenir sur la d¨¦fensive, tout en m¨¦ditant les plus vives attaques. Je me battis d'abord avec mod¨¦ration. Mes passions ¨¦taient violentes, mais non haineuses; et une marche de trois ou quatre minutes m'avait donn¨¦ le temps de r¨¦fl¨¦chir que Rashleigh ¨¦tait neveu de mon p¨¨re, que le sien m'avait t¨¦moign¨¦ de l'amiti¨¦ ¨¤ sa mani¨¨re, et que, si je le per?ais d'un coup mortel, je plongeais dans le deuil toute sa famille. Mon premier projet fut donc de tacher de d¨¦sarmer mon adversaire; et, plein de confiance dans les le?ons d'escrime que j'avais prises en France, je ne croyais pas devoir ¨¦prouver beaucoup de difficult¨¦ dans cette manoeuvre. Mais je ne tardai pas ¨¤ reconna?tre que j'avais affaire ¨¤ forte partie; et, m'¨¦tant vu deux fois sur le point d'¨ºtre touch¨¦, je fus oblig¨¦ de songer ¨¤ la d¨¦fensive. Peu ¨¤ peu la rage avec laquelle Rashleigh cherchait ¨¤ m'arracher la vie m'enflamma de col¨¨re, et je ne songeai plus ¨¤ user de m¨¦nagement. Enfin, l'animosit¨¦ ¨¦tant ¨¦gale des deux c?t¨¦s, notre combat semblait ne devoir finir que par la mort de l'un de nous. Peu s'en fallut que je ne fusse la victime. Mon pied glissa, je ne pus parer un botte que Rashleigh me porta en ce moment, et son ¨¦p¨¦e traversant mon habit effleura l¨¦g¨¨rement mes c?tes; mais il avait allong¨¦ ce coup avec une telle force que la garde de l'¨¦p¨¦e, me frappant violemment la poitrine, me causa une vive douleur et me fit croire que j'¨¦tais bless¨¦ ¨¤ mort. Alt¨¦r¨¦ de vengeance, et convaincu qu'il ne me restait qu'un instant pour la satisfaire, je saisis de la main gauche la poign¨¦e de son ¨¦p¨¦e, et, levant la mienne de la droite, j'¨¦tais sur le point de l'en percer, quand un nouvel acteur parut sur la sc¨¨ne. Soudain un homme se jeta entre nous, et, nous s¨¦parant, il s'¨¦cria d'une voix d'autorit¨¦: Quoi! les fils de ceux qui ont suc¨¦ le m¨ºme lait veulent r¨¦pandre leur sang, comme si ce n'¨¦tait pas le m¨ºme qui coulat dans leurs veines! Par le bras de mon p¨¨re! celui qui portera le premier coup p¨¦rira de ma main. Je le regardai d'un air de surprise: c'¨¦tait Campbell. Tout en parlant il brandissait sa lame ¨¦cossaise autour de lui, comme pour nous annoncer une m¨¦diation arm¨¦e. Rashleigh et moi nous gardions le silence. Campbell alors nous adressa la parole successivement. -- M. Francis, croyez-vous r¨¦tablir les affaires et le cr¨¦dit de votre p¨¨re en coupant la gorge de votre cousin ou en restant ¨¦tendu dans le parc du coll¨¨ge de Glascow? Et vous, M. Rashleigh, croyez-vous que les hommes de bon sens confieront leur vie et leur fortune ¨¤ un homme qui, charg¨¦ de grands int¨¦r¨ºts politiques, se prend de querelle comme un ivrogne? Ne me regardez pas de travers, M. Rashleigh; et, si vous trouvez mauvais ce que je vous dis, vous savez que vous ¨ºtes le ma?tre de quitter la partie. -- Vous abusez de ma situation, r¨¦pondit Rashleigh; sans cela vous n'oseriez vous m¨ºler d'une affaire o¨´ mon honneur est int¨¦ress¨¦. -- Je n'oserais! Allons donc! Et pourquoi n'oserais-je? Vous pouvez ¨ºtre plus riche que moi, j'en conviens; plus savant, je ne le nie point: mais vous n'¨ºtes ni plus beau, ni plus brave, ni plus noble; et ce sera une nouvelle pour moi quand on m'apprendra que vous valez mieux... Je n'oserais! j'ai pourtant d¨¦j¨¤ os¨¦ bien des choses! je crois que j'ai fait autant de besogne qu'aucun de vous deux, et je ne pense plus le soir ¨¤ ce que j'ai fait le matin. Rashleigh pendant ce discours s'¨¦tait rendu ma?tre de sa col¨¨re; il avait repris son air calme et tranquille. -- Mon cousin reconna?tra, dit-il, qu'il a provoqu¨¦ cette querelle; je n'y ai pas donn¨¦ lieu. Je suis charm¨¦ que vous nous ayez s¨¦par¨¦s avant que je lui eusse donn¨¦ une le?on plus s¨¦v¨¨re. -- ¨ºtes-vous bless¨¦? me demanda Campbell avec une apparence d'int¨¦r¨ºt. -- Ce n'est qu'une ¨¦gratignure, r¨¦pondis-je; et mon digne cousin ne s'en serait pas vant¨¦ longtemps si vous ne fussiez arriv¨¦. -- En bonne conscience, M. Rashleigh, dit Campbell, c'est une v¨¦rit¨¦, car l'acier allait faire connaissance avec le plus pur de votre sang quand j'ai arr¨ºt¨¦ le bras de M. Francis. Ainsi ne faites pas sonner bien haut votre victoire, et n'ayez pas l'air d'une truie jouant de la trompette. Mais allons, qu'il n'en soit plus question; suivez-moi: j'ai ¨¤ vous apprendre des nouvelles, et vous vous refroidirez comme la soupe de Mac-Gibbon quand il la met ¨¤ la fen¨ºtre. -- Excusez-moi, monsieur, m'¨¦criai-je, vous m'avez t¨¦moign¨¦ de l'amiti¨¦ et rendu service en plus d'une occasion; mais je ne puis consentir ¨¤ perdre de vue ce mis¨¦rable avant qu'il m'ait rendu les papiers qu'il a vol¨¦s ¨¤ mon p¨¨re, et qu'il l'ait mis par l¨¤ en ¨¦tat de remplir ses engagements. -- Jeune homme, dit Campbell, vous ¨ºtes fou. Vous aviez tout ¨¤ l'heure ¨¤ vous d¨¦fendre des attaques d'un seul homme, voulez-vous maintenant en avoir deux contre vous? -- Vingt s'il le faut. Il me suivra. En parlant ainsi, je saisis Rashleigh par le collet: il ne m'opposa aucune r¨¦sistance; et se tournant vers Campbell, il lui dit d'un air d¨¦daigneux: -- Vous le voyez, Mac-Gregor, il se pr¨¦cipite au-devant de sa destin¨¦e! Est-ce ma faute s'il ne veut pas s'arr¨ºter? Les mandats sont maintenant d¨¦livr¨¦s et tout est pr¨ºt. Le montagnard parut embarrass¨¦. Il regarda derri¨¨re lui, ¨¤ droite, ¨¤ gauche, et dit: -- Jamais je ne consentirai un instant qu'il soit tourment¨¦ pour avoir pris les int¨¦r¨ºts de son p¨¨re; et je donne la mal¨¦diction de Dieu et la mienne ¨¤ tous les magistrats, juges de paix, pr¨¦v?ts, baillis, sh¨¦riffs, officiers de sh¨¦riffs, constables, enfin ¨¤ tout le b¨¦tail noir qui depuis un si¨¨cle est la peste de l'¨¦cosse. C'¨¦tait un heureux temps quand chacun se chargeait de faire respecter ses droits, et que le pays n'¨¦tait pas empoisonn¨¦ de cette maudite engeance. Mais je vous le r¨¦p¨¨te, ma conscience ne me permet pas de souffrir qu'il soit vex¨¦, et surtout de cette mani¨¨re. J'aimerais mieux vous voir de nouveau mettre l'¨¦p¨¦e ¨¤ la main et vous battre en honn¨ºtes gens. -- Votre conscience, Mac-Gregor! dit Rashleigh avec un sourire ironique: vous oubliez que nous nous connaissons depuis longtemps. -- Oui, ma conscience, r¨¦p¨¦ta Campbell, ou Mac-Gregor, quel que f?t son nom... Oui, M. Rashleigh, j'en ai une, et c'est ce qui fait que je vaux mieux que vous. Quant ¨¤ notre connaissance, si vous me connaissez, vous savez quelles sont les causes qui m'ont fait ce que je suis; et quoi que vous en pensiez, je ne changerais pas ma situation avec celle du plus orgueilleux des pers¨¦cuteurs qui m'ont r¨¦duit ¨¤ n'avoir sur ma t¨ºte d'autre toit que la vo?te des cieux. Moi, je vous connais aussi, je sais ce que vous ¨ºtes; mais pourquoi ¨ºtes-vous ce que vous ¨ºtes, c'est ce que vous savez seul, et ce que nous n'apprendrons qu'au dernier des jours. Maintenant, M. Francis, lachez son collet, car il a raison de dire que vous seriez plus en danger que lui devant un magistrat. Soyez bien s?r que, quelque blanc que vous puissiez ¨ºtre, il trouverait le moyen de vous faire para?tre plus noir qu'un corbeau. Ainsi donc, comme je vous le disais, lachez son collet. Il joignit le geste ¨¤ l'exhortation, et, me tirant vigoureusement par le bras ¨¤ l'improviste, il d¨¦barrassa Rashleigh, et, me retenant dans ses bras, m'emp¨ºcha de le saisir de nouveau: -- Allons, M. Rashleigh, dit-il en m¨ºme temps; profitez du moment. Un bonne paire de jambes vaut deux bonnes paires de bras. Ce n'est pas la premi¨¨re fois que vous vous en serez servi. -- Cousin, dit Rashleigh, vous pouvez remercier Mac-Gregor si je ne vous paie pas ma dette tout enti¨¨re. Si je vous quitte en ce moment, c'est dans l'espoir de trouver bient?t une occasion pour m'acquitter envers vous sans courir le risque d'¨ºtre interrompu. En parlant ainsi, il essuya son ¨¦p¨¦e qui ¨¦tait tach¨¦e de quelques gouttes de sang, la remit dans le fourreau et disparut. L'¨¦cossais employa autant la force que les remontrances pour m'emp¨ºcher de le suivre, et v¨¦ritablement je commen?ais ¨¤ croire que cela ne me servirait ¨¤ rien. Lorsqu'il vit que je ne cherchais plus ¨¤ lui ¨¦chapper et que je paraissais devenir plus tranquille: -- Par le pain qui nous nourrit, me dit-il, je n'ai jamais vu un homme plus obstin¨¦. Je ne sais ce que j'aurais fait ¨¤ tout autre que vous qui m'aurait donn¨¦ la moiti¨¦ autant de peine pour le retenir. Que vouliez-vous faire? Auriez-vous suivi le loup dans sa caverne? Je vous dis qu'il a tendu ses filets pour vous prendre. Il a retrouv¨¦ le collecteur Morris, il lui a fait rendre une nouvelle plainte contre vous, et je ne puis ici venir ¨¤ votre secours, comme chez le juge de paix Inglewood. Il ne convient pas ¨¤ ma sant¨¦ de me trouver sur le chemin des baillis whigamores. Retirez-vous donc comme un honn¨ºte gar?on, et tirez le meilleur parti des circonstances en c¨¦dant ¨¤ propos. -- ¨¦vitez la pr¨¦sence de Rashleigh, de Morris et de l'animal Macvittie. Songez au clachan d'Aberfoil; et, comme je vous l'ai dit, foi de gentilhomme, justice vous sera rendue. Mais tenez-vous tranquille jusqu'¨¤ ce que nous nous revoyions, et vous ne me reverrez plus qu'au rendez-vous que je vous ai donn¨¦, car je pars. Je vais pourtant renvoyer Rashleigh de Glascow, car il n'y tramerait que du mal. Adieu, n'oubliez pas le clachan d'Aberfoil. Il partit, et m'abandonna aux r¨¦flexions que faisaient na?tre en moi les ¨¦v¨¦nements singuliers qui venaient de m'arriver. Je repris mon manteau, que j'ajustai de mani¨¨re ¨¤ cacher le sang qui avait tach¨¦ mes habits: ¨¤ peine m'en ¨¦tais-je couvert que les classes du coll¨¨ge s'ouvrirent, et que la foule des ¨¦coliers remplit la prairie et le parc. Je rentrai dans le coeur de la ville, et, voyant une petite boutique au-dessus de la porte de laquelle on lisait cette enseigne: _Christophe Nelson, Chirurgien et Apothicaire, _j'y entrai, et demandai ¨¤ un petit gar?on qui pilait quelques drogues dans un mortier de me procurer une audience du savant pharmacopole. Il m'introduisit dans une arri¨¨re-boutique o¨´ je trouvai un vieillard encore vert qui branla la t¨ºte d'un air d'incr¨¦dulit¨¦, lorsque je lui dis qu'en faisant des armes avec un de mes amis, son fleuret s'¨¦tait cass¨¦ et m'avait l¨¦g¨¨rement bless¨¦ au c?t¨¦. -- C'est une v¨¦ritable ¨¦gratignure, me dit-il en pansant la blessure, mais il n'y a jamais eu de bouton au bout du fleuret qui vous a touch¨¦. Ah! jeune sang, jeune sang! Mais nous autres chirurgiens, nous sommes une race discr¨¨te. Et puis, sans le sang trop bouillant et le mauvais sang, que deviendraient les deux savantes facult¨¦s? Il me cong¨¦dia avec cette r¨¦flexion morale, et le peu de douleur que m'avait caus¨¦e ma blessure ne tarda pas ¨¤ se dissiper. Chapitre XXVI. Une race de fer habite ces vieux monts, Ennemis d¨¦clar¨¦s des paisibles vallons. ................................. Derri¨¨re ces rochers, imp¨¦n¨¦trable asile, On trouve l'indigence avec la libert¨¦, L'audace des bandits cro?t par l'impunit¨¦. Ils viennent insulter ¨¤ la plaine fertile. GRAY. -- Pourquoi arrivez-vous si tard? s'¨¦cria M. Jarvie comme j'entrais dans la salle ¨¤ manger du brave banquier: savez-vous qu'il ne faut que cinq minutes pour gater le meilleur plat d'un d?ner? Mattie est d¨¦j¨¤ venue deux fois pour le mettre sur la table. Il est heureux pour vous que ce soit une t¨ºte de b¨¦lier, parce qu'elle ne perd rien pour attendre; mais une t¨ºte de mouton trop cuite est un vrai poison, comme disait mon p¨¨re: il en aimait beaucoup l'oreille, le digne homme. Je m'excusai comme je pus de mon manque d'exactitude, et nous nous m?mes ¨¤ table. M. Jarvie en fit les honneurs de la meilleure grace du monde, chargeant nos assiettes de toutes les friandises ¨¦cossaises qu'il avait fait pr¨¦parer pour nous, et dont le go?t n'¨¦tait pas tr¨¨s agr¨¦able pour nos palais anglais. Je m'en tirai assez bien, connaissant les usages de la soci¨¦t¨¦, qui permettent de se d¨¦barrasser d'une assiette bien remplie apr¨¨s avoir fait semblant d'y toucher. Mais il n'en ¨¦tait pas de m¨ºme d'Owen. Sa politesse ¨¦tait plus rigoureuse et plus formaliste; il ¨¦tait plaisant de voir les efforts qu'il faisait pour vaincre sa r¨¦pugnance et avaler tout ce que lui servait notre h?te, en faisant ¨¤ contre-coeur l'¨¦loge de chaque morceau, ¨¦loge qui ne servait qu'¨¤ doubler son tourment. Le magistrat, charm¨¦ de son app¨¦tit, ne souffrait pas que son assiette restat vide un seul instant. Lorsque la nappe fut ?t¨¦e, M. Jarvie pr¨¦para de ses propres mains un bowl de punch ¨¤ l'eau-de-vie: c'¨¦tait la premi¨¨re fois que j'en voyais faire de cette mani¨¨re. -- Les citrons viennent de ma petite ferme de l¨¤-bas, nous dit-il en faisant un mouvement d'¨¦paule pour d¨¦signer les Indes occidentales; et j'ai appris l'art de composer ce breuvage du vieux capitaine Coffinkey, qui, ¨¤ ce qu'on m'a assur¨¦, ajouta-t-il en baissant la voix, l'avait appris lui-m¨ºme des flibustiers. C'est une liqueur excellente, et cela prouve qu'il peut sortir de bonnes marchandises m¨ºme d'une mauvaise boutique. Quant au capitaine Coffinkey, c'¨¦tait l'homme le plus honn¨ºte que j'aie connu, si ce n'est qu'il jurait ¨¤ vous faire dresser les cheveux sur la t¨ºte. Mais il est mort, il est all¨¦ rendre ses comptes, et j'esp¨¨re qu'ils auront ¨¦t¨¦ en r¨¨gle. Nous trouvames le punch fort bon, et il servit de transition ¨¤ une longue conversation entre Owen et notre h?te sur les d¨¦bouch¨¦s que l'union de l'¨¦cosse ¨¤ l'Angleterre avait ouverts ¨¤ Glascow pour le commerce avec les Indes occidentales et les colonies anglaises en Am¨¦rique. M. Owen pr¨¦tendit que cette ville ne pouvait faire le chargement convenable pour ce pays sans faire des achats de marchandises en Angleterre. -- Point du tout, monsieur, point du tout! s'¨¦cria M. Jarvie avec chaleur: nous n'avons pas besoin de nos voisins, il ne nous faut que fouiller dans nos poches. N'avons-nous pas nos serges de Stirling, nos bas d'Aberdeen, nos ¨¦toffes de laine de Musselbourg et d'¨¦dimbourg? Nous avons des toiles de toute esp¨¨ce, meilleures et moins ch¨¨res que les v?tres, et nos ¨¦toffes de coton ne le c¨¨dent en rien ¨¤ celles d'Angleterre. Non, non, monsieur, un hareng n'emprunte pas les nageoires de son voisin, un mouton se soutient sur ses propres jambes, et Glascow n'attend rien de personne. Tout cela n'est pas bien amusant pour vous, M. Osbaldistone, ajouta-t-il en voyant que je gardais le silence depuis longtemps; mais vous savez qu'un roulier ne peut s'emp¨ºcher de parler de ses harnais. Pour m'excuser, je fis valoir les circonstances singuli¨¨res de ma situation et les nouvelles aventures qui m'¨¦taient arriv¨¦es dans la matin¨¦e. Je trouvai ainsi, comme je le d¨¦sirais, l'occasion de les raconter en d¨¦tail et sans ¨ºtre interrompu. La seule chose que j'omis dans ma narration fut la blessure l¨¦g¨¨re que j'avais re?ue, ne jugeant pas que cet accident m¨¦ritat d'¨ºtre rapport¨¦. M. Jarvie m'¨¦couta avec grande attention et un int¨¦r¨ºt bien marqu¨¦, fixant sur moi de petits yeux gris pleins de feu, et ne m'interrompant que par quelques courtes interjections, ou pour prendre une prise de tabac. Quand j'arrivai au duel qui avait suivi ma rencontre avec Rashleigh, Owen leva les yeux et les mains au ciel sans pouvoir prononcer un seul mot, et M. Jarvie m'interrompit en s'¨¦criant: -- Fort mal! tr¨¨s mal! tirer l'¨¦p¨¦e contre votre parent! cela est d¨¦fendu par toutes les lois divines et humaines; se battre dans l'enceinte d'une ville royale! cela est punissable d'amende et d'emprisonnement... Le parc du coll¨¨ge n'est pas privil¨¦gi¨¦. D'ailleurs c'est l¨¤ surtout, il me semble, qu'on doit laisser r¨¦gner la paix et la tranquillit¨¦... Croyez-vous qu'on ait donn¨¦ aux coll¨¨ges des terres qui rapportaient autrefois ¨¤ l'¨¦v¨ºque six cents livres de rente, compte franc et net, pour que des ¨¦cervel¨¦s viennent s'y ¨¦gorger! c'est bien assez que les ¨¦coliers s'y battent avec des boules de neige, de sorte que quand nous passons de ce c?t¨¦, Mattie et moi, nous courons toujours le risque d'en avoir une par la t¨ºte... Mais voyons, continuez votre histoire. Lorsque je parlai de la mani¨¨re dont notre combat avait ¨¦t¨¦ interrompu, Jarvie se leva d'un air de surprise et parcourut la salle ¨¤ grands pas en s'¨¦criant: -- Encore Rob!... Il est encore ici!... Il est donc fou, rien n'est plus s?r, et, qui pis est, il se fera pendre, ¨¤ la honte de toute sa parent¨¦. Cela ne peut lui manquer... Mon p¨¨re le diacre lui a fait sa premi¨¨re paire de bas, mais c'est le diacre Treeplie, fabricant de cordes, qui lui fournira sa derni¨¨re cravate... Rien n'est plus s?r, il est sur le grand chemin de la potence... Mais continuez donc, M. Osbaldistone; pourquoi ne continuez-vous pas? Je finis mon r¨¦cit, mais quelque clart¨¦ que j'eusse tach¨¦ d'y mettre, M. Jarvie trouva que quelques endroits n'¨¦taient pas suffisamment expliqu¨¦s, et je ne pus les lui faire comprendre qu'en lui racontant toute l'histoire de Morris, et celle de ma rencontre avec Campbell chez le juge Inglewood, ce dont je d¨¦sirais me dispenser. Il m'¨¦couta d'un air s¨¦rieux, ne m'interrompit pas une seule fois, et garda le silence quand j'eus fini ma narration. -- Maintenant que vous voil¨¤ parfaitement instruit, M. Jarvie, lui dis-je, il ne me reste qu'¨¤ vous prier de me donner votre avis sur ce qu'exigent de moi l'int¨¦r¨ºt de mon p¨¨re et celui de mon honneur. -- C'est bien parl¨¦, jeune homme, tr¨¨s bien parl¨¦! demandez toujours les conseils des gens qui sont plus ag¨¦s et qui ont plus d'exp¨¦rience que vous. Ne faites pas comme l'impie Roboam, qui consulta de jeunes t¨ºtes sans barbe, n¨¦gligeant les vieux conseillers de son p¨¨re Salomon, dont la sagesse, comme le remarqua fort bien M. Meikle-John en pr¨ºchant sur ce chapitre de la Bible, s'¨¦tait s?rement r¨¦pandue en partie sur eux. Mais il ne s'agit pas ici d'honneur, il est question de cr¨¦dit. Honneur est un homicide, un buveur de sang, un tapageur qui trouble le repos public; Cr¨¦dit au contraire est une cr¨¦ature honn¨ºte, d¨¦cente, paisible, qui reste au logis et fait les choses ¨¤ propos. -- Bien certainement, M. Jarvie, dit notre ami Owen, le cr¨¦dit est un capital qu'il faut conserver ¨¤ quelque escompte que ce puisse ¨ºtre. -- Vous avez raison, M. Owen, vous avez raison; vous parlez bien, avec sagesse, et j'esp¨¨re que votre boule arrivera au but, quelque ¨¦loign¨¦ qu'il paraisse. Mais, pour en revenir ¨¤ Rob, je pense qu'il rendra service ¨¤ ce jeune homme, s'il en a les moyens. Le pauvre Rob a un bon coeur, et quoique j'aie perdu autrefois avec lui deux cents livres d'¨¦cosse et que je ne m'attende pas beaucoup ¨¤ revoir les mille livres que je lui ai pr¨ºt¨¦es depuis ce temps, cela ne m'emp¨ºchera jamais de lui rendre justice. -- Je dois donc le regarder comme un honn¨ºte homme, M. Jarvie, lui dis-je. -- Mais... hum! Il toussa plusieurs fois. Sans doute... il a... une honn¨ºtet¨¦ highlandaise, une mani¨¨re d'honn¨ºtet¨¦, comme on dit. Feu mon p¨¨re le diacre riait beaucoup en m'expliquant l'origine de ce proverbe. Un certain capitaine Costlett faisait beaucoup valoir son loyalisme pour le roi Charles. Le clerc Pettigrew, dont vous avez s?rement entendu bien des histoires, lui demanda de quelle mani¨¨re il servait le roi quand il se battait contre lui ¨¤ Worcester, dans l'arm¨¦e de Cromwell. Mais le capitaine Costlett avait r¨¦ponse ¨¤ tout. Il r¨¦pliqua qu'il le servait _¨¤ sa mani¨¨re, _et le mot est rest¨¦. Mon brave p¨¨re riait bien toutes les fois qu'il contait cette histoire. -- Mais pensez-vous que celui que vous nommez Rob puisse me servir _¨¤ sa mani¨¨re? _Croyez-vous que je puisse aller au rendez-vous qu'il m'a donn¨¦? -- Franchement et v¨¦ritablement, il me semble que cela en vaut la peine. D'ailleurs vous voyez vous-m¨ºme que vous courez ici quelques risques. Ce vaurien de Morris a un poste ¨¤ Greenock, port situ¨¦ pr¨¨s d'ici, ¨¤ l'embouchure de la Clyde. Personne n'ignore que c'est un animal ¨¤ deux pieds, avec une t¨ºte d'oie et un coeur de poule, qui se prom¨¨ne sur le quai, tourmentant le pauvre monde de _permis, _de _transits _et d'autres vexations semblables; mais, au bout du compte, s'il rend plainte contre vous, il faut qu'un magistrat fasse son devoir; vous pouvez ¨ºtre claquemur¨¦ entre quatre murailles en attendant les explications, et ce n'est pas ce qui arrangera les affaires de votre p¨¨re. -- Tout cela est vrai; mais dois-je m'¨¦carter de Glascow quand tout me porte ¨¤ croire que cette ville est le principal th¨¦atre des intrigues et des complots de Rashleigh? Dois-je me confier ¨¤ la bonne foi tr¨¨s suspecte d'un homme dont tout ce que je connais, c'est qu'il craint la justice, qu'il a sans doute de bonnes raisons pour la craindre, et qui, pour quelque dessein secret et probablement criminel, a contract¨¦ des liaisons intimes avec l'auteur de notre ruine? -- Vous jugez Rob s¨¦v¨¨rement, trop s¨¦v¨¨rement, le pauvre diable; mais la v¨¦rit¨¦ est que vous ne connaissez pas notre pays de montagnes que nous appelons les Highlands. Il est habit¨¦ par une race qui ne nous ressemble en rien. On n'y trouve pas de baillis, pas de magistrats qui tiennent le glaive de la justice, comme le tenait mon digne p¨¨re le diacre, et comme je le tiens ¨¤ pr¨¦sent. C'est l'ordre du laird qui fait tout; d¨¨s qu'il parle, on ob¨¦it, et ils ne connaissent d'autres lois que la pointe de leur poignard. Leur claymore est ce que vous appelez en Angleterre le poursuivant ou le plaignant, et leur bouclier le d¨¦fendant. La t¨ºte la plus dure est celle qui r¨¦siste le plus longtemps. Voil¨¤ comme s'instruit un proc¨¨s dans les Highlands. Owen leva les mains au ciel en soupirant, et j'avoue que cette description ne me donna pas un grand d¨¦sir de visiter ces Highlands d'¨¦cosse, o¨´ l'empire des lois ¨¦tait si m¨¦connu. -- Nous n'entrons pas souvent dans ces d¨¦tails, continua M. Jarvie, d'abord parce qu'ils nous sont familiers, et ensuite parce qu'il ne faut pas discr¨¦diter son pays, surtout devant les ¨¦trangers. C'est un vilain oiseau que celui qui souille son propre nid. -- Fort bien, monsieur; mais, comme ce n'est pas une curiosit¨¦ impertinente, mais une n¨¦cessit¨¦ urgente qui m'oblige ¨¤ vous demander des informations, j'esp¨¨re que vous me pardonnerez si je vous prie de me donner toutes celles qui sont en votre pouvoir. J'aurai ¨¤ traiter pour les affaires de mon p¨¨re avec plusieurs personnes de ce pays sauvage, et je sens que votre exp¨¦rience peut m'¨ºtre d'un grand secours. Cette petite dose de flatterie ne fut pas perdue. -- Mon exp¨¦rience! dit le bailli, sans doute j'ai de l'exp¨¦rience, et j'ai fait quelques calculs dans ma vie. Je vous dirai m¨ºme, puisque nous sommes entre nous, que j'ai pris quelques renseignements par le moyen d'Andr¨¦ Wylie, mon ancien commis, qui travaille maintenant chez Macvittie, Macfin et compagnie, mais qui vient assez volontiers le samedi soir boire un verre de vin avec son ancien patron. Puisque vous voulez vous laisser guider par les conseils d'un fabricant de Glascow, je ne suis pas homme ¨¤ les refuser au fils de mon ancien correspondant, et mon p¨¨re avant moi ne lui aurait pas dit non. J'ai pens¨¦ quelquefois ¨¤ faire briller ma lumi¨¨re devant le duc d'Argyle, ou devant son fr¨¨re lord Hay; car ¨¤ quoi bon la tenir sous le boisseau? Mais le moyen de croire que de si grands personnages fissent attention ¨¤ ce que pourrait leur dire un pauvre fabricant? Ils pensent plus ¨¤ la qualit¨¦ de celui qui leur parle qu'aux choses qu'on leur dit. Ce n'est pas que je veuille mal parler de ce Mac-Callum More en aucune mani¨¨re. Ne maudissez pas le riche dans votre chambre ¨¤ coucher, dit le fils de Sidrach, car un oiseau lui portera vos paroles ¨¤ travers les airs. J'interrompis ces prol¨¦gom¨¨nes, qui ¨¦taient toujours la partie la plus diffuse des discours du bailli, pour l'assurer qu'il pouvait enti¨¨rement compter sur la discr¨¦tion de M. Owen et sur la mienne. -- Ce n'est pas cela, r¨¦pliqua-t-il, ce n'est pas cela. Je ne crains rien; qu'ai-je ¨¤ craindre? je ne dis du mal de personne. Mais c'est que ces hommes des Highlands ont le bras long, et, comme je vais parfois pr¨¨s de leurs montagnes voir quelques parents, je ne voudrais pas ¨ºtre en mauvaise renomm¨¦e dans aucun de leurs clans. Quoi qu'il en soit, pour continuer... Ah! il faut que je vous dise que toutes mes observations sont fond¨¦es sur le calcul, sur les chiffres: M. Owen vous dira que c'est la v¨¦ritable source et la seule d¨¦monstration de toutes les connaissances humaines. Owen s'empressa de faire un signe d'approbation en entendant une proposition si conforme ¨¤ ses id¨¦es; et notre orateur continua: -- Ces Highlands d'¨¦cosse, comme nous les appelons, sont une sorte de monde sauvage rempli de rochers, de cavernes, de bois, de lacs, de rivi¨¨res, et de montagnes si ¨¦lev¨¦es que les ailes du diable lui-m¨ºme seraient fatigu¨¦es s'il voulait voler jusqu'en haut. Or, dans ce pays, et dans les ?les qui en d¨¦pendent, et qui ne valent pas mieux, ou qui, pour parler vrai, sont encore pires, il se trouve environ 230 paroisses, y compris les Orcades, dans lesquelles je ne saurais dire si c'est la langue ga¨¦lique qu'on parle, ou non, mais dont les habitants sont loin d'¨ºtre civilis¨¦s. Maintenant, messieurs, je suppose par un calcul mod¨¦r¨¦ que la population de chaque paroisse, d¨¦duction faite des enfants de neuf ans et au-dessous, soit de 800 personnes; ajoutons un quart ¨¤ ce nombre, pour les enfants, et le total de la population sera de... Voyons, ajoutons un quart ¨¤ 800 pour former le multiplicateur, 230 ¨¦tant le multiplicande... -- Le produit, dit M. Owen qui entrait avec d¨¦lices dans ces calculs statistiques de M. Jarvie, sera de 230 000. -- Juste, M. Owen, parfaitement juste! Maintenant le ban et l'arri¨¨re-ban de tous ces montagnards en ¨¦tat de porter les armes, de dix-huit ¨¤ cinquante-huit ans, ne peut se calculer ¨¤ moins du quart de la population, c'est-¨¤-dire ¨¤ 57 500 hommes. Or, messieurs, une triste v¨¦rit¨¦, c'est que ce pays ne peut fournir d'occupation, d'apparence d'occupation, ¨¤ la moiti¨¦ de cette population; c'est-¨¤-dire que l'agriculture, le soin des bestiaux, la p¨ºche, toute esp¨¨ce de travail honn¨ºte, ne peuvent employer les bras de cette moiti¨¦, quoique trois d'entre eux ne fassent pas l'ouvrage d'un seul homme; car on dirait qu'une b¨ºche et une charrue leur br?lent les doigts. Ainsi donc cette moiti¨¦ de population sans occupation, montant ¨¤... -- 115 000 ames, dit Owen, faisant moiti¨¦ du produit total. -- Vous l'avez trouv¨¦, M. Owen, vous l'avez trouv¨¦!... Ainsi cette moiti¨¦ de population dont nous pouvons supposer le quart en ¨¦tat de porter les armes, peut nous offrir 28 750 hommes d¨¦pourvus de tous moyens honn¨ºtes d'existence, et qui peut-¨ºtre ne voudraient pas y avoir recours, s'ils en trouvaient. -- Est-il possible, M. Jarvie, m'¨¦criai-je, que ce soit l¨¤ un tableau fid¨¨le d'une portion si consid¨¦rable de la Grande- Bretagne? -- Tr¨¨s fid¨¨le, monsieur, et je vais vous le prouver clair comme la pique de Pierre Pasley...[90] Je veux bien supposer que chaque paroisse, l'une dans l'autre, emploie 50 charrues; c'est beaucoup pour le mis¨¦rable sol que ces malheureuses cr¨¦atures ont ¨¤ labourer, et j'admets qu'il s'y trouve assez de paturages pour leurs chevaux, leurs boeufs et leurs vaches. Maintenant, pour conduire les charrues et prendre soin des bestiaux, accordons 75 familles de six personnes, et ajoutons 50 pour faire un nombre rond, nous aurons 500 ames, c'est-¨¤-dire la moiti¨¦ de la population, qui ne seront pas tout ¨¤ fait sans ouvrage et pourront se procurer du lait aigre et de la bouillie; mais je voudrais bien savoir ce que vous ferez des 500 autres. -- Mais, au nom du ciel! M. Jarvie, quelles sont donc leurs ressources? je fr¨¦mis en pensant ¨¤ leur situation! -- Vous fr¨¦miriez davantage si vous ¨¦tiez leur voisin... Supposons maintenant que la moiti¨¦ de cette moiti¨¦ se tire d'affaire honn¨ºtement en travaillant pour les habitants des Lowlands, soit ¨¤ faire la moisson, soit ¨¤ faucher le foin, etc., combien de centaines et de milliers ne vous restera-t-il pas encore de ces Highlanders ¨¤ longues jambes qui ne veulent ni travailler ni mourir de faim, qui ne songent qu'¨¤ mendier ou ¨¤ voler, ou qui vivent aux d¨¦pens de leur chef en ex¨¦cutant tous ses ordres quels qu'ils puissent ¨ºtre? Ils descendent par centaines dans les plaines voisines, pillent de tous c?t¨¦s et emportent leur butin dans leurs montagnes. Chose d¨¦plorable dans un pays chr¨¦tien, d'autant plus qu'ils s'en font honneur et qu'ils disent qu'il est bien plus digne d'un homme de s'emparer d'un troupeau de b¨¦tail ¨¤ la pointe de l'¨¦p¨¦e que de s'occuper en mercenaire de travaux rustiques. Les lairds eux-m¨ºmes ne valent pas mieux. S'ils ne leur commandent pas le vol et le pillage, ils ne le leur d¨¦fendent pas et ils leur donnent retraite ou souffrent qu'ils en trouvent une dans leurs montagnes, dans leurs bois, dans leurs forteresses, quand ils ont fait un mauvais coup. Chaque chef entretient sous ses ordres un aussi grand nombre de fain¨¦ants de son nom et de son clan, comme nous disons, qu'il peut en soudoyer, sans compter ceux qui sont en ¨¦tat de se soutenir eux-m¨ºmes, n'importe par quels moyens. Arm¨¦s de dirks, de fusils, de pistolets et de dourlachs[91], ils sont toujours pr¨ºts ¨¤ troubler la paix du pays au premier signal du chef. Et voil¨¤ ce que sont depuis des si¨¨cles ces montagnards, mis¨¦rables vagabonds qui n'ont de chr¨¦tien que le nom, et qui tiennent toujours dans l'inqui¨¦tude et dans les alarmes un voisinage paisible et tranquille comme le n?tre. -- Et ce Rob, lui demandai-je, votre parent, mon ami, est sans doute un de ces chefs qui entretiennent les troupes de fain¨¦ants dont vous venez de parler? -- Non, non, ce n'est pas un de leurs grands chefs, comme ils les appellent. Il est cependant du meilleur sang montagnard et descendu du vieux Glenstrae. Je connais sa famille, puisque nous sommes parents. Ce n'est pas que j'y attache grande importance; c'est l'image de la lune dans un seau d'eau; mais je pourrais vous montrer des lettres que son p¨¨re, qui ¨¦tait le troisi¨¨me descendant de Glenstrae, a ¨¦crites au mien, le digne diacre Jarvie, paix soit ¨¤ sa m¨¦moire! commen?ant par: Cher Diacre, et finissant, par: Votre affectueux parent ¨¤ vos ordres. Elles sont relatives ¨¤ quelque argent que mon p¨¨re lui avait pr¨ºt¨¦, et le bon diacre les gardait comme pi¨¨ces de renseignements. C'¨¦tait un homme soigneux! -- Mais, s'il n'est pas un de ces chefs dont vous venez de parler, ce cousin v?tre jouit au moins d'un grand cr¨¦dit et d'une certaine autorit¨¦ dans les Highlands, je suppose. -- Oh! pour cela, vous pouvez le dire sans crainte de vous tromper. Il n'y a pas de nom qui soit mieux connu entre Lennox et le Breadalbane. Rob a men¨¦ autrefois une vie laborieuse, il faisait le commerce de bestiaux. C'¨¦tait un plaisir de le voir avec son plaid et ses brogues, la claymore au c?t¨¦, le pistolet ¨¤ la ceinture, le fusil sous le bras et le bouclier derri¨¨re le dos, descendre de ses montagnes avec dix ou douze gillies[92] ¨¤ ses ordres pour conduire dans nos march¨¦s des troupeaux de plusieurs centaines de boeufs qui avaient l'air aussi sauvage que leurs conducteurs. Mais il faisait toutes ses affaires avec honneur et justice; et, s'il croyait que son vendeur avait fait un mauvais march¨¦, il lui donnait une indemnit¨¦. Je l'ai vu faire une remise, en pareil cas, de cinq shillings par livre sterling. -- Vingt-cinq pour cent! s'¨¦cria Owen: c'est un escompte consid¨¦rable! -- C'est pourtant ce qu'il faisait, monsieur, comme je vous le disais, surtout s'il croyait que le vendeur ¨¦tait pauvre et ne pouvait supporter cette perte: mais les temps devinrent durs; Rob se hasarda trop. Ce ne fut pas ma faute! ce ne fut pas ma faute! Je l'en avertis, il ne peut pas me le reprocher. Enfin il fit des pertes, il eut affaire ¨¤ des cr¨¦anciers, ¨¤ des voisins impitoyables. On saisit ses terres, ses bestiaux, tout ce qu'il poss¨¦dait; on chassa sa femme de sa maison pendant qu'il en ¨¦tait absent. C'est une honte! c'est une honte! Je suis un homme paisible, un magistrat; mais, si on en e?t fait autant ¨¤ ma servante Mattie, je crois que j'aurais fait revoir le jour au sabre que mon p¨¨re le diacre portait ¨¤ la bataille du pont de Bothwell. Rob revint chez lui: il y avait laiss¨¦ l'abondance, il n'y retrouva que mis¨¨re et d¨¦solation. Il regarda au nord, au sud, ¨¤ l'est, ¨¤ l'ouest et n'aper?ut nulle part ni retraite, ni ressources, ni esp¨¦rances. Que faire? Il enfon?a sa toque sur ses yeux, ceignit sa claymore, se rendit aux montagnes, et devint un d¨¦sesp¨¦r¨¦. La voix manqua un instant au bon citadin. Quoiqu'il feign?t de ne pas faire grand cas de la g¨¦n¨¦alogie des Highlands, il attachait une certaine importance ¨¤ sa parent¨¦, et retra?ait la prosp¨¦rit¨¦ pass¨¦e de son ami avec un exc¨¨s de sympathie qui rendait encore plus vifs sa compassion pour son malheur et ses regrets des ¨¦v¨¦nements qui en avaient ¨¦t¨¦ la suite. -- Ainsi donc, dis-je ¨¤ M. Jarvie en voyant qu'il ne continuait pas sa narration, le d¨¦sespoir porta votre infortun¨¦ parent ¨¤ devenir un des d¨¦pr¨¦dateurs dont vous m'avez parl¨¦. -- Non, non, pas tout ¨¤ fait, pas tout ¨¤ fait! Il se mit ¨¤ lever le _black-mail _dans tout le Lennox et le Menteith, et jusqu'aux portes du chateau de Stirling. -- _Black-mail![93] _Qu'entendez-vous par ces mots? -- Oh! voyez-vous, Rob eut bient?t amass¨¦ autour de lui une troupe de Toques-Bleues[94], car il ¨¦tait connu dans le pays pour un homme qui ne craignait rien: le nom de sa famille ¨¦tait ancien et honorable, quoiqu'on ait voulu l'avilir, le pers¨¦cuter et l'¨¦teindre depuis quelque temps. Elle s'¨¦tait montr¨¦e avec ¨¦clat dans les guerres contre le roi, le parlement et l'¨¦glise ¨¦piscopale. Ma m¨¨re ¨¦tait une Mac-Gregor: peu m'importe qu'on le sache! Si bien que Rob se vit bient?t ¨¤ la t¨ºte d'une troupe nombreuse et intr¨¦pide. Il dit qu'il ¨¦tait fach¨¦ des vols de bestiaux et des ravages du sud des Highlands, et il proposa d'en garantir tout fermier ou propri¨¦taire qui lui paierait quatre pour cent de son fermage ou de son revenu; et c'¨¦tait sans doute un faible sacrifice pour ne plus avoir ¨¤ craindre le vol et le pillage dont Rob s'obligeait ¨¤ les garantir. Si l'un d'eux perdait un seul mouton, il n'avait qu'¨¤ se plaindre ¨¤ Rob, et celui-ci ne manquait pas de le lui faire rendre ou de lui en payer la valeur. Rob a toujours tenu sa parole. Je ne puis dire qu'il en ait jamais manqu¨¦. Personne ne peut accuser Rob de ne pas l'avoir tenue. -- C'est un singulier contrat d'assurance, dit M. Owen. -- Elle n'est pas l¨¦gale, dit M. Jarvie, j'en conviens. Non, elle n'est pas l¨¦gale; la loi prononce m¨ºme des peines contre celui qui paie le _black-mail, _comme contre celui qui le l¨¨ve. Mais, si la loi ne peut prot¨¦ger ma maison et mes troupeaux, pourquoi n'aurais-je pas recours ¨¤ un gentilhomme des Highlands qui peut le faire? Qu'on me r¨¦ponde ¨¤ cela! -- Mais, M. Jarvie, lui dis-je, ce contrat de _black-mail, _comme vous l'appelez, est-il purement volontaire de la part du fermier ou du propri¨¦taire qui paie l'assurance? Si quelqu'un s'y refuse, qu'en arrive-t-il? -- Ah! ah! jeune homme, dit le bailli en riant et pla?ant son index le long de son nez, vous croyez que vous me tenez l¨¤? Il est bien vrai que je conseillerais ¨¤ mes amis de s'arranger avec Rob, car on a beau veiller, prendre des pr¨¦cautions, quand les nuits sont longues, il est bien difficile... Les Grahame et les Cohoon ne voulurent pas d'abord accepter ses conditions: qu'en arriva-t- il? D¨¨s le premier hiver ils perdirent tous leurs bestiaux. De mani¨¨re que la plupart crurent devoir accepter les propositions de Rob. C'est le meilleur des hommes quand on s'arrange avec lui; mais si vous lui r¨¦sistez, autant vaudrait s'attaquer au diable. -- C'est par ses exploits en ce genre qu'il a arm¨¦ contre lui les lois de sa patrie!... -- Arm¨¦ contre lui? Oui, vous pouvez bien le dire, car, si on le tenait, son cou sentirait le poids de son corps. Mais il a des amis parmi les gens puissants, et je pourrais vous citer une grande famille qui le prot¨¨ge de tout son pouvoir, afin qu'il soit une ¨¦pine dans le dos d'un autre. Et puis il a tant de ressources! Il a jou¨¦ plus de tours qu'il n'en tiendrait dans un livre, dans un gros livre. Il a eu autant d'aventures que Robin Hood ou que William Wallace, et l'on en ferait d'¨¦ternelles histoires ¨¤ raconter l'hiver au coin du feu. C'est une chose bien singuli¨¨re, messieurs, moi qui suis un homme paisible, moi qui suis fils d'un homme paisible, car le diacre mon p¨¨re ne s'est jamais querell¨¦ avec personne, si ce n'est dans l'assembl¨¦e du conseil commun; c'est une chose singuli¨¨re, dis-je, que, quand je les entends raconter, il me semble que le sang montagnard s'¨¦chauffe en moi, et j'y trouve plus de plaisir, Dieu me pardonne! qu'¨¤ ¨¦couter des discours ¨¦difiants. Mais ce sont des vanit¨¦s, de coupables vanit¨¦s, des fautes contre la loi, des fautes contre l'¨¦vangile. -- Mais quelle influence ce M. Robert Campbell peut-il donc avoir sur les affaires de mon p¨¨re et sur les miennes? dis-je tout en continuant mes questions. -- Il faut que vous sachiez..., r¨¦pondit M. Jarvie en baissant la voix, je parle ici entre amis et sous la rose[95]. Il faut donc que vous sachiez que les Highlands sont rest¨¦s tranquilles depuis 1689, l'ann¨¦e de Killicankrie[96], mais comment l'a-t-on obtenu? par de l'argent, M. Owen, par de l'argent, M. Osbaldistone. Le roi Guillaume fit distribuer par Breadalbane, parmi les Highlanders, vingt bonnes mille livres sterling, et l'on dit m¨ºme que le vieux comte en garda un bon lopin dans son sporran[97]. Ensuite feu la reine Anne fit des pensions aux chefs, de sorte qu'ils ¨¦taient en ¨¦tat de pourvoir aux besoins de ceux qui n'avaient pas d'ouvrage, comme je vous l'ai dit; ils se tenaient donc assez tranquilles, sauf quelques pillages dans les Lowlands, ce dont ils ne peuvent se d¨¦shabituer tout ¨¤ fait; et quelques batailles entre eux, ce dont leurs voisins civilis¨¦s ne s'inqui¨¨tent gu¨¨re. Mais, depuis l'av¨¨nement du roi George au tr?ne, que Dieu prot¨¨ge! du roi actuel, il n'arrive plus chez eux ni argent ni pensions; les chefs n'ont plus le moyen de soutenir leurs clans, et un homme qui, d'un coup de sifflet, peut rassembler mille ou quinze cents hommes pr¨ºts ¨¤ ex¨¦cuter tous ses ordres doit pourtant trouver des moyens pour les nourrir; ainsi donc la tranquillit¨¦, l'esp¨¨ce de tranquillit¨¦ qui r¨¨gne ne peut ¨ºtre de longue dur¨¦e. Vous verrez (et il baissa la voix encore davantage), vous verrez qu'il y aura un soul¨¨vement, un soul¨¨vement en faveur des Stuarts. Les montagnards se r¨¦pandront dans notre pays comme un torrent, ainsi qu'ils l'ont fait lors des guerres d¨¦sastreuses de Montrose, et vous en entendrez parler avant qu'il se passe encore un an. -- Mais, encore une fois, M. Jarvie, je ne vois pas quel rapport tout cela peut avoir avec les affaires de mon p¨¨re. -- ¨¦coutez-moi, ¨¦coutez-moi donc. Rob peut lever au moins cinq cents hommes, et les plus braves du pays. Or, il doit prendre quelque int¨¦r¨ºt ¨¤ la guerre, car il y trouverait plus de profit qu'¨¤ la paix. Et pour vous parler ¨¤ coeur ouvert, je soup?onne qu'il est charg¨¦ d'entretenir une correspondance entre les chefs des montagnards et quelques seigneurs du nord de l'Angleterre. Nous avons entendu parler du vol qui a ¨¦t¨¦ fait ¨¤ Morris des deniers publics dont il ¨¦tait porteur, dans les monts Cheviot; et pour vous dire la v¨¦rit¨¦, M. Frank, le bruit s'¨¦tait r¨¦pandu que c'¨¦tait un Osbaldistone qui avait fait ce vol de concert avec Rob, et l'on pr¨¦tendait que c'¨¦tait vous... Ne me dites rien, laissez- moi parler, je sais que cela n'est pas vrai. Mais il n'y avait rien que je ne pusse croire d'un jeune homme qui s'¨¦tait fait com¨¦dien, et j'¨¦tais fach¨¦ que le fils de votre p¨¨re menat un pareil train de vie. Mais ¨¤ pr¨¦sent je ne doute nullement que ce ne soit Rashleigh ou quelque autre de vos cousins! car ils sont tous du m¨ºme bois, papistes, jacobites, et ils croient que les deniers et les papiers du gouvernement sont de bonne prise. Ce Morris est tellement poltron que, quoiqu'il sache bien que c'est Rob qui l'a vol¨¦, il n'a jamais eu la hardiesse de l'en accuser publiquement, et peut-¨ºtre n'a-t-il pas eu tout ¨¤ fait tort, car ces diables de montagnards seraient gens ¨¤ lui faire un mauvais parti, sans que tous les douaniers d'Angleterre pussent venir ¨¤ bout de les en emp¨ºcher. -- J'avais eu le m¨ºme soup?on depuis longtemps, M. Jarvie, et nous sommes parfaitement d'accord sur ce point; mais quant aux affaires de mon p¨¨re... -- Soup?on, dites-vous? J'en suis bien certain. Je connais des gens qui ont vu quelques-uns des papiers qui ¨¦taient dans le portemanteau de Morris. Il est inutile que je vous dise ni qui, ni o¨´, ni quand. Mais, pour en revenir aux affaires de votre p¨¨re, vous devez bien penser que depuis quelques ann¨¦es les chefs des montagnards n'ont pas perdu de vue leurs int¨¦r¨ºts. Votre p¨¨re a achet¨¦ les bois de Glen-Disseries, de Glen-Kissoch, de Glen- Cailzie-chat et plusieurs autres; il a donn¨¦ ses billets en paiement, et comme la maison Osbaldistone et Tresham jouissait d'un grand cr¨¦dit, -- et je le dirai en face comme en arri¨¨re de M. Owen, avant le malheur qui vient de lui arriver, il n'y avait pas de maison plus s?re et plus respectable, -- les chefs montagnards qui avaient re?u ces billets pour comptant ont trouv¨¦ ¨¤ les escompter ¨¤ ¨¦dimbourg et ¨¤ Glascow. Je devrais seulement dire ¨¤ Glascow, car on trouve ¨¤ ¨¦dimbourg plus d'orgueil que d'argent. De mani¨¨re que..., vous voyez bien clairement o¨´ cela nous conduit? Je fus oblig¨¦ de faire l'aveu de mon manque d'intelligence, et de le prier de suivre le fil de ses raisonnements. -- Comment! me dit-il, si les billets ne sont pas acquitt¨¦s, les banquiers et n¨¦gociants de Glascow retomberont sur les chefs montagnards, qui ne sont pas riches en argent comptant, et le diable ne leur rendra pas celui qu'ils ont d¨¦j¨¤ mang¨¦. Se voyant poursuivis et sans ressources, ils deviendront enrag¨¦s; cinquante chefs qui seraient rest¨¦s bien tranquilles chez eux seront pr¨ºts ¨¤ prendre part aux entreprises les plus d¨¦sesp¨¦r¨¦es, et c'est ainsi que la suspension de paiements de la maison de votre p¨¨re acc¨¦l¨¦rera le soul¨¨vement qu'on veut exciter. -- Vous pensez donc, lui dis-je, frapp¨¦ du nouveau point de vue qu'il me pr¨¦sentait, et qui me paraissait fort singulier, que Rashleigh n'a fait tort ¨¤ mon p¨¨re que pour hater le moment d'une insurrection parmi les montagnards, en mettant dans l'embarras les chefs qui ont re?u ses billets en paiement de leurs bois? -- Sans aucun doute, M. Osbaldistone, sans aucun doute! c'en a ¨¦t¨¦ la principale raison. Je ne doute pas que l'argent comptant qu'il a emport¨¦ n'ait la m¨ºme destination; mais comparativement c'est un objet de peu d'importance, quoique ce soit ¨¤ peu pr¨¨s tout ce que Rashleigh y gagnera: les billets ne peuvent lui servir qu'¨¤ allumer sa pipe; car je pense bien que M. Owen a mis partout opposition ¨¤ leur paiement. -- Votre calcul est juste, dit Owen. -- Il a bien essay¨¦ d'en faire escompter quelques-uns par Macvittie, Macfin et compagnie. Je l'ai appris, sous le secret, d'Andr¨¦ Wylie. Mais ce sont de trop vieux chats pour se laisser prendre ¨¤ un tel pi¨¨ge, et ils se sont tenus ¨¤ l'¨¦cart. Rashleigh est trop connu ¨¤ Glascow pour qu'on ait confiance en lui. En 1707, il vint ici pour tramer je ne sais quoi avec des papistes et des jacobites, et il y laissa des dettes. Non, non, il ne trouverait pas ici un shilling sur tous ses billets, parce qu'on douterait qu'ils lui appartinssent l¨¦gitimement, ou qu'on craindrait de n'en ¨ºtre pas pay¨¦. Je suis convaincu que le paquet est tout entier dans quelque coin des montagnes, et je ne doute pas que le cousin Rob ne puisse le d¨¦terrer, si bon lui semble. -- Mais le croyez-vous dispos¨¦ ¨¤ nous servir de cette mani¨¨re, M. Jarvie? Vous me l'avez repr¨¦sent¨¦ comme un agent du parti jacobite, comme prenant une part active ¨¤ ses intrigues; sera-t-il port¨¦ pour l'amour de moi, ou, si vous le voulez, pour l'amour de la justice, ¨¤ faire un acte de restitution qui, en le supposant possible, contrarierait ses projets? -- Je ne puis r¨¦pondre pr¨¦cis¨¦ment ¨¤ cela, je ne le puis. Les grands se m¨¦fient de Rob, et Rob se m¨¦fie des grands. Il a toujours ¨¦t¨¦ appuy¨¦ par la famille du duc d'Argyle. S'il ¨¦tait parfaitement libre de suivre ses go?ts, il serait plut?t du parti d'Argyle que du parti de Breadalbane, car il y a une vieille rancune entre la famille de ce dernier et celle de Rob. Mais la v¨¦rit¨¦ c'est que Rob est de son propre parti, comme Henri Wynd qui disait qu'il combattait pour lui-m¨ºme; si le diable ¨¦tait le laird, Rob chercherait ¨¤ ¨ºtre son tenancier, et peut-on l'en blamer dans l'¨¦tat o¨´ on l'a r¨¦duit? Cependant il y a une chose contre vous, c'est que Rob a une jument grise dans son ¨¦curie. -- Une jument grise? et que peut me faire...? -- Je parle de sa femme, jeune homme, de sa femme, et c'est une terrible femme! Elle d¨¦teste tout ce qui n'est pas des Highlands, et par-dessus toutes choses tout ce qui est anglais. Le seul moyen d'en ¨ºtre bienvenu, c'est de crier vive le roi Jacques et ¨¤ bas le roi George! -- Il est bien ¨¦trange, lui dis-je, que les int¨¦r¨ºts commerciaux des citoyens de Londres se trouvent compromis par les projets de soul¨¨vement tram¨¦s dans un coin de l'¨¦cosse! -- Point du tout, M. Osbaldistone, point du tout. C'est un pr¨¦jug¨¦ de votre part. Je me souviens d'avoir lu, pendant les longues nuits, dans la chronique de Baker, que les n¨¦gociants de Londres forc¨¨rent autrefois la banque de G¨ºnes ¨¤ manquer ¨¤ la promesse qu'elle avait faite au roi d'Espagne de lui pr¨ºter une somme consid¨¦rable, ce qui retarda d'un an le d¨¦part de la fameuse _Armada. _Que pensez-vous de cela, monsieur? -- Qu'ils rendirent ¨¤ leur patrie un service dont notre histoire doit faire une mention honorable. -- Je pense de m¨ºme, et je pense aussi qu'on rendrait en ce moment service ¨¤ l'¨¦tat et ¨¤ l'humanit¨¦ si l'on pouvait emp¨ºcher quelques malheureux chefs montagnards de se vouer ¨¤ la destruction, eux et leurs gens, uniquement parce qu'ils n'ont pas le moyen de rembourser un argent qu'ils devaient regarder comme leur appartenant bien l¨¦gitimement, si l'on pouvait sauver le cr¨¦dit de votre p¨¨re, et par-dessus le march¨¦ la somme qui m'est due par la maison Osbaldistone et Tresham. Bien certainement, celui qui ferait tout cela m¨¦riterait du roi honneur et r¨¦compense, f?t-il le dernier de ses sujets. -- Je ne puis dire jusqu'¨¤ quel point il aurait droit ¨¤ la reconnaissance publique, M. Jarvie, mais la n?tre se mesurerait sur l'¨¦tendue de l'obligation que nous lui aurions. -- Et nous tacherions d'en ¨¦tablir la balance, dit M. Owen, aussit?t que M. Osbaldistone serait de retour de Hollande. -- Je n'en doute point, je n'en doute point. C'est un homme solide, et avec mes conseils il pourrait faire de belles affaires en ¨¦cosse. Eh bien, messieurs, si l'on pouvait retirer ces billets des mains des Philistins! c'est de bon papier; il ¨¦tait bon quand il se trouvait en bonnes mains, c'est-¨¤-dire dans les v?tres, M. Owen. Je vous nommerais trois personnes dans Glascow (quoi que vous puissiez penser de nous, M. Owen), Sandie Steenson, John Pirie, et un troisi¨¨me que je ne veux pas nommer en ce moment, qui se chargeraient des recouvrements, et vous avanceraient ¨¤ l'instant telle somme qui vous est n¨¦cessaire pour soutenir le cr¨¦dit de votre maison, sans vous demander d'autre s?ret¨¦. Les yeux d'Owen s'anim¨¨rent ¨¤ cette lueur d'espoir de sortir d'embarras; mais il reprit bient?t son air soucieux en r¨¦fl¨¦chissant au peu de probabilit¨¦ que nous avions de rentrer en possession de ces effets. -- Ne d¨¦sesp¨¦rez point, monsieur, ne d¨¦sesp¨¦rez point! dit le banquier ¨¦cossais; j'ai d¨¦j¨¤ pris assez d'int¨¦r¨ºt ¨¤ vos affaires. J'y suis jusqu'¨¤ la cheville, je m'y mettrai jusqu'aux genoux s'il le faut. Je suis comme mon p¨¨re le diacre, que son ame soit en paix! quand j'entreprends quelque chose pour un ami, je finis toujours par en faire ma propre affaire. Ainsi donc, demain matin, je mets mes bottes, je monte sur mon bidet, et avec M. Frank que voil¨¤, je parcours les bruy¨¨res de Drymen. Si je ne fais pas entendre raison ¨¤ Rob, et m¨ºme ¨¤ sa femme, je ne sais qui pourra en venir ¨¤ bout. Je leur ai rendu service plus d'une fois, sans parler de la nuit derni¨¨re, o¨´ je n'avais qu'¨¤ prononcer son nom pour l'envoyer au gibet. J'entendrai dire peut-¨ºtre quelques mots de cette affaire dans le conseil commun, de la part du bailli Grahame, de Macvittie et de quelques autres. Ils m'ont d¨¦j¨¤ montr¨¦ les dents plus d'une fois, et m'ont jet¨¦ au nez ma parent¨¦ avec Rob. Je leur ai dit que je n'excusais les fautes de personne, mais que mettant ¨¤ part ce que Rob avait fait contre les lois du pays, quelques vols de troupeaux, la lev¨¦e des _black-mails _et le malheur qu'il a eu de tuer quelques personnes dans des querelles, c'¨¦tait un plus honn¨ºte homme que ceux que leurs jambes soutenaient. Et pourquoi m'inqui¨¨terais-je de leurs bavardages? Si Rob est un _outlaw, _qu'on aille le lui dire. Il n'y a pas de loi qui d¨¦fende de voir les proscrits, comme du temps des derniers Stuarts. J'ai dans ma bouche une langue ¨¦cossaise; et s'ils me parlent, je saurai leur r¨¦pondre. Ce fut avec un vif plaisir que je vis le bon magistrat franchir ¨¤ la fin les barri¨¨res de la prudence, grace ¨¤ l'influence de son esprit public, jointe ¨¤ l'int¨¦r¨ºt que son bon coeur lui faisait prendre ¨¤ nos affaires, au d¨¦sir qu'il avait de n'¨¦prouver ni perte ni retard dans ses rentr¨¦es, et ¨¤ un mouvement de vanit¨¦ bien pardonnable. Ces motifs op¨¦rant en m¨ºme temps lui firent prendre la courageuse r¨¦solution de se mettre lui-m¨ºme en campagne et de m'aider ¨¤ recouvrer les papiers de mon p¨¨re. Tout ce qu'il m'avait dit me fit penser que s'ils ¨¦taient ¨¤ la disposition de cet aventurier montagnard, il serait possible de le d¨¦terminer ¨¤ rendre des effets dont il ne pouvait tirer aucun avantage pour lui-m¨ºme, et je sentais que la pr¨¦sence de son parent pourrait ¨ºtre utile pour l'y d¨¦cider. Je consentis donc sans h¨¦siter ¨¤ la proposition que me fit M. Jarvie de partir le lendemain, et je lui exprimai ma reconnaissance. Autant il avait mis de lenteur et de circonspection ¨¤ se d¨¦cider, autant il mit de promptitude et de vivacit¨¦ ¨¤ ex¨¦cuter sa r¨¦solution. Il fit venir Mattie, lui recommanda d'exposer ¨¤ l'air sa redingote, de faire graisser ses bottes, et de veiller ¨¤ ce que son cheval e?t mang¨¦ l'avoine et f?t harnach¨¦ le lendemain matin ¨¤ cinq heures, moment qu'il fixa pour notre d¨¦part. Il fut r¨¦gl¨¦ qu'Owen attendrait notre retour ¨¤ Glascow, sa pr¨¦sence ne pouvant nous ¨ºtre d'aucune utilit¨¦ dans notre exp¨¦dition. Je pris cong¨¦ de cet ami z¨¦l¨¦, dont je devais la rencontre au hasard. J'installai Owen ¨¤ mon auberge, dans un appartement voisin du mien, et, ayant donn¨¦ ordre ¨¤ Andr¨¦ de tenir les chevaux pr¨ºts le lendemain, ¨¤ l'heure indiqu¨¦e, je me couchai avec plus d'esp¨¦rance que je n'en avais eu depuis plusieurs jours. Chapitre XXVII. Aussi loin que pouvait atteindre votre vue, La terre ¨¦tait aride et d'arbres d¨¦pourvue: ¨¤ peine un seul oiseau traversait l'horizon. Dans ces lieux o¨´ jadis roucoulait le pigeon Et qu'animait aussi l'abeille bourdonnante, R¨¨gne un silence affreux, et l'onde y est stagnante: Plus de ruisseaux courant sur un lit de cailloux Dont l'¨¦cho r¨¦p¨¦tait le murmure si doux. COLERIDGE, _Pr¨¦diction de la Famine._ Nous ¨¦tions dans la saison de l'¨¦t¨¦. M. Jarvie ne demeurait qu'¨¤ quelques pas de mistress Flyter; j'avais donn¨¦ ordre ¨¤ Andr¨¦ de m'attendre ¨¤ sa porte ¨¤ cinq heures pr¨¦cises avec nos deux chevaux, et je ne manquai pas de m'y trouver. La premi¨¨re chose que je remarquai en arrivant fut que le cheval donn¨¦ si g¨¦n¨¦reusement par le clerc Touthope ¨¤ son client M. Fairservice, en ¨¦change de la jument de Thorncliff, ¨¦tait encore, quelque mauvais qu'il f?t, un Buc¨¦phale en comparaison de celui contre lequel il avait trouv¨¦ le secret de l'¨¦changer. Il avait bien ses quatre pieds; mais il ¨¦tait tellement boiteux que trois seulement paraissaient destin¨¦s ¨¤ le soutenir et que le quatri¨¨me, brandillant en l'air, ne semblait ¨ºtre l¨¤ que pour leur servir de pendant. -- ¨¤ quoi pensez-vous de m'amener un animal semblable? lui demandai-je avec impatience; qu'est devenu le cheval sur lequel vous ¨ºtes venu ¨¤ Glascow? -- Je l'ai vendu, monsieur; il ¨¦tait poussif, et il aurait mang¨¦ gros comme sa t¨ºte d'argent s'il ¨¦tait rest¨¦ dans l'¨¦curie de mistress Flyter. J'ai achet¨¦ celui-ci pour le compte de Votre Honneur. C'est un march¨¦ d'or: il ne co?te qu'une livre sterling par jambe, c'est-¨¤-dire quatre. On dirait qu'il boite, mais il n'y para?tra plus quand il aura fait un mille. C'est un trotteur bien connu, on l'appelle Souple-Tam. -- Sur mon ame! Andr¨¦, vous ne serez content que quand ma houssine aura fait connaissance avec vos ¨¦paules. Si vous n'allez chercher ¨¤ l'instant l'autre cheval, je vous jure que vous porterez la peine de votre impudence. Andr¨¦, malgr¨¦ mes menaces, ne se pressait pas de m'ob¨¦ir. Il me dit qu'il lui en co?terait une guin¨¦e de d¨¦dit pour rompre le march¨¦ qu'il avait fait, et quoique je visse bien que le coquin me prenait pour dupe, j'allais, en v¨¦ritable Anglais, sacrifier de l'argent plut?t que de perdre du temps, quand M. Jarvie parut ¨¤ sa porte. Il ¨¦tait bott¨¦ et couvert d'un manteau ¨¤ capuchon, comme s'il se f?t pr¨¦par¨¦ ¨¤ un hiver de Sib¨¦rie, et nous ¨¦tions dans le temps de la moisson. Deux de ses commis, pr¨¦c¨¦d¨¦s par Mattie, conduisaient le coursier sage et paisible qui avait l'honneur de porter le digne magistrat dans ses excursions. Avant de se mettre en selle, il me demanda pour quelles raisons je grondais mon domestique, et ayant appris la manoeuvre d'Andr¨¦, il coupa court ¨¤ tout d¨¦bat en pronon?ant que s'il ne rendait sur-le-champ son animal trip¨¨de ¨¤ celui de qui il pr¨¦tendait l'avoir achet¨¦ et s'il ne repr¨¦sentait le quadrup¨¨de plus utile qu'il avait disgraci¨¦, il l'enverrait en prison et le condamnerait ¨¤ une amende de la moiti¨¦ de ses gages. -- M. Osbaldistone, lui dit-il, vous paie pour votre service et pour celui de votre cheval, pour le service de deux b¨ºtes, entendez-vous, pendard? J'aurai l'oeil sur vous pendant le voyage. -- Cela ne servirait ¨¤ rien de me mettre ¨¤ l'amende, dit Andr¨¦ d'un ton d'humeur, je n'ai pas le premier sou pour payer. On ne peut prendre les culottes d'un Highlander. -- Mais vous avez au moins une carcasse qu'on peut mettre en prison, et j'aurai soin qu'on vous y traite comme vous le m¨¦ritez. Andr¨¦ fut donc oblig¨¦ de se soumettre aux ordres de M. Jarvie, et il partit en murmurant entre ses dents: -- Mal prend d'avoir tant de ma?tres, comme disait la grenouille ¨¤ la herse dont chaque coup de dent la blessait. Il para?t qu'il ne trouva pas beaucoup de difficult¨¦ ¨¤ se d¨¦barrasser de Souple-Tam et ¨¤ reprendre possession de son ancienne monture, car l'¨¦change fut effectu¨¦ en quelques minutes, et jamais il ne me parla de l'argent qu'il pr¨¦tendait avoir eu ¨¤ payer ¨¤ titre de d¨¦dit. Nous part?mes enfin; mais nous n'¨¦tions pas au bout de la rue dans laquelle M. Jarvie demeurait que nous entend?mes derri¨¨re nous de grands cris: Arr¨ºtez! arr¨ºtez! Nous f?mes halte ¨¤ l'instant, et nous v?mes accourir ¨¤ toutes jambes les deux commis du banquier qui lui apportaient deux derniers gages du z¨¨le et de l'attachement de Mattie: l'un ¨¦tait un immense mouchoir de soie qui aurait pu servir de voile ¨¤ un des batiments qu'il envoyait aux Indes occidentales, et que mistress Mattie l'engageait ¨¤ mettre autour de son cou, par-dessus sa cravate, ce qu'il ne manqua pas de faire; l'autre ¨¦tait une recommandation verbale de la part de la femme de m¨¦nage, qu'il e?t bien soin de ne pas se fatiguer. Je crus remarquer que le jeune homme charg¨¦ de cette derni¨¨re commission avait grande peine ¨¤ s'emp¨ºcher de rire en s'en acquittant. -- C'est bon! c'est bon! r¨¦pondit M. Jarvie: dites-lui qu'elle est folle. Cela prouve pourtant un bon coeur, ajouta-t-il en se tournant vers moi. Mattie est une femme attentive, quoiqu'elle soit encore bien jeune. En parlant ainsi, il pressa les flancs de son coursier, et nous nous trouvames bient?t hors des murs de Glascow. Tandis que nous cheminions sur une assez belle route qui nous conduisait au nord-est de la ville, j'eus occasion d'appr¨¦cier et d'admirer les bonnes qualit¨¦s de mon nouvel ami. Quoique, de m¨ºme que mon p¨¨re, il estimat le commerce comme l'objet le plus important de la vie humaine, cependant il n'en ¨¦tait pas engou¨¦ au point de m¨¦priser toute autre connaissance. Au contraire, malgr¨¦ la mani¨¨re bizarre et souvent triviale dont il s'exprimait, malgr¨¦ une vanit¨¦ d'autant plus ridicule qu'il cherchait ¨¤ la cacher sous un voile d'humilit¨¦ bien transparent; enfin, quoiqu'il f?t d¨¦pourvu de tous les avantages qui r¨¦sultent d'une ¨¦ducation soign¨¦e, M. Jarvie, dans sa conversation, prouvait ¨¤ chaque instant qu'il avait l'esprit observateur, juste, lib¨¦ral, et m¨ºme aussi cultiv¨¦ que les circonstances le lui avaient permis. Il connaissait assez bien les antiquit¨¦s locales, et il me racontait les ¨¦v¨¦nements m¨¦morables qui s'¨¦taient pass¨¦s dans les lieux que nous traversions. Il n'¨¦tait pas moins instruit dans l'histoire ancienne de sa ville natale, et sa sagacit¨¦ entrevoyait d¨¦j¨¤ dans l'avenir les avantages dont elle ne devait jouir que bien des ann¨¦es apr¨¨s. Je remarquai aussi, et avec grand plaisir, que, quoiqu'il f?t ¨¦cossais dans la force du terme, il n'en ¨¦tait pas moins dispos¨¦ ¨¤ rendre justice ¨¤ l'Angleterre. Lorsque Andr¨¦, que le bailli, soit dit en passant, ne pouvait souffrir, imputait le moindre accident qui nous arrivait, comme, par exemple, celui d'un cheval qui se d¨¦ferrait, ¨¤ l'influence fatale de l'union de l'¨¦cosse ¨¤ l'Angleterre, M. Jarvie jetait sur lui un regard s¨¦v¨¨re et lui disait: -- Paix, monsieur, paix! Ce sont de mauvaises langues, comme la v?tre, qui r¨¦pandent des semences de haine entre les voisins et les nations. Il n'y a rien de si bien qui ne puisse ¨ºtre mieux, et c'est ce qu'on peut dire de l'acte d'Union. Nulle part on ne s'est prononc¨¦ contre elle d'une mani¨¨re plus d¨¦cid¨¦e qu'¨¤ Glascow; nous avons eu des rassemblements, des s¨¦ditions, des soul¨¨vements: mais c'est un bien mauvais vent que celui qui n'est bon pour personne. Il faut prendre les choses comme on les trouve. Depuis le temps o¨´ saint Mungo p¨ºchait des harengs dans la Clyde jusqu'¨¤ nos jours, avait-on vu le commerce ¨¦tranger fleurir ¨¤ Glascow? Il ne faut donc pas maudire l'Union, puisque c'est elle qui nous a ouvert le chemin de l'Am¨¦rique. Andr¨¦ Fairservice n'¨¦tait pas homme ¨¤ se rendre ¨¤ ce raisonnement; il fit m¨ºme une esp¨¨ce de protestation en grommelant entre ses dents. -- C'¨¦tait un triste changement que de voir faire en Angleterre des lois pour l'¨¦cosse! Quant ¨¤ lui, il ne voudrait pas, pour tous les barils de harengs de Glascow ni pour tout le sucre et tout le caf¨¦ des colonies, avoir renonc¨¦ au parlement d'¨¦cosse et envoy¨¦ notre couronne, notre ¨¦p¨¦e, notre sceptre et notre argent en Angleterre, pour ¨ºtre gard¨¦s dans la Tour de Londres par ces mangeurs de plum-puddings. Qu'est-ce que sir William Wallace ou le vieux sir David Lindsay auraient dit de l'Union et de ceux qui y ont consenti? La route sur laquelle nous voyagions pendant ces discussions avait pris un aspect plus agreste ¨¤ deux milles de Glascow, et plus nous avancions, plus le pays me paraissait sauvage. Devant, derri¨¨re et autour de nous s'¨¦tendaient de continuelles et vastes bruy¨¨res, dont la d¨¦sesp¨¦rante aridit¨¦ tant?t offrait aux regards un espace de terrain plat et coup¨¦ par des flaques d'eau qui se cachent sous une verdure perfide ou sous une tourbe noire, et qu'on appelle _peat-bogs _en ¨¦cosse[98], tant?t formait des ¨¦l¨¦vations ¨¦normes qui manquaient de la dignit¨¦ des montagnes, quoique plus p¨¦nibles encore ¨¤ gravir pour le voyageur. Pas un arbre, pas un buisson ne reposait l'oeil fatigu¨¦ de ce sombre tableau d'une st¨¦rilit¨¦ uniforme. La bruy¨¨re elle-m¨ºme ¨¦tait de cette esp¨¨ce rabougrie qui ne parvient tout au plus qu'¨¤ une floraison imparfaite, et qui, autant que je puis le savoir, couvre la terre de son v¨ºtement le plus commun par sa qualit¨¦ et sa nuance. Aucun ¨ºtre vivant ne s'offrit ¨¤ nos regards, si ce n'est quelques moutons dont la laine ¨¦tait d'une ¨¦trange diversit¨¦ de couleur, noire, bleue et orange; c'¨¦tait principalement sur leurs t¨ºtes et leurs jambes que le noir dominait. Les oiseaux m¨ºmes semblaient fuir ce d¨¦sert, d'o¨´ ils auraient eu peine ¨¤ s'¨¦chapper, et je n'y entendis que le cri monotone et plaintif du vanneau et du courlis. Cependant au d?ner, que nous f?mes dans le plus mis¨¦rable des cabarets, nous e?mes le bonheur de reconna?tre que ces oiseaux criards n'¨¦taient pas les seuls habitants des bruy¨¨res. La vieille bonne femme[99] nous dit que le _bonhomme[100]_ avait ¨¦t¨¦ ¨¤ la montagne, et cela fut tr¨¨s heureux pour nous, car elle nous servit les produits de sa _chasse, _sous la forme de quelque oiseau en grillades. Elle y joignit du saumon sal¨¦, du fromage de lait de vache et du pain d'avoine; c'¨¦tait tout ce que sa maison pouvait fournir. De la bi¨¨re tr¨¨s ordinaire, dite _two penny[101], _et un verre de tr¨¨s bonne eau-de-vie compl¨¦t¨¨rent notre repas; et, comme nos chevaux avaient fait le leur en m¨ºme temps, nous nous rem?mes en route avec une nouvelle ardeur. J'aurais eu besoin de toute la gaiet¨¦ que peut inspirer le meilleur d?ner pour r¨¦sister au d¨¦couragement qui s'emparait insensiblement de moi quand j'associais dans ma pens¨¦e l'¨¦trange incertitude du succ¨¨s de mon voyage avec l'aspect de d¨¦solation que pr¨¦sentait le pays que nous parcourions. En effet nous traversames des d¨¦serts encore plus mornes, encore plus tristes et plus sauvages, s'il est possible, que ceux que nous avions vus dans la matin¨¦e. Les mis¨¦rables huttes qui, ?¨¤ et l¨¤, annon?aient l'existence de quelques cr¨¦atures humaines, devenaient plus rares ¨¤ mesure que nous avancions, et quand nous commen?ames ¨¤ gravir un terrain d'une ¨¦l¨¦vation progressive, elles disparurent tout ¨¤ fait. Enfin nous aper??mes bien loin de nous sur la gauche une cha?ne de montagnes qui semblaient d'un bleu fonc¨¦. Elles s'¨¦tendaient du nord au nord-ouest, et occup¨¨rent toute mon imagination. L¨¤ je verrais un pays peut-¨ºtre aussi sauvage, mais sans doute bien autrement int¨¦ressant que celui dans lequel nous ¨¦tions alors. Leurs pics paraissaient s'¨¦lever jusqu'aux nues et pr¨¦sentaient aux yeux une vari¨¦t¨¦ de coupes pittoresques bien diff¨¦rentes de l'uniformit¨¦ fatigante des hauteurs que nous avions gravies jusque-l¨¤. En contemplant cette r¨¦gion alpine, je br?lais du d¨¦sir de faire connaissance avec les solitudes qu'elle devait renfermer et de braver tous les p¨¦rils pour satisfaire ma curiosit¨¦, de m¨ºme que le marin fatigu¨¦ de la monotonie d'un long calme voudrait l'¨¦changer pour le mouvement et les risques d'un combat ou d'une temp¨ºte. Je fis diverses questions ¨¤ mon ami M. Jarvie sur le nom et la position de ces montagnes remarquables, mais il ne put ou ne voulut pas y r¨¦pondre; il me dit seulement que c'¨¦tait l¨¤ que commen?aient les Highlands. -- Vous avez tout le temps de voir les Highlands, r¨¦p¨¦ta-t-il, vous en aurez tout le temps avant de revenir ¨¤ Glascow. Pour moi je ne les regarde jamais d'avance, je n'aime pas ¨¤ les voir; elles jettent de la tristesse dans mon ame. Ce n'est pas frayeur, au moins; non, ce n'est pas frayeur. C'est... c'est compassion pour les pauvres cr¨¦atures ¨¤ demi mourant de faim qui les habitent. Mais n'en parlons plus. Il ne faut point parler des Highlanders quand on en est si proche: j'ai connu plus d'un honn¨ºte homme qui ne serait pas venu jusqu'ici sans faire son testament. Mattie n'¨¦tait pas trop contente de me voir entreprendre un tel voyage; elle a pleur¨¦, la folle! mais il n'est pas plus ¨¦tonnant de voir une femme pleurer que de voir une oie marcher sans souliers. Je tachai de faire tomber la conversation sur l'histoire et le caract¨¨re de l'homme que nous allions voir, mais sur ce sujet M. Jarvie fut imp¨¦n¨¦trable; ce que j'attribuai en partie ¨¤ la pr¨¦sence de M. Andr¨¦ Fairservice, qui nous suivait de si pr¨¨s que ses oreilles ne pouvaient se dispenser d'entendre chaque mot que nous prononcions, et sa langue prenait la libert¨¦ de se m¨ºler ¨¤ la conversation toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion. Mais alors M. Jarvie ne manquait gu¨¨re de le tancer. -- Restez derri¨¨re, monsieur, et ¨¤ la distance qui vous convient, lui dit le bailli comme il s'avan?ait pour mieux entendre la r¨¦ponse ¨¤ une question que je lui avais faite sur Campbell; vous vous mettriez ¨¤ c?t¨¦ de nous si l'on vous laissait faire. Ce gaillard-l¨¤ veut toujours sortir du moule ¨¤ fromage dans lequel il a ¨¦t¨¦ jet¨¦. ¨¤ pr¨¦sent qu'il ne peut plus nous entendre, M. Osbaldistone, je vais r¨¦pondre ¨¤ votre question autant que cela me sera possible et pourra vous ¨ºtre utile. Je ne puis vous dire grand bien de Rob, pauvre diable! et je ne peux pas vous en dire de mal, d'abord parce qu'il est mon cousin, et ensuite parce que nous sommes dans son pays et qu'il n'y a pas un buisson derri¨¨re lequel un de ses gens ne puisse ¨ºtre cach¨¦. Si vous voulez m'en croire, moins vous parlerez de lui, du lieu o¨´ nous allons et du motif de notre voyage, plus nous aurons d'espoir de r¨¦ussir. Nous pouvons rencontrer quelqu'un de ses ennemis; il en a plus d'un dans ces environs. Il a encore la t¨ºte droite, mais il peut ¨ºtre oblig¨¦ de la baisser. Vous savez que le couteau entame quelquefois la peau du plus fin renard. -- Je suis bien d¨¦cid¨¦, lui r¨¦pondis-je, ¨¤ me laisser enti¨¨rement guider par votre exp¨¦rience. -- Fort bien, M. Osbaldistone, fort bien. Mais il faut que je dise deux mots ¨¤ ce garnement, car les enfants et les imb¨¦ciles r¨¦p¨¨tent souvent en plein air ce qu'ils ont entendu au coin du feu. Hol¨¤, h¨¦! Andr¨¦! Comment l'appelez-vous? Fairservice? Andr¨¦, qui, depuis la derni¨¨re rebuffade qu'il avait re?ue, se tenait ¨¤ une distance respectueuse, jugea ¨¤ propos de faire la sourde oreille. -- Andr¨¦, maraud! r¨¦p¨¦ta M. Jarvie; ici, monsieur, ici! -- C'est ainsi qu'on parle ¨¤ un chien! dit Andr¨¦ en s'approchant d'un air d'humeur. -- Et je vous donnerai les gages d'un chien, maraud! si vous ne faites pas attention ¨¤ ce que j'ai ¨¤ vous dire. ¨¦coutez-moi bien. Nous allons donc dans les Highlands... -- Je m'en doutais bien, dit Andr¨¦. -- ¨¦coutez-moi, monsieur, et ne m'interrompez pas. Je vous disais donc que nous allons dans les Highlands... -- Vous me l'avez d¨¦j¨¤ dit, je ne l'ai pas oubli¨¦, r¨¦pondit l'incorrigible Andr¨¦. -- Je vous briserai les os, si vous ne retenez votre langue. -- Une langue retenue rend la bouche baveuse, r¨¦pliqua Andr¨¦. Je fus oblig¨¦ d'intervenir dans ce colloque, et j'imposai silence ¨¤ Andr¨¦ du ton le plus imp¨¦rieux. -- Je ne dis plus un mot, me r¨¦pondit-il. Ma m¨¨re m'a r¨¦p¨¦t¨¦ plus d'une fois: _Qui tient la bourse ¨¤ son plaisir_ _A droit de se faire ob¨¦ir._ Ainsi vous pouvez parler l'un ou l'autre tant qu'il vous plaira. Je suis muet. Apr¨¨s cette docte citation, M. Jarvie, craignant qu'elle ne f?t suivie d'une autre, s'empressa de prendre la parole pour lui donner ses instructions: -- Faites donc bien attention ¨¤ ce que je vais vous dire, si vous avez quelque ¨¦gard pour votre t¨ºte, quoiqu'elle ne vaille pas grand argent. Dans l'endroit o¨´ nous allons, et o¨´ il est probable que nous passerons la nuit, il se trouve des gens de toutes les sectes, de tous les partis, de tous les clans, des habitants des Hautes-Terres, ou Highlands, et des habitants des Basses-Terres, ou Lowlands, leurs voisins. Ils sont souvent en querelles, et l'on y voit moins de bibles ouvertes que de sabres hors du fourreau, surtout quand l'usquebaugh a mont¨¦ les t¨ºtes. Ne vous m¨ºlez pas de leurs affaires, faites rester en repos votre langue bavarde, entendez tout sans rien dire et laissez les coqs se battre. -- Ce n'est pas la peine de me dire tout cela, r¨¦pliqua Andr¨¦ d'un air de d¨¦dain. Croyez-vous que je n'aie jamais vu un Highlander, que je ne sache pas comment il faut se conduire avec eux? Je n'ai besoin des le?ons de personne. J'ai trafiqu¨¦ avec eux, mang¨¦ avec eux, bu avec eux... -- Et vous ¨ºtes-vous aussi battu avec eux? -- Non, non; j'ai toujours pris soin de m'en pr¨¦server. Il ne conviendrait pas que moi, qui suis dans mon m¨¦tier un artiste, un demi-savant, j'allasse me battre avec des ignorants, qui ne sauraient dire en bon ¨¦cossais, encore moins en latin, le nom d'une seule plante de leurs montagnes. -- Eh bien! si vous voulez conserver votre langue et vos oreilles, car vous aimez ¨¤ faire usage de l'une comme des autres, je vous recommande de ne pas dire un mot, ni en bien ni en mal, ¨¤ qui que ce soit dans le clan. Surtout faites bien attention ¨¤ ne point bavarder sur nous, ¨¤ ne pas chercher ¨¤ faire sonner le nom de votre ma?tre et le mien. N'allez pas dire: Celui-ci est le bailli Nicol Jarvie de Glascow, fils du digne diacre Nicol Jarvie, dont tout le monde a entendu parler. Celui-l¨¤ est M. Frank Osbaldistone, fils unique du chef de la respectable maison Osbaldistone et Tresham, dans la cit¨¦, ¨¤ Londres. -- C'est bon! c'est bon! pourquoi voulez-vous que j'aille parler de vos noms? J'aurais des choses plus int¨¦ressantes ¨¤ dire, je crois. -- Et pr¨¦cis¨¦ment, sot oison, ce sont ces choses int¨¦ressantes que vous pouvez avoir apprises, entendues, devin¨¦es ou imagin¨¦es, dont je crains que vous ne parliez ¨¤ tort et ¨¤ travers. -- Si vous ne me jugez pas en ¨¦tat de parler aussi bien qu'un autre, dit Andr¨¦ d'un ton suffisant, payez-moi mes gages et ma nourriture, et je retournerai ¨¤ Glascow... Il n'y aura pas de grands regrets ¨¤ notre s¨¦paration, comme disait la vieille jument au chariot bris¨¦. Voyant qu'Andr¨¦ prenait encore une fois un ton d'impertinence qui allait me rendre son service plus nuisible qu'utile, je lui d¨¦clarai ouvertement qu'il pouvait s'en retourner si bon lui semblait, mais que je ne lui paierais pas un sou de ses gages. Un argument _ad crumenam, _comme disent certains logiciens en plaisantant, produit de l'effet sur presque tous les hommes, et Andr¨¦ n'affectait pas de singularit¨¦ sur ce point. Le lima?on rentra ses cornes, pour me servir de l'expression de M. Jarvie, et, se retirant ¨¤ quelques pas derri¨¨re nous, il nous suivit d'un air de soumission et de docilit¨¦. La concorde ¨¦tant ainsi r¨¦tablie, nous continuames paisiblement notre route. Apr¨¨s avoir mont¨¦ pendant environ six ¨¤ sept milles d'Angleterre, nous trouvames une descente ¨¤ peu pr¨¨s de m¨ºme longueur. Le pays ¨¦tait toujours aussi st¨¦rile, la vue aussi uniforme. Le seul objet qui p?t attirer nos regards ¨¦taient les montagnes, dont nous apercevions toujours les sommets escarp¨¦s, et qui ne nous paraissaient gu¨¨re plus rapproch¨¦es que quelques heures auparavant. Nous marchames sans nous arr¨ºter; et cependant, lorsque la nuit vint envelopper de ses ombres les d¨¦serts sauvages et arides que nous traversions, M. Jarvie me dit que nous avions encore trois milles et un peu plus ¨¤ faire avant d'arriver ¨¤ l'endroit o¨´ nous devions passer la nuit. Chapitre XXVIII. Baron de Bucklivy[102], Que le diable t'emporte, Si par toi fut bati Un hameau de la sorte! Pas un morceau de pain Au pauvre p¨¨lerin! Que le diable t'emporte, Si par toi fut bati Un hameau de la sorte, Baron de Bucklivy! Pas une simple chaise Pour s'asseoir ¨¤ son aise! Baron de Bucklivy, Que le diable t'emporte, Si par toi fut bati Un hameau de la sorte! _Vers populaires en ¨¦cosse sur une mauvaise auberge._ La nuit ¨¦tait belle et la lune favorisait notre voyage. Grace ¨¤ ses rayons le pays prenait un aspect plus int¨¦ressant que pendant le jour, dont la lumi¨¨re ne faisait qu'en d¨¦couvrir la st¨¦rile ¨¦tendue; les accidents de la lumi¨¨re et des ombres pr¨ºtaient ¨¤ ces lieux un certain charme qui ne leur appartenait pas naturellement: tel est le voile dont se couvre une femme sans attraits qui irrite notre curiosit¨¦ sur ce qui n'a rien d'agr¨¦able en soi-m¨ºme. Nous continuions ¨¤ descendre en tournant, et nous arrivames ¨¤ des ravines plus profondes qui semblaient devoir nous conduire sur les bords de quelque ruisseau. Ce pr¨¦sage ne fut pas trompeur. Nous nous trouvames bient?t sur les bords d'une rivi¨¨re qui ressemblait plus ¨¤ celles d'Angleterre qu'aucune de celles que j'avais vues jusqu'alors en ¨¦cosse. Elle ¨¦tait ¨¦troite, profonde, et ses eaux coulaient en silence. La clart¨¦ imparfaite r¨¦fl¨¦chie par son sein paisible nous fit voir que nous ¨¦tions au milieu des montagnes ¨¦lev¨¦es o¨´ elle prend sa source. -- C'est le Forth, -- me dit M. Jarvie avec cet air de respect que j'ai toujours remarqu¨¦ dans les ¨¦cossais pour leurs principales rivi¨¨res. On a vu m¨ºme des duels occasionn¨¦s par quelques mots peu r¨¦v¨¦rencieux prononc¨¦s sur la Clyde, la Tweed, le Forth et le Spey. Je ne saurais critiquer cet innocent enthousiasme, et je re?us l'annonce de mon ami avec la m¨ºme importance qu'il semblait y attacher. Dans le fait je n'¨¦tais pas fach¨¦, apr¨¨s un voyage si long et si ennuyeux, d'approcher d'un pays qui promettait de distraire mon imagination; il n'en fut pas de m¨ºme de mon fid¨¨le ¨¦cuyer, et lorsque l'information officielle -- c'est le Forth -- fut prononc¨¦e, je l'entendis murmurer ¨¤ voix basse: -- Hum! s'il avait dit: C'est l'auberge, ce serait une meilleure nouvelle. Quoi qu'il en soit, le Forth, autant que j'en pus juger ¨¤ la clart¨¦ imparfaite de la lune, me parut m¨¦riter le tribut d'admiration que lui accordent ceux qui habitent non loin de ses bords. Une belle ¨¦minence de la forme sph¨¦rique la plus r¨¦guli¨¨re, couverte d'un taillis de coudriers, de fr¨ºnes et de ch¨ºnes nains, m¨ºl¨¦s de quelques vieux arbres qui ¨¦levaient au-dessus leur t¨ºte majestueuse, semblait prot¨¦ger le berceau o¨´ cette rivi¨¨re prenait naissance. Mon digne compagnon me fit part ¨¤ ce sujet d'une opinion r¨¦pandue dans le voisinage; et, tout en m'assurant qu'il n'en croyait pas un mot, le ton bas et myst¨¦rieux avec lequel il en parlait prouvait que son incr¨¦dulit¨¦ n'¨¦tait pas bien affermie. Cette montagne si belle et si r¨¦guli¨¨re, couronn¨¦e d'une telle vari¨¦t¨¦ d'arbres et de taillis, passait pour renfermer dans ses invisibles cavernes les palais des f¨¦es, ¨ºtres qui tenaient le milieu entre l'homme et les d¨¦mons, et qui, sans ¨ºtre positivement malveillants pour le genre humain, devaient pourtant ¨ºtre soigneusement ¨¦vit¨¦s, ¨¤ cause de leur caract¨¨re capricieux, irritable et vindicatif. -- On les appelle, continua M. Jarvie en baissant encore davantage la voix, _Daoine Schie _ce qui veut dire, comme on me l'a expliqu¨¦, hommes de paix. C'est sans doute pour gagner leur bienveillance qu'on les a nomm¨¦s ainsi, et je ne vois pas pourquoi nous ne leur donnerions pas aussi ce nom, M. Osbaldistone, car il n'est pas sage de mal parler du laird dans ses domaines. Apercevant alors de loin quelques lumi¨¨res: -- Apr¨¨s tout, continua-t-il d'un ton plus ferme, ce sont autant d'illusions de l'esprit de mensonge, et je ne crains pas de le dire... car voil¨¤ les lumi¨¨res du clachan d'Aberfoil, et nous sommes pr¨¨s du terme de notre voyage. Cette nouvelle me fit grand plaisir, moins parce qu'elle rendait ¨¤ mon digne ami la libert¨¦ d'exprimer sans risque ses v¨¦ritables sentiments sur les _Daoine Schie _que parce qu'elle nous promettait quelques heures de repos, dont nous et nos montures avions grand besoin apr¨¨s avoir fait plus de cinquante milles. Nous traversames le Forth ¨¤ sa source sur un vieux pont de pierre tr¨¨s ¨¦lev¨¦ et tr¨¨s ¨¦troit.[103] Mon conducteur m'apprit cependant que, pour franchir cette rivi¨¨re et toutes ses eaux tributaires, le passage g¨¦n¨¦ral des Highlands du c?t¨¦ du sud avait lieu par ce qu'on appelait les gu¨¦s de Frew, toujours tr¨¨s profonds et tr¨¨s difficiles, souvent m¨ºme impraticables. Au-dessous de ces gu¨¦s, on ne peut le traverser qu'en remontant ¨¤ l'est jusqu'au pont de Stirling, de sorte que le Forth forme une barri¨¨re naturelle entre les Highlands et les Lowlands d'¨¦cosse, depuis sa source jusqu'au _frith _ou golfe par lequel il se perd dans l'Oc¨¦an. Les ¨¦v¨¦nements que je vais rapporter, et dont nous f?mes t¨¦moins, m'engagent ¨¤ citer l'expression ¨¦nergique et proverbiale du bailli Jarvie, qui me dit que le Forth ¨¦tait la bride des montagnards. Environ un mille apr¨¨s avoir pass¨¦ le pont, nous nous trouvames ¨¤ la porte de l'auberge o¨´ nous devions passer la nuit. C'¨¦tait une hutte plus mis¨¦rable encore que celle o¨´ nous avions d?n¨¦: mais on voyait briller de la lumi¨¨re ¨¤ travers les petites crois¨¦es, on entendait diff¨¦rentes voix dans l'int¨¦rieur, et tout nous faisait esp¨¦rer que nous y trouverions un g?te et un souper, ce qui ne nous ¨¦tait nullement indiff¨¦rent. Andr¨¦ fut le premier ¨¤ nous faire remarquer une branche de saule d¨¦pouill¨¦e de son ¨¦corce, plac¨¦e sur le seuil de la porte entrouverte. Il fit un pas en arri¨¨re: -- N'entrez pas, nous dit- il, n'entrez pas. Cette branche annonce qu'il se trouve l¨¤ quelques-uns de leurs chefs ou grands hommes, qui sont ¨¤ boire l'usquebaugh[104] et qui ne veulent pas ¨ºtre interrompus. Le moins qui puisse nous arriver, si nous y montrons notre nez, c'est d'attraper quelques coups sur la t¨ºte, ¨¤ moins que quelqu'un d'eux n'ait la fantaisie de r¨¦chauffer dans notre chair la lame de son dirk, ce qui est possible. -- Je crois, me dit M. Jarvie ¨¤ voix basse, en r¨¦ponse ¨¤ un regard que je lui adressai, que le coucou a raison de chanter une fois l'an. Deux ou trois filles ¨¤ demi v¨ºtues parurent ¨¤ la porte du cabaret et de deux ou trois chaumi¨¨res voisines en entendant le bruit de nos chevaux, et ouvrirent de grands yeux en nous voyant; mais pas une ne s'approcha de nous pour nous offrir ses services, et, ¨¤ chaque question que nous f?mes, on nous r¨¦pondit constamment: -- _Ha niel sassenach.[105] _M. Jarvie, qui avait de l'exp¨¦rience, trouva pourtant bient?t le moyen de leur faire parler anglais. Prenant par le bras un enfant de dix ¨¤ onze ans, qui n'avait pour tout v¨ºtement qu'un lambeau de vieux plaid, et lui montrant un bawbie[106]: -- Si je vous donne cela, lui dit-il, entendrez-vous le sassenach? -- Oui, oui! r¨¦pondit le marmot en bon anglais, tr¨¨s certainement. -- Eh bien! mon enfant, allez dire ¨¤ votre maman qu'il y a ici deux messieurs qui d¨¦sirent lui parler. L'h?tesse arriva sur-le-champ, tenant en main un morceau de bois de sapin allum¨¦. La t¨¦r¨¦benthine de cette esp¨¨ce de torche qu'on tire g¨¦n¨¦ralement des fondri¨¨res ¨¤ tourbe lui donne un ¨¦clat p¨¦tillant qui fait qu'on l'emploie fr¨¦quemment dans les Highlands au lieu de chandelle. La lumi¨¨re ¨¦clairait les traits inquiets et sauvages d'une femme pale, maigre, et d'une taille plus qu'ordinaire, dont les v¨ºtements malpropres et en haillons atteignaient tout au plus le but que se propose la d¨¦cence, ¨¤ l'aide d'un plaid ou mantelet de tartan, et ne pouvaient lui ¨ºtre d'aucune autre utilit¨¦. Ses cheveux noirs s'¨¦chappant en d¨¦sordre de sa coiffe, l'air ¨¦trange et embarrass¨¦ avec lequel elle nous regardait, tout en un mot donnait en la voyant l'id¨¦e d'une sorci¨¨re interrompue au milieu de ses coupables rites. Elle refusa positivement de nous recevoir. Nous insistames, nous f?mes valoir le long voyage que nous venions de faire, le besoin que nous ¨¦prouvions de repos et de nourriture, nous et nos chevaux, et l'impossibilit¨¦ de trouver un autre g?te avant d'arriver ¨¤ Callender, village qui, d'apr¨¨s M. Jarvie, ¨¦tait encore ¨¦loign¨¦ de sept milles d'¨¦cosse. Je n'ai jamais pu savoir bien au juste combien cette distance produit en milles d'Angleterre; mais je crois qu'on peut la calculer au double sans courir le risque de se tromper beaucoup. L'h?tesse obstin¨¦e n'eut aucun ¨¦gard ¨¤ mes remontrances. -- Il vaut mieux aller plus loin que de vous attirer malheur, nous dit-elle en se servant du dialecte ¨¦cossais des Lowlands, car elle ¨¦tait native du comt¨¦ de Lennox; ma maison est occup¨¦e par des gens qui ne verraient pas de bon oeil des ¨¦trangers. Ils attendent du monde, peut-¨ºtre des Habits-Rouges de la garnison. Elle appuya sur ces derniers mots avec emphase, tout en baissant la voix pour les prononcer. -- La nuit est belle, ajouta-t-elle; une nuit pass¨¦e dans la plaine vous rafra?chira le sang. Vous pouvez bien dormir sous vos manteaux comme une lame dans son fourreau. -- Il n'y a gu¨¨re de fondri¨¨res, si vous choisissez bien votre g?te, et vous pouvez attacher vos chevaux ¨¤ quelque arbre des hauteurs, personne ne leur dira rien. -- Mais, ma bonne femme, lui dis-je pendant que le bailli soupirait et restait dans l'ind¨¦cision, il y a six heures que nous avons d?n¨¦; nous n'avons rien pris depuis ce temps, je meurs v¨¦ritablement de faim et je n'ai pas envie d'aller me coucher sans souper dans vos montagnes. Il faut absolument que j'entre; faites vos excuses ¨¤ vos h?tes pour introduire deux ¨¦trangers dans leur compagnie. Andr¨¦, conduisez nos chevaux dans l'¨¦curie, et venez nous rejoindre. L'H¨¦cate de ce lieu me regarda d'un air de surprise en s'¨¦criant: -- On ne peut pas emp¨ºcher un ent¨ºt¨¦ de faire ce qui lui pla?t: que ceux qui veulent aller ¨¤ Cupar y aillent[107]. Voyez ces gourmands d'Anglais! en voil¨¤ un qui convient qu'il a d¨¦j¨¤ fait un bon repas dans la journ¨¦e, et il risquerait sa vie plut?t que de se passer de souper! Mettez du rostbeef et du pudding de l'autre c?t¨¦ du pr¨¦cipice de Tophet, et un Anglais sautera par-dessus pour y arriver; mais je m'en lave les mains! -- Suivez-moi, monsieur, dit-elle ¨¤ Andr¨¦, je vais vous montrer l'¨¦curie. Je l'avoue, les expressions de l'h?tesse ne me plaisaient gu¨¨re: elles semblaient annoncer quelque danger; mais je ne voulus pas reculer apr¨¨s avoir d¨¦clar¨¦ ma r¨¦solution, et j'entrai hardiment dans la maison. Apr¨¨s avoir risqu¨¦ de me rompre les jambes contre un baquet qui se trouvait dans un ¨¦troit vestibule, j'ouvris une mauvaise porte en joncs, et je me trouvai, ainsi que M. Jarvie qui me suivait, dans le principal appartement de ce caravans¨¦rail ¨¦cossais. L'int¨¦rieur pr¨¦sentait un aspect singulier pour des yeux anglais. Le feu, aliment¨¦ par des tourbes et des branches de bois sec, br?lait au milieu de la salle, et la fum¨¦e, n'ayant d'autre issue qu'un trou pratiqu¨¦ ¨¤ la toiture, tournoyait autour des solives de la hutte, suspendue en noirs flocons ¨¤ cinq pieds au-dessus du plancher. L'espace inf¨¦rieur ¨¦tait tenu assez libre par d'innombrables courants d'air qui arrivaient sur le feu par les fentes du panneau d'osier servant de porte; par deux trous carr¨¦s servant de fen¨ºtres et bouch¨¦s seulement l'un avec un plaid, l'autre avec les haillons d'une capote, et surtout par les crevasses des murs, construits en cailloux et en tourbe ciment¨¦s avec de la boue. Devant une vieille table de ch¨ºne, plac¨¦e pr¨¨s du feu, ¨¦taient assis trois hommes qu'il ¨¦tait impossible de regarder d'un oeil indiff¨¦rent. Deux d'entre eux avaient le costume des Highlands. L'un, de petite taille, le teint basan¨¦, l'oeil vif, les traits anim¨¦s, l'air irritable, portait des _trews, _pantalons serr¨¦s, en une esp¨¨ce de tricot de diverses couleurs. Le bailli me dit ¨¤ l'oreille que c'¨¦tait bien certainement un personnage de quelque importance, car les seuls Duinhewassels[108] portaient des _trews, _et il ¨¦tait m¨ºme tr¨¨s difficile de les fabriquer au go?t highlandais. L'autre ¨¦tait un homme grand et vigoureux, ayant des cheveux roux, la figure bourgeonn¨¦e, les pommettes saillantes et le menton ¨¤ angle aigu, -- esp¨¨ce de caricature des traits nationaux de l'¨¦cosse. Le _tartan _de ses v¨ºtements diff¨¦rait de celui de son compagnon par une plus grande quantit¨¦ de carreaux rouges, tandis que le noir et le vert fonc¨¦ dominaient dans le tissu de l'autre. Le troisi¨¨me avait le costume des Lowlands. Il avait le regard fier et hardi, des membres robustes et la tournure militaire. Sa redingote ¨¦tait couverte d'une profusion de galons, et son chapeau ¨¤ cornes avait des dimensions ¨¦normes. Son sabre court et ses pistolets ¨¦taient sur la table devant lui. Les deux Highlanders avaient aussi devant eux leurs dirks nus, la pointe enfonc¨¦e dans la table. J'appris ensuite que c'¨¦tait un signe qu'il fallait qu'aucune querelle n'interromp?t ou troublat leurs libations. Un grand pot d'¨¦tain plac¨¦ au milieu de la table pouvait contenir quatre pintes d'_usquebaugh, _liqueur presque aussi forte que l'eau-de-vie, que les Highlanders distillent de la dr¨ºche, et dont ils boivent une quantit¨¦ excessive. Un verre cass¨¦ et mont¨¦ sur un pied de bois servait de coupe et circulait avec une rapidit¨¦ merveilleuse. Ces hommes parlaient tous ensemble et tr¨¨s haut, tant?t en anglais, tant?t en ga¨¦lique. Un autre Highlander, envelopp¨¦ dans son plaid, ¨¦tait couch¨¦ sur le plancher, la t¨ºte appuy¨¦e sur une pierre avec une botte de paille pour oreiller. Il dormait ou semblait dormir, sans faire attention ¨¤ ce qui se passait autour de lui. Il paraissait aussi ¨ºtre ¨¦tranger, car il portait l'¨¦p¨¦e et le bouclier, armes ordinaires de ses compatriotes quand ils voyagent. Le long des murs on voyait des lits ou cr¨¨ches de diff¨¦rentes formes, les uns faits avec de vieilles planches, les autres avec des claies en osier; et c'¨¦tait l¨¤ que dormait toute la famille, hommes, femmes et enfants, sans autres rideaux que l'¨¦paisse fum¨¦e qui s'¨¦levait de tous c?t¨¦s. Nous avions fait si peu de bruit en entrant, et les buveurs que j'ai d¨¦crits ¨¦taient si anim¨¦s ¨¤ leur discussion, qu'ils furent quelques minutes sans s'apercevoir de notre arriv¨¦e; mais je remarquai que le Highlander couch¨¦ pr¨¨s du feu se souleva sur le coude, ¨¦carta le plaid qui lui couvrait le visage, et, nous ayant regard¨¦s un instant, reprit sa premi¨¨re attitude comme pour se livrer de nouveau au sommeil que nous avions interrompu. Nous nous approchames du feu, qui ne nous ¨¦tait pas indiff¨¦rent apr¨¨s avoir voyag¨¦ pendant une soir¨¦e tr¨¨s froide, au milieu des montagnes, et ce fut en appelant l'h?tesse que j'attirai sur nous l'attention de la compagnie. Elle s'approcha, jeta des regards inquiets tant?t sur nous, tant?t sur ses autres h?tes, et lorsque je lui dis de nous servir ¨¤ manger, elle nous r¨¦pondit en h¨¦sitant et avec un air d'embarras qu'elle ne savait pas... qu'elle ne croyait pas... qu'il y e?t rien chez elle... rien qui p?t nous convenir. Je l'assurai que nous ¨¦tions fort indiff¨¦rents sur la qualit¨¦ des mets qu'elle pourrait nous offrir, mais qu'il nous fallait quelque chose. Renversant un baquet et une cage ¨¤ poulets vide, j'en fis deux si¨¨ges pour M. Jarvie et pour moi, et Andr¨¦, qui entra en ce moment, se tint debout en silence derri¨¨re nous. Les naturels du pays, comme je puis bien les appeler, nous regardaient d'un air qui exprimait qu'ils ¨¦taient confondus de notre assurance, et nous cachames de notre mieux, sous un air d'indiff¨¦rence, l'inqui¨¦tude que nous avions en secret sur l'accueil que nous feraient ceux qui nous avaient pr¨¦c¨¦d¨¦s en ce lieu. Enfin le moins grand des Highlanders, s'adressant ¨¤ moi, me dit en bon anglais et d'un air de hauteur: -- Vous vous mettez ¨¤ votre aise comme chez vous, monsieur! -- C'est ce que je fais toujours, r¨¦pondis-je, quand je me trouve dans une maison ouverte au public. -- Et vous n'avez pas vu, dit le plus grand, par la branche plac¨¦e ¨¤ la porte, que des gentlemen ont pris la maison publique pour s'y occuper de leurs affaires priv¨¦es? -- Je ne suis pas oblig¨¦ de conna?tre les usages de ce pays, mais il me reste ¨¤ apprendre comment trois personnes peuvent avoir le droit d'exclure tous les voyageurs de la seule auberge qui se trouve ¨¤ plusieurs milles ¨¤ la ronde. -- Cela n'est pas raisonnable, messieurs, dit M. Jarvie; nous ne voulons pas vous offenser, mais en conscience cela n'est pas raisonnable ni autoris¨¦ par la loi. Mais pour ¨¦tablir la bonne intelligence, si vous voulez partager avec nous un pot d'eau-de- vie, gens paisibles que nous sommes... -- Au diable votre eau-de-vie, monsieur, dit le Lowlander en enfon?ant fi¨¨rement son chapeau sur sa t¨ºte; nous ne voulons ni de votre eau-de-vie ni de votre compagnie. En parlant ainsi il se leva: ses compagnons en firent autant et se parl¨¨rent ¨¤ mots entrecoup¨¦s, ajustant leurs plaids, et reniflant l'air comme font leurs compatriotes quand ils veulent se mettre en col¨¨re. -- Je vous ai pr¨¦venus de ce qui arriverait, messieurs, nous dit l'h?tesse avec humeur, et je devais vous le dire. Sortez de ma maison. Il ne sera pas dit que des gentilshommes seront troubl¨¦s chez Jeannie Mac-Alpine si elle peut l'emp¨ºcher. Des r?deurs anglais qui courent le pays pendant la nuit viendront d¨¦ranger d'honn¨ºtes gentilshommes qui boivent tranquillement au coin du feu! Dans tout autre moment j'aurais pens¨¦ au proverbe latin: _Dat veniam carvis, vexat censura columbas.[109]_ Mais ce n'¨¦tait pas l'instant de faire une citation classique, car il me paraissait ¨¦vident qu'on allait nous chercher querelle. Je m'en inqui¨¦tais peu pour moi-m¨ºme, tant j'¨¦tais indign¨¦ de l'insolence de ces gens inhospitaliers, mais j'en ¨¦tais fach¨¦ ¨¤ cause de mon compagnon, dont les qualit¨¦s physiques et morales n'¨¦taient gu¨¨re propres ¨¤ mettre ¨¤ fin une pareille aventure. Je me levai pourtant quand je vis les autres se lever, je me d¨¦barrassai de mon manteau pour ¨ºtre pr¨ºt ¨¤ me mettre plus ais¨¦ment sur la d¨¦fensive. -- Nous sommes trois contre trois, dit le moins grand des deux Highlanders en jetant les yeux sur nous; si vous ¨ºtes des hommes, d¨¦gainons. En parlant ainsi il tira sa claymore et s'avan?a contre moi. Je me mis en d¨¦fense sans craindre beaucoup l'issue de ce combat, comptant sur la sup¨¦riorit¨¦ de mon arme et sur ma science en escrime. Le bailli m'imita avec plus de r¨¦solution que je ne l'en aurais cru capable. Voyant le g¨¦ant highlandais s'avancer contre lui l'arme haute, il secoua une ou deux fois la poign¨¦e de sa lame qu'il appelait sa _shabble[110], _et, la trouvant paresseuse ¨¤ quitter le fourreau o¨´ la rouille la fixait depuis longtemps, il saisit un soc de charrue dont on s'¨¦tait servi en guise de poker[111], et qui ¨¦tait compl¨¨tement rouge. Il le fit brandir avec tant d'effet qu'il accrocha le plaid de son adversaire et le jeta sur le brasier. Celui-ci le ramassa aussit?t, et donna quelques instants de r¨¦pit au bailli tandis qu'il s'occupait ¨¤ ¨¦teindre le feu qui en consumait d¨¦j¨¤ une partie. Andr¨¦, au contraire, qui aurait d? faire face au champion des Lowlands, je le dis ¨¤ regret, avait trouv¨¦ le moyen de dispara?tre d¨¨s le commencement de la querelle. Mais son antagoniste, l'ayant vu s'enfuir, s'¨¦cria: -- Partie ¨¦gale! partie ¨¦gale! et se contenta avec courtoisie de rester spectateur du combat. Mon but ¨¦tait de d¨¦sarmer mon ennemi; mais je n'osais en approcher de trop pr¨¨s, de crainte du dirk qu'il tenait de la main gauche et dont il se servait pour parer les coups que je lui portais, tandis qu'il m'attaquait de la droite. Cependant le bailli, malgr¨¦ son premier succ¨¨s, ne se d¨¦fendait qu'avec beaucoup de peine. Le poids de l'arme dont il se servait, son embonpoint, et m¨ºme sa col¨¨re, avaient d¨¦j¨¤ ¨¦puis¨¦ ses forces; il allait se trouver ¨¤ la merci de son adversaire quand le dormeur, ¨¦veill¨¦ par le bruit des armes, se leva tout ¨¤ coup, et, ayant port¨¦ les yeux sur lui, se jeta, l'¨¦p¨¦e nue d'une main et la targe de l'autre, entre le magistrat hors d'haleine et son assaillant: -- _Elle _a mang¨¦ le pain de la ville de Glascow, s'¨¦cria-t-il, et sur sa foi c'est elle qui se battra pour le bailli Sharvie dans le clachan d'Aberfoil. -- Et joignant les actions aux paroles, cet auxiliaire inattendu fit siffler sa lame aux oreilles de son compatriote ¨¤ la haute taille, qui lui rendit ses coups avec usure. Mais ¨¦tant tous deux arm¨¦s de targes, boucliers de bois doubl¨¦s de cuivre et couverts de peau, qu'ils opposaient avec succ¨¨s ¨¤ leurs coups r¨¦ciproques, il r¨¦sultait de ce combat plus de bruit que de danger v¨¦ritable. Il para?t au surplus que nos agresseurs nous avaient attaqu¨¦s par bravade plut?t que dans le dessein s¨¦rieux de nous blesser; car l'habitant des Lowlands qui n'avait jou¨¦ jusque-l¨¤ que le r?le de spectateur commen?a alors ¨¤ se charger de celui de m¨¦diateur. -- Allons, retenez vos bras! retenez vos bras! en voil¨¤ assez, en voil¨¤ bien assez! Ce n'est pas une querelle ¨¤ s'ensuivre mort d'homme. Les ¨¦trangers se sont montr¨¦s hommes d'honneur, ils nous ont donn¨¦ satisfaction. Je suis aussi chatouilleux que personne sur l'honneur, mais je n'aime pas ¨¤ voir r¨¦pandre le sang sans n¨¦cessit¨¦. Je n'avais nul d¨¦sir de prolonger la querelle, et mon adversaire paraissait ¨¦galement dispos¨¦ ¨¤ remettre son ¨¦p¨¦e dans le fourreau. Le bailli haletant pouvait ¨ºtre regard¨¦ comme _hors de combat, _et nos deux autres champions du bouclier et de la claymore finirent le leur avec autant d'indiff¨¦rence qu'ils l'avaient commenc¨¦. -- Maintenant, dit notre pacificateur, buvons de bon accord comme de braves compagnons. La maison est assez grande pour que nous y tenions tous, il me semble. Je propose que le gros petit homme qui a l'air essouffl¨¦ dans cette querelle paie un pot d'eau-de-vie, j'en paierai un autre par repr¨¦sailles, et pour le surplus nous ferons sonner chacun nos _bawbies _comme des fr¨¨res. -- Et qui me paiera mon beau plaid tout neuf, o¨´ le feu a fait un trou par lequel une marmite passerait? dit le grand Highlander. A- t-on jamais vu un homme de bon sens prendre une pareille arme pour se battre? -- Que ce ne soit pas un obstacle ¨¤ la paix, s'¨¦cria le magistrat qui avait enfin repris haleine et qui semblait dispos¨¦ ¨¤ jouir du triomphe de s'¨ºtre conduit avec bravoure et ¨¤ ¨¦viter la n¨¦cessit¨¦ de recourir ¨¤ une m¨¦diation douteuse. -- Puisque j'ai fait la blessure, je saurai bien y appliquer l'emplatre. Vous aurez un autre plaid, un des plus beaux, aux couleurs de votre clan. Dites- moi seulement o¨´ je dois vous l'envoyer de Glascow. -- Je n'ai pas besoin de vous nommer mon clan. Je suis du clan du roi, c'est une chose connue: mais vous n'avez qu'¨¤ prendre un ¨¦chantillon de mon plaid... fi! fi! il sent comme une t¨ºte de mouton cuite ¨¤ la fum¨¦e. Vous verrez par l¨¤ l'esp¨¨ce qu'il faut choisir. Un de mes cousins, un gentilhomme de Glascow qui doit aller vendre des oeufs ¨¤ la Saint-Martin, ira le chercher chez vous. Mais, brave homme, la premi¨¨re fois que vous vous battrez, si vous avez quelque ¨¦gard pour votre adversaire, que ce soit avec votre ¨¦p¨¦e, puisque vous en portez une, et non pas avec des tisons et des ferrements rougis au feu, comme un Indien sauvage. -- En conscience, r¨¦pondit M. Jarvie, chacun fait ce qu'il peut. Ma rapi¨¨re n'a pas vu le jour depuis la bataille du pont de Bothwell. C'est feu mon p¨¨re qui la portait alors, et je ne sais m¨ºme pas trop s'il la mit au grand air, car le combat ne fut pas long. Quoi qu'il en soit, la lame a pris tant d'amiti¨¦ pour le fourreau qu'il n'a pas ¨¦t¨¦ en mon pouvoir de l'en s¨¦parer; et voyant que vous m'attaquiez ¨¤ l'improviste, j'ai saisi pour me d¨¦fendre le premier outil qui m'est tomb¨¦ sous la main. De bonne foi, le temps de se battre commence ¨¤ passer pour moi, et cependant il ne faudrait pas qu'on me marchat sur le pied. Mais o¨´ est donc le brave gar?on qui a pris si chaudement ma d¨¦fense? Il faut qu'il boive un verre d'eau-de-vie avec nous, quand ce serait le dernier que je devrais boire de ma vie. Le champion qu'il cherchait ¨¦tait devenu invisible. Il avait disparu, sans ¨ºtre observ¨¦ de personne, ¨¤ la fin de la querelle; mais ¨¤ sa chevelure rousse et ¨¤ ses traits sauvages j'avais d¨¦j¨¤ reconnu en lui notre ami Dougal, le porte-clefs fugitif de la prison de Glascow. J'en fis part ¨¤ voix basse au bailli, qui me r¨¦pondit sur le m¨ºme ton: -- Fort bien, fort bien! Je vois que celui que vous savez bien a eu raison de nous dire l'autre jour que ce Dougal a des ¨¦clairs de bon sens. Il faudra que je pense ¨¤ quelque moyen de lui ¨ºtre utile. Il s'assit alors sur la cage ¨¤ poulets, et, respirant enfin plus librement: -- La m¨¨re, dit-il ¨¤ l'h?tesse, maintenant que je vois que mon sac n'est pas trou¨¦, comme j'avais d'assez bonnes raisons pour le craindre, je voudrais avoir quelque chose ¨¤ y mettre. D¨¨s que la dame avait vu la querelle apais¨¦e, son humeur avait fait place ¨¤ la complaisance la plus empress¨¦e, et elle se mit sur-le-champ ¨¤ nous pr¨¦parer ¨¤ souper. Rien ne me surprit davantage dans cette affaire que le calme avec lequel elle et toute sa famille en furent t¨¦moins. Elle cria seulement ¨¤ une servante: -- Fermez la porte! fermez la porte! bless¨¦ ou tu¨¦, que personne ne sorte avant que l'¨¦cot soit pay¨¦. Quant ¨¤ ceux qui dormaient dans les lits plac¨¦s le long des murs, ils ne firent que soulever un instant leur corps sans chemise, nous regard¨¨rent et cri¨¨rent: _Oigh! oigh! _du ton proportionn¨¦ ¨¤ leur age et ¨¤ leur sexe, et se rendormirent, je crois, avant que les lames fussent remises dans le fourreau. Cependant notre h?tesse ne perdit pas de temps pour nous pr¨¦parer des aliments, et, ¨¤ mon grand ¨¦tonnement, elle nous servit un peu apr¨¨s un plat de venaison appr¨ºt¨¦ dans la po¨ºle ¨¤ frire de mani¨¨re ¨¤ satisfaire sinon des ¨¦picuriens, au moins des estomacs affam¨¦s. En attendant, on pla?a l'eau-de-vie sur la table, et nos montagnards, malgr¨¦ leur partialit¨¦ pour l'_usquebaugh, _la f¨ºt¨¨rent convenablement. L'habitant des Lowlands, quand le verre eut fait la ronde une premi¨¨re fois, parut d¨¦sirer de conna?tre notre profession et le motif de notre voyage. -- Nous sommes des citoyens de Glascow, dit le bailli d'un air d'humilit¨¦; nous nous rendons ¨¤ Stirling pour y toucher quelque peu d'argent qui nous est d?. Je fus assez sot, mon cher Tresham, pour me trouver humili¨¦ du compte que rendait M. Jarvie de notre pr¨¦tendue situation; mais je me souvins que je lui avais promis de garder le silence et de le laisser conduire nos affaires comme il le jugerait ¨¤ propos. Et de bonne foi, c'¨¦tait bien le moins que je pusse faire pour un homme de son age, qui, pour me rendre service, avait entrepris un voyage long, p¨¦nible, voyage qui, comme vous venez de le voir, n'¨¦tait pas sans danger. -- Vous autres gens de Glascow, r¨¦pondit son interlocuteur d'un air de d¨¦rision, vous ne faites que parcourir l'¨¦cosse d'un bout ¨¤ l'autre pour tourmenter de pauvres gens qui peuvent se trouver un peu en retard, comme moi. -- Si nos d¨¦biteurs vous ressemblaient, Garschattachin, en conscience, ils nous ¨¦pargneraient cette peine, car je suis s?r qu'ils viendraient nous apporter eux-m¨ºmes ce qu'ils nous doivent. -- Comment! vous savez mon nom! vous me connaissez!... Eh mais... eh oui! je ne me trompe pas: c'est mon ancien ami Nicol Jarvie, le plus brave homme qui ait jamais compt¨¦ des couronnes sur une table, et qui en a pr¨ºt¨¦ ¨¤ plus d'un gentilhomme dans l'embarras. Et veniez-vous chez moi, par hasard? Alliez-vous passer le mont Endrick pour vous rendre ¨¤ Garschattachin? -- Non, en v¨¦rit¨¦. Non, M. Galbraith, j'ai d'autres oeufs ¨¤ cuire... Je sais bien que nous avons un petit compte ¨¤ r¨¦gler pour la rente que vous me... -- Au diable le compte et la rente! je ne songe pas aux affaires quand j'ai le plaisir de revoir un ami... Mais comme un _trot- cosey _et un _joseph[112]_ changent un homme!... N'avoir pas reconnu mon ancien ami le diacre! -- Dites le bailli, s'il vous pla?t. Mais je sais ce qui vous trompe: c'est feu mon p¨¨re, de digne m¨¦moire, qui ¨¦tait diacre; il se nommait Nicol, comme moi. Je ne me souviens pas que vous m'ayez pay¨¦ les arr¨¦rages de la rente depuis son d¨¦c¨¨s, et c'est l¨¤ sans doute ce qui cause votre erreur. -- Eh bien, que le diable emporte l'erreur avec les arr¨¦rages! reprit Galbraith... Je suis enchant¨¦ que vous soyez bailli. Messieurs, attention! je porte la sant¨¦ de mon excellent ami, du bailli Nicol Jarvie. Il y a vingt ans que je le connais ainsi que son p¨¨re. Eh bien, avez-vous bu? Allons, une autre sant¨¦. Je bois ¨¤ la prochaine nomination de Nicol Jarvie ¨¤ la place de pr¨¦v?t de Glascow. Entendez-vous? Je porte la sant¨¦ du lord pr¨¦v?t Nicol Jarvie. Et si quelqu'un me dit qu'il trouve dans toute la ville de Glascow un seul homme plus en ¨¦tat de remplir cette place, c'est ¨¤ moi qu'il aura affaire; ¨¤ moi, Duncan Galbraith de Garschattachin, et voil¨¤ tout. Et en parlant ainsi, il enfon?a son chapeau de c?t¨¦ sur sa t¨ºte, d'un air de bravade. L'eau-de-vie qu'il s'agissait de boire ¨¦tait probablement ce qui plaisait davantage aux deux Highlanders dans les sant¨¦s qu'on venait de porter. Ils commenc¨¨rent une conversation dans leur langue avec M. Galbraith, qui la parlait couramment, son habitation ¨¦tant voisine des Highlands. -- Je l'ai parfaitement reconnu en entrant, me dit tout bas M. Jarvie, mais dans le premier moment je ne savais pas trop comment il voudrait s'y prendre pour payer ses dettes: il se passera encore du temps avant qu'il le fasse sans y ¨ºtre forc¨¦. Mais au fond c'est un brave homme, qui a un bon coeur. Il ne vient pas souvent au march¨¦ de Glascow, mais il m'envoie de temps en temps un daim avec des coqs de bruy¨¨re, et au bout du compte je puis me passer de cet argent. Mon p¨¨re le diacre avait beaucoup d'¨¦gards pour la famille Galbraith. Le souper ¨¦tant pr¨ºt, je ne pensais alors qu'¨¤ Andr¨¦, mais personne n'avait vu ce fid¨¨le et vaillant serviteur depuis son d¨¦part pr¨¦cipit¨¦. L'h?tesse me dit pourtant qu'elle croyait qu'il ¨¦tait dans l'¨¦curie, mais qu'elle et ses enfants l'avaient appel¨¦ inutilement, sans en pouvoir obtenir de r¨¦ponse. Elle m'offrit de m'¨¦clairer si je voulais y aller, me disant que pour elle, elle ne se souciait pas d'y aller ¨¤ une pareille heure. Elle ¨¦tait seule, et on savait bien comment le brownie de Ben-Ey-Gask avait ¨¦gar¨¦ la bonne femme d'Ardnagowan.[113] Son ¨¦curie passait pour ¨ºtre hant¨¦e par un brownie, et c'est ce qui faisait qu'elle n'avait jamais pu conserver un gar?on d'¨¦curie. Cependant elle prit une torche et me conduisit vers la mis¨¦rable hutte sous laquelle nos pauvres chevaux se r¨¦galaient d'un foin dont chaque brin ¨¦tait plus dur que le tuyau d'une plume. Mais elle me prouva bient?t qu'elle avait eu, pour me faire quitter la compagnie, un autre motif qu'elle n'avait pas voulu faire conna?tre. -- Lisez ceci, me dit-elle en arrivant ¨¤ la porte de l'¨¦curie et me mettant en mains un morceau de papier pli¨¦. Dieu soit lou¨¦! m'en voil¨¤ d¨¦barrass¨¦e! Ce que c'est pourtant que de vivre entre des soldats et des Saxons, entre des cat¨¦rans et des voleurs de bestiaux! Une honn¨ºte femme vivrait plus tranquille dans l'enfer qu'aux fronti¨¨res des Highlands. En parlant ainsi, elle me remit sa torche et rentra dans la maison. Chapitre XXIX. La cornemuse et non la lyre R¨¦veille l'¨¦cho de nos monts: Mac-Lean et Gregor, ce sont l¨¤ les seuls noms Dont chaque montagnard s'inspire. _R¨¦ponse de John Cooper ¨¤ Allan Ramsay._ Je m'arr¨ºtai ¨¤ l'entr¨¦e de l'¨¦curie, si l'on peut donner ce nom ¨¤ un endroit o¨´ les chevaux ¨¦taient avec les ch¨¨vres, les vaches, les poules et les cochons, sous le m¨ºme toit que le reste de la maison, quoique, par un raffinement inconnu dans le reste du hameau, et qui, comme je l'appris plus tard, faisait accuser d'orgueil notre h?tesse Jeannie Mac-Alpine, cette division de l'appartement e?t une autre entr¨¦e que celle des pratiques bip¨¨des. ¨¤ la lueur de ma torche, je d¨¦pliai mon billet qui ¨¦tait ¨¦crit sur un chiffon de papier sale et humide et qui portait pour adresse: -- Pour ¨ºtre remis ¨¤ l'honorable F.-O., jeune gentilhomme anglais. -- Il contenait ce qui suit: ?Monsieur, Il y a aujourd'hui beaucoup d'oiseaux de proie nocturnes dans les champs, ce qui m'emp¨ºche de vous aller joindre ainsi que mon estimable parent B. N. J., au clachan d'Aberfoil, comme je me le proposais. Je vous engage ¨¤ n'avoir avec les gens que vous y trouverez que les communications indispensables. La personne qui vous remettra ce billet est fid¨¨le, et vous conduira dans un endroit o¨´, avec la grace de Dieu, je pourrai vous voir sans danger. Vous pouvez vous y fier. J'esp¨¨re que mon parent et vous viendrez visiter ma pauvre maison: je vous y ferai faire aussi bonne ch¨¨re qu'il est possible ¨¤ un Highlander, et nous porterons solennellement la sant¨¦ d'une certaine D. V.; nous parlerons aussi de certaines affaires dans lesquelles je me flatte de pouvoir vous ¨ºtre utile. En attendant je suis, comme c'est l'usage entre gentilshommes, votre humble serviteur, R. M. C.? Je ne fus pas tr¨¨s satisfait de cette lettre, qui ajournait ¨¤ un temps plus recul¨¦ et ¨¤ un lieu plus ¨¦loign¨¦ un service que je comptais recevoir sans plus de retard et dans le lieu o¨´ j'¨¦tais. C'¨¦tait pourtant une consolation pour moi d'y lire l'assurance que celui qui m'¨¦crivait conservait toujours le d¨¦sir de m'¨ºtre utile, car sans lui je n'avais pas la moindre esp¨¦rance de retrouver les papiers de mon p¨¨re. Je r¨¦solus donc de suivre ses instructions, de me conduire avec pr¨¦caution devant les ¨¦trangers, et de saisir la premi¨¨re occasion favorable pour demander ¨¤ l'h?tesse comment je pourrais arriver jusqu'¨¤ ce myst¨¦rieux personnage. J'appelai alors Andr¨¦ ¨¤ haute voix sans recevoir aucune r¨¦ponse. Je le cherchai dans tous les coins de l'¨¦curie, la torche ¨¤ la main, non sans courir le risque d'y mettre le feu, si la quantit¨¦ de fumier humide n'avait ¨¦t¨¦ un pr¨¦servatif suffisant pour quatre ou cinq bottes de foin que les animaux se disputaient. Enfin, ma patience ¨¦tant ¨¤ bout, je l'appelai de nouveau en lui prodiguant toutes les ¨¦pith¨¨tes que la col¨¨re put me sugg¨¦rer. Andr¨¦ Fairservice, Andr¨¦, imb¨¦cile! ane! o¨´ ¨ºtes-vous? J'entendis en ce moment une sorte de g¨¦missement lugubre qu'on aurait pu attribuer au brownie lui-m¨ºme. Guid¨¦ par le son, j'avan?ai vers l'endroit d'o¨´ ce bruit m'avait sembl¨¦ partir, et je trouvai l'intr¨¦pide Andr¨¦ blotti entre le mur et deux immenses tonneaux remplis de plumes de volailles immol¨¦es au bien public et ¨¤ l'int¨¦r¨ºt de l'h?tesse depuis quelques mois. Il fallut joindre la force aux exhortations pour le tirer de sa retraite et le conduire au grand jour. -- Monsieur, monsieur, me dit-il tandis que je l'entra?nais, je suis un honn¨ºte gar?on. -- Qui diable met votre honn¨ºtet¨¦ en doute? Mais nous allons souper, et il faut que vous veniez nous servir. -- Oui, r¨¦p¨¦ta-t-il sans para?tre avoir entendu ce que je venais de lui dire, je suis un honn¨ºte gar?on, quoi qu'en puisse dire M. Jarvie. Je conviens que le monde et les biens du monde me tiennent au coeur, et bien certainement il y en a plus d'un qui pense comme moi. Mais je suis un honn¨ºte gar?on; et, quoique j'aie parl¨¦ de vous quitter en chemin, Dieu sait que cela ¨¦tait bien loin de ma pens¨¦e, et je le disais comme tout ce qu'on dit dans l'occasion pour tacher de faire pencher la balance de son c?t¨¦. Oui, je suis attach¨¦ ¨¤ Votre Honneur, quoique vous soyez bien jeune, et je ne vous quitterais pas pour de l¨¦g¨¨res raisons. -- O¨´ diable en voulez-vous venir? Tout n'a-t-il pas ¨¦t¨¦ r¨¦gl¨¦ ¨¤ votre satisfaction? Avez-vous dessein de me parler de me quitter ¨¤ chaque instant du jour sans rime ni raison? -- Oh! mais jusqu'¨¤ pr¨¦sent je ne faisais que semblant, mais en ce moment c'est tout de bon. En un mot, perte ou gain, je n'oserais accompagner Votre Honneur plus avant. Si vous voulez suivre le conseil d'un pauvre homme, contentez-vous d'un rendez-vous manqu¨¦ sans vous aventurer davantage. J'ai une sinc¨¨re affection pour vous, et je suis s?r que vos parents m'en sauront gr¨¦ s'ils vous voient jeter votre gourme et devenir sens¨¦ et raisonnable. Mais je ne puis vous suivre plus loin, quand vous devriez p¨¦rir en chemin faute de guide et de bons avis. C'est tenter la Providence que de vouloir aller dans le pays de Rob-Roy. -- Rob-Roy! m'¨¦criai-je avec surprise; je ne connais personne de ce nom. Que veut dire cette nouvelle invention, Andr¨¦? -- Il est dur, dit Andr¨¦, il est bien dur qu'un honn¨ºte homme ne puisse ¨ºtre cru quand il dit la v¨¦rit¨¦, uniquement parce qu'il ment par-ci par-l¨¤ quand il y a n¨¦cessit¨¦ de le faire... Vous n'avez pas besoin de me demander qui est Rob-Roy, le voleur qu'il est!... Dieu me pr¨¦serve! j'esp¨¨re que personne ne m'entend... puisque vous avez une lettre de lui dans votre poche. J'ai entendu un de ses gens dire ¨¤ notre grande d¨¦gingand¨¦e d'h?tesse de vous la remettre. Ils croyaient que je n'entendais pas leur jargon; mais j'en sais plus long qu'on ne pense. Je ne comptais pas vous en parler; c'est la peur... c'est l'int¨¦r¨ºt que je vous porte qui me tire les paroles du gosier. Ah! M. Frank, toutes les folies de votre oncle, toutes les frasques de vos cousins ne sont rien en comparaison de ce que vous allez faire! Buvez du vin comme sir Hildebrand; commencez la sainte journ¨¦e en vidant une bouteille d'eau-de-vie comme squire Percy; cherchez dispute ¨¤ tout le monde comme squire Thorncliff; courez les filles comme squire John; jouez et pariez comme squire Richard; gagnez les ames au pape et au diable comme Rashleigh; jurez, volez, n'observez point le sabbat, enfin soyez papiste autant que tous vos cousins ensemble; mais pour l'amour du ciel, ayez piti¨¦ de vous-m¨ºme, et tenez-vous le plus loin possible de Rob-Roy. Les alarmes d'Andr¨¦ ¨¦taient exprim¨¦es trop naturellement pour que je pusse les regarder comme une feinte. Je me contentai de lui dire que je comptais passer la nuit dans cette auberge, et qu'il e?t bien soin de nos chevaux. Quant au reste, je lui ordonnai de garder le plus profond silence sur ses craintes, en l'assurant qu'il pouvait compter que je ne m'exposerais pas imprudemment ¨¤ aucun danger. Il me suivit dans la maison d'un air constern¨¦, murmurant entre ses dents: -- Il faut songer aux hommes avant d'avoir soin des b¨ºtes. De toute cette bienheureuse journ¨¦e je n'ai mis sous ma dent que les deux cuisses de ce vieux coq de bruy¨¨re. L'harmonie de la compagnie paraissait avoir souffert une interruption depuis mon d¨¦part, car je trouvai M. Galbraith et mon ami M. Jarvie se querellant et fort ¨¦chauff¨¦s. -- Je ne puis entendre parler ainsi, disait le banquier lorsque j'entrai, ni du duc d'Argyle ni du nom de Campbell. Le duc est un digne seigneur, plein d'esprit, l'ami et le bienfaiteur du commerce de Glascow. -- Je ne dirai rien contre Mac-Callum-More ni contre Slioch-nan- Diarmid[114], dit le moins grand des deux Highlanders. Je ne suis pas de ce c?t¨¦ de Glencroe o¨´ l'on peut chercher querelle ¨¤ Inverrara. -- Jamais notre loch ne vit les Lymphades[115] des Campbell, dit le plus grand. Je puis lever la t¨ºte et parler sans rien craindre. Je ne me soucie pas plus des Cawmil que des Cowan, et vous pouvez dire ¨¤ Mac-Callum-More que c'est Allan Iverach qui l'a dit: il y a loin d'ici ¨¤ Lochow[116]. M. Galbraith, dont l'eau-de-vie qu'il avait bue coup sur coup avait ¨¦chauff¨¦ la t¨ºte, frappa du poing sur la table avec violence et s'¨¦cria: -- Cette famille doit un compte de sang, et il faudra qu'elle le rende. Les os du brave, du loyal Grahame s'agitent et crient vengeance au fond du cercueil contre ce duc et tout son clan. Jamais il n'y a eu de trahison en ¨¦cosse que quelque Cawmil ne s'en soit m¨ºl¨¦. Et maintenant que les m¨¦chants ont le dessus, ce sont encore les Cawmil qui les soutiennent. Mais cela ne durera plus longtemps; il sera temps d'aiguiser la Pucelle[117] pour raser les t¨ºtes sur les ¨¦paules. Oui, oui, nous verrons la vieille fille se d¨¦rouiller par une moisson sanglante. -- Fi donc, Galbraith! s'¨¦cria le bailli, fi donc, monsieur! Pouvez-vous parler ainsi devant un magistrat et risquer de vous attirer de mauvaises affaires? Comment pouvez-vous soutenir votre famille et satisfaire vos cr¨¦anciers (moi et les autres), si vous agissez de mani¨¨re ¨¤ attirer sur vous la rigueur des lois au grand pr¨¦judice de tous ceux qui ont des liaisons avec vous? -- Au diable mes cr¨¦anciers, et vous tout le premier si vous ¨ºtes du nombre! Je vous dis que nous aurons bient?t du changement. Les Cawmil ne mettront plus leur chapeau si fi¨¨rement sur leur t¨ºte; ils n'enverront plus leurs chiens o¨´ ils n'oseraient se montrer eux-m¨ºmes; ils ne prot¨¦geront plus les brigands, les meurtriers, les oppresseurs; ils ne les exciteront plus ¨¤ piller et ¨¤ attaquer des gens qui valent mieux qu'eux, des clans plus loyaux que le leur. M. Jarvie ne semblait pas vouloir renoncer ¨¤ la discussion; mais le fumet d'un plat de venaison, que l'h?tesse mit en ce moment sur la table, op¨¦ra une diversion heureuse. S'armant d'un couteau tranchant, il dirigea une nouvelle attaque de ce c?t¨¦, et laissa aux ¨¦trangers le soin de continuer le d¨¦bat. -- Et cela est vrai, dit le plus grand des deux Highlanders, qui s'appelait Stuart, comme je l'appris ensuite. Nous ne serions pas ici aux aguets pour nous saisir de Rob-Roy si les Cawmil ne lui avaient donn¨¦ retraite. J'avais un jour avec moi trente hommes de mon nom, les uns venant de Glenfinlas, les autres d'Appine. Nous chassames les Mac-Gregor, comme on chasse un daim, jusqu'¨¤ ce que nous arrivames dans la contr¨¦e de Glenfalloch. L¨¤, les Cawmil nous arr¨ºt¨¨rent par ordre de Mac-Callum-more, et nous emp¨ºch¨¨rent de les poursuivre plus loin, de sorte que nos pas furent perdus. Mais je donnerais bien quelque chose pour ¨ºtre aussi pr¨¨s de Rob-Roy que je l'¨¦tais ce jour-l¨¤. Il semblait par malheur que chaque nouveau discours d?t contenir quelque chose d'offensant pour mon ami le bailli. -- Vous m'excuserez de vous dire ce que je pense, monsieur, r¨¦pliqua-t-il; mais vous pourriez bien donner votre meilleure toque pour ¨ºtre toujours aussi loin de Rob-Roy que vous l'¨ºtes en ce moment. -- Certes! mon fer rouge n'est rien aupr¨¨s de sa claymore! -- Elle[118] ferait mieux de ne plus parler de son soc[119], ou, par Dieu, je lui ferais rentrer les paroles dans le gosier avec deux doigts de cet acier, dit le plus grand des deux Highlanders en portant la main ¨¤ sa dague d'un air sinistre et mena?ant. -- Non, non, dit le plus petit, pas de querelles, Allan! Si l'homme de Glascow prend int¨¦r¨ºt ¨¤ Rob-Roy, il pourra bien avoir le plaisir de le voir ce soir li¨¦ et garrott¨¦, et demain matin faisant des gambades au bout d'une corde. Ce pays en a ¨¦t¨¦ assez tourment¨¦; sa course est finie... Mais il est temps d'aller rejoindre nos gens. -- Un moment, un moment, Inverashalloch, s'¨¦cria Galbraith, souvenez-vous du vieux proverbe, ami. -- C'est une fi¨¨re lune, dit Bennygask; une autre pinte, dit Lesley, nous ne partirons pas sans une autre chopine.[120] -- J'ai eu assez de chopines, r¨¦pondit Inverashalloch; je ne recule jamais pour boire avec un ami ma pinte d_'usquebaugh _ou d'eau-de-vie; mais du diable si je bois un coup de trop quand j'ai une affaire pour le lendemain matin. Et ¨¤ mon avis, major Galbraith, vous feriez mieux de songer ¨¤ faire entrer de nuit votre troupe dans le clachan, afin d'¨ºtre tous pr¨ºts ¨¤ partir. -- Et pourquoi diable tant se presser? bons mets et bonne boisson n'ont jamais nui ¨¤ la besogne. Et si l'on m'avait ¨¦cout¨¦, du diable si l'on vous e?t fait descendre de vos montagnes pour nous aider. La garnison et notre cavalerie auraient bien suffi pour arr¨ºter Rob-Roy. Voil¨¤ le bras qui l'¨¦tendra par terre, ajouta-t- il en levant la main, et il n'a pas besoin pour cela de l'aide d'un Highlander. -- Il fallait donc nous laisser o¨´ nous ¨¦tions, dit Inverashalloch: je ne suis pas venu de soixante milles sans en avoir re?u l'ordre. Mais, si vous voulez savoir mon opinion, vous devriez moins jaser si vous avez dessein de r¨¦ussir. Un homme averti en vaut deux, et c'est ce qui peut arriver ¨¤ l'¨¦gard de celui que vous savez. Le moyen d'attraper un oiseau n'est pas de lui jeter votre chapeau. Ces messieurs ont entendu des choses qu'ils n'auraient pas d? entendre si vous n'aviez dans la t¨ºte quelques coups d'eau-de-vie de trop. Vous n'avez besoin de mettre votre chapeau sur l'oreille, major Galbraith; il ne faut pas croire que vous me fassiez peur. -- J'ai dit que je ne me querellerais plus d'aujourd'hui, dit le major avec cet air de gravit¨¦ solennelle que prend quelquefois un ivrogne, et je tiendrai ma parole. Quand je ne serai pas de service, je ne crains ni vous ni personne dans les Highlands ou les Lowlands; mais je respecte le service. Je voudrais bien voir arriver ces Habits-Rouges. S'il s'agissait de faire quelque chose contre le roi Jacques, ils seraient ici depuis longtemps, mais, quand il n'est question que de maintenir la tranquillit¨¦ du pays, ils dorment sur les deux oreilles. Il parlait encore lorsque nous entend?mes la marche mesur¨¦e d'une troupe d'infanterie, et un officier suivi de deux ou trois soldats entra dans la chambre o¨´ nous ¨¦tions. Sa voix me fit entendre l'accent anglais, qui me fut agr¨¦able apr¨¨s le m¨¦lange du jargon des Highlands et des Lowlands dont je venais d'¨ºtre fatigu¨¦. -- Je pr¨¦sume, monsieur, que vous ¨ºtes M. Galbraith; major de la milice du comt¨¦ de Lennox, et que ces messieurs sont les deux gentilshommes des Highlands que je dois trouver ici? On lui r¨¦pondit qu'il ne se trompait pas, et on lui proposa de prendre quelques rafra?chissements, ce qu'il refusa. -- Je me trouve un peu en retard, messieurs, leur dit-il, et il faut r¨¦parer le temps perdu. J'ai ordre de chercher et d'arr¨ºter deux personnes coupables de trahison. -- Je lave mes mains de cela, dit Inverashalloch; je suis venu ici avec mon clan, pour me battre contre Rob-Roy Mac-Gregor, qui a tu¨¦, ¨¤ Invernenty, Duncan Maclaren, mon cousin au septi¨¨me degr¨¦; quant ¨¤ ce que vous pouvez avoir ¨¤ faire contre d'honn¨ºtes gentilshommes qui peuvent parcourir le pays pour leurs affaires, je ne m'en m¨ºle point. -- Ni moi non plus, dit Iverach. Le major Galbraith prit la chose plus s¨¦rieusement, et apr¨¨s avoir fait un hoquet pour exorde, il pronon?a le discours suivant: -- Je ne dirai rien contre le roi George, capitaine, parce que, comme le fait est, ma commission est en son nom. Mais si ma commission est bonne, capitaine, ce n'est pas ¨¤ dire que les autres soient mauvaises; et, au dire de bien des gens, le nom de Jacques est tout aussi bon que celui de George. D'un c?t¨¦, c'est le roi... le roi qui est roi de fait; de l'autre, c'est celui qui devrait l'¨ºtre par le droit; et je dis qu'on peut ¨ºtre loyal envers l'un et l'autre, capitaine. Ce n'est pas que je ne sois de votre avis pour le moment, capitaine, comme cela convient ¨¤ un major de milice. Mais quant ¨¤ la trahison et tout ce qui s'ensuit, c'est du temps perdu que d'en parler: moins on en dit, mieux cela vaut. -- Je vois avec regret, messieurs, dit le capitaine, la mani¨¨re dont vous avez employ¨¦ votre temps. Les raisonnements du major se ressentent de la liqueur qu'il a bue, et j'aurais d¨¦sir¨¦ que, dans une occasion de cette importance, vous eussiez agi autrement. Vous feriez bien de vous jeter sur un lit pendant une heure. Ces messieurs sont sans doute de votre compagnie? ajouta-t-il en jetant un coup d'oeil sur M. Jarvie et sur moi, qui, encore occup¨¦s de notre souper, n'avions pas fait attention ¨¤ l'officier. -- Ce sont des voyageurs, capitaine, dit Galbraith, des voyageurs l¨¦gitim¨¦s par mer et par terre, comme dit le livre de pri¨¨res. Le capitaine s'approcha de nous avec une lumi¨¨re pour nous mieux voir. -- Je suis charg¨¦, dit-il, par mes instructions, d'arr¨ºter un jeune homme et un homme plus ag¨¦; or, ces deux messieurs me paraissent r¨¦pondre au signalement donn¨¦. -- Prenez garde ¨¤ ce que vous dites, monsieur, s'¨¦cria M. Jarvie: ne croyez pas que votre habit rouge et votre chapeau galonn¨¦ puissent vous prot¨¦ger. J'intenterai contre vous une action en diffamation, en d¨¦tention arbitraire. Je suis bourgeois de Glascow, monsieur... magistrat, monsieur... mon nom est Nicol Jarvie; c'¨¦tait celui de mon p¨¨re avant moi. Je suis bailli, et mon p¨¨re, Dieu veuille avoir son ame! ¨¦tait diacre. -- C'¨¦tait un chien aux oreilles coup¨¦es[121], dit le major Galbraith, et il s'est bravement battu contre le roi ¨¤ Bothwell- Brigg. -- Il payait ce qu'il devait, M. Galbraith, dit M. Jarvie, et il payait ce qu'il achetait: c'¨¦tait un plus honn¨ºte homme que celui qui se trouve sur vos jambes. -- Je n'ai pas le temps d'¨¦couter tout cela, dit l'officier. Messieurs, vous ¨ºtes mes prisonniers, ¨¤ moins que vous ne me pr¨¦sentiez des personnes respectables qui me r¨¦pondent que vous ¨ºtes des sujets loyaux. -- Conduisez-moi devant un magistrat civil, r¨¦pliqua le bailli, devant le sh¨¦riff ou le juge de ce canton. Je ne suis pas oblig¨¦ de r¨¦pondre ¨¤ chaque Habit-Rouge qui voudra me faire des questions. -- Fort bien! monsieur, je sais comment il faut se conduire avec les gens qui ne veulent point parler. Se tournant alors vers moi: -- Et vous, monsieur, me dit-il, vous plaira-t-il de me r¨¦pondre? quel est votre nom? -- Frank Osbaldistone, monsieur. -- Quoi! fils de sir Hildebrand Osbaldistone, du Northumberland? -- Non, monsieur, interrompit M. Jarvie, fils de William Osbaldistone, chef de la grande maison de commerce Osbaldistone et Tresham de Crane-Alley, ¨¤ Londres. -- J'en suis fach¨¦, monsieur; mais ce nom augmente les soup?ons que j'avais d¨¦j¨¤ con?us, et me met dans la n¨¦cessit¨¦ de vous prier de me remettre tous les papiers que vous pouvez avoir. Je remarquai qu'¨¤ ces mots les deux Highlanders se regard¨¨rent d'un air d'inqui¨¦tude. -- Je n'en ai aucun, lui r¨¦pondis-je. L'officier ordonna qu'on me d¨¦sarmat et qu'on me fouillat; la r¨¦sistance aurait ¨¦t¨¦ un acte de folie: je remis donc mes armes, et je me soumis ¨¤ la recherche, qui fut faite avec autant de politesse qu'on peut en mettre dans une semblable op¨¦ration. On ne trouva sur moi que le billet que je venais de recevoir. -- Ce n'est pas ¨¤ cela que je m'attendais, dit l'officier, mais j'y trouve un motif pour vous retenir prisonnier; car je vois que vous entretenez une correspondance par ¨¦crit avec ce brigand proscrit, Robert Mac-Gregor Campbell, commun¨¦ment nomm¨¦ Rob-Roy, qui est depuis si longtemps le fl¨¦au de ce district. Qu'avez-vous ¨¤ dire ¨¤ cela, monsieur? -- Des espions de Rob! s'¨¦cria Inverashalloch: si l'on veut leur rendre justice, il faut les accrocher au premier arbre. -- Nous sommes partis de Glascow, dit M. Jarvie, pour aller toucher de l'argent qui nous est d?. Je ne connais pas de loi qui d¨¦fende ¨¤ un homme de toucher ce qui lui est d?. Quant ¨¤ ce billet, il est tomb¨¦ par accident entre les mains de mon ami. -- Comment cette lettre s'est-elle trouv¨¦e dans votre poche? me demanda l'officier. Je ne pouvais me r¨¦soudre ¨¤ trahir la confiance de la bonne femme qui me l'avait remise, de sorte que je gardai le silence. -- Pourriez-vous m'en rendre compte, mon camarade? dit l'officier ¨¤ Andr¨¦, qui ¨¦tait debout derri¨¨re nous, et dont les dents claquaient comme des castagnettes depuis qu'il avait entendu la menace des Highlanders. -- Oh! sans doute, g¨¦n¨¦ral, sans doute, je puis vous dire tout. C'est un homme des Highlands qui a remis cette lettre ¨¤ cette rus¨¦e de bonne femme. Je puis jurer que mon ma?tre n'en savait rien... -- Moi! dit l'h?tesse: on m'a remis une lettre pour un homme qui ¨¦tait chez moi; il a bien fallu que je la rendisse. Dieu merci, je ne sais ni lire ni ¨¦crire, et... -- Personne ne vous accuse, bonne femme, taisez-vous. Continuez, mon ami. -- J'ai tout dit, monsieur l'Habit-Rouge, si ce n'est que, comme je sais que mon ma?tre a envie d'aller voir ce damn¨¦ de Rob-Roy, vous feriez un acte de charit¨¦ de l'en emp¨ºcher et de le renvoyer ¨¤ Glascow, bon gr¨¦ mal gr¨¦. Quant ¨¤ M. Jarvie, vous pouvez le garder aussi longtemps que vous le voudrez: Il est assez riche pour payer toutes les amendes auxquelles vous le condamnerez, et mon ma?tre aussi. Pour moi, Dieu me pr¨¦serve! je ne suis qu'un pauvre jardinier, et je ne vaux pas le pain que vous me feriez manger en prison. -- Ce que j'ai de mieux ¨¤ faire, dit l'officier, c'est d'envoyer ces trois messieurs au quartier g¨¦n¨¦ral sous bonne escorte. Ils paraissent en correspondance directe avec l'ennemi, et je me trouverais responsable si je les laissais en libert¨¦. Messieurs, vous voudrez bien vous regarder comme mes prisonniers. D¨¨s que le jour para?tra, je vous ferai conduire en lieu de s?ret¨¦. Si vous ¨ºtes r¨¦ellement ce que vous pr¨¦tendez ¨ºtre, on en aura bient?t la preuve, et un jour ou deux de d¨¦tention ne seront pas un grand malheur. Je n'¨¦couterai aucune remontrance, ajouta-t-il en tournant le dos au bailli, dont il voyait la bouche s'ouvrir pour lui r¨¦pondre; le service dont je suis charg¨¦ ne me permet pas d'entrer dans des discussions inutiles. -- Fort bien, monsieur, fort bien! dit M. Jarvie: vous pouvez jouer maintenant de votre violon tant qu'il vous plaira, mais je vous r¨¦ponds que je saurai vous faire danser avant qu'il soit peu. L'officier et les Highlanders tinrent alors une esp¨¨ce de conseil priv¨¦, mais ils parl¨¨rent si bas qu'il me fut impossible de rien entendre de ce qu'ils disaient. Quelques instants apr¨¨s ils sortirent tous, ayant l'attention de nous laisser ¨¤ la porte une garde d'honneur. -- Ces montagnards, me dit le bailli quand ils furent partis, sont des clans de l'ouest. Si ce qu'on en dit est vrai, ils ne valent pas mieux que leurs voisins; s'ils viennent se battre contre Rob, c'est pour satisfaire quelque ancienne animosit¨¦, et c'est pour la m¨ºme raison que Galbraith vient ici avec les Grahame et les Buchanan du comt¨¦ de Lennox. Je ne les blame pas trop. Personne n'aime ¨¤ perdre ses vaches. Et puis voil¨¤ une troupe de soldats, pauvres diables! qui sont oblig¨¦s de tourner ¨¤ droite ou ¨¤ gauche, comme on le leur commande, sans savoir pourquoi. Le pauvre Rob aura joliment du fil ¨¤ retordre au point du jour. Il ne convient pas ¨¤ un magistrat de rien d¨¦sirer contre le cours de la justice, mais il me serait bien difficile d'¨ºtre fach¨¦ d'apprendre qu'il leur ait donn¨¦ ¨¤ tous sur les oreilles. Chapitre XXX. ¨¦coute, g¨¦n¨¦ral, et regarde-moi bien; Je ne suis qu'une femme, et tu penses peut-¨ºtre Pouvoir m'intimider. Apprends ¨¤ me conna?tre: Vois si, dans mon malheur, je tremble devant toi, Si je laisse ¨¦chapper quelque marque d'effroi. Crains plut?t la fureur qui d¨¦chire mon ame. BONDUCA. Nous nous arrangeames pour passer la nuit aussi bien que le permettait la mis¨¦rable chambre o¨´ nous nous trouvions. Le bailli, fatigu¨¦ de son voyage et des sc¨¨nes qui venaient de se passer, et moins int¨¦ress¨¦ au r¨¦sultat de notre d¨¦tention qui ne pouvait avoir pour lui d'autre inconv¨¦nient qu'une tr¨¨s courte retraite, d'ailleurs moins difficile sur la bont¨¦ ou la propret¨¦ de son lit, se jeta sur une des cr¨¨ches qu'on voyait le long des murs et m'annon?a bient?t par un ronflement sonore qu'il dormait profond¨¦ment. Pour moi, je restai assis pr¨¨s de la table, et, appuyant la t¨ºte sur mes bras, je ne go?tai qu'un sommeil interrompu. Je compris, aux discours du sergent et du piquet en station ¨¤ la porte, qu'il y avait du doute et de l'h¨¦sitation dans les mouvements des troupes. On faisait partir des d¨¦tachements pour obtenir des informations, et ils revenaient sans avoir pu s'en procurer. Le capitaine paraissait inquiet, il faisait partir de nouvelles escouades, et quelques-unes ne revenaient pas au clachan ou village. D¨¨s les premiers rayons du jour, un caporal et deux soldats entr¨¨rent d'un air de triomphe, tra?nant apr¨¨s eux un montagnard qu'ils avaient arr¨ºt¨¦ et qu'ils amenaient au capitaine. Je le reconnus sur-le-champ pour Dougal, notre ci-devant porte-clefs. M. Jarvie, que le bruit qu'ils firent en entrant ¨¦veilla, se frotta les yeux, le reconnut aussi et s'¨¦cria: -- Que Dieu me pardonne, c'est ce pauvre Dougal qu'ils ont arr¨ºt¨¦! Capitaine, je vous donne mon cautionnement, un cautionnement suffisant pour Dougal. Cette offre g¨¦n¨¦reuse ¨¦tait certainement dict¨¦e par la reconnaissance que conservait le bon magistrat du z¨¨le avec lequel Dougal avait embrass¨¦ sa querelle dans le combat qu'il avait soutenu contre Inverashalloch. Mais le capitaine ne lui r¨¦pondit qu'en le priant de ne se m¨ºler que des affaires qui le regardaient et de songer qu'il ¨¦tait lui-m¨ºme prisonnier en ce moment. -- M. Osbaldistone, s'¨¦cria le bailli qui connaissait mieux les formes des lois civiles que celles de la jurisprudence militaire, je vous prends ¨¤ t¨¦moin qu'il a refus¨¦ un cautionnement suffisant. Il est indubitable que Dougal aura contre lui une action en dommages et int¨¦r¨ºts pour d¨¦tention arbitraire, et bien certainement j'aurai soin que justice lui soit rendue. L'officier, dont j'appris alors que le nom ¨¦tait Thornton, ne pr¨ºta aucune attention aux discours et aux menaces de M. Jarvie, et, faisant subir un interrogatoire tr¨¨s s¨¦v¨¨re ¨¤ son prisonnier, parvint ¨¤ en tirer successivement, quoique en apparence malgr¨¦ lui, l'aveu qu'il connaissait Rob-Roy, qu'il l'avait vu l'ann¨¦e derni¨¨re... il y avait trois mois... la semaine derni¨¨re... la veille... enfin qu'il n'y avait qu'une heure qu'il l'avait quitt¨¦. Tous ces aveux ¨¦chappaient l'un apr¨¨s l'autre ¨¤ Dougal et ne semblaient arrach¨¦s que par la vue d'une corde que le capitaine Thornton jurait de faire servir pour le pendre ¨¤ une branche d'arbre, s'il ne r¨¦pondait cat¨¦goriquement ¨¤ toutes ses questions. -- Maintenant, dit l'officier, dites-moi combien d'hommes votre ma?tre a avec lui en ce moment. Dougal, en promenant ses regards de tous c?t¨¦s, except¨¦ celui o¨´ se trouvait le capitaine, r¨¦pondit qu'elle ne pouvait ¨ºtre s?re de cela. -- Regardez-moi, chien de Highlander, et souvenez-vous que votre vie d¨¦pend de votre r¨¦ponse. Combien de coquins ce mis¨¦rable proscrit avait-il avec lui quand vous l'avez quitt¨¦? -- Ah! il n'en avait que six sans me compter. -- Et qu'a-t-il fait du reste de ses bandits? -- Ils sont all¨¦s avec le lieutenant faire une exp¨¦dition contre les clans de l'ouest. -- Contre les clans de l'ouest? H¨¦! cela est assez probable! et que veniez-vous faire dans ces environs? -- Moi, Votre Honneur! ah! je venais en me promenant voir ce que Votre Honneur faisait dans le clachan avec les Habits-Rouges. -- Je crois, me dit M. Jarvie, qui ¨¦tait venu se placer derri¨¨re moi, je crois que ce coquin va se montrer faux fr¨¨re. Je suis bien aise de ne pas m'¨ºtre mis plus en frais pour lui. -- Maintenant, mon cher ami, dit le capitaine, entendons-nous bien. Vous venez d'avouer que vous ¨ºtes venu ici comme espion, et par cons¨¦quent vous m¨¦ritez d'¨ºtre pendu au premier arbre. Mais si vous voulez me rendre un service, je vous en rendrai un autre. J'ai deux mots ¨¤ dire ¨¤ votre chef pour une affaire s¨¦rieuse; conduisez-moi avec ma troupe ¨¤ l'endroit o¨´ vous l'avez laiss¨¦, et alors je vous rendrai la libert¨¦ et vous donnerai cinq guin¨¦es par-dessus le march¨¦. -- Oh! s'¨¦cria Dougal en se tordant les bras d'un air de d¨¦tresse, je ne puis faire cela. J'aime mieux ¨ºtre pendu. -- Eh bien, vous le serez, mon cher ami. Que votre sang retombe sur votre t¨ºte! Caporal Cramp, soyez le grand pr¨¦v?t du camp, et exp¨¦diez-moi ce coquin. Le caporal s'¨¦tait plac¨¦ depuis quelques instants en face de Dougal, tenant en mains une corde qu'il avait trouv¨¦e dans un coin de la chambre et qu'il lui montrait avec affectation en y formant un noeud coulant. D¨¨s que l'ordre fatal fut donn¨¦, il la lui jeta autour du cou, et ¨¤ l'aide de deux soldats se mit en devoir de l'entra?ner hors de la chambre. Dougal, effray¨¦ de voir la mort de si pr¨¨s, s'¨¦cria comme il se trouvait d¨¦j¨¤ sur le seuil de la porte: -- Un moment, messieurs, un moment... Mais arr¨ºtez donc! elle consent ¨¤ faire ce que Son Honneur exige. -- Emmenez cette cr¨¦ature, s'¨¦cria le bailli, il m¨¦rite vingt fois d'¨ºtre pendu! Emmenez-le donc, caporal! pourquoi ne l'emmenez-vous pas? -- Brave homme, r¨¦pondit le caporal, c'est mon avis et mon opinion que si j'¨¦tais charg¨¦ de vous conduire ¨¤ la potence, du diable si vous seriez si press¨¦! Cet _apart¨¦ _m'emp¨ºcha de faire attention ¨¤ ce qui se passa entre le capitaine et son prisonnier. Mais j'entendis alors celui-ci dire d'un ton tout ¨¤ fait subjugu¨¦: -- Et vous me laisserez aller d¨¨s que je vous aurai conduit o¨´ est Rob-Roy, sur votre conscience? -- Je vous en donne ma parole, vous serez libre ¨¤ l'instant. Caporal, que la troupe se range en ordre de bataille. Et vous, messieurs, vous nous suivrez; j'ai besoin de tout mon monde, je ne puis laisser personne pour vous garder. En un clin d'oeil la troupe fut sous les armes et pr¨ºte ¨¤ marcher. On nous emmena comme prisonniers avec Dougal. En sortant du cabaret, j'entendis notre nouveau compagnon de captivit¨¦ rappeler au capitaine la promesse qu'il lui avait faite de lui donner cinq guin¨¦es. -- Les voici, r¨¦pondit l'officier en lui mettant dans la main cinq pi¨¨ces d'or: mais songez bien, mis¨¦rable, que, si vous essayez de me tromper, je vous fais sauter le crane de ma propre main. -- Ce vaurien, me dit M. Jarvie, est cent fois pire que je l'avais jug¨¦. C'est un tra?tre, une perfide cr¨¦ature! Oh! cette soif du lucre! cette soif du lucre! que de choses elle fait faire! feu le diacre, mon digne p¨¨re, avait coutume de dire que l'argent perdait plus d'ames que le fer ne tuait de corps. L'h?tesse s'avan?a alors, et demanda le paiement de l'¨¦cot en y comprenant tout ce qu'avaient bu le major Galbraith et les deux montagnards. Le capitaine dit que cela ne le regardait point. Mais mistress Mac-Alpine lui r¨¦pliqua que si elle n'avait su qu'ils attendaient Son Honneur, elle ne leur aurait pas fait cr¨¦dit; qu'elle ne reverrait peut-¨ºtre jamais M. Galbraith, ou que si elle le revoyait elle n'en serait pas plus riche; qu'elle ¨¦tait une pauvre veuve, et qu'elle n'avait pour vivre que le produit de son auberge. Le capitaine Thornton coupa court ¨¤ ses lamentations en lui payant le m¨¦moire, qui ne montait qu'¨¤ quelques shillings d'Angleterre, quoiqu'il pr¨¦sentat un total formidable en monnaie du pays. Il voulait m¨ºme g¨¦n¨¦reusement payer la portion qui ¨¦tait ¨¤ la charge de M. Jarvie et ¨¤ la mienne; mais le bailli, sans ¨¦gard pour l'avis de l'h?tesse qui lui disait tout bas: -- Laissez-le faire, laissez-le faire, laissez payer les chiens d'Anglais, ils nous tourmentent assez! demanda qu'on fit la distraction de la portion de la dette qui nous concernait et l'acquitta sur-le-champ. Le capitaine saisit cette occasion pour nous faire avec civilit¨¦ quelques excuses de notre d¨¦tention. -- Si vous ¨ºtes, comme je l'esp¨¨re, nous dit-il, des sujets du roi loyaux et paisibles, vous ne regretterez pas un jour perdu quand le bien de son service l'exige: dans le cas contraire, je ne fais que mon devoir. Il fallut bien nous contenter de cette apologie, et nous le suiv?mes, quoique fort ¨¤ contre-coeur. Je n'oublierai jamais la sensation d¨¦licieuse que j'¨¦prouvai quand, en sortant de l'atmosph¨¨re ¨¦paisse, ¨¦touffante et enfum¨¦e de la hutte des Highlands o¨´ nous avions si d¨¦sagr¨¦ablement pass¨¦ la nuit, je pus respirer l'air frais du matin et voir les rayons brillants du soleil levant, qui, sortant d'un tabernacle de nuages d'or et de pourpre, ¨¦clairait le paysage le plus pittoresque qui e?t jamais ravi mes yeux. ¨¤ gauche ¨¦tait la vall¨¦e dans laquelle le Forth serpentait vers l'orient et entourait une belle colline de la guirlande form¨¦e par les arbres de ses bords. ¨¤ droite, au milieu d'une profusion de taillis, de monticules et de roches sauvages, s'¨¦tendait le lit d'un grand lac que l'haleine de la brise du matin soulevait doucement en petites vagues dont chacune ¨¦tincelait ¨¤ son tour par le reflet des rayons du soleil. De hautes montagnes, des rocs escarp¨¦s et des rives sur lesquelles se balan?aient les branches mobiles du bouleau et du ch¨ºne servaient de limites ¨¤ cette ravissante nappe d'eau; le fr¨¦missement harmonieux du feuillage de ces arbres brillant au soleil donnait aussi ¨¤ cette solitude une esp¨¨ce de vie et de mouvement. L'homme seul semblait dans un ¨¦tat d'inf¨¦riorit¨¦ au milieu d'une sc¨¨ne o¨´ tous les traits de la nature ¨¦taient pleins de grandeur et de majest¨¦. Les mis¨¦rables huttes, appel¨¦es _bourochs _par le bailli, au nombre de douze environ, qui composaient le village ou le clachan d'Aberfoil, ¨¦taient construites de pierres jointes ensemble avec de la terre au lieu de mortier, et couvertes de gazon jet¨¦ sans soin sur des branches d'arbres coup¨¦es dans les for¨ºts voisines. Les toits en descendaient presque ¨¤ terre, de sorte qu'Andr¨¦ nous dit qu'il aurait ¨¦t¨¦ possible, la nuit pr¨¦c¨¦dente, que nous eussions pris ces cabanes pour de petits monticules et que nous ne nous fussions aper?us que nous ¨¦tions sur des maisons que lorsque les jambes de nos chevaux auraient pass¨¦ au travers du toit. D'apr¨¨s tout ce que nous v?mes, nous p?mes juger que la maison de mistress Mac-Alpine, qui nous avait paru si mis¨¦rable, ¨¦tait comparativement la plus belle du hameau; et si ma description, mon cher Tresham, vous donne envie d'en juger par vos yeux, je pr¨¦sume que vous trouverez encore les choses ¨¤ peu pr¨¨s dans le m¨ºme ¨¦tat, car les ¨¦cossais sont un peuple qui ne se livre pas facilement aux innovations, m¨ºme quand elles ont pour but d'am¨¦liorer leur sort.[122] Notre d¨¦part donna l'¨¦veil aux habitants de ces tristes demeures, et plus d'une vieille femme vint faire une reconnaissance sur sa porte entrouverte. En voyant ces sibylles, la t¨ºte couverte d'un bonnet de laine d'o¨´ s'¨¦chappaient quelques m¨¨ches de cheveux gris, leur visage rid¨¦, leurs longs bras, en les entendant s'adresser les unes aux autres, en ga¨¦lique, des paroles accompagn¨¦es de gestes qui ne peignaient pas la bienveillance, mon imagination me repr¨¦senta les sorci¨¨res de Macbeth, et je crus lire dans les traits de ces vieilles toute la malice des fatales soeurs. Les enfants m¨ºme qui sortaient des maisons, les uns tout ¨¤ fait nus, les autres imparfaitement couverts de quelques lambeaux de tartan, faisaient des grimaces aux soldats anglais avec une expression de haine nationale et de m¨¦chancet¨¦ qui semblait au- dessus de leur age. Je remarquai particuli¨¨rement que, quoique la population de ce village par?t assez consid¨¦rable en raison du nombre de femmes et d'enfants que nous apercevions, pas un homme, pas un gar?on au-dessus de douze ans ne s'offrait ¨¤ nos regards. J'en conclus qu'il ¨¦tait probable que nous recevrions d'eux dans le cours de notre exp¨¦dition quelques t¨¦moignages d'amiti¨¦ encore plus expressifs que ceux dont nous avaient assur¨¦s toutes les figures que nous avions rencontr¨¦es. Ce ne fut qu'¨¤ notre sortie du village que nous p?mes bien juger de toute l'¨¦tendue de l'affection qu'on nous portait. ¨¤ peine l'arri¨¨re-garde avait-elle pass¨¦ les derni¨¨res maisons pour entrer dans un petit sentier qui conduisait dans les bois qu'on voyait de l'autre c?t¨¦ du lac que nous entend?mes un bruit confus de cris de femmes et d'enfants, et de ces battements de mains dont les matrones des Highlands accompagnent toujours les exclamations que leur arrachent la haine et la col¨¨re. -- Que signifie ce tapage? demandai-je ¨¤ Andr¨¦ qui ¨¦tait pale comme la mort. -- Je crois que nous ne le saurons que trop t?t. Cela signifie que les femmes des Highlanders vomissent des impr¨¦cations et des mal¨¦dictions contre les Habits-Rouges et contre tout ce qui parle la langue saxonne. J'ai bien entendu des femmes anglaises et ¨¦cossaises prof¨¦rer des impr¨¦cations; ce n'est une merveille dans aucun pays; mais, Dieu me pr¨¦serve! jamais de semblables ¨¤ celles de ces langues montagnardes. Savez-vous ce qu'elles disent? qu'elles voudraient voir tous les Habits-Rouges ¨¦gorg¨¦s comme des moutons, se laver les mains jusqu'au coude dans leur sang, les voir couper en si menus morceaux que le plus gros ne p?t suffire pour le d?ner d'un chien comme il advint ¨¤ Walter Cuming de Guiyock, et je ne sais combien d'autres choses semblables qui n'ont pas pass¨¦ par d'autres gosiers que les leurs. Enfin, ¨¤ moins que le diable ne vienne lui-m¨ºme leur donner des le?ons, je ne crois pas qu'elles puissent se perfectionner dans la science de jurer et de maudire. Mais le pire de tout, c'est qu'elles nous disent de continuer notre route vers le lac, et de prendre garde o¨´ nous aborderons. Les observations que j'avais faites, et ce qu'Andr¨¦ venait de me dire, ne me laissaient gu¨¨re de doute qu'on n'e?t projet¨¦ une attaque contre nous. La route semblait de plus en plus faciliter cette interruption d¨¦sagr¨¦able. Elle s'¨¦cartait d'abord du lac, pour traverser un terrain mar¨¦cageux couvert de bois taillis, et dans lequel il se trouvait d'¨¦pais buissons ou touffes d'arbres qu'on aurait dit plant¨¦s expr¨¨s pour favoriser une embuscade. Nous avions quelquefois ¨¤ traverser des torrents qui descendaient des montagnes, et dont le cours ¨¦tait si rapide que les soldats, dans l'eau jusqu'au-dessus des genoux, ne pouvaient r¨¦sister ¨¤ sa violence qu'en se tenant trois ou quatre par le bras. Je n'avais aucune exp¨¦rience dans l'art militaire; mais il me semblait que des guerriers ¨¤ demi sauvages, tels qu'on m'avait repr¨¦sent¨¦ les Highlanders, pouvaient, dans de telles circonstances, faire avec avantage une attaque contre des troupes r¨¦guli¨¨res. Le bon sens du bailli lui avait fait faire les m¨ºmes remarques, et il en avait tir¨¦ les m¨ºmes cons¨¦quences. Il demanda ¨¤ parler ¨¤ l'officier commandant, ce qu'il fit ¨¤ peu pr¨¨s en ces termes: -- Capitaine, lui dit-il, ce n'est pas pour vous demander quelque faveur que je d¨¦sire vous parler; je les m¨¦prise, et je commence m¨ºme par faire toutes mes protestations et r¨¦serves de vous poursuivre pour cause d'oppression et de d¨¦tention arbitraire; mais, ¨¦tant sinc¨¨rement attach¨¦ au roi George et ¨¤ son arm¨¦e, je prends la libert¨¦ de vous demander si vous ne pensez pas que vous pourriez choisir un moment plus favorable, et prendre des forces plus consid¨¦rables, pour gravir ce glen? Si vous cherchez Rob-Roy, on sait qu'il n'a jamais ¨¦t¨¦ ¨¤ la t¨ºte d'une troupe de moins de cinquante hommes d¨¦termin¨¦s; et, s'il y joint les gens de Glengyle, de Glenfinlas et de Balquiddar, il peut servir ¨¤ votre d¨¦tachement un plat qui ne serait pas ¨¤ son go?t. Mon sinc¨¨re avis, comme ami du roi, serait donc que vous retournassiez au clachan, car ces femmes d'Aberfoil sont comme les cormorans et les go?lands de Cumries, qui ne chantent jamais que pour annoncer une temp¨ºte. -- Soyez tranquille, monsieur, r¨¦pliqua le capitaine Thornton: je dois ex¨¦cuter mes ordres. Mais puisque vous dites que vous ¨ºtes ami du roi George, vous serez charm¨¦ d'apprendre qu'il est impossible que le rassemblement de bandits dont les brigandages d¨¦solent le pays depuis si longtemps ¨¦chappe aux mesures qui viennent d'¨ºtre prises pour les d¨¦truire. L'escadron de milice command¨¦ par le major Galbraith, et auquel deux compagnies de cavalerie ont d? se joindre, s'empare en ce moment des d¨¦fil¨¦s inf¨¦rieurs de cette contr¨¦e sauvage, et trois cents Highlanders, sous les ordres des deux chefs que vous avez vus ¨¤ l'auberge, doivent garder la partie sup¨¦rieure. Enfin diff¨¦rents d¨¦tachements de troupes r¨¦guli¨¨res occupent l'entr¨¦e de tous les glens et toutes les montagnes. Les informations que nous avons re?ues sur Rob-Roy sont d'accord avec les aveux que ce coquin vient de nous faire, et il para?t certain qu'ayant appris qu'il est cern¨¦ de toutes parts, il a cong¨¦di¨¦ la plus grande partie de ses gens dans l'espoir de se cacher plus facilement, ou de s'¨¦vader, grace ¨¤ sa connaissance des lieux. -- Je crois, reprit M. Jarvie, qu'il y a ce matin plus d'eau-de- vie que de bon sens dans la t¨ºte de M. Galbraith; et, quant ¨¤ vos trois cents montagnards, si j'¨¦tais ¨¤ votre place, je ne m'y fierais point. Les faucons n'arrachent pas les yeux aux faucons. Ils peuvent se quereller entre eux, jurer les uns contre les autres, se battre, se tuer, mais ils se r¨¦uniront toujours contre ceux qui portent des culottes et qui ont une bourse dans leur gousset. Il para?t que cet avis ne fut pas tout ¨¤ fait perdu. Le capitaine ordonna ¨¤ ses soldats de former leurs rangs, d'armer leurs mousquets et de mettre la ba?onnette au bout du fusil. Il forma une avant-garde et une arri¨¨re-garde, chacune sous les ordres d'un sergent, et leur ordonna de se tenir sur le _qui vive, _Dougal subit un interrogatoire, dans lequel il persista dans toutes les d¨¦clarations qu'il avait d¨¦j¨¤ faites. Le capitaine lui ayant reproch¨¦ de le conduire par un chemin qui paraissait suspect et dangereux, -- Ce n'est pas _elle _qui l'avait fait, r¨¦pondit-il avec une brusquerie qui semblait accompagn¨¦e de na?vet¨¦: si vous aimez les grandes routes, il fallait prendre celle qui conduit ¨¤ Glascow! Cette r¨¦ponse passa, et nous nous rem?mes en marche. Quoique notre route nous e?t conduits vers le lac, il ¨¦tait tellement ombrag¨¦ que nous n'avions pu jusque-l¨¤ qu'entrevoir cette belle nappe d'eau ¨¤ travers quelques perc¨¦es; mais alors le chemin le c?toyait tout ¨¤ coup au sortir du bois, et nous p?mes en contempler toute l'¨¦tendue, miroir spacieux qui dans un calme profond r¨¦fl¨¦chissait avec magnificence les sombres et hautes montagnes par¨¦es de bruy¨¨res, les vieux rocs ¨¤ la t¨ºte chenue, et la verdure d'une certaine partie de ses rives. Les montagnes ¨¦taient en cet endroit si pr¨¨s du lac, si hautes et si escarp¨¦es, qu'il ¨¦tait impossible de trouver un autre passage que l'¨¦troit sentier que nous suivions, domin¨¦ par des rochers, d'o¨´ il aurait suffi de rouler des pierres pour nous ¨¦craser sans que nous eussions pu faire la moindre r¨¦sistance. Ajoutez ¨¤ cela que la route faisait des coudes ¨¤ chaque instant, en suivant les baies et les promontoires du lac, de sorte qu'il ¨¦tait rare que la vue p?t s'¨¦tendre ¨¤ cent pas devant et derri¨¨re nous. Notre position parut causer quelque inqui¨¦tude ¨¤ l'officier commandant. Il donna de nouveau l'ordre ¨¤ ses soldats d'avoir l'oeil au guet et de se tenir sur leurs gardes, et il r¨¦it¨¦ra ¨¤ Dougal la menace de le faire p¨¦rir ¨¤ l'instant s'il l'avait conduit dans quelque embuscade. Celui-ci ¨¦couta ses menaces d'un air de stupidit¨¦ imp¨¦n¨¦trable, qu'on pouvait attribuer ¨¦galement ¨¤ une conscience qui n'a rien ¨¤ se reprocher, ou ¨¤ une r¨¦solution bien ferme de trahir ceux qu'il s'¨¦tait charg¨¦ de guider. -- Si les gentilshommes cherchaient les Gregarach, dit-il, ¨¤ coup s?r ils ne devaient pas s'attendre ¨¤ les trouver sans courir quelques petits dangers. Comme il pronon?ait ces mots, le sergent qui commandait l'avant- garde cria: Halte! et envoya un de ses hommes annoncer au capitaine qu'il avait aper?u un parti de Highlanders sur un rocher qui dominait le sentier par o¨´ nous allions passer. Presque au m¨ºme instant un soldat de l'arri¨¨re-garde vint l'avertir qu'on entendait dans le bois, sur les derri¨¨res, le son d'une cornemuse. Le capitaine Thornton, qui avait autant de courage que d'habilet¨¦, r¨¦solut de forcer le passage en avant, sans attendre qu'il f?t attaqu¨¦ par-derri¨¨re; pour rassurer ses soldats, il leur dit que la cornemuse qu'ils avaient entendue appartenait sans doute au corps de montagnards qui s'avan?ait sous les ordres d'Iverach et d'Inverashalloch, et il leur fit sentir qu'il ¨¦tait important pour eux de tacher de s'emparer de la personne de Rob-Roy avant l'arriv¨¦e de ces auxiliaires, afin de n'avoir ¨¤ partager avec personne ni l'honneur du succ¨¨s ni la r¨¦compense promise pour sa t¨ºte. Il ordonna ¨¤ l'arri¨¨re-garde de rejoindre le centre, rapprocha son corps d'arm¨¦e de l'avant-garde et d¨¦ploya ses forces de mani¨¨re ¨¤ pr¨¦senter un front aussi ¨¦tendu que le permettait l'¨¦troit sentier sur lequel nous nous trouvions. Il fit placer Dougal au centre, en lui renouvelant la promesse de le faire pendre s'il arrivait qu'il l'e?t tromp¨¦. On nous assigna le m¨ºme poste, comme celui o¨´ il y avait le moins de danger; et le capitaine Thornton, prenant sa demi-pique des mains d'un soldat qui la portait, se mit ¨¤ la t¨ºte de son corps, et donna l'ordre de marcher en avant. La troupe s'avan?a avec la bravoure naturelle aux soldats anglais. La frayeur avait presque fait perdre l'esprit ¨¤ Andr¨¦; et, s'il faut dire la v¨¦rit¨¦, ni M. Jarvie ni moi n'¨¦tions fort tranquilles. Nous ne pouvions voir avec une indiff¨¦rence sto?que notre vie hasard¨¦e dans une querelle qui nous ¨¦tait ¨¦trang¨¨re. Mais il fallait faire de n¨¦cessit¨¦ vertu. Nous avan?ames jusqu'¨¤ vingt pas de l'endroit o¨´ l'avant-garde avait aper?u des montagnards. C'¨¦tait un petit promontoire qui s'avan?ait dans le lac, et autour de la base duquel le sentier tournait, comme je l'ai d¨¦j¨¤ annonc¨¦. Mais en cet endroit, au lieu de suivre le bord de l'eau, il montait en zigzag sur le rocher, qui, sans cela, aurait ¨¦t¨¦ inaccessible. Le sergent nous fit dire qu'il apercevait sur le sommet les toques et les fusils de plusieurs montagnards couch¨¦s ventre ¨¤ terre comme pour nous surprendre, et couverts par des bruy¨¨res qui croissaient sur ce rocher. Le capitaine lui ordonna de marcher en avant, de d¨¦loger l'ennemi, et lui-m¨ºme avan?a avec le reste de sa troupe pour le soutenir. L'attaque qu'il m¨¦ditait fut suspendue par l'apparition inattendue d'une femme qui se montra tout ¨¤ coup sur le haut du rocher. -- Arr¨ºtez! s'¨¦cria-t-elle d'un ton d'autorit¨¦, et dites-moi ce que vous cherchez dans le pays de Mac-Gregor. J'ai rarement vu une figure plus noble et plus imposante que celle de cette femme. Elle pouvait avoir de quarante ¨¤ cinquante ans, et sa physionomie devait avoir autrefois offert des traits frappants d'une beaut¨¦ male, quoique ses traits eussent plut?t un air de duret¨¦ et d'expression farouche, et qu'on y remarquat d¨¦j¨¤ des rides form¨¦es, soit par suite de la vie errante qu'elle menait depuis plusieurs ann¨¦es, couchant souvent sur la dure et expos¨¦e ¨¤ toutes les intemp¨¦ries de l'air, soit par l'influence des chagrins qu'elle avait essuy¨¦s et des passions qui l'agitaient. Elle ne portait pas son plaid sur la t¨ºte et les ¨¦paules, comme c'est l'usage des femmes d'¨¦cosse, mais elle en entourait son corps, suivant la coutume des soldats highlandais. Elle avait sur la t¨ºte une toque d'homme surmont¨¦e d'une plume, tenait ¨¤ la main une ¨¦p¨¦e nue et portait ¨¤ sa ceinture une paire de pistolets. -- C'est H¨¦l¨¨ne Campbell, la femme de Rob, me dit tr¨¨s bas M. Jarvie d'un air fort alarm¨¦. Il y aura parmi nous plus d'une c?te bris¨¦e avant qu'il soit longtemps. -- Que cherchez-vous ici? demanda-t-elle une seconde fois au capitaine Thornton qui s'avan?ait. -- Nous cherchons le proscrit Rob-Roy Mac-Gregor Campbell, r¨¦pondit l'officier. Nous ne faisons pas la guerre aux femmes; ne tentez donc pas de vous opposer au passage des troupes du roi, et vous n'¨¦prouverez de nous que de bons traitements. -- Oui! r¨¦pliqua l'amazone, je connais depuis longtemps vos bons traitements! Vous ne m'avez laiss¨¦ ni nom ni r¨¦putation. Les ossements de ma m¨¨re se soul¨¨veront dans le tombeau quand les miens iront l'y rejoindre. Vous n'avez laiss¨¦ ¨¤ moi et aux miens ni maison, ni lit, ni couvertures, ni bestiaux pour nous nourrir, ni toisons pour nous couvrir. Vous nous avez tout enlev¨¦, tout, jusqu'au nom de nos anc¨ºtres, et maintenant vous venez pour nous enlever la vie. -- Je n'en veux ¨¤ la vie de personne, dit le capitaine, mais je dois ex¨¦cuter mes ordres. Si vous ¨ºtes seule, vous n'avez rien ¨¤ craindre: s'il se trouve avec vous des gens assez insens¨¦s pour nous opposer une r¨¦sistance inutile, ils n'auront ¨¤ accuser qu'eux-m¨ºmes du sort qui les attend. Sergent, en avant! -- En avant, marche! cria le sergent. Hourra! mes enfants! une bourse pleine d'or pour la t¨ºte de Rob-Roy! Il s'avan?a au pas de charge, suivi de six soldats, et monta l'¨¦troit sentier qui conduisait sur le promontoire; mais ¨¤ peine ¨¦taient-ils arriv¨¦s au premier tournant de ce d¨¦fil¨¦ qu'une d¨¦charge d'une douzaine de coups de fusil se fit entendre. Le sergent, atteint d'une balle ¨¤ la poitrine, chercha ¨¤ se maintenir quelques instants; il s'accrocha aux asp¨¦rit¨¦s du roc pour monter plus avant, mais ses forces l'abandonn¨¨rent, et apr¨¨s un dernier effort il tomba de rocher en rocher jusque dans le lac, o¨´ il disparut. Trois soldats rest¨¨rent morts sur la place, et les trois autres, bless¨¦s plus ou moins dangereusement, se repli¨¨rent sur le corps d'arm¨¦e. -- Grenadiers, en avant! cria le capitaine. -- Il faut vous rappeler qu'¨¤ cette ¨¦poque les grenadiers portaient cette arme destructive d'o¨´ ils ont tir¨¦ leur nom. Les quatre soldats ainsi arm¨¦s se mirent donc en t¨ºte de la colonne, et Thornton les suivit avec toute sa troupe pour les soutenir. -- Messieurs, nous dit-il alors, vous ¨ºtes libres, pourvoyez ¨¤ votre s?ret¨¦. Grenadiers, ouvrez la giberne! grenade en main! Le d¨¦tachement s'avan?a en poussant de grands cris; les grenadiers jet¨¨rent leurs grenades dans les buissons o¨´ l'ennemi se tenait cach¨¦, et la troupe monta au pas de charge pour d¨¦loger l'ennemi. Dougal, oubli¨¦ dans le tumulte, s'enfon?a prudemment dans les broussailles qui croissaient sur le roc, et y monta avec la rapidit¨¦ du chat-pard. J'imitai son exemple, pensant bien que tout ce qui suivrait le sentier trac¨¦ se trouverait expos¨¦ au feu des montagnards. J'¨¦tais hors d'haleine, car un feu roulant r¨¦p¨¦t¨¦ par mille ¨¦chos, l'explosion des grenades, les cris des soldats, les hurlements de leurs ennemis ne pouvaient qu'exciter de plus en plus mon d¨¦sir d'atteindre un lieu de s?ret¨¦. Il me fut pourtant impossible de rejoindre Dougal, qui sautait d'une pointe de rocher sur une autre aussi lestement qu'un ¨¦cureuil, et je finis par le perdre de vue. Me trouvant alors assez ¨¦loign¨¦ des combattants pour n'avoir rien ¨¤ craindre, au moins pour le moment, je m'arr¨ºtai pour chercher ¨¤ d¨¦couvrir ce qu'¨¦taient devenus mes compagnons, et je les aper?us tous les deux, chacun dans une situation fort d¨¦sagr¨¦able. M. Jarvie, ¨¤ qui la peur avait sans doute donn¨¦ un degr¨¦ d'agilit¨¦ qui ne lui ¨¦tait pas ordinaire, ¨¦tait parvenu ¨¤ monter jusqu'¨¤ la hauteur d'environ trente pieds sur le roc; quand il voulut passer d'une pointe sur une autre, le pied lui glissa malheureusement, et de telle mani¨¨re qu'il aurait ¨¦t¨¦ bien certainement rejoindre feu son p¨¨re, le digne diacre, dont il aimait tant ¨¤ citer les faits et gestes, si, par hasard, une grosse ¨¦pine n'e?t accroch¨¦ le pan de sa redingote et ne l'e?t retenu; nouveau danger qui n'e?t pas ¨¦t¨¦ moindre s'il n'avait trouv¨¦ le moyen de conserver une position ¨¤ peu pr¨¨s horizontale, en saisissant de la main droite une autre branche voisine, mais plus basse que la premi¨¨re. On aurait pu croire qu'il voltigeait entre le ciel et la terre, et il ne ressemblait pas mal ¨¤ l'enseigne de la _Toison d'or _qu'on voit ¨¤ Londres sur la porte d'une boutique de mercier dans Ludgate-Hill. Andr¨¦ n'avait pas pris le m¨ºme chemin que Dougal: chemin que M. Jarvie et moi avions suivi, mais non avec le m¨ºme succ¨¨s. Il en avait choisi un autre pour une double raison: d'abord parce que la mont¨¦e en ¨¦tait moins rapide, et ensuite parce qu'il s'en trouvait plus voisin. Il monta effectivement assez rapidement jusqu'¨¤ une petite plate-forme qu'il rencontra, et qui ¨¦tait ¨¤ peu pr¨¨s de niveau avec l'endroit o¨´ le bailli ¨¦tait suspendu. L¨¤ il se trouva arr¨ºt¨¦ par des rochers perpendiculaires qu'il ¨¦tait impossible de gravir, et il ne pouvait changer de position que pour redescendre dans le d¨¦fil¨¦ d'o¨´ il ¨¦tait parti, ce qui n'¨¦tait nullement de son go?t. Il avait sous ses pieds le d¨¦tachement du capitaine Thornton, au-dessus de lui des montagnards, de mani¨¨re que le sifflement des balles qui se croisaient sur sa t¨ºte semblait lui annoncer ¨¤ chaque instant sa derni¨¨re heure. Il courait de tous c?t¨¦s sur son ¨¦troite plate-forme, poussant des cris affreux, et implorant la merci des deux partis, en anglais et en ¨¦cossais, suivant le c?t¨¦ vers lequel la victoire semblait incliner. M. Jarvie seul r¨¦pondait ¨¤ ses exclamations par des g¨¦missements que lui arrachait autant la peur que sa situation pr¨¦caire. Ma premi¨¨re id¨¦e fut de courir ¨¤ son secours. Mais, de l'endroit o¨´ je me trouvais, il m'¨¦tait physiquement impossible d'arriver ¨¤ lui, en ¨¦tant s¨¦par¨¦ par le pr¨¦cipice au-dessus duquel il ¨¦tait suspendu. Andr¨¦, qui n'en ¨¦tait ¨¦loign¨¦ que d'environ cinquante pas, aurait pu facilement lui rendre ce service; mais ni mes signes, ni mes pri¨¨res, ni mes ordres, ni mes menaces ne purent le d¨¦cider ¨¤ se rapprocher du lieu du combat; et, apr¨¨s avoir couru encore quelque temps comme un homme priv¨¦ de raison, il finit par se jeter le ventre contre terre, et ne se releva que lorsque le feu eut enti¨¨rement cess¨¦. Tout cela fut l'affaire de quelques minutes; et, n'entendant plus le bruit de la fusillade, j'en conclus que la victoire s'¨¦tait d¨¦clar¨¦e pour l'un des partis. Ne pouvant voir le champ de bataille du lieu o¨´ j'¨¦tais, je gagnai une ¨¦minence voisine qui le dominait, afin d'implorer la compassion des vainqueurs, quels qu'ils fussent, en faveur du pauvre bailli, bien convaincu qu'on ne le verrait pas suspendu au milieu des airs, comme le tombeau de Mahomet, sans lui pr¨ºter une main secourable. D¨¨s que je fus sur cette hauteur, je vis que le combat avait fini, comme je le pr¨¦voyais, par la d¨¦faite totale du capitaine Thornton. Une troupe de Highlanders le d¨¦sarmait, lui et une douzaine d'hommes qui lui restaient, et qui presque tous ¨¦taient couverts de blessures. La troupe avait ¨¦t¨¦ expos¨¦e ¨¤ un feu meurtrier dont elle ne pouvait se garantir et qui l'extermina presque enti¨¨rement, tandis que les montagnards, prot¨¦g¨¦s par leur position, n'eurent qu'un homme tu¨¦ et deux bless¨¦s par les grenades, comme je l'appris ensuite; car en ce moment je ne pus conna?tre que le r¨¦sultat de l'affaire, en voyant le capitaine et le peu d'hommes qui lui restaient environn¨¦s d'une horde de sauvages tr¨¦pignant d'une joie f¨¦roce et soumettant leurs ennemis vaincus ¨¤ toutes les cons¨¦quences des lois de la guerre. Chapitre XXXI. Oui, malheur aux vaincus! telle fut la menace Que r¨¦p¨¦ta jadis d'une terrible voix Le belliqueux Brennus dont la bouillante audace Fit c¨¦der la balance aux glaives des Gaulois, Lorsque Rome orgueilleuse et cependant soumise Apportait sa ran?on ¨¤ ses fiers ennemis. Oui, malheur aux vaincus! c'est encor la devise Que portent nos drapeaux dans les pays conquis. _La Gauliade._ Mon premier soin fut alors de chercher des yeux Dougal parmi les vainqueurs. Je ne doutais plus que le r?le qu'il avait jou¨¦ ne f?t concert¨¦ d'avance pour amener dans ce d¨¦fil¨¦ dangereux l'officier anglais et sa troupe, et je ne pus m'emp¨ºcher d'admirer l'adresse avec laquelle ce demi-sauvage, en apparence si na?f, avait cach¨¦ son dessein et s'¨¦tait fait arracher, comme de force et par crainte, les fausses informations que son but ¨¦tait de donner. Je sentais que nous ne pouvions sans danger approcher des vainqueurs dans le premier moment d'une victoire qui ¨¦tait souill¨¦e par des actes de cruaut¨¦; car je vis les montagnards, ou, pour mieux dire, des enfants qui les avaient suivis, poignarder quelques soldats mourants qui cherchaient encore ¨¤ se relever. J'en conclus qu'il ne serait pas prudent de nous pr¨¦senter ¨¤ eux sans quelque m¨¦diateur; et comme je ne voyais pas Campbell, en qui je devais reconna?tre alors le fameux Rob-Roy, j'avais r¨¦solu de r¨¦clamer la protection de son ¨¦missaire Dougal. Apr¨¨s l'avoir inutilement cherch¨¦, je retournai ¨¤ l'endroit que je venais de quitter, pour r¨¦fl¨¦chir de nouveau sur les moyens d'aller au secours de l'honn¨ºte banquier. Mais, ¨¤ ma grande satisfaction, je vis qu'il avait abandonn¨¦ son poste a¨¦rien et qu'il ¨¦tait assis au pied du roc au haut duquel il ¨¦tait nagu¨¨re suspendu. Je me hatai d'aller le joindre et de lui offrir mes f¨¦licitations sur sa d¨¦livrance. Il n'¨¦tait pas d'abord tr¨¨s dispos¨¦ ¨¤ les recevoir avec la m¨ºme cordialit¨¦ que je les lui offrais, et une forte quinte de toux interrompit ¨¤ plusieurs reprises les doutes qu'il exprimait sur leur sinc¨¦rit¨¦. -- Hem! hem! hem!... On dit qu'un ami!... hem!... qu'un ami vaut mieux qu'un fr¨¨re... hem!... Pourquoi suis-je venu ici, M. Osbaldistone, dans ce pays maudit de Dieu et des hommes?... Hem! hem! hem!... Que Dieu me pardonne de jurer!... Hem!... Ce n'¨¦tait que pour vous. Pensez-vous donc qu'il soit bien beau... hem! hem! bien beau de m'avoir laiss¨¦ suspendu comme un archange entre le ciel et la terre, sans m¨ºme essayer... hem!... sans essayer de venir ¨¤ mon secours? Je n'¨¦pargnai pas les apologies, et je lui fis voir l'endroit o¨´ je me trouvais lorsque cet accident lui ¨¦tait arriv¨¦; il se convainquit par ses propres yeux qu'il m'e?t ¨¦t¨¦ impossible d'aller le joindre; et, comme il avait dans le coeur autant de justice et de bont¨¦ que de vivacit¨¦ dans l'esprit, il me tendit la main et me rendit ses bonnes graces. Je profitai de ma rentr¨¦e en faveur pour lui demander comment il ¨¦tait parvenu ¨¤ se tirer d'embarras. -- ¨¤ me tirer d'embarras! Je serais rest¨¦ suspendu jusqu'au jour du jugement dernier plut?t que de m'en tirer moi-m¨ºme, ayant la t¨ºte pendante d'un c?t¨¦, et les pieds de l'autre. C'est la cr¨¦ature Dougal qui m'a tir¨¦ d'embarras, comme il l'avait fait hier. Il est venu ¨¤ moi avec un autre Highlander, a bravement coup¨¦ d'un coup de dirk les deux pans de ma redingote, et ils m'ont replant¨¦ sur mes jambes, aussi sain que s'il ne m'¨¦tait rien arriv¨¦. Voyez pourtant comme il est utile d'avoir des habits de bon drap! Si la redingote e?t ¨¦t¨¦ de vos camelots ou de vos draps l¨¦gers de France, elle se serait d¨¦chir¨¦e cent fois sous un poids comme celui de mon corps. Dieu b¨¦nisse l'ouvrier qui en a fabriqu¨¦ le tissu! J'¨¦tais l¨¤-haut, nageant dans l'air comme le poisson dans l'eau, aussi en s?ret¨¦ qu'une gabarre attach¨¦e au rivage par un triple cable ¨¤ Broomielaw. Je lui demandai alors ce qu'¨¦tait devenu son lib¨¦rateur. -- La cr¨¦ature, r¨¦pondit-il en continuant ¨¤ l'appeler ainsi, la cr¨¦ature m'a dit qu'il ne serait pas trop sage de me montrer ¨¤ la dame en ce moment, et il m'a conseill¨¦ de rester ici jusqu'¨¤ ce qu'il rev?nt, ce que je ne manquerai pas de faire. J'ai dans l'id¨¦e qu'il vous cherche. C'est un gar?on plein de bon sens. Je crois qu'il ne se trompe pas relativement ¨¤ la dame. H¨¦l¨¨ne Campbell, ¨¦tant fille, ne brillait point par la douceur, et elle n'a pas chang¨¦ de caract¨¨re en se mariant. Bien des gens disent que Rob-Roy lui-m¨ºme en a une sorte de crainte respectueuse. Je crois qu'elle ne me reconna?trait pas, car il y a bien des ann¨¦es que nous ne nous sommes vus. Bien d¨¦cid¨¦ment, j'attendrai Dougal avant de me montrer ¨¤ elle. Je lui dis que ce parti me paraissait le plus prudent. Mais le destin avait d¨¦cid¨¦ que pour cette fois la prudence du bailli ne lui serait d'aucune utilit¨¦. Lorsque la fusillade avait cess¨¦, Andr¨¦ s'¨¦tait relev¨¦, et n'osant encore descendre de sa plate-forme, il y restait appuy¨¦ contre un roc, position qui le d¨¦couvrit aux yeux de lynx des montagnards quelques instants apr¨¨s que la victoire se fut d¨¦clar¨¦e en leur faveur. Aussit?t ils pouss¨¨rent un grand cri, et cinq ou six d'entre eux, le couchant en joue, lui signifi¨¨rent, par des gestes auxquels il ¨¦tait impossible de se m¨¦prendre, qu'il fallait qu'il v?nt les trouver sur-le-champ, ou qu'ils prendraient un moyen plus prompt pour le faire descendre. Andr¨¦ n'¨¦tait pas homme ¨¤ se refuser ¨¤ une pareille invitation. La crainte du danger le plus imminent lui ferma les yeux sur celui qui paraissait in¨¦vitable. Il descendit donc sur-le-champ ¨¤ reculons, par la route la plus courte, quoique la moins facile, marchant sur ses genoux, rampant ¨¤ plat ventre suivant les occasions, s'accrochant aux fentes du rocher, ¨¤ ses asp¨¦rit¨¦s et aux arbrisseaux qu'il rencontrait, et n'oubliant jamais, chaque fois qu'il avait une main libre, de la tendre vers ceux qui le mena?aient, comme pour implorer leur merci. Les montagnards semblaient s'amuser de la terreur d'Andr¨¦, et ils tir¨¨rent par- dessus sa t¨ºte deux ou trois coups de fusil, plut?t pour se divertir de sa frayeur que dans l'intention de le blesser, et afin de le voir redoubler d'efforts pour arriver au bout d'une course p¨¦rilleuse que la crainte pouvait seule lui avoir donn¨¦ le courage d'entreprendre. Enfin il arriva au pied de la montagne, ou pour mieux dire il y tomba; car, ayant gliss¨¦ lorsqu'il n'en ¨¦tait plus qu'¨¤ huit ou dix pieds, il roula jusqu'au bas, sans se faire aucun mal. Quelques montagnards l'aid¨¨rent ¨¤ se relever, et, avant qu'il f?t bien affermi sur ses jambes, ils l'avaient d¨¦j¨¤ d¨¦barrass¨¦ de son chapeau, de son gilet, de sa cravate, de ses bas; enfin, ils mirent une telle c¨¦l¨¦rit¨¦ ¨¤ le d¨¦pouiller qu'on pouvait dire qu'il ¨¦tait tomb¨¦ compl¨¨tement habill¨¦, et qu'il s'¨¦tait relev¨¦ au m¨ºme instant, effrayant par sa nudit¨¦ presque absolue. Dans cet ¨¦tat, ils le tra?n¨¨rent, sans ¨¦gards pour ses pieds nus, ¨¤ travers les broussailles et les pointes aigu?s des rochers, jusqu'¨¤ l'endroit o¨´ s'¨¦tait livr¨¦ le combat et o¨´ toute la troupe ¨¦tait encore rassembl¨¦e. Ce fut tandis qu'ils l'emmenaient ainsi qu'en passant vis-¨¤-vis l'esp¨¨ce de gorge o¨´ nous ¨¦tions assis ils nous d¨¦couvrirent malheureusement. ¨¤ l'instant cinq ¨¤ six Highlanders arm¨¦s accoururent ¨¤ nous, en nous mena?ant de leurs claymores, de leurs poignards et de leurs pistolets. Vouloir opposer quelque r¨¦sistance e?t ¨¦t¨¦ folie, d'autant plus que nous ¨¦tions sans armes. Nous nous soum?mes donc ¨¤ notre destin; et ce fut avec quelque rudesse que ceux qui s'occup¨¨rent de notre toilette se pr¨¦paraient ¨¤ nous r¨¦duire ¨¤ _l'¨¦tat de nature[123]_ (pour me servir de la phrase du roi Lear), comme le bip¨¨de _d¨¦plum¨¦ _Andr¨¦ Fairservice, qui ¨¦tait ¨¤ quelques pas de nous, transi autant de crainte que de froid. Un heureux hasard nous pr¨¦serva de cet exc¨¨s d'outrage; car, au moment o¨´ je venais d'¨ºtre d¨¦barrass¨¦ de ma cravate, vraie batiste, garnie en dentelles, par parenth¨¨se, et que le bailli venait de c¨¦der les restes de sa redingote, Dougal parut, et la sc¨¨ne changea. Il cria, mena?a, jura, autant que j'en pus juger par ses gestes et par le ton dont il s'exprimait, et for?a les pillards non seulement ¨¤ nous laisser ce qu'ils s'appr¨ºtaient ¨¤ prendre, mais ¨¤ nous rendre ce qu'ils nous avaient pris. Il arracha ma cravate au montagnard qui s'en ¨¦tait empar¨¦; et, dans le z¨¨le qu'il mit ¨¤ m'en faire la restitution, il la serra autour de mon cou avec assez de force pour me faire croire qu'il avait, pendant son s¨¦jour ¨¤ Glascow, non seulement servi de substitut de ge?lier de la prison, mais pris quelques le?ons de l'ex¨¦cuteur des hautes-oeuvres. Il repla?a de m¨ºme sur les ¨¦paules de M. Jarvie les lambeaux de sa redingote ¨¦court¨¦e, et, se mettant en marche avec nous, il sembla ordonner aux autres montagnards d'avoir pour nous et pour le bailli surtout respect et attention. Andr¨¦ aurait bien d¨¦sir¨¦ que la protection que nous accordait Dougal s'¨¦tend?t jusqu'¨¤ lui, mais ce fut en vain qu'il l'implora; il ne put m¨ºme obtenir que ses souliers lui fussent rendus. -- Non, non, lui r¨¦pondit Dougal, vous n'¨ºtes pas un gentilhomme, vous, et il y en a ici plus d'un qui vaut mieux que vous et qui marche nu-pieds. Et, laissant ¨¤ Andr¨¦ le soin de nous suivre, ou plut?t laissant aux montagnards qui l'entouraient le soin de presser sa marche, il nous fit rentrer dans le d¨¦fil¨¦ o¨´ le combat avait eu lieu pour nous conduire comme prisonniers devant la femme-chef de la bande, grondant, repoussant, frappant m¨ºme ceux qui semblaient vouloir s'approcher de nous de trop pr¨¨s, comme s'il ¨¦tait plus menac¨¦ que nous-m¨ºmes par ceux qui semblaient vouloir prendre ¨¤ notre capture plus d'int¨¦r¨ºt qu'¨¤ lui. Enfin nous par?mes devant l'h¨¦ro?ne du jour, dont les traits farouches, comme ceux des figures martiales et sauvages qui nous environnaient, me frapp¨¨rent, je l'avoue, d'une v¨¦ritable crainte. Je ne sais si H¨¦l¨¨ne avait pris une part active au combat, mais les taches de sang qu'on voyait sur ses mains, sur ses bras, sur ses v¨ºtements, sur la lame de son ¨¦p¨¦e qu'elle tenait aussi ¨¤ la main, son teint enflamm¨¦, le d¨¦sordre de ses cheveux, dont une partie s'¨¦tait ¨¦chapp¨¦e de dessous la toque rouge surmont¨¦e d'une plume qui formait sa coiffure, tout semblait prouver qu'elle n'en ¨¦tait pas rest¨¦e simple spectatrice. Ses yeux noirs et vifs et toute sa physionomie annon?aient l'orgueil de la victoire et le plaisir de la vengeance satisfaite. Elle n'avait pourtant l'air ni cruel ni sanguinaire, elle me rappelait plut?t quelques portraits des h¨¦ro?nes de l'Ancien Testament, que j'avais vus dans les ¨¦glises catholiques de France. Elle n'avait pas la beaut¨¦ d'une Judith, ni les traits inspir¨¦s d'une D¨¦bora, ni ceux de la femme d'H¨¦ber le Cin¨¦en, aux pieds de laquelle l'oppresseur d'Isra?l qui demeurait dans l'Haroseth des Gentils baissa la t¨ºte, tomba et ne se releva plus[124]; mais l'enthousiasme peint sur sa figure, une sorte de dignit¨¦ farouche auraient pu donner quelques id¨¦es aux artistes qui ont trait¨¦ des sujets sacr¨¦s. Je ne savais trop en quels termes m'adresser ¨¤ cette femme extraordinaire; mais M. Jarvie me tira d'embarras en se chargeant de la harangue. Apr¨¨s avoir touss¨¦ plusieurs fois: -- Je m'estime fort heureux, dit-il, mais n'ayant pas r¨¦ussi ¨¤ donner au mot _heureux _toute l'emphase qu'il voulait y mettre, -- tr¨¨s heureux, reprit-il en appuyant sur ce mot, d'avoir l'occasion de souhaiter le bonjour ¨¤ l'¨¦pouse de mon cousin Rob. Comment vous portez-vous? ajouta-t-il en tachant de prendre le ton d'importance et de familiarit¨¦ qui lui ¨¦tait ordinaire; comment vous ¨ºtes-vous port¨¦e pendant ce temps? Ce n'est pas hier que nous nous sommes vus. Vous m'avez peut-¨ºtre oubli¨¦, mistress Mac-Gregor Campbell; mais tout au moins vous vous rappellerez feu mon p¨¨re, le digne diacre, Nicol Jarvie de Salt-Market ¨¤ Glascow... C'¨¦tait un honn¨ºte homme... un homme solide... un homme qui vous respectait vous et les v?tres. Ainsi donc, comme je vous le disais, mistress Mac- Gregor Campbell, je m'estime heureux de vous voir, et je vous demanderais la permission de vous embrasser comme ma cousine, si vos gens ne me tenaient le bras d'une mani¨¨re un peu g¨ºnante; et pour vous dire la v¨¦rit¨¦, comme un magistrat doit le faire, je crois qu'avant de songer ¨¤ faire bon accueil ¨¤ vos h?tes, un peu d'eau ne vous serait pas inutile. Le ton familier de ce discours n'¨¦tait gu¨¨re en harmonie avec l'¨¦tat d'exaltation o¨´ se trouvait alors l'esprit d'une femme anim¨¦e par le combat qui venait d'avoir lieu, ¨¦chauff¨¦e par la victoire, et qui allait prononcer une sentence irr¨¦vocable sur la vie et la mort des prisonniers qu'elle avait faits. -- Qui diable ¨ºtes-vous, s'¨¦cria-t-elle, vous qui osez pr¨¦tendre ¨¤ une parent¨¦ avec les Mac-Gregor, sans porter leur habit et sans parler leur langage? Qui ¨ºtes-vous? parlez, vous qui avec la langue et la forme du limier venez vous reposer parmi les daims. -- Il est possible, cousine, r¨¦pondit le bailli sans se troubler, que notre parent¨¦ ne vous ait jamais ¨¦t¨¦ expliqu¨¦e; mais c'est une chose s?re, et qu'il est facile de prouver. Ma m¨¨re Elspeth Mac- Farlane ¨¦tait ¨¦pouse de mon p¨¨re le diacre Nicol Jarvie, que Dieu fasse paix ¨¤ leurs ames! Elspeth ¨¦tait fille de Farlane Mac- Farlane, qui demeurait ¨¤ Loch-Sloy. Or ce Farlane Mac-Farlane avait ¨¦pous¨¦ Jessy Mac-Nab de Struckallachan, qui ¨¦tait cousine au cinqui¨¨me degr¨¦ de votre mari, car Duncan... La virago interrompit cette g¨¦n¨¦alogie pour lui demander avec hauteur si un ruisseau coulant librement reconnaissait quelque parent¨¦ avec l'eau qu'on y avait puis¨¦e pour l'employer aux vils usages domestiques de ceux qui habitaient sur ses bords. -- Vous avez raison, cousine, r¨¦pondit M. Jarvie, et cependant, en ¨¦t¨¦, quand le ruisseau montre les pierres blanches de son lit dess¨¦ch¨¦, il ne serait pas fach¨¦ qu'on lui rapportat toutes les gouttes d'eau qu'on en a retir¨¦es. Je sais bien que dans vos montagnes vous faites peu de cas de la langue qu'on parle ¨¤ Glascow et des v¨ºtements qu'on y porte, mais il faut pourtant bien que chacun parle le langage qu'il a appris dans son enfance, et il me semble que mon gros ventre et mes courtes jambes ne figureraient pas trop bien sous l'habillement de vos montagnards. D'ailleurs, cousine, continua-t-il sans faire attention aux signes que lui faisait Dougal, qui voyait que cette harangue impatientait l'amazone, puisque vous honorez votre brave mari... comme toute femme doit le faire, puisque l'¨¦criture le commande, ... puisque vous l'honorez, comme je le disais, vous devez vous rappeler que, sans parler du collier de perles que je vous ai envoy¨¦ le jour de vos noces, j'ai rendu ¨¤ Rob quelques services dans le temps o¨´ il faisait un commerce honn¨ºte en bestiaux, quand il ne s'occupait ni ¨¤ se battre, ni ¨¤ piller, ni ¨¤ d¨¦sarmer les soldats du roi, ce qui est d¨¦fendu par les lois. Il touchait l¨¤ une corde dont le son n'¨¦tait pas agr¨¦able aux oreilles de sa cousine. Elle leva la t¨ºte d'un air de fiert¨¦, et dit en souriant avec m¨¦pris et amertume: -- Oui, sans doute! vous et ceux qui vous ressemblent pouviez pr¨¦tendre ¨¤ ¨ºtre nos parents quand nous ¨¦tions vos mis¨¦rables esclaves, vos porteurs d'eau et vos fendeurs de bois, les pourvoyeurs de bestiaux pour vos banquets, les victimes de vos lois oppressives et tyranniques; mais ¨¤ pr¨¦sent que nous sommes libres, ... libres par suite de l'acte qui ne nous a laiss¨¦ ni asile, ni nourriture, ni v¨ºtements, qui m'a priv¨¦e de tout... de tout!... je fr¨¦mis quand je pense que je ne puis m'occuper d'autres id¨¦es que de celles de vengeance, et je veux couronner cette glorieuse journ¨¦e par une action qui rompra tous les noeuds qui peuvent exister entre les Mac-Gregor et les rustres des Basses-Terres. Allan, Dougal, qu'on lie ensemble ces trois Anglais, et qu'on les pr¨¦cipite dans le lac. Qu'ils aillent y chercher les parents qu'ils peuvent avoir dans nos montagnes. Le bailli, alarm¨¦ de cet ordre, ouvrait la bouche pour adresser ¨¤ sa cousine une remontrance qui n'aurait probablement servi qu'¨¤ l'irriter davantage, quand Dougal, le poussant rudement, se pla?a devant lui et adressa ¨¤ sa ma?tresse, dans sa langue, un discours vif et anim¨¦ qui faisait un contraste frappant avec la mani¨¨re lente et presque stupide avec laquelle je l'avais entendu s'exprimer en anglais au clachan d'Aberfoil. Je ne doutai pas un instant qu'il ne plaidat en notre faveur. La dame lui r¨¦pliqua, ou plut?t interrompit sa harangue, en s'¨¦criant en anglais, comme si elle e?t voulu nous donner un avant-go?t du sort qu'elle nous destinait: -- Vil chien et fils de chien! h¨¦sitez-vous ¨¤ ex¨¦cuter mes ordres? si je vous ordonnais de leur arracher le coeur, afin de voir dans lequel des deux il se trouve plus de trahison contre les Mac- Gregor, ne devriez-vous pas m'ob¨¦ir? ne le feriez-vous pas? Cela s'est fait du temps de la vengeance de nos p¨¨res. -- Certainement, certainement, r¨¦pondit-il, mon devoir est d'ob¨¦ir. Cela est raisonnable. Mais si c'¨¦tait... si c'¨¦tait la m¨ºme chose pour vous de faire jeter dans le lac ce capitaine et quelques-uns de ces Habits-Rouges, je le ferais avec beaucoup plus de plaisir; car ceux-ci sont des amis de Gregarach. Ils ne sont venus que sur son invitation, et je puis le certifier, puisque c'est moi qui leur ai port¨¦ sa lettre. Elle allait lui r¨¦pondre, et probablement d¨¦cider de notre sort, quand le son d'un pibroch se fit entendre au commencement du d¨¦fil¨¦. C'¨¦taient sans doute les m¨ºmes cornemuses que l'arri¨¨re- garde de Thornton avait entendues dans le bois et qui l'avaient d¨¦cid¨¦ ¨¤ forcer le passage en avant, de crainte d'¨ºtre attaqu¨¦ par-derri¨¨re. Le combat n'ayant dur¨¦ que quelques instants, les montagnards qui suivaient cette musique militaire ne purent arriver qu'apr¨¨s qu'il fut termin¨¦, quoiqu'ils eussent doubl¨¦ le pas en entendant la fusillade. La victoire avait ¨¦t¨¦ compl¨¨te sans leur secours, et leurs camarades n'attendaient que leurs f¨¦licitations. Il y avait une diff¨¦rence frappante entre le parti qui arrivait et celui qui avait d¨¦fait le capitaine Thornton, et elle ¨¦tait enti¨¨rement ¨¤ l'avantage des derniers venus. Parmi les montagnards qui entouraient la chieftainesse[125], si je puis, sans blesser la grammaire, donner ce nom ¨¤ la femme de Rob-Roy, on voyait des vieillards, des enfants ¨¤ peine en age de porter les armes, m¨ºme des femmes, enfin tous ceux qui ne prennent part ¨¤ des op¨¦rations militaires que dans un cas de n¨¦cessit¨¦ extr¨ºme; et cette circonstance avait encore ajout¨¦ au chagrin et ¨¤ la confusion du capitaine, quand il avait reconnu que ses braves v¨¦t¨¦rans avaient ¨¦t¨¦ ¨¦cras¨¦s par des ennemis si m¨¦prisables. Mais les trente ¨¤ quarante Highlanders que nous apercevions en ce moment ¨¦taient tous dans la fleur de l'age, bien faits, robustes; et le costume qu'ils portaient faisait voir des muscles fortement dessin¨¦s. Ils ¨¦taient aussi beaucoup mieux arm¨¦s. La bande qui avait combattu sous les ordres de l'amazone n'avait qu'une quinzaine de fusiliers, les autres ¨¦taient arm¨¦s de haches, de faux, de batons noueux, et quelques-uns seulement avaient un long couteau ou des pistolets. Mais ceux qui arrivaient avaient tous ¨¤ la ceinture des pistolets et un poignard, une claymore au c?t¨¦, un fusil ¨¤ la main, et un bouclier rond en bois, doubl¨¦ en cuivre et couvert de peau, et du milieu duquel partait une pointe aigu? en acier. Ils le portaient sur le dos dans leurs marches, quand ils se servaient d'armes ¨¤ feu, et le tenaient de la main gauche quand ils se battaient ¨¤ l'arme blanche. Mais il ¨¦tait facile de voir que ces guerriers d'¨¦lite n'avaient pas ¨¤ s'applaudir d'une victoire pareille ¨¤ celle que leurs compagnons venaient de remporter. La cornemuse ne faisait entendre que des sons lugubres, s¨¦par¨¦s par de courts intervalles, et qui ne ressemblaient nullement au chant joyeux du triomphe. Ils arriv¨¨rent en silence devant H¨¦l¨¨ne, l'air morne et les yeux baiss¨¦s, la cornemuse continuant ¨¤ rendre des sons m¨¦lancoliques. H¨¦l¨¨ne s'avan?a vers eux. Sa physionomie exprimait un m¨¦lange de crainte et de col¨¨re. -- Que veut dire cela, Alaster? dit-elle au joueur de cornemuse. Pourquoi ces accents de tristesse apr¨¨s une victoire...? Robert, Hamish, o¨´ est le Mac-Gregor? o¨´ est votre p¨¨re? Ses deux fils, qui ¨¦taient ¨¤ la t¨ºte de cette troupe, s'avanc¨¨rent vers elle ¨¤ pas lents et d'un air irr¨¦solu. Ils lui dirent quelques mots dans leur langue, et ¨¤ l'instant elle poussa un cri per?ant que r¨¦p¨¦t¨¨rent toutes les femmes et tous les enfants en battant des mains et en levant les bras au ciel. Les ¨¦chos des montagnes, qui avaient gard¨¦ le silence depuis la fin du combat, firent entendre cent fois ces hurlements, et les oiseaux nocturnes s'enfuirent de leurs retraites, effray¨¦s d'entendre en plein jour des cris plus affreux et de plus mauvais augure que ceux qu'ils poussent pendant la nuit. -- Prisonnier! s'¨¦cria H¨¦l¨¨ne un instant apr¨¨s. Prisonnier! et ses fils vivent pour me l'annoncer!... Chiens, laches que vous ¨ºtes, vous ai-je nourris de mon lait pour vous voir ¨ºtre avares de votre sang quand il s'agit de d¨¦fendre votre p¨¨re; pour le voir emmener prisonnier et venir, vous, m'en apporter la nouvelle? Les fils de Mac-Gregor, ¨¤ qui s'adressait cette apostrophe, ¨¦taient deux jeunes gens, dont l'a?n¨¦ paraissait ¨¤ peine avoir vingt ans. Il se nommait Robert, et les Highlanders, pour le distinguer de son p¨¨re qui portait le m¨ºme nom, ajoutaient au sien l'¨¦pith¨¨te de _Og, _ou le moins grand de taille. Il avait les cheveux noirs, le teint brun, mais color¨¦, et il ¨¦tait plus form¨¦ et plus vigoureux qu'on ne l'est ordinairement ¨¤ cet age. _Hamish, _ou James, quoique plus jeune de deux ans, ¨¦tait beaucoup plus grand que son fr¨¨re. Ses yeux bleus et de beaux cheveux blonds donnaient ¨¤ sa figure un air de douceur qu'on trouve rarement parmi les montagnards. Tous deux avaient l'air abattu et constern¨¦, et ils ¨¦cout¨¨rent avec une soumission respectueuse les reproches que leur m¨¨re leur adressait. Enfin, quand le premier feu de sa col¨¨re se fut apais¨¦, l'a?n¨¦, lui parlant en anglais, sans doute pour ne pas ¨ºtre compris par ceux qui le suivaient, essaya de se justifier ainsi que son fr¨¨re. J'¨¦tais assez pr¨¨s de lui pour entendre presque tout ce qu'il disait, et j'avais trop d'int¨¦r¨ºt ¨¤ m'instruire de tout ce qui se passait, dans l'¨¦trange crise o¨´ je me trouvais, pour ne pas ¨¦couter avec la plus grande attention. -- Le Mac-Gregor, dit-il, ¨¦tait invit¨¦ ¨¤ une entrevue par un habitant des Lowlands qui lui apporta une lettre de la part de... (je n'entendis pas le nom qu'il pronon?a ¨¤ demi-voix, mais qui me parut ressembler au mien); il y consentit, mais il nous ordonna de garder en otage le porteur de la lettre, afin de s'assurer qu'on ne lui manquerait pas de foi. Il se rendit au lieu du rendez-vous, n'emmenant avec lui qu'Angus Breck et le petit Rory, et d¨¦fendant que personne le suiv?t. Une demi-heure apr¨¨s, Angus Breck vint nous apprendre la triste nouvelle que mon p¨¨re avait ¨¦t¨¦ surpris, ¨¤ l'endroit qui lui avait ¨¦t¨¦ indiqu¨¦, par un d¨¦tachement de milice du comt¨¦ de Lennox, command¨¦ par Galbraith de Garschattachin, qui l'avait fait prisonnier. Il ajouta que mon p¨¨re, ayant dit que l'otage r¨¦pondrait sur sa t¨ºte du traitement qu'il essuierait, Galbraith ne fit que rire de cette menace, et dit: -- Eh bien! Rob, que chacun pende son homme: nous pendrons le brigand, et vos cat¨¦rans pendront le jaugeur[126]. Par ce moyen le pays sera d¨¦livr¨¦ de deux fl¨¦aux ¨¤ la fois, un m¨¦chant Highlander et un agent du fisc. Angus Breck, qu'on surveillait moins rigoureusement que son ma?tre, trouva moyen de s'¨¦chapper, apr¨¨s avoir ¨¦t¨¦ retenu en captivit¨¦ assez longtemps pour entendre cette discussion. -- Et en apprenant cette nouvelle, lache, tra?tre que vous ¨ºtes, s'¨¦cria la femme de Mac-Gregor, vous n'avez pas vol¨¦ sur-le-champ au secours de votre p¨¨re pour le sauver, ou p¨¦rir en le d¨¦fendant? Le jeune Mac-Gregor lui r¨¦pondit d'un air modeste que, les ennemis se trouvant en force sup¨¦rieure, il s'¨¦tait hat¨¦ de rentrer dans les montagnes pour rassembler tous les hommes disponibles et partir sur-le-champ ¨¤ leur t¨ºte pour tacher de d¨¦livrer Mac- Gregor; qu'il avait appris que le d¨¦tachement de milice devait passer la nuit avec le prisonnier dans le chateau de Gartartan ou dans la forteresse de Menteith, et qu'il serait possible de s'en emparer si l'on pouvait r¨¦unir assez de monde. J'appris ensuite que le reste des troupes du maraudeur des Highlands avait ¨¦t¨¦ divis¨¦ en deux bandes; la premi¨¨re destin¨¦e ¨¤ surveiller les mouvements de la garnison d'Inversnaid, dont une subdivision venait d'¨ºtre d¨¦faite sous les ordres du capitaine Thornton; et la seconde ¨¤ faire face aux clans des Highlands qui s'¨¦taient unis aux troupes r¨¦guli¨¨res et aux Lowlanders pour envahir simultan¨¦ment ce qu'on appelait alors commun¨¦ment le pays de Rob-Roy, c'est-¨¤-dire le territoire montagneux et d¨¦sert situ¨¦ entre le loch Lomond, le loch Katrine et le loch Ard. Des messagers furent d¨¦p¨ºch¨¦s en grande hate pour concentrer (comme je le supposai) toutes les forces des Mac-Gregor contre les Lowlanders; et le d¨¦couragement peint nagu¨¨re sur tous les visages y fit place ¨¤ l'espoir de d¨¦livrer leur chef et ¨¤ la soif de la vengeance. Ce fut sous la br?lante influence de cette derni¨¨re passion qu'H¨¦l¨¨ne ordonna qu'on lui amenat le malheureux qu'on avait gard¨¦ en otage. Je crois que ses enfants l'avaient ¨¦loign¨¦ de ses yeux par humanit¨¦; quoi qu'il en soit, cette pr¨¦caution ne fit que retarder sa destin¨¦e de quelques instants. On conduisit devant elle un homme d¨¦j¨¤ ¨¤ demi mort de terreur, et dans les traits pales et d¨¦figur¨¦s duquel je reconnus, avec autant d'horreur que de surprise, mon ancienne connaissance Morris. Il se jeta aux pieds de la femme du chef et s'effor?a d'embrasser ses genoux; mais elle recula, comme si cet attouchement e?t d? la souiller, et il ne put que baiser les pans de son plaid. Jamais peut-¨ºtre on n'entendit demander la vie avec tant de d¨¦sespoir. La crainte agissait sur son esprit avec tant de force qu'au lieu de paralyser sa langue, comme cela arrive dans les occasions ordinaires, elle le rendait presque ¨¦loquent. Les joues couvertes d'une paleur mortelle, se tordant les mains dans son angoisse, et roulant de tous c?t¨¦s des yeux qui semblaient faire leurs derniers adieux aux choses de ce monde, il protesta, par les serments les plus solennels, qu'il n'¨¦tait pas complice de la trahison m¨¦dit¨¦e contre Rob-Roy, qu'il aimait et qu'il honorait de toute son ame... Par une incons¨¦quence, suite du d¨¦sordre de son esprit, il dit qu'il n'¨¦tait que l'agent d'un autre, et il pronon?a le nom de Rashleigh... Il ne demandait que la vie; pour la vie il renoncerait ¨¤ tout ce qu'il poss¨¦dait au monde; c'¨¦tait la vie seule qu'il d¨¦sirait, d?t-elle ¨ºtre prolong¨¦e au milieu des tortures, d?t-il ne plus respirer d'autre air que celui des cavernes les plus sombres et les plus infectes. Il est impossible de peindre l'air de m¨¦pris et de d¨¦go?t avec lequel H¨¦l¨¨ne ¨¦coutait ses humbles supplications. -- Je t'accorderais la vie, lui dit-elle, si elle devait ¨ºtre pour toi un fardeau aussi lourd, aussi insupportable que pour moi, que pour toute ame noble et g¨¦n¨¦reuse. Mais toi, mis¨¦rable, insensible ¨¤ tous les malheurs qui d¨¦solent le monde, tu te trouverais heureux de ramper sur la terre au milieu des crimes et des chagrins des autres, tandis que l'innocence est trahie et opprim¨¦e, tandis que des gens sans naissance et sans courage foulent aux pieds des hommes illustr¨¦s par leur bravoure et par une longue suite d'a?eux. Au milieu du carnage g¨¦n¨¦ral, tu serais aussi heureux que le chien du boucher, qui l¨¨che le sang des bestiaux qu'on ¨¦gorge... Non! tu ne jouiras point de ce bonheur! tu mourras, lache chien! et tu mourras avant que ce nuage ait pass¨¦ sur le soleil. Alors elle pronon?a quelques mots en ga¨¦lique; deux Highlanders saisirent le suppliant, et l'entra?n¨¨rent sur le bord d'un rocher suspendu sur le lac. Il poussait les cris les plus aigus, les plus ¨¦pouvantables qu'on ait jamais entendus... Je puis dire ¨¦pouvantables, car pendant plusieurs ann¨¦es je m'¨¦veillai souvent en sursaut, croyant encore les entendre. Tandis que les ex¨¦cuteurs ou les assassins, nommez-les comme vous voudrez, le tra?naient vers le lieu de son supplice, il me reconnut, et s'¨¦cria d'un ton lamentable: -- Oh! M. Osbaldistone! sauvez-moi! sauvez-moi! Ces mots furent les derniers que je lui entendis prononcer. Je fus tellement ¨¦mu par cet affreux spectacle que, quoique je m'attendisse ¨¤ chaque instant ¨¤ partager le m¨ºme sort, j'essayai de parler en sa faveur; mais, comme je devais m'y attendre, mon intercession ne produisit aucun effet, et n'obtint pas m¨ºme une r¨¦ponse: deux montagnards tenaient la victime, un autre lui attachait au cou une grosse pierre dans un vieux lambeau de plaid, tandis que d'autres se partageaient ses v¨ºtements. Enfin, apr¨¨s lui avoir li¨¦ les pieds et les mains, on le pr¨¦cipita dans le lac, qui avait douze ¨¤ quinze pieds de profondeur, en poussant un hurlement de triomphe et de vengeance satisfaite qui ne put cependant compl¨¨tement couvrir son dernier cri. Le bruit de sa chute dans les eaux du lac arriva jusqu'¨¤ nous. Les Highlanders veill¨¨rent quelques instants, pour voir s'il ne parviendrait pas ¨¤ se d¨¦gager de ses liens et ¨¤ tenter de s'¨¦chapper ¨¤ la nage; mais les noeuds n'avaient ¨¦t¨¦ que trop bien assujettis; la victime s'enfon?a sans r¨¦sistance. Les eaux, que le poids de sa chute avait troubl¨¦es, se referm¨¨rent sur lui en reprenant leur calme accoutum¨¦, et la vie qu'il avait demand¨¦e avec tant d'instances s'¨¦teignit dans cet ab?me.[127] Chapitre XXXII. Avant que le soleil se couche ¨¤ l'occident, Laissez-le parmi nous revenir librement; Ou s'il est pour le coeur une juste vengeance, Si nos traits de frapper ont encor la puissance, Ces pays ravag¨¦s attesteront vos torts. _Ancienne com¨¦die._ Je ne sais comment il se fait qu'un acte isol¨¦ de violence et de cruaut¨¦ produit sur l'ame une impression plus p¨¦nible qu'un plus grand nombre d'actes semblables. Je venais de voir, quelques instants auparavant, plusieurs de mes braves concitoyens tomber sur le champ de bataille. Il m'avait sembl¨¦ qu'ils n'avaient fait que payer la dette commune de l'humanit¨¦. Mon coeur avait vivement regrett¨¦ leur perte, mais il n'avait pas ¨¦t¨¦ d¨¦chir¨¦ d'angoisse et d'horreur comme il le fut quand je vis le malheureux Morris mis ¨¤ mort de sang-froid. Je regardai mon compagnon d'infortune, M. Jarvie, et je reconnus dans ses yeux les m¨ºmes sentiments qui m'animaient. Son ¨¦motion l'emporta m¨ºme sur sa prudence; et il laissa ¨¦chapper ¨¤ demi-voix ces mots entrecoup¨¦s: -- Je proteste... je proteste solennellement contre ce crime... C'est un meurtre... un meurtre abominable... Dieu le vengera en temps et lieu. -- Vous ne craignez donc pas de le suivre? lui dit la redoutable virago qui l'avait entendu, et qui lan?a sur lui un regard tel que celui du faucon au moment o¨´ il va saisir sa proie. -- Cousine, r¨¦pondit-il avec assez de sang-froid, personne ne coupe avec plaisir le fil de sa vie avant que tout ce qui peut en rester sur la bobine ne soit enti¨¨rement d¨¦roul¨¦.[128] J'ai beaucoup de choses ¨¤ faire dans ce monde si la vie m'est laiss¨¦e: des affaires publiques et priv¨¦es, de magistrature et de commerce. Et puis il y a quelques personnes qui ont besoin de moi, comme la pauvre Mattie, qui est orpheline. Elle est petite-cousine du laird de Limmerfield. Sauf tout cela, au bout du compte, la mort n'est que la fin de la vie, et il faut bien mourir une fois. -- Mais si je vous laissais vivre, quel nom donneriez-vous ¨¤ la noyade de ce chien saxon? -- Hem! hem! dit le bailli en toussant ¨¤ plusieurs reprises, hem! hem! je tacherais d'en parler le moins possible. Moins on parle, moins on a de paroles ¨¤ regretter. -- Mais si vous ¨¦tiez interrog¨¦ par les cours _de justice, _comme vous les appelez, que r¨¦pondriez-vous? Le bailli r¨¦fl¨¦chit un instant. Il porta les yeux ¨¤ droite et ¨¤ gauche, et me donna l'id¨¦e d'un homme qui, dans une bataille, cherche ¨¤ s'enfuir, et qui, ne trouvant aucun moyen de s'¨¦chapper, prend la r¨¦solution de se battre avec courage. -- Je vois, cousine, que vous voulez me mettre au pied du mur, lui r¨¦pondit-il; mais je vous dirai que je crois devoir vous parler d'apr¨¨s ma conscience. Quoique votre mari, que je voudrais bien voir ici pour lui et pour moi, puisse vous apprendre, comme la pauvre cr¨¦ature Dougal, que Nicol Jarvie sait, de m¨ºme que feu le diacre, fermer les yeux sur les fautes d'un ami, je vous dirai pourtant, cousine, que ma langue ne parlera jamais contre ma pens¨¦e; et plut?t que de dire que ce pauvre malheureux a ¨¦t¨¦ l¨¦galement condamn¨¦ et ex¨¦cut¨¦, j'aimerais mieux ¨ºtre jet¨¦ ¨¤ c?t¨¦ de lui, quoique je pense que vous ¨ºtes peut-¨ºtre la seule Highlandaise qui voudrait traiter ainsi un si proche parent de son mari. Il est probable que le ton de fermet¨¦ que prit M. Jarvie en parlant ainsi ¨¦tait plus propre ¨¤ faire impression sur le coeur impitoyable de sa parente que les pri¨¨res et les supplications, de m¨ºme que le verre, qui r¨¦siste aux efforts de tous les m¨¦taux, est facilement coup¨¦ avec la pointe d'un diamant. Elle ordonna qu'on nous pla?at tous deux devant elle. -- Votre nom est Osbaldistone, me dit-elle; j'ai entendu le chien de la mort duquel vous venez d'¨ºtre t¨¦moin vous appeler ainsi. -- Oui, lui r¨¦pondis-je, je me nomme Osbaldistone. -- Et votre nom de bapt¨ºme est sans doute Rashleigh. -- Mon nom de bapt¨ºme est Frank. -- Mais vous connaissez Rashleigh Osbaldistone? Il est votre fr¨¨re, si je ne me trompe. Au moins vous ¨ºtes son parent, son ami intime. -- Il est mon parent, mais non mon ami. Je me battais contre lui il y a deux jours, quand votre mari est venu nous s¨¦parer. Son ¨¦p¨¦e est peut-¨ºtre encore teinte de mon sang, et la blessure qu'il m'a faite au c?t¨¦ est encore toute fra?che. C'est le dernier des hommes que je reconna?trai pour mon ami. -- Mais si vous ¨ºtes ¨¦tranger ¨¤ ses intrigues, croyez-vous pouvoir vous rendre pr¨¨s de Galbraith sans craindre d'¨ºtre arr¨ºt¨¦, et lui porter un message de la part de la femme de Mac-Gregor? -- Je ne connais ¨¤ la milice du comt¨¦ de Lennox aucun motif raisonnable pour m'arr¨ºter, et je n'ai aucune raison pour craindre d'aller trouver celui qui la commande. Je suis pr¨ºt ¨¤ me charger de votre message, et ¨¤ partir sur-le-champ, si vous voulez ¨¦tendre votre protection sur mon ami et mon domestique qui sont vos prisonniers. Je profitai de cette occasion pour ajouter que je n'¨¦tais venu dans son pays que d'apr¨¨s l'invitation de son mari, qui m'avait promis son secours dans une affaire tr¨¨s importante pour moi, et que M. Jarvie m'avait accompagn¨¦ pour le m¨ºme objet. -- Et je voudrais, s'¨¦cria le bailli, que les bottes de M. Jarvie eussent ¨¦t¨¦ pleines d'eau bouillante quand il a voulu les mettre pour ce malheureux voyage. -- Dans ce que vient de dire ce jeune Anglais, dit H¨¦l¨¨ne en se tournant vers ses enfants, vous pouvez reconna?tre votre p¨¨re. Il n'a de sagesse que lorsqu'il a la toque sur la t¨ºte et la claymore ¨¤ la main. Mais quand il quitte son plaid pour prendre un habit, il se m¨ºle de toutes les intrigues des Lowlanders, et, apr¨¨s tout ce qu'il a souffert, il devient encore leur agent, leur jouet, leur esclave. -- Vous pouvez ajouter, madame, lui dis-je, leur bienfaiteur. -- Soit, r¨¦pondit-elle, c'est le titre le plus insignifiant de tous, puisqu'il a toujours sem¨¦ les bienfaits pour r¨¦colter l'ingratitude. Mais en voil¨¤ assez sur ce sujet. Je vais vous faire conduire aux avant-postes des ennemis. Vous demanderez leur commandant, et vous lui direz de ma part, de la part de la femme du Mac-Gregor, que s'ils touchent ¨¤ un cheveu de sa t¨ºte et qu'ils ne le mettent pas en libert¨¦ avant douze heures, d'ici ¨¤ No?l on ne trouvera pas dans tout le comt¨¦ de Lennox une femme qui ne pleure son p¨¨re ou son fils, son fr¨¨re ou son mari; pas un fermier qui n'ait vu piller son troupeau et incendier sa grange; pas un seigneur qui se couche sans avoir ¨¤ craindre de ne pas revoir le lendemain la lumi¨¨re du soleil; que, pour commencer ¨¤ ex¨¦cuter mes menaces, si je ne revois pas mon mari dans le d¨¦lai que je viens de fixer, je lui enverrai ce bailli de Glascow, ce capitaine anglais, et tous mes autres prisonniers, coup¨¦s en autant de morceaux qu'il y a de carreaux dans ce tartan. D¨¨s qu'elle eut cess¨¦ de parler, le capitaine Thornton, qui l'avait entendue et qui avait ¨¦t¨¦ pr¨¦sent ¨¤ toute cette sc¨¨ne, ajouta avec le plus grand sang-froid: -- Pr¨¦sentez ¨¤ l'officier commandant les compliments du capitaine Thornton, de la garde royale; dites-lui qu'il fasse son devoir, et qu'il ne s'inqui¨¨te pas des prisonniers. Si j'ai ¨¦t¨¦ assez fou pour me laisser attirer dans une embuscade par ces sauvages artificieux, je suis assez sage pour savoir mourir sans me d¨¦shonorer par une bassesse. Je n'ai de regret que pour mes pauvres camarades; je les plains d'¨ºtre tomb¨¦s entre les mains de bouchers. -- Paix donc, s'¨¦cria M. Jarvie, paix donc! si vous ¨ºtes las de vivre, je... M. Osbaldistone, faites bien mes compliments ¨¤ l'officier commandant, ... les compliments du bailli Nicol Jarvie, magistrat de Glascow, comme l'¨¦tait avant lui son digne p¨¨re le diacre. Dites-lui qu'il se trouve ici avec d'autres honn¨ºtes gens dans un grand embarras qui peut devenir encore plus grand; que ce qu'il peut faire de mieux pour le bien g¨¦n¨¦ral, c'est de permettre ¨¤ Rob de revenir dans ses montagnes. Il y a d¨¦j¨¤ eu assez de malheurs. Je crois pourtant que vous ferez aussi bien de ne point parler du jaugeur. Charg¨¦ de deux commissions si oppos¨¦es par les deux personnes les plus int¨¦ress¨¦es au succ¨¨s de mon ambassade, et des instructions d'H¨¦l¨¨ne Mac-Gregor, qui me recommanda de ne pas oublier un seul mot de ce qu'elle m'avait dit, je re?us enfin l'ordre de partir, et l'on permit m¨ºme ¨¤ Andr¨¦ de m'accompagner, peut-¨ºtre pour se d¨¦livrer de ses lamentations. Mais, soit qu'on craign?t que je ne me servisse de mon cheval pour ¨¦chapper ¨¤ mes guides, soit qu'on f?t bien aise de conserver une prise de quelque valeur, on m'annon?a que je ferais le voyage ¨¤ pied, escort¨¦ par Hamish Mac- Gregor et deux autres montagnards, tant pour me montrer le chemin que pour qu'ils pussent reconna?tre la force et la position de l'ennemi. Dougal avait ¨¦t¨¦ command¨¦ pour ce service, mais il trouva le moyen de s'en faire dispenser. J'appris par la suite que son but en restant avait ¨¦t¨¦ de pouvoir veiller ¨¤ la s?ret¨¦ de M. Jarvie, parce qu'ayant ¨¦t¨¦ son subordonn¨¦ lorsqu'il ¨¦tait porte-clefs de la prison de Glascow il croyait par ses principes de fid¨¦lit¨¦ devoir le prot¨¦ger. Apr¨¨s environ une heure de marche tr¨¨s rapide, nous arrivames ¨¤ une ¨¦minence couverte de broussailles qui commandait tous les environs, et d'o¨´ nous d¨¦couvr?mes le poste qu'occupait la milice du comt¨¦ de Lennox. Comme ce d¨¦tachement ¨¦tait principalement compos¨¦ de cavalerie, il ne s'¨¦tait pas engag¨¦ dans le d¨¦fil¨¦ o¨´ le capitaine Thornton avait ¨¦t¨¦ si malheureusement surpris. La position ¨¦tait bien choisie militairement sur le penchant d'une colline, au milieu de la petite vall¨¦e d'Aberfoil, o¨´ circulait le Forth, encore pr¨¨s de sa source. Cette vall¨¦e ¨¦tait form¨¦e par deux cha?nes de hauteurs qui pr¨¦sentaient pour premi¨¨res barri¨¨res des roches calcaires, entrem¨ºl¨¦es d'¨¦normes masses de br¨¨ches ou cailloux incrust¨¦s dans une terre plus molle que le temps a durcie peu ¨¤ peu comme du ciment; plus au loin se montraient les sommets des monts plus ¨¦lev¨¦s. Ces limites cependant laissaient entre elles une vall¨¦e assez large pour que la cavalerie n'e?t ¨¤ craindre aucune surprise de la part des montagnards. On avait plac¨¦ de tous c?t¨¦s des sentinelles et des avant-postes, de mani¨¨re qu'¨¤ la moindre alarme la troupe aurait eu le temps de prendre les armes et de se former en bataille. Il est vrai qu'on ne croyait pas alors que les Highlanders osassent attaquer la cavalerie en rase campagne, quoiqu'on ait appris depuis ce temps qu'ils pouvaient le faire avec succ¨¨s. ¨¤ cette ¨¦poque, les montagnards avaient encore une crainte presque superstitieuse de la cavalerie et croyaient que les chevaux ¨¦taient dress¨¦s ¨¤ combattre eux-m¨ºmes des pieds et des dents, d'autant plus que les chevaux d'escadron avaient un air plus farouche et plus imposant que celui des petits _shelties _de leurs montagnes. Les chevaux attach¨¦s ¨¤ des piquets et paissant dans le vallon, les soldats, les uns assis, les autres se promenant sur les bords riants de la rivi¨¨re en diff¨¦rents groupes, et les rochers nus et pittoresques, bornes lat¨¦rales du paysage, formaient le premier plan d'un tableau enchanteur, tandis que plus loin, vers l'orient, les yeux apercevaient le lac de Menteith, et moins distinctement le chateau de Stirling avec les montagnes bleues d'Ochill, qui terminaient la perspective. Apr¨¨s avoir contempl¨¦ un instant cette sc¨¨ne, le jeune Mac-Gregor me dit de descendre jusqu'au poste de la milice pour m'acquitter de ma mission aupr¨¨s du commandant. Il m'enjoignit avec un geste mena?ant de ne dire ni quels avaient ¨¦t¨¦ mes guides ni en quel lieu je les avais quitt¨¦s. Ayant re?u ces derni¨¨res instructions, je m'avan?ai vers le premier poste militaire, suivi d'Andr¨¦, qui, n'ayant conserv¨¦ du costume anglais que ses culottes et sa chemise, sans chapeau, les jambes nues, avec des brogues aux pieds, pr¨¦sent que lui avait fait Dougal par compassion, et un vieux plaid en haillons pour suppl¨¦er aux v¨ºtements qui nagu¨¨re couvraient ses ¨¦paules, semblait ¨ºtre un ¨¦chapp¨¦ de Bedlam jouant le r?le d'un montagnard. Une vedette ne tarda pas ¨¤ nous apercevoir et nous cria de nous arr¨ºter en nous pr¨¦sentant le bout de sa carabine. J'ob¨¦is ¨¤ l'instant, et, quand le soldat fut pr¨¨s de moi, je le priai de me conduire devant l'officier commandant. Je me trouvai bient?t au milieu d'un cercle d'officiers assis sur le gazon, parmi lesquels il s'en trouvait un qui paraissait ¨ºtre d'un rang sup¨¦rieur. Il portait une cuirasse d'acier poli, sur laquelle ¨¦taient grav¨¦s les embl¨¨mes de l'ancien ordre ¨¦cossais de Saint-Andr¨¦, vulgairement dit _du chardon. _Je reconnus dans ce groupe le major Galbraith, qui semblait recevoir les ordres de ce personnage, de m¨ºme qu'un grand nombre d'officiers dont il ¨¦tait entour¨¦, les uns en uniforme, les autres en habits bourgeois, mais tous bien arm¨¦s. ¨¤ quelques pas ¨¦taient plusieurs domestiques portant une riche livr¨¦e. Ayant salu¨¦ ce seigneur avec le respect que son rang semblait exiger, je l'informai que le hasard m'avait rendu t¨¦moin involontaire de la d¨¦faite des troupes du roi, command¨¦es par le capitaine Thornton, dans le d¨¦fil¨¦ de loch Ard, car j'avais appris que tel ¨¦tait le nom du lieu o¨´ le combat avait ¨¦t¨¦ livr¨¦; que cet officier, plusieurs de ses soldats et le bailli de Glascow, mon compagnon de voyage, ¨¦taient rest¨¦s entre les mains des Highlanders, et que ceux-ci mena?aient de faire p¨¦rir cruellement leurs prisonniers et de commettre les plus affreux ravages dans le comt¨¦ de Lennox, ¨¤ moins qu'on ne leur rendit sur-le-champ leur chef sain et sauf. Le duc, car on d¨¦signait par ce titre celui ¨¤ qui je m'adressais, m'¨¦couta sans m'interrompre et me r¨¦pondit qu'il aurait le plus grand regret d'exposer les infortun¨¦s prisonniers ¨¤ la cruaut¨¦ des barbares entre les mains desquels ils avaient eu le malheur de tomber, mais qu'aucun motif ne pourrait le d¨¦terminer ¨¤ remettre en libert¨¦ l'instigateur de tous ces d¨¦sordres et ¨¤ l'encourager ainsi ¨¤ continuer ses brigandages. -- Vous pouvez retourner vers ceux qui vous ont envoy¨¦ et les informer que demain, ¨¤ la pointe du jour, je ferai pendre bien certainement Rob-Roy Campbell, qu'ils nomment Mac-Gregor, comme un proscrit pris les armes ¨¤ la main, et qui a mille fois m¨¦rit¨¦ la mort; que je me croirais indigne de la place que j'occupe si j'agissais autrement; que j'ai les moyens d'emp¨ºcher l'ex¨¦cution de leurs menaces contre le comt¨¦ de Lennox, et que, s'ils maltraitent en aucune mani¨¨re les infortun¨¦s qui sont en leur pouvoir, j'en tirerai une vengeance si ¨¦clatante que m¨ºme les pierres de leurs rochers en pousseront des g¨¦missements pendant un si¨¨cle. Je lui repr¨¦sentai humblement le danger imminent auquel m'exposerait l'honorable mission qu'il voulait bien me confier; sur quoi il me r¨¦pondit que je pouvais en charger mon valet. D¨¨s qu'Andr¨¦ entendit ces mots, sans attendre ma r¨¦ponse, et sans ¨ºtre arr¨ºt¨¦ par aucun sentiment de respect, il s'¨¦cria: -- J'aimerais mieux qu'on me coupat les jambes, Dieu me pr¨¦serve! que de les faire servir ¨¤ me porter encore dans ces maudites montagnes! Croit-on que je trouve dans ma poche un autre cou quand un de ces chiens de montagnards m'aura coup¨¦ le mien? ou que je puisse nager comme une grenouille quand ils m'auront jet¨¦ dans un lac des Highlands pieds et poings li¨¦s? Non, non, chacun pour soi, et Dieu pour tous! Ceux qui ont ¨¤ se plaindre de Rob-Roy ou qui ont des affaires avec lui peuvent faire leurs commissions eux- m¨ºmes. Il n'a jamais approch¨¦ de la paroisse de Dreep-Daily, et il ne m'a vol¨¦ ni poire ni p¨¦pin. Ce ne fut pas sans peine que je r¨¦duisis mon valet au silence. Alors je repr¨¦sentai vivement au duc le danger certain auquel seraient expos¨¦s le capitaine Thornton, ses soldats et M. Jarvie, et le suppliai de me charger d'un message qui p?t leur sauver la vie. Je l'assurai qu'aucun danger ne m'effraierait quand il s'agirait de leur rendre service, mais que, d'apr¨¨s tout ce dont j'avais ¨¦t¨¦ t¨¦moin, il n'y avait pas le moindre doute qu'ils ne fussent tous massacr¨¦s ¨¤ l'instant o¨´ les montagnards apprendraient la mort de leur chef. Le duc parut douloureusement affect¨¦. Il se leva, r¨¦fl¨¦chit un instant, et me dit: -- C'est une circonstance bien p¨¦nible! J'en suis p¨¦n¨¦tr¨¦ de chagrin; mais je ne puis transiger avec mon devoir, et il faut que Rob-Roy p¨¦risse. Je ne pus entendre sans ¨¦motion cette sentence de mort contre Campbell, qui m'avait d¨¦j¨¤ rendu plusieurs services, et je n'¨¦tais pas le seul ¨¤ en ¨ºtre m¨¦content, car plusieurs officiers de milice (du comt¨¦ de Lennox) parl¨¨rent alors au duc en sa faveur. -- Il vaudrait mieux, lui dirent-ils, l'envoyer au chateau de Stirling, et se contenter de l'y garder comme otage jusqu'¨¤ la dispersion de sa troupe. Faut-il exposer le pays au pillage? Maintenant que les longues nuits approchent, il sera difficile de l'emp¨ºcher, car il est impossible de garder tous les points, et les montagnards ne manquent jamais d'attaquer ceux o¨´ ils savent qu'ils trouvent moins de r¨¦sistance. Est-il possible d'ailleurs de laisser les malheureux prisonniers expos¨¦s ¨¤ la cruaut¨¦ de ces sauvages? On ne peut douter qu'ils n'ex¨¦cutent la menace qu'ils font de les massacrer pour satisfaire leur vengeance. Galbraith de Garschattachin alla encore plus loin, se fiant, dit-il, en l'honneur de celui ¨¤ qui il parlait, quoiqu'il s?t fort bien qu'il avait des motifs particuliers de ressentiment contre Rob-Roy. -- Quoique ce soit un mauvais voisin pour les Basses-Terres, et surtout pour Votre Grace, et quoiqu'il ait port¨¦ le m¨¦tier de pillage plus loin que personne, cependant Rob-Roy ¨¦tait autrefois un homme sage et industrieux. Il est peut-¨ºtre encore possible de lui faire entendre raison, au lieu que sa femme et ses enfants sont des diables sans crainte et sans piti¨¦, et, ¨¤ la t¨ºte de leur bande de coquins, ils feront au pays plus de mal que Rob ne lui en aurait jamais fait. -- Bah! bah! dit le duc, c'est pr¨¦cis¨¦ment le bon sens et l'adresse de cet homme qui ont si longtemps fait sa force. Un brigand montagnard ordinaire aurait ¨¦t¨¦ r¨¦duit en moins de semaines qu'il n'a fallu d'ann¨¦es pour s'emparer de celui-ci. Priv¨¦e de son chef, sa bande ne sera pas longtemps ¨¤ craindre. C'est une gu¨ºpe sans t¨ºte; elle a pu avoir le pouvoir de piquer de son aiguillon, mais elle ne tardera pas ¨¤ ¨ºtre ¨¦cras¨¦e et an¨¦antie. Garschattachin ne se laissait pas si facilement r¨¦duire au silence. -- Bien certainement, milord, r¨¦pliqua-t-il, je suis tr¨¨s loin de favoriser Rob: je ne suis pas plus son ami qu'il n'est le mien, car il a deux fois vid¨¦ mes ¨¦tables, sans parler de celles de mes tenanciers; et cependant... -- Et cependant, Galbraith, reprit le duc en souriant avec une expression particuli¨¨re, vous croyez pouvoir pardonner ¨¤ l'ami de vos amis la libert¨¦ qu'il a prise. Car on pr¨¦tend que Rob n'est pas l'ennemi des amis que le major Galbraith peut avoir sur le continent. -- Si cela est, milord, r¨¦pondit Galbraith sur le m¨ºme ton, ce n'est pas ce qu'on peut dire de pire sur son compte. Mais je voudrais que nous eussions quelques nouvelles des clans que nous avons attendus si longtemps. Fasse le ciel qu'ils nous tiennent parole! Je ne m'y fie pas: les ours n'attaquent pas les ours. -- Je suis sans inqui¨¦tude. Iverach et Inverashalloch sont connus pour des hommes d'honneur. Quoiqu'ils soient en retard, je ne puis croire qu'ils manquent au rendez-vous. Envoyez deux cavaliers pour voir s'ils arrivent: nous ne pouvons sans eux risquer l'attaque du d¨¦fil¨¦ qui a ¨¦t¨¦ si funeste au capitaine Thornton, et o¨´, ¨¤ ma connaissance, dix fantassins pourraient tenir contre le meilleur r¨¦giment de cavalerie de toute l'Europe. En attendant, faites distribuer des vivres ¨¤ la troupe. Je profitai de ce dernier ordre, tr¨¨s n¨¦cessaire et tr¨¨s agr¨¦able pour moi, car je n'avais rien mang¨¦ depuis le souper que nous avions pris la veille ¨¤ Aberfoil, et le soleil commen?ait ¨¤ s'approcher du terme de sa carri¨¨re journali¨¨re. Les vedettes qu'on avait d¨¦p¨ºch¨¦es revinrent sans avoir rencontr¨¦ les auxiliaires attendus; mais presque au m¨ºme instant arriva un Highlander qui appartenait ¨¤ un de leurs clans, et qui ¨¦tait porteur d'une lettre qu'il remit au duc d'un air respectueux. -- Je parierais un quartaut de la meilleure eau-de-vie, dit Galbraith, que c'est un message pour nous avertir que ces maudits montagnards, que nous avons eu tant de peine et de tourment ¨¤ faire venir, nous abandonnent et nous laissent le soin de nous tirer d'affaire comme nous le pourrons. -- C'est cela m¨ºme, messieurs, s'¨¦cria le duc, rougissant d'indignation, apr¨¨s avoir lu la lettre, ¨¦crite sur un mauvais chiffon de papier, mais adress¨¦e avec tout le c¨¦r¨¦monial d'usage ¨¤ _tr¨¨s haut et tr¨¨s puissant prince le duc de_... Nos alli¨¦s nous ont abandonn¨¦s, messieurs, continua le duc; ils ont fait une paix s¨¦par¨¦e avec l'ennemi. -- C'est ce qui arrive dans toutes les alliances, dit Galbraith. Les Hollandais nous auraient jou¨¦ le m¨ºme tour, si nous ne les avions pr¨¦venus ¨¤ Utrecht. -- Vous ¨ºtes fac¨¦tieux, monsieur, s'¨¦cria le duc d'un ton qui prouvait que la plaisanterie ne lui plaisait point; l'affaire qui nous occupe est pourtant d'un genre tr¨¨s s¨¦rieux. Je ne crois pas que personne soit d'avis que nous nous engagions plus avant dans ce pays sans ¨ºtre soutenus par de l'infanterie? Chacun s'empressa de r¨¦pondre que ce serait une d¨¦mence compl¨¨te. -- Il ne serait gu¨¨re plus sage, reprit le duc, de rester ici expos¨¦s ¨¤ une attaque nocturne. Il faut donc faire notre retraite sur le chateau de Duchray et sur celui de Gartartan, et y faire bonne garde toute la nuit. Mais avant de nous retirer, je veux interroger Rob-Roy en votre pr¨¦sence, pour vous convaincre combien il serait impolitique de lui rendre une libert¨¦ dont il ne se servirait que pour continuer ¨¤ ¨ºtre la terreur et le fl¨¦au du pays. Il donna ses ordres pour que le prisonnier f?t amen¨¦ devant lui. Rob-Roy arriva entre deux sergents, escort¨¦ de six soldats la ba?onnette au bout du fusil. Ses bras ¨¦taient li¨¦s ensemble jusqu'au coude et assujettis contre son corps par le moyen d'une sangle de cheval. Je ne l'avais jamais vu rev¨ºtu du costume de son pays. Une for¨ºt de cheveux roux qui couvraient sa t¨ºte, et qu'il cachait sous une perruque lorsqu'il sortait de ses montagnes, justifiait le surnom de Roy ou _le Roux _que lui avaient donn¨¦ les habitants des Lowlands, et qu'ils n'ont s?rement pas encore oubli¨¦. On reconnaissait encore mieux la justesse de cette ¨¦pith¨¨te en jetant les yeux sur la partie de ses membres que le kilt des Highlands laissait ¨¤ nu. Ses jambes, ses cuisses, et surtout ses genoux, ¨¦taient enti¨¨rement couverts d'un poil roux, court et ¨¦pais, semblable ¨¤ celui des boeufs de ce pays. L'effet que produisait ce changement de costume et la connaissance que j'avais acquise de son v¨¦ritable caract¨¨re contribu¨¨rent ¨¦galement ¨¤ le faire para?tre ¨¤ mes yeux plus sauvage et plus farouche qu'il ne m'avait paru l'¨ºtre auparavant, et je l'aurais ¨¤ peine reconnu si je n'eusse ¨¦t¨¦ pr¨¦venu d'avance que c'¨¦tait lui. Quoique dans les fers, il avait la t¨ºte haute, l'air fier, et un maintien plein de dignit¨¦. Il salua le duc, fit un signe de t¨ºte ¨¤ Galbraith et ¨¤ quelques autres, et montra quelque surprise en me voyant parmi eux. -- Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, M. Campbell, dit le duc. -- Cela est vrai, milord. J'aurais d¨¦sir¨¦, ajouta-t-il en jetant les yeux sur ses bras li¨¦s et sur le fourreau de sa claymore, j'aurais d¨¦sir¨¦ que cette entrevue e?t eu lieu dans un moment o¨´ j'aurais pu offrir ¨¤ Votre Grace les compliments que je lui dois. Mais il faut compter un peu sur l'avenir. -- Il n'y a rien de tel que le pr¨¦sent, M. Campbell, car les heures qui vous restent pour r¨¦gler vos affaires dans ce monde s'¨¦coulent rapidement. Je ne vous parle pas ainsi pour insulter ¨¤ votre malheur, mais vous devez sentir vous-m¨ºme que vous touchez ¨¤ la fin de votre carri¨¨re. Je ne nie pas qu'en certaines occasions vous n'ayez fait moins de mal que certains autres chefs montagnards, que vous n'ayez quelquefois donn¨¦ des preuves de talent et m¨ºme de dispositions qui faisaient concevoir de meilleures esp¨¦rances. Mais vous avez ¨¦t¨¦ si longtemps la terreur et le fl¨¦au d'un voisinage paisible, vous avez usurp¨¦, maintenu et ¨¦tendu votre autorit¨¦ par tant d'actes de violence arbitraire, que vous avez appel¨¦ la proscription sur votre t¨ºte. En un mot, vous savez que vous avez m¨¦rit¨¦ la mort, il faut vous y pr¨¦parer. -- Milord, je pourrais rejeter sur vous une partie des reproches que vous me faites. Cependant je ne dirai jamais que vous ayez ¨¦t¨¦ personnellement et volontairement la cause premi¨¨re de mes malheurs. Si j'avais cru que vous l'eussiez ¨¦t¨¦, milord, je ne vous entendrais pas aujourd'hui prononcer une sentence contre moi. Je vous ai vu trois fois ¨¤ port¨¦e de ma carabine, quand vous ne pensiez qu'¨¤ chasser le daim; et personne n'ignore que je manque rarement mon but. Quant ¨¤ ceux qui vous ont tromp¨¦, qui ont excit¨¦ votre ressentiment contre un homme jadis aussi paisible que qui que ce f?t dans nos montagnes, qui ont fait de votre nom le signal de ma ruine et de mon d¨¦sespoir, je leur ai d¨¦j¨¤ pay¨¦ une partie de mes dettes; et comme je vous le disais, milord, j'esp¨¨re que l'avenir me r¨¦serve encore les moyens de continuer ¨¤ m'acquitter envers eux. -- Je sais, s'¨¦cria le duc, dont la bile commen?ait ¨¤ s'¨¦chauffer, que vous ¨ºtes un sc¨¦l¨¦rat impudent et d¨¦termin¨¦, et qui tiendra son serment s'il jure de faire le mal; mais comptez sur mes soins pour vous en emp¨ºcher. Vous n'avez d'autres ennemis que vos crimes. -- Vous m'en parleriez moins, dit Rob-Roy avec audace, si j'avais port¨¦ le nom de Grahame au lieu de celui de Campbell.[129] -- Vous ferez bien, monsieur, d'avertir votre femme et votre famille de bien prendre garde ¨¤ la mani¨¨re dont on traitera les prisonniers qui sont en ce moment en leur pouvoir. Je leur rendrai au centuple, ¨¤ eux, ¨¤ leurs parents et ¨¤ leurs amis, le mal qu'ils se permettront de leur faire. -- Mes ennemis seuls, milord, peuvent dire que j'ai jamais ¨¦t¨¦ alt¨¦r¨¦ de sang. Si j'¨¦tais ¨¤ la t¨ºte de mes gens, je ferais ex¨¦cuter mes ordres par cinq cents montagnards arm¨¦s, plus facilement que vous ne vous faites ob¨¦ir par ces huit ou dix valets; mais si Votre Grace est d¨¦termin¨¦e ¨¤ couper la souche de la famille, il y aura du d¨¦sordre parmi les branches. Quoi qu'il en soit, il y a l¨¤-bas un brave homme, un de mes parents; je ne veux pas qu'il lui arrive malheur. Y a-t-il ici quelqu'un qui veuille rendre service ¨¤ Mac-Gregor? Il peut le bien payer, quoiqu'il ait les mains li¨¦es. -- Parlez, Mac-Gregor, s'¨¦cria le Highlander qui avait apport¨¦ la lettre, je suis pr¨ºt ¨¤ aller dans vos montagnes, s'il le faut. Il s'avan?a vers lui, et en re?ut un message verbal pour sa belliqueuse ¨¦pouse. Comme Rob-Roy s'expliquait dans sa langue, je n'entendis pas ce qu'il disait, mais je ne doutai pas un instant qu'il ne prit des mesures pour la s?ret¨¦ de M. Jarvie. -- Entendez-vous l'impudence du coquin! s'¨¦cria le duc. Il croit que la lettre qu'il m'a apport¨¦e lui donne le caract¨¨re d'ambassadeur. Au surplus sa conduite est digne de celle de ses ma?tres qui nous invitent ¨¤ faire cause commune contre ces brigands, et qui nous abandonnent d¨¨s qu'ils ont arrang¨¦ leur querelle particuli¨¨re avec eux au sujet des terres de Balquiddar. _M¨¦fiez-vous des plaids et des trews de tartan._ _Comme un cam¨¦l¨¦on ils changent tr¨¨s souvent._ -- C'est ce que n'e?t jamais dit votre illustre anc¨ºtre[130], milord, dit le major Galbraith; sauf votre respect, Votre Grace n'aurait point ¨¤ le dire si vous vouliez commencer par ¨ºtre juste envers qui de droit: -- rendez ¨¤ l'honn¨ºte homme ce qui lui appartient, que chaque t¨ºte porte le _chapeau _qui lui est propre, et le Lennox recouvrera la tranquillit¨¦.[131] -- Paix, Galbraith, paix! vous ne pouvez sans danger tenir un pareil langage ¨¤ personne, surtout ¨¤ moi; mais je pr¨¦sume que vous vous regardez comme un homme privil¨¦gi¨¦. Conduisez votre troupe ¨¤ Gartartan; j'escorterai moi-m¨ºme le prisonnier ¨¤ Duchray, et je vous enverrai demain mes ordres. Vous voudrez bien n'accorder de permission d'absence ¨¤ aucun de vos soldats. -- Allons, des ordres, des contre-ordres, murmura Galbraith entre ses dents. Mais patience, patience, nous pourrons jouer ¨¤ changez de place, le roi revient.[132] Les deux troupes de cavalerie se form¨¨rent alors, et se dispos¨¨rent ¨¤ se mettre en marche, afin de profiter d'un reste de jour pour se rendre dans leur cantonnement. Je re?us l'ordre plut?t que l'invitation de suivre celle du duc, et je m'aper?us que, quoiqu'on ne me traitat pas en prisonnier, on me tenait pour suspect et l'on avait l'oeil sur moi. Il est vrai qu'on ¨¦tait alors environn¨¦ de dangers. Les querelles de parti entre les jacobites et les hanovriens divisaient tous les esprits; les haines qui r¨¦gnaient entre les Highlands et les Lowlands, sans compter mainte autre cause inexplicable de discorde h¨¦r¨¦ditaire qui rendaient les familles puissantes d'¨¦cosse ennemies les unes des autres: tous ces motifs faisaient qu'un voyageur isol¨¦, inconnu et sans protection terminait rarement sa course sans ¨ºtre expos¨¦ ¨¤ quelque d¨¦sagr¨¦ment. Je me soumis ¨¤ ma destin¨¦e d'aussi bonne grace que je le pus, et je me consolai par l'esp¨¦rance que pendant la marche je pourrais obtenir du prisonnier quelques renseignements sur Rashleigh et ses intrigues. Je serais pourtant injuste envers moi-m¨ºme si je n'ajoutais que mes vues n'¨¦taient pas tout ¨¤ fait celles d'un ¨¦go?ste. Je prenais trop d'int¨¦r¨ºt au sort du malheureux captif pour ne pas d¨¦sirer de lui rendre tous les services que sa situation exigeait et qu'il pouvait m'¨ºtre permis de lui accorder. Chapitre XXXIII. Arriv¨¦ sur le vieux pont, Il se pr¨¦cipite ¨¤ la nage; Son pied touche le gazon, Il s'enfuit le long du rivage. GIL MORRICE. Les ¨¦chos des rochers et des ravines des deux c?t¨¦s de la vall¨¦e r¨¦pondirent aux trompettes de la cavalerie, qui, se divisant en deux corps distincts, se mit en marche au petit trot. Celui que commandait le major Galbraith ne tarda pas ¨¤ tourner ¨¤ gauche en traversant le Forth, pour prendre, me dit-on, ses quartiers de nuit dans un vieux chateau situ¨¦ dans le voisinage. Ce corps, en traversant la route, pr¨¦sentait un tableau anim¨¦; mais nous le perd?mes bient?t de vue dans les d¨¦tours de la rive oppos¨¦e qui ¨¦tait couverte de bois. Le d¨¦tachement command¨¦ par le duc en personne continua sa marche en tr¨¨s bon ordre. Pour ?ter au prisonnier tout moyen de s'¨¦chapper, il le fit placer en croupe derri¨¨re un soldat nomm¨¦ Ewan, de Brigglands, l'homme le plus grand et le plus vigoureux de toute sa troupe. Une sangle qui les entourait tous deux, et qui ¨¦tait attach¨¦e par une boucle sur la poitrine du soldat, ?tait ¨¤ Rob-Roy la possibilit¨¦ de tromper la vigilance de son gardien. On m'avait fourni un cheval, et l'on me donna ordre de marcher ¨¤ leur c?t¨¦. Nous formions le centre d'un peloton charg¨¦ sp¨¦cialement de veiller sur le prisonnier, et dont chaque homme avait en main un pistolet. Andr¨¦, ¨¤ qui l'on avait fourni un poney des Highlands, re?ut la permission de se ranger parmi les domestiques, dont un assez grand nombre suivaient le d¨¦tachement sans se confondre avec la troupe. Nous marchames ainsi pendant plus d'une heure. Enfin nous arrivames au gu¨¦ o¨´ nous devions aussi traverser le Forth. Ce fleuve, ¨¦tant form¨¦ par le trop-plein d'un lac, a un lit tr¨¨s profond, m¨ºme dans les endroits o¨´ il a le moins de largeur. On ne pouvait arriver sur ses bords que par une descente aussi rapide qu'¨¦troite, et qui ne permettait pas ¨¤ deux cavaliers d'y passer de front. Le centre et l'arri¨¨re-garde du corps s'arr¨ºt¨¨rent donc, tandis que les premiers rangs effectuaient le passage tour ¨¤ tour. Il en r¨¦sulta un d¨¦lai consid¨¦rable, et m¨ºme quelque confusion, car quelques-uns de ces cavaliers, qui ne faisaient point partie, ¨¤ proprement parler, de l'escadron, se press¨¨rent irr¨¦guli¨¨rement vers le gu¨¦, et entra?n¨¨rent un peu dans leur d¨¦sordre la cavalerie de milice, quelque bien exerc¨¦e qu'elle f?t ¨¤ la discipline militaire. Ce fut en ce moment que j'entendis Rob-Roy dire ¨¤ voix basse au cavalier auquel il se trouvait trop ¨¦troitement li¨¦: -- Votre p¨¨re, Ewan, n'aurait pas conduit ainsi un ancien ami ¨¤ la boucherie, comme un veau, pour tous les ducs de la chr¨¦tient¨¦. Ewan ne r¨¦pondit que par un mouvement d'¨¦paules qui semblait dire que c'¨¦tait bien malgr¨¦ lui qu'il agissait ainsi. -- Et quand les Mac-Gregor descendront de leurs montagnes, Ewan, quand vous verrez vos ¨¦tables pill¨¦es, le sang r¨¦pandu sur votre foyer et votre maison incendi¨¦e, vous penserez alors que si votre ami Rob-Roy e?t ¨¦t¨¦ ¨¤ leur t¨ºte, il vous aurait ¨¦pargn¨¦ tous ces malheurs. Ewan de Brigglands ne r¨¦pondit encore que par le m¨ºme geste, accompagn¨¦ d'un profond soupir. -- N'est-ce pas une chose d¨¦plorable, continua Rob en m¨¦nageant sa voix de mani¨¨re qu'except¨¦ l'oreille d'Ewan, la mienne ¨¦tait la seule qui p?t l'entendre; n'est-ce pas une chose lamentable que de voir Ewan de Brigglands, que Rob-Roy Mac-Gregor a si souvent secouru de son bras et de sa bourse, faire plus de cas du regard favorable d'un duc que de la vie d'un ami? Ewan paraissait fort agit¨¦, mais il garda toujours le silence. En ce moment nous entend?mes le duc s'¨¦crier sur l'autre rive: -- Qu'on am¨¨ne le prisonnier. Ewan fit avancer son cheval, et j'entendis encore Rob-Roy lui dire: -- Ne mettez jamais en balance le sang de Mac-Gregor contre quelques coups de lani¨¨re que vous pouvez risquer pour le sauver, car il y aura un compte terrible ¨¤ en rendre en ce monde et en l'autre. Ewan avan?ait toujours; il entra dans la rivi¨¨re avec une certaine pr¨¦cipitation. Je le suivais pour la traverser apr¨¨s lui quand plusieurs soldats m'arr¨ºt¨¨rent en criant: -- Pas encore, monsieur, pas encore! et retenant mon cheval par la bride, ils me firent rester sur la rive. Le soleil avait disparu de l'horizon; et ¨¤ la faible lumi¨¨re du cr¨¦puscule je voyais le duc occup¨¦ ¨¤ ¨¦tablir l'ordre parmi les soldats ¨¤ mesure qu'ils avaient travers¨¦ la rivi¨¨re les uns plus haut, les autres plus bas, suivant que leurs chevaux avaient plus ou moins de force pour r¨¦sister au courant. Tout ¨¤ coup un bruit semblable ¨¤ celui d'une masse qui tombe soudain dans l'eau frappa mes oreilles, et j'en conclus sur-le-champ que l'¨¦loquence de Rob- Roy avait d¨¦termin¨¦ Ewan ¨¤ lui donner une chance pour ¨¦chapper ¨¤ la mort, et qu'il avait cherch¨¦ son salut dans le sein du Forth. Le duc l'entendit comme moi, et courant sur le bord du rivage: -- Chien! cria-t-il ¨¤ Ewan qui venait de prendre terre, o¨´ est votre prisonnier? Et, sans attendre la r¨¦ponse que celui-ci se pr¨¦parait ¨¤ lui faire, il lui tira un coup de pistolet. Mais ils ¨¦taient environn¨¦s d'un grand nombre de cavaliers, et je ne sus jamais s'il avait ¨¦t¨¦ atteint. Messieurs, cria le duc ¨¤ sa troupe, dispersez-vous. Cent guin¨¦es de r¨¦compense pour celui qui m'am¨¨nera Rob-Roy. ¨¤ l'instant tout ne fut plus que confusion sur les deux rives. Rob-Roy, d¨¦gag¨¦ de ses liens, sans doute parce que Ewan avait d¨¦boucl¨¦ la courroie qui le retenait, s'¨¦tait pr¨¦cipit¨¦ dans le Forth et y nageait entre deux eaux; mais, comme il fut oblig¨¦ de repara?tre un instant ¨¤ la surface pour respirer, son plaid attira l'attention des soldats. Plusieurs d'entre eux firent aussit?t entrer leurs chevaux dans la rivi¨¨re, mais au-del¨¤ du gu¨¦ elle ¨¦tait aussi rapide que profonde, les chevaux perdirent pied, quelques-uns se noy¨¨rent, et plusieurs des cavaliers faillirent partager le m¨ºme sort. D'autres, moins z¨¦l¨¦s et plus prudents, se content¨¨rent de rester sur la rive et de guetter l'instant o¨´ le fugitif sortirait de l'eau, pour le saisir. Les cris de ceux qui risquaient de se noyer et qui imploraient du secours, la vue d'un grand nombre de cavaliers qui couraient ?¨¤ et l¨¤, les efforts des officiers pour r¨¦tablir un peu d'ordre, l'obscurit¨¦ qui croissait de moment en moment: tout concourait ¨¤ former le spectacle de confusion le plus extraordinaire que j'eusse jamais vu. J'¨¦tais seul occup¨¦ ¨¤ l'observer, car toute la cavalerie ¨¦tait dispers¨¦e, les uns pour chercher le fugitif, les autres pour voir s'il r¨¦ussirait ¨¤ se sauver, quelques-uns m¨ºme pour favoriser sa fuite; car, comme je l'appris dans la suite, plusieurs de ceux qui semblaient apporter le plus d'ardeur ¨¤ s'emparer de sa personne ne d¨¦siraient rien moins que l'arr¨ºter, et n'avaient d'autre but que d'augmenter la confusion g¨¦n¨¦rale, de donner une fausse direction aux poursuites de leurs camarades et d'augmenter par l¨¤ les chances de salut qui restaient ¨¤ Rob-Roy. Il ne fut pas tr¨¨s difficile ¨¤ un nageur aussi habile que l'¨¦tait Mac-Gregor d'¨¦chapper ¨¤ ses ennemis d¨¨s qu'il se fut d¨¦rob¨¦ ¨¤ leur premi¨¨re poursuite. Il courait pourtant de grands dangers; car de m¨ºme que la loutre press¨¦e par les chiens, et qui cherche ¨¤ les ¨¦viter en plongeant, comme je l'avais vu plus d'une fois ¨¤ Osbaldistone-Hall, est forc¨¦e de montrer de temps en temps son museau hors de l'eau pour renouveler sa provision d'air, ainsi Rob-Roy, qui, forc¨¦ par le besoin de respirer, avait d¨¦j¨¤ reparu une fois ¨¤ la surface de l'eau, ne pouvait tarder bien longtemps ¨¤ s'y montrer encore, et tous, les yeux fix¨¦s sur la rivi¨¨re, attendaient ce moment avec impatience. Mais il eut recours ¨¤ un stratag¨¨me que la loutre ne peut employer, et qui lui r¨¦ussit. ¨¦tant parvenu ¨¤ se d¨¦barrasser de son plaid, il l'abandonna au cours de l'eau, et ce v¨ºtement ayant ¨¦t¨¦ aper?u attira sur-le- champ l'attention g¨¦n¨¦rale, et fut cribl¨¦ de coups de fusil. On se mit ¨¤ la nage pour s'en emparer; et pendant ce temps-l¨¤ Mac-Gregor ¨¦tait d¨¦j¨¤ bien loin. D¨¨s qu'on l'eut perdu de vue, on reconnut l'impossibilit¨¦ de retrouver le fugitif. La rivi¨¨re devenait inaccessible en certains endroits par la hauteur de ses rives, qui dans d'autres ¨¦taient couvertes de buissons ¨¦pais qui ne permettaient pas aux chevaux d'en approcher, et qui fournissaient ¨¤ celui qu'on cherchait toutes les facilit¨¦s possibles pour se soustraire aux poursuites. Une nuit profonde vint encore ajouter de nouveaux obstacles. Enfin les trompettes, en sonnant la retraite, annonc¨¨rent que l'officier commandant, quoique bien ¨¤ contre-coeur, renon?ait ¨¤ l'espoir de reprendre le prisonnier qui venait de lui ¨¦chapper si inopin¨¦ment. Les cavaliers commenc¨¨rent ¨¤ se rassembler lentement, se querellant les uns les autres et regrettant la riche prise qu'ils avaient manqu¨¦e. Je vis ceux qui ¨¦taient de l'autre c?t¨¦ de la rivi¨¨re former leurs rangs, et ceux qui ne l'avaient pas encore pass¨¦e reprendre le chemin du gu¨¦ pour la traverser. Jusque-l¨¤ je n'avais jou¨¦ que le r?le de spectateur, quoique bien loin d'¨ºtre indiff¨¦rent ¨¤ ce qui se passait. Mais tout ¨¤ coup j'entendis ¨¤ quelques pas de moi une voix rauque s'¨¦crier: -- O¨´ est donc l'¨¦tranger anglais? C'est lui qui a donn¨¦ ¨¤ Rob-Roy un couteau pour couper la courroie. -- Il faut lui fendre le crane jusqu'¨¤ la machoire, s'¨¦cria une voix. -- Il faut lui envoyer une paire de balles dans la cervelle, reprit une autre. -- Ou lui enfoncer trois pouces d'acier dans le coeur, dit une quatri¨¨me. J'entendais les pas des chevaux qui s'approchaient de plusieurs c?t¨¦s, et ce bruit me rappela le danger de ma situation. Je ne doutais nullement que des gens arm¨¦s, dont les passions irrit¨¦es n'¨¦taient r¨¦prim¨¦es par aucun frein, n'ex¨¦cutassent leurs menaces et ne me punissent d'abord d'un crime imaginaire, sauf ¨¤ examiner ensuite si je l'avais commis. Frapp¨¦ de cette id¨¦e, je me laissai glisser ¨¤ bas de mon cheval, et je m'enfon?ai dans un taillis, esp¨¦rant que les t¨¦n¨¨bres me d¨¦roberaient aux yeux de ceux qui voudraient me suivre. Si j'avais ¨¦t¨¦ assez pr¨¨s du duc pour recourir ¨¤ sa protection, je n'aurais pas pris le parti de me cacher; mais il ¨¦tait d¨¦j¨¤ en marche ¨¤ la t¨ºte de son avant-garde de l'autre c?t¨¦ de la rivi¨¨re, et je ne voyais sur la rive o¨´ je me trouvais aucun officier dont j'osasse r¨¦clamer l'interposition. En de pareilles circonstances, je ne crus donc pas devoir me faire un point d'honneur d'exposer inutilement ma vie. Lorsque le tumulte fut apais¨¦ et que je n'entendis plus le bruit des chevaux que dans le lointain, ma premi¨¨re pens¨¦e fut de chercher ¨¤ gagner le quartier-g¨¦n¨¦ral du duc, o¨´ le r¨¦tablissement de la tranquillit¨¦ et de la discipline ne me laisserait plus rien ¨¤ craindre de la premi¨¨re fureur du soldat, et de me livrer ¨¤ lui comme un sujet royal qui n'avait rien ¨¤ craindre de la justice, et comme un ¨¦tranger qui avait droit ¨¤ sa protection et ¨¤ l'hospitalit¨¦. Je quittai ma retraite dans ce dessein. L'obscurit¨¦ ¨¦tait compl¨¨te; tous les cavaliers avaient pass¨¦ le Forth, et le son des trompettes, que j'entendais de loin, pouvait guider ma marche du m¨ºme c?t¨¦. Je trouvai pourtant de grands obstacles ¨¤ l'ex¨¦cution de ce dessein. Je n'avais plus de cheval, et je n'¨¦tais pas tent¨¦ d'essayer de traverser ¨¤ pied un gu¨¦ o¨´ les chevaux avaient de l'eau jusqu'¨¤ la selle, et o¨´ j'en avais vu plusieurs entra?n¨¦s par la force du courant. Si pourtant je ne prenais pas ce parti, il ne me restait d'autre ressource que de terminer les fatigues de ce jour et de la nuit qui l'avait pr¨¦c¨¦d¨¦ en rentrant dans le pays des montagnards. Apr¨¨s un moment de r¨¦flexion, je pensai qu'Andr¨¦ Fairservice, suivant sa louable coutume de songer ¨¤ sa s?ret¨¦ avant toute chose, aurait travers¨¦ le gu¨¦ avec les autres domestiques, et sans doute un des premiers, qu'il ne manquerait pas d'apprendre au duc, et ¨¤ quiconque voudrait l'entendre, mon nom, ma situation dans le monde, et tout ce qu'il savait de mon histoire; qu'en cons¨¦quence le soin de ma r¨¦putation n'exigeait pas que je me montrasse sur- le-champ, au risque de me noyer en voulant traverser le Forth, ou de me faire massacrer par quelque tra?nard qui croirait par un tel service se faire pardonner de n'avoir pas plus t?t rejoint les rangs; ou bien, si j'¨¦chappais ¨¤ ces deux dangers, d'errer au hasard toute la nuit, le son des trompettes n'arrivant plus alors jusqu'¨¤ moi. Je r¨¦solus donc de retourner ¨¤ la petite auberge o¨´ j'avais pass¨¦ la nuit pr¨¦c¨¦dente. Je n'avais rien ¨¤ craindre de Rob-Roy. Il ¨¦tait bien certainement en libert¨¦; et si je tombais entre les mains de quelques-uns de ses gens, cette nouvelle que je leur apprendrais m'assurerait sans doute leur protection. Je ne pouvais d'ailleurs songer ¨¤ abandonner M. Jarvie dans la position d¨¦licate o¨´ il se trouvait, et o¨´ il s'¨¦tait engag¨¦ en grande partie pour moi. Enfin ce n'¨¦tait qu'en revoyant Rob-Roy que je pouvais esp¨¦rer d'avoir quelques nouvelles de Rashleigh, et de recouvrer les papiers de mon p¨¨re, motif qui m'avait seul d¨¦termin¨¦ ¨¤ une exp¨¦dition suivie de tant de dangers. J'abandonnai donc toute id¨¦e de traverser le Forth, et je repris le chemin du petit village d'Aberfoil. Un vent tr¨¨s vif, qui se faisait entendre et sentir de temps en temps, ¨¦carta l'¨¦pais brouillard qui aurait pu autrement dormir immobile sur la vall¨¦e jusqu'au matin: quoiqu'il ne p?t compl¨¨tement disperser ces nuages de vapeur, cependant il les divisa en masses confuses, tant?t s'amoncelant autour de la cime des monts, et tant?t remplissant comme des flots de fum¨¦e les divers enfoncements o¨´ des masses de br¨¨ches d¨¦tach¨¦es des hauteurs se sont pr¨¦cipit¨¦es, laissant dans le vallon, profond¨¦ment d¨¦chir¨¦ par leur passage, les traces d'une ravine semblable ¨¤ celle que forment les eaux grossies d'un torrent. La lune, qui ¨¦tait dans son plein, et qui brillait avec tout l'¨¦clat que lui pr¨ºte une atmosph¨¨re glaciale, argentait les d¨¦tours de la rivi¨¨re, ainsi que les saillies et les pics des rochers que le brouillard ne cachait pas, tandis que les rayons semblaient comme absorb¨¦s par le blanc tissu des vapeurs, l¨¤ o¨´ elles ¨¦taient encore ¨¦paisses et condens¨¦es; ?¨¤ et l¨¤ quelques parties plus l¨¦g¨¨res se laissaient davantage p¨¦n¨¦trer par ses molles clart¨¦s qui leur donnaient l'apparence d'un voile de gaze transparente. Malgr¨¦ l'incertitude de ma situation, un spectacle si romantique, joint ¨¤ l'active influence du froid de la nuit, releva mes esprits abattus en rendant la vigueur ¨¤ mes membres; je me sentis dispos¨¦ ¨¤ oublier mes soucis, ¨¤ m¨¦priser les p¨¦rils qui pouvaient encore m'attendre, et je me mis ¨¤ siffler sans y penser, comme pour accompagner la cadence de mes pas, que l'impression du froid me fit acc¨¦l¨¦rer. Je jouissais davantage du sentiment de la vie ¨¤ mesure que je reprenais confiance en mon courage et en mes propres forces, et j'¨¦tais tellement absorb¨¦ dans mes pens¨¦es que deux personnes ¨¤ cheval arriv¨¨rent derri¨¨re moi sans que je m'en aper?usse avant qu'elles fussent ¨¤ mes c?t¨¦s. -- H¨¦! l'ami, me dit l'un d'eux en ralentissant la marche de son cheval, o¨´ allez-vous si tard? -- Chercher un g?te et un souper ¨¤ Aberfoil. -- Les passages sont-ils libres? me demanda-t-il d'un ton d'autorit¨¦. -- Je l'ignore. Je le saurai quand j'y serai arriv¨¦. Mais si vous ¨ºtes ¨¦trangers dans ce pays, je vous conseille d'attendre le jour pour continuer votre route. Ces environs ne sont pas s?rs, ils ont ¨¦t¨¦ ce matin le th¨¦atre d'une sc¨¨ne sanglante. -- Les soldats n'ont-ils pas ¨¦t¨¦ battus? -- Oui, tout ce qui composait le d¨¦tachement a ¨¦t¨¦ tu¨¦ ou fait prisonnier. -- En ¨ºtes-vous bien s?r? -- Aussi s?r que je le suis de vous parler. J'ai ¨¦t¨¦ t¨¦moin involontaire du combat. -- Involontaire! N'y avez-vous donc pris aucune part? -- Non. J'¨¦tais retenu prisonnier par le capitaine des troupes du roi. -- Et pour quel motif? Qui ¨ºtes-vous? Quel est votre nom? Que faites-vous en ce pays? -- Je ne sais, monsieur, pourquoi je r¨¦pondrais ¨¤ tant de questions faites par un inconnu. Je vous en ai dit assez pour vous convaincre que vous ne pouvez traverser ce pays sans courir quelque danger. Si vous jugez devoir continuer votre route, c'est votre affaire; mais, comme je ne vous fais pas de questions sur votre nom et sur les motifs de votre voyage, vous m'obligerez de ne m'en adresser aucune. -- M. Francis Osbaldistone, dit l'autre cavalier d'une voix qui me fit tressaillir jusqu'au fond de l'ame, ne devrait pas siffler ses airs favoris quand il d¨¦sire ne pas ¨ºtre reconnu. Et Diana Vernon, car c'¨¦tait elle, envelopp¨¦e d'un grand manteau, qui venait de me parler, se mit ¨¤ siffler, comme pour m'imiter en riant, la seconde partie de l'air que son approche avait interrompu. -- Juste ciel! m'¨¦criai-je ne pouvant retenir l'expression de ma surprise, est-il possible que ce soit vous, miss Vernon, que je rencontre dans un tel pays, ¨¤ une telle heure, et sous un tel?... -- Sous ce d¨¦guisement masculin, alliez-vous dire, mais que voulez-vous? la philosophie du caporal Nym[133] est la meilleure apr¨¨s tout. -- Il faut laisser aller les choses, _pauca verba._ Tandis qu'elle parlait, je cherchai, ¨¤ la faveur des rayons de la lune, qui malheureusement ¨¦tait alors couverte d'un nuage, ¨¤ distinguer les traits de son compagnon; car on peut ais¨¦ment supposer que Diana voyageant dans un pays d¨¦sert et dangereux, au milieu de la nuit et sous la protection d'un homme seul, c'¨¦taient autant de circonstances faites pour ¨¦veiller ma jalousie aussi bien que mon ¨¦tonnement. Je ne pus prendre pour Rashleigh celui qui l'accompagnait. Il avait la taille plus haute, la voix plus forte, le ton plus imp¨¦rieux que ce premier objet de ma haine et de mes soup?ons. Il ne ressemblait pas davantage ¨¤ aucun de mes cousins, car on remarquait en lui ce je ne sais quoi d'ind¨¦finissable qui fait reconna?tre ¨¤ la premi¨¨re vue un homme qui a re?u une bonne ¨¦ducation. Il s'aper?ut de l'examen que je faisais de sa personne, et parut d¨¦sirer de s'y soustraire. -- Diana, dit-il d'un ton d'autorit¨¦ temp¨¦r¨¦e par la douceur, donnez ¨¤ votre cousin ce qui lui appartient, et continuons notre route. Miss Vernon, tirant un portefeuille d'une poche de son portemanteau, et se penchant sur son cheval pour me le pr¨¦senter, me dit d'un ton o¨´ l'on voyait qu'un sentiment plus grave et plus profond le disputait ¨¤ son habitude de s'exprimer avec gaiet¨¦ et bizarrerie: -- Vous voyez, mon cher cousin, que je suis n¨¦e pour ¨ºtre votre ange gardien. Rashleigh a ¨¦t¨¦ oblig¨¦ de lacher sa proie, et si nous avions pu arriver la nuit derni¨¨re ¨¤ Aberfoil, comme nous nous le proposions, j'aurais charg¨¦ quelque sylphe des Highlands de vous porter ces embl¨¨mes de richesse commerciale. Mais il se trouvait sur la route des g¨¦ants et des dragons, et quoique les chevaliers errants et les demoiselles ne doivent pas plus manquer de courage aujourd'hui qu'autrefois, il ne leur convient plus comme jadis de se jeter inutilement dans le danger. Soyez aussi prudent, mon cher cousin. -- Diana, lui dit son compagnon, songez que la nuit s'avance et que nous ne sommes pas au terme de notre voyage. -- Je viens, r¨¦pondit-elle, je viens. Songez que je fais mes derniers adieux ¨¤ mon cousin... Oui, Frank, derniers adieux... Un gouffre est ouvert entre nous... un gouffre de perdition absolue... Vous ne devez pas nous suivre o¨´ nous allons... vous ne devez pas prendre part ¨¤ ce que nous faisons... Adieu, puissiez- vous ¨ºtre heureux! En se courbant sur son cheval, qui ¨¦tait un poney des Highlands, sa joue toucha la mienne, et ce ne fut peut-¨ºtre pas un hasard: elle me pressa la main, et une larme de ses yeux tomba sur mes joues. C'¨¦tait un de ces moments qu'il est impossible de jamais oublier, o¨´ le coeur partag¨¦ entre le plus doux plaisir et la plus cruelle amertume, ne sait s'il doit se livrer ¨¤ la joie ou ¨¤ la douleur. Il fut bien court cependant, car, ma?trisant ¨¤ l'instant le sentiment auquel elle s'¨¦tait abandonn¨¦e, elle dit ¨¤ son compagnon qu'elle ¨¦tait pr¨ºte ¨¤ le suivre; et, faisant prendre le grand trot ¨¤ leurs chevaux, ils disparurent bient?t ¨¤ mes yeux. J'¨¦tais plong¨¦ dans une sorte de stupeur qui ne me permit pas de r¨¦pondre aux adieux de Diana. Les expressions que mon coeur me dictait ne pouvaient arriver jusqu'¨¤ mes l¨¨vres. Interdit, d¨¦sesp¨¦r¨¦, je restai sans mouvement, tenant en main le portefeuille qu'elle m'avait remis, et les regardant s'¨¦loigner comme si j'eusse voulu compter les ¨¦tincelles que faisaient jaillir les pieds de leurs chevaux. Je cherchais encore ¨¤ les voir quand ils ¨¦taient invisibles pour moi, et ¨¤ entendre le bruit de leur marche quand il ne pouvait plus arriver ¨¤ mon oreille. Enfin je sentis mes yeux devenir humides, comme s'ils se fussent fatigu¨¦s des efforts que je faisais pour apercevoir des objets que je ne pouvais plus d¨¦couvrir; ma poitrine ¨¦tait oppress¨¦e, j'¨¦prouvai l'angoisse du pauvre roi Lear[134], et, m'asseyant sur le bord du chemin, je versai les larmes les plus am¨¨res qui eussent coul¨¦ de mes yeux depuis mon enfance. Chapitre XXXIV. DANGLE. -- Diable! il me semble que des deux c'est le commentateur qui est le plus difficile ¨¤ comprendre. SHERIDAN, _Le Critique._ ¨¤ peine m'¨¦tais-je abandonn¨¦ ¨¤ cet acc¨¨s de sensibilit¨¦, que je fus honteux de ma faiblesse. Je me rappelai que depuis quelque temps j'avais tach¨¦ de ne consid¨¦rer Diana Vernon, quand son image se pr¨¦sentait ¨¤ mon souvenir, que comme une amie au bonheur de laquelle je ne cesserais jamais de prendre le plus vif int¨¦r¨ºt, et avec qui je ne devais plus avoir de relations intimes. Mais la tendresse qu'elle venait de me montrer presque sans d¨¦guisement, notre rencontre subite et presque romanesque dans un d¨¦sert o¨´ je devais si peu m'attendre ¨¤ la voir ¨¦taient des circonstances qui m'avaient mis hors de garde. Je revins cependant ¨¤ moi plus t?t qu'on n'aurait pu le croire, et sans me donner le temps de descendre dans mon coeur pour en faire l'examen, je continuai ¨¤ marcher dans le sentier o¨´ cette ¨¦trange apparition s'¨¦tait pr¨¦sent¨¦e ¨¤ mes yeux. Elle m'avait d¨¦fendu de la suivre. -- Mais, pensais-je, ce n'est pas la suivre que de continuer mon voyage par le seul chemin qui me soit ouvert. Quoique les papiers de mon p¨¨re m'aient ¨¦t¨¦ rendus, c'est un devoir pour moi de m'assurer que M. Jarvie est d¨¦livr¨¦ de la situation dangereuse o¨´ je l'ai laiss¨¦, et o¨´ il ne se trouve que par suite de son amiti¨¦ pour moi. D'ailleurs, o¨´ puis-je trouver un asile pour cette nuit, si ce n'est dans le petit cabaret d'Aberfoil? Sans doute ils s'y arr¨ºteront aussi, car il est impossible que leurs chevaux les conduisent plus loin cette nuit. Je la reverrai donc encore, pour la derni¨¨re fois peut-¨ºtre! Mais je la reverrai, je l'entendrai, je saurai quel est cet heureux mortel qui exerce sur elle l'autorit¨¦ d'un ¨¦poux. J'apprendrai si elle ¨¦prouve dans ses projets quelque difficult¨¦ que je puisse vaincre, si je puis faire quelque chose pour lui prouver la reconnaissance que m'inspirent sa g¨¦n¨¦rosit¨¦ et son amiti¨¦ d¨¦sint¨¦ress¨¦e. En raisonnant ainsi avec moi-m¨ºme, je cherchais ¨¤ parer des pr¨¦textes les plus plausibles le d¨¦sir que j'¨¦prouvais de revoir encore une fois ma cousine quand je me sentis frapper sur l'¨¦paule par un voyageur qui, quoique je marchasse assez bon pas, allait encore plus vite. -- Voil¨¤ une belle nuit, M. Osbaldistone! me dit-il, elle ¨¦tait plus obscure quand nous nous sommes quitt¨¦s. Je reconnus sur-le-champ la voix de Mac-Gregor. Il avait ¨¦chapp¨¦ ¨¤ la poursuite de ses ennemis et regagnait ses montagnes. Il avait trouv¨¦ le moyen de se procurer des armes, sans doute chez quelqu'un de ses partisans secrets, car il portait un fusil sur l'¨¦paule et avait, suivant son usage, ¨¤ la ceinture les autres pi¨¨ces de l'armure nationale des Highlands. Dans une situation ordinaire, une pareille rencontre ne m'aurait pas ¨¦t¨¦ fort agr¨¦able; car, quoique je n'eusse jamais eu avec lui que des relations amicales, je ne l'avais jamais entendu parler sans ¨¦prouver un frisson involontaire. Les intonations des montagnards donnent ¨¤ leur voix un son dur et sourd, ¨¤ cause surtout de l'expression gutturale si commune ¨¤ leur langue; et d'ailleurs ils parlent ordinairement avec une sorte d'emphase. ¨¤ cette particularit¨¦ nationale Rob-Roy joignait un ton d'indiff¨¦rence dans son accent, qui n'appartenait qu'¨¤ lui: c'¨¦tait l'expression d'une ame que rien ne pouvait ¨¦tonner ni abattre, et qui n'¨¦tait affect¨¦e par aucun des ¨¦v¨¦nements de la vie; quelque impr¨¦vus, quelque facheux, quelque terribles qu'ils pussent ¨ºtre. Habitu¨¦ aux dangers, plein de confiance en sa force et en son adresse, il ¨¦tait inaccessible ¨¤ la crainte, et sa vie pr¨¦caire et d¨¦sordonn¨¦e l'avait expos¨¦ ¨¤ tant de p¨¦rils qu'elle avait ¨¦mouss¨¦, quoique non enti¨¨rement d¨¦truit, sa sensibilit¨¦ pour ceux que couraient les autres. On doit se rappeler aussi que j'avais vu le m¨ºme jour sa troupe faire p¨¦rir sans piti¨¦ un individu suppliant et d¨¦sarm¨¦. Tel ¨¦tait pourtant alors l'¨¦tat de mon esprit que je m'applaudis que la compagnie de ce chef proscrit v?nt faire diversion ¨¤ mes pens¨¦es. Je n'¨¦tais m¨ºme pas sans esp¨¦rance qu'il pourrait me fournir un fil pour sortir du labyrinthe d'id¨¦es dans lequel je me trouvais engag¨¦. Je lui r¨¦pondis donc d'un air amical, et le f¨¦licitai d'avoir pu ¨¦chapper ¨¤ ses ennemis dans un moment o¨´ la fuite paraissait impossible. -- Ha! ha! me dit-il, il y a autant de distance entre la potence et un cou qu'entre la coupe et la bouche. Mais je ne courais pas autant de dangers que votre qualit¨¦ d'¨¦tranger vous le faisait croire. Parmi tous ces gens qu'on avait rassembl¨¦s pour me prendre, me garder et me reprendre, il y en avait une moiti¨¦ qui, comme dit le cousin Nicol Jarvie, n'avait envie ni de me prendre, ni de me garder, ni de me reprendre, et un quart qui n'aurait os¨¦ me toucher, ni m¨ºme m'approcher. Je n'avais donc v¨¦ritablement affaire qu'au quart de toute la troupe. -- Il me semble que c'en ¨¦tait bien assez. -- Je n'en sais rien; mais ce que je sais bien, c'est que, s'ils veulent venir dans la vall¨¦e du clachan d'Aberfoil, je me charge de leur parler ¨¤ tous, l'un apr¨¨s l'autre, le sabre ¨¤ la main. Il me demanda alors ce qui m'¨¦tait arriv¨¦ depuis mon entr¨¦e dans nos montagnes, et il rit de bon coeur au r¨¦cit que je lui fis du combat que nous avions soutenu dans l'auberge, et de la mani¨¨re dont M. Jarvie s'¨¦tait d¨¦fendu avec un soc de charrue rougi au feu. -- Vive Glascow! s'¨¦cria-t-il: que la mal¨¦diction de Cromwell tombe sur moi si j'aurais d¨¦sir¨¦ un plus grand plaisir au monde que de voir le cousin Jarvie brandissant au bout d'un fer rouge le plaid d'Iverach, et le jetant bravement au feu! Au surplus, ajouta-t-il d'un ton plus grave, le sang qui coule dans les veines du cousin est un sang noble. Il est bien malheureux qu'il ait ¨¦t¨¦ ¨¦lev¨¦ dans de viles occupations qui ne peuvent que d¨¦grader l'ame et l'esprit. ¨¤ pr¨¦sent, vous devez savoir la raison qui m'a emp¨ºch¨¦ de vous recevoir au clachan d'Aberfoil, comme j'en avais le projet. On m'avait pr¨¦par¨¦ un joli filet pendant les deux ou trois jours que j'ai pass¨¦s ¨¤ Glascow pour les affaires du roi. Mais je crois qu'ils sont maintenant brid¨¦s par les oreilles, et il se passera du temps avant qu'ils puissent armer les clans des montagnes les uns contre les autres. J'esp¨¨re que je verrai bient?t le jour o¨´ tous les montagnards suivront les m¨ºmes banni¨¨res. Mais que vous est-il arriv¨¦ ensuite? Je lui parlai de l'arriv¨¦e du capitaine Thornton et de son d¨¦tachement, et de la mani¨¨re dont il nous avait d¨¦tenus sous pr¨¦texte que nous lui paraissions suspects. D'autres questions qu'il me fit me rappel¨¨rent que mon nom lui avait donn¨¦ de nouveaux soup?ons, enfin, qu'il avait ordre d'arr¨ºter un homme de moyen age et un jeune homme. Ce d¨¦tail fit rire de nouveau l'_outlaw _montagnard. -- Sur mon ame! s'¨¦cria-t-il, les butors ont pris mon ami le bailli pour Son Excellence. Mais vous, ils vous ont donc pris pour Diana Vernon? Les bon chiens de chasse! Il faut convenir qu'ils ont le nez fin! -- Diana Vernon! lui dis-je en h¨¦sitant et en tremblant d'entendre sa r¨¦ponse; porte-t-elle encore ce nom? Je viens de la rencontrer avec un homme qui semblait prendre avec elle un ton d'autorit¨¦. -- Oui, oui, dit Rob-Roy, autorit¨¦ l¨¦gitime. Il en ¨¦tait temps: c'¨¦tait une dame qui savait faire faire ses volont¨¦s, brave fille d'ailleurs. Son voyage n'est pas bien gai: Son Excellence n'est pas jeune. Un compagnon comme vous, ou comme un de mes fils, Rob ou Hamish, aurait ¨¦t¨¦ mieux assorti avec elle du c?t¨¦ de l'age. Ici je vis s'¨¦crouler tous les chateaux de cartes que mon imagination, en d¨¦pit de ma raison, s'¨¦tait si souvent amus¨¦e ¨¤ construire. Je devais m'y attendre: je n'avais pu croire que Diana p?t voyager ¨¤ une telle heure, dans un tel pays, accompagn¨¦e d'un seul homme, si cet homme n'avait eu un droit l¨¦gal ¨¤ ¨ºtre son protecteur. Cependant la confirmation de mes craintes n'en fut pas moins un coup bien cruel pour moi, et la voix de Mac-Gregor, qui m'engageait ¨¤ continuer le r¨¦cit de mes aventures, frappait mes oreilles sans arriver jusqu'¨¤ mon esprit. -- Vous n'¨ºtes pas bien, me dit-il enfin apr¨¨s m'avoir inutilement adress¨¦ la parole deux ou trois fois, la fatigue de cette journ¨¦e a ¨¦t¨¦ trop forte pour vous. Vous n'¨ºtes pas habitu¨¦ ¨¤ de pareilles choses. Le ton d'int¨¦r¨ºt avec lequel il pronon?a ces mots me rendit ma pr¨¦sence d'esprit, et je continuai mon r¨¦cit comme je pus. Rob-Roy prit un air de triomphe en apprenant le r¨¦sultat du combat dans le d¨¦fil¨¦. -- On dit, s'¨¦cria-t-il, que la paille du roi vaut mieux que le bl¨¦ des autres. J'en doute fort, mais je crois qu'on peut en dire autant des soldats du roi, puisqu'ils se laissent battre par des vieillards qui ont pass¨¦ l'age de porter les armes, par des enfants qui ne savent pas encore les manier, et par des femmes qui ont quitt¨¦ un instant leur quenouille. Tout le rebut de nos montagnes! Et Dougal Gregor donc? Auriez-vous cru qu'il y e?t autant de bon sens dans ce crane? N'est-ce pas un coup de ma?tre qu'il a fait l¨¤? Mais continuez, quoique je craigne d'apprendre le reste, car mon H¨¦l¨¨ne est un diable incarn¨¦ quand elle a le sang ¨¦chauff¨¦. Au surplus, elle n'en a que trop de raisons! Je lui racontai, avec le plus de d¨¦licatesse possible, la mani¨¨re dont nous avions ¨¦t¨¦ re?us, et il ne me fut pas difficile de voir que ce r¨¦cit le contrariait vivement. -- J'aurais donn¨¦ mille marcs pour m'¨ºtre trouv¨¦ l¨¤! accueillir ainsi des ¨¦trangers, et mon propre cousin surtout, un homme qui m'a rendu tant de services! j'aimerais mieux qu'elle e?t fait mettre le feu ¨¤ la moiti¨¦ du comt¨¦ de Lennox. Voil¨¤ ce que c'est que de se fier ¨¤ des femmes et ¨¤ des enfants! ils ne connaissent ni mesure ni raison! Au surplus, c'est ce chien de jaugeur qui en est cause. C'est lui qui m'a trahi en m'apportant un pr¨¦tendu message de Rashleigh votre cousin, pour m'engager ¨¤ l'aller trouver pour les affaires du roi. Il me semblait assez vraisemblable qu'il f?t avec Galbraith et d'autres gentilshommes du comt¨¦ de Lennox qui doivent se d¨¦clarer pour le roi Jacques. Je ne me doutai que j'¨¦tais tromp¨¦ que lorsque je me trouvai en pr¨¦sence du duc; et, quand il m'eut fait lier et d¨¦sarmer, il ne me fut pas difficile de pr¨¦voir le sort qu'il me destinait. Je connais votre parent, Dieu merci, je sais ce dont il est capable. Il ne m¨¦nage personne. Je souhaite pour lui qu'il n'ait pas tremp¨¦ dans ce tour. Vous ne sauriez croire comme ce Morris eut l'air sot quand j'ordonnai qu'on le gardat en otage jusqu'¨¤ que je revinsse. Mais me voil¨¤ revenu, non pas grace ¨¤ lui ni ¨¤ ceux qui l'ont employ¨¦, et je vous r¨¦ponds que le collecteur du fisc ne se tirera pas de mes mains sans payer une bonne ran?on. -- Il a d¨¦j¨¤ pay¨¦ la plus forte et la derni¨¨re qu'on puisse exiger d'un homme. -- Quoi! comment! mort! il a donc ¨¦t¨¦ tu¨¦ dans l'escarmouche? -- Non, M. Campbell! Apr¨¨s le combat, de sang-froid. -- De sang-froid, damnation! s'¨¦cria-t-il en grin?ant les dents; et comment cela est-il arriv¨¦, monsieur? Parlez, monsieur, parlez donc, et ne m'appelez ni monsieur, ni Campbell. J'ai le pied dans mes bruy¨¨res natales, et mon nom est Mac-Gregor. Ses passions ¨¦taient ¨¦videmment mont¨¦es ¨¤ un haut degr¨¦ d'irritation. Sans faire attention ¨¤ la rudesse de son ton, je lui fis clairement, et en peu de mots, le d¨¦tail de la mort de Morris. Frappant alors avec force un grand coup contre terre de la crosse de son fusil: -- Je jure sur mon Dieu, s'¨¦cria-t-il, qu'une telle action ferait abandonner femme, enfants, clan et patrie! Et pourtant le mis¨¦rable a bien m¨¦rit¨¦ son sort: car quelle diff¨¦rence y a-t-il entre ¨ºtre jet¨¦ ¨¤ l'eau avec une pierre au cou, ou ¨ºtre suspendu par le cou ¨¤ une corde en plein air? L'un vaut l'autre apr¨¨s tout, et il n'a trouv¨¦ que ce qu'il m'envoyait chercher. J'aurais pourtant pr¨¦f¨¦r¨¦ qu'on lui m?t une balle dans la t¨ºte, ou qu'on l'exp¨¦diat d'un bon coup de sabre. La mani¨¨re dont on l'a fait p¨¦rir donnera lieu ¨¤ bien des bavardages. Au surplus chacun a son jour fix¨¦: quand il est arriv¨¦, il faut bien partir, et personne ne niera qu'H¨¦l¨¨ne Mac-Gr¨¦gor n'ait ¨¤ venger bien des outrages. En parlant ainsi, il parut chercher ¨¤ ¨¦carter de son esprit un sujet de r¨¦flexions qui lui ¨¦taient d¨¦sagr¨¦ables, et il me demanda comment je m'¨¦tais s¨¦par¨¦ de la troupe du duc, qui avait l'air de me retenir prisonnier. Ce r¨¦cit ne fut pas long, et je finis en lui disant que les papiers de mon p¨¨re m'avaient ¨¦t¨¦ remis; mais je ne me sentis pas la force de prononcer une seconde fois le nom de Diana Vernon. -- J'¨¦tais s?r que vous les auriez. La lettre dont vous ¨¦tiez charg¨¦ pour moi contenait les ordres de Son Excellence ¨¤ ce sujet, et bien certainement mon intention ¨¦tait de contribuer ¨¤ vous les faire rendre. C'est pour cela que je vous avais engag¨¦ ¨¤ venir dans nos montagnes. Mais il est probable que Son Excellence les a obtenus de Rashleigh dans l'intervalle. La premi¨¨re partie de cette r¨¦ponse fut ce qui me frappa le plus. -- La lettre que je vous ai apport¨¦e ¨¦tait donc ¨¦crite par la personne que vous appelez Son Excellence... Quel est son nom?... Quel est son rang? -- Si vous ne connaissez pas d¨¦j¨¤ tous ces d¨¦tails, vous n'avez pas grand besoin de les conna?tre; ainsi je ne vous en dirai rien. Mais il est tr¨¨s vrai que la lettre ¨¦tait ¨¦crite de sa propre main; car sans cela, ayant d¨¦j¨¤ sur les bras assez d'affaires pour mon propre compte, comme vous le voyez, je ne puis dire que je me serais tant occup¨¦ des v?tres. Je me rappelai en ce moment les lumi¨¨res que j'avais vues dans la biblioth¨¨que, le gant que j'y avais trouv¨¦, le mouvement que j'avais remarqu¨¦ dans la tapisserie qui couvrait le passage secret conduisant ¨¤ l'appartement de Rashleigh, enfin toutes les circonstances qui avaient fait na?tre ma jalousie. Je me souvins surtout que Diana s'¨¦tait retir¨¦e pour ¨¦crire, comme je le pensais alors, le billet auquel je devais avoir recours ¨¤ la derni¨¨re n¨¦cessit¨¦. Ses instants n'¨¦taient donc pas consacr¨¦s ¨¤ la solitude, mais ¨¤ ¨¦couter les protestations d'amour de quelque agent de r¨¦volte. On avait vu des jeunes filles se vendre au poids de l'or, sacrifier ¨¤ la vanit¨¦ leurs premi¨¨res inclinations; mais Diana avait pu consentir ¨¤ partager le sort de quelque mis¨¦rable aventurier, ¨¤ errer avec lui dans les t¨¦n¨¨bres au milieu des repaires du brigandage, sans autre espoir de rang et de fortune que l'ombre que pouvait en offrir la pr¨¦tendue cour des Stuarts ¨¤ Saint-Germain. Je la verrai, pensai-je, je la verrai encore une fois, s'il est possible. Je lui parlerai du risque qu'elle court, en ami, en parent. Je faciliterai sa retraite en France, o¨´ elle pourra plus convenablement, plus en s?ret¨¦, attendre le r¨¦sultat du mouvement que cherche certainement ¨¤ exciter l'intrigant politique ¨¤ qui elle a uni sa destin¨¦e. -- Je conclus de tout cela, dis-je ¨¤ Mac-Gregor apr¨¨s un silence gard¨¦ de part et d'autre pendant environ cinq minutes, que Son Excellence, puisque je ne le connais que par cette d¨¦nomination, r¨¦sidait en m¨ºme temps que moi ¨¤ Osbaldistone-Hall. -- Sans doute, sans doute... Dans l'appartement de la jeune dame, comme cela devait ¨ºtre! -- Cette information gratuite ne faisait que jeter de l'huile sur le feu qui me consumait. -- Mais, ajouta Mac-Gregor, peu de personnes, except¨¦ sir Hildebrand et Rashleigh, ¨¦taient instruites de ce secret; car il n'¨¦tait pas besoin de vous mettre dans la confidence, et les autres jeunes gens n'ont pas assez d'esprit pour emp¨ºcher le chat de manger la cr¨¨me... Au surplus, c'est une belle et bonne maison, batie ¨¤ l'ancienne mode. Ce que j'en admire le plus, c'est une multitude de cachettes, d'escaliers et de passages secrets qui s'y trouvent. On pourrait y cacher vingt ou trente hommes dans un coin, mettre une autre famille dans le chateau, et je la d¨¦fierais de les trouver, ce qui peut ¨ºtre utile en certaines occasions. Je voudrais que nous eussions un pareil chateau dans nos montagnes, mais il faut nous contenter de nos bois et de nos cavernes. -- Je suppose que Son Excellence n'¨¦tait pas ¨¦trang¨¨re au premier accident qui arriva... Je ne pus m'emp¨ºcher d'h¨¦siter un moment. -- Vous voulez dire ¨¤ Morris? dit Rob-Roy du plus grand sang- froid, car il ¨¦tait trop habitu¨¦ aux actes de violence pour que l'¨¦motion qu'il avait ¨¦prouv¨¦e en apprenant la fin d¨¦plorable du douanier p?t ¨ºtre de longue dur¨¦e; j'ai ri bien des fois de ce tour, mais je n'en ai plus le courage depuis cette maudite histoire du lac... Non, non, Son Excellence n'y ¨¦tait pour rien. Tout avait ¨¦t¨¦ concert¨¦ entre Rashleigh et moi. Mais ce qui s'ensuivit!... Rashleigh, trouvant le moyen de faire tomber les soup?ons sur vous, qu'il n'avait jamais aim¨¦ d¨¨s l'origine; miss Diana, qui nous oblige ¨¤ d¨¦tordre les fils dont nous vous avions envelopp¨¦, et ¨¤ vous tirer des griffes de la justice; ce poltron de Morris, perdant le peu de sens qu'il avait en voyant para?tre hardiment devant lui le v¨¦ritable voleur, au moment m¨ºme o¨´ il en accusait un autre; ce coucou de clerc; cet ivrogne de juge; non, rien ne m'a fait tant rire de ma vie! et ¨¤ pr¨¦sent tout ce que je puis faire pour le pauvre diable, c'est de faire dire quelques messes pour le repos de son ame. -- Puis-je vous demander comment il se fait que miss Vernon eut assez d'influence sur vous et sur Rashleigh pour vous faire renoncer ¨¤ l'ex¨¦cution de votre projet? -- De mon projet? Le projet ne venait pas de moi. Je n'ai jamais cherch¨¦ ¨¤ rejeter mon fardeau sur les ¨¦paules d'un autre, mais la v¨¦rit¨¦ est que Rashleigh en ¨¦tait le seul auteur... Quant ¨¤ miss Vernon, bien certainement elle avait beaucoup d'influence sur lui et sur moi, ¨¤ cause de l'affection de Son Excellence, et parce qu'elle ¨¦tait instruite de bien des secrets qu'il ne fallait pas mettre au grand jour... Au diable soit quiconque confie ¨¤ une femme un secret ¨¤ garder ou un pouvoir dont elle peut abuser... Il ne faut pas mettre un baton ferr¨¦ entre les mains d'un fou. Nous n'¨¦tions plus qu'¨¤ un quart de mille du clachan, quand trois montagnards se montr¨¨rent ¨¤ nous, et, nous pr¨¦sentant le bout de leurs carabines, nous ordonn¨¨rent de nous arr¨ºter et nous demand¨¨rent qui nous ¨¦tions. Le seul mot _Gregarach _prononc¨¦ d'une voix qui fut reconnue au m¨ºme instant leur fit pousser des hurlements d'all¨¦gresse. Celui qui ¨¦tait ¨¤ la t¨ºte, laissant tomber son mousquet, se pr¨¦cipita sur mon compagnon et le serra si ¨¦troitement dans ses bras que Rob-Roy fut quelque temps avant de s'en d¨¦gager. Lorsque le premier torrent des f¨¦licitations fut ¨¦coul¨¦, ceux d'entre eux coururent vers le clachan, o¨´ il se trouvait un fort d¨¦tachement de Highlanders, avec autant de rapidit¨¦ que les daims de leurs montagnes, pour y r¨¦pandre l'heureuse nouvelle du retour de leur chef. Elle fut c¨¦l¨¦br¨¦e par des cris de joie qui firent retentir de nouveau tous les rochers des environs; et tous, hommes, femmes, vieillards, enfants, sans distinction de sexe ni d'age, accoururent ¨¤ notre rencontre avec l'imp¨¦tuosit¨¦ d'un fleuve retenu par une digue, et qui vient de la briser. Quand j'entendis le tumulte de cette multitude enivr¨¦e de joie qui s'approchait de nous, je crus ¨¤ propos de rappeler ¨¤ Mac- Gregor que j'¨¦tais ¨¦tranger, et sous sa protection. Aussit?t il me prit par le bras, et tandis que la foule qui arrivait se livrait ¨¤ des transports qui ¨¦taient v¨¦ritablement attendrissants et que chacun s'effor?ait de venir lui toucher la main, il ne la pr¨¦senta ¨¤ personne avant d'avoir expliqu¨¦ que j'¨¦tais son ami, et que je devais ¨ºtre trait¨¦ avec affection et respect. On n'aurait pas ob¨¦i plus promptement ¨¤ un mandat du sultan de Delhi. Les attentions dont je fus l'objet me devinrent presque aussi ¨¤ charge que la rudesse aurait pu l'¨ºtre. ¨¤ peine voulait-on souffrir que l'ami du chef fit usage de ses jambes, tant on s'empressait ¨¤ m'offrir le bras et ¨¤ m'aider ¨¤ marcher! Et enfin, saisissant l'occasion d'un faux pas que me fit faire une pierre que je n'avais pu voir, attendu la foule qui se pressait autour de nous, quelques-uns d'entre les Highlanders s'empar¨¨rent de moi et me port¨¨rent comme en triomphe jusqu'¨¤ la porte de mistress Mac- Alpine. En arrivant devant cette auberge hospitali¨¨re, je vis que le pouvoir et la popularit¨¦ avaient leurs inconv¨¦nients au milieu des Highlands comme dans le reste du monde: car, avant que Mac-Gregor p?t entrer dans la maison pour y prendre le repos et la nourriture dont il avait besoin, il fut oblig¨¦ de raconter une douzaine de fois ¨¤ divers cercles d'auditeurs qui se succ¨¦daient les uns aux autres la mani¨¨re dont il avait ¨¦chapp¨¦ ¨¤ ses ennemis, ce que j'appris d'un vieillard fort obligeant qui se donnait la peine de m'expliquer tout ce que r¨¦pondait Rob-Roy ¨¤ ceux qui l'interrogeaient, et que la politesse m'obligeait ¨¤ ¨¦couter avec une esp¨¨ce d'attention. L'auditoire ¨¦tant enfin satisfait, les groupes se dispers¨¨rent pour passer la nuit, les uns ¨¤ la belle ¨¦toile, les autres dans les chaumi¨¨res du voisinage; quelques-uns maudissant le duc et Galbraith, d'autres d¨¦plorant le malheur d'Ewan, qui paraissait avoir ¨¦t¨¦ mal pay¨¦ du service qu'il avait rendu ¨¤ Mac-Gregor; tous convenant que la mani¨¨re dont Rob-Roy s'¨¦tait tir¨¦ des mains de ses ennemis pouvait ¨ºtre compar¨¦e aux exploits les plus glorieux de tous les chefs de leur clan, ¨¤ commencer par Dougal-Ciar, qui en avait ¨¦t¨¦ le fondateur. Me prenant alors par le bras, l'_outlaw _mon ami me fit entrer dans la grande salle du petit cabaret. Mes yeux cherch¨¨rent ¨¤ percer le nuage de fum¨¦e qui la remplissait pour y trouver Diana et son compagnon de voyage; mais je ne les aper?us point, et il me sembla que si je faisais quelque question, ce serait avouer de secrets motifs qu'il ¨¦tait plus convenable de cacher. La seule figure de ma connaissance que j'y trouvai fut celle du bailli, qui, assis sur une escabelle au coin du feu, recevait d'un air de r¨¦serve et de dignit¨¦ les pr¨¦venances de Rob-Roy, les excuses qu'il lui faisait de ne pouvoir mieux le recevoir, et les questions qu'il lui adressait sur l'¨¦tat de sa sant¨¦. -- Elle est bonne, cousin, dit le magistrat, passablement bonne; je vous remercie. Quant ¨¤ la mani¨¨re dont on est ici, c'est tout simple: on ne peut apporter sur son dos dans vos montagnes sa maison de Salt-Market, comme un lima?on porte sa coquille. Au surplus je suis charm¨¦ que vous ayez ¨¦chapp¨¦ ¨¤ vos ennemis. -- Eh bien! eh bien! qu'avez-vous donc qui vous tourmente? Tout ce qui finit bien est bien. Le monde durera autant que nous. Allons, prenez un verre d'eau-de-vie, c'est ce que votre p¨¨re le diacre n'a jamais refus¨¦. -- Cela peut ¨ºtre, Rob, surtout quand il ¨¦tait fatigu¨¦, et Dieu sait que j'ai eu aujourd'hui des fatigues de plus d'une esp¨¨ce! Mais, ajouta-t-il en remplissant une tasse de bois qui pouvait contenir trois verres, le diacre ¨¦tait toujours tr¨¨s sobre dans la boisson, et je tache de l'imiter. ¨¤ votre sant¨¦, Rob, ¨¤ celle de ma cousine H¨¦l¨¨ne et de vos deux enfants, dont je me r¨¦serve de vous parler ci-apr¨¨s. ¨¤ votre bonheur ¨¤ tous en ce monde et en l'autre. En achevant ces mots il vida sa coupe d'un air grave et d¨¦lib¨¦r¨¦, tandis que Mac-Gregor jetait sur moi un coup d'oeil ¨¤ la d¨¦rob¨¦e en souriant, comme pour me faire remarquer l'air d'autorit¨¦ magistrale du bailli, qui semblait vouloir l'exercer sur Mac- Gregor ¨¤ la t¨ºte de son clan arm¨¦ comme lorsqu'il ¨¦tait ¨¤ sa merci dans la prison de Glascow. Il me parut que Rob-Roy voulait me donner ¨¤ entendre que, s'il souffrait le ton que prenait M. Jarvie, c'¨¦tait par ¨¦gard pour les droits de l'hospitalit¨¦, et surtout pour s'en faire un amusement. Ce ne fut qu'en remettant sa tasse sur la table que le bon n¨¦gociant me reconnut. Il me t¨¦moigna le plaisir qu'il avait de me voir, me serra la main avec amiti¨¦, mais ne me fit aucune question sur mon voyage. -- Nous causerons plus tard de vos affaires, me dit-il; je dois, comme de raison, commencer par celles du cousin. Je pr¨¦sume, Rob, ajouta-t-il, en promenant ses regards sur un assez grand nombre de montagnards qui ¨¦taient entr¨¦s avec nous, je pr¨¦sume qu'il ne se trouve ici personne capable d'aller reporter au conseil de la ville, ¨¤ votre pr¨¦judice et au mien, rien de ce que j'ai ¨¤ vous dire. -- Soyez bien tranquille, cousin Nicol. La moiti¨¦ de ceux qui sont ici n'entendront rien ¨¤ ce que vous me direz, et les autres ne s'en soucient gu¨¨re. D'ailleurs tous savent que je couperais la langue ¨¤ quiconque oserait r¨¦p¨¦ter une seule parole prononc¨¦e en ma pr¨¦sence. -- Eh bien! cousin, les choses ¨¦tant ainsi, et M. Osbaldistone ici pr¨¦sent ¨¦tant un jeune homme prudent et un ami s?r, je vous dirai franchement que vous ¨¦levez votre famille dans une mauvaise route. -- Alors, cherchant ¨¤ rendre sa voix plus claire par un _hem! _pr¨¦alable, il continua en s'adressant ¨¤ son parent, et, comme Malvolio[135] se proposait de le faire au jour de sa grandeur, il fit succ¨¦der ¨¤ son sourire familier un air s¨¦v¨¨re et important. -- Vous savez que vous pesez peu de chose aux yeux de la loi; et pour ma cousine H¨¦l¨¨ne, ind¨¦pendamment de l'accueil que j'en ai re?u en ce bienheureux jour, et qui ¨¦tait ¨¤ l'amiti¨¦ comme un vent du nord ¨¤ la chaleur, ce que j'excuse ¨¤ cause de la perturbation d'esprit qu'elle ¨¦prouvait en ce moment, j'ai ¨¤ vous dire, mettant ¨¤ part ce sujet personnel de plainte, j'ai ¨¤ vous dire de votre femme que... -- Cousin, dit Mac-Gregor d'un ton grave et ferme, songez ¨¤ ne m'adresser sur ma femme que des choses qu'un ami puisse dire et qu'un mari puisse entendre. Quant ¨¤ ce qui me concerne, parlez tout comme il vous plaira. -- Fort bien, fort bien! dit M. Jarvie un peu d¨¦concert¨¦; laissons ce chapitre de c?t¨¦. D'ailleurs, je n'aime pas ¨¤ semer la zizanie dans les familles. J'en viens donc ¨¤ vos deux fils, Rob et Hamish, ce qui signifie James, ¨¤ ce que j'ai pu entendre. Je vous dirai en passant que j'esp¨¨re que vous lui donnerez ¨¤ l'avenir ce dernier nom, car on ne conna?t rien de bon des Hamish, des Eachine et des Angus, si ce n'est que ce sont des noms qu'on retrouve dans toutes les assises de l'¨¦cosse pour des vols de troupeaux et autres d¨¦lits de m¨ºme nature. Mais, pour en revenir ¨¤ vos deux gar?ons, ils n'ont pas re?u les premiers principes d'une ¨¦ducation lib¨¦rale. Ils ne connaissent pas m¨ºme la table de multiplication, qui est le fondement de toutes les sciences utiles. Ils n'ont fait que rire et se moquer de moi quand je leur ai dit ma fa?on de penser sur leur ignorance. Je crois vraiment qu'ils ne savent ni lire ni ¨¦crire, quoiqu'il soit bien p¨¦nible d'avoir ¨¤ penser ainsi de parents chr¨¦tiens. -- S'ils avaient de la science, cousin, dit Mac-Gregor de l'air le plus indiff¨¦rent, il faudrait qu'elle f?t venue les chercher elle- m¨ºme. Qui diable voulez-vous qui leur en donne? Faut-il que j'affiche sur la porte du coll¨¨ge de Glascow: _On d¨¦sire un pr¨¦cepteur pour les enfants de _ROB-ROY? -- Non, cousin, mais vous auriez pu mettre ces enfants dans un endroit o¨´ ils auraient appris la crainte de Dieu et les usages des hommes civilis¨¦s. Ils sont aussi ignorants que les boeufs que vous conduisiez autrefois au march¨¦, ou que les rustres anglais auxquels vous les vendiez, et jamais ils ne pourront faire rien qui vaille. -- Ho! ho! Hamish est en ¨¦tat d'abattre une perdrix au vol d'un coup de fusil charg¨¦ d'une seule balle, et Rob perce de son poignard une planche de deux pouces d'¨¦paisseur. -- Tant pis, cousin, tant pis! dit le banquier de Glascow d'un ton tranchant. S'ils ne savent que cela, il vaudrait mieux qu'il ne sussent rien. Dites-moi, Rob, n'¨ºtes-vous pas en ¨¦tat d'en faire tout autant? Eh bien, qu'est-ce que ces beaux talents vous ont valu? N'¨¦tiez-vous pas plus heureux quand vous chassiez devant vous votre b¨¦tail, faisant un n¨¦goce honn¨ºte, qu'¨¤ pr¨¦sent que vous ¨ºtes ¨¤ la t¨ºte de cinq cents enrag¨¦s montagnards? Je remarquai que Mac-Gregor, pendant que son parent, anim¨¦ sans doute par de bonnes intentions, lui adressait cette remontrance, se contraignait p¨¦niblement comme un homme qui souffre une vive douleur, mais qui est d¨¦termin¨¦ ¨¤ ne pas laisser ¨¦chapper une plainte. Je d¨¦sirais trouver une occasion d'interrompre un discours qui, quoique raisonnable en lui-m¨ºme, me paraissait peu convenable aux circonstances, mais la conversation se termina sans que j'eusse besoin d'y intervenir. -- J'ai donc pens¨¦, Rob, continua M. Jarvie, que votre nom est peut-¨ºtre ¨¦crit en lettres trop noires sur le livre de la justice pour qu'on puisse l'en effacer, et que d'ailleurs vous ¨ºtes maintenant trop ag¨¦ pour changer de vie, mais que ce serait une piti¨¦ que de souffrir que deux gar?ons de belle esp¨¦rance comme les v?tres continuassent ¨¤ faire le m¨ºme m¨¦tier que leur p¨¨re; et je me chargerais volontiers de les prendre pour apprentis au m¨¦tier de tisserand, comme mon digne p¨¨re feu le diacre a commenc¨¦, comme j'ai commenc¨¦ moi-m¨ºme, quoique, Dieu merci, je ne fasse plus maintenant que le commerce en gros, et... et... Le bailli vit s'amasser sur le front de Rob un nuage qui le d¨¦termina ¨¤ ajouter sur-le-champ, comme palliatif d'une proposition qui semblait lui d¨¦plaire, une offre qu'il r¨¦servait pour couronner sa g¨¦n¨¦rosit¨¦, si son projet avait ¨¦t¨¦ accueilli. -- Mais pourquoi cet air sombre, Rob? Je ferai tous les frais de l'apprentissage, et... et jamais je ne vous parlerai des mille livres en question. -- _Ceade millia diaoul! _cent mille diables! s'¨¦cria Rob-Roy en frappant la table d'un grand coup de poing qui nous fit tressaillir: mes enfants devenir des tisserands! _millia molligheart! _mille morts! j'aimerais mieux voir tous les m¨¦tiers, tout le fil, tout le coton, toutes les navettes de Glascow au milieu du feu des enfers! Tandis qu'il se promenait ¨¤ grands pas dans la salle, je parvins, non sans quelque peine, ¨¤ faire comprendre au bailli, qui pr¨¦parait une r¨¦ponse, qu'il ne convenait pas de presser davantage notre h?te sur un sujet qui lui ¨¦tait ¨¦videmment d¨¦sagr¨¦able; et au bout d'une minute Mac-Gregor reprit ou du moins eut l'air de reprendre sa s¨¦r¨¦nit¨¦. -- Au surplus, Nicol, vos intentions sont bonnes; elles sont bonnes. Ainsi, donnez-moi la main. Si jamais je mets mes enfants en apprentissage, je vous donnerai la pr¨¦f¨¦rence. Mais, comme vous le dites, nous avons ¨¤ r¨¦gler l'affaire des mille livres. Hol¨¤, Eachine Mac-Analeister, apportez-moi ma bourse. Un montagnard grand et vigoureux, qui semblait exercer les fonctions de premier lieutenant de Mac-Gregor, lui pr¨¦senta une esp¨¨ce de grand sac de peau de loutre marine garni d'ornements en argent, semblable ¨¤ ceux que portent les principaux chefs des montagnards quand ils sont en grand costume. -- Je ne conseille ¨¤ personne d'essayer d'ouvrir cette bourse sans en avoir le secret, dit Rob-Roy: poussant alors et tirant tour ¨¤ tour quelques boutons et quelques clous, la bourse, dont l'ouverture ¨¦tait garnie d'argent massif, s'ouvrit d'elle-m¨ºme, et offrit un libre passage ¨¤ la main. Il me fit remarquer, sans doute pour couper court ¨¤ la conversation de M. Jarvie, qu'un petit pistolet d'acier ¨¦tait cach¨¦ dans le travail int¨¦rieur de la bourse, et que des ressorts artistement dispos¨¦s ne pouvaient manquer d'en faire jouer la d¨¦tente si l'on parvenait ¨¤ l'ouvrir par tout autre moyen que celui que venait d'employer le propri¨¦taire: de mani¨¨re que la curiosit¨¦, l'indiscr¨¦tion ou la friponnerie ne pouvaient manquer de subir ¨¤ l'instant leur punition. -- Voil¨¤, me dit-il en touchant le pistolet, le tr¨¦sorier de ma caisse priv¨¦e. La simplicit¨¦ de cette invention, destin¨¦e ¨¤ d¨¦fendre une bourse qui pouvait facilement ¨ºtre ouverte sans qu'on touchat le ressort, me rappela ce passage de _l'Odyss¨¦e _o¨´ Ulysse, dans un si¨¨cle encore plus grossier, se contente de prot¨¦ger son tr¨¦sor par les noeuds compliqu¨¦s des cordes dont il entoure la cassette o¨´ il l'a d¨¦pos¨¦. Le bailli mit ses lunettes pour examiner le m¨¦canisme, et quand il eut fini, il le rendit en soupirant et en souriant ¨¤ la fois. -- Ah! Rob, dit-il ¨¤ son cousin, si la bourse des autres avait ¨¦t¨¦ aussi bien gard¨¦e, je doute que celle-ci f?t aussi bien garnie qu'elle l'est ¨¤ en juger par le poids. -- Ne vous inqui¨¦tez pas, cousin, r¨¦pondit Rob-Roy en riant; elle s'ouvrira toujours pour aider un ami dans le besoin et pour payer une dette l¨¦gitime. Voici, ajouta-t-il en tirant un rouleau de pi¨¨ces d'or, voici vos mille livres. V¨¦rifiez-les, et voyez si vous avez votre compte. M. Jarvie prit le rouleau en silence, le pesa un instant dans sa main, et, le pla?ant sur la table: -- Je ne puis prendre cela, Rob, dit-il, je ne le puis, cela ne me porterait pas bonheur. J'ai trop bien vu aujourd'hui comment l'argent vous arrive. Bien mal acquis ne prosp¨¨re jamais. Non, Rob, je n'y toucherai pas. Il y a des taches de sang sur ces pi¨¨ces d'or. -- Bah! dit Rob-Roy d'un air d'indiff¨¦rence qui n'¨¦tait peut-¨ºtre qu'affect¨¦. Regardez-y. C'est de l'or de France, de l'or qui n'est jamais entr¨¦ dans une autre poche ¨¦cossaise que la mienne. Ce sont des louis d'or, aussi neufs, aussi brillants que le jour o¨´ ils ont ¨¦t¨¦ frapp¨¦s. -- Cela n'en est que pire, Rob, cela n'en est que pire, dit le bailli en d¨¦tournant les yeux du rouleau, tandis que semblable ¨¤ C¨¦sar aux Lupercales, les doigts lui d¨¦mangeaient de l'envie d'y toucher. La r¨¦bellion est pire que le vol et la sorcellerie; c'est une loi de l'¨¦vangile. -- Laissez vos lois de c?t¨¦, r¨¦pondit le chef des montagnes; cet or ne vous arrive-t-il pas d'une mani¨¨re honn¨ºte? Ne vous est-il pas l¨¦gitimement d?? S'il sort de la poche d'un roi, vous pouvez le faire entrer, si bon vous semble, dans celle de l'autre; ce sera un renfort contre ses ennemis. Ce pauvre roi Jacques! il ne manque ni de coeur ni d'amis, Dieu le sait; mais je crois bien qu'il manque un peu d'argent. -- Il ne faut donc pas qu'il compte beaucoup sur les montagnards, Rob, dit M. Jarvie en mettant ses lunettes sur son nez; et d¨¦faisant le rouleau, il se mit ¨¤ faire le compte des pi¨¨ces qu'il contenait. -- Ni sur les habitants des Basses-Terres, dit Mac-Gregor en fron?ant le sourcil; et jetant les yeux sur moi, il me fit signe de regarder le bailli, qui, par suite d'une ancienne habitude et sans songer au ridicule qu'il se donnait en ce moment, examinait scrupuleusement chaque pi¨¨ce l'une apr¨¨s l'autre; il compta deux fois la somme, et trouvant qu'elle ¨¦tait ¨¦gale ¨¤ ce qui lui ¨¦tait d? en principal et int¨¦r¨ºts, il remit ¨¤ Rob-Roy trois pi¨¨ces, pour acheter, lui dit-il, une robe ¨¤ sa cousine, et deux autres pour ses enfants, qui en feraient ce qu'ils voudraient. -- Pourvu, ajouta-t-il, qu'ils ne les emploient point ¨¤ acheter de la poudre ¨¤ fusil. Le montagnard ouvrit de grands yeux ¨¤ cette g¨¦n¨¦rosit¨¦ inattendue; mais il accepta poliment son pr¨¦sent et fit rentrer les cinq pi¨¨ces dans la place de s?ret¨¦ d'o¨´ elles venaient de sortir. Le bailli prit alors la reconnaissance qu'il avait de cette somme, et tirant de sa poche une petite ¨¦critoire dont il s'¨¦tait muni ¨¤ tout hasard, il ¨¦crivit la quittance au dos, me pria de la signer comme t¨¦moin, et dit ¨¤ Rob-Roy d'en appeler un autre, les lois d'¨¦cosse en exigeant deux pour la validit¨¦ d'une quittance. -- Oui-d¨¤! dit Mac-Gregor. Mais vous ne savez donc pas qu'except¨¦ nous trois vous ne trouveriez peut-¨ºtre pas ¨¤ trois milles ¨¤ la ronde un homme qui sache ¨¦crire? Mais soyez tranquille, j'arrangerai bien l'affaire sans cela. En m¨ºme temps prenant le papier il le jeta au milieu du feu. M. Jarvie ouvrit de grands yeux ¨¤ son tour. -- C'est ainsi que nous r¨¦glons les comptes dans les montagnes, dit Mac-Gregor. Ne voyez-vous donc pas, cousin, que si je gardais des pi¨¨ces semblables, il pourrait venir un moment o¨´ il serait possible que mes amis fussent inqui¨¦t¨¦s pour m'avoir oblig¨¦? Le bailli n'essaya pas de r¨¦sister ¨¤ cet argument, et l'on nous servit un souper o¨´ il r¨¦gnait une abondance et m¨ºme une recherche que nous ne pouvions gu¨¨re esp¨¦rer dans cet endroit. La plupart des provisions ¨¦taient froides, ce qui semblait prouver qu'elles avaient ¨¦t¨¦ pr¨¦par¨¦es ¨¤ quelque distance. Plusieurs bouteilles d'excellent vin de France accompagnaient les pat¨¦s de venaison et d'autres mets fort bien appr¨ºt¨¦s. Mac-Gregor faisait parfaitement les honneurs de sa table et nous pria de l'excuser si quelques-uns des plats qui paraissaient sur la table avaient ¨¦t¨¦ entam¨¦s avant de nous avoir ¨¦t¨¦ servis. -- Il faut que vous sachiez, dit-il ¨¤ M. Jarvie sans me regarder, que vous n'¨ºtes pas les seuls h?tes que j'ai eu ¨¤ recevoir ce soir, et vous n'en douterez pas, car sans cette raison ma femme et mes enfants seraient ¨¤ pr¨¦sent ici par honneur pour vous, comme c'est leur devoir. M. Jarvie ne parut pas trop fach¨¦ que quelque circonstance les e?t emp¨ºch¨¦s de remplir ce devoir, et j'aurais ¨¦t¨¦ certainement du m¨ºme avis si les excuses que Rob-Roy venait de faire ne m'avaient fait penser que les h?tes dont il parlait ¨¦taient Diana et son compagnon de voyage, que mon imagination me repr¨¦sentait toujours comme son ¨¦poux. Tandis que ces id¨¦es d¨¦sagr¨¦ables faisaient dispara?tre l'app¨¦tit qu'avaient excit¨¦ mes courses, une excellente ch¨¨re et un bon accueil, je remarquai que Rob-Roy avait pouss¨¦ l'attention jusqu'¨¤ nous faire pr¨¦parer de meilleurs lits que ceux que nous avions eus la nuit pr¨¦c¨¦dente. On avait rempli de bruy¨¨re fra?che, alors en pleine fleur, les deux mauvais grabats qui ¨¦taient le long des murs, et qui offraient ainsi un matelas doux et parfum¨¦; on les avait couverts de draps grossiers mais bien blancs, et des meilleures couvertures qu'on avait pu trouver. M. Jarvie paraissant ¨¦puis¨¦ de fatigue, je lui dis que je remettrais au lendemain tout ce que j'avais ¨¤ lui dire; et d¨¨s qu'il eut fini de souper, il ne se fit pas prier pour se mettre au lit. Quoique je fusse moi-m¨ºme tr¨¨s fatigu¨¦, je ne me sentais aucune disposition ¨¤ dormir. J'¨¦tais agit¨¦ par une esp¨¨ce de fi¨¨vre d'inqui¨¦tude, et je restai ¨¤ table avec Rob-Roy. Chapitre XXXV. Je ne la verrai plus; que fais-je sur la terre? Pourquoi rester en proie ¨¤ des soins superflus? Heureusement bient?t doit finir ma mis¨¨re: Je dois mourir; je ne la verrai plus. MISS JOANNA BAILLIE, _Basile._ -- Je ne sais que faire de vous, M. Osbaldistone, me dit Mac- Gregor en me passant la bouteille: vous ne mangez pas, vous ne paraissez pas avoir envie de dormir, et vous ne buvez point, quoique ce vin de Bordeaux vaille le meilleur qui soit jamais sorti de la cave de sir Hildebrand. Si vous aviez toujours ¨¦t¨¦ aussi sobre, vous auriez peut-¨ºtre ¨¦vit¨¦ la haine mortelle de votre cousin Rashleigh. -- Si j'avais toujours ¨¦t¨¦ prudent, lui r¨¦pondis-je en rougissant au souvenir de la sc¨¨ne qu'il me rappelait, j'aurais ¨¦vit¨¦ un plus grand malheur encore, les reproches de ma conscience. Mac-Gregor jeta sur moi un regard fier et p¨¦n¨¦trant, comme pour voir si le reproche que je m'adressais ne lui ¨¦tait pas destin¨¦. Il reconnut que je ne pensais qu'¨¤ moi en ce moment, et il tourna sa chaise du c?t¨¦ du feu en poussant un profond soupir. J'en fis autant, et nous restames tous deux quelques minutes dans une profonde r¨ºverie. Il rompit le silence le premier, du ton d'un homme qui a pris la r¨¦solution d'entamer un sujet d'entretien qui lui est p¨¦nible. -- Mon cousin Nicol a de bonnes intentions, me dit-il; mais il ne r¨¦fl¨¦chit pas assez sur le caract¨¨re et la situation d'un homme comme moi, consid¨¦rant ce que j'ai ¨¦t¨¦, ce qu'on m'a forc¨¦ de devenir, et par-dessus tout les causes qui m'ont fait ce que je suis. Il s'arr¨ºta, et quoique je sentisse que la conversation qui paraissait devoir s'engager ¨¦tait d'une nature d¨¦licate, je ne pus m'emp¨ºcher de lui r¨¦pondre que je ne pouvais douter que sa situation actuelle ne d?t souvent lui d¨¦plaire souverainement, que je serais heureux d'apprendre qu'il lui restat quelque chance honorable pour en sortir. -- Vous parlez comme un enfant, r¨¦pliqua Mac-Gregor d'un ton de voix sourd qui ressemblait au roulement d'un tonnerre ¨¦loign¨¦; vous parlez comme un enfant qui croit que le vieux ch¨ºne peut se plier aussi facilement qu'un jeune arbrisseau. Puis-je oublier qu'on m'a frapp¨¦ de proscription, qu'on a mis ma t¨ºte ¨¤ prix comme celle d'un loup, qu'on a trait¨¦ ma famille en mon absence comme la femelle et les petits d'un renard des montagnes, que chacun peut tourmenter, avilir, d¨¦grader, insulter; que ce nom glorieux de Mac-Gregor, que j'avais re?u d'une longue suite d'anc¨ºtres guerriers, il m'a ¨¦t¨¦ d¨¦fendu ¨¤ moi et ¨¤ mon clan de le porter, comme si c'e?t ¨¦t¨¦ un talisman pour conjurer les malins esprits? Tandis qu'il parlait ainsi, il me fut ais¨¦ de voir qu'il ne faisait l'¨¦num¨¦ration de ses griefs que pour se monter l'imagination, enflammer sa col¨¨re, et justifier ¨¤ ses yeux le genre de vie dans lequel il avait ¨¦t¨¦ entra?n¨¦. Il y r¨¦ussit parfaitement. Ses yeux gris contractant et dilatant alternativement leurs prunelles semblaient lancer des torrents de flammes. Il ferma le poing, grin?a des dents, porta la main sur la poign¨¦e de sa claymore, et se leva brusquement. -- Et l'on verra, s'¨¦cria-t-il d'une voix ¨¤ demi ¨¦touff¨¦e par la violence de ses passions, on verra que ce nom qu'on a os¨¦ proscrire, le nom de Mac-Gregor, est en effet un talisman pour conjurer les enfers. Ceux qui sourient aujourd'hui au r¨¦cit des injures qui m'ont ¨¦t¨¦ faites fr¨¦miront de ma vengeance. Le mis¨¦rable marchand de boeufs montagnard, banqueroutier, marchant pieds nus, d¨¦pouill¨¦ de tout, d¨¦shonor¨¦, poursuivi comme une b¨ºte f¨¦roce, fondra sur eux dans un moment terrible, comme le faucon sur sa proie. Ceux qui ont m¨¦pris¨¦ le ver de terre et qui l'ont foul¨¦ aux pieds pousseront des hurlements de d¨¦sespoir quand ils le verront chang¨¦ en serpent monstrueux aux yeux ¨¦tincelants. Mais ¨¤ quoi bon parler de tout cela? ajouta-t-il en se rasseyant et en prenant un ton plus calme. Vous devez bien penser que la patience d'un homme est ¨¤ bout quand il se voit chasser comme un loup, un ours ou un sanglier, et cela par des amis et des voisins qui courent sur lui le sabre d'une main et le pistolet de l'autre, comme vous l'avez vu aujourd'hui au gu¨¦ d'Avondow: la patience d'un saint n'y tiendrait pas, ¨¤ plus forte raison celle d'un Highlander; car vous pouvez savoir, M. Osbaldistone, que nous ne passons pas pour poss¨¦der ¨¤ un bien haut degr¨¦ ce beau pr¨¦sent du ciel. Et cependant il y a du vrai dans ce que Nicol me disait. J'ai du chagrin pour mes enfants. Je ne puis penser sans regret que Rob et Hamish m¨¨neront la m¨ºme vie que leur p¨¨re. -- Et le sort de ses enfants le plongeant dans une affliction que le sien ne lui faisait pas ¨¦prouver, il mit les coudes sur la table et appuya sa t¨ºte sur ses deux mains. Je ne puis vous dire, Tresham, combien je me sentis attendri en ce moment. Les chagrins auxquels une ame fi¨¨re, noble et vigoureuse, est forc¨¦e de s'abandonner, m'ont toujours plus profond¨¦ment ¨¦mu que ceux des esprits plus faibles. Mais je n'en avais jamais ¨¦t¨¦ t¨¦moin; et combien n'est-il pas diff¨¦rent d'en lire le r¨¦cit, ou d'en avoir le tableau sous les yeux! J'¨¦prouvai le plus vif d¨¦sir de consoler Mac-Gregor, quoique je pr¨¦visse que cette tache serait difficile, et peut-¨ºtre m¨ºme impossible. -- Nous avons des liaisons ¨¦tendues sur le continent, lui dis-je; vos fils ne pourraient-ils pas, avec quelque assistance, et ils ont droit ¨¤ celle de la maison de mon p¨¨re, trouver une ressource honorable en prenant du service chez l'¨¦tranger? Je crois que mes traits annon?aient la sinc¨¨re ¨¦motion que j'¨¦prouvais, car mon compagnon parut s'en apercevoir. -- Je vous remercie, me dit-il en me serrant fortement la main; je n'aurais pas cru que l'oeil d'un homme aurait vu la paupi¨¨re de Mac-Gregor se mouiller d'une larme. Et en parlant ainsi il essuyait du dos de sa main celles qui s'¨¦chappaient malgr¨¦ lui ¨¤ travers les cils ¨¦pais de ses paupi¨¨res. Demain matin, continua-t-il, nous en parlerons, et nous causerons aussi de vos affaires; car nous nous levons de bonne heure dans nos montagnes, m¨ºme quand par hasard nous trouvons un bon lit. Boirez-vous avec moi le coup des graces? Je le priai de m'en dispenser. -- Eh bien! par l'ame de saint Maronoch, je le boirai pour nous deux. Et se versant au moins une demi-pinte de vin, il l'avala tout d'un trait. Je me jetai sur le lit qui m'¨¦tait destin¨¦, r¨¦solu de remettre les questions que je me proposais de lui faire ¨¤ un moment o¨´ son esprit serait plus tranquille. Cet homme extraordinaire s'¨¦tait si bien empar¨¦ de mon imagination qu'apr¨¨s m'¨ºtre couch¨¦ il me fut impossible de ne pas suivre tous ses mouvements pendant quelques minutes. Il parcourait toute la chambre ¨¤ pas lents, faisait de temps en temps le signe de la croix, pronon?ait ¨¤ voix basse, en latin, quelques pri¨¨res de l'¨¦glise catholique. Enfin, s'enveloppant de son plaid, il se jeta sur un lit, pla?a d'un c?t¨¦ sa claymore nue, de l'autre ses pistolets arm¨¦s, et se disposa ¨¤ go?ter quelque repos, de mani¨¨re qu'au moindre bruit il pouvait mettre la main sur ses armes. Au bout de quelques minutes, je le vis dormir profond¨¦ment. Accabl¨¦ de fatigue, et cherchant ¨¤ bannir le souvenir de toutes les sc¨¨nes dont j'avais ¨¦t¨¦ le t¨¦moin pendant cette journ¨¦e m¨¦morable, je ne tardai pas ¨¤ m'abandonner aussi au sommeil; et, quoique j'eusse plus d'un motif pour m'¨¦veiller de bonne heure, il ¨¦tait assez tard lorsque j'ouvris les yeux le lendemain. Mac-Gregor ¨¦tait d¨¦j¨¤ parti. J'¨¦veillai M. Jarvie, qui, apr¨¨s avoir baill¨¦, s'¨ºtre frott¨¦ les yeux et s'¨ºtre plaint d'avoir encore les os bris¨¦s par suite de la fatigue qu'il avait ¨¦prouv¨¦e la veille, se trouva enfin en ¨¦tat d'entendre l'heureuse nouvelle que les billets enlev¨¦s ¨¤ mon p¨¨re m'avaient ¨¦t¨¦ remis. Il me la fit r¨¦p¨¦ter deux fois pour ¨ºtre certain de m'avoir bien entendu; et, oubliant aussit?t toutes ses souffrances, il s'assit pr¨¨s de la table et s'empressa de comparer les effets qui m'avaient ¨¦t¨¦ rendus avec la note que M. Owen lui avait remise. -- Fort bien, fort bien! dit-il en faisant sa v¨¦rification. Mais voyons, voyons! Baillie et Wittington, 700 livres 6 shillings 8 pence. Parfaitement exact. Hum! hum! hum! Grub et Grinder, 800 livres. C'est de l'or en barres. Pollock et Peelman, 500 livres 10 shillings. C'est cela m¨ºme. Sliperytongue... Ah! ah! il est en faillite, mais c'est une bagatelle. Il manque bien quelques billets qui ¨¦taient aussi pour de petites sommes. Allons, allons, Dieu soit lou¨¦! Voil¨¤ notre affaire finie, bien finie, et rien n'emp¨ºche que nous ne fassions nos adieux ¨¤ ce maudit pays. Quant ¨¤ moi, jamais je ne songerai au loch Ard sans trembler. Mac-Gregor entrait en ce moment. -- Je suis fach¨¦, cousin, de ne pouvoir vous recevoir aussi bien que je l'aurais d¨¦sir¨¦. Si cependant vous ¨ºtes assez bon pour venir visiter ma pauvre demeure... -- Bien oblig¨¦, cousin, s'¨¦cria pr¨¦cipitamment M. Jarvie, bien oblig¨¦! Mais il faut que nous partions, que nous partions sur-le- champ. M. Osbaldistone et moi nous avons des affaires qui ne peuvent se diff¨¦rer. -- Eh bien! cousin, vous connaissez notre maxime: recevez bien l'h?te qui vous arrive, ouvrez la porte ¨¤ celui qui veut partir. Mais vous ne pouvez vous en aller par Drymen. Je vous ferai conduire par le lac jusqu'au bac de O'Balloch, et j'aurai soin que vous y trouviez vos chevaux, et c'est une maxime du sage, qu'il ne faut jamais retourner par la m¨ºme route quand il y en a une autre de libre. -- Oui, oui! c'¨¦tait une de vos maximes. Quand vous emmeniez des bestiaux, vous aviez pour principe de ne jamais retourner par la m¨ºme route que vous aviez suivie en venant, et Dieu sait pourquoi. Vous n'aviez pas grande envie de revoir les fermiers dont votre b¨¦tail avait mang¨¦ les foins chemin faisant. Et j'ai bien peur qu'¨¤ pr¨¦sent, Rob, votre route ne soit encore plus mal marqu¨¦e. -- Raison de plus pour n'y pas repasser trop souvent. Ainsi donc vous trouverez vos chevaux ¨¤ O'Balloch. Ils seront conduits par Dougal, qui entre pour cela au service du bailli, et qui n'est plus un montagnard, un homme du pays de Rob-Roy. C'est un habitant paisible du comt¨¦ de Stirling. Et tenez, le voici. -- Jamais je n'aurais reconnu la cr¨¦ature, s'¨¦cria M. Jarvie. Et de fait il aurait ¨¦t¨¦ difficile de reconna?tre le sauvage Highlander en le voyant couvert du chapeau, des bas et de la redingote qui nagu¨¨re avaient appartenu ¨¤ Andr¨¦ Fairservice. Il ¨¦tait mont¨¦ sur le cheval du bailli, et conduisait le mien par la bride. Il re?ut de son ma?tre ses derni¨¨res instructions pour ¨¦viter quelques endroits o¨´ il aurait pu ¨ºtre suspect, pour prendre diverses informations dans le cours de son voyage, et enfin pour nous attendre au lieu indiqu¨¦, pr¨¨s du bac de Balloch. Mac-Gregor voulut nous accompagner, et comme nous devions faire quelques milles avant de d¨¦jeuner, il nous recommanda un verre d'eau-de-vie comme un excellent pr¨¦paratif de voyage, et sur ce point M. Jarvie se trouva parfaitement d'accord avec lui. -- Mon p¨¨re le diacre, dit-il, m'a toujours dit que c'¨¦tait une mauvaise habitude, une habitude pernicieuse, de boire d¨¨s le matin des liqueurs spiritueuses, si ce n'est quand on a un voyage ¨¤ faire, afin de fortifier l'estomac, qui est une partie d¨¦licate, et de le garantir contre l'effet du brouillard; et en pareils cas je l'ai vu toujours joindre l'exemple au pr¨¦cepte. -- Il avait raison, cousin, dit Rob-Roy; et c'est pour cela que nous autres qui sommes les Enfants du Brouillard[136], nous avons le droit d'en boire tout le long de la journ¨¦e. Le bailli, ayant pris cette pr¨¦caution salutaire, monta sur un poney montagnard qu'on lui avait amen¨¦. On m'en offrit un pareillement, mais je pr¨¦f¨¦rai marcher ¨¤ pied avec notre escorte; elle se composait de Mac-Gregor et de six jeunes montagnards d'une taille athl¨¦tique, dispos, vigoureux et bien arm¨¦s, qui ¨¦taient en quelque sorte ses gardes du corps ordinaires. Lorsque nous approchames du d¨¦fil¨¦ dans lequel le combat avait eu lieu, et qui avait ¨¦t¨¦ t¨¦moin d'une action plus horrible encore, Mac-Gregor se hata de prendre la parole, comme pour r¨¦pondre, non ¨¤ ce que je lui disais, puisque je gardais le silence, mais aux r¨¦flexions auxquelles il jugeait avec raison que je me livrais. -- Vous devez nous juger un peu s¨¦v¨¨rement, M. Osbaldistone; il n'est pas naturel de penser que cela puisse ¨ºtre autrement. Mais vous ne devez pas oublier que nous avons ¨¦t¨¦ provoqu¨¦s. Nous sommes un peuple ignorant et grossier, peut-¨ºtre violent et imp¨¦tueux; mais nous ne sommes pas cruels. Nous vivrions en paix et soumis aux lois si l'on ne nous e?t priv¨¦s de la paix et de la protection des lois. Nous avons ¨¦t¨¦ un peuple pers¨¦cut¨¦... -- Et la pers¨¦cution, dit le bailli, rend fous les hommes les plus sages. -- Que fallait-il donc que fissent des hommes comme nous, vivant comme vivaient nos p¨¨res il y a mille ans, et n'¨¦tant gu¨¨re plus ¨¦clair¨¦s qu'ils ne l'¨¦taient? Les ¨¦dits sanguinaires rendus contre nous, la d¨¦fense qu'on nous a faite de porter un nom ancien et honorable, les ¨¦chafauds qu'on a dress¨¦s pour nous, la mani¨¨re dont on nous chasse comme des b¨ºtes f¨¦roces: tout cela n'appelait- il pas des repr¨¦sailles? Tel que vous me voyez, j'ai assist¨¦ ¨¤ vingt combats comme celui dont vous avez ¨¦t¨¦ t¨¦moin hier, mais jamais je n'ai ordonn¨¦ la mort de personne de sang-froid; et cependant on me pendrait volontiers comme un chien enrag¨¦, ¨¤ la porte du premier seigneur qui voudrait parer son chateau de ce troph¨¦e. Je r¨¦pondis que la proscription de son nom et de sa famille ¨¦tait, dans mes id¨¦es anglaises, une mesure tyrannique et arbitraire; et voyant que ces paroles lui faisaient plaisir, je lui r¨¦it¨¦rai ma proposition de chercher ¨¤ obtenir du service pour lui et pour ses fils en pays ¨¦tranger; il me serra cordialement la main, et, ralentissant un peu le pas pour que M. Jarvie nous pr¨¦c¨¦dat, manoeuvre d'autant plus facile que le sentier se r¨¦tr¨¦cissait en cet endroit, il me dit: -- Vous ¨ºtes un bon et honorable jeune homme; vous comprenez certainement ce qui est d? aux sentiments d'un homme d'honneur; mais les bruy¨¨res que mes pas ont foul¨¦es pendant ma vie doivent me couvrir apr¨¨s ma mort. Tout mon courage m'abandonnerait, mon bras se fl¨¦trirait comme la foug¨¨re pendant la gel¨¦e si je perdais de vue les montagnes qui m'ont vu na?tre. Le monde entier n'offre rien qui puisse me d¨¦dommager de la perte des cairns[137] et des rochers, tout sauvages qu'il sont, que vous voyez autour de nous. Et H¨¦l¨¨ne, que deviendrait-elle? Resterait-elle ici pour ¨ºtre expos¨¦e ¨¤ de nouveaux outrages, ¨¤ de nouvelles atrocit¨¦s? Pourrait-elle consentir ¨¤ s'¨¦loigner d'une sc¨¨ne o¨´ le souvenir des insultes qu'elle a re?ues est adouci par la vengeance qu'elle en a tir¨¦e, qu'elle en tirera encore? J'ai ¨¦t¨¦ une fois tellement serr¨¦ de pr¨¨s par le duc, par mon grand ennemi, comme je puis bien l'appeler, que je fus oblig¨¦ de c¨¦der ¨¤ l'orage; j'abandonnai ma demeure du pays natal, avec ma race et ma famille, afin de nous r¨¦fugier pour un temps dans le pays de Mac-Callum-More. -- H¨¦l¨¨ne fit sur notre d¨¦part un chant de lamentation que Mac-Rimmon[138] lui-m¨ºme n'aurait pu mieux faire. Ce chant ¨¦tait si piteux et si touchant que nos coeurs ¨¦taient bris¨¦s en le lui entendant chanter; c'¨¦tait comme les g¨¦missements d'un fils qui pleure la m¨¨re qui l'a port¨¦ dans son sein! Les larmes coulaient sur les traits endurcis de nos Highlanders. Non, je ne voudrais pas ¨ºtre t¨¦moin d'une pareille sc¨¨ne, pour toutes les terres que les Mac- Gregor ont autrefois poss¨¦d¨¦es[139]. -- Mais vos fils, lui dis-je, ils sont encore dans un age o¨´ vos compatriotes eux-m¨ºmes n'ont pas de r¨¦pugnance ¨¤ parcourir le monde. -- Aussi serais-je charm¨¦ qu'ils tachassent de faire leur chemin au service de France ou d'Espagne, comme le font tant de bons gentilshommes ¨¦cossais. Hier soir votre plan me semblait praticable mais j'ai vu ce matin Son Excellence avant que vous fussiez lev¨¦, et je ne puis plus y penser ¨¤ pr¨¦sent. -- Il est donc log¨¦ bien pr¨¨s de nous? m'¨¦criai-je vivement. -- Plus pr¨¨s que vous ne le pensez; mais il ne paraissait pas se soucier que vous vissiez la jeune dame, et c'est pour cela que... -- Il n'avait pas besoin d'¨ºtre inquiet, dis-je avec quelque hauteur: je ne cherche point ¨¤ voir les gens malgr¨¦ eux. -- Il ne faut pas vous piquer ainsi, ni prendre l'air d'un chat sauvage dans un vieux if; car vous devez savoir qu'il vous veut du bien, et il vous en a donn¨¦ des preuves: c'est m¨ºme ce qui a mis le feu aux bruy¨¨res. -- Le feu aux bruy¨¨res? Je ne vous comprends pas. -- Quoi! ne savez-vous pas que tout ce qui arrive de mal en ce monde est caus¨¦ par les femmes et par l'argent? Je me suis toujours m¨¦fi¨¦ de Rashleigh, depuis qu'il a vu qu'il ne pourrait jamais avoir miss Vernon pour femme, et je crois que c'est pour cela qu'il a eu sa premi¨¨re querelle avec Son Excellence. Mais ensuite vint l'affaire de vos papiers; et, d¨¨s qu'il se fut trouv¨¦ oblig¨¦ de les rendre, nous avons maintenant la preuve qu'il se rendit en poste ¨¤ Stirling, et qu'il d¨¦clara au gouvernement tout ce qui se passait ¨¤ petit bruit dans nos montagnes, et m¨ºme encore plus; c'est ce qui fit qu'on prit sur-le-champ des mesures pour arr¨ºter Son Excellence et la jeune dame, et pour me faire aussi prisonnier; et je ne doute pas que ce soit Rashleigh qui ait d¨¦termin¨¦ le pauvre diable de Morris, ¨¤ qui il pouvait faire croire tout ce qu'il voulait, ¨¤ entrer dans le complot pour m'attirer dans le pi¨¨ge. Mais, quand Rashleigh Osbaldistone serait le dernier et le plus brave de sa race, si jamais nous nous rencontrons, je veux que le diable me combatte lui-m¨ºme l'¨¦p¨¦e ¨¤ la main si mon dirk ne fait connaissance avec le coeur du tra?tre! Il pronon?a cette menace en fron?ant le sourcil d'un air sinistre et en portant la main sur son poignard. -- Je serais tent¨¦ de me r¨¦jouir de tout ce qui s'est pass¨¦, lui dis-je, si je pouvais esp¨¦rer que la trahison de Rashleigh f?t un moyen d'emp¨ºcher l'explosion qu'on croit devoir bient?t ¨¦clater, et p?t mettre un terme aux intrigues politiques dans lesquelles je ne vous cacherai pas que je vous soup?onne de jouer un des premiers r?les. -- Ne croyez pas cela. La langue d'un tra?tre ne peut nuire ¨¤ la bonne cause. Il est vrai qu'il connaissait nos secrets, et sans cela les chateaux de Stirling et d'¨¦dimbourg seraient d¨¦j¨¤ en notre pouvoir. Mais notre entreprise est trop juste, et trop de gens y prennent part pour qu'une trahison puisse la faire avorter, et vous en verrez la suite avant qu'il soit longtemps. Maintenant j'en reviens ¨¤ vos offres obligeantes pour mes enfants. Je vous en remercie beaucoup; et, comme je vous le disais, j'avais hier soir quelque envie de les accepter. Mais je vois que la perfidie de Rashleigh va obliger tous nos seigneurs ¨¤ se d¨¦clarer sur-le- champ, ¨¤ moins qu'ils ne veuillent se laisser prendre dans leurs chateaux, encha?ner comme des chiens, et tra?ner ¨¤ Londres pour y ¨ºtre justici¨¦s, comme cela est arriv¨¦ ¨¤ tant d'honn¨ºtes nobles et gentilshommes en 1701. La guerre civile est comme le basilic. Nous avions couv¨¦ pendant dix ans l'oeuf qui la contient; nous pouvions le couver encore aussi longtemps; mais Rashleigh est venu casser la coquille, et a ainsi acc¨¦l¨¦r¨¦ la naissance du serpent. Or, dans une telle crise, j'ai besoin de tout mon monde; sans manquer aux rois de France et d'Espagne, auxquels je souhaite toute sorte de bonheur, je crois que le roi Jacques les vaut bien, et qu'il a des droits aux services de Rob et d'Hamish, puisqu'ils sont n¨¦s ses sujets. Il ne me fut pas difficile de pr¨¦voir que ces mots annon?aient une convulsion nationale g¨¦n¨¦rale et prochaine; et, comme il aurait ¨¦t¨¦ inutile et peut-¨ºtre dangereux de combattre les opinions politiques de mon guide, dans le lieu et les circonstances o¨´ je me trouvais, je me contentai de quelques observations g¨¦n¨¦rales sur les malheurs qui seraient la suite de tout ce qu'on pourrait tenter en faveur de la famille royale exil¨¦e. -- Eh bien! eh bien! r¨¦pliqua Mac-Gregor, c'est un moment ¨¤ passer. Le ciel n'est jamais si beau qu'apr¨¨s un orage: si le monde est tourn¨¦ sens dessus dessous, les honn¨ºtes gens ont pour eux la chance de n'¨ºtre plus r¨¦duits ¨¤ mourir de faim. J'essayai de ramener la conversation sur Diana; mais, quoiqu'il parlat sur d'autres sujets souvent avec plus de libert¨¦ que je ne l'aurais d¨¦sir¨¦, Mac-Gregor gardait toujours une sorte de r¨¦serve sur celui que j'avais le plus ¨¤ coeur d'approfondir. Tout ce qu'il voulut bien me dire fut qu'il esp¨¦rait que la jeune dame se trouverait bient?t dans un pays plus tranquille que ne le serait probablement le n?tre pendant un certain temps. Je me trouvai oblig¨¦ de me contenter de cette r¨¦ponse, sauf ¨¤ esp¨¦rer que quelque hasard heureux pourrait encore me favoriser, et me procurer au moins la triste consolation de faire de derniers adieux ¨¤ l'objet qui r¨¦gnait dans mon coeur bien plus souverainement que je ne l'aurais cru avant de m'en s¨¦parer pour toujours. Nous suiv?mes les bords du lac pendant environ six milles d'Angleterre, par un ¨¦troit sentier qui en dessinait toutes les sinuosit¨¦s et qui nous offrait une foule de beaux points de vue. Nous arrivames alors ¨¤ une esp¨¨ce de hameau, ou plut?t ¨¤ un assemblage de chaumi¨¨res pr¨¨s de la source de cette belle pi¨¨ce d'eau appel¨¦e, si je m'en souviens, le Diard, ou quelque nom ¨¤ peu pr¨¨s semblable. C'est l¨¤ qu'une troupe de Highlanders, aux ordres de Mac-Gregor, nous attendait. Le go?t de m¨ºme que l'¨¦loquence des castes sauvages, ou incivilis¨¦es, pour parler d'une mani¨¨re plus correcte, est ordinairement juste, parce qu'il est d¨¦gag¨¦ de toute affectation et de tout esprit de syst¨¨me. J'en eus une preuve dans le choix que ces montagnards avaient fait du local o¨´ ils se proposaient de recevoir leurs h?tes. On a dit qu'un monarque anglais devrait recevoir l'ambassadeur d'une puissance ¨¤ bord d'un vaisseau de ligne; de m¨ºme un chef des Highlands ne pouvait mieux consulter les convenances qu'en choisissant une situation o¨´ les traits de grandeur propres ¨¤ son pays peuvent produire le plus d'effet sur l'esprit de ceux qui viennent le visiter. Nous remontames ¨¤ environ deux cents pas des bords du lac, en suivant un petit ruisseau, laissant sur la droite quatre ¨¤ cinq chaumi¨¨res entour¨¦es de petites pi¨¨ces de terre labourables qui semblaient avoir ¨¦t¨¦ d¨¦frich¨¦es dans le taillis qui les environnait, et encore couvertes de r¨¦coltes d'orge et d'avoine. Plus loin la colline devenait plus escarp¨¦e, et nous v?mes briller sur le sommet les armes d'environ cinquante des partisans de Mac- Gregor qui y ¨¦taient stationn¨¦s, banni¨¨res d¨¦ploy¨¦es, et dans un si bel ordre que je n'y pense encore qu'avec admiration. Le ruisseau qui descendait de la montagne rencontrait en cet endroit une barri¨¨re de rochers, opposant ¨¤ sa course des obstacles qu'il franchissait en formant deux cataractes distinctes. La premi¨¨re ne tombait que d'environ douze pieds; un vieux ch¨ºne l'ombrageait de ses rameaux obliques, comme pour voiler ses sombres flots re?us dans une esp¨¨ce de bassin de pierre presque aussi r¨¦gulier que s'il e?t ¨¦t¨¦ taill¨¦ par le ciseau du sculpteur. Les eaux, se resserrant ensuite dans un lit plus ¨¦troit, faisaient une seconde chute d'environ cinquante pieds dans une esp¨¨ce de gouffre form¨¦ par des rochers nus et st¨¦riles d'o¨´ elles s'¨¦chappaient ensuite pour porter tranquillement leur tribut dans le lac. Avec le go?t naturel aux montagnards, et surtout aux ¨¦cossais, dont l'imagination est souvent po¨¦tique et romanesque, la femme de Rob-Roy avait fait pr¨¦parer notre d¨¦jeuner dans un lieu bien choisi pour produire sur des ¨¦trangers une impression d'admiration respectueuse. Les Highlanders sont un peuple aussi r¨¦fl¨¦chi que fier; et, quoique nous le regardions comme grossier, il porte ses id¨¦es de c¨¦r¨¦monie et de politesse ¨¤ un point qui pourrait para?tre excessif s'il n'avait toujours soin de d¨¦ployer en m¨ºme temps une grande sup¨¦riorit¨¦ de forces. C'est ainsi que le salut militaire, qui para?trait ridicule rendu par un paysan ordinaire, a un caract¨¨re martial et imposant quand il est offert par un Highlander compl¨¨tement arm¨¦. Notre r¨¦ception eut donc lieu avec assez de c¨¦r¨¦monie. Les Highlanders qui ¨¦taient dispers¨¦s sur le haut de la montagne form¨¨rent leurs rangs d¨¨s qu'ils nous aper?urent, et se montr¨¨rent ¨¤ nous en colonnes serr¨¦es, ¨¤ la t¨ºte desquelles se trouvaient trois personnes que je reconnus bient?t pour H¨¦l¨¨ne et ses deux fils. Mac-Gregor fit alors ¨¦carter notre escorte en arri¨¨re, et ayant engag¨¦ M. Jarvie ¨¤ descendre de cheval parce que la mont¨¦e devenait trop rapide, il se pla?a entre nous deux, et nous continuames notre marche ¨¤ pas lents. ¨¤ mesure que nous avancions, nous distinguions le son sauvage et discord des cornemuses, auquel le bruit des cascades faisait perdre une partie de sa rudesse. Quand nous ne f?mes plus qu'¨¤ quelques pas, H¨¦l¨¨ne Mac-Gregor vint ¨¤ notre rencontre. Ses v¨ºtements ¨¦taient plus soign¨¦s que la veille et lui donnaient un air plus f¨¦minin; mais ses traits offraient le m¨ºme caract¨¨re de r¨¦solution et de fiert¨¦ inflexibles. Lorsqu'elle ouvrit les bras pour y serrer M. Jarvie, qui ¨¦tait loin d'esp¨¦rer et surtout de d¨¦sirer ce tendre embrassement, je vis ¨¤ l'agitation convulsive de tous les nerfs de mon ami, qu'il ¨¦prouvait la m¨ºme sensation qu'un homme qui, serr¨¦ entre les pattes d'un ours, ne saurait si l'animal veut le caresser ou l'¨¦touffer. -- Cousin, lui dit-elle tandis qu'il reculait ¨¤ deux pas pour rajuster sa perruque, soyez le bienvenu; et vous aussi, jeune ¨¦tranger, ajouta-t-elle en se retournant vers moi; excusez la rudesse de l'accueil que vous avez re?u hier. N'en accusez pas notre coeur, mais les circonstances. Vous ¨ºtes arriv¨¦s dans notre malheureux pays dans un moment o¨´ le sang teignait nos mains et bouillonnait dans nos veines. Elle pronon?a ce peu de mots avec l'air et le ton qu'aurait pu prendre une princesse au milieu de sa cour. Elle ne se servait pas d'expressions vulgaires, comme on le reproche aux ¨¦cossais des Lowlands; elle avait un accent provincial assez marqu¨¦; ayant appris l'anglais comme nous apprenons les langues mortes, elle le parlait avec grace et aisance, mais avec un ton d¨¦clamatoire, parce qu'elle ne s'en ¨¦tait jamais servie pour les usages journaliers de la vie. Son mari, qui dans son temps avait fait plus d'un m¨¦tier, employait un dialecte moins relev¨¦, moins emphatique; et cependant, comme vous avez pu le remarquer si j'ai pu parvenir ¨¤ rendre fid¨¨lement ses discours, ses expressions devenaient plus pures et plus recherch¨¦es et ne manquaient ni de dignit¨¦ ni d'une certaine noblesse quand il parlait d'une affaire importante ou ¨¤ laquelle il prenait un vif int¨¦r¨ºt. Il me parut aussi que, comme d'autres Highlanders que j'ai connus, il se servait du dialecte ¨¦cossais des Lowlands dans la conversation famili¨¨re et enjou¨¦e; mais qu'en traitant des sujets graves et s¨¦rieux ses id¨¦es s'arrangeaient dans sa t¨ºte dans sa langue naturelle, et que la traduction qu'il faisait en anglais donnait ¨¤ son style un caract¨¨re d'¨¦l¨¦vation presque po¨¦tique. Dans le fait, le langage de la passion a presque toujours autant de puret¨¦ que de force, et il n'est pas extraordinaire d'entendre un ¨¦cossais qui ne trouve rien ¨¤ r¨¦pliquer aux reproches amers et piquants d'un de ses concitoyens lui dire, comme pour s'excuser: -- Vous avez eu recours ¨¤ votre anglais. Quoi qu'il en soit, l'¨¦pouse de Mac-Gregor nous invita ¨¤ un d¨¦jeuner servi sur le gazon, et qui consistait en tout ce que son pays pouvait offrir de plus recherch¨¦. Mais l'air sombre et l'imperturbable gravit¨¦ de notre h?tesse, et le souvenir du r?le que nous lui avions vu jouer la veille, suffisaient pour rembrunir la plus brillante atmosph¨¨re. Le chef fit de vains efforts pour inspirer la gaiet¨¦. Il semblait que nous assistions ¨¤ un repas fun¨¨bre; la contrainte et la g¨ºne y r¨¦gnaient, et nous nous sent?mes soulag¨¦s d'un grand poids quand il fut termin¨¦. -- Adieu, cousin, dit-elle ¨¤ M. Jarvie quand nous nous levames pour partir. Le meilleur souhait qu'H¨¦l¨¨ne Mac-Gregor puisse faire pour ses amis, c'est de ne plus les revoir. Le bailli commen?ait ¨¤ lui balbutier une r¨¦ponse qui aurait probablement contenu quelque lieu commun de morale; mais l'air grave, le regard sombre et m¨¦lancolique de celle ¨¤ qui il voulait l'adresser le d¨¦concert¨¨rent au point qu'oubliant son importance magistrale il toussa plusieurs fois, la salua, et garda le silence. -- Quant ¨¤ vous, jeune homme, me dit-elle, j'ai ¨¤ vous remettre un gage de souvenir de la part d'une personne que vous... -- H¨¦l¨¨ne! s'¨¦cria Mac-Gregor en fron?ant le sourcil, que veut dire ceci? Avez-vous oubli¨¦?... -- Je n'ai rien oubli¨¦ de ce dont je dois me souvenir, Mac-Gregor. Ce ne sont pas des mains comme les miennes, ajouta-t-elle en ¨¦tendant ses bras nus, longs et nerveux, qu'il faudrait employer pour pr¨¦senter un gage d'amour, si ce gage ne devait ¨ºtre accompagn¨¦ de mis¨¨re et de d¨¦sespoir. Jeune homme, continua-t-elle en me pr¨¦sentant une bague que je me souvins d'avoir vue au doigt de miss Vernon, ceci vous est offert par une personne que vous ne verrez plus. Si c'est un gage de malheur, il ne pouvait mieux vous parvenir que par la main d'une femme ¨¤ qui tout bonheur est d¨¦sormais ¨¦tranger. Les derniers mots qu'elle m'adressa furent ceux-ci: -- Qu'il m'oublie pour toujours! -- Et peut-elle croire que cela soit possible? m'¨¦criai-je presque sans savoir que je parlais. -- Tout peut s'oublier, reprit cette femme extraordinaire; tout, except¨¦ le sentiment du d¨¦shonneur et le d¨¦sir de la vengeance. -- _Seid suas[140]_! s'¨¦cria Mac-Gregor en frappant du pied la terre avec impatience. Le son discordant de l'instrument favori des montagnards coupa court ¨¤ la conf¨¦rence; nous pr?mes cong¨¦ de notre h?tesse en silence, et nous nous rem?mes en route, tandis que je r¨¦fl¨¦chissais sur cette nouvelle preuve qui venait de m'¨ºtre acquise qu'aim¨¦ de Diana, j'en ¨¦tais s¨¦par¨¦ pour toujours. Chapitre XXXVI. Adieu, contr¨¦e o¨´ les nuages Comme un vaste linceul s'arr¨ºtent sur les monts; O¨´ l'aigle, roi des airs, m¨ºle ses cris sauvages ¨¤ la voix du torrent qui creuse les vallons; Adieu, belle contr¨¦e o¨´ dans un lac limpide La lune aime ¨¤ baigner son front chaste et timide. Nous traversions une contr¨¦e pittoresque quoique aride; mais absorb¨¦ dans mes r¨¦flexions je ne pus l'admirer en d¨¦tail; il me serait donc impossible de la d¨¦crire. Le sommet ¨¦lev¨¦ du Ben- Lomond, le monarque de toutes ces montagnes, apparaissait ¨¤ notre droite, comme une imposante limite. Je ne sortis de mon apathie que lorsque, apr¨¨s une marche longue et fatigante, nous sort?mes d'un d¨¦fil¨¦ des montagnes, et que le lac Lomond se d¨¦veloppa devant nous. Je ne chercherai pas ¨¤ vous peindre ce que vous comprendriez difficilement sans l'avoir vu; mais certainement ce noble lac, sem¨¦ de tant de charmantes ?les dont l'aspect et les formes varient au-del¨¤ de tout ce que l'imagination peut se figurer; son extr¨¦mit¨¦ du c?t¨¦ du nord, se r¨¦tr¨¦cissant jusqu'¨¤ ce qu'il se perde au loin entre de sombres montagnes, tandis que s'¨¦largissant de plus en plus vers le sud, il se dessine dans sa plus vaste ¨¦tendue autour des anses et des promontoires d'un bord fertile. Voil¨¤ ce qui forme un des spectacles les plus surprenants, les plus beaux, les plus sublimes de la nature. La rive orientale, particuli¨¨rement agreste et sauvage, ¨¦tait celle o¨´ le clan de Mac-Gregor faisait alors sa principale r¨¦sidence. On avait plac¨¦ une garnison sur un point central entre le lac Lomond et un autre lac, pour d¨¦fendre le pays limitrophe contre ses incursions; mais les fortifications naturelles du pays avec ses d¨¦fil¨¦s nombreux, ses cavernes, ses rochers et ses mar¨¦cages, faisaient que la construction du petit fort qu'on y avait ¨¦tabli paraissait un aveu du danger plut?t qu'une mesure pour le pr¨¦venir. Dans plus d'une rencontre semblable ¨¤ celle dont j'avais ¨¦t¨¦ le t¨¦moin, la garnison avait souffert de l'esprit entreprenant de l'_outlaw _et de ses gens. Quand Mac-Gregor commandait en personne, la victoire n'¨¦tait jamais souill¨¦e par des actes de f¨¦rocit¨¦. La cruaut¨¦ ne lui ¨¦tait pas naturelle, et il avait assez de sagacit¨¦ pour ne pas vouloir exciter contre lui des haines inutiles. J'appris avec plaisir qu'il avait rendu la libert¨¦ au capitaine Thornton et aux autres prisonniers faits le jour pr¨¦c¨¦dent, et l'on rapporte de cet homme remarquable beaucoup de traits semblables de cl¨¦mence et m¨ºme de g¨¦n¨¦rosit¨¦. Une barque nous attendait dans une crique abrit¨¦e par un rocher, et nous y trouvames quatre vigoureux rameurs montagnards. Notre h?te prit cong¨¦ de nous avec tous les signes d'une v¨¦ritable affection. Il semblait exister entre M. Jarvie et lui une sorte d'attachement r¨¦ciproque qui formait un contraste frappant avec la diff¨¦rence de leurs caract¨¨res et de leur mani¨¨re de vivre. Apr¨¨s s'¨ºtre cordialement embrass¨¦s, M. Jarvie lui dit, dans la pl¨¦nitude de son coeur, et d'une voix tremblante d'¨¦motion, que, si un millier de livres lui ¨¦tait jamais utile pour le mettre lui et sa famille dans une bonne voie, il n'avait qu'¨¤ ¨¦crire un mot dans Salt-Market, et que son messager ne reviendrait pas sans argent; et Rob appuyant une main sur la garde de sa claymore et serrant de l'autre celle de M. Jarvie, l'assura que si jamais son cousin souffrait une insulte et voulait l'en faire avertir, il couperait les oreilles ¨¤ l'insolent, f?t-ce l'homme le plus puissant de Glascow. Apr¨¨s ces assurances de secours mutuels et de bonne intelligence, nous nous rend?mes ¨¤ l'extr¨¦mit¨¦ sud-ouest du lac, o¨´ il donne naissance ¨¤ la rivi¨¨re Leven. Rob-Roy resta quelque temps debout sur le rocher o¨´ nous l'avions quitt¨¦; et, m¨ºme quand nous ne pouvions d¨¦j¨¤ plus distinguer ses traits, il ¨¦tait facile de le reconna?tre au long fusil qu'il portait, ¨¤ son tartan agit¨¦ par le vent, et ¨¤ la plume qui couronnait sa toque, embl¨¨me qui, ¨¤ cette ¨¦poque, d¨¦signait le gentilhomme et le guerrier des Highlands. Je remarque qu'aujourd'hui cette toque est d¨¦cor¨¦e d'une quantit¨¦ de plumes noires, ressemblant ¨¤ ces panaches dont on se sert pour les fun¨¦railles. Enfin, lorsque nous ¨¦tions sur le point de ne plus l'apercevoir dans l'¨¦loignement, nous le v?mes descendre lentement la montagne, suivi de ses gens, c'est-¨¤-dire de ses affid¨¦s ou gardes du corps. Nous voyageames longtemps sans nous parler. Notre silence n'¨¦tait rompu que par le chant ga¨¦lique d'un de nos rameurs, marqu¨¦ d'une mesure lente et irr¨¦guli¨¨re, et qui ¨¦tait coup¨¦ de temps en temps par le choeur sauvage de ses compagnons. Quoique je ne fusse occup¨¦ que d'id¨¦es tristes, il y avait pour moi comme un charme consolateur dans la magnificence du paysage qui m'environnait. Il me semblait, dans l'enthousiasme du moment, que, si j'avais profess¨¦ la foi de Rome, j'aurais pu consentir ¨¤ vivre et ¨¤ mourir ermite dans une des ?les pittoresques au milieu desquelles nous voyagions.[141] M. Jarvie se livrait aussi ¨¤ ses pens¨¦es, mais elles ¨¦taient d'un genre tout diff¨¦rent, comme je m'en aper?us lorsque, apr¨¨s avoir pass¨¦ dans la barque une heure qu'il avait employ¨¦e ¨¤ faire de grands calculs, il entreprit de me prouver la possibilit¨¦ de dess¨¦cher ce lac et de rendre ¨¤ la charrue tant de centaines, tant de milliers d'acres de terre, qui ne produisaient, me dit-il, rien d'utile pour l'homme, si ce n'est de temps en temps un plat de perche ou de brochet. D'une longue dissertation qu'il faisait entendre ¨¤ mes oreilles sans que mon esprit y f?t tr¨¨s attentif, tout ce que je puis me rappeler, c'est qu'il entrait dans son projet de conserver une partie du lac, en largeur et profondeur suffisante pour former une esp¨¨ce de canal qui rendrait le transport des charbons aussi facile entre Dunbarton et Glenfalloch qu'il l'est entre Glascow et Greenock. Enfin nous arrivames ¨¤ l'endroit o¨´ nous devions d¨¦barquer, pr¨¨s des ruines d'un ancien chateau, dans l'endroit o¨´ le lac d¨¦charge le superflu de ses eaux dans le Leven. Nous y trouvames Dougal avec nos chevaux. M. Jarvie avait form¨¦ un plan relativement ¨¤ la cr¨¦ature, comme pour le dess¨¨chement du lac, et peut-¨ºtre dans les deux cas il avait donn¨¦ plus d'attention ¨¤ l'utilit¨¦ de ses projets qu'¨¤ la possibilit¨¦ de les ex¨¦cuter. -- Dougal, lui dit-il, vous ¨ºtes une bonne cr¨¦ature. Vous avez le sentiment et la conscience de ce qui est d? ¨¤ vos sup¨¦rieurs. Mais j'ai du chagrin pour vous, Dougal car, avec la vie que vous menez, vous finirez mal un jour ou l'autre, un peu plus t?t ou un peu plus tard. Je puis me flatter qu'attendu mes services comme magistrat, et ceux qu'a rendus avant moi feu mon digne p¨¨re le diacre, j'ai assez de cr¨¦dit dans le conseil de la ville pour obtenir qu'on ferme les yeux sur des fautes m¨ºme plus graves que les v?tres, de mani¨¨re que j'ai pens¨¦ que, si vous voulez nous suivre ¨¤ Glascow, cr¨¦ature robuste comme vous ¨ºtes, je pourrai vous employer dans mon magasin jusqu'¨¤ ce que je vous aie trouv¨¦ quelque autre occupation. -- Elle est bien oblig¨¦e ¨¤ Votre Honneur, r¨¦pondit Dougal, mais que le diable lui rompe les jambes si elles la conduisent jamais dans une rue pav¨¦e, ¨¤ moins qu'on ne l'y tra?ne pieds et poings li¨¦s, comme cela lui est d¨¦j¨¤ arriv¨¦. J'appris en effet que Dougal avait ¨¦t¨¦ conduit ¨¤ Glascow comme accus¨¦ de quelques d¨¦pr¨¦dations et condamn¨¦ ¨¤ quelques mois de d¨¦tention; son air de franchise et de simplicit¨¦ ayant s¨¦duit le concierge, celui-ci avait fini, peut-¨ºtre un peu l¨¦g¨¨rement, par lui confier les fonctions importantes de porte-clefs. Cependant Dougal avait quelques notions d'honneur, et il avait rempli sa charge avec fid¨¦lit¨¦, jusqu'¨¤ ce que la voix de Rob-Roy e?t fait taire en lui tout autre sentiment que celui de l'attachement pour son ancien chef. Surpris de voir refuser si rondement une proposition si favorable, M. Jarvie se tourna vers moi en me disant: -- Certainement la cr¨¦ature est naturellement un idiot. Je t¨¦moignai ma reconnaissance ¨¤ Dougal d'une mani¨¨re qui lui plut infiniment davantage, en lui glissant dans la main une couple de guin¨¦es. Il n'e?t pas plus t?t reconnu qu'il tenait de l'or dans sa main qu'il bondit en l'air avec l'agilit¨¦ d'un chevreuil, et battant les talons l'un contre l'autre de mani¨¨re ¨¤ surprendre un ma?tre de danse fran?ais. Il nous fit ses adieux, courut ¨¤ la barque, et tandis qu'elle prenait le large je le vis montrer aux rameurs ce qu'il devait ¨¤ ma lib¨¦ralit¨¦, et une portion qu'il leur en distribua excita en eux les m¨ºmes transports. Alors, pour me servir d'une expression favorite du dramatique John Bunyan[142], _Il continua son chemin, et je ne le vis plus._ Le bailli et moi nous montames sur nos chevaux, et nous repr?mes la route de Glascow. Quand nous e?mes perdu de vue le lac Lomond et son superbe amphith¨¦atre de montagnes, je ne pus m'emp¨ºcher d'exprimer avec enthousiasme les sentiments que ces beaut¨¦s de la nature m'avaient inspir¨¦s, quoique je pr¨¦visse bien que le banquier de Glascow n'¨¦tait pas d'un caract¨¨re ¨¤ les partager. -- Vous ¨ºtes jeune, me r¨¦pondit-il, et vous ¨ºtes anglais. Tout cela peut ¨ºtre fort beau pour vous; mais moi qui suis un homme tout simple, et qui connais un peu la diff¨¦rence des terres, je donnerais toutes les montagnes que nous venons de voir pour une acre de terre ¨¤ un mille de Glascow. Je ne sais si je le reverrai jamais, mais permettez-moi de vous dire, M. Osbaldistone, que ce ne sera pas sans de grands motifs que je perdrai de vue dor¨¦navant le clocher de Saint-Mungo. Le brave bailli fut bient?t satisfait; car en voyageant longtemps apr¨¨s le soleil couch¨¦, nous arrivames chez lui cette m¨ºme nuit, ou plut?t le lendemain matin. Ayant confi¨¦ mon compagnon de voyage aux soins de l'officieuse et attentive Mattie, je me rendis ¨¤ mon auberge chez mistress Fleyter; et quoiqu'il f?t bien tard, je vis encore au travers d'une crois¨¦e briller de la lumi¨¨re dans une chambre. Je frappai ¨¤ la porte, et ce fut Andr¨¦ lui-m¨ºme qui vint m'ouvrir. Il poussa un grand cri de joie en m'apercevant, et sans prononcer un seul mot monta l'escalier pr¨¦cipitamment. Je le suivis, pr¨¦sumant qu'il voulait se hater d'annoncer mon arriv¨¦e ¨¤ M. Owen. Je trouvai effectivement M. Owen, mais il n'¨¦tait pas seul; il y avait quelqu'un avec lui dans l'appartement: -- C'¨¦tait mon p¨¨re. Son premier mouvement fut de conserver sa dignit¨¦ et son sang- froid habituels. -- Je suis bien aise de vous voir, Francis. Le second fut de m'embrasser tendrement. -- Mon cher fils! mon pauvre enfant! Owen prit une de mes mains et la mouilla de ses larmes, en me f¨¦licitant de mon retour. C'est l¨¤ de ces sc¨¨nes qu'on peut voir et comprendre, mais non raconter. Apr¨¨s un intervalle de tant d'ann¨¦es, mes yeux sont encore obscurcis de larmes en me rappelant ce moment, et vous vous le repr¨¦senterez, mon cher Tresham, beaucoup mieux que je ne pourrais vous le d¨¦crire. Quand les transports tumultueux de notre joie furent calm¨¦s, j'appris que mon p¨¨re ¨¦tait revenu de Hollande et arriv¨¦ ¨¤ Londres deux jours apr¨¨s le d¨¦part d'Owen pour l'¨¦cosse. Aussi prompt ¨¤ former une r¨¦solution qu'actif ¨¤ l'ex¨¦cuter, il ne resta dans la capitale que le temps n¨¦cessaire pour mettre ordre ¨¤ ses affaires. Ses ressources, son cr¨¦dit, ses relations ¨¦tendues lui procur¨¨rent presque ¨¤ l'instant m¨ºme la somme que l'infid¨¦lit¨¦ de Rashleigh lui rendait n¨¦cessaire, et que son absence avait peut-¨ºtre seule fait para?tre impossible ¨¤ r¨¦unir. Il partit alors pour l'¨¦cosse, tant pour y faire commencer les poursuites judiciaires contre Rashleigh que pour r¨¦gler les affaires consid¨¦rables qu'il avait dans ce pays; et voulant compl¨¨tement r¨¦tablir le cr¨¦dit de sa maison qui pouvait avoir souffert de cette facheuse circonstance, il avait apport¨¦ les sommes n¨¦cessaires pour r¨¦gler et solder tous ses comptes courants. Son arriv¨¦e fut un coup de foudre pour Macvittie, Macfin et compagnie, qui, le voyant para?tre dans une situation aussi florissante que jamais, sentirent que son ¨¦toile n'¨¦tait pas ¨¦clips¨¦e. Mais mon p¨¨re ¨¦tait irrit¨¦ du traitement qu'ils avaient fait essuyer ¨¤ son premier commis, ¨¤ l'homme qui avait toute sa confiance; il rejeta leurs basses excuses, solda la balance de leur compte et leur annon?a qu'il les avait d¨¦j¨¤ ray¨¦s du nombre de ses correspondants. Tandis qu'il jouissait de ce petit triomphe sur de faux amis, Owen, qui ne connaissait que les environs de Londres, ne s'¨¦tait jamais imagin¨¦ qu'un voyage de cinquante ¨¤ soixante milles, qu'on aurait pu faire dans toute l'Angleterre avec aisance et s¨¦curit¨¦, p?t exposer au moindre danger. Mais l'alarme est un mal contagieux, et Owen m¨ºme le gagna de mon p¨¨re, qui connaissait mieux le pays o¨´ je m'¨¦tais rendu, et le caract¨¨re de ses habitants. Les craintes devinrent encore bien plus vives quelques moments avant mon arriv¨¦e. Andr¨¦ Fairservice parut ¨¤ l'auberge et rendit un compte d¨¦sastreux et exag¨¦r¨¦ de la situation o¨´ je devais me trouver, ne pouvant m¨ºme dire ce que j'¨¦tais devenu. Le duc, qui nous retenait en quelque sorte prisonniers, l'ayant interrog¨¦, lui avait permis de se retirer, et il n'avait pas perdu un instant pour reprendre le chemin de Glascow. Andr¨¦ ¨¦tait un de ces hommes qui ne sont pas fach¨¦s d'obtenir de l'importance et d'attirer l'attention qu'on accorde naturellement au porteur d'une mauvaise nouvelle. Il n'avait donc nullement cherch¨¦ ¨¤ affaiblir l'impression que pouvaient produire les divers ¨¦v¨¦nements qui nous ¨¦taient arriv¨¦s, surtout quand il apprit que le riche marchand de Londres ¨¦tait un de ses auditeurs. Il fit un r¨¦cit d¨¦taill¨¦ de tous les p¨¦rils auxquels j'avais ¨¦chapp¨¦, grace, eut-il soin d'ajouter, ¨¤ son exp¨¦rience, ¨¤ son adresse et ¨¤ sa fid¨¦lit¨¦. Mais qu'allais-je devenir, maintenant que mon ange gardien, en la personne de M. Fairservice, n'¨¦tait plus ¨¤ mes c?t¨¦s? C'est sur quoi, disait-il, on ne peut former que des conjectures aussi tristes qu'incertaines. Quant au bailli, il ne s'en inqui¨¦tait pas. C'¨¦tait un homme qui cherchait toujours ¨¤ se donner de l'importance, et Andr¨¦ n'aimait pas les importants. Mais bien certainement, au milieu des carabines et des pistolets, des cavaliers de milice qui faisaient pleuvoir les balles comme la gr¨ºle, des dirks et des claymores des montagnards, on pouvait bien penser qu'il ¨¦tait difficile de savoir quel pouvait ¨ºtre le sort du pauvre jeune homme, et il pouvait m¨ºme s'¨ºtre noy¨¦ en voulant passer le gu¨¦ d'Avondow. Ce r¨¦cit aurait jet¨¦ le d¨¦sespoir dans l'ame du bon Owen s'il e?t ¨¦t¨¦ seul. Mais mon p¨¨re, qui avait une grande connaissance des hommes, appr¨¦cia sur-le-champ le caract¨¨re d'Andr¨¦ ¨¤ sa juste valeur; n¨¦anmoins, en d¨¦pouillant de toute exag¨¦ration le compte qu'il avait rendu, il restait encore de quoi les alarmer. Il r¨¦solut donc sur-le-champ de partir en personne pour prendre des informations plus pr¨¦cises, et si j'¨¦tais prisonnier, soit des Highlanders, soit de la milice, de chercher ¨¤ obtenir ma libert¨¦ par n¨¦gociation ou par ran?on. Il avait donn¨¦ ¨¤ Owen les instructions dont il avait besoin pour suivre ses affaires ¨¤ Glascow pendant son absence; et c'est pour ce motif que je les avais trouv¨¦s encore debout ¨¤ une pareille heure. Nous ne nous s¨¦parames que fort tard pour nous mettre au lit; mais j'¨¦tais encore trop agit¨¦ pour go?ter beaucoup de repos, aussi ¨¦tais-je sur pied de fort bonne heure. Andr¨¦ entra dans ma chambre d¨¨s qu'il m'entendit marcher, mais je ne reconnus plus l'Andr¨¦ d¨¦pouill¨¦ de tout, la figure d'¨¦pouvantail d'Aberfoil. Il ¨¦tait v¨ºtu d'un habit noir complet fort propre, comme s'il avait d? suivre un enterrement dans la matin¨¦e; et ce ne fut qu'apr¨¨s plusieurs questions, qu'il feignit le plus longtemps possible de ne pas comprendre, qu'il voulut bien m'apprendre que, n'osant plus esp¨¦rer de me revoir vivant, il avait cru convenable de prendre le deuil, et que, comme son ami le chantre M. Hammorgaw tenait aussi une boutique de friperie, il avait achet¨¦ cet habit chez lui pour mon compte, ajoutant que c'¨¦tait justice, puisqu'il avait perdu le sien ¨¤ mon service; et que certainement si la Providence ne m'avait pas conserv¨¦, mon honorable p¨¨re n'aurait pas voulu qu'un pauvre diable, un ancien serviteur de sa famille, fit une si grosse perte. Un habillement complet ¨¦tait peu de chose pour un Osbaldistone (Dieu soit lou¨¦!), surtout quand il s'agissait d'un ancien et fid¨¨le serviteur. Il y avait quelque chose de juste dans ce raisonnement d'Andr¨¦; sa finesse r¨¦ussit, et il gagna un bon habillement complet, avec un chapeau et les autres accessoires ¨¤ l'avenant, signes ext¨¦rieurs du deuil qu'il avait pris pour un ma?tre plein de vie et bien portant. Le premier soin de mon p¨¨re en se levant fut d'aller voir M. Jarvie, dont la conduite g¨¦n¨¦reuse et affectionn¨¦e lui avait inspir¨¦ la plus vive reconnaissance, et il la lui t¨¦moigna en peu de mots, mais d'une mani¨¨re expressive. Il lui expliqua ensuite la situation de ses affaires, et lui offrit de lui confier la suite de celles dont Macvittie et compagnie avaient ¨¦t¨¦ charg¨¦s jusqu'alors. M. Jarvie f¨¦licita mon p¨¨re d'¨ºtre sorti si heureusement de l'embarras momentan¨¦ o¨´ son absence avait laiss¨¦ sa maison, et, sans affecter de rabaisser le m¨¦rite de ce qu'il avait entrepris pour le servir, il lui dit qu'il n'avait fait que ce qu'il voudrait qu'on fit pour lui; que, quant aux nouvelles affaires dont il lui proposait de se charger, c'¨¦tait une offre qu'il acceptait avec plaisir, et qu'il l'en remerciait. Si Macvittie et compagnie se fussent honn¨ºtement conduits, il ne voudrait ni les supplanter, ni aller sur leurs bris¨¦es; mais, d'apr¨¨s la mani¨¨re dont ils avaient agi, ils ne pouvaient que s'accuser eux-m¨ºmes. Le bailli, me tirant alors par la manche, me dit d'un ton un peu embarrass¨¦: -- Je voudrais bien, mon cher M. Francis, qu'on parlat le moins possible de tout ce que nous avons vu l¨¤-bas. ¨¤ quoi bon raconter l'histoire d¨¦plorable de ce Morris, ¨¤ moins que nous ne soyons appel¨¦s ¨¤ en d¨¦poser sous serment devant une cour de justice? Et puis les membres du conseil n'apprendraient pas avec plaisir qu'un de leurs confr¨¨res s'est battu contre un montagnard, dont il a jet¨¦ le plaid dans le feu. Et par-dessus tout, quoique je sois un homme comme un autre quand je me trouve sur mes jambes, certainement le bailli de Glascow faisait une pauvre figure quand il ¨¦tait, sans chapeau et sans perruque, suspendu par le milieu du corps, comme un chat ¨¤ une corde, ou comme un style de cadran couvert d'un manteau. Le bailli Grahame donnerait beaucoup pour savoir une pareille histoire. Je ne pus m'emp¨ºcher de sourire en me rappelant la situation ¨¤ laquelle mon digne ami faisait allusion, quoiqu'elle n'e?t certainement rien de risible au moment o¨´ il s'y ¨¦tait aussi trouv¨¦. Il sourit d'un air un peu confus, et me dit en branlant la t¨ºte: -- Vous voyez! vous voyez! ainsi donc n'en disons rien, pour ne pas faire rire les autres. Mais surtout tachez de faire taire cette langue toujours en action que vous avez ¨¤ votre service, d¨¦fendez-lui bien de parler. Je ne voudrais pas m¨ºme que cette petite friponne de Mattie en f?t inform¨¦e, ce serait ¨¤ n'en plus finir. Il fut soulag¨¦ de la crainte qu'il avait de se trouver expos¨¦ au ridicule quand je l'informai que l'intention de mon p¨¨re ¨¦tait de quitter Glascow d¨¨s le lendemain, et que nous comptions emmener Andr¨¦. Effectivement, maintenant que mon p¨¨re avait recouvr¨¦ presque tous les effets que Rashleigh avait soustraits de sa caisse, il n'avait pas de motif pour rester plus longtemps en cette ville. Quant ¨¤ ceux que mon respectable cousin ¨¦tait parvenu ¨¤ toucher, il fallait en poursuivre le recouvrement par les voies judiciaires, et mon p¨¨re laissa des pouvoirs ¨¤ cet effet ¨¤ un avocat qui lui promit de lui faire rendre bonne et prompte justice. Nous passames la journ¨¦e avec notre ami M. Jarvie, qui ne n¨¦gligea rien pour nous traiter dignement. Nous pr?mes ensuite cong¨¦ de lui, comme je vais le faire en cette narration. Il continua ¨¤ prosp¨¦rer, vit les richesses et les honneurs s'accumuler sur sa t¨ºte, et parvint au premier grade de la magistrature de Glascow. Environ deux ans apr¨¨s l'¨¦poque dont je parle, se trouvant fatigu¨¦ d'un long c¨¦libat, il tira Mattie de sa cuisine pour la faire asseoir au haut bout de sa table, en qualit¨¦ de mistress Jarvie. Le bailli Grahame, les Macvittie et quelques autres (car il n'est personne qui n'ait ses ennemis, surtout dans le conseil d'une ville de province) tourn¨¨rent cette m¨¦tamorphose en ridicule. Mais, disait M. Jarvie, laissons-les jaser; je ne m'en facherai pas; je ne perdrai pas le bonheur du reste de mes jours pour une semaine de bavardage. Feu mon p¨¨re le diacre, honn¨ºte homme! avait un dicton: _Sourcil d'¨¦b¨¨ne, teint de lis,_ _Ga?t¨¦, franchise, gentillesse,_ _Taille fine, coeur bien ¨¦pris,_ _Valent mieux qu'argent et noblesse._ D'ailleurs, Mattie (conclusion favorite du bailli) n'¨¦tait pas une servante ordinaire. N'¨¦tait-elle pas petite-cousine du laird de Limmerfield? Quelques amis du bailli pens¨¨rent qu'un tel mariage ¨¦tait une exp¨¦rience un peu hasardeuse; mais, soit par un effet du noble sang qui coulait dans ses veines, soit par suite de ses bonnes qualit¨¦s, ce que je n'entreprends pas de d¨¦cider, il est certain que Mattie se conduisit parfaitement dans le rang auquel M. Jarvie l'avait ¨¦lev¨¦e, et que jamais il n'eut ¨¤ s'en repentir. Chapitre XXXVII. Approchez tous, mes six enfants... ¨¦coutez-moi; surtout que chacun soit sinc¨¨re. Vous ¨ºtes braves et vaillants; Qui de vous veut d¨¦fendre et le comte et son p¨¨re? Cinq d'entre eux, d'un commun accord, Tandis que dans leurs yeux brille une ardeur guerri¨¨re, R¨¦pondent: Oui, jusqu'¨¤ la mort, Je jure de d¨¦fendre et le comte et mon p¨¨re! _L'Insurrection du Nord._ Le lendemain matin, comme nous pensions ¨¤ partir de Glascow, Andr¨¦ se pr¨¦cipita dans ma chambre d'un air effar¨¦, la parcourant ¨¤ grands pas, gesticulant comme un homme priv¨¦ de raison, et chantant et criant avec force: _Le four est en flamme,_ _Le four est en flamme!_ _Prenez garde, belle dame!_ _Le four est en flamme._ Ce ne fut pas sans peine que je lui imposai silence et que je parvins ¨¤ me faire expliquer ce dont il s'agissait. Il m'informa alors, comme si c'e?t ¨¦t¨¦ la plus belle chose du monde, que les Highlanders ¨¦taient sortis en masse de leurs montagnes, tous jusqu'au dernier homme, et que Rob-Roy, ¨¤ la t¨ºte de sa bande d'enrag¨¦s diables, serait ¨¤ Glascow avant vingt-quatre heures. -- Taisez-vous, imposteur! lui dis-je; il faut que vous soyez toujours ivre ou en d¨¦mence, ou bien, si vous dites vrai, y a-t-il l¨¤ de quoi chanter, imb¨¦cile? -- Ivre ou fou, r¨¦pliqua-t-il. Oh! sans doute; car, Dieu me pr¨¦serve! on est toujours ivre ou fou quand on annonce aux autres des nouvelles qu'ils ne se soucient pas de savoir. Au surplus, ne me croyez pas: vous verrez ce qui en r¨¦sultera, quand les clans arriveront dans la ville, si nous sommes assez fous ou assez ivres pour les attendre. Quoiqu'il f?t encore de tr¨¨s bonne heure, je me rendis sur-le- champ dans l'appartement de mon p¨¨re. Il ¨¦tait d¨¦j¨¤ debout: Owen ¨¦tait avec lui, et tous deux semblaient fort alarm¨¦s. La nouvelle d'Andr¨¦ n'¨¦tait que trop vraie. La grande r¨¦bellion qui d¨¦chira la Grande-Bretagne en 1715 venait d'¨¦clater. L'infortun¨¦ comte de Marr avait d¨¦j¨¤ lev¨¦ l'¨¦tendard des Stuarts; fatale r¨¦bellion qui causa la ruine de tant d'honorables familles d'Angleterre et d'¨¦cosse! La trahison de quelques agents jacobites, entre autres celle de Rashleigh, et l'arrestation de quelques autres avaient inform¨¦ le gouvernement de George Ier de l'existence d'une conspiration tram¨¦e depuis longtemps, et dont les ramifications ¨¦taient bien ¨¦tendues. Cette d¨¦couverte acc¨¦l¨¦ra l'explosion, et, quoiqu'elle e?t lieu sur un point trop ¨¦loign¨¦ du centre pour qu'il en p?t r¨¦sulter des suites funestes pour le pays, une partie de l'¨¦cosse et de l'Angleterre n'en devint pas moins un th¨¦atre de confusion. Ce grand ¨¦v¨¦nement me donna l'explication de divers propos que m'avait tenus Mac-Gregor. Je vis aussi bien ais¨¦ment pourquoi les deux clans de l'ouest qui avaient ¨¦t¨¦ rassembl¨¦s pour marcher contre lui avaient fini par se retirer. Il ¨¦tait clair qu'ils avaient fait c¨¦der leurs ressentiments particuliers ¨¤ la consid¨¦ration qu'ils allaient incessamment combattre sous les m¨ºmes drapeaux, pour le soutien de la m¨ºme cause. Enfin, je me rappelai diverses expressions de Galbraith qui m'avaient paru obscures quand il parlait au duc, et que je comprenais maintenant ¨¤ merveille. Mais la plus cruelle de mes r¨¦flexions ¨¦tait de songer que Diana Vernon ¨¦tait alors l'¨¦pouse d'un de ces hommes occup¨¦s ¨¤ troubler le repos de ma patrie, et qu'elle allait se trouver elle-m¨ºme expos¨¦e ¨¤ toutes les privations et ¨¤ tous les dangers qui devaient accompagner la vie hasardeuse de son mari. Apr¨¨s une courte consultation sur ce que nous devions faire en cette circonstance, nous adoptames le plan de mon p¨¨re, qui consistait ¨¤ partir sur-le-champ pour Londres. Je lui fis part du d¨¦sir que j'avais d'offrir mes services au gouvernement pour entrer dans un corps de volontaires dont plusieurs se formaient d¨¦j¨¤. Il y consentit, car, quoiqu'il f?t par principe ennemi de l'¨¦tat militaire, personne n'aurait plus volontiers expos¨¦ sa vie pour la d¨¦fense de la libert¨¦ civile et religieuse. Nous traversames en grande hate, et non sans courir quelques dangers, le comt¨¦ de Dumfries et tous les comt¨¦s du midi de l'¨¦cosse et du nord de l'Angleterre. Tous les seigneurs de ces environs, du parti des tories, avaient d¨¦j¨¤ pris les armes et les avaient fait prendre ¨¤ leurs vassaux, tandis que les whigs, se rassemblant dans les principales villes, en armaient les habitants et se pr¨¦paraient ¨¤ la guerre civile. Nous manquames plusieurs fois d'¨ºtre arr¨ºt¨¦s, et nous f?mes souvent oblig¨¦s de choisir des routes d¨¦tourn¨¦es pour ¨¦viter des points de rassemblement. Quand nous arrivames ¨¤ Londres, mon p¨¨re s'associa aux banquiers et aux n¨¦gociants qui ¨¦taient convenus de soutenir le gouvernement et d'emp¨ºcher la baisse des fonds publics, sur laquelle les conspirateurs avaient compt¨¦ pour faire r¨¦ussir leur entreprise, en obligeant le gouvernement ¨¤ une sorte de banqueroute. Il fut nomm¨¦ pr¨¦sident de ce corps formidable de capitalistes dont tous les membres ¨¦taient pleins de confiance en ses talents, en son z¨¨le et en son activit¨¦. Il devint aussi l'organe de leurs communications avec le gouvernement, et trouva le moyen d'acheter, tant avec ses propres fonds qu'avec ceux de la soci¨¦t¨¦, l'immense quantit¨¦ d'effets publics qu'¨¤ la premi¨¨re nouvelle de la r¨¦volte on eut soin de pr¨¦senter ¨¤ la bourse afin de parvenir ¨¤ les d¨¦pr¨¦cier, ce qui pourtant n'arriva point, grace ¨¤ l'heureux effet de l'association dont je viens de parler. Moi-m¨ºme je ne restai pas dans l'inaction. J'obtins une commission, je levai deux cents hommes aux d¨¦pens de mon p¨¨re, et je joignis l'arm¨¦e du g¨¦n¨¦ral Carpenter. Cependant la r¨¦bellion s'¨¦tait ¨¦tendue jusqu'en Angleterre. Le comte de Derwentwater avait pris les armes pour les Stuarts avec le g¨¦n¨¦ral Foster. Mon pauvre oncle, sir Hildebrand, dont le domaine ¨¦tait r¨¦duit presqu'¨¤ rien par suite de son insouciance, de l'inconduite de ses enfants et du d¨¦sordre habituel qui r¨¦gnait dans sa maison, s'¨¦tait laiss¨¦ persuader de joindre ce malheureux ¨¦tendard; mais, avant de prendre ce parti, il avait eu une pr¨¦caution que personne ne lui aurait suppos¨¦e, celle de faire son testament. Par ce testament, il l¨¦guait son domaine d'Osbaldistone-Hall et tous ses biens ¨¤ tous ses enfants successivement et ¨¤ leurs h¨¦ritiers males, en commen?ant par l'a?n¨¦, jusqu'¨¤ ce qu'il arrivat ¨¤ Rashleigh, qu'il d¨¦testait de toute son ame ¨¤ cause du changement qui s'¨¦tait op¨¦r¨¦ dans ses sentiments politiques. Il lui l¨¦guait un shilling ¨¤ titre de l¨¦gitime, et me nommait pour son h¨¦ritier en cas de mort de ses cinq autres enfants sans post¨¦rit¨¦ male, directe et l¨¦gitime. Le bon vieillard avait toujours eu de l'amiti¨¦ pour moi; il est d'ailleurs probable qu'en voyant autour de lui cinq enfants robustes et bien constitu¨¦s, il ne croyait pas que ce legs p?t jamais avoir d'effet, et qu'il lui avait ¨¦t¨¦ principalement inspir¨¦ par le d¨¦sir de laisser une preuve authentique de son m¨¦contentement contre Rashleigh. Par un dernier article il l¨¦guait ¨¤ la ni¨¨ce de sa d¨¦funte femme, Diana Vernon, qu'il nommait lady Diana Vernon Beauchamp, quelques diamants qui avaient appartenu ¨¤ sa tante, et un grand vase en argent sur lequel ¨¦taient grav¨¦es les armes des familles Vernon et Osbaldistone. Mais il ¨¦tait entr¨¦ dans les d¨¦crets du ciel que sa race s'¨¦teindrait plus t?t qu'il ne le pr¨¦sumait. D¨¨s la premi¨¨re revue que les conspirateurs pass¨¨rent dans un endroit nomm¨¦ Green-Rigg, Thorncliff eut une querelle sur la pr¨¦s¨¦ance avec un gentilhomme des fronti¨¨res du Northumberland, aussi farouche et aussi intraitable qu'il l'¨¦tait lui-m¨ºme. En d¨¦pit de toutes les remontrances, ils donn¨¨rent ¨¤ leur commandant une preuve de la bonne discipline qui r¨¦gnait dans son corps en se battant en duel, et Thorncliff fut tu¨¦ sur la place. Sa mort fut une grande perte pour sir Hildebrand, car, malgr¨¦ son caract¨¨re querelleur, il avait un grain ou deux de bon sens de plus que ses autres fr¨¨res, en exceptant toujours Rashleigh. Percy l'ivrogne eut une fin digne de son caract¨¨re: il fit un d¨¦fi ¨¤ un de ses fr¨¨res d'armes, fameux par ses exploits en ce genre, et surnomm¨¦ Brandy-Swaleweel, ¨¤ qui boirait le plus d'eau-de-vie quand le roi Jacques serait proclam¨¦ par les insurgents ¨¤ Morpeth. J'ai oubli¨¦ la quantit¨¦ exacte de cette liqueur pernicieuse que Percy avala, mais elle lui occasionna une fi¨¨vre inflammatoire dont il mourut le troisi¨¨me jour, en criant ¨¤ chaque instant: -- De l'eau! de l'eau! Dick se cassa le cou pr¨¨s de Warrington-Bridge. D¨¦sirant vendre tr¨¨s cher une mauvaise jument ¨¤ un de ses camarades, il voulut lui prouver qu'elle ¨¦tait en ¨¦tat de faire des prouesses. Il essaya de la faire sauter par-dessus une barri¨¨re; l'animal tr¨¦bucha et renversa son ¨¦cuyer, qui se brisa la t¨ºte contre un arbre voisin. L'imb¨¦cile Wilfred eut, comme cela arrive souvent, la meilleure fortune de toute la famille. Il fut tu¨¦ ¨¤ Proud-Preston, dans le Lancashire, le jour o¨´ le g¨¦n¨¦ral Carpenter attaqua les barricades. Il avait combattu avec un grand courage, quoiqu'on m'ait assur¨¦ qu'il n'avait jamais pu bien comprendre la cause de la querelle, et qu'il ne se souvenait pas toujours duquel des deux rois il avait embrass¨¦ le parti. Son fr¨¨re John se trouvait ¨¤ la m¨ºme affaire; il s'y conduisit avec bravoure, et y re?ut plusieurs blessures dangereuses dont il n'eut pas le bonheur de mourir sur le champ de bataille. L'arm¨¦e des insurg¨¦s se rendit ¨¤ discr¨¦tion le lendemain, et le vieux sir Hildebrand, d¨¦j¨¤ accabl¨¦ des malheurs arriv¨¦s ¨¤ sa famille en si peu de temps, fut conduit prisonnier ¨¤ Newgate avec son fils John. D¨¨s que je me trouvai d¨¦charg¨¦ de mes devoirs militaires, je ne perdis pas un instant pour tacher de porter du secours ¨¤ ces deux infortun¨¦s parents. Le cr¨¦dit de mon p¨¨re aupr¨¨s du gouvernement et la compassion qu'inspirait g¨¦n¨¦ralement un vieillard qui avait perdu successivement quatre fils, auraient sauv¨¦ mon oncle et mon cousin du danger d'¨ºtre mis en jugement comme coupables de haute trahison; mais leur arr¨ºt ¨¦tait port¨¦ par un tribunal supr¨ºme et sans appel. John mourut de ses blessures ¨¤ Newgate, me recommandant ¨¤ son dernier soupir une paire de faucons de chasse qu'il avait dress¨¦s lui-m¨ºme, et qu'il avait laiss¨¦s ¨¤ Osbaldistone-Hall, et une chienne ¨¦pagneule nomm¨¦e Lucy. Mon pauvre oncle semblait tout ¨¤ fait abattu sous le poids de ses malheurs domestiques et des circonstances qui les avaient amen¨¦s. Il parlait peu, mais il paraissait sensible aux attentions que je me faisais un devoir d'avoir pour lui. Je ne fus pas t¨¦moin de sa premi¨¨re entrevue avec mon p¨¨re, qu'il n'avait pas vu depuis bien des ann¨¦es. Elle dut ¨ºtre p¨¦nible pour tous deux, ¨¤ en juger par l'¨¦tat o¨´ je trouvai mon p¨¨re apr¨¨s qu'elle eut eu lieu. Sir Hildebrand ne parlait jamais de Rashleigh, le seul fils qui lui restat, qu'avec un sentiment d'amertume. Il l'accusait de la ruine de sa maison et de la mort de ses fr¨¨res, d¨¦clarant que ni lui ni ses enfants n'auraient pris part ¨¤ toutes ces intrigues politiques si ce n'e?t ¨¦t¨¦ ¨¤ l'instigation de ce mis¨¦rable, qui avait ¨¦t¨¦ le premier ¨¤ les trahir. Il parlait quelquefois de Diana, et toujours avec beaucoup d'affection; il me dit, un jour que j'¨¦tais assis pr¨¨s de son lit: -- Mon neveu, depuis la mort de Thorncliff et de tous les autres, je suis fach¨¦ que vous ne puissiez l'¨¦pouser. Cette expression de _tous les autres _m'affecta vivement, car c'¨¦tait une phrase dont se servait ordinairement le pauvre baronnet quand il se disposait ¨¤ partir joyeusement pour la chasse avec ses enfants; il distinguait Thorncliff en l'appelant par son nom, parce qu'il ¨¦tait son favori, et il d¨¦signait toujours ses fr¨¨res d'une mani¨¨re g¨¦n¨¦rale. -- Hol¨¤! h¨¦! criait-il avec une gaiet¨¦ bruyante, appelez Thorncliff, appelez tous les autres! Quelle diff¨¦rence avec le ton morne et lugubre dont il venait de prononcer les m¨ºmes mots! Ce fut alors qu'il me parla de son testament. Il m'en communiqua le contenu, m'en remit une copie, et m'apprit que l'original ¨¦tait d¨¦pos¨¦ entre les mains de mon ancienne connaissance le juge Inglewood. Ce magistrat, n'¨¦tant craint de personne, ¨¦tait regard¨¦ comme une esp¨¨ce de puissance neutre; les deux partis avaient en lui une ¨¦gale confiance, et je crois qu'il ¨¦tait ¨¤ cette m¨ºme ¨¦poque d¨¦positaire de la moiti¨¦ de tous les testaments du Northumberland. Mon oncle employa ses derniers moments ¨¤ s'acquitter des devoirs prescrits par la religion qu'il professait, et nous obt?nmes du gouvernement, non sans quelque peine, la permission que le chapelain de l'ambassadeur de Sardaigne lui en apportat les consolations. Ni mes propres observations, ni les r¨¦ponses que les m¨¦decins firent ¨¤ mes questions ne purent m'apprendre le nom de la maladie qui termina ses jours. Son temp¨¦rament, us¨¦ par ses exc¨¨s de boisson et par les fatigues de la chasse, ¨¤ laquelle il se livrait sans m¨¦nagement, avait re?u un dernier choc par les chagrins qu'il venait d'¨¦prouver; il s'¨¦teignit plut?t qu'il ne mourut, de m¨ºme qu'un vaisseau, apr¨¨s avoir ¨¦t¨¦ longtemps le jouet des vents et de la temp¨ºte, livre passage ¨¤ l'eau par mille fentes imperceptibles, et coule ¨¤ fond sans cause apparente de destruction. Il est assez remarquable que mon p¨¨re, apr¨¨s avoir rendu les derniers devoirs ¨¤ son fr¨¨re, parut d¨¦sirer vivement que je ne perdisse pas un instant pour me mettre en possession d'Osbaldistone-Hall et devenir le repr¨¦sentant de la maison de son p¨¨re, ce qui jusqu'¨¤ ce moment avait ¨¦t¨¦ la chose du monde qui semblait avoir le moins d'attrait pour lui; mais il avait ¨¦t¨¦ comme le renard de la fable qui affectait de m¨¦priser ce qui ¨¦tait hors de sa port¨¦e: je ne doute pas d'ailleurs que son ressentiment contre Rashleigh (maintenant sir Rashleigh Osbaldistone), qui jetait les hauts cris et mena?ait d'attaquer le testament de son p¨¨re, ne contribuat ¨¤ augmenter son d¨¦sir d'en maintenir la validit¨¦. -- J'ai ¨¦t¨¦ injustement d¨¦sh¨¦rit¨¦ par mon p¨¨re, me dit-il, parce que j'avais pris le parti du commerce. Mon fr¨¨re a r¨¦par¨¦ cette injustice en vous laissant les restes de sa fortune d¨¦labr¨¦e. Vous en ¨¦tiez l'h¨¦ritier naturel, et je d¨¦penserai dix fois la valeur du legs plut?t que de vous y voir renoncer. Rashleigh en ce moment n'¨¦tait pourtant pas un personnage sans cons¨¦quence et dont on p?t m¨¦priser les menaces. Les r¨¦v¨¦lations qu'il avait faites au gouvernement dans un moment critique, l'¨¦tendue des informations qu'il avait donn¨¦es, l'adresse avec laquelle il avait su se faire un m¨¦rite des moindres d¨¦tails et des plus l¨¦gers services lui avaient procur¨¦ des protecteurs assez puissants dans le minist¨¨re. Nous ¨¦tions d¨¦j¨¤ en proc¨¨s avec lui pour l'affaire des billets qu'il avait soustraits de notre caisse, et, ¨¤ en juger d'apr¨¨s le peu de progr¨¨s que faisait une poursuite si simple en apparence, on aurait pu craindre que la seconde difficult¨¦ ne se prolongeat au-del¨¤ du terme naturel de notre vie. Pour abr¨¦ger ces d¨¦lais le plus possible, mon p¨¨re, par l'avis de son avocat, acheta en mon nom toutes les cr¨¦ances qui ¨¦taient hypoth¨¦qu¨¦es sur le domaine d'Osbaldistone. Peut-¨ºtre aussi voulut-il profiter de cette occasion pour r¨¦aliser une partie des profits consid¨¦rables qu'il avait retir¨¦s de la hausse qui avait eu lieu dans les fonds lors de la dispersion des rebelles. Quoi qu'il en soit, il en r¨¦sulta que, lorsque j'eus d¨¦pos¨¦ l'¨¦p¨¦e et quitt¨¦ le ceinturon, au lieu de m'ordonner de prendre place dans son bureau, comme je m'y attendais, car je lui avais d¨¦clar¨¦ que je me soumettrais ¨¤ toutes ses volont¨¦s, il me fit partir pour Osbaldistone-Hall, afin d'en prendre possession, comme le repr¨¦sentant actuel de cette famille. Il me chargea de voir le juge Inglewood, de r¨¦clamer de lui la remise du testament de mon oncle, et de prendre toutes les mesures n¨¦cessaires pour le faire mettre ¨¤ ex¨¦cution. Ce changement de destination ne me fit pas tout le plaisir qu'on pouvait croire. Osbaldistone-Hall ne se pr¨¦sentait ¨¤ mon esprit qu'accompagn¨¦ de souvenirs p¨¦nibles. Je pensai pourtant que ce n'¨¦tait que dans ses environs que j'avais quelque probabilit¨¦ d'obtenir des renseignements sur le destin de Diana Vernon. J'avais toutes sortes de raisons pour craindre qu'il ne f?t bien diff¨¦rent de celui que je lui aurais souhait¨¦, et je n'avais pu jusque-l¨¤ me procurer aucune information. Ce fut en vain que, lors des fr¨¦quentes visites que je faisais ¨¤ mon oncle ¨¤ Newgate, j'avais cherch¨¦ ¨¤ gagner la confiance de divers prisonniers, en leur rendant tous les petits services qui ¨¦taient en mon pouvoir; le soup?on qui s'attachait naturellement ¨¤ un homme qui avait port¨¦ les armes contre eux, ¨¤ un cousin du tra?tre Rashleigh, fermait tous les coeurs et toutes les bouches, et je ne recevais pour tous mes bons offices que de froids remerciements qu'on semblait m¨ºme m'adresser ¨¤ regret. Le bras de la loi s'¨¦tait d¨¦j¨¤ appesanti sur plusieurs d'entre les d¨¦tenus, et les autres qui leur avaient surv¨¦cu n'en concevaient que plus d'¨¦loignement pour tous ceux qu'ils regardaient comme ayant des liaisons avec le gouvernement existant. Comme on les conduisait successivement au supplice, les derniers finissaient par ne plus prendre aucun int¨¦r¨ºt au genre humain, et perdaient m¨ºme le d¨¦sir d'avoir avec les hommes aucune communication. Je me souviendrai longtemps qu'ayant demand¨¦ ¨¤ l'un d'eux, nomm¨¦ Edouard Shafton, s'il d¨¦sirait quelque chose que je pusse lui procurer pour varier la nourriture grossi¨¨re de la prison: -- M. Frank Osbaldistone, me r¨¦pondit-il, je dois supposer que votre demande part d'un bon coeur, et je vous en remercie; mais, de par Dieu! croyez-vous qu'on engraisse les hommes comme de la volaille? et quand nous voyons emmener tous les jours quelques-uns de nos compagnons, ne devons-nous pas pr¨¦voir que notre tour ne peut tarder? Tout bien consid¨¦r¨¦, je ne fus pas fach¨¦ de quitter Londres et d'aller respirer l'air plus pur du Northumberland. Andr¨¦ ¨¦tait rest¨¦ ¨¤ mon service, un peu grace ¨¤ la protection de mon p¨¨re qui avait paru d¨¦sirer que je le conservasse. Les connaissances locales qu'il avait ¨¤ Osbaldistone-Hall et dans les environs pouvaient m'¨ºtre utiles en ce moment; je le pr¨¦vins donc qu'il m'y suivrait, et ce ne fut pas sans jouir d'avance du plaisir de pouvoir m'en d¨¦barrasser en le r¨¦tablissant dans les fonctions de jardinier qu'il y remplissait autrefois. Je ne puis concevoir comment il avait r¨¦ussi ¨¤ int¨¦resser mon p¨¨re en sa faveur, si ce n'est par l'art, qu'il poss¨¦dait ¨¤ un degr¨¦ sup¨¦rieur, d'affecter le plus grand attachement pour son ma?tre. Cet attachement n'existait pourtant qu'en th¨¦orie, et ne l'emp¨ºchait nullement de chercher tous les moyens de remplir sa bourse aux d¨¦pens de la mienne; mais il faut convenir aussi que c'¨¦tait un privil¨¨ge dont il voulait jouir seul, et qu'il d¨¦fendait mes int¨¦r¨ºts avec z¨¨le toutes les fois qu'ils n'¨¦taient pas en opposition avec les siens. Nous f?mes notre voyage vers le nord sans aucune aventure remarquable, et nous trouvames ce pays, nagu¨¨re tellement agit¨¦ par les fureurs de la r¨¦bellion, jouissant d'une tranquillit¨¦ parfaite. Plus nous approchions d'Osbaldistone-Hall, plus mon coeur se gla?ait ¨¤ l'id¨¦e de revoir ce chateau jadis si bruyant et aujourd'hui si d¨¦sert. Enfin, pour y retarder mon arriv¨¦e de vingt-quatre heures, je r¨¦solus d'aller d'abord rendre ma visite au juge Inglewood. Ce personnage v¨¦n¨¦rable, pendant les troubles qui venaient d'¨¦clater, avait eu beaucoup ¨¤ r¨¦fl¨¦chir sur ce qu'il avait ¨¦t¨¦ autrefois, et sur ce qu'il ¨¦tait alors. Ses retours sur le pass¨¦ n'avaient pas eu peu d'influence pour ralentir l'activit¨¦ qu'il aurait ¨¦t¨¦ de son devoir de d¨¦ployer en de pareilles circonstances. Il en ¨¦tait pourtant r¨¦sult¨¦ une bonne fortune pour lui. Son clerc Jobson, fatigu¨¦ de son indolence, l'avait quitt¨¦ pour travailler chez un certain seigneur Standish, nouvellement nomm¨¦ juge de paix, et qui donnait les preuves les moins ¨¦quivoques d'un z¨¨le ardent pour le roi George et pour la succession protestante. Il le portait ¨¤ un tel degr¨¦ que Jobson, bien loin d'avoir ¨¤ le stimuler comme son ancien patron, ¨¦tait quelquefois oblig¨¦ de chercher ¨¤ le retenir dans de justes bornes. Le vieux juge Inglewood me re?ut avec beaucoup de politesse, et me remit sans difficult¨¦ le testament de mon oncle, qui paraissait parfaitement en r¨¨gle. Il eut d'abord l'air embarrass¨¦, parce qu'il ignorait dans quel sens il devait parler en ma pr¨¦sence. Mais quand il vit que, quoique partisan d¨¦cid¨¦, par principes, du gouvernement actuel, je n'¨¦tais pas d¨¦nu¨¦ de compassion pour ceux qu'un sentiment mal dirig¨¦ de devoir et de loyaut¨¦ avait entra?n¨¦s dans un parti oppos¨¦, il me fit une narration tr¨¨s divertissante de ce qu'il avait fait et de ce qu'il n'avait pas fait, me nommant ceux qu'il avait d¨¦termin¨¦s par ses avis ¨¤ ne pas joindre les rebelles, et ceux sur la fuite desquels il avait ferm¨¦ les yeux quand la r¨¦volte dans laquelle il avait eu le malheur de jouer un r?le actif avait ¨¦t¨¦ comprim¨¦e. Nous ¨¦tions t¨ºte ¨¤ t¨ºte, et, d'apr¨¨s l'expr¨¨s commandement du juge, plusieurs sant¨¦s avaient ¨¦t¨¦ bues, quand tout ¨¤ coup il m'invita ¨¤ remplir mon verre jusqu'au bord, _bona fide, _afin de porter un toast ¨¤ la pauvre miss Diana Vernon, la rose du d¨¦sert, la bruy¨¨re de Cheviot, cette fleur qui allait ¨ºtre transplant¨¦e dans un maudit clo?tre. -- Est-ce que miss Vernon n'est pas mari¨¦e? m'¨¦criai-je. Je croyais que Son Excellence... -- Bah! bah! Son Excellence, Sa Seigneurie! pures billeves¨¦es, titres de la cour de Saint-Germain! C'est le comte de Beauchamp, sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon, que le duc d'Orl¨¦ans, le r¨¦gent, avait nomm¨¦ son ministre pl¨¦nipotentiaire, sans peut-¨ºtre savoir qu'il existat. Mais vous avez d? le voir au chateau, quand il y jouait le r?le du P. Vaughan. -- Du P. Vaughan! est-il possible? Mais sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon ¨¦tait- il donc le p¨¨re de miss Diana? -- Sans doute. Il n'y a pas de n¨¦cessit¨¦ d'en faire un myst¨¨re ¨¤ pr¨¦sent, car il a quitt¨¦ le pays, sans quoi ce serait mon devoir de le faire arr¨ºter. Allons, votre verre est-il plein? La sant¨¦ maintenant, la sant¨¦ de cette ch¨¨re miss Diana qui est perdue pour nous. Vous savez la chanson: _¨¤ sa sant¨¦ buvons tous avec joie,_ _¨¤ sa sant¨¦,_ _Et vainement vous portez bas de soie,_ _¨¤ genoux donc pour porter la sant¨¦_ _De la beaut¨¦._ Le lecteur[143] croira sans peine que je n'¨¦tais pas dispos¨¦ ¨¤ partager la gaiet¨¦ du juge. J'¨¦tais ¨¦tourdi de la nouvelle que je venais d'apprendre. -- J'ignorais, lui dis-je, que le p¨¨re de miss Vernon v¨¦c?t encore. -- Ce n'est pas notre gouvernement qu'il en faut accuser, dit Inglewood, car du diable s'il existe un homme pour la t¨ºte duquel il donnerait plus d'argent. Il fut jadis condamn¨¦ ¨¤ mort pour la conspiration de Fenwick, ce qui ne l'emp¨ºcha pas de diriger le complot de Knight-Bridge du temps du roi Guillaume, et comme il avait ¨¦pous¨¦ une parente de la maison de Breadalbane, il avait en ¨¦cosse une influence consid¨¦rable. Le bruit courut m¨ºme qu'on avait voulu faire de son extradition une des conditions de la paix de Ryswick; mais il eut la pr¨¦caution ¨¤ cette ¨¦poque de feindre une maladie et de faire annoncer sa mort dans la Gazette de France. Enfin il revint ici, et nous autres vieux Cavaliers[144] n'e?mes pas de peine ¨¤ le reconna?tre; c'est-¨¤-dire que je le reconnus bien, sans ¨ºtre Cavalier moi-m¨ºme; mais comme on ne m'adressa point de d¨¦nonciation contre lui, et que de fr¨¦quentes attaques de goutte m'avaient rendu la m¨¦moire fort courte, je n'aurais pu affirmer son identit¨¦ sous serment. Vous entendez? -- Mais il n'¨¦tait donc pas connu ¨¤ Osbaldistone-Hall? -- Il ne l'¨¦tait que de sa fille, du vieux gentilhomme et de Rashleigh, qui avait d¨¦couvert ce secret, comme il en d¨¦couvrait tant d'autres, et qui s'en servait comme d'une corde pass¨¦e autour du cou de cette pauvre Diana. Cent fois je l'ai vue pr¨ºte ¨¤ lui rompre en visi¨¨re si elle n'avait ¨¦t¨¦ retenue par crainte pour son p¨¨re, dont la vie n'aurait pas ¨¦t¨¦ cinq minutes en s?ret¨¦ s'il avait ¨¦t¨¦ d¨¦couvert par le gouvernement. Mais comprenez-moi bien, M. Osbaldistone; quand je parle du gouvernement, je ne veux pas dire qu'il ne soit pas bon, juste et cl¨¦ment. Il a fait pendre bien des rebelles sans doute, pauvres diables! mais tout le monde conviendra qu'il n'en aurait pas touch¨¦ un seul s'ils ¨¦taient rest¨¦s tranquilles chez eux. Peu curieux d'entrer dans une discussion politique, je fis retomber la conversation sur un sujet plus int¨¦ressant pour moi, et je trouvai que Diana, ayant positivement d¨¦clar¨¦ qu'elle n'¨¦pouserait aucun des fr¨¨res Osbaldistone, et ayant t¨¦moign¨¦ particuli¨¨rement son aversion pour Rashleigh, celui-ci montra quelque refroidissement pour la cause du Pr¨¦tendant, cause qu'il avait embrass¨¦e parce que ¨¦tant le plus jeune de six fr¨¨res, hardi, rus¨¦, capable de tout, il esp¨¦rait s'ouvrir par l¨¤ un chemin ¨¤ la fortune. Quand il avait cru trouver le moyen d'arriver au m¨ºme but par une autre route, il n'avait point h¨¦sit¨¦ et avait trahi ses anciens associ¨¦s pour obtenir les faveurs du gouvernement anglais. Probablement il s'y ¨¦tait d¨¦termin¨¦ aussi par esprit de vengeance, parce que sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon et les chefs montagnards l'avaient oblig¨¦ ¨¤ restituer les billets qu'il avait soustraits de la caisse de mon p¨¨re. Il avait voulu faire passer ce vol pour une mesure politique, comme mon ami M. Jarvie me l'avait fort bien expliqu¨¦. Mais ce qui prouvait qu'il avait eu d'autres vues, c'est qu'il avait touch¨¦ les billets ¨¤ vue, qu'il s'en ¨¦tait appropri¨¦ le montant, et qu'il avait m¨ºme cherch¨¦ ¨¤ n¨¦gocier les autres ¨¤ Glascow. Comme il ¨¦tait dou¨¦ d'une grande p¨¦n¨¦tration, surtout quand il s'agissait de ses int¨¦r¨ºts, il est encore possible qu'il e?t enfin reconnu que les conspirateurs n'avaient ni les moyens ni les talents n¨¦cessaires pour renverser un gouvernement bien ¨¦tabli, et il ¨¦tait dans ses principes de se ranger du c?t¨¦ qui lui offrait les chances les plus avantageuses. Ce n'¨¦tait pas sans peine que sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon, ou, comme le nommaient les jacobites, Son Excellence le comte de Beauchamp, s'¨¦tait soustrait avec sa fille aux suites de la d¨¦nonciation de Rashleigh. L¨¤ se bornaient les informations de M. Inglewood, mais il ne doutait pas que sir Fr¨¦d¨¦ric et sa fille ne fussent alors en s?ret¨¦ sur le continent, puisqu'on n'avait pas appris qu'ils fussent tomb¨¦s entre les mains du gouvernement, qui n'aurait pas fait un secret d'une capture de cette importance. Diana, ayant refus¨¦ d'¨¦pouser un des fils de sir Hildebrand, devait entrer dans un couvent, aux termes d'un arrangement cruel fait entre lui et sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon. M. Inglewood ne put m'expliquer parfaitement la cause de ce trait¨¦ singulier, mais il pr¨¦tendait que c'¨¦tait une esp¨¨ce de pacte de famille dont le but avait ¨¦t¨¦ de conserver ¨¤ sir Fr¨¦d¨¦ric une partie de ses biens, qui, par suite de quelque manoeuvre l¨¦gale, ¨¦taient pass¨¦s dans la famille Osbaldistone lors de leur confiscation; trait¨¦, comme on en vit plusieurs ¨¤ cette ¨¦poque, dans lequel on n'avait pas eu plus d'¨¦gard aux sentiments des principales parties int¨¦ress¨¦es que si elles avaient fait partie des bestiaux attach¨¦s ¨¤ une ferme ¨¤ titre de cheptel. Le coeur humain est si difficile ¨¤ analyser que je ne saurais dire si cette nouvelle me fit peine ou plaisir. Il me parut pourtant que la certitude que Diana ¨¦tait s¨¦par¨¦e de moi, non par les liens du mariage, mais par les grilles du clo?tre, augmentait mes regrets de l'avoir perdue, au lieu de les adoucir. Je devins distrait, r¨ºveur, et je me trouvai incapable de soutenir plus longtemps la tache d'une conversation avec le juge Inglewood. Je le vis bailler ¨¤ son tour, et je lui demandai la permission de me retirer de bonne heure. Je lui fis mes adieux le soir m¨ºme, mon intention ¨¦tant de partir le lendemain ¨¤ la pointe du jour pour Osbaldistone-Hall. -- Vous ferez bien, me dit-il, de vous y montrer avant que le bruit de votre arriv¨¦e ici se soit r¨¦pandu. Je sais que sir Rashleigh Osbaldistone est dans le pays. Il loge chez Jobson, et il s'y couve sans doute quelque complot. Ils sont bien faits l'un pour l'autre, car quel homme d'honneur voudrait se trouver en leur compagnie? Mais il est impossible que deux t¨ºtes pareilles se rassemblent sans tramer un complot contre quelqu'un. Il conclut en me recommandant de ne pas partir le lendemain sans avoir mis mon estomac en ¨¦tat de braver l'air froid du matin en faisant une attaque sur le pat¨¦ de venaison, et en vidant une bouteille de vin qu'il laissa ¨¤ cet effet sur la table o¨´ nous venions de souper. Chapitre XXXVIII. Oui, son ma?tre n'est plus! sous ce toit solitaire, Hommes, chiens et chevaux, aujourd'hui tout est mort! Lui seul survit, achevant sa carri¨¨re Dans le chateau d'Ivor. WORDSWORTH. Il existe peu de sensations plus tristes que celles que nous ¨¦prouvons quand nous revoyons d¨¦serts et abandonn¨¦s des lieux qui nous avaient offert autrefois des sc¨¨nes de plaisir[145]. En me rendant ¨¤ Osbaldistone-Hall, je rencontrai les m¨ºmes objets que j'avais vus ce jour m¨¦morable o¨´ j'¨¦tais revenu avec miss Vernon d'Inglewood-Place. Son souvenir me tint compagnie pendant tout le chemin. Quand je passai pr¨¨s de l'endroit o¨´ je l'avais vue la premi¨¨re fois, je croyais presque encore entendre les cris des chiens, le bruit des chevaux, le son des cors, et je portais involontairement les yeux sur la colline d'o¨´ je l'avais vue descendre, comme si je devais m'attendre ¨¤ une nouvelle apparition. Mais quand j'arrivai au chateau, le profond silence qui y r¨¦gnait, toutes les fen¨ºtres ferm¨¦es, l'herbe qui avait cr? dans les cours, tout m'offrait un contraste m¨¦lancolique avec la gaiet¨¦ bruyante dont j'avais tant de fois ¨¦t¨¦ t¨¦moin lors du d¨¦part pour la chasse. Un silence ¨¦ternel semblait avoir succ¨¦d¨¦ aux aboiements des chiens impatients, au hennissement des chevaux, aux cris des piqueurs et au gros rire du bon sir Hildebrand ¨¤ la t¨ºte d'une suite nombreuse. En promenant mes regards sur cette sc¨¨ne d¨¦serte et muette, je ne pus songer sans regret m¨ºme ¨¤ ceux ¨¤ qui ¨¤ cette ¨¦poque il ne m'avait pas ¨¦t¨¦ possible d'accorder mon attention. Il y avait quelque chose de d¨¦chirant dans la pens¨¦e que toute cette famille compos¨¦e de fils robustes et bien constitu¨¦s avait ¨¦t¨¦ en si peu de temps pr¨¦cipit¨¦e dans le tombeau par diff¨¦rents genres de mort violente et inattendue. C'¨¦tait une bien faible consolation pour moi que de me dire que je rentrais comme propri¨¦taire dans un lieu que j'avais quitt¨¦ presque en fugitif. N'¨¦tant pas habitu¨¦ ¨¤ me regarder comme le ma?tre de tout ce qui m'entourait, je me consid¨¦rais presque comme un usurpateur, au moins comme un ¨¦tranger indiscret, et je pouvais ¨¤ peine me d¨¦fendre de l'id¨¦e que l'ombre de quelqu'un de mes cousins allait appara?tre, comme un spectre gigantesque des romans, pour me disputer l'entr¨¦e du chateau. Tandis que ces pens¨¦es m'occupaient, Andr¨¦ s'¨¦vertuait ¨¤ frapper ¨¤ coups redoubl¨¦s ¨¤ toutes les portes, appelant en m¨ºme temps d'un ton assez haut pour faire sentir l'importance qu'il croyait avoir en se pr¨¦sentant comme premier ¨¦cuyer du nouveau seigneur du domaine. Enfin Antoine Syddall, vieux sommelier et majordome de mon oncle, se montra ¨¤ une fen¨ºtre basse garnie de barreaux de fer, et nous demanda ce que nous d¨¦sirions. -- Nous venons vous relever de garde, dit Andr¨¦. Vous pouvez me remettre vos clefs, mon vieil ami, chaque chien a son jour. Je vous d¨¦barrasserai du soin de l'argenterie et de la cave. Il n'y a point de f¨¨ve qui n'ait son point noir, et l'on trouve une ortie dans chaque sentier: ainsi vous pourrez prendre au bas bout de la table la place qu'Andr¨¦ avait autrefois. ¨¦tant parvenu ¨¤ imposer silence au bavard, j'expliquai ¨¤ Syddall la nature de mes droits, et lui dis de m'ouvrir le chateau, qui ¨¦tait maintenant ma propri¨¦t¨¦. Le vieillard parut fort agit¨¦, et, quoique d'une mani¨¨re humble et soumise, montra beaucoup de r¨¦pugnance ¨¤ m'ob¨¦ir. J'en attribuai la cause ¨¤ son attachement pour ses anciens ma?tres; ce sentiment l'excusait, et lui faisait honneur ¨¤ mes yeux. J'insistai cependant pour qu'il m'ouvr?t, et je lui dis que son refus m'obligerait ¨¤ recourir au warrant du juge Inglewood, et ¨¤ demander l'assistance d'un constable. -- Nous ¨¦tions ce matin chez M. Inglewood, dit Andr¨¦ pour appuyer sur ma menace, et nous avons rencontr¨¦ en chemin Archie Rudledge le constable. Le pays est maintenant soumis aux lois, M. Syddall; les papistes et les rebelles n'y sont plus les ma?tres comme autrefois. La menace de recourir ¨¤ une autorit¨¦ l¨¦gale parut formidable ¨¤ un vieillard qui sentait que la religion qu'il professait et son attachement ¨¤ sir Hildebrand et ¨¤ ses enfants pouvaient le rendre suspect lui-m¨ºme. Il ouvrit donc avec une sorte de tremblement une porte garnie de verrous et de barres de fer, et me dit qu'il esp¨¦rait que je ne lui saurais pas mauvais gr¨¦ de la fid¨¦lit¨¦ avec laquelle il cherchait ¨¤ s'acquitter de ses devoirs. Je le rassurai, et lui r¨¦pondis qu'il n'en ¨¦tait que plus estimable ¨¤ mes yeux. -- Je ne pense pas de m¨ºme, dit Andr¨¦; Syddall est un vieux routier. Il ne serait point pale comme un linceul, Dieu me pr¨¦serve! et les dents qui lui restent ne claqueraient pas les unes contre les autres s'il n'y en avait pas plus qu'il ne veut nous en dire. -- Que Dieu vous pardonne, M. Fairservice, reprit le vieux sommelier, de parler ainsi d'un ancien camarade! O¨´ voulez-vous que j'allume du feu pour Votre Honneur? me dit-il du ton le plus humble. Je crains que vous ne trouviez le chateau bien triste, bien sombre. Mais peut-¨ºtre retournerez-vous d?ner ¨¤ Inglewood- Place? -- Allumez-moi du feu dans la biblioth¨¨que. -- Dans la biblioth¨¨que! Il y a bien longtemps que personne n'y est entr¨¦... La chemin¨¦e fume... Les pigeons y ont fait leur nid le printemps dernier; et je n'avais ici personne pour la faire nettoyer. -- Notre fum¨¦e vaut mieux que le feu des autres, dit Andr¨¦. Son Honneur aime la biblioth¨¨que. Ce n'est pas un de vos papistes qui se complaisent dans l'aveugle ignorance, M. Syddall. Le sommelier me conduisit ¨¤ la biblioth¨¨que d'un air qui annon?ait clairement qu'il agissait contre son gr¨¦. Il m'en ouvrit la porte, et, contre mon attente, je trouvai cet appartement plus propre et mieux en ordre que je ne l'avais jamais vu. Un excellent feu br?lait dans la chemin¨¦e, sans la moindre apparence de fum¨¦e. Syddall prit les pincettes pour arranger les tisons, ou plut?t pour cacher sa confusion. -- C'est singulier, dit-il, il br?le bien maintenant, et il a fum¨¦ toute la matin¨¦e. D¨¦sirant ¨ºtre seul jusqu'¨¤ ce que j'eusse pu ma?triser les diverses ¨¦motions que faisait na?tre en moi la vue de tout ce qui m'entourait, je dis au vieux sommelier d'avertir la personne charg¨¦e de recevoir le revenu des terres de venir me parler. Sa demeure ¨¦tait ¨¤ environ un demi-mille de distance, et je remarquai encore qu'il ne se disposait ¨¤ m'ob¨¦ir qu'avec une sorte de regret. J'ordonnai ensuite ¨¤ Andr¨¦ de chercher dans le voisinage une couple de jeunes gens vigoureux sur qui il p?t compter, sachant ¨¤ quelles extr¨¦mit¨¦s ¨¦tait capable de se porter Rashleigh, qui ¨¦tait dans les environs. Andr¨¦ se chargea de cette mission avec empressement et me dit qu'il me trouverait ¨¤ Trinlay- Knowe deux bons presbyt¨¦riens comme lui, en ¨¦tat de faire face au pape, au diable et au Pr¨¦tendant. Je ne serai point fach¨¦ moi- m¨ºme, ajouta-t-il, d'avoir ici de la compagnie: car vous souvenez- vous que je vous ai dit, le jour que nous sommes partis, que j'avais ¨¦t¨¦ tourment¨¦ par un esprit la nuit pr¨¦c¨¦dente? C'¨¦tait dans le jardin, au clair de lune. Vous n'avez pas voulu me croire: eh bien, que le tonnerre tombe sur toutes les fleurs du jardin si cet esprit ne ressemblait pas ¨¤ ce portrait. -- Et il me montrait un tableau qui repr¨¦sentait, ¨¤ ce qu'on m'avait dit, l'a?eul de miss Vernon. -- J'avais toujours pens¨¦, continua-t-il, qu'il y avait de la sorcellerie et de la diablerie parmi les papistes; mais jusqu'alors je n'avais jamais vu d'esprit. -- Allons, partez! amenez-moi les gens dont vous parlez, tachez qu'ils aient plus de bon sens que vous, et qu'ils n'aient point peur de leur ombre. -- Ah! dit Andr¨¦ d'un air d'importance, tous les voisins savent que je suis aussi brave qu'un autre; mais, Dieu me pr¨¦serve! je ne pr¨¦tends pas me battre contre des esprits. Il sortait ¨¤ peine, que M. Wardlaw, qui remplissait les fonctions d'agent du domaine, entra dans la biblioth¨¨que. C'¨¦tait un homme plein d'honneur et de probit¨¦, et sans son int¨¦grit¨¦ il aurait ¨¦t¨¦ difficile ¨¤ mon oncle de se maintenir si longtemps dans la possession d'Osbaldistone-Hall. Je lui montrai le testament de sir Hildebrand, et il en reconnut la validit¨¦. Pour tout autre que moi, cette succession aurait ¨¦t¨¦ peu profitable, attendu le grand nombre de dettes et d'hypoth¨¨ques dont elle ¨¦tait grev¨¦e. Mais il ne faut pas oublier que mon p¨¨re avait d¨¦j¨¤ rembours¨¦ en mon nom une partie des cr¨¦ances, et qu'il s'occupait d'en acheter le surplus. Je causai d'affaires assez longtemps avec M. Wardlaw, et je le retins ¨¤ d?ner. Je me fis servir dans la biblioth¨¨que, malgr¨¦ les instances que me fit Syddall pour que je descendisse dans la salle ¨¤ manger, qu'il avait, me dit-il, pr¨¦par¨¦e pour me recevoir. Pendant que nous d?nions, Andr¨¦ arriva avec sa recrue de deux vrais bleus.[146] Il m'en fit l'¨¦loge dans les termes les plus chauds, me les annon?ant comme des hommes sobres, honn¨ºtes, d'une saine doctrine, et, par-dessus tout, braves comme des lions. Je donnai ordre qu'on les fit d?ner, et ils se retir¨¨rent tous trois. Le vieux Syddall branlait la t¨ºte en s'appr¨ºtant ¨¤ les suivre; je lui dis de rester et de m'expliquer ce que signifiait le geste qu'il venait de faire. -- Je ne puis m'attendre, dit-il, que Votre Honneur ajoute foi ¨¤ ce que je vais lui dire, et cependant c'est la v¨¦rit¨¦ de Dieu. Antoine Wingfield est un honn¨ºte gar?on, aussi honn¨ºte que personne au monde; mais s'il y a un mauvais coquin dans les environs, c'est son fr¨¨re Lancy. Tout le pays sait qu'il sert d'espion au clerc Jobson. Il lui a d¨¦nonc¨¦ bien des braves gens qui se sont mis dans l'embarras dans ces derniers temps. Mais il n'est pas catholique, et il n'en faut pas plus aujourd'hui. Je fis peu d'attention ¨¤ ce propos, que j'attribuai ¨¤ l'esprit de parti et aux diff¨¦rences d'opinions religieuses, et le vieillard, ayant mis le vin sur la table, se retira d'un air peu satisfait. M. Wardlaw resta avec moi jusqu'¨¤ ce que le jour commen?at ¨¤ baisser. Alors, ramassant ses papiers, il prit cong¨¦ de moi, et me laissa dans cet ¨¦tat d'esprit o¨´ l'on ne sait trop si l'on voudrait avoir de la compagnie ou rester dans la solitude. Au surplus, je n'avais pas la libert¨¦ du choix, et je me trouvais dans l'appartement du chateau le plus propre ¨¤ m'inspirer des r¨¦flexions m¨¦lancoliques. C'¨¦tait l¨¤ que j'avais pass¨¦ tant de moments heureux pr¨¨s de Diana, et je pensais avec amertume que je ne la verrais plus. Comme le jour commen?ait ¨¤ dispara?tre, je vis la t¨ºte d'Andr¨¦ se montrer ¨¤ la porte de la chambre, non pour me demander si je voulais de la lumi¨¨re, mais pour me conseiller d'en prendre par mesure de pr¨¦caution pour ¨¦carter les esprits. Je lui dis avec assez d'humeur de se retirer, et, m'asseyant dans un fauteuil en face de la grande chemin¨¦e gothique, je me mis machinalement ¨¤ tisonner le feu; et suivant des yeux le bois qui se changeait en charbons et les charbons qui se r¨¦duisaient en cendres: -- Voil¨¤ bien, m'¨¦criai-je, voil¨¤ bien l'image et le r¨¦sultat des d¨¦sirs de l'homme! un rien les allume, l'espoir les nourrit, et bient?t l'homme, avec ses passions et ses esp¨¦rances, n'est plus qu'un vil amas de cendres. Comme j'achevais de parler, j'entendis ¨¤ l'autre bout de la biblioth¨¨que un soupir qui semblait r¨¦pondre ¨¤ mes r¨¦flexions. Je me retournai pr¨¦cipitamment... Diana Vernon ¨¦tait devant mes yeux. Elle s'appuyait sur le bras d'un homme si ressemblant au portrait dont Andr¨¦ m'avait parl¨¦ le matin que je jetai les yeux sur le cadre, comme s'il avait d? ¨ºtre vide. Ma premi¨¨re id¨¦e fut que l'agitation de mon esprit causait cette illusion, ou que je voyais deux ombres sorties de la nuit du tombeau. Un second coup d'oeil me convainquit pourtant que je n'¨¦tais pas hors de mes sens, et que j'avais devant moi deux substances corporelle. C'¨¦tait bien Diana elle-m¨ºme, quoique plus pale et plus maigre que je ne l'avais encore vue, et son compagnon n'¨¦tait autre que le P. Vaughan, ou, pour mieux dire, sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon, qui, par hasard, portait un habit de m¨ºme couleur et presque de m¨ºme forme que celui du personnage peint dans le portrait en question. Il fut le premier qui rompit le silence: Diana avait les yeux baiss¨¦s et j'¨¦tais muet d'¨¦tonnement. -- Vous voyez devant vous, M. Osbaldistone, me dit-il, des suppliants qui vous demandent asile et protection, jusqu'¨¤ ce qu'ils puissent continuer un voyage o¨´ je risque de trouver ¨¤ chaque pas des cachots et la mort. -- Bien certainement, lui r¨¦pondis-je en faisant un effort pour recouvrer la parole, miss Vernon ne peut croire... vous ne pouvez supposer, monsieur, que j'aie oubli¨¦ les services que vous m'avez rendus, ou que je sois capable de trahir qui que ce soit, et vous moins que personne. -- Je le sais, dit sir Fr¨¦d¨¦ric, et cependant c'est avec une r¨¦pugnance inexprimable que je vous demande un service peut-¨ºtre d¨¦sagr¨¦able, mais ¨¤ coup s?r dangereux. Je voudrais pouvoir le r¨¦clamer de tout autre. Mais le destin qui m'a conduit ¨¤ travers une vie agit¨¦e et pleine de dangers me presse tellement en cet instant que je n'ai pas d'autre alternative. En ce moment j'entendis du bruit sur l'escalier, et l'officieux Andr¨¦, en ouvrant la porte, s'¨¦cria: -- Je vous apporte des chandelles; vous les allumerez quand vous voudrez. Je me pr¨¦cipitai vers la porte, esp¨¦rant arriver ¨¤ temps pour l'emp¨ºcher de voir que je n'¨¦tais pas seul. Je le repoussai avec violence, fermai la porte et poussai le verrou. Mais, me rappelant aussit?t son bavardage habituel et les deux compagnons qu'il avait dans la cuisine; me souvenant aussi de l'observation faite par Syddall que l'un d'eux passait pour un espion de Jobson, je descendis sur-le-champ, et les trouvai tous trois r¨¦unis. Andr¨¦ parlait tr¨¨s haut quand j'arrivai; mais il se tut d¨¨s qu'il m'aper?ut. -- Qu'avez-vous donc, imb¨¦cile? lui dis-je; vous avez l'air effar¨¦ comme si vous aviez vu un esprit. -- Non, non, r¨¦pondit-il: non, il n'y a pas d'esprit l¨¤-dedans. Mais vous m'avez pouss¨¦ bien rudement, Dieu me pr¨¦serve! -- Parce que vous m'avez d¨¦rang¨¦ d'un profond sommeil, idiot. Syddall vient de me dire qu'il n'a pas de lits pr¨¦par¨¦s pour ces braves gens, et M. Wardlaw pense qu'il est inutile de les d¨¦ranger de leurs affaires. Tenez, mes amis, voici une demi-guin¨¦e pour boire ¨¤ ma sant¨¦. Je vous remercie de votre complaisance, et vous pouvez vous retirer. Ils me firent leurs remerciements, prirent l'argent, et s'en all¨¨rent sans montrer ni soup?ons ni m¨¦contentement; je restai jusqu'¨¤ ce qu'ils fussent partis, afin d'¨ºtre bien s?r qu'ils ne pourraient avoir aucune autre communication avec l'honn¨ºte Andr¨¦. Je l'avais suivi de si pr¨¨s que je croyais qu'il n'avait pas eu le temps de leur dire deux mots avant mon arriv¨¦e; mais il ne faut souvent que deux mots pour causer bien des malheurs, et l'on verra qu'en cette occasion ils co?t¨¨rent la vie ¨¤ deux personnes. Ayant fait cette exp¨¦dition, je ne songeai plus qu'¨¤ prendre les mesures n¨¦cessaires pour la s?ret¨¦ de mes h?tes. Pr¨¦sumant bien, d'apr¨¨s ce qui s'¨¦tait pass¨¦, que Syddall n'¨¦tait pas ¨¦tranger ¨¤ leur s¨¦jour au chateau, je le chargeai de monter lui-m¨ºme ¨¤ la biblioth¨¨que chaque fois que je sonnerais, et j'y retournai ensuite pour rendre compte aux deux fugitifs de tout ce que je venais de faire. Les yeux de Diana me remerci¨¨rent des pr¨¦cautions que j'avais prises. -- Maintenant, me dit-elle, vous connaissez tous mes myst¨¨res. Vous savez sans doute par quels liens ¨¦troits le sang et la tendresse m'unissent ¨¤ l'infortun¨¦ qui trouva ici une retraite, et vous ne serez plus surpris que Rashleigh, ayant p¨¦n¨¦tr¨¦ ce secret, osat me gouverner avec une verge de fer. Son p¨¨re ajouta que leur intention ¨¦tait de m'¨ºtre ¨¤ charge le moins longtemps possible. Je les suppliai de ne songer qu'¨¤ ce qui pouvait contribuer le plus ¨¤ leur s?ret¨¦, et je les assurai que tous mes efforts seraient dirig¨¦s vers le m¨ºme but; ce qui conduisit sir Fr¨¦d¨¦ric ¨¤ m'expliquer les circonstances o¨´ il se trouvait. -- J'avais toujours eu des soup?ons contre Rashleigh, me dit-il; mais sa conduite ¨¤ l'¨¦gard de ma fille, conduite dont elle ne me fit l'aveu que par ob¨¦issance, et l'abus de confiance dont il se rendit coupable ¨¤ l'¨¦gard de votre p¨¨re, m'inspir¨¨rent pour lui de l'aversion et du m¨¦pris. Dans notre derni¨¨re entrevue, je ne lui cachai pas mes sentiments, quoique la prudence e?t d? m'engager ¨¤ le faire. Il ajouta alors la trahison et l'apostasie ¨¤ la somme de ses crimes; mais j'esp¨¦rais que sa d¨¦fection n'aurait aucune suite facheuse pour notre cause. Le comte de Marr ¨¦tait en ¨¦cosse ¨¤ la t¨ºte d'une arm¨¦e pleine d'enthousiasme; lord Derwentwater, Kenmore, Forster, Winterton et autres avaient pris les armes dans le Northumberland: et je devais accompagner les Highlanders qui, sous les ordres du brigadier-g¨¦n¨¦ral Mac-Intosh de Borlum, pass¨¨rent le Forth, travers¨¨rent les Lowlands, et se r¨¦unirent aux insurg¨¦s anglais. Ma fille partagea les dangers et les fatigues de ce voyage... -- Et jamais elle ne quittera un p¨¨re tendrement aim¨¦, s'¨¦cria miss Vernon en s'appuyant sur son bras. -- J'avais ¨¤ peine rejoint mes amis que je d¨¦sesp¨¦rai du succ¨¨s de notre entreprise. Nos forces n'augmentaient point, notre parti n'¨¦tait compos¨¦ que de ceux qui partageaient nos opinions religieuses, et les tories protestants restaient dans l'ind¨¦cision, attendant pour se d¨¦clarer le r¨¦sultat des premiers ¨¦v¨¦nements. Enfin nous nous trouvames investis par une force sup¨¦rieure dans la petite ville de Preston. Nous nous d¨¦fend?mes avec courage le premier jour, mais d¨¨s le second les chefs regard¨¨rent toute r¨¦sistance comme inutile et r¨¦solurent de se rendre ¨¤ discr¨¦tion. Consentir ¨¤ de pareilles conditions c'e?t ¨¦t¨¦ porter ma t¨ºte sur l'¨¦chafaud. Une trentaine de braves gens pens¨¨rent comme moi qu'il valait mieux mourir que de se rendre. Mac-Gregor, que vous connaissez, ¨¦tait de ce nombre. Nous montames ¨¤ cheval, nous pla?ames au milieu de nous ma fille, qui ne voulut pas consentir ¨¤ me quitter, et mes compagnons, frapp¨¦s d'admiration pour son courage et pour sa pi¨¦t¨¦ filiale, jur¨¨rent de p¨¦rir plut?t que de l'abandonner. Nous sort?mes en corps au grand galop, par une rue nomm¨¦e Fishergate; elle conduisait dans un marais que l'ennemi n'avait pas occup¨¦ parce qu'il le jugeait impraticable et qu'il ¨¦tait bord¨¦ par la rivi¨¨re de Ribble sur laquelle il n'existait aucun pont. Nous ne rencontrames donc qu'un faible d¨¦tachement des dragons d'Honeywood, qui soutint ¨¤ peine notre premier choc; et Mac-Gregor, qui connaissait un gu¨¦ de la rivi¨¨re, nous y guida et nous la fit traverser sans danger. Tournant alors du c?t¨¦ de Liverpool, nous nous s¨¦parames; et chacun de nous chercha une retraite. J'ignore ce que devinrent mes compagnons. Quant ¨¤ moi, je me rendis avec ma fille dans le pays de Galles, o¨´ je connaissais beaucoup de personnes qui partageaient mes opinions politiques et religieuses. J'esp¨¦rais y trouver les moyens de passer sur le continent, mais je fus tromp¨¦ dans mon attente, et les recherches que le gouvernement anglais faisait faire dans le pays de Galles, o¨´ il soup?onnait plusieurs chefs de l'insurrection de s'¨ºtre retir¨¦s, me forc¨¨rent ¨¤ fuir de nouveau vers le nord. Comme je savais qu'Osbaldistone-Hall ¨¦tait inhabit¨¦ en ce moment et qu'il ne s'y trouvait que le vieux Syddall, de qui j'¨¦tais connu, et sur qui je pouvais compter, je r¨¦solus de m'y rendre, et d'y rester jusqu'¨¤ ce qu'un ami s?r m'e?t fait ¨¦quiper, dans un petit port du Solway, une chaloupe qui doit me conduire en France pour toujours. Syddall n'h¨¦sita point ¨¤ nous recevoir, et nous attendions qu'on nous fit avertir que les dispositions pour notre d¨¦part ¨¦taient termin¨¦es, quand votre arriv¨¦e impr¨¦vue en ce chateau et le choix que vous avez fait de cet appartement nous ont mis dans la n¨¦cessit¨¦ de recourir ¨¤ toute votre g¨¦n¨¦rosit¨¦. Ce fut ainsi que Sir Fr¨¦d¨¦ric termina un r¨¦cit que j'avais ¨¦cout¨¦ comme celui d'un r¨ºve. J'avais peine ¨¤ me figurer que c'¨¦tait bien sa fille que j'avais devant les yeux; le chagrin et les fatigues lui avaient fait perdre quelques-uns de ses attraits. L'air d'enjouement et de vivacit¨¦ que je lui avais vu autrefois avait fait place ¨¤ un caract¨¨re de soumission m¨¦lancolique et de r¨¦signation m¨ºl¨¦e de fermet¨¦. Quoique son p¨¨re craignit l'effet que pourraient produire sur mon esprit les louanges qu'il donnerait ¨¤ sa fille, il ne put r¨¦sister ¨¤ la tendresse paternelle qui le portait ¨¤ faire son ¨¦loge. -- Elle a subi, me dit-il, des ¨¦preuves qui feraient honneur ¨¤ la constance d'un martyr. Elle a brav¨¦ tous les dangers, elle a vu de pr¨¨s la mort sous tous les aspects. Elle a endur¨¦ des fatigues et des privations qui auraient ¨¦puis¨¦ le courage des hommes les plus d¨¦termin¨¦s. Elle a pass¨¦ les journ¨¦es dans les t¨¦n¨¨bres et les nuits dans les veilles, et n'a jamais fait entendre un murmure de faiblesse. En un mot, M. Osbaldistone, ma fille est une offrande digne du dieu auquel je vais la consacrer, comme tout ce qui reste de plus cher et de plus pr¨¦cieux ¨¤ Fr¨¦d¨¦ric Vernon. Il s'arr¨ºta ¨¤ ces mots, en jetant sur moi un regard que je ne compris que trop bien: son but ¨¦tait de d¨¦truire toutes les esp¨¦rances que j'aurais pu concevoir, et il voulait, comme en ¨¦cosse, pr¨¦venir toute nouvelle liaison entre sa fille et moi. -- Maintenant, dit-il ¨¤ sa fille, nous n'abuserons pas plus longtemps des moments de M. Osbaldistone, puisque le voil¨¤ instruit de la situation des infortun¨¦s qui r¨¦clament sa protection. Je les suppliai de rester, et leur offris de changer moi-m¨ºme d'appartement. -- N'en faites rien, me dit-il, vous ¨¦veilleriez peut-¨ºtre des soup?ons; d'ailleurs rien ne nous manque dans l'appartement secret que nous occupons, et dont on ne peut soup?onner l'existence que lorsqu'on en est instruit: nous aurions probablement pu y rester sans que vous vous en doutassiez, si je n'avais regard¨¦ comme un devoir de vous prouver ma confiance en votre honneur. -- Vous m'avez rendu justice, sir Fr¨¦d¨¦ric. Vous me connaissez bien, mais je suis s?r que miss Vernon vous dira... -- Je n'ai pas besoin du t¨¦moignage de ma fille, me dit-il d'un air poli, mais de mani¨¨re ¨¤ m'emp¨ºcher de m'adresser directement ¨¤ elle; je suis tr¨¨s dispos¨¦ ¨¤ concevoir la meilleure opinion de M. Frank Osbaldistone. Mais permettez-nous de nous retirer, le repos nous est n¨¦cessaire, nous en jouissons rarement, et d'un moment ¨¤ l'autre nous pouvons ¨ºtre oblig¨¦s de continuer un dangereux voyage. En parlant ainsi, il prit le bras de sa fille, et m'ayant salu¨¦, sortit avec elle par la porte que cachait la tapisserie. Chapitre XXXIX. Mais la main du destin soul¨¨ve le rideau, Et sur la sc¨¨ne il porte le flambeau. DRYDEN, _Don S¨¦bastien_. Je me sentis comme ¨¦tourdi et glac¨¦ en les voyant se retirer. Quand l'imagination nous repr¨¦sente un objet ch¨¦ri dont nous regrettons l'absence, elle le peint non seulement sous le jour qui lui est le plus avantageux, mais avec les traits sous lesquels nous d¨¦sirons le voir. Avant l'apparition si surprenante de Diana, j'¨¦tais plein de l'id¨¦e que les larmes qu'elle avait vers¨¦es en me faisant ses adieux en ¨¦cosse et la bague qu'elle m'avait fait remettre par H¨¦l¨¨ne Mac-Gregor ¨¦taient une preuve qu'elle emporterait mon souvenir dans son exil et jusque dans la solitude du clo?tre: je venais de la voir, et son air froid et contraint, ses yeux o¨´ je n'avais remarqu¨¦ qu'une m¨¦lancolie tranquille m'avaient tromp¨¦ dans mes esp¨¦rances, m'avaient presque offens¨¦. J'osai l'accuser d'indiff¨¦rence et d'insensibilit¨¦; je reprochai ¨¤ son p¨¨re son orgueil, son fanatisme, sa cruaut¨¦; j'oubliai qu'ils sacrifiaient tous deux leurs int¨¦r¨ºts, et Diana son inclination ¨¤ un devoir. Sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon ¨¦tait un catholique rigide, qui croyait le sentier du salut trop ¨¦troit pour qu'on p?t y admettre un h¨¦r¨¦tique. Et Diana, pour qui la s?ret¨¦ de son p¨¨re avait ¨¦t¨¦ depuis quelques ann¨¦es l'unique mobile de toutes ses actions, le seul but de ses pens¨¦es et de ses esp¨¦rances, regardait comme un devoir pour elle de se soumettre en tout ¨¤ sa volont¨¦ et de lui faire le sacrifice de ses plus ch¨¨res affections. J'aurais pu d¨¨s lors faire ces r¨¦flexions si j'avais ¨¦t¨¦ de sang-froid; mais dans l'agitation que j'¨¦prouvais, et au milieu du tumulte de mes passions, il m'¨¦tait impossible d'appr¨¦cier en ce moment ces sentiments honorables. _-- _Je suis donc m¨¦pris¨¦! m'¨¦criai-je; m¨¦pris¨¦ et jug¨¦ indigne m¨ºme d'avoir un court entretien avec elle! Soit, je n'en veillerai pas moins ¨¤ leur s?ret¨¦. Je me tiendrai dans cette chambre comme ¨¤ un poste avanc¨¦; et du moins, tant qu'ils resteront chez moi, nul danger ne pourra les atteindre si le bras d'un homme d¨¦termin¨¦ peut le d¨¦tourner. Je fis venir Syddall dans la biblioth¨¨que; il y arriva suivi de l'¨¦ternel Andr¨¦, qui, faisant des r¨ºves brillants pour lui-m¨ºme d'apr¨¨s ma prise de possession du chateau et des terres qui en d¨¦pendaient, semblait avoir jur¨¦ de ne pas laisser ¨¦chapper une occasion de se mettre en ¨¦vidence et de se rappeler ¨¤ mon souvenir. Aussi, comme cela arrive souvent ¨¤ ceux qui n'agissent que pas ¨¦go?sme, Andr¨¦ allait-il au-del¨¤ du but qu'il se proposait sans l'atteindre, et ne m'inspirait que le d¨¦go?t et l'ennui par ses importunit¨¦s. Sa pr¨¦sence m'emp¨ºcha de parler librement ¨¤ Syddall, comme je me le proposais, et je n'osai le renvoyer, de peur d'augmenter les soup?ons qu'il pouvait d¨¦j¨¤ avoir con?us, d'apr¨¨s la mani¨¨re brusque dont je l'avais pouss¨¦ hors de la biblioth¨¨que une heure auparavant. -- Syddall, lui dis-je, je passerai la nuit ici; j'ai beaucoup ¨¤ travailler, et je me reposerai quelques heures sur ce canap¨¦. ¨¤ la mani¨¨re dont je le regardais, il parut comprendre que j'¨¦tais instruit. Il m'offrit de me pr¨¦parer un lit de camp dans la biblioth¨¨que, et il s'en occupa avec Andr¨¦. Les renvoyant ensuite, je donnai ordre qu'on ne me troublat plus jusqu'au lendemain ¨¤ sept heures. Lorsqu'ils se furent retir¨¦s, je me trouvai libre de me livrer ¨¤ mes r¨¦flexions, sans craindre que le cours en p?t ¨ºtre interrompu, jusqu'¨¤ ce que la nature fatigu¨¦e exigeat quelque repos. Je travaillai pourtant ¨¤ ¨¦carter de mon esprit le sujet p¨¦nible qui m'occupait uniquement, mais tous mes efforts furent inutiles. Les sentiments que j'avais combattus avec courage quand l'objet qui les inspirait ¨¦tait ¨¦loign¨¦ de moi, renaissaient avec plus de force que jamais, maintenant que je n'en ¨¦tais s¨¦par¨¦ que par quelques pas et que j'¨¦tais ¨¤ la veille d'en ¨ºtre priv¨¦ pour toujours. Si je prenais un livre, le nom de Diana me semblait ¨¦crit ¨¤ chaque ligne; et, sur quelque sujet que je cherchasse ¨¤ fixer mes pens¨¦es, elles ne me pr¨¦sentaient jamais que son image. Elles ¨¦taient comme cette esclave empress¨¦e du Salomon de Prior: _Ma bouche ¨¤ peine a prononc¨¦ son nom_ _Qu'Abra survient, toujours pleine de z¨¨le:_ _C'est vainement une autre que j'appelle,_ _Abra toujours accourt et me r¨¦pond._ Tour ¨¤ tour je m'abandonnais ¨¤ ces pens¨¦es, et je cherchais ¨¤ m'en d¨¦fendre, tant?t c¨¦dant ¨¤ une ¨¦motion et ¨¤ une tristesse qui ne m'¨¦taient gu¨¨re naturelles, tant?t appelant ¨¤ mon secours ma fiert¨¦ bless¨¦e par un injuste outrage que je croyais avoir re?u. Enfin, apr¨¨s avoir longtemps parcouru la biblioth¨¨que ¨¤ grands pas, je me jetai tout habill¨¦ sur mon lit dans une sorte de d¨¦lire fi¨¦vreux. Mais ce fut en vain que je cherchai tous les moyens de me livrer au sommeil, que je ne me permis pas plus de mouvement que n'en aurait un corps priv¨¦ de vie, que j'essayai de donner un autre cours ¨¤ mes id¨¦es, tant?t en r¨¦citant des vers de m¨¦moire, tant?t en m'occupant de la solution d'un probl¨¨me d'alg¨¨bre; mes art¨¨res battaient avec une force et une rapidit¨¦ qui m'¨¦tonnaient, et je croyais sentir un feu liquide circuler dans mes veines au lieu de sang, et y produire des pulsations dont le son retentissait ¨¤ mon oreille comme le bruit r¨¦gulier d'un moulin ¨¤ foulon que j'aurais entendu de loin. Je me levai, j'ouvris la fen¨ºtre, j'y restai quelques instants; l'air de la nuit me rafra?chit un peu et calma en partie le d¨¦sordre de mes sens. Je me remis sur mon lit, et peu de temps apr¨¨s le sommeil s'empara de moi; mais ce sommeil ¨¦tait loin d'¨ºtre paisible, et il fut troubl¨¦ par des r¨ºves ¨¦pouvantables. Il en est un entre autres que je me rappelle encore en ce moment. Il me semblait que Diana et moi nous ¨¦tions au pouvoir d'H¨¦l¨¨ne Mac-Gregor, et qu'elle avait donn¨¦ ordre de nous pr¨¦cipiter du haut d'un rocher dans le lac. Le signal de notre supplice devait ¨ºtre un coup de canon tir¨¦ par sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon qui pr¨¦sidait ¨¤ la c¨¦r¨¦monie, rev¨ºtu du costume de cardinal. Je ne saurais peindre l'impression que me fit ¨¦prouver cette sc¨¨ne imaginaire. Je pourrais encore aujourd'hui retracer l'expression de courage et de r¨¦signation que je voyais sur les traits de Diana; les figures sauvages et hideuses qui nous environnaient et semblaient jouir d'avance de notre supplice; enfin, le fanatisme rigide et inflexible grav¨¦ sur la physionomie de sir Fr¨¦d¨¦ric. Je le vis la m¨¨che allum¨¦e, j'entendis le signal de notre mort que les ¨¦chos r¨¦p¨¦t¨¨rent d'une mani¨¨re effrayante. Je m'¨¦veillai en sursaut, et, me soulevant sur mon lit, l'esprit encore plein de ce r¨ºve, il me sembla entendre de nouveau la r¨¦p¨¦tition de ce funeste signal. Une minute me suffit pour me rappeler ¨¤ moi-m¨ºme, et j'entendis distinctement frapper ¨¤ grands coups ¨¤ la porte. Saisi de crainte pour mes h?tes, je me levai pr¨¦cipitamment, je pris mon ¨¦p¨¦e sous mon bras, et je me hatai de descendre pour donner ordre de ne pas ouvrir la porte. Malheureusement j'¨¦tais oblig¨¦ de faire un circuit, parce que la biblioth¨¨que donnait sur un escalier d¨¦rob¨¦ qu'il fallait parcourir pour regagner celui qui servait ¨¤ l'usage g¨¦n¨¦ral de toute la maison. J'entendais cependant tout ce qui se passait. Le vieux Syddall r¨¦pondait d'une voix faible et timide aux cris tumultueux des gens qui demandaient ¨¤ entrer de par le roi, d'apr¨¨s les ordres du juge Stradish, et qui faisaient au vieux domestique les plus horribles menaces s'il n'ob¨¦issait ¨¤ l'instant m¨ºme. ¨¤ mon grand d¨¦plaisir, j'entendis alors la voix aigre d'Andr¨¦ crier ¨¤ Syddall de se retirer et de lui laisser ouvrir la porte. -- S'ils viennent par ordre du roi George, disait-il, nous n'avons rien ¨¤ craindre. Nous avons vers¨¦ notre sang et d¨¦pens¨¦ notre argent pour lui. Nous n'avons pas besoin de nous cacher comme certaines gens, M. Syddall. Nous ne sommes, Dieu me pr¨¦serve! ni papistes ni jacobites, que je sache. J'entendis l'officieux coquin tirer verrou sur verrou, tout en proclamant son affection et celle de son ma?tre pour le roi George, et je calculai qu'il m'¨¦tait impossible d'arriver ¨¤ temps pour m'opposer ¨¤ l'entr¨¦e des gens qui arrivaient. D¨¦vouant au baton le dos de M. Fairservice, et me promettant de ne pas le manquer d¨¨s que j'aurais le temps de lui payer mes dettes, je courus me barricader dans la biblioth¨¨que; je fermai la porte ¨¤ clef et au verrou, et frappant vite ¨¤ la porte secr¨¨te qui conduisait ¨¤ l'appartement de mes h?tes, je demandai ¨¤ entrer sur- le-champ. Diana m'ouvrit elle-m¨ºme: elle ¨¦tait tout habill¨¦e, et son visage n'annon?ait ni crainte ni ¨¦motion. -- Le danger nous est si familier, me dit-elle, que nous y sommes toujours pr¨¦par¨¦s. Nous avons entendu tout ce bruit, et nous nous sommes dispos¨¦s ¨¤ fuir. Nous allons descendre dans le jardin, nous sortirons par la porte de derri¨¨re, dont Syddall nous a donn¨¦ la clef, ¨¤ tout ¨¦v¨¦nement, et de l¨¤ nous gagnerons le bois qui n'en est qu'¨¤ deux pas. J'en connais tous les d¨¦tours mieux que qui que ce soit, et j'esp¨¨re que nous pourrons leur ¨¦chapper. Tachez seulement de les arr¨ºter quelques instants. Adieu, cher Frank, adieu encore une fois. Elle disparut comme un m¨¦t¨¦ore, et elle avait ¨¤ peine pu rejoindre son p¨¨re, quand j'entendis frapper ¨¤ grands coups ¨¤ la porte de biblioth¨¨que. -- Vous ¨ºtes des voleurs, m'¨¦criai-je, feignant de me m¨¦prendre sur le motif de cette visite, et, si vous ne vous retirez ¨¤ l'instant, je n'ouvrirai que pour faire feu sur vous de ma carabine. -- Pas de folie! s'¨¦cria Andr¨¦, pas de folie! ce ne sont pas des voleurs, Dieu me pr¨¦serve! c'est M. le clerc Jobson qui vient avec un mandat. -- Pour chercher, saisir et appr¨¦hender, dit une voix que je reconnus pour celle de ce d¨¦testable praticien, diff¨¦rentes personnes d¨¦nomm¨¦es au mandat dont je suis porteur, et accus¨¦es de haute trahison, aux termes du chapitre III de la loi rendue dans la treizi¨¨me ann¨¦e du r¨¨gne de Guillaume. En m¨ºme temps les coups ¨¤ la porte redoubl¨¨rent avec une telle violence que je vis qu'elle n'y r¨¦sisterait pas longtemps. -- Un instant, messieurs, un instant, leur dis-je pour tacher de gagner quelques minutes. Point de voies de fait. Laissez-moi le temps de me lever, je vais vous ouvrir, et, si vous ¨ºtes porteur d'un mandat l¨¦gal, vous n'¨¦prouverez aucune r¨¦sistance. -- Dieu conserve le grand George, notre digne roi! s'¨¦cria Andr¨¦: je vous ai bien dit que vous ne trouveriez ici ni papistes ni jacobites. Quelques minutes s'¨¦coul¨¨rent en silence. Enfin, on recommen?a ¨¤ battre la porte, et je fus oblig¨¦ de l'ouvrir de peur qu'elle ne f?t enfonc¨¦e. M. Jobson entra suivi de plusieurs aides, parmi lesquels je reconnus Lancy Wingfield, porteur sans doute de l'avis charitable qui l'avait mis en mouvement. Il exhiba le mandat qu'il ¨¦tait charg¨¦ d'ex¨¦cuter contre Fr¨¦d¨¦ric Vernon et Diana Vernon sa fille, et m'en montra un second dirig¨¦ contre Frank Osbaldistone, comme leur fauteur et complice. C'e?t ¨¦t¨¦ une folie que de vouloir r¨¦sister. Je feignis de discuter encore quelques instants pour gagner du temps, et me rendis ensuite prisonnier. J'eus alors la mortification de voir Jobson marcher directement et sans h¨¦siter vers l'endroit qui conduisait ¨¤ l'appartement secret, lever la tapisserie, ouvrir la porte et y entrer. Il n'y resta qu'un instant. Le g?te est encore chaud, dit-il en rentrant, mais les li¨¨vres sont partis. Au surplus, s'ils ont ¨¦chapp¨¦ aux chasseurs, ils seront pris par les l¨¦vriers. Des cris que j'entendis en ce moment dans le jardin me firent penser que sa proph¨¦tie ne s'¨¦tait que trop r¨¦alis¨¦e. Au bout de quelques minutes, Rashleigh entra dans la biblioth¨¨que, accompagn¨¦ de quelques satellites, et amenant sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon et sa fille. -- Le vieux renard connaissait son terrier, dit-il, mais il ne pensait pas qu'un bon chasseur en gardait l'entr¨¦e. Je n'avais pas oubli¨¦ la porte du jardin, sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon, ou noble lord Beauchamp. -- Rashleigh, s'¨¦cria sir Fr¨¦d¨¦ric, vous ¨ºtes un abominable sc¨¦l¨¦rat! -- Je m¨¦ritais ce nom, monsieur... ou milord, quand, sous la direction d'un ma?tre habile, je cherchais ¨¤ d¨¦chirer par la guerre civile le sein d'un pays paisible. Mais j'ai fait tous mes efforts, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel, pour r¨¦parer mes erreurs et m¨¦riter mon pardon. Je ne pus garder le silence plus longtemps, malgr¨¦ la r¨¦solution que j'en avais form¨¦e. Il fallait parler ou ¨¦touffer. -- Les traits les plus hideux que l'enfer puisse produire, m'¨¦criai-je, ce sont ceux de l'hypocrisie couvrant la sc¨¦l¨¦ratesse. -- Ah! c'est vous, mon aimable cousin, dit Rashleigh en approchant de moi une lumi¨¨re, et me regardant de la t¨ºte aux pieds. Soyez le bienvenu ¨¤ Osbaldistone-Hall. Je vous pardonne votre humeur. Il est dur de perdre en une nuit une ma?tresse et un beau domaine; car nous allons prendre possession de ce chateau au nom de l'h¨¦ritier l¨¦gitime, sir Rashleigh Osbaldistone. Tandis qu'il me parlait de ce ton ironique, je voyais l'effort qu'il faisait pour cacher la honte et la col¨¨re qui l'agitaient tour ¨¤ tour. Mais il y r¨¦ussit moins bien quand Diana lui adressa la parole. -- Rashleigh, lui dit-elle, j'ai piti¨¦ de vous, car malgr¨¦ tout le mal que vous avez voulu me faire et que vous m'avez fait, je ne puis encore vous ha?r autant que je vous m¨¦prise. Ce que vous venez de faire est peut-¨ºtre l'ouvrage d'une heure, mais vous y trouverez de quoi r¨¦fl¨¦chir pendant toute votre vie. -- De quelle nature seront ces r¨¦flexions? C'est ce que votre conscience vous dira. Vous entendrez sans doute son cri quelque jour. Rashleigh ne lui r¨¦pondit point; il fit deux ou trois tours dans la chambre, s'approcha d'une table sur laquelle il ¨¦tait rest¨¦ la veille un flacon de vin, s'en versa un grand verre bord ¨¤ bord, d'une main tremblante, et quand il vit que son tremblement ne nous avait pas ¨¦chapp¨¦, il fixa les yeux sur nous d'un air calme, et faisant un violent effort sur lui-m¨ºme il vida le verre sans en r¨¦pandre une seule goutte. -- C'est, ma foi, du vieux bourgogne de mon p¨¨re! s'¨¦cria-t-il. Je suis charm¨¦ qu'il en reste encore. Lancy, restez dans le chateau pour en prendre soin en mon nom, tandis que Jobson et moi nous allons conduire tous ces braves gens en lieu de s?ret¨¦. Quant ¨¤ ce vieux fou, et ¨¤ cette esp¨¨ce d'imb¨¦cile, ajouta-t-il en montrant Syddall et Andr¨¦, il ne s'agit que de les mettre ¨¤ la porte. Maintenant, partons, dit-il en se tournant vers nous. J'ai fait pr¨¦parer le vieux carrosse de famille pour vous conduire, quoique je n'ignore pas que cette jeune dame pourrait braver le serein de la nuit ¨¤ pied et ¨¤ cheval, si le voyage ¨¦tait de son go?t. Andr¨¦ se tordait les mains de d¨¦sespoir. -- J'ai seulement dit, s'¨¦criait-il, que mon ma?tre parlait s?rement ¨¤ quelque esprit dans la biblioth¨¨que. Ce mis¨¦rable Lancy! trahir un ancien ami qui, pendant vingt ans, a chant¨¦ avec lui les m¨ºmes psaumes dans le m¨ºme livre! On le chassa de la maison ainsi que Syddall, sans lui laisser le temps de finir ses lamentations. Son expulsion eut pourtant des suites assez extraordinaires, comme je l'appris ensuite, mais je dois en parler ici pour ne pas interrompre l'ordre et l'encha?nement des faits. Ayant r¨¦solu d'aller passer le reste de la nuit chez une ancienne connaissance qui demeurait ¨¤ environ un mille, il venait de sortir de l'avenue du chateau, et se trouvait dans un endroit qu'on nommait encore le vieux bois, quoiqu'il serv?t de paturage et qu'il ne s'y trouvat plus que quelques arbres. Il y rencontra un troupeau de boeufs d'¨¦cosse qui y ¨¦taient couch¨¦s et qui paraissaient y avoir pass¨¦ la nuit. Il n'en fut nullement surpris. Il savait que la coutume de ses compatriotes, en conduisant des bestiaux, ¨¦tait de choisir ¨¤ la fin de chaque journ¨¦e quelque bon paturage o¨´ leurs boeufs pussent faire un bon souper ¨¤ peu de frais, et d'en partir avant le lever du soleil pour ¨¦viter toute querelle avec le propri¨¦taire de la prairie. Il passait tranquillement au milieu du troupeau; mais il fut saisi d'une peur soudaine lorsqu'un Highlander, se levant, l'accusa de troubler ses b¨ºtes et refusa de le laisser passer avant de l'avoir amen¨¦ ¨¤ son ma?tre. Le montagnard conduisit Andr¨¦ vers un buisson, derri¨¨re lequel il trouva quatre ou cinq autres de ses compatriotes. Je m'aper?us bien vite, me dit Andr¨¦ en me racontant cette aventure, qu'ils ¨¦taient en plus grand nombre qu'il n'est n¨¦cessaire pour conduire un troupeau de b¨¦tail, et je me doutai bien qu'ils avaient d'autre chanvre ¨¤ leur quenouille. Ils le questionn¨¨rent sur tout ce qui s'¨¦tait pass¨¦ ¨¤ Osbaldistone-Hall, et parurent ¨¦couter ses r¨¦ponses avec surprise et int¨¦r¨ºt. -- Vous jugez bien, me dit Andr¨¦, que je leur dis tout ce que je savais: car il n'est point de r¨¦ponse au monde que je refuse de faire ¨¤ des dirks et ¨¤ des pistolets. Ils conf¨¦r¨¨rent ensemble ¨¤ voix basse, et enfin r¨¦unirent leurs boeufs qu'ils firent marcher vers le bout de l'avenue, qui avait environ un demi-mille de longueur. L¨¤ ils se mirent ¨¤ tra?ner quelques troncs d'arbres coup¨¦s dans le voisinage, qu'ils dispos¨¨rent de fa?on ¨¤ former une sorte de barricade en travers de la route, ¨¤ quinze toises environ plus loin que l'avenue. Le jour commen?ait ¨¤ poindre, et aux derni¨¨res clart¨¦s de la lune se m¨ºlait un pale rayon de l'aube matinale qui permettait de distinguer assez bien les objets. On entendit le bruit sourd d'une voiture ¨¤ quatre chevaux qui roulait dans l'avenue, escort¨¦e par six hommes ¨¤ cheval. Les Highlanders ¨¦cout¨¨rent attentivement. La voiture contenait M. Jobson et ses malheureux prisonniers. L'escorte se composait de Rashleigh, des officiers de paix et des agents de police ¨¤ cheval. ¨¤ peine e?mes-nous franchi la porte qu'elle fut ferm¨¦e derri¨¨re la cavalcade par un Highlander post¨¦ l¨¤ ¨¤ dessein. Au m¨ºme instant la voiture fut arr¨ºt¨¦e par les boeufs ¨¤ droite et ¨¤ gauche, et par la barricade. Deux hommes de l'escorte mirent pied ¨¤ terre pour pousser de c?t¨¦ les troncs d'arbres qu'ils pouvaient croire laiss¨¦s l¨¤ par hasard ou n¨¦gligence. Les autres commenc¨¨rent ¨¤ fouetter les boeufs pour les ¨¦loigner de la route. -- Qui ose frapper nos b¨ºtes? s'¨¦cria une voix forte. Feu sur lui, Angus! Rashleigh s'¨¦cria ¨¤ l'instant: -- Au secours! au secours! et il blessa d'un coup de pistolet celui qui avait parl¨¦. -- _Claymore! _cria le chef des Highlanders, et un combat s'engagea. Les officiers de justice, surpris de cette soudaine attaque, et qui ne sont pas ordinairement dou¨¦s d'une grande bravoure, ne firent qu'une faible d¨¦fense eu ¨¦gard ¨¤ la sup¨¦riorit¨¦ de leur nombre; quelques-uns voulurent retourner au chateau, mais un coup de pistolet tir¨¦ de derri¨¨re la porte leur fit croire qu'ils ¨¦taient entour¨¦s, et ils finirent par s'enfuir de diff¨¦rents c?t¨¦s. Rashleigh cependant ¨¦tait descendu de cheval et soutenait ¨¤ pied, corps ¨¤ corps, un combat d¨¦sesp¨¦r¨¦ contre le chef des assaillants, que je pouvais voir de la porti¨¨re de la voiture. Enfin Rashleigh tomba. -- Demandez-vous pardon, pour l'amour de Dieu, du roi Jacques et de notre ancienne liaison? lui cria une voix que je reconnus bien. -- Non, jamais! r¨¦pondit Rashleigh avec fermet¨¦. -- Eh bien, meurs donc, tra?tre! s'¨¦cria Mac-Gregor: et il lui passa son ¨¦p¨¦e au travers du corps. Au m¨ºme instant il ouvrit la porti¨¨re de la voiture, offrit la main ¨¤ miss Vernon, nous aida, sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon et moi, ¨¤ en descendre, et en arrachant Jobson qui y restait blotti dans un coin, il le pr¨¦cipita sous les roues. -- M. Osbaldistone, me dit-il tout bas, vous pouvez rester, vous n'avez rien ¨¤ craindre; mais il faut que je songe ¨¤ ceux qui ne seraient pas en s?ret¨¦ ici. Soyez tranquille pour vos amis. Adieu. N'oubliez pas Mac-Gregor. Il fit entendre un coup de sifflet, toute sa troupe se rassembla ¨¤ l'instant autour de lui. Il fit placer au centre sir Fr¨¦d¨¦ric et sa fille, et je les vis s'enfoncer dans la for¨ºt. Le cocher et le postillon avaient abandonn¨¦ leurs chevaux au premier feu; mais ces animaux, arr¨ºt¨¦s par les barricades, ¨¦taient rest¨¦s immobiles, fort heureusement pour Jobson qui aurait ¨¦t¨¦ ¨¦cras¨¦ sous les roues de la voiture si elle avait fait le moindre mouvement. Mon premier soin fut de le tirer de cette situation dangereuse, et c'¨¦tait un service important, car le coquin ¨¦tait tellement an¨¦anti par la frayeur qu'il serait mort plut?t que de se relever sans aide. Je lui recommandai de faire attention que je n'avais eu aucune part ¨¤ ce qui venait de se passer, que je n'en profitais pas pour m'¨¦chapper, et j'ajoutai que je me regardais toujours comme son prisonnier. Je lui conseillai de retourner au chateau et de faire venir Lancy et quelques-uns de ses gens qui ¨¦taient rest¨¦s avec lui, et qui nous ¨¦taient n¨¦cessaires pour donner du secours aux bless¨¦s. Mais il ¨¦tait paralys¨¦ par la terreur, il ne pouvait se soutenir sur ses jambes, et ¨¤ peine eut-il la force de me conjurer d'y aller moi-m¨ºme. Je me d¨¦terminai ¨¤ m'y rendre, mais ¨¤ quelques pas je tr¨¦buchai contre un corps que je pris pour un cadavre. Le pr¨¦tendu mort se leva pourtant sur ses jambes en parfaite sant¨¦, et je reconnus Andr¨¦ Fairservice, qui avait pris cette posture pour mieux se garantir des coups de claymore et des balles qui, pendant un moment, avaient siffl¨¦ de toutes parts. Je fus si charm¨¦ de le trouver en ce moment que je ne m'arr¨ºtai pas ¨¤ lui demander par quel hasard il y ¨¦tait, et je lui ordonnai de me suivre. Je m'occupai d'abord de Rashleigh. Il poussa, lorsque je m'approchai de lui, une esp¨¨ce de g¨¦missement qui semblait autant un cri de rage qu'une exclamation de douleur, et il ferma les yeux, comme si, semblable ¨¤ Iago[147], il ¨¦tait r¨¦solu ¨¤ ne plus dire une parole. Il se laissa porter dans la voiture, et nous rend?mes le m¨ºme service ¨¤ deux autres bless¨¦s ¨¦tendus sur le champ de bataille; je fis comprendre ¨¤ Jobson, non sans peine, qu'il fallait qu'il y montat aussi pour soutenir sir Rashleigh pendant la route. Il m'ob¨¦it de l'air d'un homme qui ne con?oit qu'¨¤ moiti¨¦ ce qu'on lui dit. Andr¨¦ ouvrit la porte de l'avenue, fit tourner les chevaux, et les conduisit au pas par la bride jusqu'¨¤ Osbaldistone-Hall. Quelques-uns des fuyards y ¨¦taient d¨¦j¨¤ arriv¨¦s par diff¨¦rents d¨¦tours et y avaient r¨¦pandu l'alarme, en disant que sir Rashleigh, le greffier Jobson et toute l'escorte, except¨¦ eux qui en apportaient la nouvelle, avaient ¨¦t¨¦ attaqu¨¦s et taill¨¦s en pi¨¨ces par un r¨¦giment de f¨¦roces Highlanders. Aussi, lorsque nous y arrivames, entend?mes-nous un bruit semblable au bourdonnement d'une ruche quand elle se pr¨¦pare au combat. M. Jobson, qui commen?ait ¨¤ reprendre ses sens, trouva pourtant assez de force dans ses poumons pour appeler de fa?on ¨¤ se faire reconna?tre. Il ¨¦tait d'autant plus empress¨¦ de sortir de la voiture qu'il ¨¦tait ¨¦cras¨¦ sous le poids d'un de ses compagnons de voyage qui avait rendu le dernier soupir pendant ce court trajet, et que le voisinage d'un cadavre ajoutait encore ¨¤ sa terreur. Sir Rashleigh Osbaldistone vivait encore, mais il avait re?u une blessure si terrible que le fond de la voiture ¨¦tait litt¨¦ralement rempli de son sang, et qu'on en pouvait suivre la trace depuis le p¨¦ristyle jusqu'¨¤ la salle o¨´ on le pla?a dans un grand fauteuil, tandis que les uns s'effor?aient d'arr¨ºter l'h¨¦morragie par des bandages, que les autres criaient qu'il fallait faire venir un chirurgien, et que personne ne bougeait pour l'aller chercher. -- Qu'on ne me tourmente point! dit le bless¨¦. Je sens qu'aucun secours ne peut me sauver. Je suis un homme mort. Il se releva dans le fauteuil, se tourna vers moi, et quoique la paleur du tr¨¦pas f?t d¨¦j¨¤ r¨¦pandue sur son visage, il me dit avec une fermet¨¦ qui semblait au-dessus des forces qui devaient lui rester: -- Cousin Francis, approchez-vous. Je m'approchai. -- Je ne veux que vous dire que les approches de la mort ne changent rien ¨¤ mes sentiments pour vous. Je vous hais maintenant que je meurs devant vous, je vous hais autant que je le ferais si vous ¨¦tiez ¨¤ ma place, et que j'eusse le pied sur votre poitrine. Tandis qu'il parlait ainsi, on voyait encore la rage ¨¦tinceler dans ses yeux qui bient?t allaient se fermer pour toujours. -- Je ne vous ai jamais donn¨¦ aucun sujet de me ha?r, monsieur, et je d¨¦sirerais pour vous qu'en un pareil moment... -- Vous ne m'en avez donn¨¦ que trop de sujets. En amour, en int¨¦r¨ºt, en ambition, partout je vous ai trouv¨¦ sur mon chemin. J'¨¦tais n¨¦ pour ¨ºtre l'honneur de la maison de mon p¨¨re. J'en ai ¨¦t¨¦ l'opprobre, et vous seul en ¨ºtes cause. Mon patrimoine est devenu le v?tre. Jouissez-en. Puisse la mal¨¦diction d'un homme mourant s'y attacher! Un moment apr¨¨s avoir prof¨¦r¨¦ cette terrible impr¨¦cation, il retomba dans le fauteuil, ses yeux devinrent ternes et vitreux, ses membres se raidirent, mais la sinistre expression de la haine surv¨¦cut encore dans ses traits ¨¤ son dernier soupir[148]. Je ne m'appesantirai pas plus longtemps sur ce tableau hideux. Il me suffira de dire que le mort de Rashleigh me laissa en possession paisible de la succession de mon oncle. Jobson lui-m¨ºme se vit forc¨¦ de convenir que le ridicule mandat d¨¦cern¨¦ contre moi comme coupable de haute trahison n'avait ¨¦t¨¦ trac¨¦ que pour favoriser Rashleigh dans ses vues et m'¨¦carter d'Osbaldistone- Hall. Le nom du coquin fut effac¨¦ du tableau des procureurs, et il mourut r¨¦duit ¨¤ l'indigence et au m¨¦pris. Apr¨¨s avoir mis en ordre mes affaires ¨¤ Osbaldistone-Hall, o¨´ je r¨¦tablis le vieux Syddall dans sa place et M. Fairservice dans son jardin, je repartis pour Londres, heureux de quitter un s¨¦jour qui ne m'offrait que des souvenirs p¨¦nibles. Je d¨¦sirais vivement avoir des nouvelles de Diana et de son p¨¨re. Environ deux mois apr¨¨s, un Fran?ais, qui ¨¦tait venu en Angleterre pour affaires de commerce, m'apporta une lettre de miss Vernon qui mit fin ¨¤ mes inqui¨¦tudes en m'apprenant qu'ils ¨¦taient tous deux en s?ret¨¦. Elle m'expliquait dans cette lettre que ce n'¨¦tait pas le hasard qui avait fait para?tre si ¨¤ propos Mac-Gregor et sa troupe. La noblesse d'¨¦cosse qui avait pris une part plus ou moins directe ¨¤ la dernier insurrection d¨¦sirait vivement favoriser la fuite de sir Fr¨¦d¨¦ric Vernon, parce qu'en sa qualit¨¦ d'agent confidentiel de la maison de Stuart il pouvait ¨ºtre nanti de pi¨¨ces capables de compromettre la s?ret¨¦ de la moiti¨¦ des grandes familles d'¨¦cosse; et pour favoriser son ¨¦vasion on avait jet¨¦ les yeux sur Rob-Roy, dont on connaissait le courage et l'adresse. Le rendez-vous ¨¦tait fix¨¦ ¨¤ Osbaldistone-Hall. Vous avez vu comme son plan avait failli ¨ºtre d¨¦concert¨¦ par le malheureux Rashleigh: il r¨¦ussit cependant; car, lorsque sir Fr¨¦d¨¦ric et sa fille furent d¨¦livr¨¦s, ils trouv¨¨rent des chevaux pr¨¦par¨¦s pour eux, et Rob-Roy, ¨¤ qui tous les chemins du nord de l'Angleterre ¨¦taient familiers, les conduisit ¨¤ la c?te occidentale, o¨´ ils parvinrent ¨¤ s'embarquer pour la France. Le m¨ºme Fran?ais m'apprit que sir Fr¨¦d¨¦ric ne pouvait survivre longtemps ¨¤ une maladie de langueur, suite des privations et des fatigues multipli¨¦es qu'il avait subies derni¨¨rement encore; sa fille ¨¦tait dans un couvent, et c'¨¦tait toujours l'intention de son p¨¨re qu'elle pr?t le voile. Je me d¨¦cidai aussit?t ¨¤ faire conna?tre franchement ¨¤ mon p¨¨re les secrets sentiments de mon coeur. Il parut d'abord un peu effray¨¦ de l'id¨¦e de me voir ¨¦pouser une catholique romaine; mais il d¨¦sirait me voir ¨¦tabli dans le monde comme il le disait. Il sentait qu'en m'occupant uniquement de ses affaires de commerce, comme je l'avais fait depuis pr¨¨s d'un an, je lui avais sacrifi¨¦ mes inclinations et mes go?ts. Apr¨¨s avoir h¨¦sit¨¦, apr¨¨s m'avoir fait quelques questions auxquelles mes r¨¦ponses lui parurent satisfaisantes, il finit par me dire: -- Je n'aurais gu¨¨re pens¨¦ que mon fils p?t jamais devenir le seigneur du domaine d'Osbaldistone; encore moins qu'il allat chercher une ¨¦pouse dans un couvent de France: mais celle qui a ¨¦t¨¦ fille si soumise doit ¨ºtre bonne ¨¦pouse. Vous avez _consult¨¦ _mes go?ts en travaillant au comptoir, Frank; il est juste que vous consultiez le v?tre pour vous marier. Je n'ai pas besoin de vous dire, Will Tresham, comme j'allai vite en affaire d'amour. Vous savez aussi combien j'ai longtemps v¨¦cu heureux avec Diana, vous savez combien je l'ai pleur¨¦e; -- mais vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir combien elle ¨¦tait digne des regrets de son ¨¦poux. Il ne me reste plus d'aventures romanesques ¨¤ vous raconter; je n'ai m¨ºme plus rien ¨¤ vous apprendre, vous connaissez mieux que personne le peu d'incidents qui ont marqu¨¦ ma vie: comme celle des autres hommes, elle a ¨¦t¨¦ sem¨¦e de plaisirs et de chagrins, et vous les avez tous partag¨¦s avec moi. J'ai fait plusieurs voyages en ¨¦cosse; mais je n'ai jamais revu l'intr¨¦pide Highlander qui a eu tant d'influence sur les ¨¦v¨¦nements de la partie de mes aventures dont je viens de vous tracer le r¨¦cit. J'ai appris de temps en temps qu'il continuait ¨¤ se maintenir dans les montagnes voisines du lac Lomond, en d¨¦pit de tous ses ennemis; que m¨ºme le gouvernement avait fini par fermer les yeux sur l'audace avec laquelle il s'¨¦tait ¨¦rig¨¦ en protecteur du comt¨¦ de Lennox, et qu'en cons¨¦quence il y levait toujours son _black-mail, _avec autant de r¨¦gularit¨¦ qu'un propri¨¦taire exige le paiement de ses fermages. On aurait cru impossible qu'il ne terminat pas ses jours d'une mani¨¨re violente; il mourut pourtant paisiblement vers l'an 1736, mais son souvenir vit encore dans tous les environs de ses montagnes, comme celui de Robin-Hood en Angleterre, surnomm¨¦ la terreur du riche et l'ami du pauvre. Il est certain qu'il poss¨¦dait des qualit¨¦s de coeur et d'esprit qui auraient fait honneur ¨¤ une profession moins ¨¦quivoque que celle ¨¤ laquelle son destin semblait l'avoir condamn¨¦. Le vieux Andr¨¦ Fairservice, que vous devez vous rappeler avoir vu comme jardinier ¨¤ Osbaldistone-Hall, disait souvent qu'il y avait maintes choses extr¨ºmes dans le bien et extr¨ºmes dans le mal, telles que ROB-ROY. (Ici finit brusquement le manuscrit. J'ai quelque raison de penser que ce qui suivait avait rapport ¨¤ des affaires particuli¨¨res.)[149] [1] Personnage de Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare. Un stratag¨¨me comique parvient ¨¤ d¨¦cider Benedict au mariage. [2] C'en est fait de. - Tr. [3] Celle de 1688. - ¨¦d. [4] Ces divers noms indiquent sans doute des vari¨¦t¨¦s de morue dont le nom fran?ais ne nous est pas connu. - ¨¦d. [5] Phrase proverbiale pour remercier les acteurs des _masques _de No?l. Les officiers inf¨¦rieurs de l'¨¦glise venaient aussi demander l'aum?ne avec des rimes. - ¨¦d. [6] Westminster et Eton sont ce que nous appelons en France des pensions et des coll¨¨ges; les coll¨¨ges des universit¨¦s ne sont fr¨¦quent¨¦s que par des jeunes gens qui ont fini leurs classes ¨¤ Eton et ¨¤ Westminster. - Lilly, auteur d'un rudiment. - ¨¦d. [7] C'est-¨¤-dire au moins cent mille liv. sterling. - ¨¦d. [8] Allusion ¨¤ l'histoire du lord-maire Whittington. - ¨¦d. [9] Dans cet op¨¦ra, comme on sait, Gray a pris pour ses h¨¦ros des mauvais sujets de toutes les ¨¦coles. - ¨¦d. [10] Un de ces h?tels de Londres surnomm¨¦s enfers (maisons de jeu _d¨¦centes_). - ¨¦d. [11] Antoine Wood, auteur d'Athenae oxonienses, antiquaire d'Oxford. - ¨¦d. [12] _The Beaux's stratagem,_ com¨¦die de G. Farquhar. - ¨¦d. [13] Stock-Alley ou Exchange-Alley est le quartier de la Bourse, et signifie la Bourse elle-m¨ºme. - _Bear _et bull, ours et taureau, sont des termes de l'argot des agioteurs. On appelle l'Ours celui qui, sans rien poss¨¦der dans les fonds, s'engage ¨¤ livrer une quantit¨¦ de rentes ¨¤ un taux convenu et ¨¤ une ¨¦poque fix¨¦e, comme la fin du mois par exemple. Le Taureau est celui qui ach¨¨te ces m¨ºmes rentes, quoiqu'il n'ait pas d'argent pour les payer. Au terme arriv¨¦, l'un ou l'autre paie la diff¨¦rence, suivant la hausse ou la baisse. On dit de celui qui ne peut payer qu'il devient un canard boiteux, et qu'il sort en canard de la Bourse. Peut-¨ºtre le mot d'ours fait-il allusion ¨¤ la fable des chasseurs qui vendaient la peau de l'ours avant de l'avoir tu¨¦. - ¨¦d. [14] C'est en Angleterre qu'on re?oit dans les universit¨¦s le dipl?me de docteur en musique. Les Italiens disent simplement il maestro. - ¨¦d. [15] Il y a dans le texte _year old hogs;_ ce que nous remarquons pour avertir ceux qui lisent l'anglais de sir Walter Scott que hog, dans le dialecte du nord, ne veut pas dire pourceau, mais agneau. D'o¨´ l'on a remarqu¨¦ que le berger-po¨¨te _Hog _avait un nom qui lui allait ¨¤ merveille. Nous avons d¨¦j¨¤ dit dans les notes de Waverley que les pourceaux avaient longtemps ¨¦t¨¦ rares en ¨¦cosse. - ¨¦d. [16] Ce passage semble avoir ¨¦t¨¦ ¨¦crit du temps de _Wilkes et la libert¨¦! _(Cette note de l'auteur nous d¨¦signe l'¨¦poque de 1761, o¨´ le minist¨¨re de lord Bute mit en jeu toute l'antipathie des Anglais contre les ¨¦cossais. - ¨¦d.) [17] Surnom anglais du renard, dont le nom commun est fox. - ¨¦d. [18] _La salle du bruit:_ sans doute ¨¤ cause du tumulte et des joyeuses orgies dont nous allons ¨ºtre t¨¦moins. - ¨¦d. [19] L'action du vieux po¨¨me-ballade de _Chevy-Chase_ se passe sur cette partie des fronti¨¨res anglaises (_English border_). - ¨¦d. [20] Pi¨¨ce qu'on joue aujourd'hui sous le titre de _Don Juan._ (Nous remarquerons qu'en citant le titre de la pi¨¨ce fran?aise, Francis met pierre sans capitale, conform¨¦ment ¨¤ la vraie ¨¦tymologie espagnole, le Convi¨¦ de pierre, ou la Statue convi¨¦e (_Il conbitado de piedra_). - ¨¦d. [21] Hounslow est situ¨¦ ¨¤ environ dix milles de Londres. Il y a des traces d'un camp plus ancien que celui de 1686, auquel il est ici fait allusion. Le camp d'Hounslow avait pour objet de rassembler une arm¨¦e contre le duc de Monmouth. - ¨¦d. [22] Le monument de Stone-Henge est dans la plaine de Salisbury (Wiltshire). Il consiste en quatre pierres ¨¦normes, plac¨¦es les unes dans les autres: les deux ext¨¦rieures sont circulaires, et les inf¨¦rieures ovales. On n'a pas encore d¨¦cid¨¦ si c'¨¦tait un monument druidique. - ¨¦d. [23] Le Spectateur d'Addison. - ¨¦d. [24] C'est un troisi¨¨me service, qui, avec la salade, pr¨¦c¨¨de imm¨¦diatement le dessert en Angleterre. - ¨¦d. [25] Scoth bonnet, le b¨¦ret ou toque bleue, avec bordure ou bandes bariol¨¦es. - ¨¦d. [26] Sans doute du fran?ais justaucorps. - ¨¦d. [27] Le _B¨¦lisaire_ venait en effet de para?tre ¨¤ l'¨¦poque suppos¨¦e. - ¨¦d. [28] Prologue de Gil Blas. - ¨¦d. [29] Qu'il chante. - Tr. [30] Nous avons donn¨¦ dans les notes de _Guy Mannering _une note d¨¦taill¨¦e sur les juges de paix du Quorum, c'est-¨¤-dire ceux qu'une ordonnance sp¨¦ciale investit de certains pouvoirs plus ¨¦tendus. Custos Rotulorum, garde des archives, est le titre du chef de la commission des juges de paix. - ¨¦d. [31] Jurisconsulte qui a laiss¨¦ des commentaires estim¨¦s. - ¨¦d. [32] C'est-¨¤-dire des partisans ¨¦cossais des Stuarts, indigents et avides. On appelle vulgairement une bassinoire d'¨¦cosse une femme d'¨¦cosse, parce qu'on pr¨¦tend que dans les maisons o¨´ un h?te avait besoin de faire chauffer son lit, la servante ou m¨ºme la ma?tresse de la maison allait s'y coucher pendant le temps n¨¦cessaire pour suppl¨¦er au manque de bassinoire, ustensile inconnu en ¨¦cosse. - ¨¦d. [33] Sans doute ¨¤ cause des deux sens que pr¨¦sente cette devise latine: _Vernon semper viret,_ Vernon est toujours vert (ou toujours fort); et _Ver non semper viret,_ Le printemps n'est pas toujours vert. On aimait dans le blason les jeux de mots de ce genre. - ¨¦d. [34] Le mot figure seul en anglais signifie chiffre. - ¨¦d. [35] C'est notre jeu du _bouchon._ On place des pi¨¨ces de monnaie sur un li¨¨ge ou une esp¨¨ce de quille, que l'on vise avec des palets ou des sous, et qu'on renverse. Chacun gagne les pi¨¨ces qui sont le plus pr¨¨s de son palet ou de son sou. - ¨¦d. [36] Qui est le pr¨¦sident de la chambre des lords. - ¨¦d. [37] Personnage de la trag¨¦die d'Othello. - ¨¦d. [38] Les nouveaux navets sont peut-¨ºtre un trope comme les rats; car on appelle rats au figur¨¦ les convertis politiques peu sinc¨¨res dans leur nouvelle croyance. - ¨¦d. [39] Abr¨¦viation de Rasleigh. - Tr. [40] Othello. - ¨¦d. [41] Le narrateur nous a d¨¦j¨¤ appris que Rasleigh avait ¨¦t¨¦ ¨¦lev¨¦ ¨¤ Saint-Omer chez les J¨¦suites. - ¨¦d. [42] Le traducteur laisse ici ces mots du texte pour faire sentir la difficult¨¦ de traduire ce patois d'¨¦cosse, que le h¨¦ros du roman est oblig¨¦ lui-m¨ºme de se faire expliquer. Francis croit que ces mots clean wud signifient bois clair, et Fairservice veut dire que les gens de Londres ont perdu la t¨ºte. Le reste du dialogue n'est pas moins difficile pour les Anglais eux-m¨ºmes. - ¨¦d. [43] Fairservice aime ¨¤ exag¨¦rer l'importance de son pays. - ¨¦d. [44] ¨¦difice o¨´ se tenaient les s¨¦ances du parlement d'¨¦cosse. - ¨¦d. [45] Il y a dans le texte un calembourg intraduisible sur robbed et _rabbit, _vol¨¦ et lapin. C'est ici qu'on peut pardonner ¨¤ la traduction quelques ¨¦quivalents. - ¨¦d. [46] 1 2400 fr. - ¨¦d. [47] Un de ces livres mystiques sortis du cerveau malade des presbyt¨¦riens fanatiques. - ¨¦d. [48] L'auteur se sert du vieux mot _over-crawed_. - ¨¦d. [49] Pied l¨¦ger. - ¨¦d. [50] Les fronti¨¨res les plus centrales. [51] _Le bouillant Andr¨¦_. Hostpur, personnage historique de Shakespeare, dont le nom peut se traduire par _¨¦peron chaud_. - ¨¦d. [52] 1 240 fr. [53] C'est ¨¤ ce saint que les chroniques attribuent la civilisation des premiers habitants du Strathclyde. Son nom ¨¦tait Kentigern, fils d'Owain, surnomm¨¦ Mungo, c'est-¨¤- dire le Courtois. La cath¨¦drale lui ¨¦tait d¨¦di¨¦e avant la r¨¦forme. - ¨¦d. [54] C'est notre mot h?teli¨¨re. - ¨¦d. [55] On comprend par ce mot, que nous traduisons le plus chastement possible, combien le bon presbyt¨¦rien en veut ¨¤ la _Prostitu¨¦e_ de Rome, dont il parle dans le style des pr¨¦dicateurs du temps. - ¨¦d. [56] Ruisseau qui passe ¨¤ Glascow. - ¨¦d. [57] Andr¨¦, esp¨¨ce de Sancho Pan?a presbyt¨¦rien, prodigue dans son discours la conjonction copulative et pour singer les saintes ¨¦critures. - ¨¦d. [58] La rue (_ruta_) est une plante qui dans sa verdeur a une saveur am¨¨re et acre. - ¨¦d. [59] J'ai vainement cherch¨¦ le nom de cet eccl¨¦siastique. Je ne d¨¦sesp¨¨re pas cependant de voir ce point, et quelques autres qui ¨¦chappent ¨¤ ma sagacit¨¦, ¨¦clair¨¦s par une des publications p¨¦riodiques qui ont consacr¨¦ leurs pages ¨¤ commenter ces volumes, et dont les recherches et les bonnes intentions m¨¦ritent ma gratitude particuli¨¨re, comme ayant d¨¦couvert plusieurs personnes et plusieurs faits li¨¦s ¨¤ mes r¨¦cits, et auxquels je n'avais m¨ºme pas song¨¦*. *L'auteur cherche ici querelle ¨¤ ceux qui ont voulu donner la clef de ses personnages: nous prendrons notre part du reproche pour nos notes et notre notice. - ¨¦d. [60] Carton qu'on admire encore ¨¤ Hampton-court. - ¨¦d. [61] Par quel _mandat judiciaire, mandat d'arr¨ºt?_ - ¨¦d. [62] Un huissier. - ¨¦d. [63] C'est une locution toute particuli¨¨re aux Highlands que cet elle qu'emploie Dougal en parlant de _lui_-m¨ºme. Le mot cr¨¦ature est _sous-entendu_, comme on dirait en style de syntaxe. - ¨¦d. [64] M. _Chatiebien_, en estropiant le nom de Dougal. - ¨¦d. [65] Quartier marchand de Londres dans la Cit¨¦, comme est notre rue Saint-Denis. - ¨¦d. [66] Le m¨ºme usage existe en Angleterre en certains cas. - Tr. [67] Un liard. - Tr. [68] Il y a dans tout ce langage entrecoup¨¦ des exclamations ¨¦cossaises intraduisibles. _O hon-a-ri_ signifie _h¨¦las, mon chef! _- ¨¦d. [69] Old Nick, nom familier que les Anglais donnent au diable: _le vieux Nick._ [70] Il est bon que le lecteur sache que ce titre ajout¨¦ si volontiers par le bailli au nom de son p¨¨re, n'est nullement le titre d'une dignit¨¦ eccl¨¦siastique. Un diacre ¨¤ Glascow est un chef de la corporation des m¨¦tiers. La ville est administr¨¦e par un _lord-prev?t_, trois _baillis-marchands_, deux _baillis des m¨¦tiers_, le _doyen des marchands (dean of the guild), _le _diacre convocateur (deacon-convener)_ avec les conseillers (municipaux). - ¨¦d. [71] Pillard des Highlands. - ¨¦d. [72] Tolbooth, prison. - ¨¦d. [73] On appelle en ¨¦cosse Stentmasters les agents du fisc charg¨¦s d'¨¦tablir la quotit¨¦ de l'imp?t personnel, ou capitation. - ¨¦d. [74] Proverbe ¨¦cossais pour dire que le sang des proches est un sang pr¨¦cieux. - ¨¦d. [75] La poche du philibeg, dans le costume des Highlanders. - ¨¦d. [76] Le _theft-boot _est le rec¨¦lage d'un vol; le blachmail, l'imp?t des cat¨¦rans des Highlands; le spreagh, une excursion de maraudeur; le _gill-ravaging_, le vol des bestiaux, etc. - ¨¦d. [77] Highlander arm¨¦ pour une incursion. - ¨¦d. [78] Kernes, soldats; ancien mot celte. - ¨¦d. [79] Brochan, bouillie de farine d'avoine. - Le bailli d¨¦signe ironiquement les soldats de Macbeth (les Highlanders) par leur costume de guerre; - les brogues sont les brodequins des montagnards. - ¨¦d. [80] Dans un sens figur¨¦, le brogue, chaussure des Celtes irlandais et des Highlanders, d¨¦signe aussi leur accent national. - ¨¦d. [81] Les bandes roul¨¦es autour de la jambe nue dans le costume des Highlanders. - ¨¦d. [82] Nom que les montagnards donnent ¨¤ leurs villages. - ¨¦d. [83] Nous dirions en fran?ais: _Voil¨¤ ma main pour gage._ [84] Les Highlanders ¨¦taient-ils ainsi appel¨¦s ¨¤ cause des bandes rouges dont nous parlions dans une des deux notes pr¨¦c¨¦dentes, ou simplement ¨¤ cause de leur nudit¨¦? L'¨¦tymologie est douteuse: on dit aussi que _red-shanks_ est un mot corrompu de _raugh shanks, _jambes rudes, jambes fortes. Enfin d'autres appliquent l'¨¦pith¨¨te ¨¤ leur chaussure faite dans l'origine de peau non tann¨¦e. - ¨¦d. [85] Pendu, supplici¨¦. - ¨¦d. [86] Nous dirions jusqu'au dernier liard. - ¨¦d. [87] Une des ?les du Loch Lomond o¨´ les Mac-Gregors avaient leur s¨¦pulture. - ¨¦d. [88] Sur la route de Glascow ¨¤ Aberfoil. - ¨¦d. [89] Le jardin ou parc de l'universit¨¦. - ¨¦d. [90] Proverbe ¨¦cossais dont nous ignorons l'origine. - ¨¦d. [91] _Dourlach, _mot ga¨¦lique qui signifie faisceau, fagot; soit qu'ici par dourlach le bailli entende un baton comme arme, ou un fagot pour mettre le feu. - ¨¦d. [92] Domestiques. - ¨¦d. [93] Nous avons donn¨¦ dans Waverley l'¨¦tymologie de ce mot, qui signifie l'imp?t du d¨¦pr¨¦dateur, etc. - ¨¦d. [94] D'¨¦cossais montagnards. - ¨¦d. [95] _En confidence._ [96] 1689. Ce fut le dernier combat de Dundee. - ¨¦d. [97] Poche. - ¨¦d. [98] _Peat-bogs_, fondri¨¨res ¨¤ tourbes. - ¨¦d. [99] La m¨¦nag¨¨re. - ¨¦d. [100] Le mari. - ¨¦d. [101] ¨¤ deux sous. - Tr. [102] Hameau entre Drymen et Aberfoil. - ¨¦d. [103] L'auteur s'accuse lui-m¨ºme dans sa pr¨¦face d'avoir mis ce pont sur le Forth trente ans trop t?t. Pictoribus atque peetis _Hanc veniam plerumque damus petimusque vicissim._ [104] Le Whiskey, eau-de-vie de grain. - ¨¦d. [105] C'est-¨¤-dire: Je ne sais pas l'anglais. - ¨¦d. [106] Un demi-penny anglais, ou un sou de notre livre tournois; du fran?ais _basse-pi¨¨ce_ selon les ¨¦tymologistes. - ¨¦d. [107] Proverbe expliqu¨¦ par la phrase pr¨¦c¨¦dente. - ¨¦d. [108] Gentilhomme. Les notes de Waverley nous dispensent d'expliquer ici plus longuement ce mot et quelques autres de l'idiome des Highlands, avec lesquels le lecteur de Walter Scott doit d¨¦j¨¤ ¨ºtre familier. - ¨¦d. [109] Dame censure, indulgente aux corbeaux, Vexe ¨¤ plaisir les pauvres tourtereaux. - ¨¦d. [110] Expression famili¨¨re qui revient ¨¤ notre mot de rapi¨¨re ou flamberge. - ¨¦d. [111] Poker, fer ¨¤ tisonner. - ¨¦d. [112] Un _trot-cosey_ est une esp¨¨ce de grand collet de drap de laine; un joseph est une redingote de voyage, et quelquefois une amazone pour les dames qui montent ¨¤ cheval. - ¨¦d. [113] Tradition populaire sur un lutin domestique de la famille du joli Trilby de Charles Nodier, mais moins amoureux que malicieux. - ¨¦d. [114] Les enfants de Diarmid ou le clan de Diarmid, fils de Duina, ¨¦tait un titre du clan Campbell, qui faisait remonter son origine ¨¤ Diarmid, un des h¨¦ros Fingaliens. - ¨¦d. [115] _Limphades:_ la gal¨¨re que la famille d'Argyle et les autres familles du clan Campbell portent dans leurs armes. - Tr. [116] Lochow et les cantons adjacents formaient l'ancien patrimoine des Campbells. L'expression far cry to Lochow ¨¦tait proverbiale: c'¨¦tait une allusion ¨¤ un combat qui eut lieu entre le clan Gordon et le clan Campbell dans le comt¨¦ d'Aberdeen, o¨´ il ¨¦tait difficile que les Campbells appelassent les leurs au secours. - ¨¦d. [117] On appelle ainsi en ¨¦cossais (_maiden_) un instrument qui a une grande ressemblance avec le couteau de notre guillotine. - ¨¦d. [118] Nous avons d¨¦j¨¤ fait remarquer ce pronom f¨¦minin substitu¨¦ au pronom masculin dans la conversation ¨¦cossaise. - ¨¦d. [119] Nous avons vu que c'¨¦tait d'un vieux soc que le bailli s'¨¦tait arm¨¦. - Tr. [120] Ce sont des citations locales dont le sens est fort clair, mais difficiles ¨¤ commenter. - ¨¦d. [121] Une T¨ºte-Ronde. - ¨¦d. [122] J'ignore comment les choses pouvaient ¨ºtre du temps de M. Osbaldistone; mais je puis assurer au lecteur que la curiosit¨¦ pourrait amener sur le th¨¦atre de ces aventures romanesques, que le clachan d'Aberfoil offre aujourd'hui une petite auberge tr¨¨s confortable. S'il est antiquaire ¨¦cossais, il apprendra avec d'autant plus de plaisir qu'il s'y trouvera dans le voisinage du r¨¦v¨¦rend docteur Grahame, ministre de l'¨¦vangile ¨¤ Aberfoil, dont l'obligeance aimable pour communiquer ses recherches sur les antiquit¨¦s nationales, n'est gu¨¨re moins in¨¦puisable que ses tr¨¦sors en ce genre*. _(Note de l'auteur.)_ * Qu'il soit permis ¨¤ l'¨¦diteur de joindre sa note ¨¤ celle-ci, pour payer aussi son tribut au r¨¦v¨¦rend docteur Grahame, auteur d'un excellent commentaire descriptif sur la Dame du Lac. C'est sous ses auspices que nous avons herboris¨¦ sur les bords ¨¦lys¨¦ens du Loch-Ard. - ¨¦d. [123] _Induced to an unsophisticated state; r¨¦duit ¨¤ l'¨¦tat le plus d¨¦nu¨¦ d'ornement;_ car l'¨¦pith¨¨te un peu affect¨¦e de cette phrase motive seule la parenth¨¨se. - ¨¦d. [124] De peur que quelques-uns de nos lecteurs soient moins familiers avec la Bible que les lecteurs ¨¦cossais, nous ajouterons qu'il est ici question du meurtre de Sisara par Jael, qui lui enfon?a un clou dans la t¨ºte pendant son sommeil. - ¨¦d. [125] Chieftainess, la commandante, la femme-chef. - ¨¦d. [126] Le jaugeur, le rat-de-cave. - ¨¦d. [127] _And the unit of that life for which he had pleade so strongly, was for ever withdrawn from the sum of human existence._ Le traducteur a compris parfaitement que le go?t fran?ais se r¨¦volterait contre la traduction litt¨¦rale de cette phrase figur¨¦e qui termine un passage si tragique d'ailleurs par son ¨¦loquente simplicit¨¦. Mais la langue anglaise est plus librement figur¨¦e que la n?tre, et le texte n'a point choqu¨¦ ici les critiques qui ont cit¨¦ ce chapitre dans les _Revues litt¨¦raires_. Voici la phrase traduite litt¨¦ralement: - ? _L'unit¨¦_ de cette vie, qu'il avait demand¨¦e avec tant d'instances, fut ¨¤ jamais soustraite de la somme de l'existence humaine. ? Cette phrase revient ¨¤ celle que nos auteurs emploient fr¨¦quemment dans le style le plus familier: ¨ºtre _ray¨¦_ du livre de vie, - ou du nombre des humains. L'habitude ?te ¨¤ tous ces tropes leur ¨¦tranget¨¦; la langue latine a une foule de ces figures romantiques, qui passent inaper?ues, et que nos classiques traducteurs ¨¦ludent ¨¤ merveille en prose comme en vers. - ¨¦d. [128] Ici le trope est enti¨¨rement dans le caract¨¨re et le langage du bailli, v¨¦ritable industriel de son ¨¦poque. - ¨¦d. [129] Le duc, que l'auteur ne nomme pas, ¨¦tait le duc de Montrose. - ¨¦d. [130] Le marquis de Montrose. - ¨¦d. [131] On comprend ais¨¦ment les allusions jacobites de cette phrase. - ¨¦d. [132] Aux quatre coins. - ¨¦d. [133] C'est ¨¤ ce personnage de l'Henry V de Shakespeare que Diana emprunte sa citation. - ¨¦d. [134] The_ historica passio_ of poor Lear. Les mots latins sont emprunt¨¦s ¨¤ Shakespeare. - ¨¦d. [135] Personnage de Shakespeare dans _la Soir¨¦e des rois_. - ¨¦d. [136] The Children of the Myst, que nous retrouverons dans la l¨¦gende de Montrose. - ¨¦d. [137] On appelle cairns ces monuments grossiers qui s'offrent souvent aux regards du voyageur dans les montagnes d'¨¦cosse, et qui consistent en pierres amoncel¨¦es sous une forme conique. On croit que ce sont des monuments fun¨¨bres form¨¦es par les passants, qui, en signe de respect pour la mort, ramassaient une pierre et l'ajoutaient aux autres. Un proverbe ga¨¦lique dit: - Malheur ¨¤ qui passe devant un cairn sans y d¨¦poser la pierre du dernier salut. - ¨¦d. [138] Barde du clan de Mac-Leod, dont le chant a ¨¦t¨¦ imit¨¦ par sir Walter Scott dans les ballades. - ¨¦d. [139] Cette complainte est venue jusqu'¨¤ nous, ce qui doit servir ¨¤ donner une certaine authenticit¨¦ ¨¤ ces m¨¦moires. (_Note de l'¨¦diteur ¨¦cossais*._) * Sir Walter Scott a aussi compos¨¦ pour l'anthologie ¨¦cossaise le chant de guerre de Rob-Roy sur un air de tradition dont les paroles ¨¦taient perdues. - ¨¦d. [140] Sonnez, cornemuses! - ¨¦d. [141] Le lecteur a d¨¦j¨¤ remarqu¨¦ sans doute comme nous qu'en pla?ant ses h¨¦ros dans la m¨ºme contr¨¦e o¨´ sir Walter Scott avait d¨¦j¨¤ plac¨¦ la _Dame du Lac, _l'auteur de _Rob- Roy _reproduit malgr¨¦ lui dans sa prose la couleur du style et quelquefois les pens¨¦es l¨¦g¨¨rement modifi¨¦es du po¨¨te. - ¨¦d. [142] L'auteur mystique du _Voyage du p¨¨lerin_. - ¨¦d. [143] L'auteur oublie ici par distraction que Francis Osbaldistone est cens¨¦ ne s'adresser qu'¨¤ Tresham. - ¨¦d. [144] Nom donn¨¦ aux Torys. - Tr. [145] C'est l'id¨¦e des deux vers du Dante: Nessum maggior dolore che ricordarsi _Del tempo felice nella miseria._ INFERNO. - ¨¦d. [146] _True-bleue_, deux vrais ennemis des jacobites. - ¨¦d. [147] Othello, acte V. - ¨¦d. [148] Le Giaour, parlant de son ennemi mort: Each feature of the sullen corse _Betray'd his rage, but no remorse._ "Chaque trait de ce sombre cadavre exprimait sa rage, mais aucun remords." Il est plusieurs autres passage de _Rob-Roy_ qui semblent inspir¨¦s par l'¨¦nergique pens¨¦e de lord Byron. Voyez la Notice. - ¨¦d. [149] Rob-Roy Mac-Gregor est un des h¨¦ros dont le nom est le plus souvent cit¨¦ par le peuple d'¨¦cosse. La tradition conserve fid¨¨lement les d¨¦tails de la guerre de partisan qu'il fit si longtemps et avec tant d'audace, au duc de Montrose. Chaque habitant des environs du Loch-Lomond a sa petite anecdote ¨¤ vous raconter sur les exploits et les ruses de ce redoutable proscrit. Nous nous contenterons d'indiquer au lecteur les pages que le colonel Hewart lui a consacr¨¦es dans son ouvrage un peu diffus sur les Highlanders, et principalement sur les r¨¦giments r¨¦guliers d'¨¦cosse. Le Rob-Roy de Walter Scott est fid¨¨le au portrait qu'en ont laiss¨¦ tous ceux qui l'avaient connu; mais on admire surtout en ¨¦cosse cet ouvrage comme un second point de vue du tableau des Highlands, si admirable dans Waverley. La _L¨¦gende de Montrose_ ach¨¨ve de nous familiariser avec ces contr¨¦es, ¨¦galement pittoresques sous le rapport du paysage comme sous celui des moeurs et des coutumes locales. Il y a aussi une opposition tr¨¨s heureuse entre le caract¨¨re sauvage, mais po¨¦tique, de Rob-Roy, et l'industrialisme tout positif, mais singuli¨¨rement original, de son prosa?que cousin le bailli Nicol Jarvie. Ce personnage constamment comique, qui est tout d'invention, a re?u une sorte d'existence r¨¦alis¨¦e par le talent d'un acteur d'Edimbourg, nomm¨¦ Mackray. On a vu plus d'une fois sir Walter Scott, ¨¤ couvert sous son incognito, rire aux larmes des lazzis du FILS _de mon p¨¨re le diacre_. - ¨¦d. End of the Project Gutenberg EBook of Rob-Roy, by Walter Scott *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROB-ROY *** ***** This file should be named 16828-8.txt or 16828-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/6/8/2/16828/ Produced by Ebooks libres et gratuits (PhilippeC, Coolmicro and Fred); this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. *** END: FULL LICENSE *** Rob-Roy A free ebook from http://www.dertz.in/