Germinal [with accents] The Project Gutenberg EBook of Germinal, by Emile Zola (#8 in our series by Emile Zola) Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Germinal Author: Emile Zola Release Date: May, 2004 [EBook #5711] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on August 13, 2002] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, GERMINAL *** This eBook was produced by Carlo Traverso. Author: ¨¦mile Zola Title: Germinal Remark: n. 13 of "Les Rougon-Macquart" Language: French Encoding: ISO-8859-1 We thank the Bibliotheque Nationale de France that has made available the image files at www://gallica.bnf.fr, authorizing the preparation of the etext through OCR. Nous remercions la Biblioth¨¨que Nationale de France qui a mis ¨¤ disposition les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donn¨¦ l'autorisation de les utiliser pour pr¨¦parer ce texte. ¨¦mile Zola Germinal Premi¨¨re Partie I Dans la plaine rase, sous la nuit sans ¨¦toiles, d'une obscurit¨¦ et d'une ¨¦paisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes ¨¤ Montsou, dix kilom¨¨tres de pav¨¦ coupant tout droit, ¨¤ travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait m¨ºme pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glac¨¦es d'avoir balay¨¦ des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pav¨¦ se d¨¦roulait avec la rectitude d'une jet¨¦e, au milieu de l'embrun aveuglant des t¨¦n¨¨bres. L'homme ¨¦tait parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allong¨¦, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, nou¨¦ dans un mouchoir ¨¤ carreaux, le g¨ºnait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tant?t d'un coude, tant?t de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains ¨¤ la fois, des mains gourdes que les lani¨¨res du vent d'est faisaient saigner. Une seule id¨¦e occupait sa t¨ºte vide d'ouvrier sans travail et sans g?te, l'espoir que le froid serait moins vif apr¨¨s le lever du jour. Depuis une heure, il avan?ait ainsi, lorsque sur la gauche, ¨¤ deux kilom¨¨tres de Montsou, il aper?ut des feux rouges, trois brasiers br?lant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il h¨¦sita, pris de crainte; puis, il ne put r¨¦sister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains. Un chemin creux s'enfon?ait. Tout disparut. L'homme avait ¨¤ droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferr¨¦e; tandis qu'un talus d'herbe s'¨¦levait ¨¤ gauche, surmont¨¦ de pignons confus, d'une vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, ¨¤ un coude du chemin, les feux reparurent pr¨¨s de lui, sans qu'il compr?t davantage comment ils br?laient si haut dans le ciel mort, pareils ¨¤ des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l'arr¨ºter. C'¨¦tait une masse lourde, un tas ¨¦cras¨¦ de constructions, d'o¨´ se dressait la silhouette d'une chemin¨¦e d'usine; de rares lueurs sortaient des fen¨ºtres encrass¨¦es, cinq ou six lanternes tristes ¨¦taient pendues dehors, ¨¤ des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils de tr¨¦teaux gigantesques; et, de cette apparition fantastique, noy¨¦e de nuit et de fum¨¦e, une seule voix montait, la respiration grosse et longue d'un ¨¦chappement de vapeur, qu'on ne voyait point. Alors, l'homme reconnut une fosse. Il fut repris de honte: ¨¤ quoi bon? il n'y aurait pas de travail. Au lieu de se diriger vers les batiments, il se risqua enfin ¨¤ gravir le terri sur lequel br?laient les trois feux de houille, dans des corbeilles de fonte, pour ¨¦clairer et r¨¦chauffer la besogne. Les ouvriers de la coupe ¨¤ terre avaient d? travailler tard, on sortait encore les d¨¦bris inutiles. Maintenant, il entendait les moulineurs pousser les trains sur les tr¨¦teaux, il distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, pr¨¨s de chaque feu. --Bonjour, dit-il en s'approchant d'une des corbeilles. Tournant le dos au brasier, le charretier ¨¦tait debout, un vieillard v¨ºtu d'un tricot de laine violette, coiff¨¦ d'une casquette en poil de lapin; pendant que son cheval, un gros cheval jaune, attendait, dans une immobilit¨¦ de pierre, qu'on e?t vid¨¦ les six berlines mont¨¦es par lui. Le manoeuvre employ¨¦ au culbuteur, un gaillard roux et efflanqu¨¦, ne se pressait gu¨¨re, pesait sur le levier d'une main endormie. Et, l¨¤-haut, le vent redoublait, une bise glaciale, dont les grandes haleines r¨¦guli¨¨res passaient comme des coups de faux. --Bonjour, r¨¦pondit le vieux. Un silence se fit. L'homme, qui se sentait regard¨¦ d'un oeil m¨¦fiant, dit son nom tout de suite. --Je me nomme ¨¦tienne Lantier, je suis machineur... Il n'y a pas de travail ici? Les flammes l'¨¦clairaient, il devait avoir vingt et un ans, tr¨¨s brun, joli homme, l'air fort malgr¨¦ ses membres menus. Rassur¨¦, le charretier hochait la t¨ºte. --Du travail pour un machineur, non, non... Il s'en est encore pr¨¦sent¨¦ deux hier. Il n'y a rien. Une rafale leur coupa la parole. Puis, ¨¦tienne demanda, en montrant le tas sombre des constructions, au pied du terri: --C'est une fosse, n'est-ce pas? Le vieux, cette fois, ne put r¨¦pondre. Un violent acc¨¨s de toux l'¨¦tranglait. Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpr¨¦, laissa une tache noire. --Oui, une fosse, le Voreux... Tenez! le coron est tout pr¨¨s. A son tour, de son bras tendu, il d¨¦signait dans la nuit le village dont le jeune homme avait devin¨¦ les toitures. Mais les six berlines ¨¦taient vides, il les suivit sans un claquement de fouet, les jambes raidies par des rhumatismes; tandis que le gros cheval jaune repartait tout seul, tirait pesamment entre les rails, sous une nouvelle bourrasque, qui lui h¨¦rissait le poil. Le Voreux, ¨¤ pr¨¦sent, sortait du r¨ºve. ¨¦tienne, qui s'oubliait devant le brasier ¨¤ chauffer ses pauvres mains saignantes, regardait, retrouvait chaque partie de la fosse, le hangar goudronn¨¦ du criblage, le beffroi du puits, la vaste chambre de la machine d'extraction, la tourelle carr¨¦e de la pompe d'¨¦puisement. Cette fosse, tass¨¦e au fond d'un creux, avec ses constructions trapues de briques, dressant sa chemin¨¦e comme une corne mena?ante, lui semblait avoir un air mauvais de b¨ºte goulue, accroupie l¨¤ pour manger le monde. Tout en l'examinant, il songeait ¨¤ lui, ¨¤ son existence de vagabond, depuis huit jours qu'il cherchait une place; il se revoyait dans son atelier du chemin de fer, giflant son chef, chass¨¦ de Lille, chass¨¦ de partout; le samedi, il ¨¦tait arriv¨¦ ¨¤ Marchiennes, o¨´ l'on disait qu'il y avait du travail, aux Forges; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait d? passer le dimanche cach¨¦ sous les bois d'un chantier de charronnage, dont le surveillant venait de l'expulser, ¨¤ deux heures de la nuit. Rien, plus un sou, pas m¨ºme une cro?te: qu'allait-il faire ainsi par les chemins, sans but, ne sachant seulement o¨´ s'abriter contre la bise? Oui, c'¨¦tait bien une fosse, les rares lanternes ¨¦clairaient le carreau, une porte brusquement ouverte lui avait permis d'entrevoir les foyers des g¨¦n¨¦rateurs, dans une clart¨¦ vive. Il s'expliquait jusqu'¨¤ l'¨¦chappement de la pompe, cette respiration grosse et longue, soufflant sans relache, qui ¨¦tait comme l'haleine engorg¨¦e du monstre. Le manoeuvre du culbuteur, gonflant le dos, n'avait pas m¨ºme lev¨¦ les yeux sur ¨¦tienne, et celui-ci allait ramasser son petit paquet tomb¨¦ ¨¤ terre, lorsqu'un acc¨¨s de toux annon?a le retour du charretier. Lentement, on le vit sortir de l'ombre, suivi du cheval jaune, qui montait six nouvelles berlines pleines. --Il y a des fabriques ¨¤ Montsou? demanda le jeune homme. Le vieux cracha noir, puis r¨¦pondit dans le vent: --Oh! ce ne sont pas les fabriques qui manquent. Fallait voir ?a, il y a trois ou quatre ans! Tout ronflait, on ne pouvait trouver des hommes, jamais on n'avait tant gagn¨¦... Et voil¨¤ qu'on se remet ¨¤ se serrer le ventre. Une vraie piti¨¦ dans le pays, on renvoie le monde, les ateliers ferment les uns apr¨¨s les autres... Ce n'est peut-¨ºtre pas la faute de l'empereur; mais pourquoi va-t-il se battre en Am¨¦rique? Sans compter que les b¨ºtes meurent du chol¨¦ra, comme les gens. Alors, en courtes phrases, l'haleine coup¨¦e, tous deux continu¨¨rent ¨¤ se plaindre. ¨¦tienne racontait ses courses inutiles depuis une semaine: il fallait donc crever de faim? bient?t les routes seraient pleines de mendiants. Oui, disait le vieillard, ?a finirait par mal tourner, car il n'¨¦tait pas Dieu permis de jeter tant de chr¨¦tiens ¨¤ la rue. --On n'a pas de la viande tous les jours. --Encore si l'on avait du pain! --C'est vrai, si l'on avait du pain seulement! Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les mots dans un hurlement m¨¦lancolique. --Tenez! reprit tr¨¨s haut le charretier en se tournant vers le midi, Montsou est l¨¤... Et, de sa main tendue de nouveau, il d¨¦signa dans les t¨¦n¨¨bres des points invisibles, ¨¤ mesure qu'il les nommait. L¨¤-bas, ¨¤ Montsou, la sucrerie Fauvelle marchait encore, mais la sucrerie Hoton venait de r¨¦duire son personnel, il n'y avait gu¨¨re que la minoterie Dutilleul et la corderie Bleuze pour les cables de mine, qui tinssent le coup. Puis, d'un geste large, il indiqua, au nord, toute une moiti¨¦ de l'horizon: les ateliers de construction Sonneville n'avaient pas re?u les deux tiers de leurs commandes habituelles; sur les trois hauts fourneaux des Forges de Marchiennes, deux seulement ¨¦taient allum¨¦s; enfin, ¨¤ la verrerie Gagebois, une gr¨¨ve mena?ait, car on parlait d'une r¨¦duction de salaire. --Je sais, je sais, r¨¦p¨¦tait le jeune homme ¨¤ chaque indication. J'en viens. --Nous autres, ?a va jusqu'¨¤ pr¨¦sent, ajouta le charretier. Les fosses ont pourtant diminu¨¦ leur extraction. Et regardez, en face, ¨¤ la Victoire, il n'y a aussi que deux batteries de fours ¨¤ coke qui flambent. Il cracha, il repartit derri¨¨re son cheval somnolent, apr¨¨s l'avoir attel¨¦ aux berlines vides. Maintenant, ¨¦tienne dominait le pays entier. Les t¨¦n¨¨bres demeuraient profondes, mais la main du vieillard les avait comme emplies de grandes mis¨¨res, que le jeune homme, inconsciemment, sentait ¨¤ cette heure autour de lui, partout, dans l'¨¦tendue sans bornes. N'¨¦tait-ce pas un cri de famine que roulait le vent de mars, au travers de cette campagne nue? Les rafales s'¨¦taient enrag¨¦es, elles semblaient apporter la mort du travail, une disette qui tuerait beaucoup d'hommes. Et, les yeux errants, il s'effor?ait de percer les ombres, tourment¨¦ du d¨¦sir et de la peur de voir. Tout s'an¨¦antissait au fond de l'inconnu des nuits obscures, il n'apercevait, tr¨¨s loin, que les hauts fourneaux et les fours ¨¤ coke. Ceux-ci, des batteries de cent chemin¨¦es, plant¨¦es obliquement, alignaient des rampes de flammes rouges; tandis que les deux tours, plus ¨¤ gauche, br?laient toutes bleues en plein ciel, comme des torches g¨¦antes. C'¨¦tait d'une tristesse d'incendie, il n'y avait d'autres levers d'astres, ¨¤ l'horizon mena?ant, que ces feux nocturnes des pays de la houille et du fer. --Vous ¨ºtes peut-¨ºtre de la Belgique? reprit derri¨¨re ¨¦tienne le charretier, qui ¨¦tait revenu. Cette fois, il n'amenait que trois berlines. On pouvait toujours culbuter celles-l¨¤: un accident arriv¨¦ ¨¤ la cage d'extraction, un ¨¦crou cass¨¦, allait arr¨ºter le travail pendant un grand quart d'heure. En bas du terri, un silence s'¨¦tait fait, les moulineurs n'¨¦branlaient plus les tr¨¦teaux d'un roulement prolong¨¦. On entendait seulement sortir de la fosse le bruit lointain d'un marteau, tapant sur de la t?le. --Non, je suis du Midi, r¨¦pondit le jeune homme. Le manoeuvre, apr¨¨s avoir vid¨¦ les berlines, s'¨¦tait assis ¨¤ terre, heureux de l'accident; et il gardait sa sauvagerie muette, il avait simplement lev¨¦ de gros yeux ¨¦teints sur le charretier, comme g¨ºn¨¦ par tant de paroles. Ce dernier, en effet, n'en disait pas si long d'habitude. Il fallait que le visage de l'inconnu lui conv?nt et qu'il f?t pris d'une de ces d¨¦mangeaisons de confidences, qui font parfois causer les vieilles gens tout seuls, ¨¤ haute voix. --Moi, dit-il, je suis de Montsou, je m'appelle Bonnemort. --C'est un surnom? demanda ¨¦tienne ¨¦tonn¨¦. Le vieux eut un ricanement d'aise, et montrant le Voreux: --Oui, oui... On m'a retir¨¦ trois fois de l¨¤-dedans en morceaux, une fois avec tout le poil roussi, une autre avec de la terre jusque dans le g¨¦sier, la troisi¨¨me avec le ventre gonfl¨¦ d'eau comme une grenouille... Alors, quand ils ont vu que je ne voulais pas crever, ils m'ont appel¨¦ Bonnemort, pour rire. Sa gaiet¨¦ redoubla, un grincement de poulie mal graiss¨¦e, qui finit par d¨¦g¨¦n¨¦rer en un acc¨¨s terrible de toux. La corbeille de feu, maintenant, ¨¦clairait en plein sa grosse t¨ºte, aux cheveux blancs et rares, ¨¤ la face plate, d'une paleur livide, macul¨¦e de taches bleuatres. Il ¨¦tait petit, le cou ¨¦norme, les mollets et les talons en dehors, avec de longs bras dont les mains carr¨¦es tombaient ¨¤ ses genoux. Du reste, comme son cheval qui demeurait immobile sur les pieds, sans para?tre souffrir du vent, il semblait en pierre, il n'avait l'air de se douter ni du froid ni des bourrasques sifflant ¨¤ ses oreilles. Quand il eut touss¨¦, la gorge arrach¨¦e par un raclement profond, il cracha au pied de la corbeille, et la terre noircit. ¨¦tienne le regardait, regardait le sol qu'il tachait de la sorte. --Il y a longtemps, reprit-il, que vous travaillez ¨¤ la mine? Bonnemort ouvrit tout grands les deux bras. --Longtemps, ah! oui!... Je n'avais pas huit ans, lorsque je suis descendu, tenez! juste dans le Voreux, et j'en ai cinquante-huit, ¨¤ cette heure. Calculez un peu... J'ai tout fait l¨¤-dedans, galibot d'abord, puis herscheur, quand j'ai eu la force de rouler, puis haveur pendant dix-huit ans. Ensuite, ¨¤ cause de mes sacr¨¦es jambes, ils m'ont mis de la coupe ¨¤ terre, remblayeur, raccommodeur, jusqu'au moment o¨´ il leur a fallu me sortir du fond, parce que le m¨¦decin disait que j'allais y rester. Alors, il y a cinq ann¨¦es de cela, ils m'ont fait charretier... Hein? c'est joli, cinquante ans de mine, dont quarante-cinq au fond! Tandis qu'il parlait, des morceaux de houille enflamm¨¦s, qui, par moments, tombaient de la corbeille, allumaient sa face bl¨ºme d'un reflet sanglant. --Ils me disent de me reposer, continua-t-il. Moi, je ne veux pas, ils me croient trop b¨ºte!... J'irai bien deux ann¨¦es, jusqu'¨¤ ma soixantaine, pour avoir la pension de cent quatre-vingts francs. Si je leur souhaitais le bonsoir aujourd'hui, ils m'accorderaient tout de suite celle de cent cinquante. Ils sont malins, les bougres!... D'ailleurs, je suis solide, ¨¤ part les jambes. C'est, voyez-vous, l'eau qui m'est entr¨¦e sous la peau, ¨¤ force d'¨ºtre arros¨¦ dans les tailles. Il y a des jours o¨´ je ne peux pas remuer une patte sans crier. Une crise de toux l'interrompit encore. --Et ?a vous fait tousser aussi? dit ¨¦tienne. Mais il r¨¦pondit non de la t¨ºte, violemment. Puis, quand il put parler: --Non, non, je me suis enrhum¨¦, l'autre mois. Jamais je ne toussais, ¨¤ pr¨¦sent je ne peux plus me d¨¦barrasser... Et le dr?le, c'est que je crache, c'est que je crache... Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir. --Est-ce que c'est du sang? demanda ¨¦tienne, osant enfin le questionner. Lentement, Bonnemort s'essuyait la bouche d'un revers de main. --C'est du charbon... J'en ai dans la carcasse de quoi me chauffer jusqu'¨¤ la fin de mes jours. Et voil¨¤ cinq ans que je ne remets pas les pieds au fond. J'avais ?a en magasin, para?t-il, sans m¨ºme m'en douter. Bah! ?a conserve! Il y eut un silence, le marteau lointain battait ¨¤ coups r¨¦guliers dans la fosse, le vent passait avec sa plainte, comme un cri de faim et de lassitude venu des profondeurs de la nuit. Devant les flammes qui s'effaraient, le vieux continuait plus bas, remachant des souvenirs. Ah! bien s?r, ce n'¨¦tait pas d'hier que lui et les siens tapaient ¨¤ la veine! La famille travaillait pour la Compagnie des mines de Montsou, depuis la cr¨¦ation; et cela datait de loin, il y avait d¨¦j¨¤ cent six ans. Son a?eul, Guillaume Maheu, un gamin de quinze ans alors, avait trouv¨¦ le charbon gras ¨¤ R¨¦quillart, la premi¨¨re fosse de la Compagnie, une vieille fosse aujourd'hui abandonn¨¦e, l¨¤-bas, pr¨¨s de la sucrerie Fauvelle. Tout le pays le savait, ¨¤ preuve que la veine d¨¦couverte s'appelait la veine Guillaume, du pr¨¦nom de son grand-p¨¨re. Il ne l'avait pas connu, un gros ¨¤ ce qu'on racontait, tr¨¨s fort, mort de vieillesse ¨¤ soixante ans. Puis, son p¨¨re, Nicolas Maheu dit le Rouge, ag¨¦ de quarante ans ¨¤ peine, ¨¦tait rest¨¦ dans le Voreux, que l'on fon?ait en ce temps-l¨¤: un ¨¦boulement, un aplatissement complet, le sang bu et les os aval¨¦s par les roches. Deux de ses oncles et ses trois fr¨¨res, plus tard, y avaient aussi laiss¨¦ leur peau. Lui, Vincent Maheu, qui en ¨¦tait sorti ¨¤ peu pr¨¨s entier, les jambes mal d'aplomb seulement, passait pour un malin. Quoi faire, d'ailleurs? Il fallait travailler. On faisait ?a de p¨¨re en fils, comme on aurait fait autre chose. Son fils, Toussaint Maheu, y crevait maintenant, et ses petits-fils, et tout son monde, qui logeait en face, dans le coron. Cent six ans d'abattage, les mioches apr¨¨s les vieux, pour le m¨ºme patron: hein? beaucoup de bourgeois n'auraient pas su dire si bien leur histoire! --Encore, lorsqu'on mange! murmura de nouveau ¨¦tienne. --C'est ce que je dis, tant qu'on a du pain ¨¤ manger, on peut vivre. Bonnemort se tut, les yeux tourn¨¦s vers le coron, o¨´ des lueurs s'allumaient une ¨¤ une. Quatre heures sonnaient au clocher de Montsou, le froid devenait plus vif. --Et elle est riche, votre Compagnie? reprit ¨¦tienne. Le vieux haussa les ¨¦paules, puis les laissa retomber, comme accabl¨¦ sous un ¨¦croulement d'¨¦cus. --Ah! oui, ah! oui... Pas aussi riche peut-¨ºtre que sa voisine, la Compagnie d'Anzin. Mais des millions et des millions tout de m¨ºme. On ne compte plus... Dix-neuf fosses, dont treize pour l'exploitation, le Voreux, la Victoire, Cr¨¨vecoeur, Mirou, Saint-Thomas, Madeleine, Feutry-Cantel, d'autres encore, et six pour l'¨¦puisement ou l'a¨¦rage, comme R¨¦quillart... Dix mille ouvriers, des concessions qui s'¨¦tendent sur soixante-sept communes, une extraction de cinq mille tonnes par jour, un chemin de fer reliant toutes les fosses, et des ateliers, et des fabriques!... Ah! oui, ah! oui, il y en a, de l'argent! Un roulement de berlines, sur les tr¨¦teaux, fit dresser les oreilles du gros cheval jaune. En bas, la cage devait ¨ºtre r¨¦par¨¦e, les moulineurs avaient repris leur besogne. Pendant qu'il attelait sa b¨ºte, pour redescendre, le charretier ajouta doucement, en s'adressant ¨¤ elle: --Faut pas t'habituer ¨¤ bavarder, fichu paresseux!... Si monsieur Hennebeau savait ¨¤ quoi tu perds le temps! ¨¦tienne, songeur, regardait la nuit. Il demanda: --Alors, c'est ¨¤ monsieur Hennebeau, la mine? --Non, expliqua le vieux, monsieur Hennebeau n'est que le directeur g¨¦n¨¦ral. Il est pay¨¦ comme nous. D'un geste, le jeune homme montra l'immensit¨¦ des t¨¦n¨¨bres. --A qui est-ce donc, tout ?a? Mais Bonnemort resta un instant suffoqu¨¦ par une nouvelle crise, d'une telle violence, qu'il ne pouvait reprendre haleine. Enfin, quand il eut crach¨¦ et essuy¨¦ l'¨¦cume noire de ses l¨¨vres, il dit, dans le vent qui redoublait: --Hein? ¨¤ qui tout ?a?... On n'en sait rien. A des gens. Et, de la main, il d¨¦signait dans l'ombre un point vague, un lieu ignor¨¦ et recul¨¦, peupl¨¦ de ces gens, pour qui les Maheu tapaient ¨¤ la veine depuis plus d'un si¨¨cle. Sa voix avait pris une sorte de peur religieuse, c'¨¦tait comme s'il e?t parl¨¦ d'un tabernacle inaccessible, o¨´ se cachait le dieu repu et accroupi, auquel ils donnaient tous leur chair, et qu'ils n'avaient jamais vu. --Au moins si l'on mangeait du pain ¨¤ sa suffisance! r¨¦p¨¦ta pour la troisi¨¨me fois ¨¦tienne, sans transition apparente. --Dame, oui! si l'on mangeait toujours du pain, ce serait trop beau! Le cheval ¨¦tait parti, le charretier disparut ¨¤ son tour, d'un pas tra?nard d'invalide. Pr¨¨s du culbuteur, le manoeuvre n'avait point boug¨¦, ramass¨¦ en boule, enfon?ant le menton entre ses genoux, fixant sur le vide ses gros yeux ¨¦teints. Quand il eut repris son paquet, ¨¦tienne ne s'¨¦loigna pas encore. Il sentait les rafales lui glacer le dos, pendant que sa poitrine br?lait, devant le grand feu. Peut-¨ºtre, tout de m¨ºme, ferait-il bien de s'adresser ¨¤ la fosse: le vieux pouvait ne pas savoir; puis, il se r¨¦signait, il accepterait n'importe quelle besogne. O¨´ aller et que devenir, ¨¤ travers ce pays affam¨¦ par le ch?mage? laisser derri¨¨re un mur sa carcasse de chien perdu? Cependant, une h¨¦sitation le troublait, une peur du Voreux, au milieu de cette plaine rase, noy¨¦e sous une nuit si ¨¦paisse. A chaque bourrasque, le vent paraissait grandir, comme s'il e?t souffl¨¦ d'un horizon sans cesse ¨¦largi. Aucune aube ne blanchissait dans le ciel mort, les hauts fourneaux seuls flambaient, ainsi que les fours ¨¤ coke, ensanglantant les t¨¦n¨¨bres, sans en ¨¦clairer l'inconnu. Et le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de b¨ºte m¨¦chante, s'¨¦crasait davantage, respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air g¨ºn¨¦ par sa digestion p¨¦nible de chair humaine. II Au milieu des champs de bl¨¦ et de betteraves, le coron des Deux-Cent-Quarante dormait sous la nuit noire. On distinguait vaguement les quatre immenses corps de petites maisons adoss¨¦es, des corps de caserne ou d'h?pital, g¨¦om¨¦triques, parall¨¨les, que s¨¦paraient les trois larges avenues, divis¨¦es en jardins ¨¦gaux. Et, sur le plateau d¨¦sert, on entendait la seule plainte des rafales, dans les treillages arrach¨¦s des cl?tures. Chez les Maheu, au num¨¦ro 16 du deuxi¨¨me corps, rien ne bougeait. Des t¨¦n¨¨bres ¨¦paisses noyaient l'unique chambre du premier ¨¦tage, comme ¨¦crasant de leur poids le sommeil des ¨ºtres que l'on sentait l¨¤, en tas, la bouche ouverte, assomm¨¦s de fatigue. Malgr¨¦ le froid vif du dehors, l'air alourdi avait une chaleur vivante, cet ¨¦touffement chaud des chambr¨¦es les mieux tenues, qui sentent le b¨¦tail humain. Quatre heures sonn¨¨rent au coucou de la salle du rez-de-chauss¨¦e, rien encore ne remua, des haleines gr¨ºles sifflaient, accompagn¨¦es de deux ronflements sonores. Et, brusquement, ce fut Catherine qui se leva. Dans sa fatigue, elle avait, par habitude, compt¨¦ les quatre coups du timbre, ¨¤ travers le plancher, sans trouver la force de s'¨¦veiller compl¨¨tement. Puis, les jambes jet¨¦es hors des couvertures, elle tatonna, frotta enfin une allumette et alluma la chandelle. Mais elle restait assise, la t¨ºte si pesante, qu'elle se renversait entre les deux ¨¦paules, c¨¦dant au besoin invincible de retomber sur le traversin. Maintenant, la chandelle ¨¦clairait la chambre, carr¨¦e, ¨¤ deux fen¨ºtres, que trois lits emplissaient. Il y avait une armoire, une table, deux chaises de vieux noyer, dont le ton fumeux tachait durement les murs, peints en jaune clair. Et rien autre, des hardes pendues ¨¤ des clous, une cruche pos¨¦e sur le carreau, pr¨¨s d'une terrine rouge servant de cuvette. Dans le lit de gauche, Zacharie, l'a?n¨¦, un gar?on de vingt et un ans, ¨¦tait couch¨¦ avec son fr¨¨re Jeanlin, qui achevait sa onzi¨¨me ann¨¦e; dans celui de droite, deux mioches, L¨¦nore et Henri, la premi¨¨re de six ans, le second de quatre, dormaient aux bras l'un de l'autre; tandis que Catherine partageait le troisi¨¨me lit avec sa soeur Alzire, si ch¨¦tive pour ses neuf ans, qu'elle ne l'aurait m¨ºme pas sentie pr¨¨s d'elle, sans la bosse de la petite infirme qui lui enfon?ait les c?tes. La porte vitr¨¦e ¨¦tait ouverte, on apercevait le couloir du palier, l'esp¨¨ce de boyau o¨´ le p¨¨re et la m¨¨re occupaient un quatri¨¨me lit, contre lequel ils avaient d? installer le berceau de la derni¨¨re venue, Estelle, ag¨¦e de trois mois ¨¤ peine. Cependant, Catherine fit un effort d¨¦sesp¨¦r¨¦. Elle s'¨¦tirait, elle crispait ses deux mains dans ses cheveux roux, qui lui embroussaillaient le front et la nuque. Fluette pour ses quinze ans, elle ne montrait de ses membres, hors du fourreau ¨¦troit de sa chemise, que des pieds bleuis, comme tatou¨¦s de charbon, et des bras d¨¦licats, dont la blancheur de lait tranchait sur le teint bl¨ºme du visage, d¨¦j¨¤ gat¨¦ par les continuels lavages au savon noir. Un dernier baillement ouvrit sa bouche un peu grande, aux dents superbes dans la paleur chlorotique des gencives; pendant que ses yeux gris pleuraient de sommeil combattu, avec une expression douloureuse et bris¨¦e, qui semblait enfler de fatigue sa nudit¨¦ enti¨¨re. Mais un grognement arriva du palier, la voix de Maheu b¨¦gayait, empat¨¦e: --Sacr¨¦ nom! il est l'heure... C'est toi qui allumes, Catherine? --Oui, p¨¨re... ?a vient de sonner, en bas. --D¨¦p¨ºche-toi donc, fain¨¦ante! Si tu avais moins dans¨¦ hier dimanche, tu nous aurais r¨¦veill¨¦s plus t?t... En voil¨¤ une vie de paresse! Et il continua de gronder, mais le sommeil le reprit ¨¤ son tour, ses reproches s'embarrass¨¨rent, s'¨¦teignirent dans un nouveau ronflement. La jeune fille, en chemise, pieds nus sur le carreau, allait et venait par la chambre. Comme elle passait devant le lit d'Henri et de L¨¦nore, elle rejeta sur eux la couverture, qui avait gliss¨¦; et ils ne s'¨¦veillaient pas, an¨¦antis dans le gros sommeil de l'enfance. Alzire, les yeux ouverts, s'¨¦tait retourn¨¦e pour prendre la place chaude de sa grande soeur, sans prononcer un mot. --Dis donc, Zacharie! et toi, Jeanlin, dis donc! r¨¦p¨¦tait Catherine, debout devant les deux fr¨¨res, qui restaient vautr¨¦s, le nez dans le traversin. Elle dut saisir le grand par l'¨¦paule et le secouer; puis, tandis qu'il machait des injures, elle prit le parti de les d¨¦couvrir, en arrachant le drap. Cela lui parut dr?le, elle se mit ¨¤ rire, lorsqu'elle vit les deux gar?ons se d¨¦battre, les jambes nues. --C'est b¨ºte, lache-moi! grogna Zacharie de m¨¦chante humeur, quand il se fut assis. Je n'aime pas les farces... Dire, nom de Dieu! qu'il faut se lever! Il ¨¦tait maigre, d¨¦gingand¨¦, la figure longue, salie de quelques rares poils de barbe, avec les cheveux jaunes et la paleur an¨¦mique de toute la famille. Sa chemise lui remontait au ventre, et il la baissa, non par pudeur, mais parce qu'il n'avait pas chaud. --C'est sonn¨¦ en bas, r¨¦p¨¦tait Catherine. Allons, houp! le p¨¨re se fache. Jeanlin, qui s'¨¦tait pelotonn¨¦, referma les yeux, en disant: --Va te faire fiche, je dors! Elle eut un nouveau rire de bonne fille. Il ¨¦tait si petit, les membres gr¨ºles, avec des articulations ¨¦normes, grossies par des scrofules, qu'elle le prit, ¨¤ pleins bras. Mais il gigotait, son masque de singe blafard et cr¨¦pu, trou¨¦ de ses yeux verts, ¨¦largi par ses grandes oreilles, palissait de la rage d'¨ºtre faible. Il ne dit rien, il la mordit au sein droit. --M¨¦chant bougre! murmura-t-elle en retenant un cri et en le posant par terre. Alzire, silencieuse, le drap au menton, ne s'¨¦tait pas rendormie. Elle suivait de ses yeux intelligents d'infirme sa soeur et ses deux fr¨¨res, qui maintenant s'habillaient. Une autre querelle ¨¦clata autour de la terrine, les gar?ons bouscul¨¨rent la jeune fille, parce qu'elle se lavait trop longtemps. Les chemises volaient, pendant que, gonfl¨¦s encore de sommeil, ils se soulageaient sans honte, avec l'aisance tranquille d'une port¨¦e de jeunes chiens, grandis ensemble. Du reste, Catherine fut pr¨ºte la premi¨¨re. Elle enfila sa culotte de mineur, passa la veste de toile, noua le b¨¦guin bleu autour de son chignon; et, dans ces v¨ºtements propres du lundi, elle avait l'air d'un petit homme, rien ne lui restait de son sexe, que le dandinement l¨¦ger des hanches. --Quand le vieux rentrera, dit m¨¦chamment Zacharie, il sera content de trouver le lit d¨¦fait... Tu sais, je lui raconterai que c'est toi. Le vieux, c'¨¦tait le grand-p¨¨re, Bonnemort, qui, travaillant la nuit, se couchait au jour; de sorte que le lit ne refroidissait pas, il y avait toujours dedans quelqu'un ¨¤ ronfler. Sans r¨¦pondre, Catherine s'¨¦tait mise ¨¤ tirer la couverture et ¨¤ la border. Mais, depuis un instant, des bruits s'entendaient derri¨¨re le mur, dans la maison voisine. Ces constructions de briques, install¨¦es ¨¦conomiquement par la Compagnie, ¨¦taient si minces, que les moindres souffles les traversaient. On vivait coude ¨¤ coude, d'un bout ¨¤ l'autre; et rien de la vie intime n'y restait cach¨¦, m¨ºme aux gamins. Un pas lourd avait ¨¦branl¨¦ un escalier, puis il y eut comme une chute molle, suivie d'un soupir d'aise. --Bon! dit Catherine, Levaque descend, et voil¨¤ Bouteloup qui va retrouver la Levaque. Jeanlin ricana, les yeux d'Alzire eux-m¨ºmes brill¨¨rent. Chaque matin, ils s'¨¦gayaient ainsi du m¨¦nage ¨¤ trois des voisins, un haveur qui logeait un ouvrier de la coupe ¨¤ terre, ce qui donnait ¨¤ la femme deux hommes, l'un de nuit, l'autre de jour. --Philom¨¨ne tousse, reprit Catherine, apr¨¨s avoir tendu l'oreille. Elle parlait de l'a?n¨¦e des Levaque, une grande fille de dix-neuf ans, la ma?tresse de Zacharie, dont elle avait deux enfants d¨¦j¨¤, si d¨¦licate de poitrine d'ailleurs, qu'elle ¨¦tait cribleuse ¨¤ la fosse, n'ayant jamais pu travailler au fond. --Ah, ouiche! Philom¨¨ne! r¨¦pondit Zacharie, elle s'en moque, elle dort!... C'est cochon de dormir jusqu'¨¤ six heures! Il passait sa culotte, lorsqu'il ouvrit une fen¨ºtre, pr¨¦occup¨¦ d'une id¨¦e brusque. Au-dehors, dans les t¨¦n¨¨bres, le coron s'¨¦veillait, des lumi¨¨res pointaient une ¨¤ une, entre les lames des persiennes. Et ce fut encore une dispute: il se penchait pour guetter s'il ne verrait pas sortir de chez les Pierron, en face, le ma?tre-porion du Voreux, qu'on accusait de coucher avec la Pierronne; tandis que sa soeur lui criait que le mari avait, depuis la veille, pris son service de jour ¨¤ l'accrochage, et que bien s?r Dansaert n'avait pu coucher, cette nuit-l¨¤. L'air entrait par bouff¨¦es glaciales, tous deux s'emportaient, en soutenant chacun l'exactitude de ses renseignements, lorsque des cris et des larmes ¨¦clat¨¨rent. C'¨¦tait, dans son berceau, Estelle que le froid contrariait. Du coup, Maheu se r¨¦veilla. Qu'avait-il donc dans les os? voil¨¤ qu'il se rendormait comme un propre ¨¤ rien! Et il jurait si fort, que les enfants, ¨¤ c?t¨¦, ne soufflaient plus. Zacharie et Jeanlin achev¨¨rent de se laver, avec une lenteur d¨¦j¨¤ lasse. Alzire, les yeux grands ouverts, regardait toujours. Les deux mioches, L¨¦nore et Henri, aux bras l'un de l'autre, n'avaient pas remu¨¦, respirant du m¨ºme petit souffle, malgr¨¦ le vacarme. --Catherine, donne-moi la chandelle! cria Maheu. Elle finissait de boutonner sa veste, elle porta la chandelle dans le cabinet, laissant ses fr¨¨res chercher leurs v¨ºtements, au peu de clart¨¦ qui venait de la porte. Son p¨¨re sautait du lit. Mais elle ne s'arr¨ºta point, elle descendit en gros bas de laine, ¨¤ tatons, et alluma dans la salle une autre chandelle, pour pr¨¦parer le caf¨¦. Tous les sabots de la famille ¨¦taient sous le buffet. --Te tairas-tu, vermine! reprit Maheu, exasp¨¦r¨¦ des cris d'Estelle, qui continuaient. Il ¨¦tait petit comme le vieux Bonnemort, et il lui ressemblait en gras, la t¨ºte forte, la face plate et livide, sous les cheveux jaunes, coup¨¦s tr¨¨s courts. L'enfant hurlait davantage, effray¨¦e par ces grands bras noueux qui se balan?aient au-dessus d'elle. --Laisse-la, tu sais bien qu'elle ne veut pas se taire, dit la Maheude, en s'allongeant au milieu du lit. Elle aussi venait de s'¨¦veiller, et elle se plaignait, c'¨¦tait b¨ºte de ne jamais faire sa nuit compl¨¨te. Ils ne pouvaient donc partir doucement? Enfouie dans la couverture, elle ne montrait que sa figure longue, aux grands traits, d'une beaut¨¦ lourde, d¨¦j¨¤ d¨¦form¨¦e ¨¤ trente-neuf ans par sa vie de mis¨¨re et les sept enfants qu'elle avait eus. Les yeux au plafond, elle parla avec lenteur, pendant que son homme s'habillait. Ni l'un ni l'autre n'entendait plus la petite qui s'¨¦tranglait ¨¤ crier. --Hein? tu sais, je suis sans le sou, et nous voici ¨¤ lundi seulement: encore six jours ¨¤ attendre la quinzaine... Il n'y a pas moyen que ?a dure. A vous tous, vous apportez neuf francs. Comment veux-tu que j'arrive? nous sommes dix ¨¤ la maison. --Oh! neuf francs! se r¨¦cria Maheu. Moi et Zacharie, trois: ?a fait six... Catherine et le p¨¨re, deux: ?a fait quatre; quatre et six, dix... Et Jeanlin, un, ?a fait onze. --Oui, onze, mais il y a les dimanches et les jours de ch?mage... Jamais plus de neuf, entends-tu? Il ne r¨¦pondit pas, occup¨¦ ¨¤ chercher par terre sa ceinture de cuir. Puis, il dit en se relevant: --Faut pas se plaindre, je suis tout de m¨ºme solide. Il y en a plus d'un, ¨¤ quarante-deux ans, qui passe au raccommodage. --Possible, mon vieux, mais ?a ne nous donne pas du pain... Qu'est-ce que je vais fiche, dis? Tu n'as rien, toi? --J'ai deux sous. --Garde-les pour boire une chope... Mon Dieu! qu'est-ce que je vais fiche? Six jours, ?a n'en finit plus. Nous devons soixante francs ¨¤ Maigrat, qui m'a mise ¨¤ la porte avant-hier. ?a ne m'emp¨ºchera pas de retourner le voir. Mais, s'il s'ent¨ºte ¨¤ refuser... Et la Maheude continua d'une voix morne, la t¨ºte immobile, fermant par instants les yeux sous la clart¨¦ triste de la chandelle. Elle disait le buffet vide, les petits demandant des tartines, le caf¨¦ m¨ºme manquant, et l'eau qui donnait des coliques, et les longues journ¨¦es pass¨¦es ¨¤ tromper la faim avec des feuilles de choux bouillies. Peu ¨¤ peu, elle avait d? hausser le ton, car le hurlement d'Estelle couvrait ses paroles. Ces cris devenaient insoutenables. Maheu parut tout d'un coup les entendre, hors de lui, et il saisit la petite dans le berceau, il la jeta sur le lit de la m¨¨re, en balbutiant de fureur: --Tiens! prends-la, je l'¨¦craserais... Nom de Dieu d'enfant! ?a ne manque de rien, ?a t¨¨te, et ?a se plaint plus haut que les autres! Estelle s'¨¦tait mise ¨¤ t¨¦ter, en effet. Disparue sous la couverture, calm¨¦e par la ti¨¦deur du lit, elle n'avait plus qu'un petit bruit goulu des l¨¨vres. --Est-ce que les bourgeois de la Piolaine ne t'ont pas dit d'aller les voir? reprit le p¨¨re au bout d'un silence. La m¨¨re pin?a la bouche, d'un air de doute d¨¦courag¨¦. --Oui, ils m'ont rencontr¨¦e, ils portent des v¨ºtements aux enfants pauvres... Enfin, je m¨¨nerai ce matin chez eux L¨¦nore et Henri. S'ils me donnaient cent sous seulement. Le silence recommen?a. Maheu ¨¦tait pr¨ºt. Il demeura un moment immobile, puis il conclut de sa voix sourde: --Qu'est-ce que tu veux? c'est comme ?a, arrange-toi pour la soupe... ?a n'avance ¨¤ rien d'en causer, vaut mieux ¨ºtre l¨¤-bas au travail. --Bien s?r, r¨¦pondit la Maheude. Souffle la chandelle, je n'ai pas besoin de voir la couleur de mes id¨¦es. Il souffla la chandelle. D¨¦j¨¤, Zacharie et Jeanlin descendaient; il les suivit; et l'escalier de bois craquait sous leurs pieds lourds, chauss¨¦s de laine. Derri¨¨re eux, le cabinet et la chambre ¨¦taient retomb¨¦s aux t¨¦n¨¨bres. Les enfants dormaient, les paupi¨¨res d'Alzire elle-m¨ºme s'¨¦taient closes. Mais la m¨¨re restait maintenant les yeux ouverts dans l'obscurit¨¦, tandis que, tirant sur sa mamelle pendante de femme ¨¦puis¨¦e, Estelle ronronnait comme un petit chat. En bas, Catherine s'¨¦tait d'abord occup¨¦e du feu, la chemin¨¦e de fonte, ¨¤ grille centrale, flanqu¨¦e de deux fours, et o¨´ br?lait constamment un feu de houille. La Compagnie distribuait par mois, ¨¤ chaque famille, huit hectolitres d'escaillage, charbon dur ramass¨¦ dans les voies. Il s'allumait difficilement, et la jeune fille qui couvrait le feu chaque soir, n'avait qu'¨¤ le secouer le matin, en ajoutant des petits morceaux de charbon tendre, tri¨¦s avec soin. Puis, apr¨¨s avoir pos¨¦ une bouillotte sur la grille, elle s'accroupit devant le buffet. C'¨¦tait une salle assez vaste, tenant tout le rez-de-chauss¨¦e, peinte en vert pomme, d'une propret¨¦ flamande, avec ses dalles lav¨¦es ¨¤ grande eau et sem¨¦es de sable blanc. Outre le buffet de sapin verni, l'ameublement consistait en une table et des chaises du m¨ºme bois. Coll¨¦es sur les murs, des enluminures violentes, les portraits de l'Empereur et de l'Imp¨¦ratrice donn¨¦s par la Compagnie, des soldats et des saints, bariol¨¦s d'or, tranchaient cr?ment dans la nudit¨¦ claire de la pi¨¨ce; et il n'y avait d'autres ornements qu'une bo?te de carton rose sur le buffet, et que le coucou ¨¤ cadran peinturlur¨¦, dont le gros tic-tac semblait emplir le vide du plafond. Pr¨¨s de la porte de l'escalier, une autre porte conduisait ¨¤ la cave. Malgr¨¦ la propret¨¦, une odeur d'oignon cuit, enferm¨¦e depuis la veille, empoisonnait l'air chaud, cet air alourdi, toujours charg¨¦ d'une acret¨¦ de houille. Devant le buffet ouvert, Catherine r¨¦fl¨¦chissait. Il ne restait qu'un bout de pain, du fromage blanc en suffisance, mais ¨¤ peine une lichette de beurre; et il s'agissait de faire les tartines pour eux quatre. Enfin, elle se d¨¦cida, coupa les tranches, en prit une qu'elle couvrit de fromage, en frotta une autre de beurre, puis les colla ensemble: c'¨¦tait ?le briquet?, la double tartine emport¨¦e chaque matin ¨¤ la fosse. Bient?t, les quatre briquets furent en rang sur la table, r¨¦partis avec une s¨¦v¨¨re justice, depuis le gros du p¨¨re jusqu'au petit de Jeanlin. Catherine, qui paraissait toute ¨¤ son m¨¦nage, devait pourtant r¨ºvasser aux histoires que Zacharie racontait sur le ma?tre-porion et la Pierronne, car elle entrebailla la porte d'entr¨¦e et jeta un coup d'oeil dehors. Le vent soufflait toujours, des clart¨¦s plus nombreuses couraient sur les fa?ades basses du coron, d'o¨´ montait une vague tr¨¦pidation de r¨¦veil. D¨¦j¨¤ des portes se refermaient, des files noires d'ouvriers s'¨¦loignaient dans la nuit. ¨¦tait-elle b¨ºte, de se refroidir, puisque le chargeur ¨¤ l'accrochage dormait bien s?r, en attendant d'aller prendre son service, ¨¤ six heures! Et elle restait, elle regardait la maison, de l'autre c?t¨¦ des jardins. La porte s'ouvrit, sa curiosit¨¦ s'alluma. Mais ce ne pouvait ¨ºtre que la petite des Pierron, Lydie, qui partait pour la fosse. Un bruit sifflant de vapeur la fit se tourner. Elle ferma, se hata de courir: l'eau bouillait et se r¨¦pandait, ¨¦teignant le feu. Il ne restait plus de caf¨¦, elle dut se contenter de passer l'eau sur le marc de la veille; puis, elle sucra dans la cafeti¨¨re, avec de la cassonade. Justement, son p¨¨re et ses deux fr¨¨res descendaient. --Fichtre! d¨¦clara Zacharie, quand il eut mis le nez dans son bol, en voil¨¤ un qui ne nous cassera pas la t¨ºte! Maheu haussa les ¨¦paules d'un air r¨¦sign¨¦. --Bah! c'est chaud, c'est bon tout de m¨ºme. Jeanlin avait ramass¨¦ les miettes des tartines et trempait une soupe. Apr¨¨s avoir bu, Catherine acheva de vider la cafeti¨¨re dans les gourdes de fer-blanc. Tous quatre, debout, mal ¨¦clair¨¦s par la chandelle fumeuse, avalaient en hate. --Y sommes-nous ¨¤ la fin! dit le p¨¨re. On croirait qu'on a des rentes! Mais une voix vint de l'escalier, dont ils avaient laiss¨¦ la porte ouverte. C'¨¦tait la Maheude qui criait: --Prenez tout le pain, j'ai un peu de vermicelle pour les enfants! --Oui, oui! r¨¦pondit Catherine. Elle avait recouvert le feu, en calant, sur un coin de la grille, un restant de soupe, que le grand-p¨¨re trouverait chaude, lorsqu'il rentrerait ¨¤ six heures. Chacun prit sa paire de sabots sous le buffet, se passa la ficelle de sa gourde ¨¤ l'¨¦paule, et fourra son briquet dans son dos, entre la chemise et la veste. Et ils sortirent, les hommes devant, la fille derri¨¨re, soufflant la chandelle, donnant un tour de clef. La maison redevint noire. --Tiens! nous filons ensemble, dit un homme qui refermait la porte de la maison voisine. C'¨¦tait Levaque, avec son fils B¨¦bert, un gamin de douze ans, grand ami de Jeanlin. Catherine, ¨¦tonn¨¦e, ¨¦touffa un rire, ¨¤ l'oreille de Zacharie: quoi donc? Bouteloup n'attendait m¨ºme plus que le mari f?t parti! Maintenant, dans le coron, les lumi¨¨res s'¨¦teignaient. Une derni¨¨re porte claqua, tout dormait de nouveau, les femmes et les petits reprenaient leur somme, au fond des lits plus larges. Et, du village ¨¦teint au Voreux qui soufflait, c'¨¦tait sous les rafales un lent d¨¦fil¨¦ d'ombres, le d¨¦part des charbonniers pour le travail, roulant des ¨¦paules, embarrass¨¦s de leurs bras, qu'ils croisaient sur la poitrine; tandis que, derri¨¨re, le briquet faisait ¨¤ chacun une bosse. V¨ºtus de toile mince, ils grelottaient de froid, sans se hater davantage, d¨¦band¨¦s le long de la route, avec un pi¨¦tinement de troupeau. III ¨¦tienne, descendu enfin du terri, venait d'entrer au Voreux; et les hommes auxquels il s'adressait, demandant s'il y avait du travail, hochaient la t¨ºte, lui disaient tous d'attendre le ma?tre-porion. On le laissait libre, au milieu des batiments mal ¨¦clair¨¦s, pleins de trous noirs, inqui¨¦tants avec la complication de leurs salles et de leurs ¨¦tages. Apr¨¨s avoir mont¨¦ un escalier obscur ¨¤ moiti¨¦ d¨¦truit, il s'¨¦tait trouv¨¦ sur une passerelle branlante, puis avait travers¨¦ le hangar du criblage, plong¨¦ dans une nuit si profonde, qu'il marchait les mains en avant, pour ne pas se heurter. Devant lui, brusquement, deux yeux jaunes, ¨¦normes, trou¨¨rent les t¨¦n¨¨bres. Il ¨¦tait sous le beffroi, dans la salle de recette, ¨¤ la bouche m¨ºme du puits. Un porion, le p¨¨re Richomme, un gros ¨¤ figure de bon gendarme, barr¨¦e de moustaches grises, se dirigeait justement vers le bureau du receveur. --On n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour n'importe quel travail? demanda de nouveau ¨¦tienne. Richomme allait dire non; mais il se reprit et r¨¦pondit comme les autres, en s'¨¦loignant: --Attendez monsieur Dansaert, le ma?tre-porion. Quatre lanternes ¨¦taient plant¨¦es l¨¤, et les r¨¦flecteurs, qui jetaient toute la lumi¨¨re sur le puits, ¨¦clairaient vivement les rampes de fer, les leviers des signaux et des verrous, les madriers des guides, o¨´ glissaient les deux cages. Le reste, la vaste salle, pareille ¨¤ une nef d'¨¦glise, se noyait, peupl¨¦e de grandes ombres flottantes. Seule, la lampisterie flambait au fond, tandis que, dans le bureau du receveur, une maigre lampe mettait comme une ¨¦toile pr¨¨s de s'¨¦teindre. L'extraction venait d'¨ºtre reprise; et, sur les dalles de fonte, c'¨¦tait un tonnerre continu, les berlines de charbon roul¨¦es sans cesse, les courses des moulineurs, dont on distinguait les longues ¨¦chines pench¨¦es, dans le remuement de toutes ces choses noires et bruyantes qui s'agitaient. Un instant, ¨¦tienne resta immobile, assourdi, aveugl¨¦. Il ¨¦tait glac¨¦, des courants d'air entraient de partout. Alors, il fit quelques pas, attir¨¦ par la machine, dont il voyait maintenant luire les aciers et les cuivres. Elle se trouvait en arri¨¨re du puits, ¨¤ vingt-cinq m¨¨tres, dans une salle plus haute, et assise si carr¨¦ment sur son massif de briques, qu'elle marchait ¨¤ toute vapeur, de toute sa force de quatre cents chevaux, sans que le mouvement de sa bielle ¨¦norme, ¨¦mergeant et plongeant avec une douceur huil¨¦e, donnat un frisson aux murs. Le machineur, debout ¨¤ la barre de mise en train, ¨¦coutait les sonneries des signaux, ne quittait pas des yeux le tableau indicateur, o¨´ le puits ¨¦tait figur¨¦, avec ses ¨¦tages diff¨¦rents, par une rainure verticale, que parcouraient des plombs pendus ¨¤ des ficelles, repr¨¦sentant les cages. Et, ¨¤ chaque d¨¦part, quand la machine se remettait en branle, les bobines, les deux immenses roues de cinq m¨¨tres de rayon, aux moyeux desquels les deux cables d'acier s'enroulaient et se d¨¦roulaient en sens contraire, tournaient d'une telle vitesse, qu'elles n'¨¦taient plus qu'une poussi¨¨re grise. --Attention donc! cri¨¨rent trois moulineurs, qui tra?naient une ¨¦chelle gigantesque. ¨¦tienne avait manqu¨¦ d'¨ºtre ¨¦cras¨¦. Ses yeux s'habituaient, il regardait en l'air filer les cables, plus de trente m¨¨tres de ruban d'acier, qui montaient d'une vol¨¦e dans le beffroi, o¨´ ils passaient sur les molettes, pour descendre ¨¤ pic dans le puits s'attacher aux cages d'extraction. Une charpente de fer, pareille ¨¤ la haute charpente d'un clocher, portait les molettes. C'¨¦tait un glissement d'oiseau, sans un bruit, sans un heurt, la fuite rapide, le continuel va-et-vient d'un fil de poids ¨¦norme, qui pouvait enlever jusqu'¨¤ douze mille kilogrammes, avec une vitesse de dix m¨¨tres ¨¤ la seconde. --Attention donc, nom de Dieu! cri¨¨rent de nouveau les moulineurs, qui poussaient l'¨¦chelle de l'autre c?t¨¦, pour visiter la molette de gauche. Lentement, ¨¦tienne revint ¨¤ la recette. Ce vol g¨¦ant sur sa t¨ºte l'ahurissait. Et, grelottant dans les courants d'air, il regarda la manoeuvre des cages, les oreilles cass¨¦es par le roulement des berlines. Pr¨¨s du puits, le signal fonctionnait, un lourd marteau ¨¤ levier, qu'une corde tir¨¦e du fond laissait tomber sur un billot. Un coup pour arr¨ºter, deux pour descendre, trois pour monter: c'¨¦tait sans relache comme des coups de massue dominant le tumulte, accompagn¨¦s d'une claire sonnerie de timbre; pendant que le moulineur, dirigeant la manoeuvre, augmentait encore le tapage, en criant des ordres au machineur, dans un porte-voix. Les cages, au milieu de ce branle-bas, apparaissaient et s'enfon?aient, se vidaient et se remplissaient, sans qu'¨¦tienne compr?t rien ¨¤ ces besognes compliqu¨¦es. Il ne comprenait bien qu'une chose: le puits avalait des hommes par bouch¨¦es de vingt et de trente, et d'un coup de gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. D¨¨s quatre heures, la descente des ouvriers commen?ait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe ¨¤ la main, attendant par petits groupes d'¨ºtre en nombre suffisant. Sans un bruit, d'un jaillissement doux de b¨ºte nocturne, la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre ¨¦tages contenant chacun deux berlines pleines de charbon. Des moulineurs, aux diff¨¦rents paliers, sortaient les berlines, les rempla?aient par d'autres, vides ou charg¨¦es ¨¤ l'avance des bois de taille. Et c'¨¦tait dans les berlines vides que s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'¨¤ quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la corde du signal d'en bas, ?sonnant ¨¤ la viande?, pour pr¨¦venir de ce chargement de chair humaine. Puis, apr¨¨s un l¨¦ger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derri¨¨re elle que la fuite vibrante du cable. --C'est profond? demanda ¨¦tienne ¨¤ un mineur, qui attendait pr¨¨s de lui, l'air somnolent. --Cinq cent cinquante-quatre m¨¨tres, r¨¦pondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier ¨¤ trois cent vingt. Tous deux se turent, les yeux sur le cable qui remontait. ¨¦tienne reprit: --Et quand ?a casse? --Ah! quand ?a casse... Le mineur acheva d'un geste. Son tour ¨¦tait arriv¨¦, la cage avait reparu, de son mouvement ais¨¦ et sans fatigue. Il s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de quatre minutes ¨¤ peine, pour engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une demi-heure, le puits en d¨¦vora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage o¨´ ils descendaient, mais sans un arr¨ºt, toujours affam¨¦, de boyaux g¨¦ants capables de dig¨¦rer un peuple. Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les t¨¦n¨¨bres restaient mortes, la cage montait du vide dans le m¨ºme silence vorace. ¨¦tienne, ¨¤ la longue, fut repris du malaise qu'il avait ¨¦prouv¨¦ d¨¦j¨¤ sur le terri. Pourquoi s'ent¨ºter? ce ma?tre porion le cong¨¦dierait comme les autres. Une peur vague le d¨¦cida brusquement: il s'en alla, il ne s'arr¨ºta dehors que devant le batiment des g¨¦n¨¦rateurs. La porte, grande ouverte, laissait voir sept chaudi¨¨res ¨¤ deux foyers. Au milieu de la bu¨¦e blanche, dans le sifflement des fuites, un chauffeur ¨¦tait occup¨¦ ¨¤ charger un des foyers, dont l'ardente fournaise se faisait sentir jusque sur le seuil; et le jeune homme, heureux d'avoir chaud, s'approchait, lorsqu'il rencontra une nouvelle bande de charbonniers, qui arrivait ¨¤ la fosse. C'¨¦taient les Maheu et les Levaque. Quand il aper?ut, en t¨ºte, Catherine avec son air doux de gar?on, l'id¨¦e superstitieuse lui vint de risquer une derni¨¨re demande. --Dites donc, camarade, on n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour n'importe quel travail? Elle le regarda, surprise, un peu effray¨¦e de cette voix brusque qui sortait de l'ombre. Mais, derri¨¨re elle, Maheu avait entendu, et il r¨¦pondit, il causa un instant. Non, on n'avait besoin de personne. Ce pauvre diable d'ouvrier, perdu sur les routes, l'int¨¦ressait. Lorsqu'il le quitta, il dit aux autres: --Hein! on pourrait ¨ºtre comme ?a... Faut pas se plaindre, tous n'ont pas du travail ¨¤ crever. La bande entra et alla droit ¨¤ la baraque, vaste salle grossi¨¨rement cr¨¦pie, entour¨¦e d'armoires que fermaient des cadenas. Au centre, une chemin¨¦e de fer, une sorte de po¨ºle sans porte, ¨¦tait rouge, si bourr¨¦e de houille incandescente, que des morceaux craquaient et d¨¦boulaient sur la terre battue du sol. La salle ne se trouvait ¨¦clair¨¦e que par ce brasier, dont les reflets sanglants dansaient le long des boiseries crasseuses, jusqu'au plafond sali d'une poussi¨¨re noire. Comme les Maheu arrivaient, des rires ¨¦clataient dans la grosse chaleur. Une trentaine d'ouvriers ¨¦taient debout, le dos tourn¨¦ ¨¤ la flamme, se r?tissant d'un air de jouissance. Avant la descente, tous venaient ainsi prendre et emporter dans la peau un bon coup de feu, pour braver l'humidit¨¦ du puits. Mais, ce matin-l¨¤, on s'¨¦gayait davantage, on plaisantait la Mouquette, une herscheuse de dix-huit ans, bonne fille dont la gorge et le derri¨¨re ¨¦normes crevaient la veste et la culotte. Elle habitait R¨¦quillart avec son p¨¨re, le vieux Mouque, palefrenier, et Mouquet son fr¨¨re, moulineur; seulement, les heures de travail n'¨¦tant pas les m¨ºmes, elle se rendait seule ¨¤ la fosse; et, au milieu des bl¨¦s en ¨¦t¨¦, contre un mur en hiver, elle se donnait du plaisir, en compagnie de son amoureux de la semaine. Toute la mine y passait, une vraie tourn¨¦e de camarades, sans autre cons¨¦quence. Un jour qu'on lui reprochait un cloutier de Marchiennes, elle avait failli crever de col¨¨re, criant qu'elle se respectait trop, qu'elle se couperait un bras, si quelqu'un pouvait se flatter de l'avoir vue avec un autre qu'un charbonnier. --Ce n'est donc plus le grand Chaval? disait un mineur en ricanant. T'as pris ce petiot-l¨¤? Mais lui faudrait une ¨¦chelle!... Je vous ai aper?us derri¨¨re R¨¦quillart. A preuve qu'il est mont¨¦ sur une borne. --Apr¨¨s? r¨¦pondait la Mouquette en belle humeur. Qu'est-ce que ?a te fiche? On ne t'a pas appel¨¦ pour que tu pousses. Et cette grossi¨¨ret¨¦ bonne enfant redoublait les ¨¦clats des hommes, qui enflaient leurs ¨¦paules, ¨¤ demi cuites par le po¨ºle; tandis que, secou¨¦e elle-m¨ºme de rires, elle promenait au milieu d'eux l'ind¨¦cence de son costume, d'un comique troublant, avec ses bosses de chair, exag¨¦r¨¦es jusqu'¨¤ l'infirmit¨¦. Mais la gaiet¨¦ tomba, Mouquette racontait ¨¤ Maheu que Fleurance, la grande Fleurance, ne viendrait plus: on l'avait trouv¨¦e, la veille, raide sur son lit, les uns disaient d'un d¨¦crochement du coeur, les autres d'un litre de geni¨¨vre bu trop vite. Et Maheu se d¨¦sesp¨¦rait: encore de la malchance, voil¨¤ qu'il perdait une de ses herscheuses, sans pouvoir la remplacer imm¨¦diatement! Il travaillait au marchandage, ils ¨¦taient quatre haveurs associ¨¦s dans sa taille, lui, Zacharie, Levaque et Chaval. S'ils n'avaient plus que Catherine pour rouler, la besogne allait souffrir. Tout d'un coup, il cria: --Tiens! et cet homme qui cherchait de l'ouvrage! Justement, Dansaert passait devant la baraque. Maheu lui conta l'histoire, demanda l'autorisation d'embaucher l'homme; et il insistait sur le d¨¦sir que t¨¦moignait la Compagnie de substituer aux herscheuses des gar?ons, comme ¨¤ Anzin. Le ma?tre-porion eut d'abord un sourire, car le projet d'exclure les femmes du fond r¨¦pugnait d'ordinaire aux mineurs, qui s'inqui¨¦taient du placement de leurs filles, peu touch¨¦s de la question de moralit¨¦ et d'hygi¨¨ne. Enfin, apr¨¨s avoir h¨¦sit¨¦, il permit, mais en se r¨¦servant de faire ratifier sa d¨¦cision par M. N¨¦grel, l'ing¨¦nieur. --Ah bien! d¨¦clara Zacharie, il est loin, l'homme, s'il court toujours! --Non, dit Catherine, je l'ai vu s'arr¨ºter aux chaudi¨¨res. --Va donc, fain¨¦ante! cria Maheu. La jeune fille s'¨¦lan?a, pendant qu'un flot de mineurs montaient au puits, c¨¦dant le feu ¨¤ d'autres. Jeanlin, sans attendre son p¨¨re, alla lui aussi prendre sa lampe, avec B¨¦bert, gros gar?on na?f, et Lydie, ch¨¦tive fillette de dix ans. Partie devant eux, la Mouquette s'exclamait dans l'escalier noir, en les traitant de sales mioches et en mena?ant de les gifler, s'ils la pin?aient. ¨¦tienne, dans le batiment aux chaudi¨¨res, causait en effet avec le chauffeur, qui chargeait les foyers de charbon. Il ¨¦prouvait un grand froid, ¨¤ l'id¨¦e de la nuit o¨´ il lui fallait rentrer. Pourtant, il se d¨¦cidait ¨¤ partir, lorsqu'il sentit une main se poser sur son ¨¦paule. --Venez, dit Catherine, il y a quelque chose pour vous. D'abord, il ne comprit pas. Puis, il eut un ¨¦lan de joie, il serra ¨¦nergiquement les mains de la jeune fille. --Merci, camarade... Ah! vous ¨ºtes un bon bougre, par exemple! Elle se mit ¨¤ rire, en le regardant dans la rouge lueur des foyers, qui les ¨¦clairaient. Cela l'amusait, qu'il la pr?t pour un gar?on, fluette encore, son chignon cach¨¦ sous le b¨¦guin. Lui, riait aussi de contentement; et ils rest¨¨rent un instant tous deux ¨¤ se rire ¨¤ la face, les joues allum¨¦es. Maheu, dans la baraque, accroupi devant sa caisse, retirait ses sabots et ses gros bas de laine. Lorsque ¨¦tienne fut l¨¤, on r¨¦gla tout en quatre paroles: trente sous par jour, un travail fatigant, mais qu'il apprendrait vite. Le haveur lui conseilla de garder ses souliers, et il lui pr¨ºta une vieille barrette, un chapeau de cuir destin¨¦ ¨¤ garantir le crane, pr¨¦caution que le p¨¨re et les enfants d¨¦daignaient. Les outils furent sortis de la caisse, o¨´ se trouvait justement la pelle de Fleurance. Puis, quand Maheu y eut enferm¨¦ leurs sabots, leurs bas, ainsi que le paquet d'¨¦tienne, il s'impatienta brusquement. --Que fait-il donc, cette rosse de Chaval? Encore quelque fille culbut¨¦e sur un tas de pierres!... Nous sommes en retard d'une demi-heure, aujourd'hui. Zacharie et Levaque se r?tissaient tranquillement les ¨¦paules. Le premier finit par dire: --C'est Chaval que tu attends?... Il est arriv¨¦ avant nous, il est descendu tout de suite. --Comment! tu sais ?a et tu ne m'en dis rien!... Allons! allons! d¨¦p¨ºchons. Catherine, qui chauffait ses mains, dut suivre la bande. ¨¦tienne la laissa passer, monta derri¨¨re elle. De nouveau, il voyageait dans un d¨¦dale d'escaliers et de couloirs obscurs, o¨´ les pieds nus faisaient un bruit mou de vieux chaussons. Mais la lampisterie flamboya, une pi¨¨ce vitr¨¦e, emplie de rateliers qui alignaient par ¨¦tages des centaines de lampes Davy, visit¨¦es, lav¨¦es de la veille, allum¨¦es comme des cierges au fond d'une chapelle ardente. Au guichet, chaque ouvrier prenait la sienne, poin?onn¨¦e ¨¤ son chiffre; puis, il l'examinait, la fermait lui-m¨ºme; pendant que le marqueur, assis ¨¤ une table, inscrivait sur le registre l'heure de la descente. Il fallut que Maheu interv?nt pour la lampe de son nouveau herscheur. Et il y avait encore une pr¨¦caution, les ouvriers d¨¦filaient devant un v¨¦rificateur, qui s'assurait si toutes les lampes ¨¦taient bien ferm¨¦es. --Fichtre! il ne fait pas chaud ici, murmura Catherine grelottante. ¨¦tienne se contenta de hocher la t¨ºte. Il se retrouvait devant le puits, au milieu de la vaste salle, balay¨¦e de courants d'air. Certes, il se croyait brave, et pourtant une ¨¦motion d¨¦sagr¨¦able le serrait ¨¤ la gorge, dans le tonnerre des berlines, les coups sourds des signaux, le beuglement ¨¦touff¨¦ du porte-voix, en face du vol continu de ces cables, d¨¦roul¨¦s et enroul¨¦s ¨¤ toute vapeur par les bobines de la machine. Les cages montaient, descendaient avec leur glissement de b¨ºte de nuit, engouffraient toujours des hommes, que la gueule du trou semblait boire. C'¨¦tait son tour maintenant, il avait tr¨¨s froid, il gardait un silence nerveux, qui faisait ricaner Zacharie et Levaque; car tous deux d¨¦sapprouvaient l'embauchage de cet inconnu, Levaque surtout, bless¨¦ de n'avoir pas ¨¦t¨¦ consult¨¦. Aussi Catherine fut-elle heureuse d'entendre son p¨¨re expliquer les choses au jeune homme. --Regardez, au-dessus de la cage, il y a un parachute, des crampons de fer qui s'enfoncent dans les guides, en cas de rupture. ?a fonctionne, oh! pas toujours... Oui, le puits est divis¨¦ en trois compartiments, ferm¨¦s par des planches, du haut en bas: au milieu les cages, ¨¤ gauche le goyot des ¨¦chelles... Mais il s'interrompit pour gronder, sans se permettre de trop hausser la voix: --Qu'est-ce que nous fichons l¨¤, nom de Dieu! Est-il permis de nous faire geler de la sorte! Le porion Richomme, qui allait descendre lui aussi, sa lampe ¨¤ feu libre fix¨¦e par un clou dans le cuir de sa barrette, l'entendit se plaindre. --M¨¦fie-toi, gare aux oreilles! murmura-t-il paternellement, en vieux mineur rest¨¦ bon pour les camarades. Faut bien que les manoeuvres se fassent... Tiens! nous y sommes, embarque avec ton monde. La cage, en effet, garnie de bandes de t?le et d'un grillage ¨¤ petites mailles, les attendait, d'aplomb sur les verrous. Maheu, Zacharie, Levaque, Catherine se gliss¨¨rent dans une berline du fond; et, comme ils devaient y tenir cinq, ¨¦tienne y entra ¨¤ son tour; mais les bonnes places ¨¦taient prises, il lui fallut se tasser pr¨¨s de la jeune fille, dont un coude lui labourait le ventre. Sa lampe l'embarrassait, on lui conseilla de l'accrocher ¨¤ une boutonni¨¨re de sa veste. Il n'entendit pas, la garda maladroitement ¨¤ la main. L'embarquement continuait, dessus et dessous, un enfournement confus de b¨¦tail. On ne pouvait donc partir, que se passait-il? Il lui semblait s'impatienter depuis de longues minutes. Enfin, une secousse l'¨¦branla, et tout sombra; les objets autour de lui s'envol¨¨rent, tandis qu'il ¨¦prouvait un vertige anxieux de chute, qui lui tirait les entrailles. Cela dura tant qu'il fut au jour, franchissant les deux ¨¦tages des recettes, au milieu de la fuite tournoyante des charpentes. Puis, tomb¨¦ dans le noir de la fosse, il resta ¨¦tourdi, n'ayant plus la perception nette de ses sensations. --Nous voil¨¤ partis, dit paisiblement Maheu. Tous ¨¦taient ¨¤ l'aise. Lui, par moments, se demandait s'il descendait ou s'il montait. Il y avait comme des immobilit¨¦s, quand la cage filait droit, sans toucher aux guides; et de brusques tr¨¦pidations se produisaient ensuite, une sorte de dansement dans les madriers, qui lui donnait la peur d'une catastrophe. Du reste, il ne pouvait distinguer les parois du puits, derri¨¨re le grillage o¨´ il collait sa face. Les lampes ¨¦clairaient mal le tassement des corps, ¨¤ ses pieds. Seule, la lampe ¨¤ feu libre du porion, dans la berline voisine, brillait comme un phare. --Celui-ci a quatre m¨¨tres de diam¨¨tre, continuait Maheu, pour l'instruire. Le cuvelage aurait bon besoin d'¨ºtre refait, car l'eau filtre de tous c?t¨¦s... Tenez! nous arrivons au niveau, entendez-vous? ¨¦tienne se demandait justement quel ¨¦tait ce bruit d'averse. Quelques grosses gouttes avaient d'abord sonn¨¦ sur le toit de la cage, comme au d¨¦but d'une ond¨¦e; et, maintenant, la pluie augmentait, ruisselait, se changeait en un v¨¦ritable d¨¦luge. Sans doute, la toiture ¨¦tait trou¨¦e, car un filet d'eau, coulant sur son ¨¦paule, le trempait jusqu'¨¤ la chair. Le froid devenait glacial, on enfon?ait dans une humidit¨¦ noire, lorsqu'on traversa un rapide ¨¦blouissement, la vision d'une caverne o¨´ des hommes s'agitaient, ¨¤ la lueur d'un ¨¦clair. D¨¦j¨¤, on retombait au n¨¦ant. Maheu disait: --C'est le premier accrochage. Nous sommes ¨¤ trois cent vingt m¨¨tres... Regardez la vitesse. Levant sa lampe, il ¨¦claira un madrier des guides, qui filait ainsi qu'un rail sous un train lanc¨¦ ¨¤ toute vapeur; et, au-del¨¤, on ne voyait toujours rien. Trois autres accrochages pass¨¨rent, dans un envolement de clart¨¦s. La pluie assourdissante battait les t¨¦n¨¨bres. --Comme c'est profond! murmura ¨¦tienne. Cette chute devait durer depuis des heures. Il souffrait de la fausse position qu'il avait prise, n'osant bouger, tortur¨¦ surtout par le coude de Catherine. Elle ne pronon?ait pas un mot, il la sentait seulement contre lui, qui le r¨¦chauffait. Lorsque la cage, enfin, s'arr¨ºta au fond, ¨¤ cinq cent cinquante-quatre m¨¨tres, il s'¨¦tonna d'apprendre que la descente avait dur¨¦ juste une minute. Mais le bruit des verrous qui se fixaient, la sensation sous lui de cette solidit¨¦, l'¨¦gaya brusquement; et ce fut en plaisantant qu'il tutoya Catherine. --Qu'as-tu sous la peau, ¨¤ ¨ºtre chaud comme ?a?... J'ai ton coude dans le ventre, bien s?r. Alors, elle ¨¦clata aussi. ¨¦tait-il b¨ºte, de la prendre encore pour un gar?on! Il avait donc les yeux bouch¨¦s? --C'est dans l'oeil que tu l'as, mon coude, r¨¦pondit-elle, au milieu d'une temp¨ºte de rires, que le jeune homme, surpris, ne s'expliqua point. La cage se vidait, les ouvriers travers¨¨rent la salle de l'accrochage, une salle taill¨¦e dans le roc, vo?t¨¦e en ma?onnerie, et que trois grosses lampes ¨¤ feu libre ¨¦clairaient. Sur les dalles de fonte, les chargeurs roulaient violemment des berlines pleines. Une odeur de cave suintait des murs, une fra?cheur salp¨ºtr¨¦e o¨´ passaient des souffles chauds, venus de l'¨¦curie voisine. Quatre galeries s'ouvraient l¨¤, b¨¦antes. --Par ici, dit Maheu ¨¤ ¨¦tienne. Vous n'y ¨ºtes pas, nous avons ¨¤ faire deux bons kilom¨¨tres. Les ouvriers se s¨¦paraient, se perdaient par groupes, au fond de ces trous noirs. Une quinzaine venaient de s'engager dans celui de gauche; et ¨¦tienne marchait le dernier, derri¨¨re Maheu, que pr¨¦c¨¦daient Catherine, Zacharie et Levaque. C'¨¦tait une belle galerie de roulage, ¨¤ travers banc, et d'un roc si solide, qu'elle avait eu besoin seulement d'¨ºtre muraill¨¦e en partie. Un par un, ils allaient, ils allaient toujours, sans une parole, avec les petites flammes des lampes. Le jeune homme butait ¨¤ chaque pas, s'embarrassait les pieds dans les rails. Depuis un instant, un bruit sourd l'inqui¨¦tait, le bruit lointain d'un orage dont la violence semblait cro?tre et venir des entrailles de la terre. ¨¦tait-ce le tonnerre d'un ¨¦boulement, ¨¦crasant sur leurs t¨ºtes la masse ¨¦norme qui les s¨¦parait du jour? Une clart¨¦ per?a la nuit, il sentit trembler le roc; et, lorsqu'il se fut rang¨¦ le long du mur, comme les camarades, il vit passer contre sa face un gros cheval blanc, attel¨¦ ¨¤ un train de berlines. Sur la premi¨¨re, tenant les guides, B¨¦bert ¨¦tait assis; tandis que Jeanlin, les poings appuy¨¦s au bord de la derni¨¨re, courait pieds nus. On se remit en marche. Plus loin, un carrefour se pr¨¦senta, deux nouvelles galeries s'ouvraient, et la bande s'y divisa encore, les ouvriers se r¨¦partissaient peu ¨¤ peu dans tous les chantiers de la mine. Maintenant, la galerie de roulage ¨¦tait bois¨¦e, des ¨¦tais de ch¨ºne soutenaient le toit, faisaient ¨¤ la roche ¨¦bouleuse une chemise de charpente, derri¨¨re laquelle on apercevait les lames des schistes, ¨¦tincelants de mica, et la masse grossi¨¨re des gr¨¨s, ternes et rugueux. Des trains de berlines pleines ou vides passaient continuellement, se croisaient, avec leur tonnerre emport¨¦ dans l'ombre par des b¨ºtes vagues, au trot de fant?me. Sur la double voie d'un garage, un long serpent noir dormait, un train arr¨ºt¨¦, dont le cheval s'¨¦broua, si noy¨¦ de nuit, que sa croupe confuse ¨¦tait comme un bloc tomb¨¦ de la vo?te. Des portes d'a¨¦rage battaient, se refermaient lentement. Et, ¨¤ mesure qu'on avan?ait, la galerie devenait plus ¨¦troite, plus basse, in¨¦gale de toit, for?ant les ¨¦chines ¨¤ se plier sans cesse. ¨¦tienne, rudement, se heurta la t¨ºte. Sans la barrette de cuir, il avait le crane fendu. Pourtant, il suivait avec attention, devant lui, les moindres gestes de Maheu, dont la silhouette sombre se d¨¦tachait sur la lueur des lampes. Pas un des ouvriers ne se cognait, ils devaient conna?tre chaque bosse, noeud des bois ou renflement de la roche. Le jeune homme souffrait aussi du sol glissant, qui se trempait de plus en plus. Par moments, il traversait de v¨¦ritables mares, que le gachis boueux des pieds r¨¦v¨¦lait seul. Mais ce qui l'¨¦tonnait surtout, c'¨¦taient les brusques changements de temp¨¦rature. En bas du puits, il faisait tr¨¨s frais, et dans la galerie de roulage, par o¨´ passait tout l'air de la mine, soufflait un vent glac¨¦, dont la violence tournait ¨¤ la temp¨ºte, entre les muraillements ¨¦troits. Ensuite, ¨¤ mesure qu'on s'enfon?ait dans les autres voies, qui recevaient seulement leur part disput¨¦e d'a¨¦rage, le vent tombait, la chaleur croissait, une chaleur suffocante, d'une pesanteur de plomb. Maheu n'avait plus ouvert la bouche. Il prit ¨¤ droite une nouvelle galerie, en disant simplement ¨¤ ¨¦tienne, sans se tourner: --La veine Guillaume. C'¨¦tait la veine o¨´ se trouvait leur taille. D¨¨s les premi¨¨res enjamb¨¦es, ¨¦tienne se meurtrit de la t¨ºte et des coudes. Le toit en pente descendait si bas, que, sur des longueurs de vingt et trente m¨¨tres, il devait marcher cass¨¦ en deux. L'eau arrivait aux chevilles. On fit ainsi deux cents m¨¨tres; et, tout d'un coup, il vit dispara?tre Levaque, Zacharie et Catherine, qui semblaient s'¨ºtre envol¨¦s par une fissure mince, ouverte devant lui. --Il faut monter, reprit Maheu. Pendez votre lampe ¨¤ une boutonni¨¨re, et accrochez-vous aux bois. Lui-m¨ºme disparut. ¨¦tienne dut le suivre. Cette chemin¨¦e, laiss¨¦e dans la veine, ¨¦tait r¨¦serv¨¦e aux mineurs et desservait toutes les voies secondaires. Elle avait l'¨¦paisseur de la couche de charbon, ¨¤ peine soixante centim¨¨tres. Heureusement, le jeune homme ¨¦tait mince, car, maladroit encore, il s'y hissait avec une d¨¦pense inutile de muscles, aplatissant les ¨¦paules et les hanches, avan?ant ¨¤ la force des poignets, cramponn¨¦ aux bois. Quinze m¨¨tres plus haut, on rencontra la premi¨¨re voie secondaire; mais il fallut continuer, la taille de Maheu et consorts ¨¦tait ¨¤ la sixi¨¨me voie, dans l'enfer, ainsi qu'ils disaient; et, de quinze m¨¨tres en quinze m¨¨tres, les voies se superposaient, la mont¨¦e n'en finissait plus, ¨¤ travers cette fente qui raclait le dos et la poitrine. ¨¦tienne ralait, comme si le poids des roches lui e?t broy¨¦ les membres, les mains arrach¨¦es, les jambes meurtries, manquant d'air surtout, au point de sentir le sang lui crever la peau. Vaguement, dans une voie, il aper?ut deux b¨ºtes accroupies, une petite, une grosse, qui poussaient des berlines: c'¨¦taient Lydie et la Mouquette, d¨¦j¨¤ au travail. Et il lui restait ¨¤ grimper la hauteur de deux tailles! La sueur l'aveuglait, il d¨¦sesp¨¦rait de rattraper les autres, dont il entendait les membres agiles fr?ler le roc d'un long glissement. --Courage, ?a y est! dit la voix de Catherine. Mais, comme il arrivait en effet, une autre voix cria du fond de la taille: --Eh bien! quoi donc? est-ce qu'on se fout du monde...? J'ai deux kilom¨¨tres ¨¤ faire de Montsou, et je suis l¨¤ le premier! C'¨¦tait Chaval, un grand maigre de vingt-cinq ans, osseux, les traits forts, qui se fachait d'avoir attendu. Lorsqu'il aper?ut ¨¦tienne, il demanda, avec une surprise de m¨¦pris: --Qu'est-ce que c'est que ?a? Et, Maheu lui ayant cont¨¦ l'histoire, il ajouta entre les dents: --Alors, les gar?ons mangent le pain des filles! Les deux hommes ¨¦chang¨¨rent un regard, allum¨¦ d'une de ces haines d'instinct qui flambent subitement. ¨¦tienne avait senti l'injure, sans comprendre encore. Un silence r¨¦gna, tous se mettaient au travail. C'¨¦taient enfin les veines peu ¨¤ peu emplies, les tailles en activit¨¦, ¨¤ chaque ¨¦tage, au bout de chaque voie. Le puits d¨¦vorateur avait aval¨¦ sa ration quotidienne d'hommes, pr¨¨s de sept cents ouvriers, qui besognaient ¨¤ cette heure dans cette fourmili¨¨re g¨¦ante, trouant la terre de toutes parts, la criblant ainsi qu'un vieux bois piqu¨¦ des vers. Et, au milieu du silence lourd, de l'¨¦crasement des couches profondes, on aurait pu, l'oreille coll¨¦e ¨¤ la roche, entendre le branle de ces insectes humains en marche, depuis le vol du cable qui montait et descendait la cage d'extraction, jusqu'¨¤ la morsure des outils entamant la houille, au fond des chantiers d'abattage. ¨¦tienne, en se tournant, se trouva de nouveau serr¨¦ contre Catherine. Mais, cette fois, il devina les rondeurs naissantes de la gorge, il comprit tout d'un coup cette ti¨¦deur qui l'avait p¨¦n¨¦tr¨¦. --Tu es donc une fille? murmura-t-il, stup¨¦fait. Elle r¨¦pondit de son air gai, sans rougeur: --Mais oui... Vrai! tu y as mis le temps! IV Les quatre haveurs venaient de s'allonger les uns au-dessus des autres, sur toute la mont¨¦e du front de taille. S¨¦par¨¦s par les planches ¨¤ crochets qui retenaient le charbon abattu, ils occupaient chacun quatre m¨¨tres environ de la veine; et cette veine ¨¦tait si mince, ¨¦paisse ¨¤ peine en cet endroit de cinquante centim¨¨tres, qu'ils se trouvaient l¨¤ comme aplatis entre le toit et le mur, se tra?nant des genoux et des coudes, ne pouvant se retourner sans se meurtrir les ¨¦paules. Ils devaient, pour attaquer la houille, rester couch¨¦s sur le flanc, le cou tordu, les bras lev¨¦s et brandissant de biais la rivelaine, le pic ¨¤ manche court. En bas, il y avait d'abord Zacharie; Levaque et Chaval s'¨¦tageaient au-dessus; et, tout en haut enfin, ¨¦tait Maheu. Chacun havait le lit de schiste, qu'il creusait ¨¤ coups de rivelaine; puis, il pratiquait deux entailles verticales dans la couche, et il d¨¦tachait le bloc, en enfon?ant un coin de fer, ¨¤ la partie sup¨¦rieure. La houille ¨¦tait grasse, le bloc se brisait, roulait en morceaux le long du ventre et des cuisses. Quand ces morceaux, retenus par la planche, s'¨¦taient amass¨¦s sous eux, les haveurs disparaissaient, mur¨¦s dans l'¨¦troite fente. C'¨¦tait Maheu qui souffrait le plus. En haut, la temp¨¦rature montait jusqu'¨¤ trente-cinq degr¨¦s, l'air ne circulait pas, l'¨¦touffement ¨¤ la longue devenait mortel. Il avait d?, pour voir clair, fixer sa lampe ¨¤ un clou, pr¨¨s de sa t¨ºte; et cette lampe, qui chauffait son crane, achevait de lui br?ler le sang. Mais son supplice s'aggravait surtout de l'humidit¨¦. La roche, au-dessus de lui, ¨¤ quelques centim¨¨tres de son visage, ruisselait d'eau, de grosses gouttes continues et rapides, tombant sur une sorte de rythme ent¨ºt¨¦, toujours ¨¤ la m¨ºme place. Il avait beau tordre le cou, renverser la nuque: elles battaient sa face, s'¨¦crasaient, claquaient sans relache. Au bout d'un quart d'heure, il ¨¦tait tremp¨¦, couvert de sueur lui-m¨ºme, fumant d'une chaude bu¨¦e de lessive. Ce matin-l¨¤, une goutte, s'acharnant dans son oeil, le faisait jurer. Il ne voulait pas lacher son havage, il donnait de grands coups, qui le secouaient violemment entre les deux roches, ainsi qu'un puceron pris entre deux feuillets d'un livre, sous la menace d'un aplatissement complet. Pas une parole n'¨¦tait ¨¦chang¨¦e. Ils tapaient tous, on n'entendait que ces coups irr¨¦guliers, voil¨¦s et comme lointains. Les bruits prenaient une sonorit¨¦ rauque, sans un ¨¦cho dans l'air mort. Et il semblait que les t¨¦n¨¨bres fussent d'un noir inconnu, ¨¦paissi par les poussi¨¨res volantes du charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur les yeux. Les m¨¨ches des lampes, sous leurs chapeaux de toile m¨¦tallique, n'y mettaient que des points rougeatres. On ne distinguait rien, la taille s'ouvrait, montait ainsi qu'une large chemin¨¦e, plate et oblique, o¨´ la suie de dix hivers aurait amass¨¦ une nuit profonde. Des formes spectrales s'y agitaient, les lueurs perdues laissaient entrevoir une rondeur de hanche, un bras noueux, une t¨ºte violente, barbouill¨¦e comme pour un crime. Parfois, en se d¨¦tachant, luisaient des blocs de houille, des pans et des ar¨ºtes, brusquement allum¨¦s d'un reflet de cristal. Puis, tout retombait au noir, les rivelaines tapaient ¨¤ grands coups sourds, il n'y avait plus que le hal¨¨tement des poitrines, le grognement de g¨ºne et de fatigue, sous la pesanteur de l'air et la pluie des sources. Zacharie, les bras mous d'une noce de la veille, lacha vite la besogne en pr¨¦textant la n¨¦cessit¨¦ de boiser, ce qui lui permettait de s'oublier ¨¤ siffler doucement, les yeux vagues dans l'ombre. Derri¨¨re les haveurs, pr¨¨s de trois m¨¨tres de la veine restaient vides, sans qu'ils eussent encore pris la pr¨¦caution de soutenir la roche, insoucieux du danger et avares de leur temps. --Eh! l'aristo! cria le jeune homme ¨¤ ¨¦tienne, passe-moi des bois. ¨¦tienne, qui apprenait de Catherine ¨¤ manoeuvrer sa pelle, dut monter des bois dans la taille. Il y en avait de la veille une petite provision. Chaque matin, d'habitude, on les descendait tout coup¨¦s sur la mesure de la couche. --D¨¦p¨ºche-toi donc, sacr¨¦e flemme! reprit Zacharie, en voyant le nouveau herscheur se hisser gauchement au milieu du charbon, les bras embarrass¨¦s de quatre morceaux de ch¨ºne. Il faisait, avec son pic, une entaille dans le toit, puis une autre dans le mur; et il y calait les deux bouts du bois, qui ¨¦tayait ainsi la roche. L'apr¨¨s-midi, les ouvriers de la coupe ¨¤ terre prenaient les d¨¦blais laiss¨¦s au fond de la galerie par les haveurs, et remblayaient les tranch¨¦es exploit¨¦es de la veine, o¨´ ils noyaient les bois, en ne m¨¦nageant que la voie inf¨¦rieure et la voie sup¨¦rieure, pour le roulage. Maheu cessa de geindre. Enfin, il avait d¨¦tach¨¦ son bloc. Il essuya sur sa manche son visage ruisselant, il s'inqui¨¦ta de ce que Zacharie ¨¦tait mont¨¦ faire derri¨¨re lui. --Laisse donc ?a, dit-il. Nous verrons apr¨¨s d¨¦jeuner... Vaut mieux abattre, si nous voulons avoir notre compte de berlines. --C'est que, r¨¦pondit le jeune homme, ?a baisse. Regarde, il y a une ger?ure. J'ai peur que ?a n'¨¦boule. Mais le p¨¨re haussa les ¨¦paules. Ah! ouiche! ¨¦bouler! Et puis, ce ne serait pas la premi¨¨re fois, on s'en tirerait tout de m¨ºme. Il finit par se facher, il renvoya son fils au front de taille. Tous, du reste, se d¨¦tiraient. Levaque, rest¨¦ sur le dos, jurait en examinant son pouce gauche, que la chute d'un gr¨¨s venait d'¨¦corcher au sang. Chaval, furieusement, enlevait sa chemise, se mettait le torse nu, pour avoir moins chaud. Ils ¨¦taient d¨¦j¨¤ noirs de charbon, enduits d'une poussi¨¨re fine que la sueur d¨¦layait, faisait couler en ruisseaux et en mares. Et Maheu recommen?a le premier ¨¤ taper, plus bas, la t¨ºte au ras de la roche. Maintenant, la goutte lui tombait sur le front, si obstin¨¦e, qu'il croyait la sentir lui percer d'un trou les os du crane. --Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine ¨¤ ¨¦tienne. Ils gueulent toujours. Et elle reprit sa le?on, en fille obligeante. Chaque berline charg¨¦e arrivait au jour telle qu'elle partait de la taille, marqu¨¦e d'un jeton sp¨¦cial pour que le receveur p?t la mettre au compte du chantier. Aussi devait-on avoir grand soin de l'emplir et de ne prendre que le charbon propre: autrement, elle ¨¦tait refus¨¦e ¨¤ la recette. Le jeune homme, dont les yeux s'habituaient ¨¤ l'obscurit¨¦, la regardait, blanche encore, avec son teint de chlorose; et il n'aurait pu dire son age, il lui donnait douze ans, tellement elle lui semblait fr¨ºle. Pourtant, il la sentait plus vieille, d'une libert¨¦ de gar?on, d'une effronterie na?ve, qui le g¨ºnait un peu: elle ne lui plaisait pas, il trouvait trop gamine sa t¨ºte blafarde de Pierrot, serr¨¦e aux tempes par le b¨¦guin. Mais ce qui l'¨¦tonnait, c'¨¦tait la force de cette enfant, une force nerveuse o¨´ il entrait beaucoup d'adresse. Elle emplissait sa berline plus vite que lui, ¨¤ petits coups de pelle r¨¦guliers et rapides; elle la poussait ensuite jusqu'au plan inclin¨¦, d'une seule pouss¨¦e lente, sans accrocs, passant ¨¤ l'aise sous les roches basses. Lui, se massacrait, d¨¦raillait, restait en d¨¦tresse. A la v¨¦rit¨¦, ce n'¨¦tait point un chemin commode. Il y avait une soixantaine de m¨¨tres, de la taille au plan inclin¨¦; et la voie, que les mineurs de la coupe ¨¤ terre n'avaient pas encore ¨¦largie, ¨¦tait un v¨¦ritable boyau, de toit tr¨¨s in¨¦gal, renfl¨¦ de continuelles bosses: ¨¤ certaines places, la berline charg¨¦e passait tout juste, le herscheur devait s'aplatir, pousser sur les genoux, pour ne pas se fendre la t¨ºte. D'ailleurs, les bois pliaient et cassaient d¨¦j¨¤. On les voyait, rompus au milieu, en longues d¨¦chirures pales, ainsi que des b¨¦quilles trop faibles. Il fallait prendre garde de s'¨¦corcher ¨¤ ces cassures; et, sous le lent ¨¦crasement qui faisait ¨¦clater des rondins de ch¨ºne gros comme la cuisse, on se coulait ¨¤ plat ventre, avec la sourde inqui¨¦tude d'entendre brusquement craquer son dos. --Encore! dit Catherine en riant. La berline d'¨¦tienne venait de d¨¦railler, au passage le plus difficile. Il n'arrivait point ¨¤ rouler droit, sur ces rails qui se faussaient dans la terre humide; et il jurait, il s'emportait, se battait rageusement avec les roues, qu'il ne pouvait, malgr¨¦ des efforts exag¨¦r¨¦s, remettre en place. --Attends donc, reprit la jeune fille. Si tu te faches, jamais ?a ne marchera. Adroitement, elle s'¨¦tait gliss¨¦e, avait enfonc¨¦ ¨¤ reculons le derri¨¨re sous la berline; et, d'une pes¨¦e des reins, elle la soulevait et la repla?ait. Le poids ¨¦tait de sept cents kilogrammes. Lui, surpris, honteux, b¨¦gayait des excuses. Il fallut qu'elle lui montrat ¨¤ ¨¦carter les jambes, ¨¤ s'arc-bouter les pieds contre les bois, des deux c?t¨¦s de la galerie, pour se donner des points d'appui solides. Le corps devait ¨ºtre pench¨¦, les bras raidis, de fa?on ¨¤ pousser de tous les muscles, des ¨¦paules et des hanches. Pendant un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe tendue, les poings si bas, qu'elle semblait trotter ¨¤ quatre pattes, ainsi qu'une de ces b¨ºtes naines qui travaillent dans les cirques. Elle suait, haletait, craquait des jointures, mais sans une plainte, avec l'indiff¨¦rence de l'habitude, comme si la commune mis¨¨re ¨¦tait pour tous de vivre ainsi ploy¨¦. Et il ne parvenait pas ¨¤ en faire autant, ses souliers le g¨ºnaient, son corps se brisait, ¨¤ marcher de la sorte, la t¨ºte basse. Au bout de quelques minutes, cette position devenait un supplice, une angoisse intol¨¦rable, si p¨¦nible, qu'il se mettait un instant ¨¤ genoux, pour se redresser et respirer. Puis, au plan inclin¨¦, c'¨¦tait une corv¨¦e nouvelle. Elle lui apprit ¨¤ emballer vivement sa berline. En haut et en bas de ce plan, qui desservait toutes les tailles, d'un accrochage ¨¤ un autre, se trouvait un galibot, le freineur en haut, le receveur en bas. Ces vauriens de douze ¨¤ quinze ans se criaient des mots abominables; et, pour les avertir, il fallait en hurler de plus violents. Alors, d¨¨s qu'il y avait une berline vide ¨¤ remonter, le receveur donnait le signal, la herscheuse emballait sa berline pleine, dont le poids faisait monter l'autre, quand le freineur desserrait son frein. En bas, dans la galerie du fond, se formaient les trains que les chevaux roulaient jusqu'au puits. --Oh¨¦! sacr¨¦es rosses! criait Catherine dans le plan, enti¨¨rement bois¨¦, long d'une centaine de m¨¨tres, qui r¨¦sonnait comme un porte-voix gigantesque. Les galibots devaient se reposer, car ils ne r¨¦pondaient ni l'un ni l'autre. A tous les ¨¦tages, le roulage s'arr¨ºta. Une voix gr¨ºle de fillette finit par dire: --Y en a un sur la Mouquette, bien s?r! Des rires ¨¦normes grond¨¨rent, les herscheuses de toute la veine se tenaient le ventre. --Qui est-ce? demanda ¨¦tienne ¨¤ Catherine. Cette derni¨¨re lui nomma la petite Lydie, une galopine qui en savait plus long et qui poussait sa berline aussi raide qu'une femme, malgr¨¦ ses bras de poup¨¦e. Quant ¨¤ la Mouquette, elle ¨¦tait bien capable d'¨ºtre avec les deux galibots ¨¤ la fois. Mais la voix du receveur monta, criant d'emballer. Sans doute, un porion passait en bas. Le roulage reprit aux neuf ¨¦tages, on n'entendit plus que les appels r¨¦guliers des galibots et que l'¨¦brouement des herscheuses arrivant au plan, fumantes comme des juments trop charg¨¦es. C'¨¦tait le coup de bestialit¨¦ qui soufflait dans la fosse, le d¨¦sir subit du male, lorsqu'un mineur rencontrait une de ces filles ¨¤ quatre pattes, les reins en l'air, crevant de ses hanches sa culotte de gar?on. Et, ¨¤ chaque voyage, ¨¦tienne retrouvait au fond l'¨¦touffement de la taille, la cadence sourde et bris¨¦e des rivelaines, les grands soupirs douloureux des haveurs s'obstinant ¨¤ leur besogne. Tous les quatre s'¨¦taient mis nus, confondus dans la houille, tremp¨¦s d'une boue noire jusqu'au b¨¦guin. Un moment, il avait fallu d¨¦gager Maheu qui ralait, ?ter les planches pour faire glisser le charbon sur la voie. Zacharie et Levaque s'emportaient contre la veine, qui devenait dure, disaient-ils, ce qui allait rendre les conditions de leur marchandage d¨¦sastreuses. Chaval se tournait, restait un instant sur le dos, ¨¤ injurier ¨¦tienne, dont la pr¨¦sence, d¨¦cid¨¦ment, l'exasp¨¦rait. --Esp¨¨ce de couleuvre! ?a n'a pas la force d'une fille!... Et veux-tu remplir ta berline! Hein? c'est pour m¨¦nager tes bras... Nom de Dieu! je te retiens les dix sous, si tu nous en fais refuser une! Le jeune homme ¨¦vitait de r¨¦pondre, trop heureux jusque-l¨¤ d'avoir trouv¨¦ ce travail de bagne, acceptant la brutale hi¨¦rarchie du manoeuvre et du ma?tre ouvrier. Mais il n'allait plus, les pieds en sang, les membres tordus de crampes atroces, le tronc serr¨¦ dans une ceinture de fer. Heureusement, il ¨¦tait dix heures, le chantier se d¨¦cida ¨¤ d¨¦jeuner. Maheu avait une montre qu'il ne regarda m¨ºme pas. Au fond de cette nuit sans astres, jamais il ne se trompait de cinq minutes. Tous remirent leur chemise et leur veste. Puis, descendus de la taille, ils s'accroupirent, les coudes aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans cette posture si habituelle aux mineurs, qu'ils la gardent m¨ºme hors de la mine, sans ¨¦prouver le besoin d'un pav¨¦ ou d'une poutre pour s'asseoir. Et chacun, ayant sorti son briquet, mordait gravement ¨¤ l'¨¦paisse tranche, en lachant de rares paroles sur le travail de la matin¨¦e. Catherine, demeur¨¦e debout, finit par rejoindre ¨¦tienne, qui s'¨¦tait allong¨¦ plus loin, en travers des rails, le dos contre les bois. Il y avait l¨¤ une place ¨¤ peu pr¨¨s s¨¨che. --Tu ne manges pas? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet ¨¤ la main. Puis, elle se rappela ce gar?on errant dans la nuit, sans un sou, sans un morceau de pain peut-¨ºtre. --Veux-tu partager avec moi? Et, comme il refusait, en jurant qu'il n'avait pas faim, la voix tremblante du d¨¦chirement de son estomac, elle continua gaiement: --Ah! si tu es d¨¦go?t¨¦!... Mais, tiens! je n'ai mordu que de ce c?t¨¦-ci, je vais te donner celui-l¨¤. D¨¦j¨¤, elle avait rompu les tartines en deux. Le jeune homme, prenant sa moiti¨¦, se retint pour ne pas la d¨¦vorer d'un coup; et il posait les bras sur ses cuisses, afin qu'elle n'en v?t point le fr¨¦missement. De son air tranquille de bon camarade, elle venait de se coucher pr¨¨s de lui, ¨¤ plat ventre, le menton dans une main, mangeant de l'autre avec lenteur. Leurs lampes, entre eux, les ¨¦clairaient. Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le trouver joli, avec son visage fin et ses moustaches noires. Vaguement, elle souriait de plaisir. --Alors, tu es machineur, et on t'a renvoy¨¦ de ton chemin de fer... Pourquoi? --Parce que j'avais gifl¨¦ mon chef. Elle demeura stup¨¦faite, boulevers¨¦e dans ses id¨¦es h¨¦r¨¦ditaires de subordination, d'ob¨¦issance passive. --Je dois dire que j'avais bu, continua-t-il, et quand je bois, cela me rend fou, je me mangerais et je mangerais les autres... Oui, je ne peux pas avaler deux petits verres, sans avoir le besoin de manger un homme... Ensuite, je suis malade pendant deux jours. --Il ne faut pas boire, dit-elle s¨¦rieusement. --Ah! n'aie pas peur, je me connais! Et il hochait la t¨ºte, il avait une haine de l'eau-de-vie, la haine du dernier enfant d'une race d'ivrognes, qui souffrait dans sa chair de toute cette ascendance tremp¨¦e et d¨¦traqu¨¦e d'alcool, au point que la moindre goutte en ¨¦tait devenue pour lui un poison. --C'est ¨¤ cause de maman que ?a m'ennuie d'avoir ¨¦t¨¦ mis ¨¤ la rue, dit-il apr¨¨s avoir aval¨¦ une bouch¨¦e. Maman n'est pas heureuse, et je lui envoyais de temps ¨¤ autre une pi¨¨ce de cent sous. --O¨´ est-elle donc, ta m¨¨re? --A Paris... Blanchisseuse, rue de la Goutte-d'Or. Il y eut un silence. Quand il pensait ¨¤ ces choses, un vacillement palissait ses yeux noirs, la courte angoisse de la l¨¦sion dont il couvait l'inconnu, dans sa belle sant¨¦ de jeunesse. Un instant, il resta les regards noy¨¦s au fond des t¨¦n¨¨bres de la mine; et, ¨¤ cette profondeur, sous le poids et l'¨¦touffement de la terre, il revoyait son enfance, sa m¨¨re jolie encore et vaillante, lach¨¦e par son p¨¨re, puis reprise apr¨¨s s'¨ºtre mari¨¦e ¨¤ un autre, vivant entre les deux hommes qui la mangeaient, roulant avec eux au ruisseau, dans le vin, dans l'ordure. C'¨¦tait l¨¤-bas, il se rappelait la rue, des d¨¦tails lui revenaient: le linge sale au milieu de la boutique, et des ivresses qui empuantissaient la maison, et des gifles ¨¤ casser les machoires. --Maintenant, reprit-il d'une voix lente, ce n'est pas avec trente sous que je pourrai lui faire des cadeaux... Elle va crever de mis¨¨re, c'est s?r. Il eut un haussement d'¨¦paules d¨¦sesp¨¦r¨¦, il mordit de nouveau dans sa tartine. --Veux-tu boire? demanda Catherine qui d¨¦bouchait sa gourde. Oh! c'est du caf¨¦, ?a ne te fera pas de mal... On ¨¦touffe, quand on avale comme ?a. Mais il refusa: c'¨¦tait bien assez de lui avoir pris la moiti¨¦ de son pain. Pourtant, elle insistait d'un air de bon coeur, elle finit par dire: --Eh bien! je bois avant toi, puisque tu es si poli... Seulement, tu ne peux plus refuser ¨¤ pr¨¦sent, ce serait vilain. Et elle lui tendit sa gourde. Elle s'¨¦tait relev¨¦e sur les genoux, il la voyait tout pr¨¨s de lui, ¨¦clair¨¦e par les deux lampes. Pourquoi donc l'avait-il trouv¨¦e laide? Maintenant qu'elle ¨¦tait noire, la face poudr¨¦e de charbon fin, elle lui semblait d'un charme singulier. Dans ce visage envahi d'ombre, les dents de la bouche trop grande ¨¦clataient de blancheur, les yeux s'¨¦largissaient, luisaient avec un reflet verdatre, pareils ¨¤ des yeux de chatte. Une m¨¨che des cheveux roux, qui s'¨¦tait ¨¦chapp¨¦e du b¨¦guin, lui chatouillait l'oreille et la faisait rire. Elle ne paraissait plus si jeune, elle pouvait bien avoir quatorze ans tout de m¨ºme. --Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la gourde. Elle avala une seconde gorg¨¦e, le for?a ¨¤ en prendre une aussi, voulant partager, disait-elle; et ce goulot mince, qui allait d'une bouche ¨¤ l'autre, les amusait. Lui, brusquement, s'¨¦tait demand¨¦ s'il ne devait pas la saisir dans ses bras, pour la baiser sur les l¨¨vres. Elle avait de grosses l¨¨vres d'un rose pale, aviv¨¦es par le charbon, qui le tourmentaient d'une envie croissante. Mais il n'osait pas, intimid¨¦ devant elle, n'ayant eu ¨¤ Lille que des filles, et de l'esp¨¨ce la plus basse, ignorant comment on devait s'y prendre avec une ouvri¨¨re encore dans sa famille. --Tu dois avoir quatorze ans alors? demanda-t-il, apr¨¨s s'¨ºtre remis ¨¤ son pain. Elle s'¨¦tonna, se facha presque. --Comment! quatorze! mais j'en ai quinze!... C'est vrai, je ne suis pas grosse. Les filles, chez nous, ne poussent gu¨¨re vite. Il continua ¨¤ la questionner, elle disait tout, sans effronterie ni honte. Du reste, elle n'ignorait rien de l'homme ni de la femme, bien qu'il la sent?t vierge de corps, et vierge enfant, retard¨¦e dans la maturit¨¦ de son sexe par le milieu de mauvais air et de fatigue o¨´ elle vivait. Quand il revint sur la Mouquette, pour l'embarrasser, elle conta des histoires ¨¦pouvantables, la voix paisible, tr¨¨s ¨¦gay¨¦e. Ah! celle-l¨¤ en faisait de belles! Et, comme il d¨¦sirait savoir si elle-m¨ºme n'avait pas d'amoureux, elle r¨¦pondit en plaisantant qu'elle ne voulait pas contrarier sa m¨¨re, mais que cela arriverait forc¨¦ment un jour. Ses ¨¦paules s'¨¦taient courb¨¦es, elle grelottait un peu dans le froid de ses v¨ºtements tremp¨¦s de sueur, la mine r¨¦sign¨¦e et douce, pr¨ºte ¨¤ subir les choses et les hommes. --C'est qu'on en trouve, des amoureux, quand on vit tous ensemble, n'est-ce pas? --Bien s?r. --Et puis, ?a ne fait du mal ¨¤ personne... On ne dit rien au cur¨¦. --Oh! le cur¨¦, je m'en fiche!... Mais il y a l'Homme noir. --Comment, l'Homme noir? --Le vieux mineur qui revient dans la fosse et qui tord le cou aux vilaines filles. Il la regardait, craignant qu'elle ne se moquat de lui. --Tu crois ¨¤ ces b¨ºtises, tu ne sais donc rien? --Si fait, moi, je sais lire et ¨¦crire... ?a rend service chez nous, car du temps de papa et de maman, on n'apprenait pas. Elle ¨¦tait d¨¦cid¨¦ment tr¨¨s gentille. Quand elle aurait fini sa tartine, il la prendrait et la baiserait sur ses grosses l¨¨vres roses. C'¨¦tait une r¨¦solution de timide, une pens¨¦e de violence qui ¨¦tranglait sa voix. Ces v¨ºtements de gar?on, cette veste et cette culotte sur cette chair de fille, l'excitaient et le g¨ºnaient. Lui, avait aval¨¦ sa derni¨¨re bouch¨¦e. Il but ¨¤ la gourde, la lui rendit pour qu'elle la vidat. Maintenant, le moment d'agir ¨¦tait venu, et il jetait un coup d'oeil inquiet vers les mineurs, au fond, lorsqu'une ombre boucha la galerie. Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin. Il s'avan?a, s'assura que Maheu ne pouvait le voir; et, comme Catherine ¨¦tait rest¨¦e ¨¤ terre, sur son s¨¦ant, il l'empoigna par les ¨¦paules, lui renversa la t¨ºte, lui ¨¦crasa la bouche sous un baiser brutal, tranquillement, en affectant de ne pas se pr¨¦occuper d'¨¦tienne. Il y avait, dans ce baiser, une prise de possession, une sorte de d¨¦cision jalouse. Cependant, la jeune fille s'¨¦tait r¨¦volt¨¦e. --Laisse-moi, entends-tu! Il lui maintenait la t¨ºte, il la regardait au fond des yeux. Ses moustaches et sa barbiche rouges flambaient dans son visage noir, au grand nez en bec d'aigle. Et il la lacha enfin, et il s'en alla, sans dire un mot. Un frisson avait glac¨¦ ¨¦tienne. C'¨¦tait stupide d'avoir attendu. Certes, non, ¨¤ pr¨¦sent, il ne l'embrasserait pas, car elle croirait peut-¨ºtre qu'il voulait faire comme l'autre. Dans sa vanit¨¦ bless¨¦e, il ¨¦prouvait un v¨¦ritable d¨¦sespoir. --Pourquoi as-tu menti? dit-il ¨¤ voix basse. C'est ton amoureux. --Mais non, je te jure! cria-t-elle. Il n'y a pas ?a entre nous. Des fois, il veut rire... M¨ºme qu'il n'est pas d'ici, voil¨¤ six mois qu'il est arriv¨¦ du Pas-de-Calais. Tous deux s'¨¦taient lev¨¦s, on allait se remettre au travail. Quand elle le vit si froid, elle parut chagrine. Sans doute, elle le trouvait plus joli que l'autre, elle l'aurait pr¨¦f¨¦r¨¦ peut-¨ºtre. L'id¨¦e d'une amabilit¨¦, d'une consolation la tracassait; et, comme le jeune homme, ¨¦tonn¨¦, examinait sa lampe qui br?lait bleue, avec une large collerette pale, elle tenta au moins de le distraire. --Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle d'un air de bonne amiti¨¦. Lorsqu'elle l'eut men¨¦ au fond de la taille, elle lui fit remarquer une crevasse, dans la houille. Un l¨¦ger bouillonnement s'en ¨¦chappait, un petit bruit, pareil ¨¤ un sifflement d'oiseau. --Mets ta main, tu sens le vent... C'est du grisou. Il resta surpris. Ce n'¨¦tait que ?a, cette terrible chose qui faisait tout sauter? Elle riait, elle disait qu'il y en avait beaucoup ce jour-l¨¤, pour que la flamme des lampes f?t si bleue. --Quand vous aurez fini de bavarder, fain¨¦ants! cria la rude voix de Maheu. Catherine et ¨¦tienne se hat¨¨rent de remplir leurs berlines et les pouss¨¨rent au plan inclin¨¦, l'¨¦chine raidie, rampant sous le toit bossu¨¦ de la voie. D¨¨s le second voyage, la sueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau. Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. Souvent, ils abr¨¦geaient le d¨¦jeuner, pour ne pas se refroidir; et leurs briquets, mang¨¦s ainsi loin du soleil, avec une voracit¨¦ muette, leur chargeaient de plomb l'estomac. Allong¨¦s sur le flanc, ils tapaient plus fort, ils n'avaient que l'id¨¦e fixe de compl¨¦ter un gros nombre de berlines. Tout disparaissait dans cette rage du gain disput¨¦ si rudement. Ils cessaient de sentir l'eau qui ruisselait et enflait leurs membres, les crampes des attitudes forc¨¦es, l'¨¦touffement des t¨¦n¨¨bres, o¨´ ils bl¨ºmissaient ainsi que des plantes mises en cave. Pourtant, ¨¤ mesure que la journ¨¦e s'avan?ait, l'air s'empoisonnait davantage, se chauffait de la fum¨¦e des lampes, de la pestilence des haleines, de l'asphyxie du grisou, g¨ºnant sur les yeux comme des toiles d'araign¨¦e, et que devait seul balayer l'a¨¦rage de la nuit. Eux, au fond de leur trou de taupe, sous le poids de la terre, n'ayant plus de souffle dans leurs poitrines embras¨¦es, tapaient toujours. V Maheu, sans regarder ¨¤ sa montre laiss¨¦e dans sa veste, s'arr¨ºta et dit: --Bient?t une heure... Zacharie, est-ce fait? Le jeune homme boisait depuis un instant. Au milieu de sa besogne, il ¨¦tait rest¨¦ sur le dos, les yeux vagues, r¨ºvassant aux parties de crosse qu'il avait faites la veille. Il s'¨¦veilla, il r¨¦pondit: --Oui, ?a suffira, on verra demain. Et il retourna prendre sa place ¨¤ la taille. Levaque et Chaval, eux aussi, lachaient la rivelaine. Il y eut un repos. Tous s'essuyaient le visage sur leurs bras nus, en regardant la roche du toit, dont les masses schisteuses se fendillaient. Ils ne causaient gu¨¨re que de leur travail. --Encore une chance, murmura Chaval, d'¨ºtre tomb¨¦ sur des terres qui d¨¦boulent!... Ils n'ont pas tenu compte de ?a, dans le marchandage. --Des filous! grogna Levaque. Ils ne cherchent qu'¨¤ nous foutre dedans. Zacharie se mit ¨¤ rire. Il se fichait du travail et du reste, mais ?a l'amusait d'entendre empoigner la Compagnie. De son air placide, Maheu expliqua que la nature des terrains changeait tous les vingt m¨¨tres. Il fallait ¨ºtre juste, on ne pouvait rien pr¨¦voir. Puis, les deux autres continuant ¨¤ d¨¦blat¨¦rer contre les chefs, il devint inquiet, il regarda autour de lui. --Chut! en voil¨¤ assez! --Tu as raison, dit Levaque, qui baissa ¨¦galement la voix. C'est malsain. Une obsession des mouchards les hantait, m¨ºme ¨¤ cette profondeur, comme si la houille des actionnaires, encore dans la veine, avait eu des oreilles. --N'emp¨ºche, ajouta tr¨¨s haut Chaval d'un air de d¨¦fi, que si ce cochon de Dansaert me parle sur le ton de l'autre jour, je lui colle une brique dans le ventre... Je ne l'emp¨ºche pas, moi, de se payer les blondes qui ont la peau fine. Cette fois, Zacharie ¨¦clata. Les amours du ma?tre-porion et de la Pierronne ¨¦taient la continuelle plaisanterie de la fosse. Catherine elle-m¨ºme, appuy¨¦e sur sa pelle, en bas de la taille, se tint les c?tes et mit d'une phrase ¨¦tienne au courant; tandis que Maheu se fachait, pris d'une peur qu'il ne cachait plus. --Hein? tu vas te taire!... Attends d'¨ºtre tout seul, si tu veux qu'il t'arrive du mal. Il parlait encore, lorsqu'un bruit de pas vint de la galerie sup¨¦rieure. Presque aussit?t, l'ing¨¦nieur de la fosse, le petit N¨¦grel, comme les ouvriers le nommaient entre eux, parut en haut de la taille, accompagn¨¦ de Dansaert, le ma?tre-porion. --Quand je le disais! murmura Maheu. Il y en a toujours l¨¤, qui sortent de la terre. Paul N¨¦grel, neveu de M. Hennebeau, ¨¦tait un gar?on de vingt-six ans, mince et joli, avec des cheveux fris¨¦s et des moustaches brunes. Son nez pointu, ses yeux vifs, lui donnaient un air de furet aimable, d'une intelligence sceptique, qui se changeait en une autorit¨¦ cassante, dans ses rapports avec les ouvriers. Il ¨¦tait v¨ºtu comme eux, barbouill¨¦ comme eux de charbon; et, pour les r¨¦duire au respect, il montrait un courage ¨¤ se casser les os, passant par les endroits les plus difficiles, toujours le premier sous les ¨¦boulements et dans les coups de grisou. --Nous y sommes, n'est-ce pas? Dansaert, demanda-t-il. Le ma?tre-porion, un Belge ¨¤ face ¨¦paisse, au gros nez sensuel, r¨¦pondit avec une politesse exag¨¦r¨¦e: --Oui, monsieur N¨¦grel... Voici l'homme qu'on a embauch¨¦ ce matin. Tous deux s'¨¦taient laiss¨¦s glisser au milieu de la taille. On fit monter ¨¦tienne. L'ing¨¦nieur leva sa lampe, le regarda, sans le questionner. --C'est bon, dit-il enfin. Je n'aime gu¨¨re qu'on ramasse des inconnus sur les routes... Surtout, ne recommencez pas. Et il n'¨¦couta point les explications qu'on lui donnait, les n¨¦cessit¨¦s du travail, le d¨¦sir de remplacer les femmes par des gar?ons, pour le roulage. Il s'¨¦tait mis ¨¤ ¨¦tudier le toit, pendant que les haveurs reprenaient leurs rivelaines. Tout d'un coup, il s'¨¦cria: --Dites donc, Maheu, est-ce que vous vous fichez du monde!... Vous allez tous y rester, nom d'un chien! --Oh! c'est solide, r¨¦pondit tranquillement l'ouvrier. --Comment! solide!... Mais la roche tasse d¨¦j¨¤, et vous plantez des bois ¨¤ plus de deux m¨¨tres, d'un air de regret! Ah! vous ¨ºtes bien tous les m¨ºmes, vous vous laisseriez aplatir le crane, plut?t que de lacher la veine, pour mettre au boisage le temps voulu!... Je vous prie de m'¨¦tayer ?a sur-le-champ. Doublez les bois, entendez-vous! Et, devant le mauvais vouloir des mineurs qui discutaient, en disant qu'ils ¨¦taient bons juges de leur s¨¦curit¨¦, il s'emporta. --Allons donc! quand vous aurez la t¨ºte broy¨¦e, est-ce que c'est vous qui en supporterez les cons¨¦quences? Pas du tout! ce sera la Compagnie, qui devra vous faire des pensions, ¨¤ vous ou ¨¤ vos femmes... Je vous r¨¦p¨¨te qu'on vous conna?t: pour avoir deux berlines de plus le soir, vous donneriez vos peaux. Maheu, malgr¨¦ la col¨¨re dont il ¨¦tait peu ¨¤ peu gagn¨¦, dit encore pos¨¦ment: --Si l'on nous payait assez, nous boiserions mieux. L'ing¨¦nieur haussa les ¨¦paules, sans r¨¦pondre. Il avait achev¨¦ de descendre le long de la taille, il conclut seulement d'en bas: --Il vous reste une heure, mettez-vous tous ¨¤ la besogne; et je vous avertis que le chantier a trois francs d'amende. Un sourd grognement des haveurs accueillit ces paroles. La force de la hi¨¦rarchie les retenait seule, cette hi¨¦rarchie militaire qui, du galibot au ma?tre-porion, les courbait les uns sous les autres. Chaval et Levaque pourtant eurent un geste furieux, tandis que Maheu les mod¨¦rait du regard et que Zacharie haussait gouailleusement les ¨¦paules. Mais ¨¦tienne ¨¦tait peut-¨ºtre le plus fr¨¦missant. Depuis qu'il se trouvait au fond de cet enfer, une r¨¦volte lente le soulevait. Il regarda Catherine r¨¦sign¨¦e, l'¨¦chine basse. ¨¦tait-ce possible qu'on se tuat ¨¤ une si dure besogne, dans ces t¨¦n¨¨bres mortelles, et qu'on n'y gagnat m¨ºme pas les quelques sous du pain quotidien? Cependant, N¨¦grel s'en allait avec Dansaert, qui s'¨¦tait content¨¦ d'approuver d'un mouvement continu de la t¨ºte. Et leurs voix, de nouveau, s'¨¦lev¨¨rent: ils venaient de s'arr¨ºter encore, ils examinaient le boisage de la galerie, dont les haveurs avaient l'entretien sur une longueur de dix m¨¨tres, en arri¨¨re de la taille. --Quand je vous dis qu'ils se fichent du monde! criait l'ing¨¦nieur. Et vous, nom d'un chien! vous ne surveillez donc pas? --Mais si, mais si, balbutiait le ma?tre-porion. On est las de leur r¨¦p¨¦ter les choses. N¨¦grel appela violemment: --Maheu! Maheu! Tous descendirent. Il continuait: --Voyez ?a, est-ce que ?a tient?... C'est bati comme quatre sous. Voil¨¤ un chapeau que les moutons ne portent d¨¦j¨¤ plus, tellement on l'a pos¨¦ ¨¤ la hate... Pardi! je comprends que le raccommodage nous co?te si cher. N'est-ce pas? pourvu que ?a dure tant que vous en avez la responsabilit¨¦! Et puis tout casse, et la Compagnie est forc¨¦e d'avoir une arm¨¦e de raccommodeurs... Regardez un peu l¨¤-bas, c'est un vrai massacre. Chaval voulut parler, mais il le fit taire. --Non, je sais ce que vous allez dire encore. Qu'on vous paie davantage, hein? Eh bien! je vous pr¨¦viens que vous forcerez la Direction ¨¤ faire une chose: oui, on vous paiera le boisage ¨¤ part, et l'on r¨¦duira proportionnellement le prix de la berline. Nous verrons si vous y gagnerez... En attendant, reboisez-moi ?a tout de suite. Je passerai demain. Et, dans le saisissement caus¨¦ par sa menace, il s'¨¦loigna. Dansaert, si humble devant lui, resta en arri¨¨re quelques secondes, pour dire brutalement aux ouvriers: --Vous me faites empoigner, vous autres... Ce n'est pas trois francs d'amende que je vous flanquerai, moi! Prenez garde! Alors, quand il fut parti, Maheu ¨¦clata ¨¤ son tour. --Nom de Dieu! ce qui n'est pas juste n'est pas juste. Moi, j'aime qu'on soit calme, parce que c'est la seule fa?on de s'entendre; mais, ¨¤ la fin, ils vous rendraient enrag¨¦s... Avez-vous entendu? la berline baiss¨¦e, et le boisage ¨¤ part! encore une fa?on de nous payer moins!... Nom de Dieu de nom de Dieu! Il cherchait quelqu'un sur qui tomber, lorsqu'il aper?ut Catherine et ¨¦tienne, les bras ballants. --Voulez-vous bien me donner des bois! Est-ce que ?a vous regarde?... Je vas vous allonger mon pied quelque part. ¨¦tienne alla se charger, sans rancune de cette rudesse, si furieux lui-m¨ºme contre les chefs, qu'il trouvait les mineurs trop bons enfants. Du reste, Levaque et Chaval s'¨¦taient soulag¨¦s en gros mots. Tous, m¨ºme Zacharie, boisaient rageusement. Pendant pr¨¨s d'une demi-heure, on n'entendit que le craquement des bois, cal¨¦s ¨¤ coups de masse. Ils n'ouvraient plus la bouche, ils soufflaient, s'exasp¨¦raient contre la roche, qu'ils auraient bouscul¨¦e et remont¨¦e d'un renfoncement d'¨¦paules, s'ils l'avaient pu. --En voil¨¤ assez! dit enfin Maheu, bris¨¦ de col¨¨re et de fatigue. Une heure et demie... Ah! une propre journ¨¦e, nous n'aurons pas cinquante sous!... Je m'en vais, ?a me d¨¦go?te. Bien qu'il y e?t encore une demi-heure de travail, il se rhabilla. Les autres l'imit¨¨rent. La vue seule de la taille les jetait hors d'eux. Comme la herscheuse s'¨¦tait remise au roulage, ils l'appel¨¨rent en s'irritant de son z¨¨le: si le charbon avait des pieds, il sortirait tout seul. Et les six, leurs outils sous le bras, partirent, ayant ¨¤ refaire les deux kilom¨¨tres, retournant au puits par la route du matin. Dans la chemin¨¦e, Catherine et ¨¦tienne s'attard¨¨rent, tandis que les haveurs glissaient jusqu'en bas. C'¨¦tait une rencontre, la petite Lydie, arr¨ºt¨¦e au milieu d'une voie pour les laisser passer, et qui leur racontait une disparition de la Mouquette, prise d'un tel saignement de nez, que depuis une heure elle ¨¦tait all¨¦e se tremper la figure quelque part, on ne savait pas o¨´. Puis, quand ils la quitt¨¨rent, l'enfant poussa de nouveau sa berline, ¨¦reint¨¦e, boueuse, raidissant ses bras et ses jambes d'insecte, pareille ¨¤ une maigre fourmi noire en lutte contre un fardeau trop lourd. Eux, d¨¦valaient sur le dos, aplatissaient leurs ¨¦paules, de peur de s'arracher la peau du front; et ils filaient si raide, le long de la roche polie par tous les derri¨¨res des chantiers, qu'ils devaient, de temps ¨¤ autre, se retenir aux bois, pour que leurs fesses ne prissent pas feu, disaient-ils en plaisantant. En bas, ils se trouv¨¨rent seuls. Des ¨¦toiles rouges disparaissaient au loin, ¨¤ un coude de la galerie. Leur gaiet¨¦ tomba, ils se mirent en marche d'un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derri¨¨re. Les lampes charbonnaient, il la voyait ¨¤ peine, noy¨¦e d'une sorte de brouillard fumeux; et l'id¨¦e qu'elle ¨¦tait une fille lui causait un malaise, parce qu'il se sentait b¨ºte de ne pas l'embrasser, et que le souvenir de l'autre l'en emp¨ºchait. Assur¨¦ment, elle lui avait menti: l'autre ¨¦tait son amant, ils couchaient ensemble sur tous les tas d'escaillage, car elle avait d¨¦j¨¤ le d¨¦hanchement d'une gueuse. Sans raison, il la boudait, comme si elle l'e?t tromp¨¦. Elle pourtant, ¨¤ chaque minute, se tournait, l'avertissait d'un obstacle, semblait l'inviter ¨¤ ¨ºtre aimable. On ¨¦tait si perdu, on aurait si bien pu rire en bons amis! Enfin, ils d¨¦bouch¨¨rent dans la galerie de roulage, ce fut pour lui un soulagement ¨¤ l'ind¨¦cision dont il souffrait; tandis qu'elle, une derni¨¨re fois, eut un regard attrist¨¦, le regret d'un bonheur qu'ils ne retrouveraient plus. Maintenant, autour d'eux, la vie souterraine grondait, avec le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emport¨¦s au trot des chevaux. Sans cesse, des lampes ¨¦toilaient la nuit. Ils devaient s'effacer contre la roche, laisser la voie ¨¤ des ombres d'hommes et de b¨ºtes, dont ils recevaient l'haleine au visage. Jeanlin, courant pieds nus derri¨¨re son train, leur cria une m¨¦chancet¨¦ qu'ils n'entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle silencieuse ¨¤ pr¨¦sent, lui ne reconnaissant pas les carrefours ni les rues du matin, s'imaginant qu'elle le perdait de plus en plus sous la terre; et ce dont il souffrait surtout, c'¨¦tait du froid, un froid grandissant qui l'avait pris au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, ¨¤ mesure qu'il se rapprochait du puits. Entre les muraillements ¨¦troits, la colonne d'air soufflait de nouveau en temp¨ºte. Il d¨¦sesp¨¦rait d'arriver jamais, lorsque, brusquement, ils se trouv¨¨rent dans la salle de l'accrochage. Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche fronc¨¦e de m¨¦fiance. Les autres ¨¦taient l¨¤, en sueur, dans le courant glac¨¦, muets comme lui, ravalant des grondements de col¨¨re. Ils arrivaient trop t?t, on refusait de les remonter avant une demi-heure, d'autant plus qu'on faisait des manoeuvres compliqu¨¦es, pour la descente d'un cheval. Les chargeurs emballaient encore des berlines, avec un bruit assourdissant de ferrailles remu¨¦es, et les cages s'envolaient, disparaissaient dans la pluie battante qui tombait du trou noir. En bas, le bougnou, un puisard de dix m¨¨tres, empli de ce ruissellement, exhalait lui aussi son humidit¨¦ vaseuse. Des hommes tournaient sans cesse autour du puits, tiraient les cordes des signaux, pesaient sur les bras des leviers, au milieu de cette poussi¨¨re d'eau dont leurs v¨ºtements se trempaient. La clart¨¦ rougeatre des trois lampes ¨¤ feu libre, d¨¦coupant de grandes ombres mouvantes, donnait ¨¤ cette salle souterraine un air de caverne sc¨¦l¨¦rate, quelque forge de bandits, voisine d'un torrent. Maheu tenta un dernier effort. Il s'approcha de Pierron, qui avait pris son service ¨¤ six heures. --Voyons, tu peux bien nous laisser monter. Mais le chargeur, un beau gar?on, aux membres forts et au visage doux, refusa d'un geste effray¨¦. --Impossible, demande au porion... On me mettrait ¨¤ l'amende. De nouveaux grondements furent ¨¦touff¨¦s. Catherine se pencha, dit ¨¤ l'oreille d'¨¦tienne: --Viens donc voir l'¨¦curie. C'est l¨¤ qu'il fait bon! Et ils durent s'¨¦chapper sans ¨ºtre vus, car il ¨¦tait d¨¦fendu d'y aller. Elle se trouvait ¨¤ gauche, au bout d'une courte galerie. Longue de vingt-cinq m¨¨tres, haute de quatre, taill¨¦e dans le roc et vo?t¨¦e en briques, elle pouvait contenir vingt chevaux. Il y faisait bon en effet, une bonne chaleur de b¨ºtes vivantes, une bonne odeur de liti¨¨re fra?che, tenue proprement. L'unique lampe avait une lueur calme de veilleuse. Des chevaux au repos tournaient la t¨ºte, avec leurs gros yeux d'enfants, puis se remettaient ¨¤ leur avoine, sans hate, en travailleurs gras et bien portants, aim¨¦s de tout le monde. Mais, comme Catherine lisait ¨¤ voix haute les noms, sur les plaques de zinc, au-dessus des mangeoires, elle eut un l¨¦ger cri, en voyant un corps se dresser brusquement devant elle. C'¨¦tait la Mouquette, effar¨¦e, qui sortait d'un tas de paille, o¨´ elle dormait. Le lundi, lorsqu'elle ¨¦tait trop lasse des farces du dimanche, elle se donnait un violent coup de poing sur le nez, quittait sa taille sous le pr¨¦texte d'aller chercher de l'eau, et venait s'enfouir l¨¤, avec les b¨ºtes, dans la liti¨¨re chaude. Son p¨¨re, d'une grande faiblesse pour elle, la tol¨¦rait, au risque d'avoir des ennuis. Justement, le p¨¨re Mouque entra, court, chauve, ravag¨¦, mais rest¨¦ gros quand m¨ºme, ce qui ¨¦tait rare chez un ancien mineur de cinquante ans. Depuis qu'on en avait fait un palefrenier, il chiquait ¨¤ un tel point, que ses gencives saignaient dans sa bouche noire. En apercevant les deux autres avec sa fille, il se facha. --Qu'est-ce que vous fichez l¨¤, tous? Allons, houp! bougresses qui m'amenez un homme ici!... C'est propre de venir faire vos salet¨¦s dans ma paille. Mouquette trouvait ?a dr?le, se tenait le ventre. Mais ¨¦tienne, g¨ºn¨¦, s'en alla, tandis que Catherine lui souriait. Comme tous trois retournaient ¨¤ l'accrochage, B¨¦bert et Jeanlin y arrivaient aussi, avec un train de berlines. Il y eut un arr¨ºt pour la manoeuvre des cages, et la jeune fille s'approcha de leur cheval, le caressa de la main, en parlant de lui ¨¤ son compagnon. C'¨¦tait Bataille, le doyen de la mine, un cheval blanc qui avait dix ans de fond. Depuis dix ans, il vivait dans ce trou, occupant le m¨ºme coin de l'¨¦curie, faisant la m¨ºme tache le long des galeries noires, sans avoir jamais revu le jour. Tr¨¨s gras, le poil luisant, l'air bonhomme, il semblait y couler une existence de sage, ¨¤ l'abri des malheurs de l¨¤-haut. Du reste, dans les t¨¦n¨¨bres, il ¨¦tait devenu d'une grande malignit¨¦. La voie o¨´ il travaillait avait fini par lui ¨ºtre si famili¨¨re, qu'il poussait de la t¨ºte les portes d'a¨¦rage, et qu'il se baissait, afin de ne pas se cogner, aux endroits trop bas. Sans doute aussi il comptait ses tours, car lorsqu'il avait fait le nombre r¨¦glementaire de voyages, il refusait d'en recommencer un autre, on devait le reconduire ¨¤ sa mangeoire. Maintenant, l'age venait, ses yeux de chat se voilaient parfois d'une m¨¦lancolie. Peut-¨ºtre revoyait-il vaguement, au fond de ses r¨ºvasseries obscures, le moulin o¨´ il ¨¦tait n¨¦, pr¨¨s de Marchiennes, un moulin plant¨¦ sur le bord de la Scarpe, entour¨¦ de larges verdures, toujours ¨¦vent¨¦ par le vent. Quelque chose br?lait en l'air, une lampe ¨¦norme, dont le souvenir exact ¨¦chappait ¨¤ sa m¨¦moire de b¨ºte. Et il restait la t¨ºte basse, tremblant sur ses vieux pieds, faisant d'inutiles efforts pour se rappeler le soleil. Cependant, les manoeuvres continuaient dans le puits, le marteau des signaux avait tap¨¦ quatre coups, on descendait le cheval; et c'¨¦tait toujours une ¨¦motion, car il arrivait parfois que la b¨ºte, saisie d'une telle ¨¦pouvante, d¨¦barquait morte. En haut, li¨¦ dans un filet, il se d¨¦battait ¨¦perdument; puis, d¨¨s qu'il sentait le sol manquer sous lui, il restait comme p¨¦trifi¨¦, il disparaissait sans un fr¨¦missement de la peau, l'oeil agrandi et fixe. Celui-ci ¨¦tant trop gros pour passer entre les guides, on avait d?, en l'accrochant au-dessous de la cage, lui rabattre et lui attacher la t¨ºte sur le flanc. La descente dura pr¨¨s de trois minutes, on ralentissait la machine par pr¨¦caution. Aussi, en bas, l'¨¦motion grandissait-elle. Quoi donc? Est-ce qu'on allait le laisser en route, pendu dans le noir? Enfin, il parut, avec son immobilit¨¦ de pierre, son oeil fixe, dilat¨¦ de terreur. C'¨¦tait un cheval bai, de trois ans ¨¤ peine, nomm¨¦ Trompette. --Attention! criait le p¨¨re Mouque, charg¨¦ de le recevoir. Amenez-le, ne le d¨¦tachez pas encore. Bient?t, Trompette fut couch¨¦ sur les dalles de fonte, comme une masse. Il ne bougeait toujours pas, il semblait dans le cauchemar de ce trou obscur, infini, de cette salle profonde, retentissante de vacarme. On commen?ait ¨¤ le d¨¦lier, lorsque Bataille, d¨¦tel¨¦ depuis un instant, s'approcha, allongea le cou pour flairer ce compagnon, qui tombait ainsi de la terre. Les ouvriers ¨¦largirent le cercle en plaisantant. Eh bien! quelle bonne odeur lui trouvait-il? Mais Bataille s'animait, sourd aux moqueries. Il lui trouvait sans doute la bonne odeur du grand air, l'odeur oubli¨¦e du soleil dans les herbes. Et il ¨¦clata tout ¨¤ coup d'un hennissement sonore, d'une musique d'all¨¦gresse, o¨´ il semblait y avoir l'attendrissement d'un sanglot. C'¨¦tait la bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont une bouff¨¦e lui arrivait, la m¨¦lancolie de ce prisonnier de plus qui ne remonterait que mort. --Ah! cet animal de Bataille! criaient les ouvriers, ¨¦gay¨¦s par ces farces de leur favori. Le voil¨¤ qui cause avec le camarade. Trompette, d¨¦li¨¦, ne bougeait toujours pas. Il demeurait sur le flanc, comme s'il e?t continu¨¦ ¨¤ sentir le filet l'¨¦treindre, garrott¨¦ par la peur. Enfin, on le mit debout d'un coup de fouet, ¨¦tourdi, les membres secou¨¦s d'un grand frisson. Et le p¨¨re Mouque emmena les deux b¨ºtes qui fraternisaient. --Voyons, y sommes-nous, ¨¤ pr¨¦sent? demanda Maheu. Il fallait d¨¦barrasser les cages, et du reste dix minutes manquaient encore pour l'heure de la remonte. Peu ¨¤ peu, les chantiers se vidaient, des mineurs revenaient de toutes les galeries. Il y avait d¨¦j¨¤ l¨¤ une cinquantaine d'hommes, mouill¨¦s et grelottants, sous les fluxions de poitrine qui soufflaient de partout. Pierron, malgr¨¦ son visage doucereux, gifla sa fille Lydie, parce qu'elle avait quitt¨¦ la taille avant l'heure. Zacharie pin?ait sournoisement la Mouquette, histoire de se r¨¦chauffer. Mais le m¨¦contentement grandissait, Chaval et Levaque racontaient la menace de l'ing¨¦nieur, la berline baiss¨¦e de prix, le boisage pay¨¦ ¨¤ part; et des exclamations accueillaient ce projet, une r¨¦bellion germait dans ce coin ¨¦troit, ¨¤ pr¨¨s de six cents m¨¨tres sous la terre. Bient?t, les voix ne se continrent plus, ces hommes souill¨¦s de charbon, glac¨¦s par l'attente, accus¨¨rent la Compagnie de tuer au fond une moiti¨¦ de ses ouvriers, et de faire crever l'autre moiti¨¦ de faim. ¨¦tienne ¨¦coutait, fr¨¦missant. --D¨¦p¨ºchons! d¨¦p¨ºchons! r¨¦p¨¦tait aux chargeurs le porion Richomme. Il hatait la manoeuvre pour la remonte, ne voulant point s¨¦vir, faisant semblant de ne pas entendre. Cependant, les murmures devenaient tels, qu'il fut forc¨¦ de s'en m¨ºler. Derri¨¨re lui, on criait que ?a ne durerait pas toujours et qu'un beau matin la boutique sauterait. --Toi qui es raisonnable, dit-il ¨¤ Maheu, fais-les donc taire. Quand on n'est pas les plus forts, on doit ¨ºtre les plus sages. Mais Maheu, qui se calmait et finissait par s'inqui¨¦ter, n'eut point ¨¤ intervenir. Soudain, les voix tomb¨¨rent: N¨¦grel et Dansaert, revenant de leur inspection, d¨¦bouchaient d'une galerie, en sueur aussi tous les deux. L'habitude de la discipline fit ranger les hommes, tandis que l'ing¨¦nieur traversait le groupe, sans une parole. Il se mit dans une berline, le ma?tre-porion dans une autre; on tira cinq fois le signal, sonnant ¨¤ la grosse viande, comme on disait pour les chefs; et la cage fila en l'air, au milieu d'un silence morne. VI Dans la cage qui le remontait, tass¨¦ avec quatre autres, ¨¦tienne r¨¦solut de reprendre sa course affam¨¦e, le long des routes. Autant valait-il crever tout de suite que de redescendre au fond de cet enfer, pour n'y pas m¨ºme gagner son pain. Catherine, enfourn¨¦e au-dessus de lui, n'¨¦tait plus l¨¤, contre son flanc, d'une bonne chaleur engourdissante. Et il aimait mieux ne pas songer ¨¤ des b¨ºtises, et s'¨¦loigner; car, avec son instruction plus large, il ne se sentait point la r¨¦signation de ce troupeau, il finirait par ¨¦trangler quelque chef. Brusquement, il fut aveugl¨¦. La remonte venait d'¨ºtre si rapide, qu'il restait ahuri du grand jour, les paupi¨¨res battantes dans cette clart¨¦ dont il s'¨¦tait d¨¦shabitu¨¦ d¨¦j¨¤. Ce n'en fut pas moins un soulagement pour lui, de sentir la cage retomber sur les verrous. Un moulineur ouvrait la porte, le flot des ouvriers sautait des berlines. --Dis donc, Mouquet, murmura Zacharie ¨¤ l'oreille du moulineur, filons-nous au Volcan, ce soir? Le Volcan ¨¦tait un caf¨¦-concert de Montsou. Mouquet cligna l'oeil gauche, avec un rire silencieux qui lui fendait les machoires. Petit et gros comme son p¨¨re, il avait le nez effront¨¦ d'un gaillard qui mangeait tout, sans nul souci du lendemain. Justement, la Mouquette sortait ¨¤ son tour, et il lui allongea une claque formidable sur les reins, par tendresse fraternelle. ¨¦tienne reconnaissait ¨¤ peine la haute nef de la recette, qu'il avait vue inqui¨¦tante, dans les lueurs louches des lanternes. Ce n'¨¦tait que nu et sale. Un jour terreux entrait par les fen¨ºtres poussi¨¦reuses. Seule, la machine luisait, l¨¤-bas, avec ses cuivres; les cables d'acier, enduits de graisse, filaient comme des rubans tremp¨¦s d'encre; et les molettes en haut, l'¨¦norme charpente qui les supportait, les cages, les berlines, tout ce m¨¦tal prodigu¨¦ assombrissait la salle de leur gris dur de vieilles ferrailles. Sans relache, le grondement des roues ¨¦branlait les dalles de fonte; tandis que, de la houille ainsi promen¨¦e, montait une fine poudre de charbon, qui poudrait ¨¤ noir le sol, les murs, jusqu'aux solives du beffroi. Mais Chaval, ayant donn¨¦ un coup d'oeil au tableau des jetons, dans le petit bureau vitr¨¦ du receveur, revint furieux. Il avait constat¨¦ qu'on leur refusait deux berlines, l'une parce qu'elle ne contenait pas la quantit¨¦ r¨¦glementaire, l'autre parce que la houille en ¨¦tait malpropre. --La journ¨¦e est compl¨¨te, cria-t-il. Encore vingt sous de moins!... Aussi est-ce qu'on devrait prendre des fain¨¦ants, qui se servent de leurs bras comme un cochon de sa queue! Et son regard oblique, dirig¨¦ sur ¨¦tienne, compl¨¦tait sa pens¨¦e. Celui-ci fut tent¨¦ de r¨¦pondre ¨¤ coups de poing. Puis, il se demanda ¨¤ quoi bon, puisqu'il partait. Cela le d¨¦cidait absolument. --On ne peut pas bien faire le premier jour, dit Maheu pour mettre la paix. Demain, il fera mieux. Tous n'en restaient pas moins aigris, agit¨¦s d'un besoin de querelle. Comme ils passaient ¨¤ la lampisterie rendre leurs lampes, Levaque s'empoigna avec le lampiste, qu'il accusait de mal nettoyer la sienne. Ils ne se d¨¦tendirent un peu que dans la baraque, o¨´ le feu br?lait toujours. M¨ºme on avait d? trop le charger, car le po¨ºle ¨¦tait rouge, la vaste pi¨¨ce sans fen¨ºtre semblait en flammes, tellement les reflets du brasier saignaient sur les murs. Et ce furent des grognements de joie, tous les dos se r?tissaient ¨¤ distance, fumaient ainsi que des soupes. Quand les reins br?laient, on se cuisait le ventre. La Mouquette, tranquillement, avait rabattu sa culotte pour s¨¦cher sa chemise. Des gar?ons blaguaient, on ¨¦clata de rire, parce qu'elle leur montra tout ¨¤ coup son derri¨¨re, ce qui ¨¦tait chez elle l'extr¨ºme expression du d¨¦dain. --Je m'en vais, dit Chaval qui avait serr¨¦ ses outils dans sa caisse. Personne ne bougea. Seule, Mouquette se hata, s'¨¦chappa derri¨¨re lui, sous le pr¨¦texte qu'ils rentraient l'un et l'autre ¨¤ Montsou. Mais on continuait de plaisanter, on savait qu'il ne voulait plus d'elle. Catherine, cependant, pr¨¦occup¨¦e, venait de parler bas ¨¤ son p¨¨re. Celui-ci s'¨¦tonna, puis il approuva d'un hochement de t¨ºte; et, appelant ¨¦tienne pour lui rendre son paquet: --¨¦coutez donc, murmura-t-il, si vous n'avez pas le sou, vous aurez le temps de crever avant la quinzaine... Voulez-vous que je tache de vous trouver du cr¨¦dit quelque part? Le jeune homme resta un instant embarrass¨¦. Justement, il allait r¨¦clamer ses trente sous et partir. Mais une honte le retint devant la jeune fille. Elle le regardait fixement, peut-¨ºtre croirait-elle qu'il boudait le travail. --Vous savez, je ne vous promets rien, continua Maheu. Nous en serons quittes pour un refus. Alors, ¨¦tienne ne dit pas non. On refuserait. Du reste, ?a ne l'engageait point, il pourrait toujours s'¨¦loigner, apr¨¨s avoir mang¨¦ un morceau. Puis, il fut m¨¦content de n'avoir pas dit non, en voyant la joie de Catherine, un joli rire, un regard d'amiti¨¦, heureuse de lui ¨ºtre venue en aide. A quoi bon tout cela? Quand ils eurent repris leurs sabots et ferm¨¦ leurs cases, les Maheu quitt¨¨rent la baraque, ¨¤ la queue des camarades qui s'en allaient un ¨¤ un, d¨¨s qu'ils s'¨¦taient r¨¦chauff¨¦s. ¨¦tienne les suivit, Levaque et son gamin se mirent de la bande. Mais, comme ils traversaient le criblage, une sc¨¨ne violente les arr¨ºta. C'¨¦tait dans un vaste hangar, aux poutres noires de poussi¨¨re envol¨¦e, aux grandes persiennes d'o¨´ soufflait un continuel courant d'air. Les berlines de houille arrivaient directement de la recette, ¨¦taient vers¨¦es ensuite par des culbuteurs sur les tr¨¦mies, de longues glissi¨¨res de t?le; et, ¨¤ droite et ¨¤ gauche de ces derni¨¨res, les cribleuses, mont¨¦es sur des gradins, arm¨¦es de la pelle et du rateau, ramassaient les pierres, poussaient le charbon propre, qui tombait ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la voie ferr¨¦e, ¨¦tablie sous le hangar. Philom¨¨ne Levaque se trouvait l¨¤, mince et pale, d'une figure moutonni¨¨re de fille crachant le sang. La t¨ºte prot¨¦g¨¦e d'un lambeau de laine bleue, les mains et les bras noirs jusqu'aux coudes, elle triait au-dessous d'une vieille sorci¨¨re, la m¨¨re de la Pierronne, la Br?l¨¦ ainsi qu'on la nommait, terrible avec ses yeux de chat-huant et sa bouche serr¨¦e comme la bourse d'un avare. Elles s'empoignaient toutes les deux, la jeune accusant la vieille de lui ratisser ses pierres, ¨¤ ce point qu'elle n'en faisait pas un panier en dix minutes. On les payait au panier, c'¨¦taient des querelles sans cesse renaissantes. Les chignons volaient, les mains restaient marqu¨¦es en noir sur les faces rouges. --Fous-lui donc un renfoncement! cria d'en haut Zacharie ¨¤ sa ma?tresse. Toutes les cribleuses ¨¦clat¨¨rent. Mais la Br?l¨¦ se jeta hargneusement sur le jeune homme. --Dis donc, salet¨¦! tu ferais mieux de reconna?tre les deux gosses dont tu l'as emplie!... S'il est permis, une bringue de dix-huit ans, qui ne tient pas debout! Maheu dut emp¨ºcher son fils de descendre, pour voir un peu, disait-il, la couleur de sa peau, ¨¤ cette carcasse. Un surveillant accourait, les rateaux se remirent ¨¤ fouiller le charbon. On n'apercevait plus, du haut en bas des tr¨¦mies, que les dos ronds des femmes, acharn¨¦es ¨¤ se disputer les pierres. Dehors, le vent s'¨¦tait brusquement calm¨¦, un froid humide tombait du ciel gris. Les charbonniers gonfl¨¨rent les ¨¦paules, crois¨¨rent les bras et partirent, d¨¦band¨¦s, avec un roulis des reins qui faisait saillir leurs gros os, sous la toile mince des v¨ºtements. Au grand jour, ils passaient comme une bande de n¨¨gres culbut¨¦s dans de la vase. Quelques-uns n'avaient pas fini leur briquet; et ce reste de pain, rapport¨¦ entre la chemise et la veste, les rendait bossus. --Tiens! voil¨¤ Bouteloup, dit Zacharie en ricanant. Levaque, sans s'arr¨ºter, ¨¦changea deux phrases avec son logeur, gros gar?on brun de trente-cinq ans, l'air placide et honn¨ºte. --?a y est, la soupe, Louis? --Je crois. --Alors, la femme est gentille, aujourd'hui? --Oui, gentille, je crois. D'autres mineurs de la coupe ¨¤ terre arrivaient, des bandes nouvelles qui, une ¨¤ une, s'engouffraient dans la fosse. C'¨¦tait la descente de trois heures, encore des hommes que le puits mangeait, et dont les ¨¦quipes allaient remplacer les marchandages des haveurs, au fond des voies. Jamais la mine ne ch?mait, il y avait nuit et jour des insectes humains fouissant la roche, ¨¤ six cents m¨¨tres sous les champs de betteraves. Cependant, les gamins marchaient les premiers. Jeanlin confiait ¨¤ B¨¦bert un plan compliqu¨¦, pour avoir ¨¤ cr¨¦dit quatre sous de tabac; tandis que Lydie, respectueusement, venait ¨¤ distance. Catherine suivait avec Zacharie et ¨¦tienne. Aucun ne parlait. Et ce fut seulement devant le cabaret de l'Avantage, que Maheu et Levaque les rejoignirent. --Nous y sommes, dit le premier ¨¤ ¨¦tienne. Voulez-vous entrer? On se s¨¦para. Catherine ¨¦tait rest¨¦e un instant immobile, regardant une derni¨¨re fois le jeune homme de ses grands yeux, d'une limpidit¨¦ verdatre d'eau de source, et dont le visage noir creusait encore le cristal. Elle sourit, elle disparut avec les autres, sur le chemin montant qui conduisait au coron. Le cabaret se trouvait entre le village et la fosse, au croisement des deux routes. C'¨¦tait une maison de briques ¨¤ deux ¨¦tages, blanchie du haut en bas ¨¤ la chaux, ¨¦gay¨¦e autour des fen¨ºtres d'une large bordure bleu ciel. Sur une enseigne carr¨¦e, clou¨¦e au-dessus de la porte, on lisait en lettres jaunes: A l'Avantage, d¨¦bit tenu par Rasseneur. Derri¨¨re, s'allongeait un jeu de quilles, clos d'une haie vive. Et la Compagnie, qui avait tout fait pour acheter ce lopin, enclav¨¦ dans ses vastes terres, ¨¦tait d¨¦sol¨¦e de ce cabaret, pouss¨¦ en plein champ, ouvert ¨¤ la sortie m¨ºme du Voreux. --Entrez, r¨¦p¨¦ta Maheu ¨¤ ¨¦tienne. La salle, petite, avait une nudit¨¦ claire, avec ses murs blancs, ses trois tables et sa douzaine de chaises, son comptoir de sapin, grand comme un buffet de cuisine. Une dizaine de chopes au plus ¨¦taient l¨¤, trois bouteilles de liqueur, une carafe, une petite caisse de zinc ¨¤ robinet d'¨¦tain, pour la bi¨¨re; et rien autre, pas une image, pas une tablette, pas un jeu. Dans la chemin¨¦e de fonte, vernie et luisante, br?lait doucement une pat¨¦e de houille. Sur les dalles, une fine couche de sable blanc buvait l'humidit¨¦ continuelle de ce pays tremp¨¦ d'eau. --Une chope, commanda Maheu ¨¤ une grosse fille blonde, la fille d'une voisine qui parfois gardait la salle. Rasseneur est l¨¤? La fille tourna le robinet, en r¨¦pondant que le patron allait revenir. Lentement, d'un seul trait, le mineur vida la moiti¨¦ de la chope, pour balayer les poussi¨¨res qui lui obstruaient la gorge. Il n'offrit rien ¨¤ son compagnon. Un seul consommateur, un autre mineur mouill¨¦ et barbouill¨¦, ¨¦tait assis devant une table et buvait sa bi¨¨re en silence, d'un air de profonde m¨¦ditation. Un troisi¨¨me entra, fut servi sur un geste, paya et s'en alla, sans avoir dit un mot. Mais un gros homme de trente-huit ans, ras¨¦, la figure ronde, parut avec un sourire d¨¦bonnaire. C'¨¦tait Rasseneur, un ancien haveur que la Compagnie avait cong¨¦di¨¦ depuis trois ans, ¨¤ la suite d'une gr¨¨ve. Tr¨¨s bon ouvrier, il parlait bien, se mettait ¨¤ la t¨ºte de toutes les r¨¦clamations, avait fini par ¨ºtre le chef des m¨¦contents. Sa femme tenait d¨¦j¨¤ un d¨¦bit, ainsi que beaucoup de femmes de mineurs; et, quand il fut jet¨¦ sur le pav¨¦, il resta cabaretier lui-m¨ºme, trouva de l'argent, planta son cabaret en face du Voreux, comme une provocation ¨¤ la Compagnie. Maintenant, sa maison prosp¨¦rait, il devenait un centre, il s'enrichissait des col¨¨res qu'il avait peu ¨¤ peu souffl¨¦es au coeur de ses anciens camarades. --C'est ce gar?on que j'ai embauch¨¦ ce matin, expliqua Maheu tout de suite. As-tu une de tes deux chambres libre, et veux-tu lui faire cr¨¦dit d'une quinzaine? La face large de Rasseneur exprima subitement une grande d¨¦fiance. Il examina d'un coup d'oeil ¨¦tienne et r¨¦pondit, sans se donner la peine de t¨¦moigner un regret: --Mes deux chambres sont prises. Pas possible. Le jeune homme s'attendait ¨¤ ce refus; et il en souffrit pourtant, il s'¨¦tonna du brusque ennui qu'il ¨¦prouvait ¨¤ s'¨¦loigner. N'importe, il s'en irait, quand il aurait ses trente sous. Le mineur qui buvait ¨¤ une table ¨¦tait parti. D'autres, un ¨¤ un, entraient toujours se d¨¦crasser la gorge, puis se remettaient en marche du m¨ºme pas d¨¦hanch¨¦. C'¨¦tait un simple lavage, sans joie ni passion, le muet contentement d'un besoin. --Alors, il n'y a rien? demanda d'un ton particulier Rasseneur ¨¤ Maheu, qui achevait sa bi¨¨re ¨¤ petits coups. Celui-ci tourna la t¨ºte et vit qu'¨¦tienne seul ¨¦tait l¨¤. --Il y a qu'on s'est chamaill¨¦ encore... Oui, pour le boisage. Il conta l'affaire. La face du cabaretier avait rougi, une ¨¦motion sanguine la gonflait, lui sortait en flammes de la peau et des yeux. Enfin, il ¨¦clata. --Ah bien! s'ils s'avisent de baisser les prix, ils sont fichus. ¨¦tienne le g¨ºnait. Cependant, il continua, en lui lan?ant des regards obliques. Et il avait des r¨¦ticences, des sous-entendus, il parlait du directeur, M. Hennebeau, de sa femme, de son neveu le petit N¨¦grel, sans les nommer, r¨¦p¨¦tant que ?a ne pouvait pas continuer ainsi, que ?a devait casser un de ces quatre matins. La mis¨¨re ¨¦tait trop grande, il cita les usines qui fermaient, les ouvriers qui s'en allaient. Depuis un mois, il donnait plus de six livres de pain par jour. On lui avait dit, la veille, que M. Deneulin, le propri¨¦taire d'une fosse voisine, ne savait comment tenir le coup. Du reste, il venait de recevoir une lettre de Lille, pleine de d¨¦tails inqui¨¦tants. --Tu sais, murmura-t-il, ?a vient de cette personne que tu as vue ici un soir. Mais il fut interrompu. Sa femme entrait ¨¤ son tour, une grande femme maigre et ardente, le nez long, les pommettes violac¨¦es. Elle ¨¦tait en politique beaucoup plus radicale que son mari. --La lettre de Pluchart, dit-elle. Ah! s'il ¨¦tait le ma?tre, celui-l¨¤, ?a ne tarderait pas ¨¤ mieux aller! ¨¦tienne ¨¦coutait depuis un instant, comprenait, se passionnait, ¨¤ ces id¨¦es de mis¨¨re et de revanche. Ce nom, jet¨¦ brusquement, le fit tressaillir. Il dit tout haut, comme malgr¨¦ lui: --Je le connais, Pluchart. On le regardait, il dut ajouter: --Oui, je suis machineur, il a ¨¦t¨¦ mon contrema?tre, ¨¤ Lille... Un homme capable, j'ai caus¨¦ souvent avec lui. Rasseneur l'examinait de nouveau; et il y eut, sur son visage, un changement rapide, une sympathie soudaine. Enfin, il dit ¨¤ sa femme: --C'est Maheu qui m'am¨¨ne Monsieur, un herscheur ¨¤ lui, pour voir s'il n'y a pas une chambre en haut, et si nous ne pourrions pas faire cr¨¦dit d'une quinzaine. Alors, l'affaire fut conclue en quatre paroles. Il y avait une chambre, le locataire ¨¦tait parti le matin. Et le cabaretier, tr¨¨s excit¨¦, se livra davantage, tout en r¨¦p¨¦tant qu'il demandait seulement le possible aux patrons, sans exiger, comme tant d'autres, des choses trop dures ¨¤ obtenir. Sa femme haussait les ¨¦paules, voulait son droit, absolument. --Bonsoir, interrompit Maheu. Tout ?a n'emp¨ºchera pas qu'on descende, et tant qu'on descendra, il y aura du monde qui en cr¨¨vera... Regarde, te voil¨¤ gaillard, depuis trois ans que tu en es sorti. --Oui, je me suis beaucoup refait, d¨¦clara Rasseneur complaisamment. ¨¦tienne alla jusqu'¨¤ la porte, remerciant le mineur qui partait; mais celui-ci hochait la t¨ºte, sans ajouter un mot, et le jeune homme le regarda monter p¨¦niblement le chemin du coron. Madame Rasseneur, en train de servir des clients, venait de le prier d'attendre une minute, pour qu'elle le conduis?t ¨¤ sa chambre, o¨´ il se d¨¦barbouillerait. Devait-il rester? Une h¨¦sitation l'avait repris, un malaise qui lui faisait regretter la libert¨¦ des grandes routes, la faim au soleil, soufferte avec la joie d'¨ºtre son ma?tre. Il lui semblait qu'il avait v¨¦cu l¨¤ des ann¨¦es, depuis son arriv¨¦e sur le terri, au milieu des bourrasques, jusqu'aux heures pass¨¦es sous la terre, ¨¤ plat ventre dans les galeries noires. Et il lui r¨¦pugnait de recommencer, c'¨¦tait injuste et trop dur, son orgueil d'homme se r¨¦voltait, ¨¤ l'id¨¦e d'¨ºtre une b¨ºte qu'on aveugle et qu'on ¨¦crase. Pendant qu'¨¦tienne se d¨¦battait ainsi, ses yeux, qui erraient sur la plaine immense, peu ¨¤ peu l'aper?urent. Il s'¨¦tonna, il ne s'¨¦tait pas figur¨¦ l'horizon de la sorte, lorsque le vieux Bonnemort le lui avait indiqu¨¦ du geste, au fond des t¨¦n¨¨bres. Devant lui, il retrouvait bien le Voreux, dans un pli de terrain, avec ses batiments de bois et de briques, le criblage goudronn¨¦, le beffroi couvert d'ardoises, la salle de la machine et la haute chemin¨¦e d'un rouge pale, tout cela tass¨¦, l'air mauvais. Mais, autour des batiments, le carreau s'¨¦tendait, et il ne se l'imaginait pas si large, chang¨¦ en un lac d'encre par les vagues montantes du stock de charbon, h¨¦riss¨¦ des hauts chevalets qui portaient les rails des passerelles, encombr¨¦ dans un coin de la provision des bois, pareille ¨¤ la moisson d'une for¨ºt fauch¨¦e. Vers la droite, le terri barrait la vue, colossal comme une barricade de g¨¦ants, d¨¦j¨¤ couvert d'herbe dans sa partie ancienne, consum¨¦ ¨¤ l'autre bout par un feu int¨¦rieur qui br?lait depuis un an, avec une fum¨¦e ¨¦paisse, en laissant ¨¤ la surface, au milieu du gris blafard des schistes et des gr¨¨s, de longues tra?n¨¦es de rouille sanglante. Puis, les champs se d¨¦roulaient, des champs sans fin de bl¨¦ et de betteraves, nus ¨¤ cette ¨¦poque de l'ann¨¦e, des marais aux v¨¦g¨¦tations dures, coup¨¦s de quelques saules rabougris, des prairies lointaines, que s¨¦paraient des files maigres de peupliers. Tr¨¨s loin, de petites taches blanches indiquaient des villes, Marchiennes au nord, Montsou au midi; tandis que la for¨ºt de Vandame, ¨¤ l'est, bordait l'horizon de la ligne violatre de ses arbres d¨¦pouill¨¦s. Et, sous le ciel livide, dans le jour bas de cet apr¨¨s-midi d'hiver, il semblait que tout le noir du Voreux, toute la poussi¨¨re volante de la houille se f?t abattue sur la plaine, poudrant les arbres, sablant les routes, ensemen?ant la terre. ¨¦tienne regardait, et ce qui le surprenait surtout, c'¨¦tait un canal, la rivi¨¨re de la Scarpe canalis¨¦e, qu'il n'avait pas vu dans la nuit. Du Voreux ¨¤ Marchiennes, ce canal allait droit, un ruban d'argent mat de deux lieues, une avenue bord¨¦e de grands arbres, ¨¦lev¨¦e au-dessus des bas terrains, filant ¨¤ l'infini avec la perspective de ses berges vertes, de son eau pale o¨´ glissait l'arri¨¨re vermillonn¨¦ des p¨¦niches. Pr¨¨s de la fosse, il y avait un embarcad¨¨re, des bateaux amarr¨¦s, que les berlines des passerelles emplissaient directement. Ensuite, le canal faisait un coude, coupait de biais les marais; et toute l'ame de cette plaine rase paraissait ¨ºtre l¨¤, dans cette eau g¨¦om¨¦trique qui la traversait comme une grande route, charriant la houille et le fer. Les regards d'¨¦tienne remontaient du canal au coron, bati sur le plateau, et dont il distinguait seulement les tuiles rouges. Puis, ils revenaient vers le Voreux, s'arr¨ºtaient, en bas de la pente argileuse, ¨¤ deux ¨¦normes tas de briques, fabriqu¨¦es et cuites sur place. Un embranchement du chemin de fer de la Compagnie passait derri¨¨re une palissade, desservant la fosse. On devait descendre les derniers mineurs de la coupe ¨¤ terre. Seul, un wagon que poussaient des hommes, jetait un cri aigu. Ce n'¨¦tait plus l'inconnu des t¨¦n¨¨bres, les tonnerres inexplicables, les flamboiements d'astres ignor¨¦s. Au loin, les hauts fourneaux et les fours ¨¤ coke avaient pali avec l'aube. Il ne restait l¨¤, sans un arr¨ºt, que l'¨¦chappement de la pompe, soufflant toujours de la m¨ºme haleine grosse et longue, l'haleine d'un ogre dont il distinguait la bu¨¦e grise maintenant, et que rien ne pouvait repa?tre. Alors, ¨¦tienne, brusquement, se d¨¦cida. Peut-¨ºtre avait-il cru revoir les yeux clairs de Catherine, l¨¤-haut, ¨¤ l'entr¨¦e du coron. Peut-¨ºtre ¨¦tait-ce plut?t un vent de r¨¦volte, qui venait du Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre dans la mine pour souffrir et se battre, il songeait violemment ¨¤ ces gens dont parlait Bonnemort, ¨¤ ce dieu repu et accroupi, auquel dix mille affam¨¦s donnaient leur chair, sans le conna?tre. Deuxi¨¨me partie I La propri¨¦t¨¦ des Gr¨¦goire, la Piolaine, se trouvait ¨¤ deux kilom¨¨tres de Montsou, vers l'est, sur la route de Joiselle. C'¨¦tait une grande maison carr¨¦e, sans style, batie au commencement du si¨¨cle dernier. Des vastes terres qui en d¨¦pendaient d'abord, il ne restait qu'une trentaine d'hectares, clos de murs, d'un facile entretien. On citait surtout le verger et le potager, c¨¦l¨¨bres par leurs fruits et leurs l¨¦gumes, les plus beaux du pays. D'ailleurs, le parc manquait, un petit bois en tenait lieu. L'avenue de vieux tilleuls, une vo?te de feuillage de trois cents m¨¨tres, plant¨¦e de la grille au perron, ¨¦tait une des curiosit¨¦s de cette plaine rase, o¨´ l'on comptait les grands arbres, de Marchiennes ¨¤ Beaugnies. Ce matin-l¨¤, les Gr¨¦goire s'¨¦taient lev¨¦s ¨¤ huit heures. D'habitude, ils ne bougeaient gu¨¨re qu'une heure plus tard, dormant beaucoup, avec passion; mais la temp¨ºte de la nuit les avait ¨¦nerv¨¦s. Et, pendant que son mari ¨¦tait all¨¦ voir tout de suite si le vent n'avait pas fait de d¨¦gats, madame Gr¨¦goire venait de descendre ¨¤ la cuisine, en pantoufles et en peignoir de flanelle. Courte, grasse, ag¨¦e d¨¦j¨¤ de cinquante-huit ans, elle gardait une grosse figure poupine et ¨¦tonn¨¦e, sous la blancheur ¨¦clatante de ses cheveux. --M¨¦lanie, dit-elle ¨¤ la cuisini¨¨re, si vous faisiez la brioche ce matin, puisque la pate est pr¨ºte. Mademoiselle ne se l¨¨vera pas avant une demi-heure, et elle en mangerait avec son chocolat... Hein! ce serait une surprise. La cuisini¨¨re, vieille femme maigre qui les servait depuis trente ans, se mit ¨¤ rire. --?a, c'est vrai, la surprise serait fameuse... Mon fourneau est allum¨¦, le four doit ¨ºtre chaud; et puis, Honorine va m'aider un peu. Honorine, une fille d'une vingtaine d'ann¨¦es, recueillie enfant et ¨¦lev¨¦e ¨¤ la maison, servait maintenant de femme de chambre. Pour tout personnel, outre ces deux femmes, il n'y avait que le cocher, Francis, charg¨¦ des gros ouvrages. Un jardinier et une jardini¨¨re s'occupaient des l¨¦gumes, des fruits, des fleurs et de la basse-cour. Et, comme le service ¨¦tait patriarcal, d'une douceur famili¨¨re, ce petit monde vivait en bonne amiti¨¦. Madame Gr¨¦goire, qui avait m¨¦dit¨¦ dans son lit la surprise de la brioche, resta pour voir mettre la pate au four. La cuisine ¨¦tait immense, et on la devinait la pi¨¨ce importante, ¨¤ sa propret¨¦ extr¨ºme, ¨¤ l'arsenal des casseroles, des ustensiles, des pots qui l'emplissaient. Cela sentait bon la bonne nourriture. Des provisions d¨¦bordaient des rateliers et des armoires. --Et qu'elle soit bien dor¨¦e, n'est-ce pas? recommanda madame Gr¨¦goire en passant dans la salle ¨¤ manger. Malgr¨¦ le calorif¨¨re qui chauffait toute la maison, un feu de houille ¨¦gayait cette salle. Du reste, il n'y avait aucun luxe: la grande table, les chaises, un buffet d'acajou; et, seuls, deux fauteuils profonds trahissaient l'amour du bien-¨ºtre, les longues digestions heureuses. On n'allait jamais au salon, on demeurait l¨¤, en famille. Justement, M. Gr¨¦goire rentrait, v¨ºtu d'un gros veston de futaine, rose lui aussi pour ses soixante ans, avec de grands traits honn¨ºtes et bons, dans la neige de ses cheveux boucl¨¦s. Il avait vu le cocher et le jardinier: aucun d¨¦gat important, rien qu'un tuyau de chemin¨¦e abattu. Chaque matin, il aimait ¨¤ donner un coup d'oeil ¨¤ la Piolaine, qui n'¨¦tait pas assez grande pour lui causer des soucis, et dont il tirait tous les bonheurs du propri¨¦taire. --Et C¨¦cile? demanda-t-il, elle ne se l¨¨ve donc pas, aujourd'hui? --Je n'y comprends rien, r¨¦pondit sa femme. Il me semblait l'avoir entendue remuer. Le couvert ¨¦tait mis, trois bols sur la nappe blanche. On envoya Honorine voir ce que devenait Mademoiselle. Mais elle redescendit aussit?t, retenant des rires, ¨¦touffant sa voix, comme si elle e?t parl¨¦ en haut, dans la chambre. --Oh! si Monsieur et Madame voyaient Mademoiselle!... Elle dort, oh! elle dort, ainsi qu'un J¨¦sus... On n'a pas id¨¦e de ?a, c'est un plaisir ¨¤ la regarder. Le p¨¨re et la m¨¨re ¨¦changeaient des regards attendris. Il dit en souriant: --Viens-tu voir? --Cette pauvre mignonne! murmura-t-elle. J'y vais. Et ils mont¨¨rent ensemble. La chambre ¨¦tait la seule luxueuse de la maison, tendue de soie bleue, garnie de meubles laqu¨¦s, blancs ¨¤ filets bleus, un caprice d'enfant gat¨¦e satisfait par les parents. Dans les blancheurs vagues du lit, sous le demi-jour qui tombait de l'¨¦cartement d'un rideau, la jeune fille dormait, une joue appuy¨¦e sur son bras nu. Elle n'¨¦tait pas jolie, trop saine, trop bien portante, m?re ¨¤ dix-huit ans; mais elle avait une chair superbe, une fra?cheur de lait, avec ses cheveux chatains, sa face ronde au petit nez volontaire, noy¨¦ entre les joues. La couverture avait gliss¨¦, et elle respirait si doucement, que son haleine ne soulevait m¨ºme pas sa gorge d¨¦j¨¤ lourde. --Ce maudit vent l'aura emp¨ºch¨¦e de fermer les yeux, dit la m¨¨re doucement. Le p¨¨re, d'un geste, lui imposa silence. Tous les deux se penchaient, regardaient avec adoration, dans sa nudit¨¦ de vierge, cette fille si longtemps d¨¦sir¨¦e, qu'ils avaient eue sur le tard, lorsqu'ils ne l'esp¨¦raient plus. Ils la voyaient parfaite, point trop grasse, jamais assez bien nourrie. Et elle dormait toujours, sans les sentir pr¨¨s d'elle, leur visage contre le sien. Pourtant, une onde l¨¦g¨¨re troubla sa face immobile. Ils trembl¨¨rent qu'elle ne s'¨¦veillat, ils s'en all¨¨rent sur la pointe des pieds. --Chut! dit M. Gr¨¦goire ¨¤ la porte. Si elle n'a pas dormi, il faut la laisser dormir. --Tant qu'elle voudra, la mignonne, appuya madame Gr¨¦goire. Nous attendrons. Ils descendirent, s'install¨¨rent dans les fauteuils de la salle ¨¤ manger; tandis que les bonnes, riant du gros sommeil de Mademoiselle, tenaient sans grogner le chocolat sur le fourneau. Lui, avait pris un journal; elle, tricotait un grand couvre-pieds de laine. Il faisait tr¨¨s chaud, pas un bruit ne venait de la maison muette. La fortune des Gr¨¦goire, quarante mille francs de rentes environ, ¨¦tait tout enti¨¨re dans une action des mines de Montsou. Ils en racontaient avec complaisance l'origine, qui partait de la cr¨¦ation m¨ºme de la Compagnie. Vers le commencement du dernier si¨¨cle, un coup de folie s'¨¦tait d¨¦clar¨¦, de Lille ¨¤ Valenciennes, pour la recherche de la houille. Les succ¨¨s des concessionnaires, qui devaient plus tard former la Compagnie d'Anzin, avaient exalt¨¦ toutes les t¨ºtes. Dans chaque commune, on sondait le sol; et les soci¨¦t¨¦s se cr¨¦aient, et les concessions poussaient en une nuit. Mais, parmi les ent¨ºt¨¦s de l'¨¦poque, le baron Desrumaux avait certainement laiss¨¦ la m¨¦moire de l'intelligence la plus h¨¦ro?que. Pendant quarante ann¨¦es, il s'¨¦tait d¨¦battu sans faiblir, au milieu de continuels obstacles: premi¨¨res recherches infructueuses, fosses nouvelles abandonn¨¦es au bout de longs mois de travail, ¨¦boulements qui comblaient les trous, inondations subites qui noyaient les ouvriers, centaines de mille francs jet¨¦s dans la terre; puis, les tracas de l'administration, les paniques des actionnaires, la lutte avec les seigneurs terriens, r¨¦solus ¨¤ ne pas reconna?tre les concessions royales, si l'on refusait de traiter d'abord avec eux. Il venait enfin de fonder la soci¨¦t¨¦ Desrumaux, Fauquenoix et Cie, pour exploiter la concession de Montsou, et les fosses commen?aient ¨¤ donner de faibles b¨¦n¨¦fices, lorsque deux concessions voisines, celle de Cougny, appartenant au comte de Cougny, et celle de Joiselle, appartenant ¨¤ la soci¨¦t¨¦ Cornille et Jenard, avaient failli l'¨¦craser sous le terrible assaut de leur concurrence. Heureusement, le 25 ao?t 1760, un trait¨¦ intervenait entre les trois concessions et les r¨¦unissait en une seule. La Compagnie des mines de Montsou ¨¦tait cr¨¦¨¦e, telle qu'elle existe encore aujourd'hui. Pour la r¨¦partition, on avait divis¨¦, d'apr¨¨s l'¨¦talon de la monnaie du temps, la propri¨¦t¨¦ totale en vingt-quatre sous, dont chacun se subdivisait en douze deniers, ce qui faisait deux cent quatre-vingt-huit deniers; et, comme le denier ¨¦tait de dix mille francs, le capital repr¨¦sentait une somme de pr¨¨s de trois millions. Desrumaux, agonisant, mais vainqueur, avait eu, dans le partage, six sous et trois deniers. En ces ann¨¦es-l¨¤, le baron poss¨¦dait la Piolaine, d'o¨´ d¨¦pendaient trois cents hectares, et il avait ¨¤ son service, comme r¨¦gisseur, Honor¨¦ Gr¨¦goire, un gar?on de la Picardie, l'arri¨¨re-grand-p¨¨re de L¨¦on Gr¨¦goire, p¨¨re de C¨¦cile. Lors du trait¨¦ de Montsou, Honor¨¦, qui cachait dans un bas une cinquantaine de mille francs d'¨¦conomies, c¨¦da en tremblant ¨¤ la foi in¨¦branlable de son ma?tre. Il sortit dix mille livres de beaux ¨¦cus, il prit un denier, avec la terreur de voler ses enfants de cette somme. Son fils Eug¨¨ne toucha en effet des dividendes fort minces; et, comme il s'¨¦tait mis bourgeois et qu'il avait eu la sottise de manger les quarante autres mille francs de l'h¨¦ritage paternel dans une association d¨¦sastreuse, il v¨¦cut assez chichement. Mais les int¨¦r¨ºts du denier montaient peu ¨¤ peu, la fortune commen?a avec F¨¦licien, qui put r¨¦aliser un r¨ºve dont son grand-p¨¨re, l'ancien r¨¦gisseur, avait berc¨¦ son enfance: l'achat de la Piolaine d¨¦membr¨¦e, qu'il eut comme bien national, pour une somme d¨¦risoire. Cependant, les ann¨¦es qui suivirent furent mauvaises, il fallut attendre le d¨¦nouement des catastrophes r¨¦volutionnaires, puis la chute sanglante de Napol¨¦on. Et ce fut L¨¦on Gr¨¦goire qui b¨¦n¨¦ficia, dans une progression stup¨¦fiante, du placement timide et inquiet de son bisa?eul. Ces dix pauvres mille francs grossissaient, s'¨¦largissaient, avec la prosp¨¦rit¨¦ de la Compagnie. D¨¨s 1820, ils rapportaient cent pour cent, dix mille francs. En 1844, ils en produisaient vingt mille; en 1850, quarante. Il y avait deux ans enfin, le dividende ¨¦tait mont¨¦ au chiffre prodigieux de cinquante mille francs: la valeur du denier, cot¨¦ ¨¤ la Bourse de Lille un million, avait centupl¨¦ en un si¨¨cle. M. Gr¨¦goire, auquel on conseillait de vendre, lorsque ce cours d'un million fut atteint, s'y ¨¦tait refus¨¦, de son air souriant et paterne. Six mois plus tard, une crise industrielle ¨¦clatait, le denier retombait ¨¤ six cent mille francs. Mais il souriait toujours, il ne regrettait rien, car les Gr¨¦goire avaient maintenant une foi obstin¨¦e en leur mine. ?a remonterait, Dieu n'¨¦tait pas si solide. Puis, ¨¤ cette croyance religieuse, se m¨ºlait une profonde gratitude pour une valeur, qui, depuis un si¨¨cle, nourrissait la famille ¨¤ ne rien faire. C'¨¦tait comme une divinit¨¦ ¨¤ eux, que leur ¨¦go?sme entourait d'un culte, la bienfaitrice du foyer, les ber?ant dans leur grand lit de paresse, les engraissant ¨¤ leur table gourmande. De p¨¨re en fils, cela durait: pourquoi risquer de m¨¦contenter le sort, en doutant de lui? Et il y avait, au fond de leur fid¨¦lit¨¦, une terreur superstitieuse, la crainte que le million du denier ne se f?t brusquement fondu, s'ils l'avaient r¨¦alis¨¦ et mis dans un tiroir. Ils le voyaient plus ¨¤ l'abri dans la terre, d'o¨´ un peuple de mineurs, des g¨¦n¨¦rations d'affam¨¦s l'extrayaient pour eux, un peu chaque jour, selon leurs besoins. Du reste, les bonheurs pleuvaient sur cette maison. M. Gr¨¦goire, tr¨¨s jeune, avait ¨¦pous¨¦ la fille d'un pharmacien de Marchiennes, une demoiselle laide, sans un sou, qu'il adorait et qui lui avait tout rendu, en f¨¦licit¨¦. Elle s'¨¦tait enferm¨¦e dans son m¨¦nage, extasi¨¦e devant son mari, n'ayant d'autre volont¨¦ que la sienne; jamais des go?ts diff¨¦rents ne les s¨¦paraient, un m¨ºme id¨¦al de bien-¨ºtre confondait leurs d¨¦sirs; et ils vivaient ainsi depuis quarante ans, de tendresse et de petits soins r¨¦ciproques. C'¨¦tait une existence r¨¦gl¨¦e, les quarante mille francs mang¨¦s sans bruit, les ¨¦conomies d¨¦pens¨¦es pour C¨¦cile, dont la naissance tardive avait un instant boulevers¨¦ le budget. Aujourd'hui encore, ils contentaient chacun de ses caprices: un second cheval, deux autres voitures, des toilettes venues de Paris. Mais ils go?taient l¨¤ une joie de plus, ils ne trouvaient rien de trop beau pour leur fille, avec une telle horreur personnelle de l'¨¦talage, qu'ils avaient gard¨¦ les modes de leur jeunesse. Toute d¨¦pense qui ne profitait pas leur semblait stupide. Brusquement, la porte s'ouvrit, et une voix forte cria: --Eh bien! quoi donc, on d¨¦jeune sans moi! C'¨¦tait C¨¦cile, au saut du lit, les yeux gonfl¨¦s de sommeil. Elle avait simplement relev¨¦ ses cheveux et pass¨¦ un peignoir de laine blanche. --Mais non, dit la m¨¨re, tu vois qu'on t'attendait... Hein? ce vent a d? t'emp¨ºcher de dormir, pauvre mignonne! La jeune fille la regarda, tr¨¨s surprise. --Il a fait du vent?... Je n'en sais rien, je n'ai pas boug¨¦ de la nuit. Alors, cela leur sembla dr?le, tous les trois se mirent ¨¤ rire; et les bonnes, qui apportaient le d¨¦jeuner, ¨¦clat¨¨rent aussi, tellement l'id¨¦e que Mademoiselle avait dormi d'un trait ses douze heures ¨¦gayait la maison. La vue de la brioche acheva d'¨¦panouir les visages. --Comment! elle est donc cuite? r¨¦p¨¦tait C¨¦cile. En voil¨¤ une attrape qu'on me fait!... C'est ?a qui va ¨ºtre bon, tout chaud, dans le chocolat! Ils s'attablaient enfin, le chocolat fumait dans les bols, on ne parla longtemps que de la brioche. M¨¦lanie et Honorine restaient, donnaient des d¨¦tails sur la cuisson, les regardaient se bourrer, les l¨¨vres grasses, en disant que c'¨¦tait un plaisir de faire un gateau, quand on voyait les ma?tres le manger si volontiers. Mais les chiens aboy¨¨rent violemment, on crut qu'ils annon?aient la ma?tresse de piano, qui venait de Marchiennes le lundi et le vendredi. Il venait aussi un professeur de litt¨¦rature. Toute l'instruction de la jeune fille s'¨¦tait ainsi faite ¨¤ la Piolaine, dans une ignorance heureuse, dans des caprices d'enfant, jetant le livre par la fen¨ºtre, d¨¨s qu'une question l'ennuyait. --C'est M. Deneulin, dit Honorine en rentrant. Derri¨¨re elle, Deneulin, un cousin de M. Gr¨¦goire, parut sans fa?on, le verbe haut, le geste vif, avec une allure d'ancien officier de cavalerie. Bien qu'il e?t d¨¦pass¨¦ la cinquantaine, ses cheveux coup¨¦s ras et ses grosses moustaches ¨¦taient d'un noir d'encre. --Oui, c'est moi, bonjour... Ne vous d¨¦rangez donc pas! Il s'¨¦tait assis, pendant que la famille s'exclamait. Elle finit par se remettre ¨¤ son chocolat. --Est-ce que tu as quelque chose ¨¤ me dire? demanda M. Gr¨¦goire. --Non, rien du tout, se hata de r¨¦pondre Deneulin. Je suis sorti ¨¤ cheval pour me d¨¦rouiller un peu, et comme je passais devant votre porte, j'ai voulu vous donner un petit bonjour. C¨¦cile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles. Elles allaient parfaitement, la premi¨¨re ne lachait plus la peinture, tandis que l'autre, l'a?n¨¦e, cultivait sa voix au piano, du matin au soir. Et il y avait un tremblement l¨¦ger dans sa voix, un malaise qu'il dissimulait, sous les ¨¦clats de sa gaiet¨¦. M. Gr¨¦goire reprit: --Et tout marche-t-il bien, ¨¤ la fosse? --Dame! je suis bouscul¨¦ avec les camarades, par cette salet¨¦ de crise... Ah! nous payons les ann¨¦es prosp¨¨res! On a trop bati d'usines, trop construit de voies ferr¨¦es, trop immobilis¨¦ de capitaux en vue d'une production formidable. Et, aujourd'hui, l'argent dort, on n'en trouve plus pour faire fonctionner tout ?a... Heureusement, rien n'est d¨¦sesp¨¦r¨¦, je m'en tirerai quand m¨ºme. Comme son cousin, il avait eu en h¨¦ritage un denier des mines de Montsou. Mais lui, ing¨¦nieur entreprenant, tourment¨¦ du besoin d'une royale fortune, s'¨¦tait hat¨¦ de vendre, lorsque le denier avait atteint le million. Depuis des mois, il m?rissait un plan. Sa femme tenait d'un oncle la petite concession de Vandame, o¨´ il n'y avait d'ouvertes que deux fosses, Jean-Bart et Gaston-Marie, dans un tel ¨¦tat d'abandon, avec un mat¨¦riel si d¨¦fectueux, que l'exploitation en couvrait ¨¤ peine les frais. Or, il r¨ºvait de r¨¦parer Jean-Bart, d'en renouveler la machine et d'¨¦largir le puits afin de pouvoir descendre davantage, en ne gardant Gaston-Marie que pour l'¨¦puisement. On devait, disait-il, trouver l¨¤ de l'or ¨¤ la pelle. L'id¨¦e ¨¦tait juste. Seulement, le million y avait pass¨¦, et cette damn¨¦e crise industrielle ¨¦clatait au moment o¨´ de gros b¨¦n¨¦fices allaient lui donner raison. Du reste, mauvais administrateur, d'une bont¨¦ brusque avec ses ouvriers, il se laissait piller depuis la mort de sa femme, lachant aussi la bride ¨¤ ses filles, dont l'a?n¨¦e parlait d'entrer au th¨¦atre et dont la cadette s'¨¦tait d¨¦j¨¤ fait refuser trois paysages au Salon, toutes deux rieuses dans la d¨¦bacle, et chez lesquelles la mis¨¨re mena?ante r¨¦v¨¦lait de tr¨¨s fines m¨¦nag¨¨res. --Vois-tu, L¨¦on, continua-t-il, la voix h¨¦sitante, tu as eu tort de ne pas vendre en m¨ºme temps que moi. Maintenant, tout d¨¦gringole, tu peux courir... Et si tu m'avais confi¨¦ ton argent, tu aurais vu ce que nous aurions fait ¨¤ Vandame, dans notre mine! M. Gr¨¦goire achevait son chocolat, sans hate. Il r¨¦pondit paisiblement: --Jamais!... Tu sais bien que je ne veux pas sp¨¦culer. Je vis tranquille, ce serait trop b¨ºte, de me casser la t¨ºte avec des soucis d'affaires. Et, quant ¨¤ Montsou, ?a peut continuer ¨¤ baisser, nous en aurons toujours notre suffisance. Il ne faut pas ¨ºtre si gourmand, que diable! Puis, ¨¦coute, c'est toi qui te mordras les doigts un jour, car Montsou remontera, les enfants des enfants de C¨¦cile en tireront encore leur pain blanc. Deneulin l'¨¦coutait avec un sourire g¨ºn¨¦. --Alors, murmura-t-il, si je te disais de mettre cent mille francs dans mon affaire, tu refuserais? Mais, devant les faces inqui¨¨tes des Gr¨¦goire, il regretta d'¨ºtre all¨¦ si vite, il renvoya son id¨¦e d'emprunt ¨¤ plus tard, la r¨¦servant pour un cas d¨¦sesp¨¦r¨¦. --Oh! je n'en suis pas l¨¤! C'est une plaisanterie... Mon Dieu! tu as peut-¨ºtre raison: l'argent que vous gagnent les autres, est celui dont on engraisse le plus s?rement. On changea d'entretien. C¨¦cile revint sur ses cousines, dont les go?ts la pr¨¦occupaient, tout en la choquant. Madame Gr¨¦goire promit de mener sa fille voir ces ch¨¨res petites, d¨¨s le premier jour de soleil. Cependant, M. Gr¨¦goire, l'air distrait, n'¨¦tait pas ¨¤ la conversation. Il ajouta tout haut: --Moi, si j'¨¦tais ¨¤ ta place, je ne m'ent¨ºterais pas davantage, je traiterais avec Montsou... Ils en ont une belle envie, tu retrouverais ton argent. Il faisait allusion ¨¤ la vieille haine qui existait entre la concession de Montsou et celle de Vandame. Malgr¨¦ la faible importance de cette derni¨¨re, sa puissante voisine enrageait de voir, enclav¨¦e dans ses soixante-sept communes, cette lieue carr¨¦e qui ne lui appartenait pas; et, apr¨¨s avoir essay¨¦ vainement de la tuer, elle complotait de l'acheter ¨¤ bas prix, lorsqu'elle ralerait. La guerre continuait sans tr¨ºve, chaque exploitation arr¨ºtait ses galeries ¨¤ deux cents m¨¨tres les unes des autres, c'¨¦tait un duel au dernier sang, bien que les directeurs et les ing¨¦nieurs eussent entre eux des relations polies. Les yeux de Deneulin avaient flamb¨¦. --Jamais! cria-t-il ¨¤ son tour. Tant que je serai vivant, Montsou n'aura pas Vandame... J'ai d?n¨¦ jeudi chez Hennebeau, et je l'ai bien vu tourner autour de moi. D¨¦j¨¤, l'automne dernier, quand les gros bonnets sont venus ¨¤ la R¨¦gie, ils m'ont fait toutes sortes de mamours... Oui, oui, je les connais, ces marquis et ces ducs, ces g¨¦n¨¦raux et ces ministres! des brigands qui vous enl¨¨veraient jusqu'¨¤ votre chemise, ¨¤ la corne d'un bois! Il ne tarissait plus. D'ailleurs, M. Gr¨¦goire ne d¨¦fendait pas la R¨¦gie de Montsou, les six r¨¦gisseurs institu¨¦s par le trait¨¦ de 1760, qui gouvernaient despotiquement la Compagnie, et dont les cinq survivants, ¨¤ chaque d¨¦c¨¨s, choisissaient le nouveau membre parmi les actionnaires puissants et riches. L'opinion du propri¨¦taire de la Piolaine, de go?ts si raisonnables, ¨¦tait que ces messieurs manquaient parfois de mesure, dans leur amour exag¨¦r¨¦ de l'argent. M¨¦lanie ¨¦tait venue desservir la table. Dehors, les chiens se remirent ¨¤ aboyer, et Honorine se dirigeait vers la porte, lorsque C¨¦cile, que la chaleur et la nourriture ¨¦touffaient, quitta la table. --Non, laisse, ?a doit ¨ºtre pour ma le?on. Deneulin, lui aussi, s'¨¦tait lev¨¦. Il regarda sortir la jeune fille, il demanda en souriant: --Eh bien! et ce mariage avec le petit N¨¦grel? --Il n'y a rien de fait, dit madame Gr¨¦goire. Une id¨¦e en l'air... Il faut r¨¦fl¨¦chir. --Sans doute, continua-t-il avec un rire de gaillardise. Je crois que le neveu et la tante... Ce qui me renverse, c'est que ce soit Madame Hennebeau qui se jette ainsi au cou de C¨¦cile. Mais M. Gr¨¦goire s'indigna. Une dame si distingu¨¦e, et de quatorze ans plus ag¨¦e que le jeune homme! C'¨¦tait monstrueux, il n'aimait pas qu'on plaisantat sur des sujets pareils. Deneulin, riant toujours, lui serra la main et partit. --Ce n'est pas encore ?a, dit C¨¦cile qui revenait. C'est cette femme avec ses deux enfants, tu sais, maman, la femme de mineur que nous avons rencontr¨¦e... Faut-il les faire entrer ici? On h¨¦sita. ¨¦taient-ils tr¨¨s sales? Non, pas trop, et ils laisseraient leurs sabots sur le perron. D¨¦j¨¤ le p¨¨re et la m¨¨re s'¨¦taient allong¨¦s au fond des grands fauteuils. Ils y dig¨¦raient. La crainte de changer d'air acheva de les d¨¦cider. --Faites entrer, Honorine. Alors, la Maheude et ses petits entr¨¨rent, glac¨¦s, affam¨¦s, saisis d'un effarement peureux, en se voyant dans cette salle o¨´ il faisait si chaud, et qui sentait si bon la brioche. II Dans la chambre, rest¨¦e close, les persiennes avaient laiss¨¦ glisser peu ¨¤ peu des barres grises de jour, dont l'¨¦ventail se d¨¦ployait au plafond; et l'air enferm¨¦ s'alourdissait, tous continuaient leur somme de la nuit: L¨¦nore et Henri aux bras l'un de l'autre, Alzire la t¨ºte renvers¨¦e, appuy¨¦e sur sa bosse; tandis que le p¨¨re Bonnemort, tenant ¨¤ lui seul le lit de Zacharie et de Jeanlin, ronflait la bouche ouverte. Pas un souffle ne venait du cabinet, o¨´ la Maheude s'¨¦tait rendormie en faisant t¨¦ter Estelle, la gorge coul¨¦e de c?t¨¦, sa fille en travers du ventre, gorg¨¦e de lait, assomm¨¦e elle aussi, et s'¨¦touffant dans la chair molle des seins. Le coucou, en bas, sonna six heures. On entendit, le long des fa?ades du coron, des bruits de portes, puis des claquements de sabots, sur le pav¨¦ des trottoirs: c'¨¦taient les cribleuses qui s'en allaient ¨¤ la fosse. Et le silence retomba jusqu'¨¤ sept heures. Alors, des persiennes se rabattirent, des baillements et des toux vinrent ¨¤ travers les murs. Longtemps, un moulin ¨¤ caf¨¦ grin?a, sans que personne s'¨¦veillat encore dans la chambre. Mais, brusquement, un tapage de gifles et de hurlements, au loin, fit se dresser Alzire. Elle eut conscience de l'heure, elle courut pieds nus secouer sa m¨¨re. --Maman! maman! il est tard. Toi qui as une course... Prends garde! tu vas ¨¦craser Estelle. Et elle sauva l'enfant, ¨¤ demi ¨¦touff¨¦e sous la coul¨¦e ¨¦norme des seins. --Sacr¨¦ bon sort! b¨¦gayait la Maheude, en se frottant les yeux, on est si ¨¦chin¨¦ qu'on dormirait tout le jour... Habille L¨¦nore et Henri, je les emm¨¨ne; et tu garderas Estelle, je ne veux pas la tra?ner, crainte qu'elle ne prenne du mal, par ce temps de chien. Elle se lavait ¨¤ la hate, elle passa un vieux jupon bleu, son plus propre, et un caraco de laine grise, auquel elle avait pos¨¦ deux pi¨¨ces la veille. --Et de la soupe, sacr¨¦ bon sort! murmura-t-elle de nouveau. Pendant que sa m¨¨re descendait, bousculant tout, Alzire retourna dans la chambre, o¨´ elle emporta Estelle qui s'¨¦tait mise ¨¤ hurler. Mais elle ¨¦tait habitu¨¦e aux rages de la petite, elle avait, ¨¤ huit ans, des ruses tendres de femme, pour la calmer et la distraire. Doucement, elle la coucha dans son lit encore chaud, elle la rendormit en lui donnant ¨¤ sucer un doigt. Il ¨¦tait temps, car un autre vacarme ¨¦clatait; et elle dut mettre aussit?t la paix entre L¨¦nore et Henri, qui s'¨¦veillaient enfin. Ces enfants ne s'entendaient gu¨¨re, ne se prenaient gentiment au cou, que lorsqu'ils dormaient. La fille, ag¨¦e de six ans, tombait d¨¨s son lever sur le gar?on, son cadet de deux ann¨¦es, qui recevait les gifles sans les rendre. Tous deux avaient la m¨ºme t¨ºte trop grosse et comme souffl¨¦e, ¨¦bouriff¨¦e de cheveux jaunes. Il fallut qu'Alzire tirat sa soeur par les jambes, en la mena?ant de lui enlever la peau du derri¨¨re. Puis, ce furent des tr¨¦pignements pour le d¨¦barbouillage, et ¨¤ chaque v¨ºtement qu'elle leur passait. On ¨¦vitait d'ouvrir les persiennes, afin de ne pas troubler le sommeil du p¨¨re Bonnemort. Il continuait ¨¤ ronfler, dans l'affreux charivari des enfants. --C'est pr¨ºt! y ¨ºtes-vous, l¨¤-haut? cria la Maheude. Elle avait rabattu les volets, secou¨¦ le feu, remis du charbon. Son espoir ¨¦tait que le vieux n'e?t pas englouti toute la soupe. Mais elle trouva le po¨ºlon torch¨¦, elle fit cuire une poign¨¦e de vermicelle, qu'elle tenait en r¨¦serve depuis trois jours. On l'avalerait ¨¤ l'eau, sans beurre; il ne devait rien rester de la lichette de la veille; et elle fut surprise de voir que Catherine, en pr¨¦parant les briquets, avait fait le miracle d'en laisser gros comme une noix. Seulement, cette fois, le buffet ¨¦tait bien vide: rien, pas une cro?te, pas un fond de provision, pas un os ¨¤ ronger. Qu'allaient-ils devenir, si Maigrat s'ent¨ºtait ¨¤ leur couper le cr¨¦dit, et si les bourgeois de la Piolaine ne lui donnaient pas cent sous? Quand les hommes et la fille reviendraient de la fosse, il faudrait pourtant manger; car on n'avait pas encore invent¨¦ de vivre sans manger, malheureusement. --Descendez-vous, ¨¤ la fin! cria-t-elle en se fachant. Je devrais ¨ºtre partie. Lorsque Alzire et les enfants furent l¨¤, elle partagea le vermicelle dans trois petites assiettes. Elle, disait-elle, n'avait pas faim. Bien que Catherine e?t d¨¦j¨¤ pass¨¦ de l'eau sur le marc de la veille, elle en remit une seconde fois et avala deux grandes chopes d'un caf¨¦ tellement clair, qu'il ressemblait ¨¤ de l'eau de rouille. ?a la soutiendrait tout de m¨ºme. --¨¦coute, r¨¦p¨¦tait-elle ¨¤ Alzire, tu laisseras dormir ton grand-p¨¨re, tu veilleras bien ¨¤ ce que Estelle ne se casse pas la t¨ºte, et si elle se r¨¦veillait, si elle gueulait trop, tiens! voici un morceau de sucre, tu le ferais fondre, tu lui en donnerais des cuiller¨¦es... Je sais que tu es raisonnable, que tu ne le mangeras pas. --Et l'¨¦cole, maman? --L'¨¦cole, eh bien! ce sera pour un autre jour... J'ai besoin de toi. --Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard? --La soupe, la soupe... Non, attends-moi. Alzire, d'une intelligence pr¨¦coce de fillette infirme, savait tr¨¨s bien faire la soupe. Elle dut comprendre, n'insista point. Maintenant, le coron entier ¨¦tait r¨¦veill¨¦, des bandes d'enfants s'en allaient ¨¤ l'¨¦cole, avec le bruit tra?nard de leurs galoches. Huit heures sonn¨¨rent, un murmure croissant de bavardages montait ¨¤ gauche, chez la Levaque. La journ¨¦e des femmes commen?ait, autour des cafeti¨¨res, les poings sur les hanches, les langues tournant sans repos, comme les meules d'un moulin. Une t¨ºte fl¨¦trie, aux grosses l¨¨vres, au nez ¨¦cras¨¦, vint s'appuyer contre une vitre de la fen¨ºtre, en criant: --Y a du nouveau, ¨¦coute donc! --Non, non, plus tard! r¨¦pondit la Maheude. J'ai une course. Et, de peur de succomber ¨¤ l'offre d'un verre de caf¨¦ chaud, elle bourra L¨¦nore et Henri, elle partit avec eux. En haut, le p¨¨re Bonnemort ronflait toujours, d'un ronflement rythm¨¦ qui ber?ait la maison. Dehors, la Maheude s'¨¦tonna de voir que le vent ne soufflait plus. C'¨¦tait un d¨¦gel brusque, le ciel couleur de terre, les murs gluants d'une humidit¨¦ verdatre, les routes empoiss¨¦es de boue, une boue sp¨¦ciale au pays du charbon, noire comme de la suie d¨¦lay¨¦e, ¨¦paisse et collante ¨¤ y laisser ses sabots. Tout de suite, elle dut gifler L¨¦nore, parce que la petite s'amusait ¨¤ ramasser la crotte sur ses galoches, ainsi que sur le bout d'une pelle. En quittant le coron, elle avait long¨¦ le terri et suivi le chemin du canal, coupant pour raccourcir par des rues d¨¦fonc¨¦es, au milieu de terrains vagues, ferm¨¦s de palissades moussues. Des hangars se succ¨¦daient, de longs batiments d'usine, de hautes chemin¨¦es crachant de la suie, salissant cette campagne ravag¨¦e de faubourg industriel. Derri¨¨re un bouquet de peupliers, la vieille fosse R¨¦quillart montrait l'¨¦croulement de son beffroi, dont les grosses charpentes restaient seules debout. Et, tournant ¨¤ droite, la Maheude se trouva sur la grande route. --Attends! attends! sale cochon! cria-t-elle, je vas te faire rouler des boulettes! Maintenant, c'¨¦tait Henri qui avait pris une poign¨¦e de boue et qui la p¨¦trissait. Les deux enfants, gifl¨¦s sans pr¨¦f¨¦rence, rentr¨¨rent dans l'ordre, en louchant pour voir les patards qu'ils faisaient au milieu des tas. Ils pataugeaient, d¨¦j¨¤ ¨¦reint¨¦s de leurs efforts pour d¨¦coller leurs semelles, ¨¤ chaque enjamb¨¦e. Du c?t¨¦ de Marchiennes, la route d¨¦roulait ses deux lieues de pav¨¦, qui filaient droit comme un ruban tremp¨¦ de cambouis, entre les terres rougeatres. Mais, de l'autre c?t¨¦, elle descendait en lacet au travers de Montsou, bati sur la pente d'une large ondulation de la plaine. Ces routes du Nord, tir¨¦es au cordeau entre des villes manufacturi¨¨res, allant avec des courbes douces, des mont¨¦es lentes, se batissent peu ¨¤ peu, tendent ¨¤ ne faire d'un d¨¦partement qu'une cit¨¦ travailleuse. Les petites maisons de briques, peinturlur¨¦es pour ¨¦gayer le climat, les unes jaunes, les autres bleues, d'autres noires, celles-ci sans doute afin d'arriver tout de suite au noir final, d¨¦valaient ¨¤ droite et ¨¤ gauche, en serpentant jusqu'au bas de la pente. Quelques grands pavillons ¨¤ deux ¨¦tages, des habitations de chefs d'usines, trouaient la ligne press¨¦e des ¨¦troites fa?ades. Une ¨¦glise, ¨¦galement en briques, ressemblait ¨¤ un nouveau mod¨¨le de haut fourneau, avec son clocher carr¨¦, sali d¨¦j¨¤ par les poussi¨¨res volantes du charbon. Et, parmi les sucreries, les corderies, les minoteries, ce qui dominait, c'¨¦taient les bals, les estaminets, les d¨¦bits de bi¨¨re, si nombreux, que, sur mille maisons, il y avait plus de cinq cents cabarets. Comme elle approchait des Chantiers de la Compagnie, une vaste s¨¦rie de magasins et d'ateliers, la Maheude se d¨¦cida ¨¤ prendre Henri et L¨¦nore par la main, l'un ¨¤ droite, l'autre ¨¤ gauche. Au-del¨¤, se trouvait l'h?tel du directeur, M. Hennebeau, une sorte de vaste chalet s¨¦par¨¦ de la route par une grille, suivi d'un jardin o¨´ v¨¦g¨¦taient des arbres maigres. Justement, une voiture ¨¦tait arr¨ºt¨¦e devant la porte, un monsieur d¨¦cor¨¦ et une dame en manteau de fourrure, quelque visite d¨¦barqu¨¦e de Paris ¨¤ la gare de Marchiennes; car madame Hennebeau, qui parut dans le demi-jour du vestibule, poussa une exclamation de surprise et de joie. --Marchez donc, tra?nards! gronda la Maheude, en tirant les deux petits, qui s'abandonnaient dans la boue. Elle arrivait chez Maigrat, elle ¨¦tait tout ¨¦motionn¨¦e. Maigrat habitait ¨¤ c?t¨¦ m¨ºme du directeur, un simple mur s¨¦parait l'h?tel de sa petite maison; et il avait l¨¤ un entrep?t, un long batiment qui s'ouvrait sur la route en une boutique sans devanture. Il y tenait de tout, de l'¨¦picerie, de la charcuterie, de la fruiterie, y vendait du pain, de la bi¨¨re, des casseroles. Ancien surveillant au Voreux, il avait d¨¦but¨¦ par une ¨¦troite cantine; puis, grace ¨¤ la protection de ses chefs, son commerce s'¨¦tait ¨¦largi, tuant peu ¨¤ peu le d¨¦tail de Montsou. Il centralisait les marchandises, la client¨¨le consid¨¦rable des corons lui permettait de vendre moins cher et de faire des cr¨¦dits plus grands. D'ailleurs, il ¨¦tait rest¨¦ dans la main de la Compagnie, qui lui avait bati sa petite maison et son magasin. --Me voici encore, monsieur Maigrat, dit la Maheude d'un air humble, en le trouvant justement debout devant sa porte. Il la regarda sans r¨¦pondre. Il ¨¦tait gros, froid et poli, et il se piquait de ne jamais revenir sur une d¨¦cision. --Voyons, vous ne me renverrez pas comme hier. Faut que nous mangions du pain d'ici ¨¤ samedi... Bien s?r, nous vous devons soixante francs depuis deux ans... Elle s'expliquait, en courtes phrases p¨¦nibles. C'¨¦tait une vieille dette, contract¨¦e pendant la derni¨¨re gr¨¨ve. Vingt fois, ils avaient promis de s'acquitter, mais ils ne le pouvaient pas, ils ne parvenaient pas ¨¤ lui donner quarante sous par quinzaine. Avec ?a, un malheur lui ¨¦tait arriv¨¦ l'avant-veille, elle avait d? payer vingt francs ¨¤ un cordonnier, qui mena?ait de les faire saisir. Et voil¨¤ pourquoi ils se trouvaient sans un sou. Autrement, ils seraient all¨¦s jusqu'au samedi, comme les camarades. Maigrat, le ventre tendu, les bras crois¨¦s, r¨¦pondait non de la t¨ºte, ¨¤ chaque supplication. --Rien que deux pains, monsieur Maigrat. Je suis raisonnable, je ne demande pas du caf¨¦... Rien que deux pains de trois livres par jour. --Non! cria-t-il enfin, de toute sa force. Sa femme avait paru, une cr¨¦ature ch¨¦tive qui passait les journ¨¦es sur un registre, sans m¨ºme oser lever la t¨ºte. Elle s'esquiva, effray¨¦e de voir cette malheureuse tourner vers elle des yeux d'ardente pri¨¨re. On racontait qu'elle c¨¦dait le lit conjugal aux herscheuses de la client¨¨le. C'¨¦tait un fait connu: quand un mineur voulait une prolongation de cr¨¦dit, il n'avait qu'¨¤ envoyer sa fille ou sa femme, laides ou belles, pourvu qu'elles fussent complaisantes. La Maheude, qui suppliait toujours Maigrat du regard, se sentit g¨ºn¨¦e, sous la clart¨¦ pale des petits yeux dont il la d¨¦shabillait. ?a la mit en col¨¨re, elle aurait encore compris, avant d'avoir eu sept enfants, quand elle ¨¦tait jeune. Et elle partit, elle tira violemment L¨¦nore et Henri, en train de ramasser des coquilles de noix, jet¨¦es au ruisseau, et qu'ils visitaient. --?a ne vous portera pas chance, monsieur Maigrat, rappelez-vous! Maintenant, il ne lui restait que les bourgeois de la Piolaine. Si ceux-l¨¤ ne lachaient pas cent sous, on pouvait tous se coucher et crever. Elle avait pris ¨¤ gauche le chemin de Joiselle. La R¨¦gie ¨¦tait l¨¤, dans l'angle de la route, un v¨¦ritable palais de briques, o¨´ les gros messieurs de Paris, et des princes, et des g¨¦n¨¦raux, et des personnages du gouvernement, venaient chaque automne donner de grands d?ners. Elle, tout en marchant, d¨¦pensait d¨¦j¨¤ les cent sous: d'abord du pain, puis du caf¨¦; ensuite, un quart de beurre, un boisseau de pommes de terre, pour la soupe du matin et la ratatouille du soir; enfin, peut-¨ºtre un peu de fromage de cochon, car le p¨¨re avait besoin de viande. Le cur¨¦ de Montsou, l'abb¨¦ Joire, passait en retroussant sa soutane, avec des d¨¦licatesses de gros chat bien nourri, qui craint de mouiller sa robe. Il ¨¦tait doux, il affectait de ne s'occuper de rien, pour ne facher ni les ouvriers ni les patrons. --Bonjour, monsieur le cur¨¦. Il ne s'arr¨ºta pas, sourit aux enfants, et la laissa plant¨¦e au milieu de la route. Elle n'avait point de religion, mais elle s'¨¦tait imagin¨¦ brusquement que ce pr¨ºtre allait lui donner quelque chose. Et la course recommen?a, dans la boue noire et collante. Il y avait encore deux kilom¨¨tres, les petits se faisaient tirer davantage, ne s'amusant plus, constern¨¦s. A droite et ¨¤ gauche du chemin, se d¨¦roulaient les m¨ºmes terrains vagues clos de palissades moussues, les m¨ºmes corps de fabriques, salis de fum¨¦e, h¨¦riss¨¦s de chemin¨¦es hautes. Puis, en pleins champs, les terres plates s'¨¦tal¨¨rent, immenses, pareilles ¨¤ un oc¨¦an de mottes brunes, sans la mature d'un arbre, jusqu'¨¤ la ligne violatre de la for¨ºt de Vandame. --Porte-moi, maman. Elle les porta l'un apr¨¨s l'autre. Des flaques trouaient la chauss¨¦e, elle se retroussait, avec la peur d'arriver trop sale. Trois fois, elle faillit tomber, tant ce sacr¨¦ pav¨¦ ¨¦tait gras. Et, comme ils d¨¦bouchaient enfin devant le perron, deux chiens ¨¦normes se jet¨¨rent sur eux, en aboyant si fort, que les petits hurlaient de peur. Il avait fallu que le cocher pr?t un fouet. --Laissez vos sabots, entrez, r¨¦p¨¦tait Honorine. Dans la salle ¨¤ manger, la m¨¨re et les enfants se tinrent immobiles, ¨¦tourdis par la brusque chaleur, tr¨¨s g¨ºn¨¦s des regards de ce vieux monsieur et de cette vieille dame, qui s'allongeaient dans leurs fauteuils. --Ma fille, dit cette derni¨¨re, remplis ton petit office. Les Gr¨¦goire chargeaient C¨¦cile de leurs aum?nes. Cela rentrait dans leur id¨¦e d'une belle ¨¦ducation. Il fallait ¨ºtre charitable, ils disaient eux-m¨ºmes que leur maison ¨¦tait la maison du bon Dieu. Du reste, ils se flattaient de faire la charit¨¦ avec intelligence, travaill¨¦s de la continuelle crainte d'¨ºtre tromp¨¦s et d'encourager le vice. Ainsi, ils ne donnaient jamais d'argent, jamais! pas dix sous, pas deux sous, car c'¨¦tait un fait connu, d¨¨s qu'un pauvre avait deux sous, il les buvait. Leurs aum?nes ¨¦taient donc toujours en nature, surtout en v¨ºtements chauds, distribu¨¦s pendant l'hiver aux enfants indigents. --Oh! les pauvres mignons! s'¨¦cria C¨¦cile, sont-ils palots d'¨ºtre all¨¦s au froid!... Honorine, va donc chercher le paquet, dans l'armoire. Les bonnes, elles aussi, regardaient ces mis¨¦rables, avec l'apitoiement et la pointe d'inqui¨¦tude de filles qui n'¨¦taient pas en peine de leur d?ner. Pendant que la femme de chambre montait, la cuisini¨¨re s'oubliait, reposait le reste de la brioche sur la table, pour demeurer l¨¤, les mains ballantes. --Justement, continuait C¨¦cile, j'ai encore deux robes de laine et des fichus... Vous allez voir, ils auront chaud, les pauvres mignons! La Maheude, alors, retrouva sa langue, b¨¦gayant: --Merci bien, Mademoiselle... Vous ¨ºtes tous bien bons... Des larmes lui avaient empli les yeux, elle se croyait s?re des cent sous, elle se pr¨¦occupait seulement de la fa?on dont elle les demanderait, si on ne les lui offrait pas. La femme de chambre ne reparaissait plus, il y eut un moment de silence embarrass¨¦. Dans les jupes de leur m¨¨re, les petits ouvraient de grands yeux et contemplaient la brioche. --Vous n'avez que ces deux-l¨¤? demanda madame Gr¨¦goire, pour rompre le silence. --Oh! Madame, j'en ai sept. M. Gr¨¦goire, qui s'¨¦tait remis ¨¤ lire son journal, eut un sursaut indign¨¦. --Sept enfants, mais pourquoi? bon Dieu! --C'est imprudent, murmura la vieille dame. La Maheude eut un geste vague d'excuse. Que voulez-vous? on n'y songeait point, ?a poussait naturellement. Et puis, quand ?a grandissait, ?a rapportait, ?a faisait aller la maison. Ainsi, chez eux, ils auraient v¨¦cu, s'ils n'avaient pas eu le grand-p¨¨re qui devenait tout raide, et si, dans le tas, deux de ses gar?ons et sa fille a?n¨¦e seulement avaient l'age de descendre ¨¤ la fosse. Fallait quand m¨ºme nourrir les petits qui ne fichaient rien. --Alors, reprit madame Gr¨¦goire, vous travaillez depuis longtemps aux mines? Un rire muet ¨¦claira le visage bl¨ºme de la Maheude. --Ah! oui, ah! oui... Moi, je suis descendue jusqu'¨¤ vingt ans. Le m¨¦decin a dit que j'y resterais, lorsque j'ai accouch¨¦ la seconde fois, parce que, para?t-il, ?a me d¨¦rangeait des choses dans les os. D'ailleurs, c'est ¨¤ ce moment que je me suis mari¨¦e, et j'avais assez de besogne ¨¤ la maison... Mais, du c?t¨¦ de mon mari, voyez-vous, ils sont l¨¤-dedans depuis des ¨¦ternit¨¦s. ?a remonte au grand-p¨¨re du grand-p¨¨re, enfin on ne sait pas, tout au commencement, quand on a donn¨¦ le premier coup de pioche l¨¤-bas, ¨¤ R¨¦quillart. R¨ºveur, M. Gr¨¦goire regardait cette femme et ces enfants pitoyables, avec leur chair de cire, leurs cheveux d¨¦color¨¦s, la d¨¦g¨¦n¨¦rescence qui les rapetissait, rong¨¦s d'an¨¦mie, d'une laideur triste de meurt-de-faim. Un nouveau silence s'¨¦tait fait, on n'entendait plus que la houille br?ler en lachant un jet de gaz. La salle moite avait cet air alourdi de bien-¨ºtre, dont s'endorment les coins de bonheur bourgeois. --Que fait-elle donc? s'¨¦cria C¨¦cile, impatient¨¦e. M¨¦lanie, monte lui dire que le paquet est en bas de l'armoire, ¨¤ gauche. Cependant, M. Gr¨¦goire acheva tout haut les r¨¦flexions que lui inspirait la vue de ces affam¨¦s. --On a du mal en ce monde, c'est bien vrai; mais, ma brave femme, il faut dire aussi que les ouvriers ne sont gu¨¨re sages... Ainsi, au lieu de mettre des sous de c?t¨¦ comme nos paysans, les mineurs boivent, font des dettes, finissent par n'avoir plus de quoi nourrir leur famille. --Monsieur a raison, r¨¦pondit pos¨¦ment la Maheude. On n'est pas toujours dans la bonne route. C'est ce que je r¨¦p¨¨te aux vauriens, quand ils se plaignent... Moi, je suis bien tomb¨¦e, mon mari ne boit pas. Tout de m¨ºme, les dimanches de noce, il en prend des fois de trop; mais ?a ne va jamais plus loin. La chose est d'autant plus gentille de sa part, qu'avant notre mariage, il buvait en vrai cochon, sauf votre respect... Et voyez, pourtant, ?a ne nous avance pas ¨¤ grand-chose, qu'il soit raisonnable. Il y a des jours, comme aujourd'hui, o¨´ vous retourneriez bien tous les tiroirs de la maison, sans en faire tomber un liard. Elle voulait leur donner l'id¨¦e de la pi¨¨ce de cent sous, elle continua de sa voix molle, expliquant la dette fatale, timide d'abord, bient?t ¨¦largie et d¨¦vorante. On payait r¨¦guli¨¨rement pendant des quinzaines. Mais, un jour, on se mettait en retard, et c'¨¦tait fini, ?a ne se rattrapait jamais plus. Le trou se creusait, les hommes se d¨¦go?taient du travail, qui ne leur permettait seulement pas de s'acquitter. Va te faire fiche! on ¨¦tait dans le p¨¦trin jusqu'¨¤ la mort. Du reste, il fallait tout comprendre: un charbonnier avait besoin d'une chope pour balayer les poussi¨¨res. ?a commen?ait par l¨¤, puis il ne sortait plus du cabaret, quand arrivaient les emb¨ºtements. Peut-¨ºtre bien, sans se plaindre de personne, que les ouvriers tout de m¨ºme ne gagnaient point assez. --Je croyais, dit madame Gr¨¦goire, que la Compagnie vous donnait le loyer et le chauffage. La Maheude eut un coup d'oeil oblique sur la houille flambante de la chemin¨¦e. --Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop fameux, mais qui br?le pourtant... Quant au loyer, il n'est que de six francs par mois: ?a n'a l'air de rien, et souvent c'est joliment dur ¨¤ payer... Ainsi, aujourd'hui, moi, on me couperait en morceaux, qu'on ne me tirerait pas deux sous. O¨´ il n'y a rien, il n'y a rien. Le monsieur et la dame se taisaient, douillettement allong¨¦s, peu ¨¤ peu ennuy¨¦s et pris de malaise, devant l'¨¦talage de cette mis¨¨re. Elle craignit de les avoir bless¨¦s, elle ajouta de son air juste et calme de femme pratique: --Oh! ce n'est pas pour me plaindre. Les choses sont ainsi, il faut les accepter; d'autant plus que nous aurions beau nous d¨¦battre, nous ne changerions sans doute rien... Le mieux encore, n'est-ce pas? Monsieur et Madame, c'est de tacher de faire honn¨ºtement ses affaires, dans l'endroit o¨´ le bon Dieu vous a mis. M. Gr¨¦goire l'approuva beaucoup. --Avec de tels sentiments, ma brave femme, on est au-dessus de l'infortune. Honorine et M¨¦lanie apportaient enfin le paquet. Ce fut C¨¦cile qui le d¨¦balla et qui sortit les deux robes. Elle y joignit des fichus, m¨ºme des bas et des mitaines. Tout cela irait ¨¤ merveille, elle se hatait, faisait envelopper par les bonnes les v¨ºtements choisis; car sa ma?tresse de piano venait d'arriver, et elle poussait la m¨¨re et les enfants vers la porte. --Nous sommes bien ¨¤ court, b¨¦gaya la Maheude, si nous avions une pi¨¨ce de cent sous seulement... La phrase s'¨¦trangla, car les Maheu ¨¦taient fiers et ne mendiaient point. C¨¦cile, inqui¨¨te, regarda son p¨¨re; mais celui-ci refusa nettement, d'un air de devoir. --Non, ce n'est pas dans nos habitudes. Nous ne pouvons pas. Alors, la jeune fille, ¨¦mue de la figure boulevers¨¦e de la m¨¨re, voulut combler les enfants. Ils regardaient toujours fixement la brioche, elle en coupa deux parts, qu'elle leur distribua. --Tenez! c'est pour vous. Puis, elle les reprit, demanda un vieux journal. --Attendez, vous partagerez avec vos fr¨¨res et vos soeurs. Et, sous les regards attendris de ses parents, elle acheva de les pousser dehors. Les pauvres mioches, qui n'avaient pas de pain, s'en all¨¨rent, en tenant cette brioche respectueusement, dans leurs menottes gourdes de froid. La Maheude tirait ses enfants sur le pav¨¦, ne voyait plus ni les champs d¨¦serts, ni la boue noire, ni le grand ciel livide qui tournait. Lorsqu'elle retraversa Montsou, elle entra r¨¦solument chez Maigrat et le supplia si fort, qu'elle finit par emporter deux pains, du caf¨¦, du beurre, et m¨ºme sa pi¨¨ce de cent sous, car l'homme pr¨ºtait aussi ¨¤ la petite semaine. Ce n'¨¦tait pas d'elle qu'il voulait, c'¨¦tait de Catherine: elle le comprit, quand il lui recommanda d'envoyer sa fille chercher les provisions. On verrait ?a. Catherine le giflerait, s'il lui soufflait de trop pr¨¨s sous le nez. III Onze heures sonnaient ¨¤ la petite ¨¦glise du coron des Deux-Cent-Quarante, une chapelle de briques, o¨´ l'abb¨¦ Joire venait dire la messe, le dimanche. A c?t¨¦, dans l'¨¦cole, ¨¦galement en briques, on entendait les voix anonnantes des enfants, malgr¨¦ les fen¨ºtres ferm¨¦es au froid du dehors. Les larges voies, divis¨¦es en petits jardins adoss¨¦s, restaient d¨¦sertes, entre les quatre grands corps de maisons uniformes; et ces jardins, ravag¨¦s par l'hiver, ¨¦talaient la tristesse de leur terre marneuse, que bossuaient et salissaient les derniers l¨¦gumes. On faisait la soupe, les chemin¨¦es fumaient, une femme apparaissait, de loin en loin le long des fa?ades, ouvrait une porte, disparaissait. D'un bout ¨¤ l'autre, sur le trottoir pav¨¦, les tuyaux de descente s'¨¦gouttaient dans des tonneaux, bien qu'il ne pl?t pas, tant le ciel gris ¨¦tait charg¨¦ d'humidit¨¦. Et ce village, bati d'un coup au milieu du vaste plateau, bord¨¦ de ses routes noires comme d'un lis¨¦r¨¦ de deuil, n'avait d'autre gaiet¨¦ que les bandes r¨¦guli¨¨res de ses tuiles rouges, sans cesse lav¨¦es par les averses. Quand la Maheude rentra, elle fit un d¨¦tour pour aller acheter des pommes de terre, chez la femme d'un surveillant, qui en avait encore de sa r¨¦colte. Derri¨¨re un rideau de peupliers malingres, les seuls arbres de ces terrains plats, se trouvait un groupe de constructions isol¨¦es, des maisons quatre par quatre, entour¨¦es de leurs jardins. Comme la Compagnie r¨¦servait aux porions ce nouvel essai, les ouvriers avaient surnomm¨¦ ce coin du hameau le coron des Bas-de-Soie; de m¨ºme qu'ils appelaient leur propre coron Paie-tes-Dettes, par une ironie bonne enfant de leur mis¨¨re. --Ouf! nous y voil¨¤, dit la Maheude charg¨¦e de paquets, en poussant chez eux L¨¦nore et Henri, boueux, les jambes mortes. Devant le feu, Estelle hurlait, berc¨¦e dans les bras d'Alzire. Celle-ci, n'ayant plus de sucre, ne sachant comment la faire taire, s'¨¦tait d¨¦cid¨¦e ¨¤ feindre de lui donner le sein. Ce simulacre, souvent, r¨¦ussissait. Mais, cette fois, elle avait beau ¨¦carter sa robe, lui coller la bouche sur sa poitrine maigre d'infirme de huit ans, l'enfant s'enrageait de mordre la peau et de n'en rien tirer. --Passe-la-moi, cria la m¨¨re, d¨¨s qu'elle se trouva d¨¦barrass¨¦e. Elle ne nous laissera pas dire un mot. Lorsqu'elle eut sorti de son corsage un sein lourd comme une outre, et que la braillarde se fut pendue au goulot, brusquement muette, on put enfin causer. Du reste, tout allait bien, la petite m¨¦nag¨¨re avait entretenu le feu, balay¨¦, rang¨¦ la salle. Et, dans le silence, on entendait en haut ronfler le grand-p¨¨re, du m¨ºme ronflement rythm¨¦, qui ne s'¨¦tait pas arr¨ºt¨¦ un instant. --En voil¨¤ des choses! murmura Alzire, en souriant aux provisions. Si tu veux, maman, je ferai la soupe. La table ¨¦tait encombr¨¦e: un paquet de v¨ºtements, deux pains, des pommes de terre, du beurre, du caf¨¦, de la chicor¨¦e et une demi-livre de fromage de cochon. --Oh! la soupe! dit la Maheude d'un air de fatigue, il faudrait aller cueillir de l'oseille et arracher des poireaux... Non, j'en ferai ensuite pour les hommes... Mets bouillir des pommes de terre, nous les mangerons avec un peu de beurre... Et du caf¨¦, hein? n'oublie pas le caf¨¦! Mais, tout d'un coup, l'id¨¦e de la brioche lui revint. Elle regarda les mains vides de L¨¦nore et d'Henri, qui se battaient par terre, d¨¦j¨¤ repos¨¦s et gaillards. Est-ce que ces gourmands n'avaient pas, en chemin, mang¨¦ sournoisement la brioche! Elle les gifla, pendant qu'Alzire, qui mettait la marmite au feu, tachait de l'apaiser. --Laisse-les, maman. Si c'est pour moi, tu sais que ?a m'est ¨¦gal, la brioche. Ils avaient faim, d'¨ºtre all¨¦s si loin ¨¤ pied. Midi sonn¨¨rent, on entendit les galoches des gamins qui sortaient de l'¨¦cole. Les pommes de terre ¨¦taient cuites, le caf¨¦, ¨¦paissi d'une bonne moiti¨¦ de chicor¨¦e, passait dans le filtre, avec un bruit chantant de grosses gouttes. Un coin de la table fut d¨¦barrass¨¦; mais la m¨¨re seule y mangea, les trois enfants se content¨¨rent de leurs genoux; et, tout le temps, le petit gar?on, qui ¨¦tait d'une voracit¨¦ muette, se tourna sans rien dire vers le fromage de cochon, dont le papier gras le surexcitait. La Maheude buvait son caf¨¦ ¨¤ petits coups, les deux mains autour du verre pour les r¨¦chauffer, lorsque le p¨¨re Bonnemort descendit. D'habitude, il se levait plus tard, son d¨¦jeuner l'attendait sur le feu. Mais, ce jour-l¨¤, il se mit ¨¤ grogner, parce qu'il n'y avait point de soupe. Puis, quand sa bru lui eut dit qu'on ne faisait pas toujours comme on voulait, il mangea ses pommes de terre en silence. De temps ¨¤ autre, il se levait, allait cracher dans les cendres, par propret¨¦; et, tass¨¦ ensuite sur sa chaise, il roulait la nourriture au fond de sa bouche, la t¨ºte basse, les yeux ¨¦teints. --Ah! j'ai oubli¨¦, maman, dit Alzire, la voisine est venue... Sa m¨¨re l'interrompit. --Elle m'emb¨ºte! C'¨¦tait une sourde rancune contre la Levaque, qui avait pleur¨¦ mis¨¨re, la veille, pour ne rien lui pr¨ºter; et elle la savait justement ¨¤ son aise, en ce moment-l¨¤, le logeur Bouteloup ayant avanc¨¦ sa quinzaine. Dans le coron, on ne se pr¨ºtait gu¨¨re de m¨¦nage ¨¤ m¨¦nage. --Tiens! tu me fais songer, reprit la Maheude, enveloppe donc un moulin de caf¨¦... Je le reporterai ¨¤ la Pierronne, ¨¤ qui je le dois d'avant-hier. Et, quand sa fille eut pr¨¦par¨¦ le paquet, elle ajouta qu'elle rentrerait tout de suite mettre la soupe des hommes sur le feu. Puis, elle sortit avec Estelle dans les bras, laissant le vieux Bonnemort broyer lentement ses pommes de terre, tandis que L¨¦nore et Henri se battaient pour manger les pelures tomb¨¦es. La Maheude, au lieu de faire le tour, coupa tout droit, ¨¤ travers les jardins, de peur que la Levaque ne l'appelat. Justement, son jardin s'adossait ¨¤ celui des Pierron; et il y avait, dans le treillage d¨¦labr¨¦ qui les s¨¦parait, un trou par lequel on voisinait. Le puits commun ¨¦tait l¨¤, desservant quatre m¨¦nages. A c?t¨¦, derri¨¨re un bouquet de lilas ch¨¦tifs, se trouvait le carin, une remise basse, pleine de vieux outils, et o¨´ l'on ¨¦levait, un ¨¤ un, les lapins qu'on mangeait les jours de f¨ºte. Une heure sonna, c'¨¦tait l'heure du caf¨¦, pas une ame ne se montrait aux portes ni aux fen¨ºtres. Seul, un ouvrier de la coupe ¨¤ terre, en attendant la descente, b¨ºchait son coin de l¨¦gumes, sans lever la t¨ºte. Mais, comme la Maheude arrivait en face, ¨¤ l'autre corps de batiment, elle fut surprise de voir para?tre, devant l'¨¦glise, un monsieur et deux dames. Elle s'arr¨ºta une seconde, elle les reconnut: c'¨¦tait madame Hennebeau, qui faisait visiter le coron ¨¤ ses invit¨¦s, le monsieur d¨¦cor¨¦ et la dame en manteau de fourrure. --Oh! pourquoi as-tu pris cette peine? s'¨¦cria la Pierronne, lorsque la Maheude lui eut rendu son caf¨¦. ?a ne pressait pas. Elle avait vingt-huit ans, elle passait pour la jolie femme du coron, brune, le front bas, les yeux grands, la bouche ¨¦troite; et coquette avec ?a, d'une propret¨¦ de chatte, la gorge rest¨¦e belle, car elle n'avait pas eu d'enfant. Sa m¨¨re, la Br?l¨¦, veuve d'un haveur mort ¨¤ la mine, apr¨¨s avoir envoy¨¦ sa fille travailler dans une fabrique, en jurant qu'elle n'¨¦pouserait jamais un charbonnier, ne d¨¦col¨¦rait plus, depuis que celle-ci s'¨¦tait mari¨¦e sur le tard avec Pierron, un veuf encore, qui avait une gamine de huit ans. Cependant, le m¨¦nage vivait tr¨¨s heureux, au milieu des bavardages, des histoires qui couraient sur les complaisances du mari et sur les amants de la femme: pas une dette, deux fois de la viande par semaine, une maison si nettement tenue, qu'on se serait mir¨¦ dans les casseroles. Pour surcro?t de chance, grace ¨¤ des protections, la Compagnie l'avait autoris¨¦e ¨¤ vendre des bonbons et des biscuits, dont elle ¨¦talait les bocaux sur deux planches, derri¨¨re les vitres de la fen¨ºtre. C'¨¦taient six ou sept sous de gain par jour, quelquefois douze le dimanche. Et, dans ce bonheur, il n'y avait que la m¨¨re Br?l¨¦ qui hurlat avec son enragement de vieille r¨¦volutionnaire, ayant ¨¤ venger la mort de son homme contre les patrons, et que la petite Lydie qui empochat en gifles trop fr¨¦quentes les vivacit¨¦s de la famille. --Comme elle est grosse d¨¦j¨¤! reprit la Pierronne, en faisant des risettes ¨¤ Estelle. --Ah! le mal que ?a donne, ne m'en parle pas! dit la Maheude. Tu es heureuse de n'en pas avoir. Au moins, tu peux tenir propre. Bien que, chez elle, tout f?t en ordre, et qu'elle lavat chaque samedi, elle jetait un coup d'oeil de m¨¦nag¨¨re jalouse sur cette salle si claire, o¨´ il y avait m¨ºme de la coquetterie, des vases dor¨¦s sur le buffet, une glace, trois gravures encadr¨¦es. Cependant, la Pierronne ¨¦tait en train de boire seule son caf¨¦, tout son monde se trouvant ¨¤ la fosse. --Tu vas en prendre un verre avec moi, dit-elle. --Non, merci, je sors d'avaler le mien. --Qu'est-ce que ?a fait? En effet, ?a ne faisait rien. Et toutes deux burent lentement. Entre les bocaux de biscuits et de bonbons, leurs regards s'¨¦taient arr¨ºt¨¦s sur les maisons d'en face, qui alignaient, aux fen¨ºtres, leurs petits rideaux, dont le plus ou le moins de blancheur disait les vertus des m¨¦nag¨¨res. Ceux des Levaque ¨¦taient tr¨¨s sales, de v¨¦ritables torchons, qui semblaient avoir essuy¨¦ le cul des marmites. --S'il est possible de vivre dans une pareille ordure! murmura la Pierronne. Alors, la Maheude partit et ne s'arr¨ºta plus. Ah! si elle avait eu un logeur comme ce Bouteloup, c'¨¦tait elle qui aurait voulu faire marcher son m¨¦nage! Quand on savait s'y prendre, un logeur devenait une excellente affaire. Seulement, il ne fallait pas coucher avec. Et puis, le mari buvait, battait sa femme, courait les chanteuses des caf¨¦s-concerts de Montsou. La Pierronne prit un air profond¨¦ment d¨¦go?t¨¦. Ces chanteuses, ?a donnait toutes les maladies. Il y en avait une, ¨¤ Joiselle, qui avait empoisonn¨¦ une fosse. --Ce qui m'¨¦tonne, c'est que tu aies laiss¨¦ aller ton fils avec leur fille. --Ah! oui, emp¨ºche donc ?a!... Leur jardin est contre le n?tre. L'¨¦t¨¦, Zacharie ¨¦tait toujours avec Philom¨¨ne derri¨¨re les lilas, et ils ne se g¨ºnaient gu¨¨re sur le carin, on ne pouvait tirer de l'eau au puits sans les surprendre. C'¨¦tait la commune histoire des promiscuit¨¦s du coron, les gar?ons et les filles pourrissant ensemble, se jetant ¨¤ cul, comme ils disaient, sur la toiture basse et en pente du carin, d¨¨s la nuit tomb¨¦e. Toutes les herscheuses faisaient l¨¤ leur premier enfant, quand elles ne prenaient pas la peine d'aller le faire ¨¤ R¨¦quillart ou dans les bl¨¦s. ?a ne tirait pas ¨¤ cons¨¦quence, on se mariait ensuite, les m¨¨res seules se fachaient, lorsque les gar?ons commen?aient trop t?t, car un gar?on qui se mariait ne rapportait plus ¨¤ la famille. --A ta place, j'aimerais mieux en finir, reprit la Pierronne sagement. Ton Zacharie l'a d¨¦j¨¤ emplie deux fois, et ils iront plus loin se coller... De toute fa?on, l'argent est fichu. La Maheude, furieuse, ¨¦tendit les mains. --¨¦coute ?a: je les maudis, s'ils se collent... Est-ce que Zacharie ne nous doit pas du respect? Il nous a co?t¨¦, n'est-ce pas? eh bien! il faut qu'il nous rende, avant de s'embarrasser d'une femme... Qu'est-ce que nous deviendrions, dis? si nos enfants travaillaient tout de suite pour les autres? Autant crever alors! Cependant, elle se calma. --Je parle en g¨¦n¨¦ral, on verra plus tard... Il est joliment fort, ton caf¨¦: tu mets ce qu'il faut. Et, apr¨¨s un quart d'heure d'autres histoires, elle se sauva, criant que la soupe de ses hommes n'¨¦tait pas faite. Dehors, les enfants retournaient ¨¤ l'¨¦cole, quelques femmes se montraient sur les portes, regardaient madame Hennebeau, qui longeait une des fa?ades, en expliquant du doigt le coron ¨¤ ses invit¨¦s. Cette visite commen?ait ¨¤ remuer le village. L'homme de la coupe ¨¤ terre s'arr¨ºta un moment de b¨ºcher, deux poules inqui¨¨tes s'effarouch¨¨rent dans les jardins. Comme la Maheude rentrait, elle buta dans la Levaque, qui ¨¦tait sortie pour sauter au passage sur le docteur Vanderhaghen, un m¨¦decin de la Compagnie, petit homme press¨¦, ¨¦cras¨¦ de besogne, qui donnait ses consultations en courant. --Monsieur, disait-elle, je ne dors plus, j'ai mal partout... Faudrait en causer cependant. Il les tutoyait toutes, il r¨¦pondit sans s'arr¨ºter: --Fiche-moi la paix! tu bois trop de caf¨¦. --Et mon mari, Monsieur, dit ¨¤ son tour la Maheude, vous deviez venir le voir... Il a toujours ses douleurs aux jambes. --C'est toi qui l'esquintes, fiche-moi la paix! Les deux femmes rest¨¨rent plant¨¦es, regardant fuir le dos du docteur. --Entre donc, reprit la Levaque, quand elle eut ¨¦chang¨¦ avec sa voisine un haussement d'¨¦paules d¨¦sesp¨¦r¨¦. Tu sais qu'il y a du nouveau... Et tu prendras bien un peu de caf¨¦. Il est tout frais. La Maheude, qui se d¨¦battait, fut sans force. Allons! une goutte tout de m¨ºme, pour ne pas la d¨¦sobliger. Et elle entra. La salle ¨¦tait d'une salet¨¦ noire, le carreau et les murs tach¨¦s de graisse, le buffet et la table poiss¨¦s de crasse; et une puanteur de m¨¦nage mal tenu prenait ¨¤ la gorge. Pr¨¨s du feu, les deux coudes sur la table, le nez enfonc¨¦ dans son assiette, Bouteloup, jeune encore pour ses trente-cinq ans, achevait un restant de bouilli, avec sa carrure ¨¦paisse de gros gar?on placide; tandis que, debout contre lui, le petit Achille, le premier-n¨¦ de Philom¨¨ne, qui entrait dans ses trois ans d¨¦j¨¤, le regardait de l'air suppliant et muet d'une b¨ºte gourmande. Le logeur, tr¨¨s tendre sous une grande barbe brune, lui fourrait de temps ¨¤ autre un morceau de sa viande au fond de la bouche. --Attends que je le sucre, disait la Levaque, en mettant la cassonade d'avance dans la cafeti¨¨re. Elle, plus vieille que lui de six ans, ¨¦tait affreuse, us¨¦e, la gorge sur le ventre et le ventre sur les cuisses, avec un mufle aplati aux poils grisatres, toujours d¨¦peign¨¦e. Il l'avait prise naturellement, sans l'¨¦plucher davantage que sa soupe, o¨´ il trouvait des cheveux, et que son lit, dont les draps servaient trois mois. Elle entrait dans la pension, le mari aimait ¨¤ r¨¦p¨¦ter que les bons comptes font les bons amis. --Alors, c'¨¦tait pour te dire, continua-t-elle, qu'on a vu hier soir la Pierronne r?der du c?t¨¦ des Bas-de-Soie. Le monsieur que tu sais l'attendait derri¨¨re Rasseneur, et ils ont fil¨¦ ensemble le long du canal... Hein? c'est du propre, une femme mari¨¦e! --Dame! dit la Maheude, Pierron avant de l'¨¦pouser donnait des lapins au porion, maintenant ?a lui co?te moins cher de pr¨ºter sa femme. Bouteloup ¨¦clata d'un rire ¨¦norme et jeta une mie de pain sauc¨¦e dans la bouche d'Achille. Les deux femmes achevaient de se soulager sur le compte de la Pierronne, une coquette pas plus belle qu'une autre, mais toujours occup¨¦e ¨¤ se visiter les trous de la peau, ¨¤ se laver, ¨¤ se mettre de la pommade. Enfin, ?a regardait le mari, s'il aimait ce pain-l¨¤. Il y avait des hommes si ambitieux qu'ils auraient torch¨¦ les chefs, pour les entendre seulement dire merci. Et elles ne furent interrompues que par l'arriv¨¦e d'une voisine qui rapportait une mioche de neuf mois, D¨¦sir¨¦e, la derni¨¨re de Philom¨¨ne: celle-ci, d¨¦jeunant au criblage, s'entendait pour qu'on lui amenat l¨¤-bas sa petite, et elle la faisait t¨¦ter, assise un instant dans le charbon. --La mienne, je ne peux pas la quitter une minute, elle gueule tout de suite, dit la Maheude en regardant Estelle, qui s'¨¦tait endormie sur ses bras. Mais elle ne r¨¦ussit point ¨¤ ¨¦viter la mise en demeure qu'elle lisait depuis un moment dans les yeux de la Levaque. --Dis donc, il faudrait pourtant songer ¨¤ en finir. D'abord, les deux m¨¨res, sans avoir besoin d'en causer, ¨¦taient tomb¨¦es d'accord pour ne pas conclure le mariage. Si la m¨¨re de Zacharie voulait toucher le plus longtemps possible les quinzaines de son fils, la m¨¨re de Philom¨¨ne s'emportait ¨¤ l'id¨¦e d'abandonner celles de sa fille. Rien ne pressait, la seconde avait m¨ºme pr¨¦f¨¦r¨¦ garder le petit, tant qu'il y avait eu un seul enfant; mais, depuis que celui-ci, grandissant, mangeait du pain, et qu'un autre ¨¦tait venu, elle se trouvait en perte, elle poussait furieusement au mariage, en femme qui n'entend pas y mettre du sien. --Zacharie a tir¨¦ au sort, continua-t-elle, plus rien n'arr¨ºte... Voyons, ¨¤ quand? --Remettons ?a aux beaux jours, r¨¦pondit la Maheude g¨ºn¨¦e. C'est ennuyeux, ces affaires! Comme s'ils n'auraient pas pu attendre d'¨ºtre mari¨¦s, pour aller ensemble!... Parole d'honneur, tiens! j'¨¦tranglerais Catherine, si j'apprenais qu'elle ait fait la b¨ºtise. La Levaque haussa les ¨¦paules. --Laisse donc, elle y passera comme les autres! Bouteloup, avec la tranquillit¨¦ d'un homme qui est chez lui, fouilla le buffet, cherchant le pain. Des l¨¦gumes pour la soupe de Levaque, des pommes de terre et des poireaux, tra?naient sur un coin de la table, ¨¤ moiti¨¦ pelur¨¦s, repris et abandonn¨¦s dix fois, au milieu des continuels comm¨¦rages. La femme venait cependant de s'y remettre, lorsqu'elle les lacha de nouveau, pour se planter devant la fen¨ºtre. --Qu'est-ce que c'est que ?a?... Tiens! c'est madame Hennebeau avec des gens. Les voil¨¤ qui entrent chez la Pierronne. Du coup, toutes deux retomb¨¨rent sur la Pierronne. Oh! ?a ne manquait jamais, d¨¨s que la Compagnie faisait visiter le coron ¨¤ des gens, on les conduisait droit chez celle-l¨¤, parce que c'¨¦tait propre. Sans doute qu'on ne leur racontait pas les histoires avec le ma?tre-porion. On peut bien ¨ºtre propre, quand on a des amoureux qui gagnent trois mille francs, log¨¦s, chauff¨¦s, sans compter les cadeaux. Si c'¨¦tait propre dessus, ce n'¨¦tait gu¨¨re propre dessous. Et, tout le temps que les visiteurs rest¨¨rent en face, elles en d¨¦gois¨¨rent. --Les voil¨¤ qui sortent, dit enfin la Levaque. Ils font le tour... Regarde donc, ma ch¨¨re, je crois qu'ils vont chez toi. La Maheude fut prise de peur. Qui sait si Alzire avait donn¨¦ un coup d'¨¦ponge ¨¤ la table? Et sa soupe, ¨¤ elle aussi, qui n'¨¦tait pas pr¨ºte! Elle balbutia un ?au revoir?, elle se sauva, filant, rentrant, sans un coup d'oeil de c?t¨¦. Mais tout reluisait. Alzire, tr¨¨s s¨¦rieuse, un torchon devant elle, s'¨¦tait mise ¨¤ faire la soupe, en voyant que sa m¨¨re ne revenait pas. Elle avait arrach¨¦ les derniers poireaux du jardin, cueilli de l'oseille, et elle nettoyait pr¨¦cis¨¦ment les l¨¦gumes, pendant que, sur le feu, dans un grand chaudron, chauffait l'eau pour le bain des hommes, quand ils allaient rentrer. Henri et L¨¦nore ¨¦taient sages par hasard, tr¨¨s occup¨¦s ¨¤ d¨¦chirer un vieil almanach. Le p¨¨re Bonnemort fumait silencieusement sa pipe. Comme la Maheude soufflait, madame Hennebeau frappa. --Vous permettez, n'est-ce pas? ma brave femme. Grande, blonde, un peu alourdie dans la maturit¨¦ superbe de la quarantaine, elle souriait avec un effort d'affabilit¨¦, sans laisser trop para?tre la crainte de tacher sa toilette de soie bronze, drap¨¦e d'une mante de velours noir. --Entrez, entrez, r¨¦p¨¦tait-elle ¨¤ ses invit¨¦s. Nous ne g¨ºnons personne... Hein? est-ce propre encore? et cette brave femme a sept enfants! Tous nos m¨¦nages sont comme ?a... Je vous expliquais que la Compagnie leur loue la maison six francs par mois. Une grande salle au rez-de-chauss¨¦e, deux chambres en haut, une cave et un jardin. Le monsieur d¨¦cor¨¦ et la dame en manteau de fourrure, d¨¦barqu¨¦s le matin du train de Paris, ouvraient des yeux vagues, avaient sur la face l'ahurissement de ces choses brusques, qui les d¨¦paysaient. --Et un jardin, r¨¦p¨¦ta la dame. Mais on y vivrait, c'est charmant! --Nous leur donnons du charbon plus qu'ils n'en br?lent, continuait madame Hennebeau. Un m¨¦decin les visite deux fois par semaine; et, quand ils sont vieux, ils re?oivent des pensions, bien qu'on ne fasse aucune retenue sur les salaires. --Une Th¨¦ba?de! un vrai pays de Cocagne! murmura le monsieur, ravi. La Maheude s'¨¦tait pr¨¦cipit¨¦e pour offrir des chaises. Ces dames refus¨¨rent. D¨¦j¨¤ madame Hennebeau se lassait, heureuse un instant de se distraire ¨¤ ce r?le de montreur de b¨ºtes, dans l'ennui de son exil, mais tout de suite r¨¦pugn¨¦e par l'odeur fade de mis¨¨re, malgr¨¦ la propret¨¦ choisie des maisons o¨´ elle se risquait. Du reste, elle ne r¨¦p¨¦tait que des bouts de phrase entendus, sans jamais s'inqui¨¦ter davantage de ce peuple d'ouvriers besognant et souffrant pr¨¨s d'elle. --Les beaux enfants! murmura la dame, qui les trouvait affreux, avec leurs t¨ºtes trop grosses, embroussaill¨¦es de cheveux couleur de paille. Et la Maheude dut dire leur age, on lui adressa aussi des questions sur Estelle, par politesse. Respectueusement, le p¨¨re Bonnemort avait retir¨¦ sa pipe de la bouche; mais il n'en restait pas moins un sujet d'inqui¨¦tude, si ravag¨¦ par ses quarante ann¨¦es de fond, les jambes raides, la carcasse d¨¦molie, la face terreuse; et, comme un violent acc¨¨s de toux le prenait, il pr¨¦f¨¦ra sortir pour cracher dehors, dans l'id¨¦e que son crachat noir allait g¨ºner le monde. Alzire eut tout le succ¨¨s. Quelle jolie petite m¨¦nag¨¨re, avec son torchon! On complimenta la m¨¨re d'avoir une petite fille d¨¦j¨¤ si entendue pour son age. Et personne ne parlait de la bosse, des regards d'une compassion pleine de malaise revenaient toujours vers le pauvre ¨ºtre infirme. --Maintenant, conclut madame Hennebeau, si l'on vous interroge sur nos corons, ¨¤ Paris, vous pourrez r¨¦pondre... Jamais plus de bruit que ?a, moeurs patriarcales, tous heureux et bien portants comme vous voyez, un endroit o¨´ vous devriez venir vous refaire un peu, ¨¤ cause du bon air et de la tranquillit¨¦. --C'est merveilleux, merveilleux! cria le monsieur, dans un ¨¦lan final d'enthousiasme. Ils sortirent de l'air enchant¨¦ dont on sort d'une baraque de ph¨¦nom¨¨nes, et la Maheude qui les accompagnait, demeura sur le seuil, pendant qu'ils repartaient doucement, en causant tr¨¨s haut. Les rues s'¨¦taient peupl¨¦es, ils devaient traverser des groupes de femmes, attir¨¦es par le bruit de leur visite, qu'elles colportaient de maison en maison. Justement, devant sa porte, la Levaque avait arr¨ºt¨¦ la Pierronne, accourue en curieuse. Toutes deux affectaient une surprise mauvaise. Eh bien! quoi donc, ces gens voulaient y coucher, chez les Maheu? Ce n'¨¦tait pourtant pas si dr?le. --Toujours sans le sou, avec ce qu'ils gagnent! Dame! quand on a des vices! --Je viens d'apprendre qu'elle est all¨¦e ce matin mendier chez les bourgeois de la Piolaine, et Maigrat qui leur avait refus¨¦ du pain, lui en a donn¨¦... On sait comment il se paie, Maigrat. --Sur elle, oh! non! faudrait du courage... C'est sur Catherine qu'il en prend. --Ah! ¨¦coute donc, est-ce qu'elle n'a pas eu le toupet tout ¨¤ l'heure de me dire qu'elle ¨¦tranglerait Catherine, si elle y passait!... Comme si le grand Chaval, il y a beau temps, ne l'avait pas mise ¨¤ cul sur le carin! --Chut!... Voici le monde. Alors, la Levaque et la Pierronne, l'air paisible, sans curiosit¨¦ impolie, s'¨¦taient content¨¦es de guetter sortir les visiteurs, du coin de l'oeil. Puis, elles avaient appel¨¦ vivement d'un signe la Maheude, qui promenait encore Estelle sur ses bras. Et toutes trois, immobiles, regardaient s'¨¦loigner les dos bien v¨ºtus de madame Hennebeau et de ses invit¨¦s. Lorsque ceux-ci furent ¨¤ une trentaine de pas, les comm¨¦rages reprirent, avec un redoublement de violence. --Elles en ont pour de l'argent sur la peau, ?a vaut plus cher qu'elles, peut-¨ºtre! --Ah! s?r!... Je ne connais pas l'autre, mais celle d'ici, je n'en donnerais pas quatre sous, si grosse qu'elle soit. On raconte des histoires... --Hein? quelles histoires? --Elle aurait des hommes donc!... D'abord, l'ing¨¦nieur... --Ce petiot maigre!... Oh! il est trop menu, elle le perdrait dans les draps. --Qu'est-ce que ?a fiche, si ?a l'amuse?... Moi, je n'ai pas confiance, quand je vois une dame qui prend des mines d¨¦go?t¨¦es et qui n'a jamais l'air de se plaire o¨´ elle est... Regarde donc comme elle tourne son derri¨¨re, avec l'air de nous m¨¦priser toutes. Est-ce que c'est propre? Les promeneurs s'en allaient du m¨ºme pas ralenti, causant toujours, lorsqu'une cal¨¨che vint s'arr¨ºter sur la route, devant l'¨¦glise. Un monsieur d'environ quarante-huit ans en descendit, serr¨¦ dans une redingote noire, tr¨¨s brun de peau, le visage autoritaire et correct. --Le mari! murmura la Levaque, baissant la voix comme s'il avait pu l'entendre, saisie de la crainte hi¨¦rarchique que le directeur inspirait ¨¤ ses dix mille ouvriers. C'est pourtant vrai qu'il a une t¨ºte de cocu, cet homme! Maintenant, le coron entier ¨¦tait dehors. La curiosit¨¦ des femmes montait, les groupes se rapprochaient, se fondaient en une foule; tandis que des bandes de marmaille mal mouch¨¦e tra?naient sur les trottoirs, bouche b¨¦ante. On vit un instant la t¨ºte pale de l'instituteur qui se haussait, lui aussi, derri¨¨re la haie de l'¨¦cole. Au milieu des jardins, l'homme en train de b¨ºcher restait le pied sur sa b¨ºche, les yeux arrondis. Et le murmure des comm¨¦rages s'enflait peu ¨¤ peu avec un bruit de cr¨¦celles, pareil ¨¤ un coup de vent dans des feuilles s¨¨ches. C'¨¦tait surtout devant la porte de la Levaque que le rassemblement avait grossi. Deux femmes s'¨¦taient avanc¨¦es, puis dix, puis vingt. Prudemment, la Pierronne se taisait, ¨¤ pr¨¦sent qu'il y avait trop d'oreilles. La Maheude, une des plus raisonnables, se contentait aussi de regarder; et, pour calmer Estelle r¨¦veill¨¦e et hurlant, elle avait tranquillement sorti au grand jour sa mamelle de bonne b¨ºte nourrici¨¨re, qui pendait, roulante, comme allong¨¦e par la source continue de son lait. Quand M. Hennebeau eut fait asseoir les dames au fond de la voiture, qui fila du c?t¨¦ de Marchiennes, il y eut une explosion derni¨¨re de voix bavardes, toutes les femmes gesticulaient, se parlaient dans le visage, au milieu d'un tumulte de fourmili¨¨re en r¨¦volution. Mais trois heures sonn¨¨rent. Les ouvriers de la coupe ¨¤ terre ¨¦taient partis, Bouteloup et les autres. Brusquement, au d¨¦tour de l'¨¦glise, parurent les premiers charbonniers qui revenaient de la fosse, le visage noir, les v¨ºtements tremp¨¦s, croisant les bras et gonflant le dos. Alors, il se produisit une d¨¦bandade parmi les femmes, toutes couraient, toutes rentraient chez elles, dans un effarement de m¨¦nag¨¨res que trop de caf¨¦ et trop de cancans avaient mises en faute. Et l'on n'entendait plus que ce cri inquiet, gros de querelles: --Ah! mon Dieu! et ma soupe! et ma soupe qui n'est pas pr¨ºte! IV Lorsque Maheu rentra, apr¨¨s avoir laiss¨¦ ¨¦tienne chez Rasseneur, il trouva Catherine, Zacharie et Jeanlin attabl¨¦s, qui achevaient leur soupe. Au retour de la fosse, on avait si faim, qu'on mangeait dans ses v¨ºtements humides, avant m¨ºme de se d¨¦barbouiller; et personne ne s'attendait, la table restait mise du matin au soir, toujours il y en avait un l¨¤, avalant sa portion, au hasard des exigences du travail. D¨¨s la porte, Maheu aper?ut les provisions. Il ne dit rien, mais son visage inquiet s'¨¦claira. Toute la matin¨¦e, le vide du buffet, la maison sans caf¨¦ et sans beurre, l'avait tracass¨¦, lui ¨¦tait revenue en ¨¦lancements douloureux, pendant qu'il tapait ¨¤ la veine, suffoqu¨¦ au fond de la taille. Comment la femme aurait-elle fait? et qu'allait-on devenir, si elle ¨¦tait rentr¨¦e les mains vides? Puis, voil¨¤ qu'il y avait de tout. Elle lui conterait ?a plus tard. Il riait d'aise. D¨¦j¨¤ Catherine et Jeanlin s'¨¦taient lev¨¦s, prenant leur caf¨¦ debout; tandis que Zacharie, mal rempli par sa soupe, se coupait une large tartine de pain, qu'il couvrait de beurre. Il voyait bien le fromage de cochon sur une assiette; mais il n'y touchait pas, la viande ¨¦tait pour le p¨¨re, quand il n'y en avait que pour un. Tous venaient de faire descendre leur soupe d'une grande lamp¨¦e d'eau fra?che, la bonne boisson claire des fins de quinzaine. --Je n'ai pas de bi¨¨re, dit la Maheude, lorsque le p¨¨re se fut attabl¨¦ ¨¤ son tour. J'ai voulu garder un peu d'argent... Mais, si tu en d¨¦sires, la petite peut courir en prendre une pinte. Il la regardait, ¨¦panoui. Comment? elle avait aussi de l'argent! --Non, non, dit-il. J'ai bu une chope, ?a va bien. Et Maheu se mit ¨¤ engloutir, par lentes cuiller¨¦es, la pat¨¦e de pain, de pommes de terre, de poireaux et d'oseille, enfa?t¨¦e dans la jatte qui lui servait d'assiette. La Maheude, sans lacher Estelle, aidait Alzire ¨¤ ce qu'il ne manquat de rien, poussait pr¨¨s de lui le beurre et la charcuterie, remettait au feu son caf¨¦ pour qu'il f?t bien chaud. Cependant, ¨¤ c?t¨¦ du feu, le lavage commen?ait, dans une moiti¨¦ de tonneau, transform¨¦e en baquet. Catherine, qui passait la premi¨¨re, l'avait empli d'eau ti¨¨de; et elle se d¨¦shabillait tranquillement, ?tait son b¨¦guin, sa veste, sa culotte, jusqu'¨¤ sa chemise, habitu¨¦e ¨¤ cela depuis l'age de huit ans, ayant grandi sans y voir du mal. Elle se tourna seulement, le ventre au feu, puis se frotta vigoureusement avec du savon noir. Personne ne la regardait, L¨¦nore et Henri eux-m¨ºmes n'avaient plus la curiosit¨¦ de voir comment elle ¨¦tait faite. Quand elle fut propre, elle monta toute nue l'escalier, laissant sa chemise mouill¨¦e et ses autres v¨ºtements, en tas, sur le carreau. Mais une querelle ¨¦clatait entre les deux fr¨¨res: Jeanlin s'¨¦tait hat¨¦ de sauter dans le baquet, sous le pr¨¦texte que Zacharie mangeait encore; et celui-ci le bousculait, r¨¦clamait son tour, criait que s'il ¨¦tait assez gentil pour permettre ¨¤ Catherine de se tremper d'abord, il ne voulait pas avoir la rin?ure des galopins, d'autant plus que, lorsque celui-ci avait pass¨¦ dans l'eau, on pouvait en remplir les encriers de l'¨¦cole. Ils finirent par se laver ensemble, tourn¨¦s ¨¦galement vers le feu, et ils s'entraid¨¨rent m¨ºme, ils se frott¨¨rent le dos. Puis, comme leur soeur, ils disparurent dans l'escalier, tout nus. --En font-ils un gachis! murmurait la Maheude, en prenant par terre les v¨ºtements pour les mettre s¨¦cher. Alzire, ¨¦ponge un peu, hein! Mais un tapage, de l'autre c?t¨¦ du mur, lui coupa la parole. C'¨¦taient des jurons d'homme, des pleurs de femme, tout un pi¨¦tinement de bataille, avec des coups sourds qui sonnaient comme des heurts de courge vide. --La Levaque re?oit sa danse, constata paisiblement Maheu, en train de racler le fond de sa jatte avec la cuiller. C'est dr?le, Bouteloup pr¨¦tendait que la soupe ¨¦tait pr¨ºte. --Ah! oui, pr¨ºte! dit la Maheude, j'ai vu les l¨¦gumes sur la table, pas m¨ºme ¨¦pluch¨¦s. Les cris redoublaient, il y eut une pouss¨¦e terrible qui ¨¦branla le mur, puis un grand silence tomba. Alors, le mineur, en avalant une derni¨¨re cuiller¨¦e, conclut d'un air de calme justice: --Si la soupe n'est pas pr¨ºte, ?a se comprend. Et, apr¨¨s avoir bu un plein verre d'eau, il attaqua le fromage de cochon. Il en coupait des morceaux carr¨¦s, qu'il piquait de la pointe de son couteau et qu'il mangeait sur son pain, sans fourchette. On ne parlait pas, quand le p¨¨re mangeait. Lui-m¨ºme avait la faim silencieuse, il ne reconnaissait point la charcuterie habituelle de Maigrat, ?a devait venir d'ailleurs; pourtant, il n'adressait aucune question ¨¤ sa femme. Il demanda seulement si le vieux dormait toujours, l¨¤-haut. Non, le grand-p¨¨re ¨¦tait d¨¦j¨¤ sorti, pour son tour de promenade accoutum¨¦. Et le silence recommen?a. Mais l'odeur de la viande avait fait lever les t¨ºtes de L¨¦nore et d'Henri, qui s'amusaient par terre ¨¤ dessiner des ruisseaux avec l'eau r¨¦pandue. Tous deux vinrent se planter pr¨¨s du p¨¨re, le petit en avant. Leurs yeux suivaient chaque morceau, le regardaient pleins d'espoir partir de l'assiette, et le voyaient d'un air constern¨¦ s'engouffrer dans la bouche. A la longue, le p¨¨re remarqua le d¨¦sir gourmand qui les palissait et leur mouillait les l¨¨vres. --Est-ce que les enfants en ont eu? demanda-t-il. Et, comme sa femme h¨¦sitait: --Tu sais, je n'aime pas ces injustices. ?a m'?te l'app¨¦tit, quand ils sont l¨¤, autour de moi, ¨¤ mendier un morceau. --Mais oui, ils en ont eu! s'¨¦cria-t-elle, en col¨¨re. Ah bien! si tu les ¨¦coutes, tu peux leur donner ta part et celle des autres, ils s'empliront jusqu'¨¤ crever... N'est-ce pas, Alzire, que nous avons tous mang¨¦ du fromage? --Bien s?r, maman, r¨¦pondit la petite bossue, qui, dans ces circonstances-l¨¤, mentait avec un aplomb de grande personne. L¨¦nore et Henri restaient immobiles de saisissement, r¨¦volt¨¦s d'une pareille menterie, eux qu'on fouettait, s'ils ne disaient pas la v¨¦rit¨¦. Leurs petits coeurs se gonflaient, et ils avaient une grosse envie de protester, de dire qu'ils n'¨¦taient pas l¨¤, eux, lorsque les autres en avaient mang¨¦. --Allez-vous-en donc! r¨¦p¨¦tait la m¨¨re, en les chassant ¨¤ l'autre bout de la salle. Vous devriez rougir d'¨ºtre toujours dans l'assiette de votre p¨¨re. Et, s'il ¨¦tait le seul ¨¤ en avoir, est-ce qu'il ne travaille pas, lui? tandis que vous autres, tas de vauriens, vous ne savez encore que d¨¦penser. Ah! oui, et plus que vous n'¨ºtes gros! Maheu les rappela. Il assit L¨¦nore sur sa cuisse gauche, Henri sur sa cuisse droite; puis, il acheva le fromage de cochon, en faisant la d?nette avec eux. Chacun sa part, il leur coupait des petits morceaux. Les enfants, ravis, d¨¦voraient. Quand il eut fini, il dit ¨¤ sa femme: --Non, ne me sers pas mon caf¨¦. Je vais me laver d'abord... Et donne-moi un coup de main pour jeter cette eau sale. Ils empoign¨¨rent les anses du baquet, et ils le vidaient dans le ruisseau, devant la porte, lorsque Jeanlin descendit, avec des v¨ºtements secs, une culotte et une blouse de laine trop grandes, lasses de d¨¦teindre sur le dos de son fr¨¨re. En le voyant filer sournoisement par la porte ouverte, sa m¨¨re l'arr¨ºta. --O¨´ vas-tu? --L¨¤. --O¨´, l¨¤?... ¨¦coute, tu vas aller cueillir une salade de pissenlits pour ce soir. Hein! tu m'entends? si tu ne rapportes pas une salade, tu auras affaire ¨¤ moi. --Bon! bon! Jeanlin partit, les mains dans les poches, tra?nant ses sabots, roulant ses reins maigres d'avorton de dix ans, comme un vieux mineur. A son tour, Zacharie descendait, plus soign¨¦, le torse pris dans un tricot de laine noire ¨¤ raies bleues. Son p¨¨re lui cria de ne pas rentrer tard; et il sortit en hochant la t¨ºte, la pipe aux dents, sans r¨¦pondre. De nouveau, le baquet ¨¦tait plein d'eau ti¨¨de. Maheu, lentement, enlevait d¨¦j¨¤ sa veste. Sur un coup d'oeil, Alzire emmena L¨¦nore et Henri jouer dehors. Le p¨¨re n'aimait pas se laver en famille, comme cela se pratiquait dans beaucoup d'autres maisons du coron. Du reste, il ne blamait personne, il disait simplement que c'¨¦tait bon pour les enfants, de barboter ensemble. --Que fais-tu donc l¨¤-haut? cria la Maheude ¨¤ travers l'escalier. --Je raccommode ma robe, que j'ai d¨¦chir¨¦e hier, r¨¦pondit Catherine. --C'est bien... Ne descends pas, ton p¨¨re se lave. Alors, Maheu et la Maheude rest¨¨rent seuls. Celle-ci s'¨¦tait d¨¦cid¨¦e ¨¤ poser sur une chaise Estelle, qui, par miracle, se trouvant bien pr¨¨s du feu, ne hurlait pas et tournait vers ses parents des yeux vagues de petit ¨ºtre sans pens¨¦e. Lui, tout nu, accroupi devant le baquet, y avait d'abord plong¨¦ sa t¨ºte, frott¨¦e de ce savon noir dont l'usage s¨¦culaire d¨¦colore et jaunit les cheveux de la race. Ensuite, il entra dans l'eau, s'enduisit la poitrine, le ventre, les bras, les cuisses, se les racla ¨¦nergiquement des deux poings. Debout, sa femme le regardait. --Dis donc, commen?a-t-elle, j'ai vu ton oeil, quand tu es arriv¨¦... Tu te tourmentais, hein? ?a t'a d¨¦rid¨¦, ces provisions... Imagine-toi que les bourgeois de la Piolaine ne m'ont pas fichu un sou. Oh! ils sont aimables, ils ont habill¨¦ les petits, et j'avais honte de les supplier, car ?a me reste en travers, quand je demande. Elle s'interrompit un instant, pour caler Estelle sur la chaise, crainte d'une culbute. Le p¨¨re continuait ¨¤ s'user la peau, sans hater d'une question cette histoire qui l'int¨¦ressait, attendant patiemment de comprendre. --Faut te dire que Maigrat m'avait refus¨¦, oh! raide! comme on flanque un chien dehors... Tu vois si j'¨¦tais ¨¤ la noce! ?a tient chaud, des v¨ºtements de laine, mais ?a ne vous met rien dans le ventre, pas vrai? Il leva la t¨ºte, toujours muet. Rien ¨¤ la Piolaine, rien chez Maigrat: alors, quoi? Mais, comme ¨¤ l'ordinaire, elle venait de retrousser ses manches, pour lui laver le dos et les parties qu'il lui ¨¦tait mal commode d'atteindre. D'ailleurs, il aimait qu'elle le savonnat, qu'elle le frottat partout, ¨¤ se casser les poignets. Elle prit du savon, elle lui laboura les ¨¦paules, tandis qu'il se raidissait, afin de tenir le coup. --Donc, je suis retourn¨¦e chez Maigrat, je lui en ai dit, ah! je lui en ai dit... Et qu'il ne fallait pas avoir de coeur, et qu'il lui arriverait du mal, s'il y avait une justice... ?a l'ennuyait, il tournait les yeux, il aurait bien voulu filer... Du dos, elle ¨¦tait descendue aux fesses; et, lanc¨¦e, elle poussait ailleurs, dans les plis, ne laissant pas une place du corps sans y passer, le faisant reluire comme ses trois casseroles, les samedis de grand nettoyage. Seulement, elle suait ¨¤ ce terrible va-et-vient des bras, toute secou¨¦e elle-m¨ºme, si essouffl¨¦e, que ses paroles s'¨¦tranglaient. --Enfin, il m'a appel¨¦e vieux crampon... Nous aurons du pain jusqu'¨¤ samedi, et le plus beau, c'est qu'il m'a pr¨ºt¨¦ cent sous... J'ai encore pris chez lui le beurre, le caf¨¦, la chicor¨¦e, j'allais m¨ºme prendre la charcuterie et les pommes de terre, quand j'ai vu qu'il grognait... Sept sous de fromage de cochon, dix-huit sous de pommes de terre, il me reste trois francs soixante-quinze pour un rago?t et un pot-au-feu... Hein? je crois que je n'ai pas perdu ma matin¨¦e. Maintenant, elle l'essuyait, le tamponnait avec un torchon, aux endroits o¨´ ?a ne voulait pas s¨¦cher. Lui, heureux, sans songer au lendemain de la dette, ¨¦clatait d'un gros rire et l'empoignait ¨¤ pleins bras. --Laisse donc, b¨ºte! tu es tremp¨¦, tu me mouilles... Seulement, je crains que Maigrat n'ait des id¨¦es... Elle allait parler de Catherine, elle s'arr¨ºta. A quoi bon inqui¨¦ter le p¨¨re? ?a ferait des histoires ¨¤ n'en plus finir. --Quelles id¨¦es? demanda-t-il. --Des id¨¦es de nous voler, donc! Faudra que Catherine ¨¦pluche joliment la note. Il l'empoigna de nouveau, et cette fois ne la lacha plus. Toujours le bain finissait ainsi, elle le ragaillardissait ¨¤ le frotter si fort, puis ¨¤ lui passer partout des linges, qui lui chatouillaient les poils des bras et de la poitrine. D'ailleurs, c'¨¦tait ¨¦galement chez les camarades du coron l'heure des b¨ºtises, o¨´ l'on plantait plus d'enfants qu'on n'en voulait. La nuit, on avait sur le dos la famille. Il la poussait vers la table, goguenardant en brave homme qui jouit du seul bon moment de la journ¨¦e, appelant ?a prendre son dessert, et un dessert qui ne co?tait rien. Elle, avec sa taille et sa gorge roulantes, se d¨¦battait un peu, pour rire. --Es-tu b¨ºte, mon Dieu! es-tu b¨ºte!... Et Estelle qui nous regarde! attends que je lui tourne la t¨ºte. --Ah! ouiche! ¨¤ trois mois, est-ce que ?a comprend? Lorsqu'il se fut relev¨¦, Maheu passa simplement une culotte s¨¨che. Son plaisir, quand il ¨¦tait propre et qu'il avait rigol¨¦ avec sa femme, ¨¦tait de rester un moment le torse nu. Sur sa peau blanche, d'une blancheur de fille an¨¦mique, les ¨¦raflures, les entailles du charbon, laissaient des tatouages, des ?greffes?, comme disent les mineurs; et il s'en montrait fier, il ¨¦talait ses gros bras, sa poitrine large, d'un luisant de marbre vein¨¦ de bleu. En ¨¦t¨¦, tous les mineurs se mettaient ainsi sur les portes. Il y alla m¨ºme un instant, malgr¨¦ le temps humide, cria un mot sal¨¦ ¨¤ un camarade, le poitrail ¨¦galement nu, au-del¨¤ des jardins. D'autres parurent. Et les enfants, qui tra?naient sur les trottoirs, levaient la t¨ºte, riaient eux aussi ¨¤ la joie de toute cette chair lasse de travailleurs, mise au grand air. En buvant son caf¨¦, sans passer encore une chemise, Maheu conta ¨¤ sa femme la col¨¨re de l'ing¨¦nieur, pour le boisage. Il ¨¦tait calm¨¦, d¨¦tendu, et il ¨¦couta avec un hochement d'approbation les sages conseils de la Maheude, qui montrait un grand bon sens dans ces affaires-l¨¤. Toujours elle lui r¨¦p¨¦tait qu'on ne gagnait rien ¨¤ se buter contre la Compagnie. Elle lui parla ensuite de la visite de madame Hennebeau. Sans le dire, tous deux en ¨¦taient fiers. --Est-ce qu'on peut descendre? demanda Catherine du haut de l'escalier. --Oui, oui, ton p¨¨re se s¨¨che. La jeune fille avait sa robe des dimanches, une vieille robe de popeline gros bleu, palie et us¨¦e d¨¦j¨¤ dans les plis. Elle ¨¦tait coiff¨¦e d'un bonnet de tulle noire, tout simple. --Tiens! tu t'es habill¨¦e... O¨´ vas-tu donc? --Je vais ¨¤ Montsou acheter un ruban pour mon bonnet... J'ai retir¨¦ le vieux, il ¨¦tait trop sale. --Tu as donc de l'argent, toi? --Non, c'est Mouquette qui a promis de me pr¨ºter dix sous. La m¨¨re la laissa partir. Mais, ¨¤ la porte, elle la rappela. --¨¦coute, ne va pas l'acheter chez Maigrat, ton ruban... il te volerait et il croirait que nous roulons sur l'or. Le p¨¨re, qui s'¨¦tait accroupi devant le feu, pour s¨¦cher plus vite sa nuque et ses aisselles, se contenta d'ajouter: --Tache de ne pas tra?ner la nuit sur les routes. Maheu, l'apr¨¨s-midi, travailla dans son jardin. D¨¦j¨¤ il y avait sem¨¦ des pommes de terre, des haricots, des pois; et il tenait en jauge, depuis la veille, du plant de choux et de laitue, qu'il se mit ¨¤ repiquer. Ce coin de jardin les fournissait de l¨¦gumes, sauf de pommes de terre, dont ils n'avaient jamais assez. Du reste, lui s'entendait tr¨¨s bien ¨¤ la culture et obtenait m¨ºme des artichauts, ce qui ¨¦tait trait¨¦ de pose par les voisins. Comme il pr¨¦parait sa planche, Levaque justement vint fumer une pipe dans son carr¨¦ ¨¤ lui, en regardant des romaines que Bouteloup avait plant¨¦es le matin; car, sans le courage du logeur ¨¤ b¨ºcher, il n'aurait gu¨¨re pouss¨¦ l¨¤ que des orties. Et la conversation s'engagea par-dessus le treillage. Levaque, d¨¦lass¨¦ et excit¨¦ d'avoir tap¨¦ sur sa femme, tacha vainement d'entra?ner Maheu chez Rasseneur. Voyons, est-ce qu'une chope l'effrayait? On ferait une partie de quilles, on flanerait un instant avec les camarades, puis on rentrerait d?ner. C'¨¦tait la vie, apr¨¨s la sortie de la fosse. Sans doute il n'y avait pas de mal ¨¤ cela, mais Maheu s'ent¨ºtait: s'il ne repiquait pas ses laitues, elles seraient fan¨¦es le lendemain. Au fond, il refusait par sagesse, ne voulant point demander un liard ¨¤ sa femme sur le reste des cent sous. Cinq heures sonnaient, lorsque la Pierronne vint savoir si c'¨¦tait avec Jeanlin que sa Lydie avait fil¨¦. Levaque r¨¦pondit que ?a devait ¨ºtre quelque chose comme ?a, car B¨¦bert, lui aussi, avait disparu; et ces galopins gourgandinaient toujours ensemble. Quand Maheu les eut tranquillis¨¦s, en parlant de la salade de pissenlits, lui et le camarade se mirent ¨¤ attaquer la jeune femme, avec une crudit¨¦ de bons diables. Elle s'en fachait, mais ne s'en allait pas, chatouill¨¦e au fond par les gros mots, qui la faisaient crier, les mains au ventre. Il arriva ¨¤ son secours une femme maigre, dont la col¨¨re b¨¦gayante ressemblait ¨¤ un gloussement de poule. D'autres, au loin, sur les portes, s'effarouchaient de confiance. Maintenant, l'¨¦cole ¨¦tait ferm¨¦e, toute la marmaille tra?nait, c'¨¦tait un grouillement de petits ¨ºtres piaulant, se roulant, se battant; tandis que les p¨¨res, qui n'¨¦taient pas ¨¤ l'estaminet, restaient par groupes de trois ou quatre, accroupis sur leurs talons comme au fond de la mine, fumant des pipes avec des paroles rares, ¨¤ l'abri d'un mur. La Pierronne partit furieuse, lorsque Levaque voulut tater si elle avait la cuisse ferme; et il se d¨¦cida lui-m¨ºme ¨¤ se rendre seul chez Rasseneur, pendant que Maheu plantait toujours. Le jour baissa brusquement, la Maheude alluma la lampe, irrit¨¦e de ce que ni la fille ni les gar?ons ne rentraient. Elle l'aurait pari¨¦: jamais on ne parvenait ¨¤ faire ensemble l'unique repas o¨´ l'on aurait pu ¨ºtre tous autour de la table. Puis, c'¨¦tait la salade de pissenlits qu'elle attendait. Qu'est-ce qu'il pouvait cueillir ¨¤ cette heure, dans ce noir de four, le bougre d'enfant! Une salade accompagnerait si bien la ratatouille qu'elle laissait mijoter sur le feu, des pommes de terre, des poireaux, de l'oseille, fricass¨¦s avec de l'oignon frit! La maison enti¨¨re le sentait, l'oignon frit, cette bonne odeur qui rancit vite et qui p¨¦n¨¨tre les briques des corons d'un empoisonnement tel, qu'on les flaire de loin dans la campagne, ¨¤ ce violent fumet de cuisine pauvre. Maheu, quand il quitta le jardin, ¨¤ la nuit tomb¨¦e, s'assoupit tout de suite sur une chaise, la t¨ºte contre la muraille. D¨¨s qu'il s'asseyait, le soir, il dormait. Le coucou sonnait sept heures, Henri et L¨¦nore venaient de casser une assiette en s'obstinant ¨¤ aider Alzire, qui mettait le couvert, lorsque le p¨¨re Bonnemort rentra le premier, press¨¦ de d?ner et de retourner ¨¤ la fosse. Alors, la Maheude r¨¦veilla Maheu. --Mangeons, tant pis!... Ils sont assez grands pour retrouver la maison. L'emb¨ºtant, c'est la salade! V Chez Rasseneur, apr¨¨s avoir mang¨¦ une soupe, ¨¦tienne, remont¨¦ dans l'¨¦troite chambre qu'il allait occuper sous le toit, en face du Voreux, ¨¦tait tomb¨¦ sur son lit, tout v¨ºtu, assomm¨¦ de fatigue. En deux jours, il n'avait pas dormi quatre heures. Quand il s'¨¦veilla, au cr¨¦puscule, il resta ¨¦tourdi un instant, sans reconna?tre le lieu o¨´ il se trouvait; et il ¨¦prouvait un tel malaise, une telle pesanteur de t¨ºte, qu'il se mit p¨¦niblement debout, avec l'id¨¦e de prendre l'air, avant de d?ner et de se coucher pour la nuit. Dehors, le temps ¨¦tait de plus en plus doux, le ciel de suie se cuivrait, charg¨¦ d'une de ces longues pluies du Nord, dont on sentait l'approche dans la ti¨¦deur humide de l'air. La nuit venait par grandes fum¨¦es, noyant les lointains perdus de la plaine. Sur cette mer immense de terres rougeatres, le ciel bas semblait se fondre en noire poussi¨¨re, sans un souffle de vent ¨¤ cette heure, qui animat les t¨¦n¨¨bres. C'¨¦tait d'une tristesse blafarde et morte d'ensevelissement. ¨¦tienne marcha devant lui, au hasard, n'ayant d'autre but que de secouer sa fi¨¨vre. Lorsqu'il passa devant le Voreux, assombri d¨¦j¨¤ au fond de son trou, et dont pas une lanterne ne luisait encore, il s'arr¨ºta un moment, pour voir la sortie des ouvriers ¨¤ la journ¨¦e. Sans doute six heures sonnaient, des moulineurs, des chargeurs ¨¤ l'accrochage, des palefreniers s'en allaient par bandes, m¨ºl¨¦s aux filles du criblage, vagues et rieuses dans l'ombre. D'abord, ce furent la Br?l¨¦ et son gendre Pierron. Elle le querellait, parce qu'il ne l'avait pas soutenue, dans une contestation avec un surveillant, pour son compte de pierres. --Oh! sacr¨¦e chiffe, va! s'il est permis d'¨ºtre un homme et de s'aplatir comme ?a devant un de ces salops qui nous mangent! Pierron la suivait paisiblement, sans r¨¦pondre. Il finit par dire: --Fallait peut-¨ºtre sauter sur le chef. Merci! pour avoir des ennuis! --Tends le derri¨¨re, alors! cria-t-elle. Ah! nom de Dieu! si ma fille m'avait ¨¦cout¨¦e!... ?a ne suffit donc pas qu'ils m'aient tu¨¦ le p¨¨re, tu voudrais peut-¨ºtre que je dise merci. Non, vois-tu, j'aurai leur peau! Les voix se perdirent, ¨¦tienne la regarda dispara?tre, avec son nez d'aigle, ses cheveux blancs envol¨¦s, ses longs bras maigres qui gesticulaient furieusement. Mais, derri¨¨re lui, la conversation de deux jeunes gens lui fit pr¨ºter l'oreille. Il avait reconnu Zacharie, qui attendait l¨¤, et que son ami Mouquet venait d'aborder. --Arrives-tu? demanda celui-ci. Nous mangeons une tartine, puis nous filons au Volcan. --Tout ¨¤ l'heure, j'ai affaire. --Quoi donc? Le moulineur se tourna et aper?ut Philom¨¨ne qui sortait du criblage. Il crut comprendre. --Ah! bon, c'est ?a... Alors, je pars devant. --Oui, je te rattraperai. Mouquet, en s'en allant, se rencontra avec son p¨¨re, le vieux Mouque, qui sortait aussi du Voreux; et les deux hommes se dirent simplement bonsoir, le fils prit la grande route, tandis que le p¨¨re filait le long du canal. D¨¦j¨¤, Zacharie poussait Philom¨¨ne dans ce m¨ºme chemin ¨¦cart¨¦, malgr¨¦ sa r¨¦sistance. Elle ¨¦tait press¨¦e, une autre fois; et ils se disputaient tous deux, en vieux m¨¦nage. ?a n'avait rien de dr?le, de ne se voir que dehors, surtout l'hiver, lorsque la terre est mouill¨¦e et qu'on n'a pas les bl¨¦s pour se coucher dedans. --Mais non, ce n'est pas ?a, murmura-t-il impatient¨¦. J'ai ¨¤ te dire une chose. Il la tenait ¨¤ la taille, il l'emmenait doucement. Puis, lorsqu'ils furent dans l'ombre du terri, il voulut savoir si elle avait de l'argent. --Pour quoi faire? demanda-t-elle. Lui, alors, s'embrouilla, parla d'une dette de deux francs qui allait d¨¦sesp¨¦rer sa famille. --Tais-toi donc!... J'ai vu Mouquet, tu vas encore au Volcan, o¨´ il y a ces sales femmes de chanteuses. Il se d¨¦fendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole d'honneur. Puis, comme elle haussait les ¨¦paules, il dit brusquement: --Viens avec nous, si ?a t'amuse... Tu vois que tu ne me d¨¦ranges pas. Pour ce que j'en veux faire, des chanteuses!... Viens-tu? --Et le petit? r¨¦pondit-elle. Est-ce qu'on peut remuer, avec un enfant qui crie toujours?... Laisse-moi rentrer, je parie qu'ils ne s'entendent plus, ¨¤ la maison. Mais il la retint, il la supplia. Voyons, c'¨¦tait pour ne pas avoir l'air b¨ºte devant Mouquet, auquel il avait promis. Un homme ne pouvait pas, tous les soirs, se coucher comme les poules. Vaincue, elle avait retrouss¨¦ une basque de son caraco, elle coupait de l'ongle le fil et tirait des pi¨¨ces de dix sous d'un coin de la bordure. De crainte d'¨ºtre vol¨¦e par sa m¨¨re, elle cachait l¨¤ le gain des heures qu'elle faisait en plus, ¨¤ la fosse. --J'en ai cinq, tu vois, dit-elle. Je veux bien t'en donner trois... Seulement, il faut me jurer que tu vas d¨¦cider ta m¨¨re ¨¤ nous marier. En voil¨¤ assez, de cette vie en l'air! Avec ?a, maman me reproche toutes les bouch¨¦es que je mange... Jure, jure d'abord. Elle parlait de sa voix molle de grande fille maladive, sans passion, simplement lasse de son existence. Lui, jura, cria que c'¨¦tait une chose promise, sacr¨¦e; puis, lorsqu'il tint les trois pi¨¨ces, il la baisa, la chatouilla, la fit rire, et il aurait pouss¨¦ les choses jusqu'au bout, dans ce coin du terri qui ¨¦tait la chambre d'hiver de leur vieux m¨¦nage, si elle n'avait r¨¦p¨¦t¨¦ que non, que ?a ne lui causerait aucun plaisir. Elle retourna au coron toute seule, pendant qu'il coupait ¨¤ travers champs, pour rejoindre son camarade. ¨¦tienne, machinalement, les avait suivis de loin, sans comprendre, croyant ¨¤ un simple rendez-vous. Les filles ¨¦taient pr¨¦coces, aux fosses; et il se rappelait les ouvri¨¨res de Lille, qu'il attendait derri¨¨re les fabriques, ces bandes de filles gat¨¦es d¨¨s quatorze ans, dans les abandons de la mis¨¨re. Mais une autre rencontre le surprit davantage. Il s'arr¨ºta. C'¨¦tait, en bas du terri, dans un creux o¨´ de grosses pierres avaient gliss¨¦, le petit Jeanlin qui rabrouait violemment Lydie et B¨¦bert, assis l'une ¨¤ sa droite, l'autre ¨¤ sa gauche. --Hein? vous dites?... Je vas ajouter une gifle pour chacun, moi, si vous r¨¦clamez... Qui est-ce qui a eu l'id¨¦e, voyons! En effet, Jeanlin avait eu une id¨¦e. Apr¨¨s s'¨ºtre, pendant une heure, le long du canal, roul¨¦ dans les pr¨¦s en cueillant des pissenlits avec les deux autres, il venait de songer, devant le tas de salade, qu'on ne mangerait jamais tout ?a chez lui; et, au lieu de rentrer au coron, il ¨¦tait all¨¦ ¨¤ Montsou, gardant B¨¦bert pour faire le guet, poussant Lydie ¨¤ sonner chez les bourgeois, o¨´ elle offrait les pissenlits. Il disait, exp¨¦riment¨¦ d¨¦j¨¤, que les filles vendaient ce qu'elles voulaient. Dans l'ardeur du n¨¦goce, le tas entier y avait pass¨¦; mais la gamine avait fait onze sous. Et, maintenant, les mains nettes, tous trois partageaient le gain. --C'est injuste! d¨¦clara B¨¦bert. Faut diviser en trois... Si tu gardes sept sous, nous n'en aurons plus que deux chacun. --De quoi, injuste? r¨¦pliqua Jeanlin furieux. J'en ai cueilli davantage, d'abord! L'autre d'ordinaire se soumettait, avec une admiration craintive, une cr¨¦dulit¨¦ qui le rendait continuellement victime. Plus ag¨¦ et plus fort, il se laissait m¨ºme gifler. Mais, cette fois, l'id¨¦e de tout cet argent l'excitait ¨¤ la r¨¦sistance. --N'est-ce pas? Lydie, il nous vole... S'il ne partage pas, nous le dirons ¨¤ sa m¨¨re. Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez. --R¨¦p¨¨te un peu. C'est moi qui irai dire chez vous que vous avez vendu la salade ¨¤ maman... Et puis, bougre de b¨ºte, est-ce que je puis diviser onze sous en trois? essaie pour voir, toi qui es malin... Voil¨¤ chacun vos deux sous. D¨¦p¨ºchez-vous de les prendre ou je les recolle dans ma poche. Dompt¨¦, B¨¦bert accepta les deux sous. Lydie, tremblante, n'avait rien dit, car elle ¨¦prouvait, devant Jeanlin, une peur et une tendresse de petite femme battue. Comme il lui tendait les deux sous, elle avan?a la main avec un rire soumis. Mais il se ravisa brusquement. --Hein? qu'est-ce que tu vas fiche de tout ?a?... Ta m¨¨re te le chipera bien s?r, si tu ne sais pas le cacher... Vaut mieux que je te le garde. Quand tu auras besoin d'argent, tu m'en demanderas. Et les neuf sous disparurent. Pour lui fermer la bouche, il l'avait empoign¨¦e en riant, il se roulait avec elle sur le terri. C'¨¦tait sa petite femme, ils essayaient ensemble, dans les coins noirs, l'amour qu'ils entendaient et qu'ils voyaient chez eux, derri¨¨re les cloisons, par les fentes des portes. Ils savaient tout, mais ils ne pouvaient gu¨¨re, trop jeunes, tatonnant, jouant, pendant des heures, ¨¤ des jeux de petits chiens vicieux. Lui appelait ?a ?faire papa et maman?; et, quand il l'emmenait, elle galopait, elle se laissait prendre avec le tremblement d¨¦licieux de l'instinct, souvent fach¨¦e, mais c¨¦dant toujours dans l'attente de quelque chose qui ne venait point. Comme B¨¦bert n'¨¦tait pas admis ¨¤ ces parties-l¨¤, et qu'il recevait une bourrade, d¨¨s qu'il voulait tater de Lydie, il restait g¨ºn¨¦, travaill¨¦ de col¨¨re et de malaise, quand les deux autres s'amusaient, ce dont ils ne se g¨ºnaient nullement en sa pr¨¦sence. Aussi n'avait-il qu'une id¨¦e, les effrayer, les d¨¦ranger, en leur criant qu'on les voyait. --C'est foutu, v'l¨¤ un homme qui regarde! Cette fois, il ne mentait pas, c'¨¦tait ¨¦tienne qui se d¨¦cidait ¨¤ continuer son chemin. Les enfants bondirent, se sauv¨¨rent, et il passa, tournant le terri, suivant le canal, amus¨¦ de la belle peur de ces polissons. Sans doute, c'¨¦tait trop t?t ¨¤ leur age; mais quoi? ils en voyaient tant, ils en entendaient de si raides, qu'il aurait fallu les attacher, pour les tenir. Au fond cependant, ¨¦tienne devenait triste. Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. Il arrivait ¨¤ R¨¦quillart, et l¨¤, autour de la vieille fosse en ruine, toutes les filles de Montsou r?daient avec leurs amoureux. C'¨¦tait le rendez-vous commun, le coin ¨¦cart¨¦ et d¨¦sert, o¨´ les herscheuses venaient faire leur premier enfant, quand elles n'osaient se risquer sur le carin. Les palissades rompues ouvraient ¨¤ chacun l'ancien carreau, chang¨¦ en un terrain vague, obstru¨¦ par les d¨¦bris de deux hangars qui s'¨¦taient ¨¦croul¨¦s, et par les carcasses des grands chevalets rest¨¦s debout. Des berlines hors d'usage tra?naient, d'anciens bois ¨¤ moiti¨¦ pourris entassaient des meules; tandis qu'une v¨¦g¨¦tation drue reconqu¨¦rait ce coin de terre, s'¨¦talait en herbe ¨¦paisse, jaillissait en jeunes arbres d¨¦j¨¤ forts. Aussi chaque fille s'y trouvait-elle chez elle, il y avait des trous perdus pour toutes, les galants les culbutaient sur les poutres, derri¨¨re les bois, dans les berlines. On se logeait quand m¨ºme, coudes ¨¤ coudes, sans s'occuper des voisins. Et il semblait que ce f?t, autour de la machine ¨¦teinte, pr¨¨s de ce puits las de d¨¦gorger de la houille, une revanche de la cr¨¦ation, le libre amour qui, sous le coup de fouet de l'instinct, plantait des enfants dans les ventres de ces filles, ¨¤ peine femmes. Pourtant, un gardien habitait l¨¤, le vieux Mouque, auquel la Compagnie abandonnait, presque sous le beffroi d¨¦truit, deux pi¨¨ces, que la chute attendue des derni¨¨res charpentes mena?ait d'un continuel ¨¦crasement. Il avait m¨ºme d? ¨¦tayer une partie du plafond; et il y vivait tr¨¨s bien, en famille, lui et Mouquet dans une chambre, la Mouquette dans l'autre. Comme les fen¨ºtres n'avaient plus une seule vitre, il s'¨¦tait d¨¦cid¨¦ ¨¤ les boucher en clouant des planches: on ne voyait pas clair, mais il faisait chaud. Du reste, ce gardien ne gardait rien, allait soigner ses chevaux au Voreux, ne s'occupait jamais des ruines de R¨¦quillart, dont on conservait seulement le puits pour servir de chemin¨¦e ¨¤ un foyer, qui a¨¦rait la fosse voisine. Et c'¨¦tait ainsi que le p¨¨re Mouque achevait de vieillir, au milieu des amours. D¨¨s dix ans, la Mouquette avait fait la culbute dans tous les coins des d¨¦combres, non en galopine effarouch¨¦e et encore verte comme Lydie, mais en fille d¨¦j¨¤ grasse, bonne pour des gar?ons barbus. Le p¨¨re n'avait rien ¨¤ dire, car elle se montrait respectueuse, jamais elle n'introduisait un galant chez lui. Puis, il ¨¦tait habitu¨¦ ¨¤ ces accidents-l¨¤. Quand il se rendait au Voreux ou qu'il en revenait, chaque fois qu'il sortait de son trou, il ne pouvait risquer un pied, sans le mettre sur un couple, dans l'herbe; et c'¨¦tait pis, s'il voulait ramasser du bois pour sa soupe, ou chercher des glaiterons pour son lapin, ¨¤ l'autre bout du clos: alors, il voyait se lever, un ¨¤ un, les nez gourmands de toutes les filles de Montsou, tandis qu'il devait se m¨¦fier de ne pas buter contre les jambes, tendues au ras des sentiers. D'ailleurs, peu ¨¤ peu, ces rencontres-l¨¤ n'avaient plus d¨¦rang¨¦ personne, ni lui qui veillait simplement ¨¤ ne pas tomber, ni les filles qu'il laissait achever leur affaire, s'¨¦loignant ¨¤ petits pas discrets, en brave homme paisible devant les choses de la nature. Seulement, de m¨ºme qu'elles le connaissaient ¨¤ cette heure, lui avait ¨¦galement fini par les conna?tre, ainsi que l'on conna?t les pies polissonnes qui se d¨¦bauchent dans les poiriers des jardins. Ah! cette jeunesse, comme elle en prenait, comme elle se bourrait! Parfois, il hochait le menton avec des regrets silencieux, en se d¨¦tournant des gaillardes bruyantes, soufflant trop haut, au fond des t¨¦n¨¨bres. Une seule chose lui causait de l'humeur: deux amoureux avaient pris la mauvaise habitude de s'embrasser contre le mur de sa chambre. Ce n'¨¦tait pas que ?a l'emp¨ºchat de dormir, mais ils poussaient si fort, qu'¨¤ la longue ils d¨¦gradaient le mur. Chaque soir, le vieux Mouque recevait la visite de son ami, le p¨¨re Bonnemort, qui, r¨¦guli¨¨rement, avant son d?ner, faisait la m¨ºme promenade. Les deux anciens ne se parlaient gu¨¨re, ¨¦changeaient ¨¤ peine dix paroles, pendant la demi-heure qu'ils passaient ensemble. Mais cela les ¨¦gayait, d'¨ºtre ainsi, de songer ¨¤ de vieilles choses, qu'ils remachaient en commun, sans avoir besoin d'en causer. A R¨¦quillart, ils s'asseyaient sur une poutre, c?te ¨¤ c?te, lachaient un mot, puis partaient pour leurs r¨ºvasseries, le nez vers la terre. Sans doute, ils redevenaient jeunes. Autour d'eux, des galants troussaient leurs amoureuses, des baisers et des rires chuchotaient, une odeur chaude de filles montait, dans la fra?cheur des herbes ¨¦cras¨¦es. C'¨¦tait d¨¦j¨¤ derri¨¨re la fosse, quarante-trois ans plus t?t, que le p¨¨re Bonnemort avait pris sa femme, une herscheuse si ch¨¦tive, qu'il la posait sur une berline, pour l'embrasser ¨¤ l'aise. Ah! il y avait beau temps! Et les deux vieux, branlant la t¨ºte, se quittaient enfin, souvent m¨ºme sans se dire bonsoir. Ce soir-l¨¤, toutefois, comme ¨¦tienne arrivait, le p¨¨re Bonnemort, qui se levait de la poutre, pour retourner au coron, disait ¨¤ Mouque: --Bonne nuit, vieux!... Dis donc, tu as connu la Roussie? Mouque resta un instant muet, dodelina des ¨¦paules, puis, en rentrant dans sa maison: --Bonne nuit, bonne nuit, vieux! ¨¦tienne, ¨¤ son tour, vint s'asseoir sur la poutre. Sa tristesse augmentait, sans qu'il s?t pourquoi. Le vieil homme, dont il regardait dispara?tre le dos, lui rappelait son arriv¨¦e du matin, le flot de paroles que l'¨¦nervement du vent avait arrach¨¦es ¨¤ ce silencieux. Que de mis¨¨re! et toutes ces filles, ¨¦reint¨¦es de fatigue, qui ¨¦taient encore assez b¨ºtes, le soir, pour fabriquer des petits, de la chair ¨¤ travail et ¨¤ souffrance! Jamais ?a ne finirait, si elles s'emplissaient toujours de meurt-de-faim. Est-ce qu'elles n'auraient pas d? plut?t se boucher le ventre, serrer les cuisses, ainsi qu'¨¤ l'approche du malheur? Peut-¨ºtre ne remuait-il confus¨¦ment ces id¨¦es moroses que dans l'ennui d'¨ºtre seul, lorsque les autres, ¨¤ cette heure, s'en allaient deux ¨¤ deux prendre du plaisir. Le temps mou l'¨¦touffait un peu, des gouttes de pluie, rares encore, tombaient sur ses mains fi¨¦vreuses. Oui, toutes y passaient, c'¨¦tait plus fort que la raison. Justement, comme ¨¦tienne restait assis, immobile dans l'ombre, un couple qui descendait de Montsou le fr?la sans le voir, en s'engageant dans le terrain vague de R¨¦quillart. La fille, une pucelle bien s?r, se d¨¦battait, r¨¦sistait, avec des supplications basses, chuchot¨¦es; tandis que le gar?on, muet, la poussait quand m¨ºme vers les t¨¦n¨¨bres d'un coin de hangar, demeur¨¦ debout, sous lequel d'anciens cordages moisis s'entassaient. C'¨¦taient Catherine et le grand Chaval. Mais ¨¦tienne ne les avait pas reconnus au passage, et il les suivait des yeux, il guettait la fin de l'histoire, pris d'une sensualit¨¦, qui changeait le cours de ses r¨¦flexions. Pourquoi serait-il intervenu? lorsque les filles disent non, c'est qu'elles aiment ¨¤ ¨ºtre bourr¨¦es d'abord. En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante, Catherine ¨¦tait all¨¦e ¨¤ Montsou par le pav¨¦. Depuis l'age de dix ans, depuis qu'elle gagnait sa vie ¨¤ la fosse, elle courait ainsi le pays toute seule, dans la compl¨¨te libert¨¦ des familles de houilleurs; et, si aucun homme ne l'avait eue, ¨¤ quinze ans, c'¨¦tait grace ¨¤ l'¨¦veil tardif de sa pubert¨¦, dont elle attendait encore la crise. Quand elle fut devant les Chantiers de la Compagnie, elle traversa la rue et entra chez une blanchisseuse, o¨´ elle ¨¦tait certaine de trouver la Mouquette; car celle-ci vivait l¨¤, avec des femmes qui se payaient des tourn¨¦es de caf¨¦, du matin au soir. Mais elle eut un chagrin, la Mouquette, pr¨¦cis¨¦ment, avait r¨¦gal¨¦ ¨¤ son tour, si bien qu'elle ne put lui pr¨ºter les dix sous promis. Pour la consoler, on lui offrit vainement un verre de caf¨¦ tout chaud. Elle ne voulut m¨ºme pas que sa camarade empruntat ¨¤ une autre femme. Une pens¨¦e d'¨¦conomie lui ¨¦tait venue, une sorte de crainte superstitieuse, la certitude que, si elle l'achetait maintenant, ce ruban lui porterait malheur. Elle se hata de reprendre le chemin du coron, et elle ¨¦tait aux derni¨¨res maisons de Montsou, lorsqu'un homme, sur la porte de l'estaminet Piquette, l'appela. --Eh! Catherine, o¨´ cours-tu si vite? C'¨¦tait le grand Chaval. Elle fut contrari¨¦e, non qu'il lui d¨¦pl?t, mais parce qu'elle n'¨¦tait pas en train de rire. --Entre donc boire quelque chose... Un petit verre de doux, veux-tu? Gentiment, elle refusa: la nuit allait tomber, on l'attendait chez elle. Lui, s'¨¦tait avanc¨¦, la suppliait ¨¤ voix basse, au milieu de la rue. Son id¨¦e, depuis longtemps, ¨¦tait de la d¨¦cider ¨¤ monter dans la chambre qu'il occupait au premier ¨¦tage de l'estaminet Piquette, une belle chambre qui avait un grand lit, pour un m¨¦nage. Il lui faisait donc peur, qu'elle refusait toujours. Elle, bonne fille, riait, disait qu'elle monterait la semaine o¨´ les enfants ne poussent pas. Puis, d'une chose ¨¤ une autre, elle en arriva, sans savoir comment, ¨¤ parler du ruban bleu qu'elle n'avait pu acheter. --Mais je vais t'en payer un, moi! cria-t-il. Elle rougit, sentant qu'elle ferait bien de refuser encore, travaill¨¦e au fond du gros d¨¦sir d'avoir son ruban. L'id¨¦e d'un emprunt lui revint, elle finit par accepter, ¨¤ la condition qu'elle lui rendrait ce qu'il d¨¦penserait pour elle. Cela les fit plaisanter de nouveau: il fut convenu que, si elle ne couchait pas avec lui, elle lui rendrait l'argent. Mais il y eut une autre difficult¨¦, quand il parla d'aller chez Maigrat. --Non, pas chez Maigrat, maman me l'a d¨¦fendu. --Laisse donc, est-ce qu'on a besoin de dire o¨´ l'on va!... C'est lui qui tient les plus beaux rubans de Montsou. Lorsque Maigrat vit entrer dans sa boutique le grand Chaval et Catherine, comme deux galants qui ach¨¨tent leur cadeau de noces, il devint tr¨¨s rouge, il montra ses pi¨¨ces de ruban bleu avec la rage d'un homme dont on se moque. Puis, les jeunes gens servis, il se planta sur la porte pour les regarder s'¨¦loigner dans le cr¨¦puscule; et, comme sa femme venait d'une voix timide lui demander un renseignement, il tomba sur elle, l'injuria, cria qu'il ferait se repentir un jour le sale monde qui manquait de reconnaissance, lorsque tous auraient d? ¨ºtre par terre, ¨¤ lui l¨¦cher les pieds. Sur la route, le grand Chaval accompagnait Catherine. Il marchait pr¨¨s d'elle, les bras ballants; seulement, il la poussait de la hanche, il la conduisait, sans en avoir l'air. Elle s'aper?ut tout d'un coup qu'il lui avait fait quitter le pav¨¦ et qu'ils s'engageaient ensemble dans l'¨¦troit chemin de R¨¦quillart. Mais elle n'eut pas le temps de se facher: d¨¦j¨¤, il la tenait ¨¤ la taille, il l'¨¦tourdissait d'une caresse de mots continue. ¨¦tait-elle b¨ºte, d'avoir peur! est-ce qu'il voulait du mal ¨¤ un petit mignon comme elle, aussi douce que de la soie, si tendre qu'il l'aurait mang¨¦e? Et il lui soufflait derri¨¨re l'oreille, dans le cou, il lui faisait passer un frisson sur toute la peau du corps. Elle, ¨¦touff¨¦e, ne trouvait rien ¨¤ r¨¦pondre. C'¨¦tait vrai, qu'il semblait l'aimer. Le samedi soir, apr¨¨s avoir ¨¦teint la chandelle, elle s'¨¦tait justement demand¨¦ ce qu'il arriverait, s'il la prenait ainsi; puis, en s'endormant, elle avait r¨ºv¨¦ qu'elle ne disait plus non, toute lache de plaisir. Pourquoi donc, ¨¤ la m¨ºme id¨¦e, aujourd'hui, ¨¦prouvait-elle une r¨¦pugnance et comme un regret? Pendant qu'il lui chatouillait la nuque avec ses moustaches, si doucement, qu'elle en fermait les yeux, l'ombre d'un autre homme, du gar?on entrevu le matin, passait dans le noir de ses paupi¨¨res closes. Brusquement, Catherine regarda autour d'elle. Chaval l'avait conduite dans les d¨¦combres de R¨¦quillart, et elle eut un recul frissonnant devant les t¨¦n¨¨bres du hangar effondr¨¦. --Oh! non, oh! non, murmura-t-elle, je t'en prie, laisse-moi! La peur du male l'affolait, cette peur qui raidit les muscles dans un instinct de d¨¦fense, m¨ºme lorsque les filles veulent bien, et qu'elles sentent l'approche conqu¨¦rante de l'homme. Sa virginit¨¦, qui n'avait rien ¨¤ apprendre pourtant, s'¨¦pouvantait, comme ¨¤ la menace d'un coup, d'une blessure dont elle redoutait la douleur encore inconnue. --Non, non, je ne veux pas! Je te dis que je suis trop jeune... Vrai! plus tard, quand je serai faite au moins. Il grogna sourdement: --B¨ºte! rien ¨¤ craindre alors... Qu'est-ce que ?a te fiche? Mais il ne parla pas davantage. Il l'avait empoign¨¦e solidement, il la jetait sous le hangar. Et elle tomba ¨¤ la renverse sur les vieux cordages, elle cessa de se d¨¦fendre, subissant le male avant l'age, avec cette soumission h¨¦r¨¦ditaire, qui, d¨¨s l'enfance, culbutait en plein vent les filles de sa race. Ses b¨¦gaiements effray¨¦s s'¨¦teignirent, on n'entendit plus que le souffle ardent de l'homme. ¨¦tienne, cependant, avait ¨¦cout¨¦, sans bouger. Encore une qui faisait le saut! Et, maintenant qu'il avait vu la com¨¦die, il se leva, envahi d'un malaise, d'une sorte d'excitation jalouse o¨´ montait de la col¨¨re. Il ne se g¨ºnait plus, il enjambait les poutres, car ces deux-l¨¤ ¨¦taient bien trop occup¨¦s ¨¤ cette heure, pour se d¨¦ranger. Aussi fut-il surpris, lorsqu'il eut fait une centaine de pas sur la route, de voir, en se tournant, qu'ils ¨¦taient debout d¨¦j¨¤ et qu'ils paraissaient, comme lui, revenir vers le coron. L'homme avait repris la fille ¨¤ la taille, la serrant d'un air de reconnaissance, lui parlant toujours dans le cou; et c'¨¦tait elle qui semblait press¨¦e, qui voulait rentrer vite, l'air fach¨¦ surtout du retard. Alors, ¨¦tienne fut tourment¨¦ d'une envie, celle de voir leurs figures. C'¨¦tait imb¨¦cile, il hata le pas pour ne point y c¨¦der. Mais ses pieds se ralentissaient d'eux-m¨ºmes, il finit, au premier r¨¦verb¨¨re, par se cacher dans l'ombre. Une stupeur le cloua, lorsqu'il reconnut au passage Catherine et le grand Chaval. Il h¨¦sitait d'abord: ¨¦tait-ce bien elle, cette jeune fille en robe gros bleu, avec ce bonnet? ¨¦tait-ce le galopin qu'il avait vu en culotte, la t¨ºte serr¨¦e dans le b¨¦guin de toile? Voil¨¤ pourquoi elle avait pu le fr?ler, sans qu'il la devinat. Mais il ne doutait plus, il venait de retrouver ses yeux, la limpidit¨¦ verdatre de cette eau de source, si claire et si profonde. Quelle catin! et il ¨¦prouvait un furieux besoin de se venger d'elle, sans motif, en la m¨¦prisant. D'ailleurs, ?a ne lui allait pas d'¨ºtre en fille: elle ¨¦tait affreuse. Lentement, Catherine et Chaval ¨¦taient pass¨¦s. Ils ne se savaient point guett¨¦s de la sorte, lui la retenait pour la baiser derri¨¨re l'oreille, tandis qu'elle recommen?ait ¨¤ s'attarder sous les caresses, qui la faisaient rire. Rest¨¦ en arri¨¨re, ¨¦tienne ¨¦tait bien oblig¨¦ de les suivre, irrit¨¦ de ce qu'ils barraient le chemin, assistant quand m¨ºme ¨¤ ces choses dont la vue l'exasp¨¦rait. C'¨¦tait donc vrai, ce qu'elle lui avait jur¨¦ le matin: elle n'¨¦tait encore la ma?tresse de personne; et lui qui ne l'avait pas crue, qui s'¨¦tait priv¨¦ d'elle pour ne pas faire comme l'autre! et lui qui venait de se la laisser prendre sous le nez, qui avait pouss¨¦ la b¨ºtise jusqu'¨¤ s'¨¦gayer salement ¨¤ les voir! Cela le rendait fou, il serrait les poings, il aurait mang¨¦ cet homme, dans un de ces besoins de tuer o¨´ il voyait rouge. Pendant une demi-heure, la promenade dura. Lorsque Chaval et Catherine approch¨¨rent du Voreux, ils ralentirent encore leur marche, ils s'arr¨ºt¨¨rent deux fois au bord du canal, trois fois le long du terri, tr¨¨s gais maintenant, s'amusant ¨¤ de petits jeux tendres. ¨¦tienne devait s'arr¨ºter lui aussi, faire les m¨ºmes stations, de peur d'¨ºtre aper?u. Il s'effor?ait de n'avoir plus qu'un regret brutal: ?a lui apprendrait ¨¤ m¨¦nager les filles, par bonne ¨¦ducation. Puis, apr¨¨s le Voreux, libre enfin d'aller d?ner chez Rasseneur, il continua de les suivre, il les accompagna au coron, demeura l¨¤, debout dans l'ombre, pendant un quart d'heure, ¨¤ attendre que Chaval laissat Catherine rentrer chez elle. Et, lorsqu'il fut bien s?r qu'ils n'¨¦taient plus ensemble, il marcha de nouveau, il poussa tr¨¨s loin sur la route de Marchiennes, pi¨¦tinant, ne songeant ¨¤ rien, trop ¨¦touff¨¦ et trop triste pour s'enfermer dans une chambre. Une heure plus tard seulement, vers neuf heures, ¨¦tienne retraversa le coron, en se disant qu'il fallait manger et se coucher, s'il voulait ¨ºtre debout le matin, ¨¤ quatre heures. Le village dormait d¨¦j¨¤, tout noir dans la nuit. Pas une lueur ne glissait des persiennes closes, les longues fa?ades s'alignaient, avec le sommeil pesant des casernes qui ronflent. Seul, un chat se sauva au travers des jardins vides. C'¨¦tait la fin de la journ¨¦e, l'¨¦crasement des travailleurs tombant de la table au lit, assomm¨¦s de fatigue et de nourriture. Chez Rasseneur, dans la salle ¨¦clair¨¦e, un machineur et deux ouvriers du jour buvaient des chopes. Mais, avant de rentrer, ¨¦tienne s'arr¨ºta, jeta un dernier regard aux t¨¦n¨¨bres. Il retrouvait la m¨ºme immensit¨¦ noire que le matin, lorsqu'il ¨¦tait arriv¨¦ par le grand vent. Devant lui, le Voreux s'accroupissait de son air de b¨ºte mauvaise, vague, piqu¨¦ de quelques lueurs de lanterne. Les trois brasiers du terri br?laient en l'air, pareils ¨¤ des lunes sanglantes, d¨¦tachant par instants les silhouettes d¨¦mesur¨¦es du p¨¨re Bonnemort et de son cheval jaune. Et, au-del¨¤, dans la plaine rase, l'ombre avait tout submerg¨¦, Montsou, Marchiennes, la for¨ºt de Vandame, la vaste mer de betteraves et de bl¨¦, o¨´ ne luisaient plus, comme des phares lointains, que les feux bleus des hauts fourneaux et les feux rouges des fours ¨¤ coke. Peu ¨¤ peu, la nuit se noyait, la pluie tombait maintenant, lente, continue, ab?mant ce n¨¦ant au fond de son ruissellement monotone; tandis qu'une seule voix s'entendait encore, la respiration grosse et lente de la machine d'¨¦puisement, qui jour et nuit soufflait. Troisi¨¨me partie I Le lendemain, les jours suivants, ¨¦tienne reprit son travail ¨¤ la fosse. Il s'accoutumait, son existence se r¨¦glait sur cette besogne et ces habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si dures au d¨¦but. Une seule aventure coupa la monotonie de la premi¨¨re quinzaine, une fi¨¨vre ¨¦ph¨¦m¨¨re qui le tint quarante-huit heures au lit, les membres bris¨¦s, la t¨ºte br?lante, r¨ºvassant, dans un demi-d¨¦lire, qu'il poussait sa berline au fond d'une voie trop ¨¦troite, o¨´ son corps ne pouvait passer. C'¨¦tait simplement la courbature de l'apprentissage, un exc¨¨s de fatigue dont il se remit tout de suite. Et les jours succ¨¦daient aux jours, des semaines, des mois s'¨¦coul¨¨rent. Maintenant, comme les camarades, il se levait ¨¤ trois heures, buvait le caf¨¦, emportait la double tartine que madame Rasseneur lui pr¨¦parait d¨¨s la veille. R¨¦guli¨¨rement, en se rendant le matin ¨¤ la fosse, il rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se coucher, et en sortant l'apr¨¨s-midi, il se croisait avec Bouteloup qui arrivait prendre sa tache. Il avait le b¨¦guin, la culotte, la veste de toile, il grelottait et il se chauffait le dos ¨¤ la baraque, devant le grand feu. Puis venait l'attente, pieds nus, ¨¤ la recette, travers¨¦e de furieux courants d'air. Mais la machine, dont les gros membres d'acier, ¨¦toil¨¦s de cuivre, luisaient l¨¤-haut, dans l'ombre, ne le pr¨¦occupait plus, ni les cables qui filaient d'une aile noire et muette d'oiseau nocturne, ni les cages ¨¦mergeant et plongeant sans cesse, au milieu du vacarme des signaux, des ordres cri¨¦s, des berlines ¨¦branlant les dalles de fonte. Sa lampe br?lait mal, ce sacr¨¦ lampiste n'avait pas d? la nettoyer; et il ne se d¨¦gourdissait que lorsque Mouquet les emballait tous, avec des claques de farceur qui sonnaient sur le derri¨¨re des filles. La cage se d¨¦crochait, tombait comme une pierre au fond d'un trou, sans qu'il tournat seulement la t¨ºte pour voir fuir le jour. Jamais il ne songeait ¨¤ une chute possible, il se retrouvait chez lui ¨¤ mesure qu'il descendait dans les t¨¦n¨¨bres, sous la pluie battante. En bas, ¨¤ l'accrochage, lorsque Pierron les avait d¨¦ball¨¦s, de son air de douceur cafarde, c'¨¦tait toujours le m¨ºme pi¨¦tinement de troupeau, les chantiers s'en allant chacun ¨¤ sa taille, d'un pas tra?nard. Lui, d¨¦sormais, connaissait les galeries de la mine mieux que les rues de Montsou, savait qu'il fallait tourner ici, se baisser plus loin, ¨¦viter ailleurs une flaque d'eau. Il avait pris une telle habitude de ces deux kilom¨¨tres sous terre, qu'il les aurait faits sans lampe, les mains dans les poches. Et, toutes les fois, les m¨ºmes rencontres se produisaient, un porion ¨¦clairant au passage la face des ouvriers, le p¨¨re Mouque amenant un cheval, B¨¦bert conduisant Bataille qui s'¨¦brouait, Jeanlin courant derri¨¨re le train pour refermer les portes d'a¨¦rage, et la grosse Mouquette, et la maigre Lydie poussant leurs berlines. A la longue, ¨¦tienne souffrait aussi beaucoup moins de l'humidit¨¦ et de l'¨¦touffement de la taille. La chemin¨¦e lui semblait tr¨¨s commode pour monter, comme s'il e?t fondu et qu'il p?t passer par des fentes, o¨´ il n'aurait point risqu¨¦ une main jadis. Il respirait sans malaise les poussi¨¨res du charbon, voyait clair dans la nuit, suait tranquille, fait ¨¤ la sensation d'avoir du matin au soir ses v¨ºtements tremp¨¦s sur le corps. Du reste, il ne d¨¦pensait plus maladroitement ses forces, une adresse lui ¨¦tait venue, si rapide, qu'elle ¨¦tonnait le chantier. Au bout de trois semaines, on le citait parmi les bons herscheurs de la fosse: pas un ne roulait sa berline jusqu'au plan inclin¨¦, d'un train plus vif, ni ne l'emballait ensuite, avec autant de correction. Sa petite taille lui permettait de se glisser partout, et ses bras avaient beau ¨ºtre fins et blancs comme ceux d'une femme, ils paraissaient en fer sous la peau d¨¦licate, tellement ils menaient rudement la besogne. Jamais il ne se plaignait, par fiert¨¦ sans doute, m¨ºme quand il ralait de fatigue. On ne lui reprochait que de ne pas comprendre la plaisanterie, tout de suite fach¨¦, d¨¨s qu'on voulait taper sur lui. Au demeurant, il ¨¦tait accept¨¦, regard¨¦ comme un vrai mineur, dans cet ¨¦crasement de l'habitude qui le r¨¦duisait un peu chaque jour ¨¤ une fonction de machine. Maheu surtout se prenait d'amiti¨¦ pour ¨¦tienne, car il avait le respect de l'ouvrage bien fait. Puis, ainsi que les autres, il sentait que ce gar?on avait une instruction sup¨¦rieure ¨¤ la sienne: il le voyait lire, ¨¦crire, dessiner des bouts de plan, il l'entendait causer de choses dont, lui, ignorait jusqu'¨¤ l'existence. Cela ne l'¨¦tonnait pas, les houilleurs sont de rudes hommes qui ont la t¨ºte plus dure que les machineurs; mais il ¨¦tait surpris du courage de ce petit-l¨¤, de la fa?on gaillarde dont il avait mordu au charbon, pour ne pas crever de faim. C'¨¦tait le premier ouvrier de rencontre qui s'acclimatait si promptement. Aussi, lorsque l'abattage pressait et qu'il ne voulait pas d¨¦ranger un haveur, chargeait-il le jeune homme du boisage, certain de la propret¨¦ et de la solidit¨¦ du travail. Les chefs le tracassaient toujours sur cette maudite question des bois, il craignait ¨¤ chaque heure de voir appara?tre l'ing¨¦nieur N¨¦grel, suivi de Dansaert, criant, discutant, faisant tout recommencer; et il avait remarqu¨¦ que le boisage de son herscheur satisfaisait ces messieurs davantage, malgr¨¦ leurs airs de n'¨ºtre jamais contents et de r¨¦p¨¦ter que la Compagnie, un jour ou l'autre, prendrait une mesure radicale. Les choses tra?naient, un sourd m¨¦contentement fermentait dans la fosse, Maheu lui-m¨ºme, si calme, finissait par fermer les poings. Il y avait eu d'abord une rivalit¨¦ entre Zacharie et ¨¦tienne. Un soir, ils s'¨¦taient menac¨¦s d'une paire de gifles. Mais le premier, brave gar?on et se moquant de ce qui n'¨¦tait pas son plaisir, tout de suite apais¨¦ par l'offre amicale d'une chope, avait d? s'incliner bient?t devant la sup¨¦riorit¨¦ du nouveau venu. Levaque, lui aussi, faisait bon visage maintenant, causait politique avec le herscheur, qui avait, disait-il, ses id¨¦es. Et, parmi les hommes du marchandage, celui-ci ne sentait plus une hostilit¨¦ sourde que chez le grand Chaval, non pas qu'ils parussent se bouder, car ils ¨¦taient devenus camarades au contraire; seulement, leurs regards se mangeaient, quand ils plaisantaient ensemble. Catherine, entre eux, avait repris son train de fille lasse et r¨¦sign¨¦e, pliant le dos, poussant sa berline, gentille toujours pour son compagnon de roulage qui l'aidait ¨¤ son tour, soumise d'autre part aux volont¨¦s de son amant dont elle subissait ouvertement les caresses. C'¨¦tait une situation accept¨¦e, un m¨¦nage reconnu sur lequel la famille elle-m¨ºme fermait les yeux, ¨¤ ce point que Chaval emmenait chaque soir la herscheuse derri¨¨re le terri, puis la ramenait jusqu'¨¤ la porte de ses parents, o¨´ il l'embrassait une derni¨¨re fois, devant tout le coron. ¨¦tienne, qui croyait en avoir pris son parti, la taquinait souvent avec ces promenades, lachant pour rire des mots crus, comme on en lache entre gar?ons et filles, au fond des tailles; et elle r¨¦pondait sur le m¨ºme ton, disait par cranerie ce que son galant lui avait fait, troubl¨¦e cependant et palissante, lorsque les yeux du jeune homme rencontraient les siens. Tous les deux d¨¦tournaient la t¨ºte, restaient parfois une heure sans se parler, avec l'air de se ha?r pour des choses enterr¨¦es en eux, et sur lesquelles ils ne s'expliquaient point. Le printemps ¨¦tait venu. ¨¦tienne, un jour, au sortir du puits, avait re?u ¨¤ la face cette bouff¨¦e ti¨¨de d'avril, une bonne odeur de terre jeune, de verdure tendre, de grand air pur; et, maintenant, ¨¤ chaque sortie, le printemps sentait meilleur et le chauffait davantage, apr¨¨s ses dix heures de travail dans l'¨¦ternel hiver du fond, au milieu de ces t¨¦n¨¨bres humides que jamais ne dissipait aucun ¨¦t¨¦. Les jours s'allongeaient encore, il avait fini, en mai, par descendre au soleil levant, lorsque le ciel vermeil ¨¦clairait le Voreux d'une poussi¨¨re d'aurore, o¨´ la vapeur blanche des ¨¦chappements montait toute rose. On ne grelottait plus, une haleine ti¨¨de soufflait des lointains de la plaine, pendant que les alouettes, tr¨¨s haut, chantaient. Puis, ¨¤ trois heures, il avait l'¨¦blouissement du soleil devenu br?lant, incendiant l'horizon, rougissant les briques sous la crasse du charbon. En juin, les bl¨¦s ¨¦taient grands d¨¦j¨¤, d'un vert bleu qui tranchait sur le vert noir des betteraves. C'¨¦tait une mer sans fin, ondulante au moindre vent, qu'il voyait s'¨¦taler et cro?tre de jour en jour, surpris parfois comme s'il la trouvait le soir plus enfl¨¦e de verdure que le matin. Les peupliers du canal s'empanachaient de feuilles. Des herbes envahissaient le terri, des fleurs couvraient les pr¨¦s, toute une vie germait, jaillissait de cette terre, pendant qu'il geignait sous elle, l¨¤-bas, de mis¨¨re et de fatigue. Maintenant, lorsque ¨¦tienne se promenait, le soir, ce n'¨¦tait plus derri¨¨re le terri qu'il effarouchait des amoureux. Il suivait leurs sillages dans les bl¨¦s, il devinait leurs nids d'oiseaux paillards, aux remous des ¨¦pis jaunissants et des grands coquelicots rouges. Zacharie et Philom¨¨ne y retournaient par une habitude de vieux m¨¦nage; la m¨¨re Br?l¨¦, toujours aux trousses de Lydie, la d¨¦nichait ¨¤ chaque instant avec Jeanlin, terr¨¦s si profond¨¦ment ensemble, qu'il fallait mettre le pied sur eux pour les d¨¦cider ¨¤ s'envoler; et, quant ¨¤ la Mouquette, elle g?tait partout, on ne pouvait traverser un champ, sans voir sa t¨ºte plonger, tandis que ses pieds seuls surnageaient, dans des culbutes ¨¤ pleine ¨¦chine. Mais tous ceux-l¨¤ ¨¦taient bien libres, le jeune homme ne trouvait ?a coupable que les soirs o¨´ il rencontrait Catherine et Chaval. Deux fois, il les vit, ¨¤ son approche, s'abattre au milieu d'une pi¨¨ce, dont les tiges immobiles rest¨¨rent mortes ensuite. Une autre fois, comme il suivait un ¨¦troit chemin, les yeux clairs de Catherine lui apparurent au ras des bl¨¦s, puis se noy¨¨rent. Alors, la plaine immense lui semblait trop petite, il pr¨¦f¨¦rait passer la soir¨¦e chez Rasseneur, ¨¤ l'Avantage. --Madame Rasseneur, donnez-moi une chope... Non, je ne sortirai pas ce soir, j'ai les jambes cass¨¦es. Et il se tournait vers un camarade, qui se tenait d'habitude assis ¨¤ la table du fond, la t¨ºte contre le mur. --Souvarine, tu n'en prends pas une? --Merci, rien du tout. ¨¦tienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant l¨¤, c?te ¨¤ c?te. C'¨¦tait un machineur du Voreux, qui occupait en haut la chambre meubl¨¦e, voisine de la sienne. Il devait avoir une trentaine d'ann¨¦es, mince, blond, avec une figure fine, encadr¨¦e de grands cheveux et d'une barbe l¨¦g¨¨re. Ses dents blanches et pointues, sa bouche et son nez minces, le rose de son teint, lui donnaient un air de fille, un air de douceur ent¨ºt¨¦e, que le reflet gris de ses yeux d'acier ensauvageait par ¨¦clairs. Dans sa chambre d'ouvrier pauvre, il n'avait qu'une caisse de papiers et de livres. Il ¨¦tait Russe, ne parlait jamais de lui, laissait courir des l¨¦gendes sur son compte. Les houilleurs, tr¨¨s d¨¦fiants devant les ¨¦trangers, le flairant d'une autre classe ¨¤ ses mains petites de bourgeois, avaient d'abord imagin¨¦ une aventure, un assassinat dont il fuyait le chatiment. Puis, il s'¨¦tait montr¨¦ si fraternel pour eux, sans fiert¨¦, distribuant ¨¤ la marmaille du coron tous les sous de ses poches, qu'ils l'acceptaient ¨¤ cette heure, rassur¨¦s par le mot de r¨¦fugi¨¦ politique qui circulait, mot vague o¨´ ils voyaient une excuse, m¨ºme au crime, et comme une camaraderie de souffrance. Les premi¨¨res semaines, ¨¦tienne l'avait trouv¨¦ d'une r¨¦serve farouche. Aussi ne connut-il son histoire que plus tard. Souvarine ¨¦tait le dernier-n¨¦ d'une famille noble du gouvernement de Toula. A Saint-P¨¦tersbourg, o¨´ il faisait sa m¨¦decine, la passion socialiste qui emportait alors toute la jeunesse russe l'avait d¨¦cid¨¦ ¨¤ apprendre un m¨¦tier manuel, celui de m¨¦canicien, pour se m¨ºler au peuple, pour le conna?tre et l'aider en fr¨¨re. Et c'¨¦tait de ce m¨¦tier qu'il vivait maintenant, apr¨¨s s'¨ºtre enfui ¨¤ la suite d'un attentat manqu¨¦ contre la vie de l'empereur: pendant un mois, il avait v¨¦cu dans la cave d'un fruitier, creusant une mine au travers de la rue, chargeant des bombes, sous la continuelle menace de sauter avec la maison. Reni¨¦ par sa famille, sans argent, mis comme ¨¦tranger ¨¤ l'index des ateliers fran?ais qui voyaient en lui un espion, il mourait de faim, lorsque la Compagnie de Montsou l'avait enfin embauch¨¦, dans une heure de presse. Depuis un an, il y travaillait en bon ouvrier, sobre, silencieux, faisant une semaine le service de jour et une semaine le service de nuit, si exact, que les chefs le citaient en exemple. --Tu n'as donc jamais soif? lui demandait ¨¦tienne en riant. Et il r¨¦pondait de sa voix douce, presque sans accent: --J'ai soif quand je mange. Son compagnon le plaisantait aussi sur les filles, jurait l'avoir vu avec une herscheuse dans les bl¨¦s, du c?t¨¦ des Bas-de-Soie. Alors, il haussait les ¨¦paules, plein d'une indiff¨¦rence tranquille. Une herscheuse, pour quoi faire? La femme ¨¦tait pour lui un gar?on, un camarade, quand elle avait la fraternit¨¦ et le courage d'un homme. Autrement, ¨¤ quoi bon se mettre au coeur une lachet¨¦ possible? Ni femme, ni ami, il ne voulait aucun lien, il ¨¦tait libre de son sang et du sang des autres. Chaque soir, vers neuf heures, lorsque le cabaret se vidait, ¨¦tienne restait ainsi ¨¤ causer avec Souvarine. Lui buvait sa bi¨¨re ¨¤ petits coups, le machineur fumait de continuelles cigarettes, dont le tabac avait, ¨¤ la longue, roussi ses doigts minces. Ses yeux vagues de mystique suivaient la fum¨¦e au travers d'un r¨ºve; sa main gauche, pour s'occuper, tatonnante et nerveuse, cherchait dans le vide; et il finissait, d'habitude, par installer sur ses genoux un lapin familier, une grosse m¨¨re toujours pleine, qui vivait lach¨¦e en libert¨¦, dans la maison. Cette lapine, qu'il avait lui-m¨ºme appel¨¦e Pologne, s'¨¦tait mise ¨¤ l'adorer, venait flairer son pantalon, se dressait, le grattait de ses pattes, jusqu'¨¤ ce qu'il l'e?t prise comme un enfant. Puis, tass¨¦e contre lui, les oreilles rabattues, elle fermait les yeux; tandis que, sans se lasser, d'un geste de caresse inconscient, il passait la main sur la soie grise de son poil, l'air calm¨¦ par cette douceur ti¨¨de et vivante. --Vous savez, dit un soir ¨¦tienne, j'ai re?u une lettre de Pluchart. Il n'y avait plus l¨¤ que Rasseneur. Le dernier client ¨¦tait parti, rentrant au coron qui se couchait. --Ah! s'¨¦cria le cabaretier, debout devant ses deux locataires. O¨´ en est-il, Pluchart? ¨¦tienne, depuis deux mois, entretenait une correspondance suivie avec le m¨¦canicien de Lille, auquel il avait eu l'id¨¦e d'apprendre son embauchement ¨¤ Montsou, et qui maintenant l'endoctrinait, frapp¨¦ de la propagande qu'il pouvait faire au milieu des mineurs. --Il en est, que l'association en question marche tr¨¨s bien. On adh¨¨re de tous les c?t¨¦s, para?t-il. --Qu'est-ce que tu en dis, toi, de leur soci¨¦t¨¦? demanda Rasseneur ¨¤ Souvarine. Celui-ci, qui grattait tendrement la t¨ºte de Pologne, souffla un jet de fum¨¦e, en murmurant de son air tranquille: --Encore des b¨ºtises! Mais ¨¦tienne s'enflammait. Toute une pr¨¦disposition de r¨¦volte le jetait ¨¤ la lutte du travail contre le capital, dans les illusions premi¨¨res de son ignorance. C'¨¦tait de l'Association internationale des travailleurs qu'il s'agissait, de cette fameuse Internationale qui venait de se cr¨¦er ¨¤ Londres. N'y avait-il pas l¨¤ un effort superbe, une campagne o¨´ la justice allait enfin triompher? Plus de fronti¨¨res, les travailleurs du monde entier se levant, s'unissant, pour assurer ¨¤ l'ouvrier le pain qu'il gagne. Et quelle organisation simple et grande: en bas, la section, qui repr¨¦sente la commune; puis, la f¨¦d¨¦ration, qui groupe les sections d'une m¨ºme province; puis, la nation, et au-dessus, enfin, l'humanit¨¦, incarn¨¦e dans un Conseil g¨¦n¨¦ral, o¨´ chaque nation ¨¦tait repr¨¦sent¨¦e par un secr¨¦taire correspondant. Avant six mois, on aurait conquis la terre, on dicterait des lois aux patrons, s'ils faisaient les m¨¦chants. --Des b¨ºtises! r¨¦p¨¦ta Souvarine. Votre Karl Marx en est encore ¨¤ vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de politique, pas de conspiration, n'est-ce pas? tout au grand jour, et uniquement pour la hausse des salaires... Fichez-moi donc la paix, avec votre ¨¦volution! Allumez le feu aux quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-¨ºtre en repoussera-t-il un meilleur. ¨¦tienne se mit ¨¤ rire. Il n'entendait pas toujours les paroles de son camarade, cette th¨¦orie de la destruction lui semblait une pose. Rasseneur, encore plus pratique, et d'un bon sens d'homme ¨¦tabli, ne daigna pas se facher. Il voulait seulement pr¨¦ciser les choses. --Alors, quoi? tu vas tenter de cr¨¦er une section ¨¤ Montsou? C'¨¦tait ce que d¨¦sirait Pluchart, qui ¨¦tait secr¨¦taire de la F¨¦d¨¦ration du Nord. Il insistait particuli¨¨rement sur les services que l'Association rendrait aux mineurs, s'ils se mettaient un jour en gr¨¨ve. ¨¦tienne, justement, croyait la gr¨¨ve prochaine: l'affaire des bois finirait mal, il ne fallait plus qu'une exigence de la Compagnie pour r¨¦volter toutes les fosses. --L'emb¨ºtant, c'est les cotisations, d¨¦clara Rasseneur d'un ton judicieux. Cinquante centimes par an pour le fonds g¨¦n¨¦ral, deux francs pour la section, ?a n'a l'air de rien, et je parie que beaucoup refuseront de les donner. --D'autant plus, ajouta ¨¦tienne, qu'on devrait d'abord cr¨¦er ici une caisse de pr¨¦voyance, dont nous ferions ¨¤ l'occasion une caisse de r¨¦sistance... N'importe, il est temps de songer ¨¤ ces choses. Moi, je suis pr¨ºt, si les autres sont pr¨ºts. Il y eut un silence. La lampe ¨¤ p¨¦trole fumait sur le comptoir. Par la porte grande ouverte, on entendait distinctement la pelle d'un chauffeur du Voreux chargeant un foyer de la machine. --Tout est si cher! reprit madame Rasseneur, qui ¨¦tait entr¨¦e et qui ¨¦coutait d'un air sombre, comme grandie dans son ¨¦ternelle robe noire. Si je vous disais que j'ai pay¨¦ les oeufs vingt-deux sous... Il faudra que ?a p¨¨te. Les trois hommes, cette fois, furent du m¨ºme avis. Ils parlaient l'un apr¨¨s l'autre, d'une voix d¨¦sol¨¦e, et les dol¨¦ances commenc¨¨rent. L'ouvrier ne pouvait pas tenir le coup, la r¨¦volution n'avait fait qu'aggraver ses mis¨¨res, c'¨¦taient les bourgeois qui s'engraissaient depuis 89, si goul?ment, qu'ils ne lui laissaient m¨ºme pas le fond des plats ¨¤ torcher. Qu'on dise un peu si les travailleurs avaient eu leur part raisonnable, dans l'extraordinaire accroissement de la richesse et du bien-¨ºtre, depuis cent ans? On s'¨¦tait fichu d'eux en les d¨¦clarant libres: oui, libres de crever de faim, ce dont ils ne se privaient gu¨¨re. ?a ne mettait pas du pain dans la huche, de voter pour des gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans plus songer aux mis¨¦rables qu'¨¤ leurs vieilles bottes. Non, d'une fa?on ou d'une autre, il fallait en finir, que ce f?t gentiment, par des lois, par une entente de bonne amiti¨¦, ou que ce f?t en sauvages, en br?lant tout et en se mangeant les uns les autres. Les enfants verraient s?rement cela, si les vieux ne le voyaient pas, car le si¨¨cle ne pouvait s'achever sans qu'il y e?t une autre r¨¦volution, celle des ouvriers cette fois, un chambardement qui nettoierait la soci¨¦t¨¦ du haut en bas, et qui la rebatirait avec plus de propret¨¦ et de justice. --Il faut que ?a p¨¨te, r¨¦p¨¦ta ¨¦nergiquement madame Rasseneur. --Oui, oui, cri¨¨rent-ils tous les trois, il faut que ?a p¨¨te. Souvarine flattait maintenant les oreilles de Pologne, dont le nez se frisait de plaisir. Il dit ¨¤ demi-voix, les yeux perdus, comme pour lui-m¨ºme: --Augmenter le salaire, est-ce qu'on peut? Il est fix¨¦ par la loi d'airain ¨¤ la plus petite somme indispensable, juste le n¨¦cessaire pour que les ouvriers mangent du pain sec et fabriquent des enfants... S'il tombe trop bas, les ouvriers cr¨¨vent, et la demande de nouveaux hommes le fait remonter. S'il monte trop haut, l'offre trop grande le fait baisser... C'est l'¨¦quilibre des ventres vides, la condamnation perp¨¦tuelle au bagne de la faim. Quand il s'oubliait de la sorte, abordant des sujets de socialiste instruit, ¨¦tienne et Rasseneur demeuraient inquiets, troubl¨¦s par ses affirmations d¨¦solantes, auxquelles ils ne savaient que r¨¦pondre. --Entendez-vous! reprit-il avec son calme habituel, en les regardant, il faut tout d¨¦truire, ou la faim repoussera. Oui! l'anarchie, plus rien, la terre lav¨¦e par le sang, purifi¨¦e par l'incendie!... On verra ensuite. --Monsieur a bien raison, d¨¦clara madame Rasseneur, qui, dans ses violences r¨¦volutionnaires, se montrait d'une grande politesse. ¨¦tienne, d¨¦sesp¨¦r¨¦ de son ignorance, ne voulut pas discuter davantage. Il se leva, en disant: --Allons nous coucher. Tout ?a ne m'emp¨ºchera pas de me lever ¨¤ trois heures. D¨¦j¨¤ Souvarine, apr¨¨s avoir souffl¨¦ le bout de cigarette coll¨¦ ¨¤ ses l¨¨vres, prenait d¨¦licatement la grosse lapine sous le ventre, pour la poser ¨¤ terre. Rasseneur fermait la maison. Ils se s¨¦par¨¨rent en silence, les oreilles bourdonnantes, la t¨ºte comme enfl¨¦e des questions graves qu'ils remuaient. Et, chaque soir, c'¨¦taient des conversations semblables, dans la salle nue, autour de l'unique chope qu'¨¦tienne mettait une heure ¨¤ vider. Un fonds d'id¨¦es obscures, endormies en lui, s'agitait, s'¨¦largissait. D¨¦vor¨¦ surtout du besoin de savoir, il avait h¨¦sit¨¦ longtemps ¨¤ emprunter des livres ¨¤ son voisin, qui malheureusement ne poss¨¦dait gu¨¨re que des ouvrages allemands et russes. Enfin, il s'¨¦tait fait pr¨ºter un livre fran?ais sur les Soci¨¦t¨¦s coop¨¦ratives, encore des b¨ºtises, disait Souvarine; et il lisait aussi r¨¦guli¨¨rement un journal que ce dernier recevait, _Le Combat_, feuille anarchiste publi¨¦e ¨¤ Gen¨¨ve. D'ailleurs, malgr¨¦ leurs rapports quotidiens, il le trouvait toujours aussi ferm¨¦, avec son air de camper dans la vie, sans int¨¦r¨ºts, ni sentiments, ni biens d'aucune sorte. Ce fut vers les premiers jours de juillet que la situation d'¨¦tienne s'am¨¦liora. Au milieu de cette vie monotone, sans cesse recommen?ante de la mine, un accident s'¨¦tait produit: les chantiers de la veine Guillaume venaient de tomber sur un brouillage, toute une perturbation dans la couche, qui annon?ait certainement l'approche d'une faille; et, en effet, on avait bient?t rencontr¨¦ cette faille, que les ing¨¦nieurs, malgr¨¦ leur grande connaissance du terrain, ignoraient encore. Cela bouleversait la fosse, on ne causait que de la veine disparue, gliss¨¦e sans doute plus bas, de l'autre c?t¨¦ de la faille. Les vieux mineurs ouvraient d¨¦j¨¤ les narines, comme de bons chiens lanc¨¦s ¨¤ la chasse de la houille. Mais, en attendant, les chantiers ne pouvaient rester les bras crois¨¦s, et des affiches annonc¨¨rent que la Compagnie allait mettre aux ench¨¨res de nouveaux marchandages. Maheu, un jour, ¨¤ la sortie, accompagna ¨¦tienne et lui offrit d'entrer comme haveur dans son marchandage, ¨¤ la place de Levaque pass¨¦ ¨¤ un autre chantier. L'affaire ¨¦tait d¨¦j¨¤ arrang¨¦e avec le ma?tre-porion et l'ing¨¦nieur, qui se montraient tr¨¨s contents du jeune homme. Aussi ¨¦tienne n'eut-il qu'¨¤ accepter ce rapide avancement, heureux de l'estime croissante o¨´ Maheu le tenait. D¨¨s le soir, ils retourn¨¨rent ensemble ¨¤ la fosse prendre connaissance des affiches. Les tailles mises aux ench¨¨res se trouvaient ¨¤ la veine Filonni¨¨re, dans la galerie nord du Voreux. Elles semblaient peu avantageuses, le mineur hochait la t¨ºte ¨¤ la lecture que le jeune homme lui faisait des conditions. En effet, le lendemain, quand ils furent descendus et qu'il l'eut emmen¨¦ visiter la veine, il lui fit remarquer l'¨¦loignement de l'accrochage, la nature ¨¦bouleuse du terrain, le peu d'¨¦paisseur et la duret¨¦ du charbon. Pourtant, si l'on voulait manger, il fallait travailler. Aussi, le dimanche suivant, all¨¨rent-ils aux ench¨¨res, qui avaient lieu dans la baraque, et que l'ing¨¦nieur de la fosse, assist¨¦ du ma?tre-porion, pr¨¦sidait, en l'absence de l'ing¨¦nieur divisionnaire. Cinq ¨¤ six cents charbonniers se trouvaient l¨¤, en face de la petite estrade, plant¨¦e dans un coin; et les adjudications marchaient d'un tel train, qu'on entendait seulement un sourd tumulte de voix, des chiffres cri¨¦s, ¨¦touff¨¦s par d'autres chiffres. Un instant, Maheu eut peur de ne pouvoir obtenir un des quarante marchandages offerts par la Compagnie. Tous les concurrents baissaient, inquiets des bruits de crise, pris de la panique du ch?mage. L'ing¨¦nieur N¨¦grel ne se pressait pas devant cet acharnement, laissait tomber les ench¨¨res aux plus bas chiffres possibles, tandis que Dansaert, d¨¦sireux de hater encore les choses, mentait sur l'excellence des march¨¦s. Il fallut que Maheu, pour avoir ses cinquante m¨¨tres d'avancement, luttat contre un camarade, qui s'obstinait, lui aussi; ¨¤ tour de r?le, ils retiraient chacun un centime de la berline; et, s'il demeura vainqueur, ce fut en abaissant tellement le salaire, que le porion Richomme, debout derri¨¨re lui, se fachait entre ses dents, le poussait du coude, en grognant avec col¨¨re que jamais il ne s'en tirerait, ¨¤ ce prix-l¨¤. Quand ils sortirent, ¨¦tienne jurait. Et il ¨¦clata devant Chaval, qui revenait des bl¨¦s en compagnie de Catherine, flanant, pendant que le beau-p¨¨re s'occupait des affaires s¨¦rieuses. --Nom de Dieu! cria-t-il, en voil¨¤ un ¨¦gorgement!... Alors, aujourd'hui, c'est l'ouvrier qu'on force ¨¤ manger l'ouvrier! Chaval s'emporta; jamais il n'aurait baiss¨¦, lui! Et Zacharie, venu par curiosit¨¦, d¨¦clara que c'¨¦tait d¨¦go?tant. Mais ¨¦tienne les fit taire d'un geste de sourde violence. --?a finira, nous serons les ma?tres, un jour! Maheu, rest¨¦ muet depuis les ench¨¨res, parut s'¨¦veiller. Il r¨¦p¨¦ta: --Les ma?tres... Ah! foutu sort! ce ne serait pas trop t?t! II C'¨¦tait le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse de Montsou. D¨¨s le samedi soir, les bonnes m¨¦nag¨¨res du coron avaient lav¨¦ leur salle ¨¤ grande eau, un d¨¦luge, des seaux jet¨¦s ¨¤ la vol¨¦e sur les dalles et contre les murs; et le sol n'¨¦tait pas encore sec, malgr¨¦ le sable blanc dont on le semait, tout un luxe co?teux pour ces bourses de pauvre. Cependant, la journ¨¦e s'annon?ait tr¨¨s chaude, un de ces lourds ciels, ¨¦crasants d'orage, qui ¨¦touffent en ¨¦t¨¦ les campagnes du Nord, plates et nues, ¨¤ l'infini. Le dimanche bouleversait les heures du lever, chez les Maheu. Tandis que le p¨¨re, ¨¤ partir de cinq heures, s'enrageait au lit, s'habillait quand m¨ºme, les enfants faisaient jusqu'¨¤ neuf heures la grasse matin¨¦e. Ce jour-l¨¤, Maheu alla fumer une pipe dans son jardin, finit par revenir manger une tartine tout seul, en attendant. Il passa ainsi la matin¨¦e, sans trop savoir ¨¤ quoi: il raccommoda le baquet qui fuyait, colla sous le coucou un portrait du prince imp¨¦rial qu'on avait donn¨¦ aux petits. Cependant, les autres descendaient un ¨¤ un, le p¨¨re Bonnemort avait sorti une chaise pour s'asseoir au soleil, la m¨¨re et Alzire s'¨¦taient mises tout de suite ¨¤ la cuisine. Catherine parut, poussant devant elle L¨¦nore et Henri qu'elle venait d'habiller; et onze heures sonnaient, l'odeur du lapin qui bouillait avec des pommes de terre, emplissait d¨¦j¨¤ la maison, lorsque Zacharie et Jeanlin descendirent les derniers, les yeux bouffis, baillant encore. Du reste, le coron ¨¦tait en l'air, allum¨¦ par la f¨ºte, dans le coup de feu du d?ner, qu'on hatait pour filer en bandes ¨¤ Montsou. Des troupes d'enfants galopaient, des hommes en bras de chemise tra?naient des savates, avec le d¨¦hanchement paresseux des jours de repos. Les fen¨ºtres et les portes, grandes ouvertes au beau temps, laissaient voir la file des salles, toutes d¨¦bordantes, en gestes et en cris, du grouillement des familles. Et, d'un bout ¨¤ l'autre des fa?ades, ?a sentait le lapin, un parfum de cuisine riche, qui combattait ce jour-l¨¤ l'odeur inv¨¦t¨¦r¨¦e de l'oignon frit. Les Maheu d?n¨¨rent ¨¤ midi sonnant. Ils ne menaient pas grand vacarme, au milieu des bavardages de porte ¨¤ porte, des voisinages m¨ºlant les femmes, dans un continuel remous d'appels, de r¨¦ponses, d'objets pr¨ºt¨¦s, de mioches chass¨¦s ou ramen¨¦s d'une claque. D'ailleurs, ils ¨¦taient en froid depuis trois semaines avec leurs voisins, les Levaque, au sujet du mariage de Zacharie et de Philom¨¨ne. Les hommes se voyaient, mais les femmes affectaient de ne plus se conna?tre. Cette brouille avait resserr¨¦ les rapports avec la Pierronne. Seulement, la Pierronne, laissant ¨¤ sa m¨¨re Pierron et Lydie, ¨¦tait partie de grand matin pour passer la journ¨¦e chez une cousine, ¨¤ Marchiennes; et l'on plaisantait, car on la connaissait, la cousine: elle avait des moustaches, elle ¨¦tait ma?tre-porion au Voreux. La Maheude d¨¦clara que ce n'¨¦tait gu¨¨re propre, de lacher sa famille, un dimanche de ducasse. Outre le lapin aux pommes de terre, qu'ils engraissaient dans le carin depuis un mois, les Maheu avaient une soupe grasse et le boeuf. La paie de quinzaine ¨¦tait justement tomb¨¦e la veille. Ils ne se souvenaient pas d'un pareil r¨¦gal. M¨ºme ¨¤ la derni¨¨re Sainte-Barbe, cette f¨ºte des mineurs o¨´ ils ne font rien de trois jours, le lapin n'avait pas ¨¦t¨¦ si gras ni si tendre. Aussi les dix paires de machoires, depuis la petite Estelle dont les dents commen?aient ¨¤ pousser, jusqu'au vieux Bonnemort en train de perdre les siennes, travaillaient d'un tel coeur, que les os eux-m¨ºmes disparaissaient. C'¨¦tait bon, la viande; mais ils la dig¨¦raient mal, ils en voyaient trop rarement. Tout y passa, il ne resta qu'un morceau de bouilli pour le soir. On ajouterait des tartines, si l'on avait faim. Ce fut Jeanlin qui disparut le premier. B¨¦bert l'attendait, derri¨¨re l'¨¦cole. Et ils r?d¨¨rent longtemps avant de d¨¦baucher Lydie, que la Br?l¨¦ voulait retenir pr¨¨s d'elle, d¨¦cid¨¦e ¨¤ ne pas sortir. Quand elle s'aper?ut de la fuite de l'enfant, elle hurla, agita ses bras maigres, pendant que Pierron, ennuy¨¦ de ce tapage, s'en allait flaner tranquillement, d'un air de mari qui s'amuse sans remords, en sachant que sa femme, elle aussi, a du plaisir. Le vieux Bonnemort partit ensuite, et Maheu se d¨¦cida ¨¤ prendre l'air, apr¨¨s avoir demand¨¦ ¨¤ la Maheude si elle le rejoindrait, l¨¤-bas. Non, elle ne pouvait gu¨¨re, c'¨¦tait une vraie corv¨¦e, avec les petits; peut-¨ºtre que oui tout de m¨ºme, elle r¨¦fl¨¦chirait, on se retrouverait toujours. Lorsqu'il fut dehors, il h¨¦sita, puis il entra chez les voisins, pour voir si Levaque ¨¦tait pr¨ºt. Mais il trouva Zacharie qui attendait Philom¨¨ne; et la Levaque venait d'entamer l'¨¦ternel sujet du mariage, criait qu'on se fichait d'elle, qu'elle aurait une derni¨¨re explication avec la Maheude. ¨¦tait-ce une existence, de garder les enfants sans p¨¨re de sa fille, lorsque celle-ci roulait avec son amoureux? Philom¨¨ne ayant tranquillement fini de mettre son bonnet, Zacharie l'emmena, en r¨¦p¨¦tant que lui voulait bien, si sa m¨¨re voulait. Du reste, Levaque avait d¨¦j¨¤ fil¨¦, Maheu renvoya aussi la voisine ¨¤ sa femme et se hata de sortir. Bouteloup, qui achevait un morceau de fromage, les deux coudes sur la table, refusa obstin¨¦ment l'offre amicale d'une chope. Il restait ¨¤ la maison, en bon mari. Peu ¨¤ peu, cependant, le coron se vidait, tous les hommes s'en allaient les uns derri¨¨re les autres; tandis que les filles, guettant sur les portes, partaient du c?t¨¦ oppos¨¦, au bras de leurs galants. Comme son p¨¨re tournait le coin de l'¨¦glise, Catherine, qui aper?ut Chaval, se hata de le rejoindre, pour prendre avec lui la route de Montsou. Et la m¨¨re demeur¨¦e seule, au milieu des enfants d¨¦band¨¦s, ne trouvait pas la force de quitter sa chaise, se versait un second verre de caf¨¦ br?lant, qu'elle buvait ¨¤ petits coups. Dans le coron, il n'y avait plus que les femmes, s'invitant, achevant d'¨¦goutter les cafeti¨¨res, autour des tables encore chaudes et grasses du d?ner. Maheu flairait que Levaque ¨¦tait ¨¤ l'Avantage, et il descendit chez Rasseneur, sans hate. En effet, derri¨¨re le d¨¦bit, dans le jardin ¨¦troit ferm¨¦ d'une haie, Levaque faisait une partie de quilles avec des camarades. Debout, ne jouant pas, le p¨¨re Bonnemort et le vieux Mouque suivaient la boule, tellement absorb¨¦s, qu'ils oubliaient m¨ºme de se pousser du coude. Un soleil ardent tapait d'aplomb, il n'y avait qu'une raie d'ombre, le long du cabaret; et ¨¦tienne ¨¦tait l¨¤, buvant sa chope devant une table, ennuy¨¦ de ce que Souvarine venait de le lacher pour monter dans sa chambre. Presque tous les dimanches, le machineur s'enfermait, ¨¦crivait ou lisait. --Joues-tu? demanda Levaque ¨¤ Maheu. Mais celui-ci refusa. Il avait trop chaud, il crevait d¨¦j¨¤ de soif. --Rasseneur! appela ¨¦tienne. Apporte donc une chope. Et, se retournant vers Maheu: --Tu sais, c'est moi qui paie. Maintenant, tous se tutoyaient. Rasseneur ne se pressait gu¨¨re, il fallut l'appeler ¨¤ trois reprises; et ce fut madame Rasseneur qui apporta de la bi¨¨re ti¨¨de. Le jeune homme avait baiss¨¦ la voix pour se plaindre de la maison: des braves gens sans doute, des gens dont les id¨¦es ¨¦taient bonnes; seulement, la bi¨¨re ne valait rien, et des soupes ex¨¦crables! Dix fois d¨¦j¨¤, il aurait chang¨¦ de pension, s'il n'avait pas recul¨¦ devant la course de Montsou. Un jour ou l'autre, il finirait par chercher au coron une famille. --Bien s?r, r¨¦p¨¦tait Maheu de sa voix lente, bien s?r, tu serais mieux dans une famille. Mais des cris ¨¦clat¨¨rent, Levaque avait abattu toutes les quilles d'un coup. Mouque et Bonnemort, le nez vers la terre, gardaient au milieu du tumulte un silence de profonde approbation. Et la joie d'un tel coup d¨¦borda en plaisanteries, surtout lorsque les joueurs aper?urent, par-dessus la haie, la face joyeuse de la Mouquette. Elle r?dait l¨¤ depuis une heure, elle s'¨¦tait enhardie ¨¤ s'approcher, en entendant les rires. --Comment! tu es seule? cria Levaque. Et tes amoureux? --Mes amoureux, je les ai remis¨¦s, r¨¦pondit-elle avec une belle gaiet¨¦ impudente. J'en cherche un. Tous s'offrirent, la chauff¨¨rent de gros mots. Elle refusait de la t¨ºte, riait plus fort, faisait la gentille. Son p¨¨re, du reste, assistait ¨¤ ce jeu, sans m¨ºme quitter des yeux les quilles abattues. --Va! continua Levaque en jetant un regard vers ¨¦tienne, on se doute bien de celui que tu reluques, ma fille!... Faudra le prendre de force. ¨¦tienne, alors, s'¨¦gaya. C'¨¦tait en effet autour de lui que tournait la herscheuse. Et il disait non, amus¨¦ pourtant, mais sans avoir la moindre envie d'elle. Quelques minutes encore, elle resta plant¨¦e derri¨¨re la haie, le regardant de ses grands yeux fixes; puis, elle s'en alla avec lenteur, le visage brusquement s¨¦rieux, comme accabl¨¦e par le lourd soleil. A demi-voix, ¨¦tienne avait repris de longues explications qu'il donnait ¨¤ Maheu, sur la n¨¦cessit¨¦, pour les charbonniers de Montsou, de fonder une caisse de pr¨¦voyance. --Puisque la Compagnie pr¨¦tend qu'elle nous laisse libres, r¨¦p¨¦tait-il, que craignons-nous? Nous n'avons que ses pensions, et elle les distribue ¨¤ son gr¨¦, du moment o¨´ elle ne nous fait aucune retenue. Eh bien! il serait prudent de cr¨¦er, ¨¤ c?t¨¦ de son bon plaisir, une association mutuelle de secours, sur laquelle nous pourrions compter au moins, dans les cas de besoins imm¨¦diats. Et il pr¨¦cisait des d¨¦tails, discutait l'organisation, promettait de prendre toute la peine. --Moi, je veux bien, dit enfin Maheu convaincu. Seulement, ce sont les autres... Tache de d¨¦cider les autres. Levaque avait gagn¨¦, on lacha les quilles pour vider les chopes. Mais Maheu refusa d'en boire une seconde: on verrait plus tard, la journ¨¦e n'¨¦tait pas finie. Il venait de songer ¨¤ Pierron. O¨´ pouvait-il ¨ºtre, Pierron? sans doute ¨¤ l'estaminet Lenfant. Et il d¨¦cida ¨¦tienne et Levaque, tous trois partirent pour Montsou, au moment o¨´ une nouvelle bande envahissait le jeu de quilles de l'Avantage. En chemin, sur le pav¨¦, il fallut entrer au d¨¦bit Casimir, puis ¨¤ l'estaminet du Progr¨¨s. Des camarades les appelaient par les portes ouvertes: pas moyen de dire non. Chaque fois, c'¨¦tait une chope, deux s'ils faisaient la politesse de rendre. Ils restaient l¨¤ dix minutes, ils ¨¦changeaient quatre paroles, et ils recommen?aient plus loin, tr¨¨s raisonnables, connaissant la bi¨¨re, dont ils pouvaient s'emplir, sans autre ennui que de la pisser trop vite, au fur et ¨¤ mesure, claire comme de l'eau de roche. A l'estaminet Lenfant, ils tomb¨¨rent droit sur Pierron qui achevait sa deuxi¨¨me chope, et qui, pour ne pas refuser de trinquer, en avala une troisi¨¨me. Eux, burent naturellement la leur. Maintenant, ils ¨¦taient quatre, ils sortirent avec le projet de voir si Zacharie ne serait pas ¨¤ l'estaminet Tison. La salle ¨¦tait vide, ils demand¨¨rent une chope pour l'attendre un moment. Ensuite, ils song¨¨rent ¨¤ l'estaminet Saint-¨¦loi, y accept¨¨rent une tourn¨¦e du porion Richomme, vagu¨¨rent d¨¨s lors de d¨¦bit en d¨¦bit, sans pr¨¦texte, histoire uniquement de se promener. --Faut aller au Volcan! dit tout d'un coup Levaque, qui s'allumait. Les autres se mirent ¨¤ rire, h¨¦sitants, puis accompagn¨¨rent le camarade, au milieu de la cohue croissante de la ducasse. Dans la salle ¨¦troite et longue du Volcan, sur une estrade de planches dress¨¦e au fond, cinq chanteuses, le rebut des filles publiques de Lille, d¨¦filaient, avec des gestes et un d¨¦colletage de monstres; et les consommateurs donnaient dix sous, lorsqu'ils en voulaient une, derri¨¨re les planches de l'estrade. Il y avait surtout l¨¤ des herscheurs, des moulineurs, jusqu'¨¤ des galibots de quatorze ans, toute la jeunesse des fosses, buvant plus de geni¨¨vre que de bi¨¨re. Quelques vieux mineurs se risquaient aussi, les maris paillards des corons, ceux dont les m¨¦nages tombaient ¨¤ l'ordure. D¨¨s que leur soci¨¦t¨¦ fut assise autour d'une petite table, ¨¦tienne s'empara de Levaque, pour lui expliquer son id¨¦e d'une caisse de pr¨¦voyance. Il avait la propagande obstin¨¦e des nouveaux convertis, qui se cr¨¦ent une mission. --Chaque membre, r¨¦p¨¦tait-il, pourrait bien verser vingt sous par mois. Avec ces vingt sous accumul¨¦s, on aurait, en quatre ou cinq ans, un magot; et, quand on a de l'argent, on est fort, n'est-ce pas? dans n'importe quelle occasion... Hein! qu'en dis-tu? --Moi, je ne dis pas non, r¨¦pondait Levaque d'un air distrait. On en causera. Une blonde ¨¦norme l'excitait; et il s'ent¨ºta ¨¤ rester, lorsque Maheu et Pierron, apr¨¨s avoir bu leur chope, voulurent partir, sans attendre une seconde romance. Dehors, ¨¦tienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui semblait les suivre. Elle ¨¦tait toujours l¨¤, ¨¤ le regarder de ses grands yeux fixes, riant de son rire de bonne fille, comme pour dire: ?Veux-tu?? Le jeune homme plaisanta, haussa les ¨¦paules. Alors, elle eut un geste de col¨¨re et se perdit dans la foule. --O¨´ donc est Chaval? demanda Pierron. --C'est vrai, dit Maheu. Il est pour s?r chez Piquette... Allons chez Piquette. Mais, comme ils arrivaient tous trois ¨¤ l'estaminet Piquette, un bruit de bataille, sur la porte, les arr¨ºta. Zacharie mena?ait du poing un cloutier wallon, trapu et flegmatique; tandis que Chaval, les mains dans les poches, regardait. --Tiens! le voil¨¤, Chaval, reprit tranquillement Maheu. Il est avec Catherine. Depuis cinq grandes heures, la herscheuse et son galant se promenaient ¨¤ travers la ducasse. C'¨¦tait, le long de la route de Montsou, de cette large rue aux maisons basses et peinturlur¨¦es, d¨¦valant en lacet, un flot de peuple qui roulait sous le soleil, pareil ¨¤ une tra?n¨¦e de fourmis, perdues dans la nudit¨¦ rase de la plaine. L'¨¦ternelle boue noire avait s¨¦ch¨¦, une poussi¨¨re noire montait, volait ainsi qu'une nu¨¦e d'orage. Aux deux bords, les cabarets crevaient de monde, rallongeaient leurs tables jusqu'au pav¨¦, o¨´ stationnait un double rang de camelots, des bazars en plein vent, des fichus et des miroirs pour les filles, des couteaux et des casquettes pour les gar?ons; sans compter les douceurs, des drag¨¦es et des biscuits. Devant l'¨¦glise, on tirait de l'arc. Il y avait des jeux de boules, en face des Chantiers. Au coin de la route de Joiselle, ¨¤ c?t¨¦ de la R¨¦gie, dans un enclos de planches, on se ruait ¨¤ un combat de coqs, deux grands coqs rouges, arm¨¦s d'¨¦perons de fer, dont la gorge ouverte saignait. Plus loin, chez Maigrat, on gagnait des tabliers et des culottes, au billard. Et il se faisait de longs silences, la cohue buvait, s'empiffrait sans un cri, une muette indigestion de bi¨¨re et de pommes de terre frites s'¨¦largissait, dans la grosse chaleur, que les po¨ºles de friture, bouillant en plein air, augmentaient encore. Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de trois francs ¨¤ Catherine. A chaque tour, ils rencontraient Mouque et Bonnemort, qui ¨¦taient venus ¨¤ la f¨ºte, et qui, r¨¦fl¨¦chis, la traversaient c?te ¨¤ c?te, de leurs jambes lourdes. Mais une autre rencontre les indigna, ils aper?urent Jeanlin en train d'exciter B¨¦bert et Lydie ¨¤ voler les bouteilles de geni¨¨vre d'un d¨¦bit de hasard, install¨¦ au bord d'un terrain vague. Catherine ne put que gifler son fr¨¨re, la petite galopait d¨¦j¨¤ avec une bouteille. Ces satan¨¦s enfants finiraient au bagne. Alors, en arrivant devant le d¨¦bit de la T¨ºte-Coup¨¦e, Chaval eut l'id¨¦e d'y faire entrer son amoureuse, pour assister ¨¤ un concours de pinsons, affich¨¦ sur la porte depuis huit jours. Quinze cloutiers, des clouteries de Marchiennes, s'¨¦taient rendus ¨¤ l'appel, chacun avec une douzaine de cages; et les petites cages obscures, o¨´ les pinsons aveugl¨¦s restaient immobiles, se trouvaient d¨¦j¨¤ accroch¨¦es ¨¤ une palissade, dans la cour du cabaret. Il s'agissait de compter celui qui, pendant une heure, r¨¦p¨¦terait le plus de fois la phrase de son chant. Chaque cloutier, avec une ardoise, se tenait pr¨¨s de ses cages, marquant, surveillant ses voisins, surveill¨¦ lui-m¨ºme. Et les pinsons ¨¦taient partis, les ?chichou?eux? au chant plus gras, les ?batisecouics? d'une sonorit¨¦ aigu?, tout d'abord timides, ne risquant que de rares phrases, puis s'excitant les uns les autres, pressant le rythme, puis emport¨¦s enfin d'une telle rage d'¨¦mulation, qu'on en voyait tomber et mourir. Violemment, les cloutiers les fouettaient de la voix, leur criaient en wallon de chanter encore, encore, encore un petit coup; tandis que les spectateurs, une centaine de personnes, demeuraient muets, passionn¨¦s, au milieu de cette musique infernale de cent quatre-vingts pinsons r¨¦p¨¦tant tous la m¨ºme cadence, ¨¤ contretemps. Ce fut un ?batisecouic? qui gagna le premier prix, une cafeti¨¨re en fer battu. Catherine et Chaval ¨¦taient l¨¤, lorsque Zacharie et Philom¨¨ne entr¨¨rent. On se serra la main, on resta ensemble. Mais, brusquement, Zacharie se facha, en surprenant un cloutier, venu par curiosit¨¦ avec les camarades, qui pin?ait les cuisses de sa soeur; et elle, tr¨¨s rouge, le faisait taire, tremblante ¨¤ l'id¨¦e d'une tuerie, de tous ces cloutiers se jetant sur Chaval, s'il ne voulait pas qu'on la pin?at. Elle avait bien senti l'homme, elle ne disait rien, par prudence. Du reste, son galant se contentait de ricaner, tous les quatre sortirent, l'affaire sembla finie. Et, ¨¤ peine ¨¦taient-ils entr¨¦s chez Piquette boire une chope, voil¨¤ que le cloutier avait reparu, se fichant d'eux, leur soufflant sous le nez, d'un air de provocation. Zacharie, outr¨¦ dans ses bons sentiments de famille, s'¨¦tait ru¨¦ sur l'insolent. --C'est ma soeur, cochon!... Attends, nom de Dieu! je vas te la faire respecter! On se pr¨¦cipita entre les deux hommes, tandis que Chaval, tr¨¨s calme, r¨¦p¨¦tait: --Laisse donc, ?a me regarde... Je te dis que je me fous de lui! Maheu arrivait avec sa soci¨¦t¨¦, et il calma Catherine et Philom¨¨ne, d¨¦j¨¤ en larmes. On riait maintenant dans la foule, le cloutier avait disparu. Pour achever de noyer ?a, Chaval, qui ¨¦tait chez lui ¨¤ l'estaminet Piquette, offrit des chopes. ¨¦tienne dut trinquer avec Catherine, tous burent ensemble, le p¨¨re, la fille et son galant, le fils et sa ma?tresse, en disant poliment: ?A la sant¨¦ de la compagnie!? Pierron ensuite s'obstina ¨¤ payer sa tourn¨¦e. Et l'on ¨¦tait tr¨¨s d'accord, lorsque Zacharie fut repris d'une rage, ¨¤ la vue de son camarade Mouquet. Il l'appela, pour aller faire, disait-il, son affaire au cloutier. --Faut que je le cr¨¨ve!... Tiens! Chaval, garde Philom¨¨ne avec Catherine. Je vais revenir. Maheu, ¨¤ son tour, offrait des chopes. Apr¨¨s tout, si le gar?on voulait venger sa soeur, ce n'¨¦tait pas d'un mauvais exemple. Mais, depuis qu'elle avait vu Mouquet, Philom¨¨ne, tranquillis¨¦e, hochait la t¨ºte. Bien s?r que les deux bougres avaient fil¨¦ au Volcan. Les soirs de ducasse, on terminait la f¨ºte au bal du Bon-Joyeux. C'¨¦tait la veuve D¨¦sir qui tenait ce bal, une forte m¨¨re de cinquante ans, d'une rotondit¨¦ de tonneau, mais d'une telle verdeur, qu'elle avait encore six amoureux, un pour chaque jour de la semaine, disait-elle, et les six ¨¤ la fois le dimanche. Elle appelait tous les charbonniers ses enfants, attendrie ¨¤ l'id¨¦e du fleuve de bi¨¨re qu'elle leur versait depuis trente ann¨¦es; et elle se vantait aussi que pas une herscheuse ne devenait grosse, sans s'¨ºtre, ¨¤ l'avance, d¨¦gourdi les jambes chez elle. Le Bon-Joyeux se composait de deux salles: le cabaret, o¨´ se trouvaient le comptoir et des tables; puis, communiquant de plain-pied par une large baie, le bal, vaste pi¨¨ce planch¨¦i¨¦e au milieu seulement, dall¨¦e de briques autour. Une d¨¦coration l'ornait, deux guirlandes de fleurs en papier qui se croisaient d'un angle ¨¤ l'autre du plafond, et que r¨¦unissait, au centre, une couronne des m¨ºmes fleurs; tandis que, le long des murs, s'alignaient des ¨¦cussons dor¨¦s, portant des noms de saints, saint ¨¦loi, patron des ouvriers du fer, saint Cr¨¦pin, patron des cordonniers, sainte Barbe, patronne des mineurs, tout le calendrier des corporations. Le plafond ¨¦tait si bas, que les trois musiciens, dans leur tribune, grande comme une chaire ¨¤ pr¨ºcher, s'¨¦crasaient la t¨ºte. Pour ¨¦clairer, le soir, on accrochait quatre lampes ¨¤ p¨¦trole, aux quatre coins du bal. Ce dimanche-l¨¤, d¨¨s cinq heures, on dansait, au plein jour des fen¨ºtres. Mais ce fut vers sept heures que les salles s'emplirent. Dehors, un vent d'orage s'¨¦tait lev¨¦, soufflant de grandes poussi¨¨res noires, qui aveuglaient le monde et gr¨¦sillaient dans les po¨ºles de friture. Maheu, ¨¦tienne et Pierron, entr¨¦s pour s'asseoir, venaient de retrouver au Bon-Joyeux Chaval, dansant avec Catherine, tandis que Philom¨¨ne, toute seule, les regardait. Ni Levaque ni Zacharie n'avaient reparu. Comme il n'y avait pas de bancs autour du bal, Catherine, apr¨¨s chaque danse, se reposait ¨¤ la table de son p¨¨re. On appela Philom¨¨ne, mais elle ¨¦tait mieux debout. Le jour tombait, les trois musiciens faisaient rage, on ne voyait plus, dans la salle, que le remuement des hanches et des gorges, au milieu d'une confusion de bras. Un vacarme accueillit les quatre lampes, et brusquement tout s'¨¦claira, les faces rouges, les cheveux d¨¦peign¨¦s, coll¨¦s ¨¤ la peau, les jupes volantes, balayant l'odeur forte des couples en sueur. Maheu montra ¨¤ ¨¦tienne la Mouquette, qui, ronde et grasse comme une vessie de saindoux, tournait violemment aux bras d'un grand moulineur maigre: elle avait d? se consoler et prendre un homme. Enfin, il ¨¦tait huit heures, lorsque la Maheude parut, ayant au sein Estelle et suivie de sa marmaille, Alzire, Henri et L¨¦nore. Elle venait tout droit retrouver l¨¤ son homme, sans craindre de se tromper. On souperait plus tard, personne n'avait faim, l'estomac noy¨¦ de caf¨¦, ¨¦paissi de bi¨¨re. D'autres femmes arrivaient, on chuchota en voyant, derri¨¨re la Maheude, entrer la Levaque, accompagn¨¦e de Bouteloup, qui amenait par la main Achille et D¨¦sir¨¦e, les petits de Philom¨¨ne. Et les deux voisines semblaient tr¨¨s d'accord, l'une se retournait, causait avec l'autre. En chemin, il y avait eu une grosse explication, la Maheude s'¨¦tait r¨¦sign¨¦e au mariage de Zacharie, d¨¦sol¨¦e de perdre le gain de son a?n¨¦, mais vaincue par cette raison qu'elle ne pouvait le garder davantage sans injustice. Elle tachait donc de faire bon visage, le coeur anxieux, en m¨¦nag¨¨re qui se demandait comment elle joindrait les deux bouts, maintenant que commen?ait ¨¤ partir le plus clair de sa bourse. --Mets-toi l¨¤, voisine, dit-elle en montrant une table, pr¨¨s de celle o¨´ Maheu buvait avec ¨¦tienne et Pierron. --Mon mari n'est pas avec vous? demanda la Levaque. Les camarades lui cont¨¨rent qu'il allait revenir. Tout le monde se tassait, Bouteloup, les mioches, si ¨¤ l'¨¦troit dans l'¨¦crasement des buveurs, que les deux tables n'en formaient qu'une. On demanda des chopes. En apercevant sa m¨¨re et ses enfants, Philom¨¨ne s'¨¦tait d¨¦cid¨¦e ¨¤ s'approcher. Elle accepta une chaise, elle parut contente d'apprendre qu'on la mariait enfin; puis, comme on cherchait Zacharie, elle r¨¦pondit de sa voix molle: --Je l'attends, il est par l¨¤. Maheu avait ¨¦chang¨¦ un regard avec sa femme. Elle consentait donc? Il devint s¨¦rieux, fuma en silence. Lui aussi ¨¦tait pris de l'inqui¨¦tude du lendemain, devant l'ingratitude de ces enfants qui se marieraient un ¨¤ un, en laissant leurs parents dans la mis¨¨re. On dansait toujours, une fin de quadrille noyait le bal dans une poussi¨¨re rousse; les murs craquaient, un piston poussait des coups de sifflet aigus, pareil ¨¤ une locomotive en d¨¦tresse; et, quand les danseurs s'arr¨ºt¨¨rent, ils fumaient comme des chevaux. --Tu te souviens? dit la Levaque en se penchant ¨¤ l'oreille de la Maheude, toi qui parlais d'¨¦trangler Catherine, si elle faisait la b¨ºtise! Chaval ramenait Catherine ¨¤ la table de la famille, et tous deux, debout derri¨¨re le p¨¨re, achevaient leur chope. --Bah! murmura la Maheude d'un air r¨¦sign¨¦, on dit ?a... Mais ce qui me tranquillise, c'est qu'elle ne peut pas avoir d'enfant, ah! ?a, j'en suis bien s?re!... Vois-tu qu'elle accouche aussi, celle-l¨¤, et que je sois forc¨¦e de la marier! Qu'est-ce que nous mangerions, alors? Maintenant, c'¨¦tait une polka que sifflait le piston; et, pendant que l'assourdissement recommen?ait, Maheu communiqua tout bas ¨¤ sa femme une id¨¦e. Pourquoi ne prenaient-ils pas un logeur, ¨¦tienne par exemple, qui cherchait une pension? Ils auraient de la place, puisque Zacharie allait les quitter, et l'argent qu'ils perdraient de ce c?t¨¦-l¨¤, ils le regagneraient en partie de l'autre. Le visage de la Maheude s'¨¦clairait: sans doute, bonne id¨¦e, il fallait arranger ?a. Elle semblait sauv¨¦e de la faim une fois encore, sa belle humeur revint si vive, qu'elle commanda une nouvelle tourn¨¦e de chopes. ¨¦tienne, cependant, tachait d'endoctriner Pierron, auquel il expliquait son projet d'une caisse de pr¨¦voyance. Il lui avait fait promettre d'adh¨¦rer, lorsqu'il eut l'imprudence de d¨¦couvrir son v¨¦ritable but. --Et, si nous nous mettons en gr¨¨ve, tu comprends l'utilit¨¦ de cette caisse. Nous nous fichons de la Compagnie, nous trouvons l¨¤ les premiers fonds pour lui r¨¦sister... Hein? c'est dit, tu en es? Pierron avait baiss¨¦ les yeux, palissant. Il b¨¦gaya: --Je r¨¦fl¨¦chirai... Quand on se conduit bien, c'est la meilleure caisse de secours. Alors, Maheu s'empara d'¨¦tienne et lui proposa de le prendre comme logeur, carr¨¦ment, en brave homme. Le jeune homme accepta de m¨ºme, tr¨¨s d¨¦sireux d'habiter le coron, dans l'id¨¦e de vivre davantage avec les camarades. On r¨¦gla l'affaire en trois mots, la Maheude d¨¦clara qu'on attendrait le mariage des enfants. Et, justement, Zacharie revenait enfin, avec Mouquet et Levaque. Tous les trois rapportaient les odeurs du Volcan, une haleine de geni¨¨vre, une aigreur musqu¨¦e de filles mal tenues. Ils ¨¦taient tr¨¨s ivres, l'air content d'eux-m¨ºmes, se poussant du coude et ricanant. Lorsqu'il sut qu'on le mariait enfin, Zacharie se mit ¨¤ rire si fort, qu'il en ¨¦tranglait. Paisiblement, Philom¨¨ne d¨¦clara qu'elle aimait mieux le voir rire que pleurer. Comme il n'y avait plus de chaise, Bouteloup s'¨¦tait recul¨¦ pour c¨¦der la moiti¨¦ de la sienne ¨¤ Levaque. Et celui-ci, soudainement tr¨¨s attendri de voir qu'on ¨¦tait tous l¨¤, en famille, fit une fois de plus servir de la bi¨¨re. --Nom de Dieu! on ne s'amuse pas si souvent! gueulait-il. Jusqu'¨¤ dix heures, on resta. Des femmes arrivaient toujours, pour rejoindre et emmener leurs hommes; des bandes d'enfants suivaient ¨¤ la queue; et les m¨¨res ne se g¨ºnaient plus, sortaient des mamelles longues et blondes comme des sacs d'avoine, barbouillaient de lait les poupons joufflus; tandis que les petits qui marchaient d¨¦j¨¤, gorg¨¦s de bi¨¨re et ¨¤ quatre pattes sous les tables, se soulageaient sans honte. C'¨¦tait une mer montante de bi¨¨re, les tonnes de la veuve D¨¦sir ¨¦ventr¨¦es, la bi¨¨re arrondissant les panses, coulant de partout, du nez, des yeux et d'ailleurs. On gonflait si fort, dans le tas, que chacun avait une ¨¦paule ou un genou qui entrait chez le voisin, tous ¨¦gay¨¦s, ¨¦panouis de se sentir ainsi les coudes. Un rire continu tenait les bouches ouvertes, fendues jusqu'aux oreilles. Il faisait une chaleur de four, on cuisait, on se mettait ¨¤ l'aise, la chair dehors, dor¨¦e dans l'¨¦paisse fum¨¦e des pipes; et le seul inconv¨¦nient ¨¦tait de se d¨¦ranger, une fille se levait de temps ¨¤ autre, allait au fond, pr¨¨s de la pompe, se troussait, puis revenait. Sous les guirlandes de papier peint, les danseurs ne se voyaient plus, tellement ils suaient; ce qui encourageait les galibots ¨¤ culbuter les herscheuses, au hasard des coups de reins. Mais, lorsqu'une gaillarde tombait avec un homme par-dessus elle, le piston couvrait leur chute de sa sonnerie enrag¨¦e, le branle des pieds les roulait, comme si le bal se f?t ¨¦boul¨¦ sur eux. Quelqu'un, en passant, avertit Pierron que sa fille Lydie dormait ¨¤ la porte, en travers du trottoir. Elle avait bu sa part de la bouteille vol¨¦e, elle ¨¦tait saoule, et il dut l'emporter ¨¤ son cou, pendant que Jeanlin et B¨¦bert, plus solides, le suivaient de loin, trouvant ?a tr¨¨s farce. Ce fut le signal du d¨¦part, des familles sortirent du Bon-Joyeux, les Maheu et les Levaque se d¨¦cid¨¨rent ¨¤ retourner au coron. A ce moment, le p¨¨re Bonnemort et le vieux Mouque quittaient aussi Montsou, du m¨ºme pas de somnambules, ent¨ºt¨¦s dans le silence de leurs souvenirs. Et l'on rentra tous ensemble, on traversa une derni¨¨re fois la ducasse, les po¨ºles de friture qui se figeaient, les estaminets d'o¨´ les derni¨¨res chopes coulaient en ruisseaux, jusqu'au milieu de la route. L'orage mena?ait toujours, des rires mont¨¨rent, d¨¨s qu'on eut quitt¨¦ les maisons ¨¦clair¨¦es, pour se perdre dans la campagne noire. Un souffle ardent sortait des bl¨¦s m?rs, il dut se faire beaucoup d'enfants, cette nuit-l¨¤. On arriva d¨¦band¨¦ au coron. Ni les Levaque ni les Maheu ne soup¨¨rent avec app¨¦tit, et ceux-ci dormaient en achevant leur bouilli du matin. ¨¦tienne avait emmen¨¦ Chaval boire encore chez Rasseneur. --J'en suis! dit Chaval, quand le camarade lui eut expliqu¨¦ l'affaire de la caisse de pr¨¦voyance. Tape l¨¤-dedans, tu es un bon! Un commencement d'ivresse faisait flamber les yeux d'¨¦tienne. Il cria: --Oui, soyons d'accord... Vois-tu, moi, pour la justice je donnerais tout, la boisson et les filles. Il n'y a qu'une chose qui me chauffe le coeur, c'est l'id¨¦e que nous allons balayer les bourgeois. III Vers le milieu d'ao?t, ¨¦tienne s'installa chez les Maheu, lorsque Zacharie mari¨¦ put obtenir de la Compagnie, pour Philom¨¨ne et ses deux enfants, une maison libre du coron; et, dans les premiers temps, le jeune homme ¨¦prouva une g¨ºne en face de Catherine. C'¨¦tait une intimit¨¦ de chaque minute, il rempla?ait partout le fr¨¨re a?n¨¦, partageait le lit de Jeanlin, devant le lit de la grande soeur. Au coucher, au lever, il devait se d¨¦shabiller, se rhabiller pr¨¨s d'elle, la voyait elle-m¨ºme ?ter et remettre ses v¨ºtements. Quand le dernier jupon tombait, elle apparaissait d'une blancheur pale, de cette neige transparente des blondes an¨¦miques; et il ¨¦prouvait une continuelle ¨¦motion, ¨¤ la trouver si blanche, les mains et le visage d¨¦j¨¤ gat¨¦s, comme tremp¨¦e dans du lait, de ses talons ¨¤ son col, o¨´ la ligne du hale tranchait nettement en un collier d'ambre. Il affectait de se d¨¦tourner; mais il la connaissait peu ¨¤ peu: les pieds d'abord que ses yeux baiss¨¦s rencontraient; puis, un genou entrevu, lorsqu'elle se glissait sous la couverture; puis, la gorge aux petits seins rigides, d¨¨s qu'elle se penchait le matin sur la terrine. Elle, sans le regarder, se hatait pourtant, ¨¦tait en dix secondes d¨¦v¨ºtue et allong¨¦e pr¨¨s d'Alzire, d'un mouvement si souple de couleuvre, qu'il retirait ¨¤ peine ses souliers, quand elle disparaissait, tournant le dos, ne montrant plus que son lourd chignon. Jamais, du reste, elle n'eut ¨¤ se facher. Si une sorte d'obsession le faisait, malgr¨¦ lui, guetter de l'oeil l'instant o¨´ elle se couchait, il ¨¦vitait les plaisanteries, les jeux de main dangereux. Les parents ¨¦taient l¨¤, et il gardait en outre pour elle un sentiment fait d'amiti¨¦ et de rancune, qui l'emp¨ºchait de la traiter en fille qu'on d¨¦sire, au milieu des abandons de leur vie devenue commune, ¨¤ la toilette, aux repas, pendant le travail, sans que rien d'eux ne leur restat secret, pas m¨ºme les besoins intimes. Toute la pudeur de la famille s'¨¦tait r¨¦fugi¨¦e dans le lavage quotidien, auquel la jeune fille maintenant proc¨¦dait seule dans la pi¨¨ce du haut, tandis que les hommes se baignaient en bas, l'un apr¨¨s l'autre. Et, au bout du premier mois, ¨¦tienne et Catherine semblaient d¨¦j¨¤ ne plus se voir, quand, le soir, avant d'¨¦teindre la chandelle, ils voyageaient d¨¦shabill¨¦s par la chambre. Elle avait cess¨¦ de se hater, elle reprenait son habitude ancienne de nouer ses cheveux au bord de son lit, les bras en l'air, remontant sa chemise jusqu'¨¤ ses cuisses; et lui, sans pantalon, l'aidait parfois, cherchait les ¨¦pingles qu'elle perdait. L'habitude tuait la honte d'¨ºtre nu, ils trouvaient naturel d'¨ºtre ainsi, car ils ne faisaient point de mal et ce n'¨¦tait pas leur faute, s'il n'y avait qu'une chambre pour tant de monde. Des troubles cependant leur revenaient, tout d'un coup, aux moments o¨´ ils ne songeaient ¨¤ rien de coupable. Apr¨¨s ne plus avoir vu la paleur de son corps pendant des soir¨¦es, il la revoyait brusquement toute blanche, de cette blancheur qui le secouait d'un frisson, qui l'obligeait ¨¤ se d¨¦tourner, par crainte de c¨¦der ¨¤ l'envie de la prendre. Elle, d'autres soirs, sans raison apparente, tombait dans un ¨¦moi pudique, fuyait, se coulait entre les draps, comme si elle avait senti les mains de ce gar?on la saisir. Puis, la chandelle ¨¦teinte, ils comprenaient qu'ils ne s'endormaient pas, qu'ils songeaient l'un ¨¤ l'autre, malgr¨¦ leur fatigue. Cela les laissait inquiets et boudeurs tout le lendemain, car ils pr¨¦f¨¦raient les soirs de tranquillit¨¦, o¨´ ils se mettaient ¨¤ l'aise, en camarades. ¨¦tienne ne se plaignait gu¨¨re que de Jeanlin, qui dormait en chien de fusil. Alzire respirait d'un l¨¦ger souffle, on retrouvait le matin L¨¦nore et Henri aux bras l'un de l'autre, tels qu'on les avait couch¨¦s. Dans la maison noire, il n'y avait d'autre bruit que les ronflements de Maheu et de la Maheude, roulant ¨¤ intervalles r¨¦guliers, comme des soufflets de forge. En somme, ¨¦tienne se trouvait mieux que chez Rasseneur, le lit n'¨¦tait pas mauvais, et l'on changeait les draps une fois par mois. Il mangeait aussi de meilleure soupe, il souffrait seulement de la raret¨¦ de la viande. Mais tous en ¨¦taient l¨¤, il ne pouvait exiger, pour quarante-cinq francs de pension, d'avoir un lapin ¨¤ chaque repas. Ces quarante-cinq francs aidaient la famille, on finissait par joindre les deux bouts, en laissant toujours de petites dettes en arri¨¨re; et les Maheu se montraient reconnaissants envers leur logeur, son linge ¨¦tait lav¨¦, raccommod¨¦, ses boutons recousus, ses affaires mises en ordre; enfin, il sentait autour de lui la propret¨¦ et les bons soins d'une femme. Ce fut l'¨¦poque o¨´ ¨¦tienne entendit les id¨¦es qui bourdonnaient dans son crane. Jusque-l¨¤, il n'avait eu que la r¨¦volte de l'instinct, au milieu de la sourde fermentation des camarades. Toutes sortes de questions confuses se posaient ¨¤ lui: pourquoi la mis¨¨re des uns? pourquoi la richesse des autres? pourquoi ceux-ci sous le talon de ceux-l¨¤, sans l'espoir de jamais prendre leur place? Et sa premi¨¨re ¨¦tape fut de comprendre son ignorance. Une honte secr¨¨te, un chagrin cach¨¦ le rong¨¨rent d¨¨s lors: il ne savait rien, il n'osait causer de ces choses qui le passionnaient, l'¨¦galit¨¦ de tous les hommes, l'¨¦quit¨¦ qui voulait un partage entre eux des biens de la terre. Aussi se prit-il pour l'¨¦tude du go?t sans m¨¦thode des ignorants affol¨¦s de science. Maintenant, il ¨¦tait en correspondance r¨¦guli¨¨re avec Pluchart, plus instruit, tr¨¨s lanc¨¦ dans le mouvement socialiste. Il se fit envoyer des livres, dont la lecture mal dig¨¦r¨¦e acheva de l'exalter: un livre de m¨¦decine surtout, _l'Hygi¨¨ne du mineur, o¨´ un docteur belge avait r¨¦sum¨¦ les maux dont se meurt le peuple des houill¨¨res; sans compter des trait¨¦s d'¨¦conomie politique d'une aridit¨¦ technique incompr¨¦hensible, des brochures anarchistes qui le bouleversaient, d'anciens num¨¦ros de journaux qu'il gardait ensuite comme des arguments irr¨¦futables, dans des discussions possibles. Souvarine, du reste, lui pr¨ºtait aussi des volumes, et l'ouvrage sur les Soci¨¦t¨¦s coop¨¦ratives l'avait fait r¨ºver pendant un mois d'une association universelle d'¨¦change, abolissant l'argent, basant sur le travail la vie sociale enti¨¨re. La honte de son ignorance s'en allait, il lui venait un orgueil, depuis qu'il se sentait penser. Durant ces premiers mois, ¨¦tienne en resta au ravissement des n¨¦ophytes, le coeur d¨¦bordant d'indignations g¨¦n¨¦reuses contre les oppresseurs, se jetant ¨¤ l'esp¨¦rance du prochain triomphe des opprim¨¦s. Il n'en ¨¦tait point encore ¨¤ se fabriquer un syst¨¨me, dans le vague de ses lectures. Les revendications pratiques de Rasseneur se m¨ºlaient en lui aux violences destructives de Souvarine; et, quand il sortait du cabaret de l'Avantage, o¨´ il continuait presque chaque jour ¨¤ d¨¦blat¨¦rer avec eux contre la Compagnie, il marchait dans un r¨ºve, il assistait ¨¤ la r¨¦g¨¦n¨¦ration radicale des peuples, sans que cela d?t co?ter une vitre cass¨¦e ni une goutte de sang. D'ailleurs, les moyens d'ex¨¦cution demeuraient obscurs, il pr¨¦f¨¦rait croire que les choses iraient tr¨¨s bien, car sa t¨ºte se perdait, d¨¨s qu'il voulait formuler un programme de reconstruction. Il se montrait m¨ºme plein de mod¨¦ration et d'incons¨¦quence, il r¨¦p¨¦tait parfois qu'il fallait bannir la politique de la question sociale, une phrase qu'il avait lue et qui lui semblait bonne ¨¤ dire, dans le milieu de houilleurs flegmatiques o¨´ il vivait. Maintenant, chaque soir, chez les Maheu, on s'attardait une demi-heure, avant de monter se coucher. Toujours ¨¦tienne reprenait la m¨ºme causerie. Depuis que sa nature s'affinait, il se trouvait bless¨¦ davantage par les promiscuit¨¦s du coron. Est-ce qu'on ¨¦tait des b¨ºtes, pour ¨ºtre ainsi parqu¨¦s, les uns contre les autres, au milieu des champs, si entass¨¦s qu'on ne pouvait changer de chemise sans montrer son derri¨¨re aux voisins! Et comme c'¨¦tait bon pour la sant¨¦, et comme les filles et les gar?ons s'y pourrissaient forc¨¦ment ensemble! --Dame! r¨¦pondait Maheu, si l'on avait plus d'argent, on aurait plus d'aise... Tout de m¨ºme, c'est bien vrai que ?a ne vaut rien pour personne, de vivre les uns sur les autres. ?a finit toujours par des hommes saouls et par des filles pleines. Et la famille partait de l¨¤, chacun disait son mot, pendant que le p¨¦trole de la lampe viciait l'air de la salle, d¨¦j¨¤ empuantie d'oignon frit. Non, s?rement, la vie n'¨¦tait pas dr?le. On travaillait en vraies brutes ¨¤ un travail qui ¨¦tait la punition des gal¨¦riens autrefois, on y laissait la peau plus souvent qu'¨¤ son tour, tout ?a pour ne pas m¨ºme avoir de la viande sur sa table, le soir. Sans doute on avait sa pat¨¦e quand m¨ºme, on mangeait, mais si peu, juste de quoi souffrir sans crever, ¨¦cras¨¦ de dettes, poursuivi comme si l'on volait son pain. Quand arrivait le dimanche, on dormait de fatigue. Les seuls plaisirs, c'¨¦tait de se saouler ou de faire un enfant ¨¤ sa femme; encore la bi¨¨re vous engraissait trop le ventre, et l'enfant, plus tard, se foutait de vous. Non, non, ?a n'avait rien de dr?le. Alors, la Maheude s'en m¨ºlait. --L'emb¨ºtant, voyez-vous, c'est lorsqu'on se dit que ?a ne peut pas changer... Quand on est jeune, on s'imagine que le bonheur viendra, on esp¨¨re des choses; et puis, la mis¨¨re recommence toujours, on reste enferm¨¦ l¨¤-dedans... Moi, je ne veux du mal ¨¤ personne, mais il y a des fois o¨´ cette injustice me r¨¦volte. Un silence se faisait, tous soufflaient un instant, dans le malaise vague de cet horizon ferm¨¦. Seul, le p¨¨re Bonnemort, s'il ¨¦tait l¨¤, ouvrait des yeux surpris, car de son temps on ne se tracassait pas de la sorte: on naissait dans le charbon, on tapait ¨¤ la veine, sans en demander davantage; tandis que, maintenant, il passait un air qui donnait de l'ambition aux charbonniers. --Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une bonne chope est une bonne chope... Les chefs, c'est souvent de la canaille; mais il y aura toujours des chefs, pas vrai? inutile de se casser la t¨ºte ¨¤ r¨¦fl¨¦chir l¨¤-dessus. Du coup, ¨¦tienne s'animait. Comment! la r¨¦flexion serait d¨¦fendue ¨¤ l'ouvrier! Eh! justement, les choses changeraient bient?t, parce que l'ouvrier r¨¦fl¨¦chissait ¨¤ cette heure. Du temps du vieux, le mineur vivait dans la mine comme une brute, comme une machine ¨¤ extraire la houille, toujours sous la terre, les oreilles et les yeux bouch¨¦s aux ¨¦v¨¦nements du dehors. Aussi les riches qui gouvernent, avaient-ils beau jeu de s'entendre, de le vendre et de l'acheter, pour lui manger la chair: il ne s'en doutait m¨ºme pas. Mais, ¨¤ pr¨¦sent, le mineur s'¨¦veillait au fond, germait dans la terre ainsi qu'une vraie graine; et l'on verrait un matin ce qu'il pousserait au beau milieu des champs: oui, il pousserait des hommes, une arm¨¦e d'hommes qui r¨¦tabliraient la justice. Est-ce que tous les citoyens n'¨¦taient pas ¨¦gaux depuis la R¨¦volution? puisqu'on votait ensemble, est-ce que l'ouvrier devait rester l'esclave du patron qui le payait? Les grandes Compagnies, avec leurs machines, ¨¦crasaient tout, et l'on n'avait m¨ºme plus contre elles les garanties de l'ancien temps, lorsque les gens du m¨ºme m¨¦tier, r¨¦unis en corps, savaient se d¨¦fendre. C'¨¦tait pour ?a, nom de Dieu! et pour d'autres choses, que tout p¨¦terait un jour, grace ¨¤ l'instruction. On n'avait qu'¨¤ voir dans le coron m¨ºme: les grands-p¨¨res n'auraient pu signer leur nom, les p¨¨res le signaient d¨¦j¨¤, et quant aux fils, ils lisaient et ¨¦crivaient comme des professeurs. Ah! ?a poussait, ?a poussait petit ¨¤ petit, une rude moisson d'hommes, qui m?rissait au soleil! Du moment qu'on n'¨¦tait plus coll¨¦ chacun ¨¤ sa place pour l'existence enti¨¨re, et qu'on pouvait avoir l'ambition de prendre la place du voisin, pourquoi donc n'aurait-on pas jou¨¦ des poings, en tachant d'¨ºtre le plus fort? Maheu, ¨¦branl¨¦, restait cependant plein de d¨¦fiance. --D¨¨s qu'on bouge, on vous rend votre livret, disait-il. Le vieux a raison, ce sera toujours le mineur qui aura la peine, sans l'espoir d'un gigot de temps ¨¤ autre, en r¨¦compense. Muette depuis un moment, la Maheude sortait comme d'un songe. --Encore si ce que les cur¨¦s racontent ¨¦tait vrai, si les pauvres gens de ce monde ¨¦taient les riches dans l'autre! Un ¨¦clat de rire l'interrompait, les enfants eux-m¨ºmes haussaient les ¨¦paules, tous devenus incr¨¦dules au vent du dehors, gardant la peur secr¨¨te des revenants de la fosse, mais s'¨¦gayant du ciel vide. --Ah! ouiche, les cur¨¦s! s'¨¦criait Maheu. S'ils croyaient ?a, ils mangeraient moins et ils travailleraient davantage, pour se r¨¦server l¨¤-haut une bonne place... Non, quand on est mort, on est mort. La Maheude poussait de grands soupirs. --Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! Puis, les mains tomb¨¦es sur les genoux, d'un air d'accablement immense: --Alors, c'est bien vrai, nous sommes foutus, nous autres. Tous se regardaient. Le p¨¨re Bonnemort crachait dans son mouchoir, tandis que Maheu, sa pipe ¨¦teinte, l'oubliait ¨¤ sa bouche. Alzire ¨¦coutait, entre L¨¦nore et Henri, endormis au bord de la table. Mais Catherine surtout, le menton dans la main, ne quittait pas ¨¦tienne de ses grands yeux clairs, lorsqu'il se r¨¦criait, disant sa foi, ouvrant l'avenir enchant¨¦ de son r¨ºve social. Autour d'eux, le coron se couchait, on n'entendait plus que les pleurs perdus d'un enfant ou la querelle d'un ivrogne attard¨¦. Dans la salle, le coucou battait lentement, une fra?cheur d'humidit¨¦ montait des dalles sabl¨¦es, malgr¨¦ l'¨¦touffement de l'air. --En voil¨¤ encore des id¨¦es! disait le jeune homme. Est-ce que vous avez besoin d'un bon Dieu et de son paradis pour ¨ºtre heureux? est-ce que vous ne pouvez pas vous faire ¨¤ vous-m¨ºmes le bonheur sur la terre? D'une voix ardente, il parlait sans fin. C'¨¦tait, brusquement, l'horizon ferm¨¦ qui ¨¦clatait, une trou¨¦e de lumi¨¨re s'ouvrait dans la vie sombre de ces pauvres gens. L'¨¦ternel recommencement de la mis¨¨re, le travail de brute, ce destin de b¨¦tail qui donne sa laine et qu'on ¨¦gorge, tout le malheur disparaissait, comme balay¨¦ par un grand coup de soleil; et, sous un ¨¦blouissement de f¨¦erie, la justice descendait du ciel. Puisque le bon Dieu ¨¦tait mort, la justice allait assurer le bonheur des hommes, en faisant r¨¦gner l'¨¦galit¨¦ et la fraternit¨¦. Une soci¨¦t¨¦ nouvelle poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville immense, d'une splendeur de mirage, o¨´ chaque citoyen vivait de sa tache et prenait sa part des joies communes. Le vieux monde pourri ¨¦tait tomb¨¦ en poudre, une humanit¨¦ jeune, purg¨¦e de ses crimes, ne formait plus qu'un seul peuple de travailleurs, qui avait pour devise: ¨¤ chacun suivant son m¨¦rite, et ¨¤ chaque m¨¦rite suivant ses oeuvres. Et, continuellement, ce r¨ºve s'¨¦largissait, s'embellissait, d'autant plus s¨¦ducteur, qu'il montait plus haut dans l'impossible. D'abord, la Maheude refusait d'entendre, prise d'une sourde ¨¦pouvante. Non, non, c'¨¦tait trop beau, on ne devait pas s'embarquer dans ces id¨¦es, car elles rendaient la vie abominable ensuite, et l'on aurait tout massacr¨¦ alors, pour ¨ºtre heureux. Quand elle voyait luire les yeux de Maheu, troubl¨¦, conquis, elle s'inqui¨¦tait, elle criait, en interrompant ¨¦tienne: --N'¨¦coute pas, mon homme! Tu vois bien qu'il nous fait des contes... Est-ce que les bourgeois consentiront jamais ¨¤ travailler comme nous? Mais, peu ¨¤ peu, le charme agissait aussi sur elle. Elle finissait par sourire, l'imagination ¨¦veill¨¦e, entrant dans ce monde merveilleux de l'espoir. Il ¨¦tait si doux d'oublier pendant une heure la r¨¦alit¨¦ triste! Lorsqu'on vit comme des b¨ºtes, le nez ¨¤ terre, il faut bien un coin de mensonge, o¨´ l'on s'amuse ¨¤ se r¨¦galer des choses qu'on ne poss¨¦dera jamais. Et ce qui la passionnait, ce qui la mettait d'accord avec le jeune homme, c'¨¦tait l'id¨¦e de la justice. --?a, vous avez raison! criait-elle. Moi, quand une affaire est juste, je me ferais hacher... Et, vrai! ce serait juste, de jouir ¨¤ notre tour. Maheu, alors, osait s'enflammer. --Tonnerre de Dieu! je ne suis pas riche, mais je donnerais bien cent sous pour ne pas mourir avant d'avoir vu tout ?a... Quel chambardement! Hein? sera-ce bient?t, et comment s'y prendra-t-on? ¨¦tienne recommen?ait ¨¤ parler. La vieille soci¨¦t¨¦ craquait, ?a ne pouvait durer au-del¨¤ de quelques mois, affirmait-il carr¨¦ment. Sur les moyens d'ex¨¦cution, il se montrait plus vague, m¨ºlant ses lectures, ne craignant pas, devant des ignorants, de se lancer dans des explications o¨´ il se perdait lui-m¨ºme. Tous les syst¨¨mes y passaient, adoucis d'une certitude de triomphe facile, d'un baiser universel qui terminerait le malentendu des classes; sans tenir compte pourtant des mauvaises t¨ºtes, parmi les patrons et les bourgeois, qu'on serait peut-¨ºtre forc¨¦ de mettre ¨¤ la raison. Et les Maheu avaient l'air de comprendre, approuvaient, acceptaient les solutions miraculeuses, avec la foi aveugle des nouveaux croyants, pareils ¨¤ ces chr¨¦tiens des premiers temps de l'¨¦glise, qui attendaient la venue d'une soci¨¦t¨¦ parfaite, sur le fumier du monde antique. La petite Alzire accrochait des mots, s'imaginait le bonheur sous l'image d'une maison tr¨¨s chaude, o¨´ les enfants jouaient et mangeaient tant qu'ils voulaient. Catherine, sans bouger, le menton toujours dans la main, restait les yeux fix¨¦s sur ¨¦tienne, et quand il se taisait, elle avait un l¨¦ger frisson, toute pale, comme prise de froid. Mais la Maheude regardait le coucou. --Neuf heures pass¨¦es, est-il permis! Jamais on ne se l¨¨vera demain. Et les Maheu quittaient la table, le coeur mal ¨¤ l'aise, d¨¦sesp¨¦r¨¦s. Il leur semblait qu'ils venaient d'¨ºtre riches, et qu'ils retombaient d'un coup dans leur crotte. Le p¨¨re Bonnemort, qui partait pour la fosse, grognait que ces histoires-l¨¤ ne rendaient pas la soupe meilleure; tandis que les autres montaient ¨¤ la file, en s'apercevant de l'humidit¨¦ des murs et de l'¨¦touffement empest¨¦ de l'air. En haut, dans le sommeil lourd du coron, ¨¦tienne, lorsque Catherine s'¨¦tait mise au lit la derni¨¨re et avait souffl¨¦ la chandelle, l'entendait se retourner fi¨¦vreusement, avant de s'endormir. Souvent, ¨¤ ces causeries, des voisins se pressaient, Levaque qui s'exaltait aux id¨¦es de partage, Pierron que la prudence faisait aller se coucher, d¨¨s qu'on s'attaquait ¨¤ la Compagnie. De loin en loin, Zacharie entrait un instant; mais la politique l'assommait, il pr¨¦f¨¦rait descendre ¨¤ l'Avantage, pour boire une chope. Quant ¨¤ Chaval, il rench¨¦rissait, voulait du sang. Presque tous les soirs, il passait une heure chez les Maheu; et, dans cette assiduit¨¦, il y avait une jalousie inavou¨¦e, la peur qu'on ne lui volat Catherine. Cette fille, dont il se lassait d¨¦j¨¤, lui ¨¦tait devenue ch¨¨re, depuis qu'un homme couchait pr¨¨s d'elle et pouvait la prendre, la nuit. L'influence d'¨¦tienne s'¨¦largissait, il r¨¦volutionnait peu ¨¤ peu le coron. C'¨¦tait une propagande sourde, d'autant plus s?re, qu'il grandissait dans l'estime de tous. La Maheude, malgr¨¦ sa d¨¦fiance de m¨¦nag¨¨re prudente, le traitait avec consid¨¦ration, en jeune homme qui la payait exactement, qui ne buvait ni ne jouait, le nez toujours dans un livre; et elle lui faisait, chez les voisines, une r¨¦putation de gar?on instruit, dont celles-ci abusaient, en le priant d'¨¦crire leurs lettres. Il ¨¦tait une sorte d'homme d'affaires, charg¨¦ des correspondances, consult¨¦ par les m¨¦nages sur les cas d¨¦licats. Aussi, d¨¨s le mois de septembre, avait-il cr¨¦¨¦ enfin sa fameuse caisse de pr¨¦voyance, tr¨¨s pr¨¦caire encore, ne comptant que les habitants du coron; mais il esp¨¦rait bien obtenir l'adh¨¦sion des charbonniers de toutes les fosses, surtout si la Compagnie, rest¨¦e passive, ne le g¨ºnait pas davantage. On venait de le nommer secr¨¦taire de l'association, et il touchait m¨ºme de petits appointements, pour ses ¨¦critures. Cela le rendait presque riche. Si un mineur mari¨¦ n'arrive pas ¨¤ joindre les deux bouts, un gar?on sobre, n'ayant aucune charge, peut r¨¦aliser des ¨¦conomies. D¨¨s lors, il s'op¨¦ra chez ¨¦tienne une transformation lente. Des instincts de coquetterie et de bien-¨ºtre, endormis dans sa pauvret¨¦, se r¨¦v¨¦l¨¨rent, lui firent acheter des v¨ºtements de drap. Il se paya une paire de bottes fines, et du coup il passa chef, tout le coron se groupa autour de lui. Ce furent des satisfactions d'amour-propre d¨¦licieuses, il se grisa de ces premi¨¨res jouissances de la popularit¨¦: ¨ºtre ¨¤ la t¨ºte des autres, commander, lui si jeune et qui la veille encore ¨¦tait un manoeuvre, l'emplissait d'orgueil, agrandissait son r¨ºve d'une r¨¦volution prochaine, o¨´ il jouerait un r?le. Son visage changea, il devint grave, il s'¨¦couta parler; tandis que son ambition naissante enfi¨¦vrait ses th¨¦ories et le poussait aux id¨¦es de bataille. Cependant, l'automne s'avan?ait, les froids d'octobre avaient rouill¨¦ les petits jardins du coron. Derri¨¨re les lilas maigres, les galibots ne culbutaient plus les herscheuses sur le carin; et il ne restait que les l¨¦gumes d'hiver, les choux perl¨¦s de gel¨¦e blanche, les poireaux et les salades de conserve. De nouveau, les averses battaient les tuiles rouges, coulaient dans les tonneaux, sous les goutti¨¨res, avec des bruits de torrent. Dans chaque maison, le fer ne refroidissait pas, charg¨¦ de houille, empoisonnant la salle close. C'¨¦tait encore une saison de grande mis¨¨re qui commen?ait. En octobre, par une de ces premi¨¨res nuits glaciales, ¨¦tienne, fi¨¦vreux d'avoir parl¨¦, en bas, ne put s'endormir. Il avait regard¨¦ Catherine se glisser sous la couverture, puis souffler la chandelle. Elle paraissait toute secou¨¦e, elle aussi, tourment¨¦e d'une de ces pudeurs qui la faisaient encore se hater parfois, si maladroitement, qu'elle se d¨¦couvrait davantage. Dans l'obscurit¨¦, elle restait comme morte; mais il entendait qu'elle ne dormait pas non plus; et, il le sentait, elle songeait ¨¤ lui, ainsi qu'il songeait ¨¤ elle: jamais ce muet ¨¦change de leur ¨ºtre ne les avait emplis d'un tel trouble. Des minutes s'¨¦coul¨¨rent, ni lui ni elle ne remuait, leur souffle s'embarrassait seulement, malgr¨¦ leur effort pour le retenir. A deux reprises, il fut sur le point de se lever et de la prendre. C'¨¦tait imb¨¦cile, d'avoir un si gros d¨¦sir l'un de l'autre, sans jamais se contenter. Pourquoi donc bouder ainsi contre leur envie? Les enfants dormaient, elle voulait bien tout de suite, il ¨¦tait certain qu'elle l'attendait en ¨¦touffant, qu'elle refermerait les bras sur lui, muette, les dents serr¨¦es. Pr¨¨s d'une heure se passa. Il n'alla pas la prendre, elle ne se retourna pas, de peur de l'appeler. Plus ils vivaient c?te ¨¤ c?te, et plus une barri¨¨re s'¨¦levait, des hontes, des r¨¦pugnances, des d¨¦licatesses d'amiti¨¦, qu'ils n'auraient pu expliquer eux-m¨ºmes. IV --¨¦coute, dit la Maheude ¨¤ son homme, puisque tu vas ¨¤ Montsou pour la paie, rapporte-moi donc une livre de caf¨¦ et un kilo de sucre. Il recousait un de ses souliers, afin d'¨¦pargner le raccommodage. --Bon! murmura-t-il, sans lacher sa besogne. --Je te chargerais bien de passer aussi chez le boucher... Un morceau de veau, hein? il y a si longtemps qu'on n'en a pas vu. Cette fois, il leva la t¨ºte. --Tu crois donc que j'ai ¨¤ toucher des mille et des cents... La quinzaine est trop maigre, avec leur sacr¨¦e id¨¦e d'arr¨ºter constamment le travail. Tous deux se turent. C'¨¦tait apr¨¨s le d¨¦jeuner, un samedi de la fin d'octobre. La Compagnie, sous le pr¨¦texte du d¨¦rangement caus¨¦ par la paie, avait encore, ce jour-l¨¤, suspendu l'extraction, dans toutes ses fosses. Saisie de panique devant la crise industrielle qui s'aggravait, ne voulant pas augmenter son stock d¨¦j¨¤ lourd, elle profitait des moindres pr¨¦textes pour forcer ses dix mille ouvriers au ch?mage. --Tu sais qu'¨¦tienne t'attend chez Rasseneur, reprit la Maheude. Emm¨¨ne-le, il sera plus malin que toi pour se d¨¦brouiller, si l'on ne vous comptait pas vos heures. Maheu approuva de la t¨ºte. --Et cause donc ¨¤ ces messieurs de l'affaire de ton p¨¨re. Le m¨¦decin s'entend avec la Direction... N'est-ce pas? vieux, que le m¨¦decin se trompe, que vous pouvez encore travailler? Depuis dix jours, le p¨¨re Bonnemort, les pattes engourdies comme il disait, restait clou¨¦ sur une chaise. Elle dut r¨¦p¨¦ter sa question, et il grogna: --Bien s?r que je travaillerai. On n'est pas fini parce qu'on a mal aux jambes. Tout ?a, c'est des histoires qu'ils inventent pour ne pas me donner la pension de cent quatre-vingts francs. La Maheude songeait aux quarante sous du vieux, qu'il ne lui rapporterait peut-¨ºtre jamais plus, et elle eut un cri d'angoisse. --Mon Dieu! nous serons bient?t tous morts, si ?a continue. --Quand on est mort, dit Maheu, on n'a plus faim. Il ajouta des clous ¨¤ ses souliers et se d¨¦cida ¨¤ partir. Le coron des Deux-Cent-Quarante ne devait ¨ºtre pay¨¦ que vers quatre heures. Aussi les hommes ne se pressaient-ils pas, s'attardant, filant un ¨¤ un, poursuivis par les femmes qui les suppliaient de revenir tout de suite. Beaucoup leur donnaient des commissions, pour les emp¨ºcher de s'oublier dans les estaminets. Chez Rasseneur, ¨¦tienne ¨¦tait venu aux nouvelles. Des bruits inqui¨¦tants couraient, on disait la Compagnie de plus en plus m¨¦contente des boisages. Elle accablait les ouvriers d'amendes, un conflit paraissait fatal. Du reste, ce n'¨¦tait l¨¤ que la querelle avou¨¦e, il y avait dessous toute une complication, des causes secr¨¨tes et graves. Justement, lorsque ¨¦tienne arriva, un camarade qui buvait une chope, au retour de Montsou, racontait qu'une affiche ¨¦tait coll¨¦e chez le caissier; mais il ne savait pas bien ce qu'on lisait sur cette affiche. Un second entra, puis un troisi¨¨me; et chacun apportait une histoire diff¨¦rente. Il semblait certain, cependant, que la Compagnie avait pris une r¨¦solution. --Qu'est-ce que tu en dis, toi? demanda ¨¦tienne, en s'asseyant pr¨¨s de Souvarine, ¨¤ une table, o¨´, pour unique consommation, se trouvait un paquet de tabac. Le machineur ne se pressa point, acheva de rouler une cigarette. --Je dis que c'¨¦tait facile ¨¤ pr¨¦voir. Ils vont vous pousser ¨¤ bout. Lui seul avait l'intelligence assez d¨¦li¨¦e pour analyser la situation. Il l'expliquait de son air tranquille. La Compagnie, atteinte par la crise, ¨¦tait bien forc¨¦e de r¨¦duire ses frais, si elle ne voulait pas succomber; et, naturellement, ce seraient les ouvriers qui devraient se serrer le ventre, elle rognerait leurs salaires, en inventant un pr¨¦texte quelconque. Depuis deux mois, la houille restait sur le carreau de ses fosses, presque toutes les usines ch?maient. Comme elle n'osait ch?mer aussi, effray¨¦e devant l'inaction ruineuse du mat¨¦riel, elle r¨ºvait un moyen terme, peut-¨ºtre une gr¨¨ve, d'o¨´ son peuple de mineurs sortirait dompt¨¦ et moins pay¨¦. Enfin, la nouvelle caisse de pr¨¦voyance l'inqui¨¦tait, devenait une menace pour l'avenir, tandis qu'une gr¨¨ve l'en d¨¦barrasserait, en la vidant, lorsqu'elle ¨¦tait peu garnie encore. Rasseneur s'¨¦tait assis pr¨¨s d'¨¦tienne, et tous deux ¨¦coutaient d'un air constern¨¦. On pouvait causer ¨¤ voix haute, il n'y avait plus l¨¤ que madame Rasseneur, assise au comptoir. --Quelle id¨¦e! murmura le cabaretier. Pourquoi tout ?a? La Compagnie n'a aucun int¨¦r¨ºt ¨¤ une gr¨¨ve, et les ouvriers non plus. Le mieux est de s'entendre. C'¨¦tait fort sage. Il se montrait toujours pour les revendications raisonnables. M¨ºme, depuis la rapide popularit¨¦ de son ancien locataire, il outrait ce syst¨¨me du progr¨¨s possible, disant qu'on n'obtenait rien, lorsqu'on voulait tout avoir d'un coup. Dans sa bonhomie d'homme gras, nourri de bi¨¨re, montait une jalousie secr¨¨te, aggrav¨¦e par la d¨¦sertion de son d¨¦bit, o¨´ les ouvriers du Voreux entraient moins boire et l'¨¦couter; et il en arrivait ainsi parfois ¨¤ d¨¦fendre la Compagnie, oubliant sa rancune d'ancien mineur cong¨¦di¨¦. --Alors, tu es contre la gr¨¨ve? cria madame Rasseneur, sans quitter le comptoir. Et, comme il r¨¦pondait oui, ¨¦nergiquement, elle le fit taire. --Tiens! tu n'as pas de coeur, laisse parler ces messieurs! ¨¦tienne songeait, les yeux sur la chope qu'elle lui avait servie. Enfin, il leva la t¨ºte. --C'est bien possible, tout ce que le camarade raconte, et il faudra nous y r¨¦soudre, ¨¤ cette gr¨¨ve, si l'on nous y force... Pluchart, justement, m'a ¨¦crit l¨¤-dessus des choses tr¨¨s justes. Lui aussi est contre la gr¨¨ve, car l'ouvrier en souffre autant que le patron, sans arriver ¨¤ rien de d¨¦cisif. Seulement, il voit l¨¤ une occasion excellente pour d¨¦terminer nos hommes ¨¤ entrer dans sa grande machine... D'ailleurs, voici sa lettre. En effet, Pluchart, d¨¦sol¨¦ des m¨¦fiances que l'Internationale rencontrait chez les mineurs de Montsou, esp¨¦rait les voir adh¨¦rer en masse, si un conflit les obligeait ¨¤ lutter contre la Compagnie. Malgr¨¦ ses efforts, ¨¦tienne n'avait pu placer une seule carte de membre, donnant du reste le meilleur de son influence ¨¤ sa caisse de secours, beaucoup mieux accueillie. Mais cette caisse ¨¦tait encore si pauvre, qu'elle devait ¨ºtre vite ¨¦puis¨¦e, comme le disait Souvarine; et, fatalement, les gr¨¦vistes se jetteraient alors dans l'Association des travailleurs, pour que leurs fr¨¨res de tous les pays leur vinssent en aide. --Combien avez-vous en caisse? demanda Rasseneur. --A peine trois mille francs, r¨¦pondit ¨¦tienne. Et vous savez que la Direction m'a fait appeler avant-hier. Oh! ils sont tr¨¨s polis, ils m'ont r¨¦p¨¦t¨¦ qu'ils n'emp¨ºchaient pas leurs ouvriers de cr¨¦er un fonds de r¨¦serve. Mais j'ai bien compris qu'ils en voulaient le contr?le... De toute mani¨¨re, nous aurons une bataille de ce c?t¨¦-l¨¤. Le cabaretier s'¨¦tait mis ¨¤ marcher, en sifflant d'un air d¨¦daigneux. Trois mille francs! qu'est-ce que vous voulez qu'on fiche avec ?a? Il n'y aurait pas six jours de pain, et si l'on comptait sur des ¨¦trangers, des gens qui habitaient l'Angleterre, on pouvait tout de suite se coucher et avaler sa langue. Non, c'¨¦tait trop b¨ºte, cette gr¨¨ve! Alors, pour la premi¨¨re fois, des paroles aigres furent ¨¦chang¨¦es entre ces deux hommes, qui, d'ordinaire, finissaient par s'entendre, dans leur haine commune du capital. --Voyons, et toi, qu'en dis-tu? r¨¦p¨¦ta ¨¦tienne, en se tournant vers Souvarine. Celui-ci r¨¦pondit par son mot de m¨¦pris habituel. --Les gr¨¨ves? des b¨ºtises! Puis, au milieu du silence fach¨¦ qui s'¨¦tait fait, il ajouta doucement: --En somme, je ne dis pas non, si ?a vous amuse: ?a ruine les uns, ?a tue les autres, et c'est toujours autant de nettoy¨¦... Seulement, de ce train-l¨¤, on mettrait bien mille ans pour renouveler le monde. Commencez donc par me faire sauter ce bagne o¨´ vous crevez tous! De sa main fine, il d¨¦signait le Voreux, dont on apercevait les batiments par la porte rest¨¦e ouverte. Mais un drame impr¨¦vu l'interrompit: Pologne, la grosse lapine famili¨¨re, qui s'¨¦tait hasard¨¦e dehors, rentrait d'un bond, fuyant sous les pierres d'une bande de galibots; et, dans son effarement, les oreilles rabattues, la queue retrouss¨¦e, elle vint se r¨¦fugier contre ses jambes, l'implorant, le grattant, pour qu'il la pr?t. Quand il l'eut couch¨¦e sur ses genoux, il l'abrita de ses deux mains, il tomba dans cette sorte de somnolence r¨ºveuse, o¨´ le plongeait la caresse de ce poil doux et ti¨¨de. Presque aussit?t, Maheu entra. Il ne voulut rien boire, malgr¨¦ l'insistance polie de madame Rasseneur, qui vendait sa bi¨¨re comme si elle l'e?t offerte. ¨¦tienne s'¨¦tait lev¨¦, et tous deux partirent pour Montsou. Les jours de paie aux Chantiers de la Compagnie, Montsou semblait en f¨ºte, comme par les beaux dimanches de ducasse. De tous les corons arrivait une cohue de mineurs. Le bureau du caissier ¨¦tant tr¨¨s petit, ils pr¨¦f¨¦raient attendre ¨¤ la porte, ils stationnaient par groupes sur le pav¨¦, barraient la route d'une queue de monde renouvel¨¦e sans cesse. Des camelots profitaient de l'occasion, s'installaient avec leurs bazars roulants, ¨¦talaient jusqu'¨¤ de la fa?ence et de la charcuterie. Mais c'¨¦taient surtout les estaminets et les d¨¦bits qui faisaient une bonne recette, car les mineurs, avant d'¨ºtre pay¨¦s, allaient prendre patience devant les comptoirs, puis y retournaient arroser leur paie, d¨¨s qu'ils l'avaient en poche. Encore se montraient-ils tr¨¨s sages, lorsqu'ils ne l'achevaient pas au Volcan. A mesure que Maheu et ¨¦tienne avanc¨¨rent au milieu des groupes, ils sentirent, ce jour-l¨¤, monter une exasp¨¦ration sourde. Ce n'¨¦tait pas l'ordinaire insouciance de l'argent touch¨¦ et ¨¦corn¨¦ dans les cabarets. Des poings se serraient, des mots violents couraient de bouche en bouche. --C'est vrai, alors? demanda Maheu ¨¤ Chaval, qu'il rencontra devant l'estaminet Piquette, ils ont fait la salet¨¦? Mais Chaval se contenta de r¨¦pondre par un grognement furieux, en jetant un regard oblique sur ¨¦tienne. Depuis le renouvellement du marchandage, il s'¨¦tait embauch¨¦ avec d'autres, mordu peu ¨¤ peu d'envie contre le camarade, ce dernier venu qui se posait en ma?tre, et dont tout le coron, disait-il, l¨¦chait les bottes. Cela se compliquait d'une querelle d'amoureux, il n'emmenait plus Catherine ¨¤ R¨¦quillart ou derri¨¨re le terri, sans l'accuser, en termes abominables, de coucher avec le logeur de sa m¨¨re; puis, il la tuait de caresses, repris pour elle d'un sauvage d¨¦sir. Maheu lui adressa une autre question. --Est-ce que le Voreux passe? Et comme il tournait le dos, apr¨¨s avoir dit oui, d'un signe de t¨ºte, les deux hommes se d¨¦cid¨¨rent ¨¤ entrer aux Chantiers. La caisse ¨¦tait une petite pi¨¨ce rectangulaire, s¨¦par¨¦e en deux par un grillage. Sur les bancs, le long des murs, cinq ou six mineurs attendaient; tandis que le caissier, aid¨¦ d'un commis, en payait un autre, debout devant le guichet, sa casquette ¨¤ la main. Au-dessus du banc de gauche, une affiche jaune se trouvait coll¨¦e, toute fra?che dans le gris enfum¨¦ des platres; et c'¨¦tait l¨¤ que, depuis le matin, d¨¦filaient continuellement des hommes. Ils entraient par deux ou par trois, restaient plant¨¦s, puis s'en allaient sans un mot, avec une secousse des ¨¦paules, comme si on leur e?t cass¨¦ l'¨¦chine. Il y avait justement deux charbonniers devant l'affiche, un jeune ¨¤ t¨ºte carr¨¦e de brute, un vieux tr¨¨s maigre, la face h¨¦b¨¦t¨¦e par l'age. Ni l'un ni l'autre ne savait lire, le jeune ¨¦pelait en remuant les l¨¨vres, le vieux se contentait de regarder stupidement. Beaucoup entraient ainsi, pour voir, sans comprendre. --Lis-nous donc ?a, dit ¨¤ son compagnon Maheu, qui n'¨¦tait pas fort non plus sur la lecture. Alors, ¨¦tienne se mit ¨¤ lire l'affiche. C'¨¦tait un avis de la Compagnie aux mineurs de toutes les fosses. Elle les avertissait que, devant le peu de soin apport¨¦ au boisage, lasse d'infliger des amendes inutiles, elle avait pris la r¨¦solution d'appliquer un nouveau mode de paiement, pour l'abattage de la houille. D¨¦sormais, elle paierait le boisage ¨¤ part, au m¨¨tre cube de bois descendu et employ¨¦, en se basant sur la quantit¨¦ n¨¦cessaire ¨¤ un bon travail. Le prix de la berline de charbon abattu serait naturellement baiss¨¦, dans une proportion de cinquante centimes ¨¤ quarante, suivant d'ailleurs la nature et l'¨¦loignement des tailles. Et un calcul assez obscur tachait d'¨¦tablir que cette diminution de dix centimes se trouverait exactement compens¨¦e par le prix du boisage. Du reste, la Compagnie ajoutait que, voulant laisser ¨¤ chacun le temps de se convaincre des avantages pr¨¦sent¨¦s par ce nouveau mode, elle comptait seulement l'appliquer ¨¤ partir du lundi, 1er d¨¦cembre. --Si vous lisiez moins haut, l¨¤-bas! cria le caissier. On ne s'entend plus. ¨¦tienne acheva sa lecture, sans tenir compte de l'observation. Sa voix tremblait, et quand il eut fini, tous continu¨¨rent ¨¤ regarder fixement l'affiche. Le vieux mineur et le jeune avaient l'air d'attendre encore; puis, ils partirent, les ¨¦paules cass¨¦es. --Nom de Dieu! murmura Maheu. Lui et son compagnon s'¨¦taient assis. Absorb¨¦s, la t¨ºte basse, tandis que le d¨¦fil¨¦ continuait en face du papier jaune, ils calculaient. Est-ce qu'on se fichait d'eux! jamais ils ne rattraperaient, avec le boisage, les dix centimes diminu¨¦s sur la berline. Au plus toucheraient-ils huit centimes, et c'¨¦tait deux centimes que leur volait la Compagnie, sans compter le temps qu'un travail soign¨¦ leur prendrait. Voil¨¤ donc o¨´ elle voulait en venir, ¨¤ cette baisse de salaire d¨¦guis¨¦e! Elle r¨¦alisait des ¨¦conomies dans la poche de ses mineurs. --Nom de Dieu de nom de Dieu! r¨¦p¨¦ta Maheu en relevant la t¨ºte. Nous sommes des jean-foutre, si nous acceptons ?a! Mais le guichet se trouvait libre, il s'approcha pour ¨ºtre pay¨¦. Les chefs de marchandage se pr¨¦sentaient seuls ¨¤ la caisse, puis r¨¦partissaient l'argent entre leurs hommes, ce qui gagnait du temps. --Maheu et consorts, dit le commis, veine Filonni¨¨re, taille num¨¦ro sept. Il cherchait sur les listes, que l'on dressait en d¨¦pouillant les livrets, o¨´ les porions, chaque jour et par chantier, relevaient le nombre des berlines extraites. Puis, il r¨¦p¨¦ta: --Maheu et consorts, veine Filonni¨¨re, taille num¨¦ro sept... Cent trente-cinq francs. Le caissier paya. --Pardon, Monsieur, balbutia le haveur saisi, ¨ºtes-vous s?r de ne pas vous tromper? Il regardait ce peu d'argent, sans le ramasser, glac¨¦ d'un petit frisson qui lui coulait au coeur. Certes, il s'attendait ¨¤ une paie mauvaise, mais elle ne pouvait se r¨¦duire ¨¤ si peu, ou il devait avoir mal compt¨¦. Lorsqu'il aurait remis leur part ¨¤ Zacharie, ¨¤ ¨¦tienne et ¨¤ l'autre camarade qui rempla?ait Chaval, il lui resterait au plus cinquante francs pour lui, son p¨¨re, Catherine et Jeanlin. --Non, non, je ne me trompe pas, reprit l'employ¨¦. Il faut enlever deux dimanches et quatre jours de ch?mage: donc, ?a vous fait neuf jours de travail. Maheu suivait ce calcul, additionnait tout bas: neuf jours donnaient ¨¤ lui environ trente francs, dix-huit ¨¤ Catherine, neuf ¨¤ Jeanlin. Quant au p¨¨re Bonnemort, il n'avait que trois journ¨¦es. N'importe, en ajoutant les quatre-vingt-dix francs de Zacharie et des deux camarades, ?a faisait s?rement davantage. --Et n'oubliez pas les amendes, acheva le commis. Vingt francs d'amendes pour boisages d¨¦fectueux. Le haveur eut un geste d¨¦sesp¨¦r¨¦. Vingt francs d'amendes, quatre journ¨¦es de ch?mage! Alors, le compte y ¨¦tait. Dire qu'il avait rapport¨¦ jusqu'¨¤ des quinzaines de cent cinquante francs, lorsque le p¨¨re Bonnemort travaillait et que Zacharie n'¨¦tait pas encore en m¨¦nage! --A la fin le prenez-vous? cria le caissier impatient¨¦. Vous voyez bien qu'un autre attend... Si vous n'en voulez pas, dites-le. Comme Maheu se d¨¦cidait ¨¤ ramasser l'argent de sa grosse main tremblante, l'employ¨¦ le retint. --Attendez, j'ai l¨¤ votre nom. Toussaint Maheu, n'est-ce pas?... Monsieur le secr¨¦taire g¨¦n¨¦ral d¨¦sire vous parler. Entrez, il est seul. ¨¦tourdi, l'ouvrier se trouva dans un cabinet, meubl¨¦ de vieil acajou, tendu de reps vert d¨¦teint. Et il ¨¦couta pendant cinq minutes le secr¨¦taire g¨¦n¨¦ral, un grand monsieur bl¨ºme, qui lui parlait par-dessus les papiers de son bureau, sans se lever. Mais le bourdonnement de ses oreilles l'emp¨ºchait d'entendre. Il comprit vaguement qu'il ¨¦tait question de son p¨¨re, dont la retraite allait ¨ºtre mise ¨¤ l'¨¦tude, pour la pension de cent cinquante francs, cinquante ans d'age et quarante ann¨¦es de service. Puis, il lui sembla que la voix du secr¨¦taire devenait plus dure. C'¨¦tait une r¨¦primande, on l'accusait de s'occuper de politique, une allusion fut faite ¨¤ son logeur et ¨¤ la caisse de pr¨¦voyance; enfin, on lui conseillait de ne pas se compromettre dans ces folies, lui qui ¨¦tait un des meilleurs ouvriers de la fosse. Il voulut protester, ne put prononcer que des mots sans suite, tordit sa casquette entre ses doigts f¨¦briles, et se retira, en b¨¦gayant: --Certainement, monsieur le secr¨¦taire... J'assure ¨¤ monsieur le secr¨¦taire... Dehors, quand il eut retrouv¨¦ ¨¦tienne qui l'attendait, il ¨¦clata. --Je suis un jean-foutre, j'aurais d? r¨¦pondre!... Pas de quoi manger du pain, et des sottises encore! Oui, c'est contre toi qu'il en a, il m'a dit que le coron ¨¦tait empoisonn¨¦... Et quoi faire? nom de Dieu! plier l'¨¦chine, dire merci. Il a raison, c'est le plus sage. Maheu se tut, travaill¨¦ ¨¤ la fois de col¨¨re et de crainte. ¨¦tienne songeait d'un air sombre. De nouveau, ils travers¨¨rent les groupes qui barraient la rue. L'exasp¨¦ration croissait, une exasp¨¦ration de peuple calme, un murmure grondant d'orage, sans violence de gestes, terrible au-dessus de cette masse lourde. Quelques t¨ºtes sachant compter avaient fait le calcul, et les deux centimes gagn¨¦s par la Compagnie sur les bois, circulaient, exaltaient les cranes les plus durs. Mais c'¨¦tait surtout l'enragement de cette paie d¨¦sastreuse, la r¨¦volte de la faim, contre le ch?mage et les amendes. D¨¦j¨¤ on ne mangeait plus, qu'allait-on devenir, si l'on baissait encore les salaires? Dans les estaminets, on se fachait tout haut, la col¨¨re s¨¦chait tellement les gosiers, que le peu d'argent touch¨¦ restait sur les comptoirs. De Montsou au coron, ¨¦tienne et Maheu n'¨¦chang¨¨rent pas une parole. Lorsque ce dernier entra, la Maheude, qui ¨¦tait seule avec les enfants, remarqua tout de suite qu'il avait les mains vides. --Eh bien, tu es gentil! dit-elle. Et mon caf¨¦, et mon sucre, et la viande? Un morceau de veau ne t'aurait pas ruin¨¦. Il ne r¨¦pondait point, ¨¦trangl¨¦ d'une ¨¦motion qu'il renfon?ait. Puis, dans ce visage ¨¦pais d'homme durci aux travaux des mines, il y eut un gonflement de d¨¦sespoir, et de grosses larmes crev¨¨rent des yeux, tomb¨¨rent en pluie chaude. Il s'¨¦tait abattu sur une chaise, il pleurait comme un enfant, en jetant les cinquante francs sur la table. --Tiens! b¨¦gaya-t-il, voil¨¤ ce que je te rapporte... C'est notre travail ¨¤ tous. La Maheude regarda ¨¦tienne, le vit muet et accabl¨¦. Alors, elle pleura aussi. Comment vivre neuf personnes, avec cinquante francs pour quinze jours? Son a?n¨¦ les avait quitt¨¦s, le vieux ne pouvait plus remuer les jambes: c'¨¦tait la mort bient?t. Alzire se jeta au cou de sa m¨¨re, boulevers¨¦e de l'entendre pleurer. Estelle hurlait, L¨¦nore et Henri sanglotaient. Et, du coron entier, monta bient?t le m¨ºme cri de mis¨¨re. Les hommes ¨¦taient rentr¨¦s, chaque m¨¦nage se lamentait devant le d¨¦sastre de cette paie mauvaise. Des portes se rouvrirent, des femmes parurent, criant au-dehors, comme si leurs plaintes n'eussent pu tenir sous les plafonds des maisons closes. Une pluie fine tombait, mais elles ne la sentaient pas, elles s'appelaient sur les trottoirs, elles se montraient, dans le creux de leur main, l'argent touch¨¦. --Regardez! ils lui ont donn¨¦ ?a, n'est-ce pas se foutre du monde? --Moi, voyez! je n'ai seulement pas de quoi payer le pain de la quinzaine. --Et moi donc! comptez un peu, il me faudra encore vendre mes chemises. La Maheude ¨¦tait sortie comme les autres. Un groupe se forma autour de la Levaque, qui criait le plus fort; car son so?lard de mari n'avait pas m¨ºme reparu, elle devinait que, grosse ou petite, la paie allait se fondre au Volcan. Philom¨¨ne guettait Maheu, pour que Zacharie n'entamat point la monnaie. Et il n'y avait que la Pierronne qui semblat assez calme, ce cafard de Pierron s'arrangeant toujours, on ne savait comment, de mani¨¨re ¨¤ avoir, sur le livret du porion, plus d'heures que les camarades. Mais la Br?l¨¦ trouvait ?a lache de la part de son gendre, elle ¨¦tait avec celles qui s'emportaient, maigre et droite au milieu du groupe, le poing tendu vers Montsou. --Dire, cria-t-elle sans nommer les Hennebeau, que j'ai vu, ce matin, leur bonne passer en cal¨¨che!... Oui, la cuisini¨¨re dans la cal¨¨che ¨¤ deux chevaux, allant ¨¤ Marchiennes pour avoir du poisson, bien s?r! Une clameur monta, les violences recommenc¨¨rent. Cette bonne en tablier blanc, men¨¦e au march¨¦ de la ville voisine dans la voiture des ma?tres, soulevait une indignation. Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur fallait donc du poisson quand m¨ºme? Ils n'en mangeraient peut-¨ºtre pas toujours, du poisson: le tour du pauvre monde viendrait. Et les id¨¦es sem¨¦es par ¨¦tienne poussaient, s'¨¦largissaient dans ce cri de r¨¦volte. C'¨¦tait l'impatience devant l'age d'or promis, la hate d'avoir sa part du bonheur, au-del¨¤ de cet horizon de mis¨¨re, ferm¨¦ comme une tombe. L'injustice devenait trop grande, ils finiraient par exiger leur droit, puisqu'on leur retirait le pain de la bouche. Les femmes surtout auraient voulu entrer d'assaut, tout de suite, dans cette cit¨¦ id¨¦ale du progr¨¨s, o¨´ il n'y aurait plus de mis¨¦rables. Il faisait presque nuit, et la pluie redoublait, qu'elles emplissaient encore le coron de leurs larmes, au milieu de la d¨¦bandade glapissante des enfants. Le soir, ¨¤ l'Avantage, la gr¨¨ve fut d¨¦cid¨¦e. Rasseneur ne la combattait plus, et Souvarine l'acceptait comme un premier pas. D'un mot, ¨¦tienne r¨¦suma la situation: si elle voulait d¨¦cid¨¦ment la gr¨¨ve, la Compagnie aurait la gr¨¨ve. V Une semaine se passa, le travail continuait, soup?onneux et morne, dans l'attente du conflit. Chez les Maheu, la quinzaine s'annon?ait comme devant ¨ºtre plus maigre encore. Aussi la Maheude s'aigrissait-elle, malgr¨¦ sa mod¨¦ration et son bon sens. Est-ce que sa fille Catherine ne s'¨¦tait pas avis¨¦e de d¨¦coucher une nuit? Le lendemain matin, elle ¨¦tait rentr¨¦e si lasse, si malade de cette aventure, qu'elle n'avait pu se rendre ¨¤ la fosse; et elle pleurait, elle racontait qu'il n'y avait point de sa faute, car c'¨¦tait Chaval qui l'avait gard¨¦e, mena?ant de la battre, si elle se sauvait. Il devenait fou de jalousie, il voulait l'emp¨ºcher de retourner dans le lit d'¨¦tienne, o¨´ il savait bien, disait-il, que la famille la faisait coucher. Furieuse, la Maheude, apr¨¨s avoir d¨¦fendu ¨¤ sa fille de revoir une pareille brute, parlait d'aller le gifler ¨¤ Montsou. Mais ce n'en ¨¦tait pas moins une journ¨¦e perdue, et la petite, maintenant qu'elle avait ce galant, aimait encore mieux ne pas en changer. Deux jours apr¨¨s, il y eut une autre histoire. Le lundi et le mardi, Jeanlin que l'on croyait au Voreux, tranquillement ¨¤ la besogne, s'¨¦chappa, tira une bord¨¦e dans les marais et dans la for¨ºt de Vandame, avec B¨¦bert et Lydie. Il les avait d¨¦bauch¨¦s, jamais on ne sut ¨¤ quelles rapines, ¨¤ quels jeux d'enfants pr¨¦coces ils s'¨¦taient livr¨¦s tous les trois. Lui, re?ut une forte correction, une fess¨¦e que sa m¨¨re lui appliqua dehors, sur le trottoir, devant la marmaille du coron terrifi¨¦e. Avait-on jamais vu ?a? des enfants ¨¤ elle, qui co?taient depuis leur naissance, qui devaient rapporter maintenant! Et, dans ce cri, il y avait le souvenir de sa dure jeunesse, la mis¨¨re h¨¦r¨¦ditaire faisant de chaque petit de la port¨¦e un gagne-pain pour plus tard. Ce matin-l¨¤, lorsque les hommes et la fille partirent ¨¤ la fosse, la Maheude se souleva de son lit pour dire ¨¤ Jeanlin: --Tu sais, si tu recommences, m¨¦chant bougre, je t'enl¨¨ve la peau du derri¨¨re! Au nouveau chantier de Maheu, le travail ¨¦tait p¨¦nible. Cette partie de la veine Filonni¨¨re s'amincissait, ¨¤ ce point que les haveurs, ¨¦cras¨¦s entre le mur et le toit, s'¨¦corchaient les coudes, dans l'abattage. En outre, elle devenait tr¨¨s humide, on redoutait d'heure en heure un coup d'eau, un de ces brusques torrents qui cr¨¨vent les roches et emportent les hommes. La veille, ¨¦tienne, comme il enfon?ait violemment sa rivelaine et la retirait, avait re?u au visage le jet d'une source; mais ce n'¨¦tait qu'une alerte, la taille en ¨¦tait rest¨¦e simplement plus mouill¨¦e et plus malsaine. D'ailleurs, il ne songeait gu¨¨re aux accidents possibles, il s'oubliait l¨¤ maintenant avec les camarades, insoucieux du p¨¦ril. On vivait dans le grisou, sans m¨ºme en sentir la pesanteur sur les paupi¨¨res, l'envoilement de toile d'araign¨¦e qu'il laissait aux cils. Parfois quand la flamme des lampes palissait et bleuissait davantage, on songeait ¨¤ lui, un mineur mettait la t¨ºte contre la veine, pour ¨¦couter le petit bruit du gaz, un bruit de bulles d'air bouillonnant ¨¤ chaque fente. Mais la menace continuelle ¨¦taient les ¨¦boulements: car, outre l'insuffisance des boisages, toujours bacl¨¦s trop vite, les terres ne tenaient pas, d¨¦tremp¨¦es par les eaux. Trois fois dans la journ¨¦e, Maheu avait d? faire consolider les bois. Il ¨¦tait deux heures et demie, les hommes allaient remonter. Couch¨¦ sur le flanc, ¨¦tienne achevait le havage d'un bloc, lorsqu'un lointain grondement de tonnerre ¨¦branla toute la mine. --Qu'est-ce donc? cria-t-il, en lachant sa rivelaine pour ¨¦couter. Il avait cru que la galerie s'effondrait derri¨¨re son dos. Mais d¨¦j¨¤ Maheu se laissait glisser sur la pente de la taille, en disant: --C'est un ¨¦boulement... Vite! vite! Tous d¨¦gringol¨¨rent, se pr¨¦cipit¨¨rent, emport¨¦s par un ¨¦lan de fraternit¨¦ inqui¨¨te. Les lampes dansaient ¨¤ leurs poings, dans le silence de mort qui s'¨¦tait fait; ils couraient ¨¤ la file le long des voies, l'¨¦chine pli¨¦e, comme s'ils eussent galop¨¦ ¨¤ quatre pattes; et, sans ralentir ce galop, ils s'interrogeaient, jetaient des r¨¦ponses br¨¨ves: o¨´ donc? dans les tailles peut-¨ºtre? non, ?a venait du bas! au roulage plut?t! Lorsqu'ils arriv¨¨rent ¨¤ la chemin¨¦e, ils s'y engouffr¨¨rent, ils tomb¨¨rent les uns sur les autres, sans se soucier des meurtrissures. Jeanlin, la peau rouge encore de la fess¨¦e de la veille, ne s'¨¦tait pas ¨¦chapp¨¦ de la fosse, ce jour-l¨¤. Il trottait pieds nus derri¨¨re son train, refermait une ¨¤ une les portes d'a¨¦rage; et, parfois, quand il ne redoutait pas la rencontre d'un porion, il montait sur la derni¨¨re berline, ce qu'on lui d¨¦fendait, de peur qu'il ne s'y endorm?t. Mais sa grosse distraction ¨¦tait, chaque fois que le train se garait pour en laisser passer un autre, d'aller retrouver en t¨ºte B¨¦bert qui tenait les guides. Il arrivait sournoisement, sans sa lampe, pin?ait le camarade au sang, inventait des farces de mauvais singe, avec ses cheveux jaunes, ses grandes oreilles, son museau maigre, ¨¦clair¨¦ de petits yeux verts, luisants dans l'obscurit¨¦. D'une pr¨¦cocit¨¦ maladive, il semblait avoir l'intelligence obscure et la vive adresse d'un avorton humain, qui retournait ¨¤ l'animalit¨¦ d'origine. L'apr¨¨s-midi, Mouque amena aux galibots Bataille, dont c'¨¦tait le tour de corv¨¦e; et, comme le cheval soufflait dans un garage, Jeanlin, qui s'¨¦tait gliss¨¦ jusqu'¨¤ B¨¦bert, lui demanda: --Qu'est-ce qu'il a, ce vieux rossard, ¨¤ s'arr¨ºter court?... Il me fera casser les jambes. B¨¦bert ne put r¨¦pondre, il dut retenir Bataille, qui s'¨¦gayait ¨¤ l'approche de l'autre train. Le cheval avait reconnu de loin, au flair, son camarade Trompette, pour lequel il s'¨¦tait pris d'une grande tendresse, depuis le jour o¨´ il l'avait vu d¨¦barquer dans la fosse. On aurait dit la piti¨¦ affectueuse d'un vieux philosophe, d¨¦sireux de soulager un jeune ami, en lui donnant sa r¨¦signation et sa patience; car Trompette ne s'acclimatait pas, tirait ses berlines sans go?t, restait la t¨ºte basse, aveugl¨¦ de nuit, avec le constant regret du soleil. Aussi, chaque fois que Bataille le rencontrait, allongeait-il la t¨ºte, s'¨¦brouant, le mouillant d'une caresse d'encouragement. --Nom de Dieu! jura B¨¦bert, les voil¨¤ encore qui se sucent la peau! Puis, lorsque Trompette fut pass¨¦, il r¨¦pondit au sujet de Bataille: --Va, il a du vice, le vieux!... Quand il s'arr¨ºte comme ?a, c'est qu'il devine un emb¨ºtement, une pierre ou un trou; et il se soigne, il ne veut rien se casser... Aujourd'hui, je ne sais ce qu'il peut avoir, l¨¤-bas, apr¨¨s la porte. Il la pousse et reste plant¨¦ sur les pieds... Est-ce que tu as senti quelque chose? --Non, dit Jeanlin. Il y a de l'eau, j'en ai jusqu'aux genoux. Le train repartit. Et, au voyage suivant, lorsqu'il eut ouvert la porte d'a¨¦rage d'un coup de t¨ºte, Bataille de nouveau refusa d'avancer, hennissant, tremblant. Enfin, il se d¨¦cida, fila d'un trait. Jeanlin, qui refermait la porte, ¨¦tait rest¨¦ en arri¨¨re. Il se baissa, regarda la mare o¨´ il pataugeait; puis, ¨¦levant sa lampe, il s'aper?ut que les bois avaient fl¨¦chi, sous le suintement continu d'une source. Justement, un haveur, un nomm¨¦ Berloque dit Chicot, arrivait de sa taille, press¨¦ de revoir sa femme, qui ¨¦tait en couches. Lui aussi s'arr¨ºta, examina le boisage. Et, tout d'un coup, comme le petit allait s'¨¦lancer pour rejoindre son train, un craquement formidable s'¨¦tait fait entendre, l'¨¦boulement avait englouti l'homme et l'enfant. Il y eut un grand silence. Pouss¨¦e par le vent de la chute, une poussi¨¨re ¨¦paisse montait dans les voies. Et, aveugl¨¦s, ¨¦touff¨¦s, les mineurs descendaient de toutes parts, des chantiers les plus lointains, avec leurs lampes dansantes, qui ¨¦clairaient mal ce galop d'hommes noirs, au fond de ces trous de taupe. Lorsque les premiers but¨¨rent contre l'¨¦boulement, ils cri¨¨rent, appel¨¨rent les camarades. Une seconde bande, venue par la taille du fond, se trouvait de l'autre c?t¨¦ des terres, dont la masse bouchait la galerie. Tout de suite, on constata que le toit s'¨¦tait effondr¨¦ sur une dizaine de m¨¨tres au plus. Le dommage n'avait rien de grave. Mais les coeurs se serr¨¨rent, lorsqu'un rale de mort sortit des d¨¦combres. B¨¦bert, lachant son train, accourait en r¨¦p¨¦tant: --Jeanlin est dessous! Jeanlin est dessous! Maheu, ¨¤ ce moment m¨ºme, d¨¦boulait de la chemin¨¦e, avec Zacharie et ¨¦tienne. Il fut pris d'une fureur de d¨¦sespoir, il ne lacha que des jurons. --Nom de Dieu! nom de Dieu! nom de Dieu! Catherine, Lydie, la Mouquette, qui avaient galop¨¦ aussi, se mirent ¨¤ sangloter, ¨¤ hurler d'¨¦pouvante, au milieu de l'effrayant d¨¦sordre, que les t¨¦n¨¨bres augmentaient. On voulait les faire taire, elles s'affolaient, hurlaient plus fort, ¨¤ chaque rale. Le porion Richomme ¨¦tait arriv¨¦ au pas de course, d¨¦sol¨¦ que ni l'ing¨¦nieur N¨¦grel, ni Dansaert, ne fussent ¨¤ la fosse. L'oreille coll¨¦e contre les roches, il ¨¦coutait; et il finit par dire que ces plaintes n'¨¦taient pas des plaintes d'enfant. Un homme se trouvait l¨¤, pour s?r. A vingt reprises d¨¦j¨¤, Maheu avait appel¨¦ Jeanlin. Pas une haleine ne soufflait. Le petit devait ¨ºtre broy¨¦. Et toujours le rale continuait, monotone. On parlait ¨¤ l'agonisant, on lui demandait son nom. Le rale seul r¨¦pondait. --D¨¦p¨ºchons! r¨¦p¨¦tait Richomme, qui avait d¨¦j¨¤ organis¨¦ le sauvetage. On causera ensuite. Des deux c?t¨¦s, les mineurs attaquaient l'¨¦boulement, avec la pioche et la pelle. Chaval travaillait sans une parole, ¨¤ c?t¨¦ de Maheu et d'¨¦tienne; tandis que Zacharie dirigeait le transport des terres. L'heure de la sortie ¨¦tait venue, aucun n'avait mang¨¦; mais on ne s'en allait pas pour la soupe, tant que des camarades se trouvaient en p¨¦ril. Cependant, on songea que le coron s'inqui¨¦terait, s'il ne voyait rentrer personne, et l'on proposa d'y renvoyer les femmes. Ni Catherine, ni la Mouquette, ni m¨ºme Lydie, ne voulurent s'¨¦loigner, clou¨¦es par le besoin de savoir, aidant aux d¨¦blais. Alors, Levaque accepta la commission d'annoncer l¨¤-haut l'¨¦boulement, un simple dommage qu'on r¨¦parait. Il ¨¦tait pr¨¨s de quatre heures, les ouvriers en moins d'une heure avaient fait la besogne d'un jour: d¨¦j¨¤ la moiti¨¦ des terres auraient d? ¨ºtre enlev¨¦es, si de nouvelles roches n'avaient gliss¨¦ du toit. Maheu s'obstinait avec une telle rage, qu'il refusait d'un geste terrible, quand un autre s'approchait pour le relayer un instant. --Doucement! dit enfin Richomme. Nous arrivons... Il ne faut pas les achever. En effet, le rale devenait de plus en plus distinct. C'¨¦tait ce rale continu qui guidait les travailleurs; et, maintenant, il semblait souffler sous les pioches m¨ºmes. Brusquement, il cessa. Tous, silencieux, se regard¨¨rent, frissonnants d'avoir senti passer le froid de la mort, dans les t¨¦n¨¨bres. Ils piochaient, tremp¨¦s de sueur, les muscles tendus ¨¤ se rompre. Un pied fut rencontr¨¦, on enleva d¨¨s lors les terres avec les mains, on d¨¦gagea les membres un ¨¤ un. La t¨ºte n'avait pas souffert. Des lampes l'¨¦clairaient, et le nom de Chicot circula. Il ¨¦tait tout chaud, la colonne vert¨¦brale cass¨¦e par une roche. --Enveloppez-le dans une couverture, et mettez-le sur une berline, commanda le porion. Au mioche maintenant, d¨¦p¨ºchons! Maheu donna un dernier coup, et une ouverture se fit, on communiqua avec les hommes qui d¨¦blayaient l'¨¦boulement, de l'autre c?t¨¦. Ils cri¨¨rent, ils venaient de trouver Jeanlin ¨¦vanoui, les deux jambes bris¨¦es, respirant encore. Ce fut le p¨¨re qui apporta le petit dans ses bras; et, les machoires serr¨¦es, il ne lachait toujours que des nom de Dieu! pour dire sa douleur; tandis que Catherine et les autres femmes s'¨¦taient remises ¨¤ hurler. On forma vivement le cort¨¨ge. B¨¦bert avait ramen¨¦ Bataille, qu'on attela aux deux berlines: dans la premi¨¨re, gisait le cadavre de Chicot, maintenu par ¨¦tienne; dans la seconde, Maheu s'¨¦tait assis, portant sur les genoux Jeanlin sans connaissance, couvert d'un lambeau de laine, arrach¨¦ ¨¤ une porte d'a¨¦rage. Et l'on partit, au pas. Sur chaque berline, une lampe mettait une ¨¦toile rouge. Puis, derri¨¨re, suivait la queue des mineurs, une cinquantaine d'ombres ¨¤ la file. Maintenant, la fatigue les ¨¦crasait, ils tra?naient les pieds, glissaient dans la boue, avec le deuil morne d'un troupeau frapp¨¦ d'¨¦pid¨¦mie. Il fallut pr¨¨s d'une demi-heure pour arriver ¨¤ l'accrochage. Ce convoi sous la terre, au milieu des ¨¦paisses t¨¦n¨¨bres, n'en finissait plus, le long des galeries qui bifurquaient, tournaient, se d¨¦roulaient. A l'accrochage, Richomme, venu en avant, avait donn¨¦ l'ordre qu'une cage vide f?t r¨¦serv¨¦e. Pierron emballa tout de suite les deux berlines. Dans l'une, Maheu resta avec son petit bless¨¦ sur les genoux, pendant que, dans l'autre, ¨¦tienne devait garder, entre ses bras, le cadavre de Chicot, pour qu'il p?t tenir. Lorsque les ouvriers se furent entass¨¦s aux autres ¨¦tages, la cage monta. On mit deux minutes. La pluie du cuvelage tombait tr¨¨s froide, les hommes regardaient en l'air, impatients de revoir le jour. Heureusement, un galibot, envoy¨¦ chez le docteur Vanderhaghen, l'avait trouv¨¦ et le ramenait. Jeanlin et le mort furent port¨¦s dans la chambre des porions, o¨´, d'un bout de l'ann¨¦e ¨¤ l'autre, br?lait un grand feu. On rangea les seaux d'eau chaude, tout pr¨ºts pour le lavage des pieds; et, apr¨¨s avoir ¨¦tal¨¦ deux matelas sur les dalles, on y coucha l'homme et l'enfant. Seuls, Maheu et ¨¦tienne entr¨¨rent. Dehors, des herscheuses, des mineurs, des galopins accourus, faisaient un groupe, causaient ¨¤ voix basse. D¨¨s que le m¨¦decin eut donn¨¦ un coup d'oeil ¨¤ Chicot, il murmura: --Fichu!... Vous pouvez le laver. Deux surveillants d¨¦shabill¨¨rent, puis lav¨¨rent ¨¤ l'¨¦ponge ce cadavre noir de charbon, sale encore de la sueur du travail. --La t¨ºte n'a rien, avait repris le docteur, agenouill¨¦ sur le matelas de Jeanlin. La poitrine non plus... Ah! ce sont les jambes qui ont ¨¦trenn¨¦. Lui-m¨ºme d¨¦shabillait l'enfant, d¨¦nouait le b¨¦guin, ?tait la veste, tirait les culottes et la chemise, avec une adresse de nourrice. Et le pauvre petit corps apparut d'une maigreur d'insecte, souill¨¦ de poussi¨¨re noire, de terre jaune, que marbraient des taches sanglantes. On ne distinguait rien, on dut le laver aussi. Alors, il sembla maigrir encore sous l'¨¦ponge, la chair si bl¨ºme, si transparente, qu'on voyait les os. C'¨¦tait une piti¨¦, cette d¨¦g¨¦n¨¦rescence derni¨¨re d'une race de mis¨¦rables, ce rien du tout souffrant, ¨¤ demi broy¨¦ par l'¨¦crasement des roches. Quand il fut propre, on aper?ut les meurtrissures des cuisses, deux taches rouges sur la peau blanche. Jeanlin, tir¨¦ de son ¨¦vanouissement, eut une plainte. Debout au pied du matelas, les mains ballantes, Maheu le regardait; et de grosses larmes roul¨¨rent de ses yeux. --Hein? c'est toi qui es le p¨¨re? dit le docteur en levant la t¨ºte. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu'il n'est pas mort... Aide-moi plut?t. Il constata deux ruptures simples. Mais la jambe droite lui donnait des inqui¨¦tudes: sans doute il faudrait la couper. A ce moment, l'ing¨¦nieur N¨¦grel et Dansaert, pr¨¦venus enfin, arriv¨¨rent avec Richomme. Le premier ¨¦coutait le r¨¦cit du porion, d'un air exasp¨¦r¨¦. Il ¨¦clata: toujours ces maudits boisages! n'avait-il pas r¨¦p¨¦t¨¦ cent fois qu'on y laisserait des hommes! et ces brutes-l¨¤ qui parlaient de se mettre en gr¨¨ve, si on les for?ait ¨¤ boiser plus solidement! Le pis ¨¦tait que la Compagnie, maintenant, paierait les pots cass¨¦s. M. Hennebeau allait ¨ºtre content! --Qui est-ce? demanda-t-il ¨¤ Dansaert, silencieux devant le cadavre, qu'on ¨¦tait en train d'envelopper dans un drap. --Chicot, un de nos bons ouvriers, r¨¦pondit le ma?tre-porion. Il a trois enfants... Pauvre bougre! Le docteur Vanderhaghen demanda le transport imm¨¦diat de Jeanlin chez ses parents. Six heures sonnaient, le cr¨¦puscule tombait d¨¦j¨¤, on ferait bien de transporter aussi le cadavre; et l'ing¨¦nieur donna des ordres pour qu'on attelat le fourgon et qu'on apportat un brancard. L'enfant bless¨¦ fut mis sur le brancard, pendant qu'on emballait dans le fourgon le matelas et le mort. A la porte, des herscheuses stationnaient toujours, causant avec des mineurs qui s'attardaient, pour voir. Lorsque la chambre des porions se rouvrit, un silence r¨¦gna dans le groupe. Et il se forma un nouveau cort¨¨ge, le fourgon devant, le brancard derri¨¨re, puis la queue du monde. On quitta le carreau de la mine, on monta lentement la route en pente du coron. Les premiers froids de novembre avaient d¨¦nud¨¦ l'immense plaine, une nuit lente l'ensevelissait, comme un linceul tomb¨¦ du ciel livide. ¨¦tienne, alors, conseilla tout bas ¨¤ Maheu d'envoyer Catherine pr¨¦venir la Maheude, pour amortir le coup. Le p¨¨re, qui suivait le brancard, l'air assomm¨¦, consentit d'un signe; et la jeune fille partit en courant, car on arrivait. Mais d¨¦j¨¤ le fourgon, cette bo?te sombre bien connue, ¨¦tait signal¨¦. Des femmes sortaient follement sur les trottoirs, trois ou quatre galopaient d'angoisse, sans bonnet. Bient?t, elles furent trente, puis cinquante, toutes ¨¦trangl¨¦es de la m¨ºme terreur. Il y avait donc un mort? qui ¨¦tait-ce? L'histoire racont¨¦e par Levaque, apr¨¨s les avoir rassur¨¦es toutes, les jetait maintenant ¨¤ une exag¨¦ration de cauchemar: ce n'¨¦tait plus un homme, c'¨¦taient dix qui avaient p¨¦ri, et que le fourgon allait ramener ainsi, un ¨¤ un. Catherine avait trouv¨¦ sa m¨¨re agit¨¦e d'un pressentiment; et, d¨¨s les premiers mots balbuti¨¦s, celle-ci cria: --Le p¨¨re est mort! Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin. Sans entendre, la Maheude s'¨¦tait ¨¦lanc¨¦e. Et, en voyant le fourgon qui d¨¦bouchait devant l'¨¦glise, elle avait d¨¦failli, toute pale. Sur les portes, des femmes, muettes de saisissement, allongeaient le cou, tandis que d'autres suivaient, tremblantes ¨¤ l'id¨¦e de savoir devant quelle maison s'arr¨ºterait le cort¨¨ge. La voiture passa; et, derri¨¨re, la Maheude aper?ut Maheu qui accompagnait le brancard. Alors, quand on eut pos¨¦ ce brancard ¨¤ sa porte, quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses jambes cass¨¦es, il y eut en elle une si brusque r¨¦action, qu'elle ¨¦touffa de col¨¨re, b¨¦gayant sans larmes: --C'est tout ?a! On nous estropie les petits, maintenant!... Les deux jambes, mon Dieu! Qu'est-ce qu'on veut que j'en fasse? --Tais-toi donc! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait suivi pour panser Jeanlin. Aimerais-tu mieux qu'il f?t rest¨¦ l¨¤-bas? Mais la Maheude s'emportait davantage, au milieu des larmes d'Alzire, de L¨¦nore et d'Henri. Tout en aidant ¨¤ monter le bless¨¦ et en donnant au docteur ce dont il avait besoin, elle injuriait le sort, elle demandait o¨´ l'on voulait qu'elle trouvat de l'argent pour nourrir des infirmes. Le vieux ne suffisait donc pas, voil¨¤ que le gamin, lui aussi, perdait les pieds! Et elle ne cessait point, pendant que d'autres cris, des lamentations d¨¦chirantes, sortaient d'une maison voisine: c'¨¦taient la femme et les enfants de Chicot qui pleuraient sur le corps. Il faisait nuit noire, les mineurs ext¨¦nu¨¦s mangeaient enfin leur soupe, dans le coron tomb¨¦ ¨¤ un morne silence, travers¨¦ seulement de ces grands cris. Trois semaines se pass¨¨rent. On avait pu ¨¦viter l'amputation, Jeanlin conserverait ses deux jambes, mais il resterait boiteux. Apr¨¨s une enqu¨ºte, la Compagnie s'¨¦tait r¨¦sign¨¦e ¨¤ donner un secours de cinquante francs. En outre, elle avait promis de chercher pour le petit infirme, d¨¨s qu'il serait r¨¦tabli, un emploi au jour. Ce n'en ¨¦tait pas moins une aggravation de mis¨¨re, car le p¨¨re avait re?u une telle secousse, qu'il en fut malade d'une grosse fi¨¨vre. Depuis le jeudi, Maheu retournait ¨¤ la fosse, et l'on ¨¦tait au dimanche. Le soir, ¨¦tienne causa de la date prochaine du 1er d¨¦cembre, pr¨¦occup¨¦ de savoir si la Compagnie ex¨¦cuterait sa menace. On veilla jusqu'¨¤ dix heures, en attendant Catherine, qui devait s'attarder avec Chaval. Mais elle ne rentra pas. La Maheude ferma furieusement la porte au verrou, sans une parole. ¨¦tienne fut long ¨¤ s'endormir, inquiet de ce lit vide, o¨´ Alzire tenait si peu de place. Le lendemain, toujours personne; et, l'apr¨¨s-midi seulement, au retour de la fosse, les Maheu apprirent que Chaval gardait Catherine. Il lui faisait des sc¨¨nes si abominables, qu'elle s'¨¦tait d¨¦cid¨¦e ¨¤ se mettre avec lui. Pour ¨¦viter les reproches, il avait quitt¨¦ brusquement le Voreux, il venait d'¨ºtre embauch¨¦ ¨¤ Jean-Bart, le puits de M. Deneulin, o¨´ elle le suivait comme herscheuse. Du reste, le nouveau m¨¦nage continuait ¨¤ habiter Montsou, chez Piquette. Maheu, d'abord, parla d'aller gifler l'homme et de ramener sa fille ¨¤ coups de pied dans le derri¨¨re. Puis, il eut un geste r¨¦sign¨¦: ¨¤ quoi bon? ?a tournait toujours comme ?a, on n'emp¨ºchait pas les filles de se coller, quand elles en avaient l'envie. Il valait mieux attendre tranquillement le mariage. Mais la Maheude ne prenait pas si bien les choses. --Est-ce que je l'ai battue, quand elle a eu ce Chaval? criait-elle ¨¤ ¨¦tienne, qui l'¨¦coutait, silencieux, tr¨¨s pale. Voyons, r¨¦pondez! vous qui ¨ºtes un homme raisonnable... Nous l'avons laiss¨¦e libre, n'est-ce pas? parce que, mon Dieu! toutes passent par l¨¤. Ainsi, moi, j'¨¦tais grosse, quand le p¨¨re m'a ¨¦pous¨¦e. Mais je n'ai pas fil¨¦ de chez mes parents, jamais je n'aurais fait la salet¨¦ de porter avant l'age l'argent de mes journ¨¦es ¨¤ un homme qui n'en avait pas besoin... Ah! c'est d¨¦go?tant, voyez-vous! On en arrivera ¨¤ ne plus faire d'enfants. Et, comme ¨¦tienne ne r¨¦pondait toujours que par des hochements de t¨ºte, elle insista. --Une fille qui allait tous les soirs o¨´ elle voulait! Qu'a-t-elle donc dans la peau? Ne pas pouvoir attendre que je la marie, apr¨¨s qu'elle nous aurait aid¨¦s ¨¤ sortir du p¨¦trin! Hein? c'¨¦tait naturel, on a une fille pour qu'elle travaille... Mais voil¨¤, nous avons ¨¦t¨¦ trop bons, nous n'aurions pas d? lui permettre de se distraire avec un homme. On leur en accorde un bout, et elles en prennent long comme ?a. Alzire approuvait de la t¨ºte. L¨¦nore et Henri, saisis de cet orage, pleuraient tout bas, tandis que la m¨¨re, maintenant, ¨¦num¨¦rait leurs malheurs: d'abord, Zacharie qu'il avait fallu marier; puis, le vieux Bonnemort qui ¨¦tait l¨¤, sur sa chaise, avec ses pieds tordus; puis, Jeanlin qui ne pourrait quitter la chambre avant dix jours, les os mal recoll¨¦s; et, enfin, le dernier coup, cette garce de Catherine partie avec un homme! Toute la famille se cassait. Il ne restait que le p¨¨re ¨¤ la fosse. Comment vivre, sept personnes, sans compter Estelle, sur les trois francs du p¨¨re? Autant se jeter en choeur dans le canal. --?a n'avance ¨¤ rien que tu te ronges, dit Maheu d'une voix sourde. Nous ne sommes pas au bout peut-¨ºtre. ¨¦tienne, qui regardait fixement les dalles, leva la t¨ºte et murmura, les yeux perdus dans une vision d'avenir: --Ah! il est temps, il est temps! Quatri¨¨me partie I Ce lundi-l¨¤, les Hennebeau avaient ¨¤ d¨¦jeuner les Gr¨¦goire et leur fille C¨¦cile. C'¨¦tait toute une partie projet¨¦e: en sortant de table, Paul N¨¦grel devait faire visiter ¨¤ ces dames une fosse, Saint-Thomas, qu'on r¨¦installait avec luxe. Mais il n'y avait l¨¤ qu'un aimable pr¨¦texte, cette partie ¨¦tait une invention de madame Hennebeau, pour hater le mariage de C¨¦cile et de Paul. Et, brusquement, ce lundi m¨ºme, ¨¤ quatre heures du matin, la gr¨¨ve venait d'¨¦clater. Lorsque, le 1er d¨¦cembre, la Compagnie avait appliqu¨¦ son nouveau syst¨¨me de salaire, les mineurs ¨¦taient rest¨¦s calmes. A la fin de la quinzaine, le jour de la paie, pas un n'avait fait la moindre r¨¦clamation. Tout le personnel, depuis le directeur jusqu'au dernier des surveillants, croyait le tarif accept¨¦; et la surprise ¨¦tait grande, depuis le matin, devant cette d¨¦claration de guerre, d'une tactique et d'un ensemble qui semblaient indiquer une direction ¨¦nergique. A cinq heures, Dansaert r¨¦veilla M. Hennebeau pour l'avertir que pas un homme n'¨¦tait descendu au Voreux. Le coron des Deux-Cent-Quarante, qu'il avait travers¨¦, dormait profond¨¦ment, fen¨ºtres et portes closes. Et, d¨¨s que le directeur eut saut¨¦ du lit, les yeux gros encore de sommeil, il fut accabl¨¦: de quart d'heure en quart d'heure, des messagers accouraient, des d¨¦p¨ºches tombaient sur son bureau, dru comme gr¨ºle. D'abord, il esp¨¦ra que la r¨¦volte se limitait au Voreux; mais les nouvelles devenaient plus graves ¨¤ chaque minute: c'¨¦tait Mirou, c'¨¦tait Cr¨¨vecoeur, c'¨¦tait Madeleine, o¨´ il n'avait paru que les palefreniers; c'¨¦taient la Victoire et Feutry-Cantel, les deux fosses les mieux disciplin¨¦es, dans lesquelles la descente se trouvait r¨¦duite d'un tiers; Saint-Thomas seul avait son monde au complet et semblait demeurer en dehors du mouvement. Jusqu'¨¤ neuf heures, il dicta des d¨¦p¨ºches, t¨¦l¨¦graphiant de tous c?t¨¦s, au pr¨¦fet de Lille, aux r¨¦gisseurs de la Compagnie, pr¨¦venant les autorit¨¦s, demandant des ordres. Il avait envoy¨¦ N¨¦grel faire le tour des fosses voisines, pour avoir des renseignements pr¨¦cis. Tout d'un coup, M. Hennebeau songea au d¨¦jeuner; et il allait envoyer le cocher avertir les Gr¨¦goire que la partie ¨¦tait remise, lorsqu'une h¨¦sitation, un manque de volont¨¦ l'arr¨ºta, lui qui venait, en quelques phrases br¨¨ves, de pr¨¦parer militairement son champ de bataille. Il monta chez madame Hennebeau, qu'une femme de chambre achevait de coiffer, dans son cabinet de toilette. --Ah! ils sont en gr¨¨ve, dit-elle tranquillement, lorsqu'il l'eut consult¨¦e. Eh bien, qu'est-ce que cela nous fait?... Nous n'allons point cesser de manger, n'est-ce pas? Et elle s'ent¨ºta, il eut beau lui dire que le d¨¦jeuner serait troubl¨¦, que la visite ¨¤ Saint-Thomas ne pourrait avoir lieu: elle trouvait une r¨¦ponse ¨¤ tout, pourquoi perdre un d¨¦jeuner d¨¦j¨¤ sur le feu? et quant ¨¤ visiter la fosse, on pouvait y renoncer ensuite, si cette promenade ¨¦tait vraiment imprudente. --Du reste, reprit-elle, lorsque la femme de chambre fut sortie, vous savez pourquoi je tiens ¨¤ recevoir ces braves gens. Ce mariage devrait vous toucher plus que les b¨ºtises de vos ouvriers... Enfin, je le veux, ne me contrariez pas. Il la regarda, agit¨¦ d'un l¨¦ger tremblement, et son visage dur et ferm¨¦ d'homme de discipline exprima la secr¨¨te douleur d'un coeur meurtri. Elle ¨¦tait rest¨¦e les ¨¦paules nues, d¨¦j¨¤ trop m?re, mais ¨¦clatante et d¨¦sirable encore, avec sa carrure de C¨¦r¨¨s dor¨¦e par l'automne. Un instant, il dut avoir le d¨¦sir brutal de la prendre, de rouler sa t¨ºte entre les deux seins qu'elle ¨¦talait, dans cette pi¨¨ce ti¨¨de, d'un luxe intime de femme sensuelle, et o¨´ tra?nait un parfum irritant de musc; mais il se recula, depuis dix ann¨¦es le m¨¦nage faisait chambre ¨¤ part. --C'est bon, dit-il en la quittant. Ne d¨¦commandons rien. M. Hennebeau ¨¦tait n¨¦ dans les Ardennes. Il avait eu les commencements difficiles d'un gar?on pauvre, jet¨¦ orphelin sur le pav¨¦ de Paris. Apr¨¨s avoir suivi p¨¦niblement les cours de l'¨¦cole des Mines, il ¨¦tait, ¨¤ vingt-quatre ans, parti pour la Grand-Combe, comme ing¨¦nieur du puits Sainte-Barbe. Trois ans plus tard, il devint ing¨¦nieur divisionnaire, dans le Pas-de-Calais, aux fosses de Marles; et ce fut l¨¤ qu'il se maria, ¨¦pousant, par un de ces coups de fortune qui sont la r¨¨gle pour le corps des mines, la fille d'un riche filateur d'Arras. Pendant quinze ann¨¦es, le m¨¦nage habita la m¨ºme petite ville de province, sans qu'un ¨¦v¨¦nement romp?t la monotonie de son existence, pas m¨ºme la naissance d'un enfant. Une irritation croissante d¨¦tachait madame Hennebeau, ¨¦lev¨¦e dans le respect de l'argent, d¨¦daigneuse de ce mari qui gagnait durement des appointements m¨¦diocres, et dont elle ne tirait aucune des satisfactions vaniteuses, r¨ºv¨¦es en pension. Lui, d'une honn¨ºtet¨¦ stricte, ne sp¨¦culait point, se tenait ¨¤ son poste, en soldat. Le d¨¦saccord n'avait fait que grandir, aggrav¨¦ par un de ces singuliers malentendus de la chair qui glacent les plus ardents: il adorait sa femme, elle ¨¦tait d'une sensualit¨¦ de blonde gourmande, et d¨¦j¨¤ ils couchaient ¨¤ part, mal ¨¤ l'aise, tout de suite bless¨¦s. Elle eut d¨¨s lors un amant, qu'il ignora. Enfin, il quitta le Pas-de-Calais, pour venir occuper ¨¤ Paris une situation de bureau, dans l'id¨¦e qu'elle lui en serait reconnaissante. Mais Paris devait achever la s¨¦paration, ce Paris qu'elle souhaitait depuis sa premi¨¨re poup¨¦e, et o¨´ elle se lava en huit jours de sa province, ¨¦l¨¦gante d'un coup, jet¨¦e ¨¤ toutes les folies luxueuses de l'¨¦poque. Les dix ans qu'elle y passa furent emplis par une grande passion, une liaison publique avec un homme, dont l'abandon faillit la tuer. Cette fois, le mari n'avait pu garder son ignorance, et il se r¨¦signa, ¨¤ la suite de sc¨¨nes abominables, d¨¦sarm¨¦ devant la tranquille inconscience de cette femme, qui prenait son bonheur o¨´ elle le trouvait. C'¨¦tait apr¨¨s la rupture, lorsqu'il l'avait vue malade de chagrin, qu'il avait accept¨¦ la direction des mines de Montsou, esp¨¦rant encore la corriger l¨¤-bas, dans ce d¨¦sert des pays noirs. Les Hennebeau, depuis qu'ils habitaient Montsou, retournaient ¨¤ l'ennui irrit¨¦ des premiers temps de leur mariage. D'abord, elle parut soulag¨¦e par ce grand calme, go?tant un apaisement dans la monotonie plate de l'immense plaine; et elle s'enterrait en femme finie, elle affectait d'avoir le coeur mort, si d¨¦tach¨¦e du monde, qu'elle ne souffrait m¨ºme plus d'engraisser. Puis, sous cette indiff¨¦rence, une fi¨¨vre derni¨¨re se d¨¦clara, un besoin de vivre encore, qu'elle trompa pendant six mois en organisant et en meublant ¨¤ son go?t le petit h?tel de la Direction. Elle le disait affreux, elle l'emplit de tapisseries, de bibelots, de tout un luxe d'art, dont on parla jusqu'¨¤ Lille. Maintenant, le pays l'exasp¨¦rait, ces b¨ºtes de champs ¨¦tal¨¦s ¨¤ l'infini, ces ¨¦ternelles routes noires, sans un arbre, o¨´ grouillait une population affreuse qui la d¨¦go?tait et l'effrayait. Les plaintes de l'exil commenc¨¨rent, elle accusait son mari de l'avoir sacrifi¨¦e aux appointements de quarante mille francs qu'il touchait, une mis¨¨re ¨¤ peine suffisante pour faire marcher la maison. Est-ce qu'il n'aurait pas d? imiter les autres, exiger une part, obtenir des actions, r¨¦ussir ¨¤ quelque chose enfin? et elle insistait avec une cruaut¨¦ d'h¨¦riti¨¨re qui avait apport¨¦ la fortune. Lui, toujours correct, se r¨¦fugiant dans sa froideur menteuse d'homme administratif, ¨¦tait ravag¨¦ par le d¨¦sir de cette cr¨¦ature, un de ces d¨¦sirs tardifs, si violents, qui croissent avec l'age. Il ne l'avait jamais poss¨¦d¨¦e en amant, il ¨¦tait hant¨¦ d'une continuelle image, l'avoir une fois ¨¤ lui comme elle s'¨¦tait donn¨¦e ¨¤ un autre. Chaque matin, il r¨ºvait de la conqu¨¦rir le soir; puis, lorsqu'elle le regardait de ses yeux froids, lorsqu'il sentait que tout en elle se refusait, il ¨¦vitait m¨ºme de lui effleurer la main. C'¨¦tait une souffrance sans gu¨¦rison possible, cach¨¦e sous la raideur de son attitude, la souffrance d'une nature tendre agonisant en secret de n'avoir pas trouv¨¦ le bonheur dans son m¨¦nage. Au bout des six mois, quand l'h?tel, d¨¦finitivement meubl¨¦, n'occupa plus madame Hennebeau, elle tomba ¨¤ une langueur d'ennui, en victime que l'exil tuerait et qui se disait heureuse d'en mourir. Justement, Paul N¨¦grel d¨¦barquait ¨¤ Montsou. Sa m¨¨re, veuve d'un capitaine proven?al, vivant ¨¤ Avignon d'une maigre rente, avait d? se contenter de pain et d'eau pour le pousser jusqu'¨¤ l'¨¦cole polytechnique. Il en ¨¦tait sorti dans un mauvais rang, et son oncle, M. Hennebeau, venait de lui faire donner sa d¨¦mission, en offrant de le prendre comme ing¨¦nieur, au Voreux. D¨¨s lors, trait¨¦ en enfant de la maison, il y eut m¨ºme sa chambre, y mangea, y v¨¦cut, ce qui lui permettait d'envoyer ¨¤ sa m¨¨re la moiti¨¦ de ses appointements de trois mille francs. Pour d¨¦guiser ce bienfait, M. Hennebeau parlait de l'embarras o¨´ ¨¦tait un jeune homme, oblig¨¦ de se monter un m¨¦nage, dans un des petits chalets r¨¦serv¨¦s aux ing¨¦nieurs des fosses. madame Hennebeau, tout de suite, avait pris un r?le de bonne tante, tutoyant son neveu, veillant ¨¤ son bien-¨ºtre. Les premiers mois surtout, elle montra une maternit¨¦ d¨¦bordante de conseils, aux moindres sujets. Mais elle restait femme pourtant, elle glissait ¨¤ des confidences personnelles. Ce gar?on si jeune et si pratique, d'une intelligence sans scrupule, professant sur l'amour des th¨¦ories de philosophe, l'amusait, grace ¨¤ la vivacit¨¦ de son pessimisme, dont s'aiguisait sa face mince, au nez pointu. Naturellement, un soir, il se trouva dans ses bras; et elle parut se livrer par bont¨¦, tout en lui disant qu'elle n'avait plus de coeur et qu'elle voulait ¨ºtre uniquement son amie. En effet, elle ne fut pas jalouse, elle le plaisantait sur les herscheuses qu'il d¨¦clarait abominables, le boudait presque, parce qu'il n'avait pas des farces de jeune homme ¨¤ lui conter. Puis, l'id¨¦e de le marier la passionna, elle r¨ºva de se d¨¦vouer, de le donner elle-m¨ºme ¨¤ une fille riche. Leurs rapports continuaient, un joujou de r¨¦cr¨¦ation, o¨´ elle mettait ses tendresses derni¨¨res de femme oisive et finie. Deux ans s'¨¦taient ¨¦coul¨¦s. Une nuit, M. Hennebeau, en entendant des pieds nus fr?ler sa porte, eut un soup?on. Mais cette nouvelle aventure le r¨¦voltait, chez lui, dans sa demeure, entre cette m¨¨re et ce fils! Et, du reste, le lendemain, sa femme lui parla pr¨¦cis¨¦ment du choix qu'elle avait fait de C¨¦cile Gr¨¦goire pour leur neveu. Elle s'employait ¨¤ ce mariage avec une telle ardeur, qu'il rougit de son imagination monstrueuse. Il garda simplement au jeune homme une reconnaissance de ce que la maison, depuis son arriv¨¦e, ¨¦tait moins triste. Comme il descendait du cabinet de toilette, M. Hennebeau trouva justement, dans le vestibule, Paul qui rentrait. Celui-ci avait l'air tout amus¨¦ par cette histoire de gr¨¨ve. --Eh bien? lui demanda son oncle. --Eh bien, j'ai fait le tour des corons. Ils paraissent tr¨¨s sages, l¨¤-dedans... Je crois seulement qu'ils vont t'envoyer des d¨¦l¨¦gu¨¦s. Mais, ¨¤ ce moment, la voix de madame Hennebeau appela, du premier ¨¦tage. --C'est toi, Paul?... Monte donc me donner des nouvelles. Sont-ils dr?les de faire les m¨¦chants, ces gens qui sont si heureux! Et le directeur dut renoncer ¨¤ en savoir davantage, puisque sa femme lui prenait son messager. Il revint s'asseoir devant son bureau, sur lequel s'¨¦tait amass¨¦ un nouveau paquet de d¨¦p¨ºches. A onze heures, lorsque les Gr¨¦goire arriv¨¨rent, ils s'¨¦tonn¨¨rent qu'Hippolyte, le valet de chambre, pos¨¦ en sentinelle, les bousculat pour les introduire, apr¨¨s avoir jet¨¦ des regards inquiets aux deux bouts de la route. Les rideaux du salon ¨¦taient ferm¨¦s, on les fit passer directement dans le cabinet de travail, o¨´ M. Hennebeau s'excusa de les recevoir ainsi; mais le salon donnait sur le pav¨¦, et il ¨¦tait inutile d'avoir l'air de provoquer les gens. --Comment! vous ne savez pas? continua-t-il, en voyant leur surprise. M. Gr¨¦goire, quand il apprit que la gr¨¨ve avait enfin ¨¦clat¨¦, haussa les ¨¦paules de son air placide. Bah! ce ne serait rien, la population ¨¦tait honn¨ºte. D'un hochement du menton, madame Gr¨¦goire approuvait sa confiance dans la r¨¦signation s¨¦culaire des charbonniers; tandis que C¨¦cile, tr¨¨s gaie ce jour-l¨¤, belle de sant¨¦ dans une toilette de drap capucine, souriait ¨¤ ce mot de gr¨¨ve, qui lui rappelait des visites et des distributions d'aum?nes dans les corons. Mais madame Hennebeau, suivie de N¨¦grel, parut, toute en soie noire. --Hein! est-ce ennuyeux! cria-t-elle d¨¨s la porte. Comme s'ils n'auraient pas d? attendre, ces hommes!... Vous savez que Paul refuse de nous conduire ¨¤ Saint-Thomas. --Nous resterons ici, dit obligeamment M. Gr¨¦goire. Ce sera tout plaisir. Paul s'¨¦tait content¨¦ de saluer C¨¦cile et sa m¨¨re. Fach¨¦e de ce peu d'empressement, sa tante le lan?a d'un coup d'oeil sur la jeune fille; et, quand elle les entendit rire ensemble, elle les enveloppa d'un regard maternel. Cependant, M. Hennebeau acheva de lire les d¨¦p¨ºches et r¨¦digea quelques r¨¦ponses. On causait pr¨¨s de lui, sa femme expliquait qu'elle ne s'¨¦tait pas occup¨¦e de ce cabinet de travail, qui avait en effet gard¨¦ son ancien papier rouge d¨¦teint, ses lourds meubles d'acajou, ses cartonniers ¨¦rafl¨¦s par l'usage. Trois quarts d'heure se pass¨¨rent, on allait se mettre ¨¤ table, lorsque le valet de chambre annon?a M. Deneulin. Celui-ci, l'air excit¨¦, entra et s'inclina devant madame Hennebeau. --Tiens! vous voil¨¤? dit-il en apercevant les Gr¨¦goire. Et, vivement, il s'adressa au directeur. --?a y est donc? Je viens de l'apprendre par mon ing¨¦nieur... Chez moi, tous les hommes sont descendus, ce matin. Mais ?a peut gagner. Je ne suis pas tranquille... Voyons, o¨´ en ¨ºtes-vous? Il accourait ¨¤ cheval, et son inqui¨¦tude se trahissait dans son verbe haut et son geste cassant, qui le faisaient ressembler ¨¤ un officier de cavalerie en retraite. M. Hennebeau commen?ait ¨¤ le renseigner sur la situation exacte, lorsque Hippolyte ouvrit la porte de la salle ¨¤ manger. Alors, il s'interrompit pour dire: --D¨¦jeunez avec nous. Je vous continuerai ?a au dessert. --Oui, comme il vous plaira, r¨¦pondit Deneulin, si plein de son id¨¦e, qu'il acceptait sans autres fa?ons. Il eut pourtant conscience de son impolitesse, il se tourna vers madame Hennebeau, en s'excusant. Elle fut d'ailleurs charmante. Quand elle eut fait mettre un septi¨¨me couvert, elle installa ses convives: madame Gr¨¦goire et C¨¦cile aux c?t¨¦s de son mari, puis, M. Gr¨¦goire et Deneulin ¨¤ sa droite et ¨¤ sa gauche; enfin, Paul, qu'elle pla?a entre la jeune fille et son p¨¨re. Comme on attaquait les hors-d'oeuvre, elle reprit avec un sourire: --Vous m'excuserez, je voulais vous donner des hu?tres... Le lundi, vous savez qu'il y a un arrivage d'ostendes ¨¤ Marchiennes, et j'avais projet¨¦ d'envoyer la cuisini¨¨re avec la voiture... Mais elle a eu peur de recevoir des pierres... Tous l'interrompirent d'un grand ¨¦clat de gaiet¨¦. On trouvait l'histoire dr?le. --Chut! dit M. Hennebeau contrari¨¦, en regardant les fen¨ºtres, d'o¨´ l'on voyait la route. Le pays n'a pas besoin de savoir que nous recevons, ce matin. --Voici toujours un rond de saucisson qu'ils n'auront pas, d¨¦clara M. Gr¨¦goire. Les rires recommenc¨¨rent, mais plus discrets. Chaque convive se mettait ¨¤ l'aise, dans cette salle tendue de tapisseries flamandes, meubl¨¦e de vieux bahuts de ch¨ºne. Des pi¨¨ces d'argenterie luisaient derri¨¨re les vitraux des cr¨¦dences; et il y avait une grande suspension en cuivre rouge, dont les rondeurs polies refl¨¦taient un palmier et un aspidistra, verdissant dans des pots de majolique. Dehors, la journ¨¦e de d¨¦cembre ¨¦tait glac¨¦e par une aigre bise du nord-est. Mais pas un souffle n'entrait, il faisait l¨¤ une ti¨¦deur de serre, qui d¨¦veloppait l'odeur fine d'un ananas, coup¨¦ au fond d'une jatte de cristal. --Si l'on fermait les rideaux? proposa N¨¦grel, que l'id¨¦e de terrifier les Gr¨¦goire amusait. La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut ¨¤ un ordre et alla tirer un des rideaux. Ce furent, d¨¨s lors, des plaisanteries interminables: on ne posa plus un verre ni une fourchette, sans prendre des pr¨¦cautions; on salua chaque plat, ainsi qu'une ¨¦pave ¨¦chapp¨¦e ¨¤ un pillage, dans une ville conquise; et, derri¨¨re cette gaiet¨¦ forc¨¦e, il y avait une sourde peur, qui se trahissait par des coups d'oeil involontaires jet¨¦s vers la route, comme si une bande de meurt-de-faim e?t guett¨¦ la table du dehors. Apr¨¨s les oeufs brouill¨¦s aux truffes, parurent des truites de rivi¨¨re. La conversation ¨¦tait tomb¨¦e sur la crise industrielle, qui s'aggravait depuis dix-huit mois. --C'¨¦tait fatal, dit Deneulin, la prosp¨¦rit¨¦ trop grande des derni¨¨res ann¨¦es devait nous amener l¨¤... Songez donc aux ¨¦normes capitaux immobilis¨¦s, aux chemins de fer, aux ports et aux canaux, ¨¤ tout l'argent enfoui dans les sp¨¦culations les plus folles. Rien que chez nous, on a install¨¦ des sucreries comme si le d¨¦partement devait donner trois r¨¦coltes de betteraves... Et, dame! aujourd'hui, l'argent s'est fait rare, il faut attendre qu'on rattrape l'int¨¦r¨ºt des millions d¨¦pens¨¦s: de l¨¤, un engorgement mortel et la stagnation finale des affaires. M. Hennebeau combattit cette th¨¦orie, mais il convint que les ann¨¦es heureuses avaient gat¨¦ l'ouvrier. --Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards, dans nos fosses, pouvaient se faire jusqu'¨¤ six francs par jour, le double de ce qu'ils gagnent ¨¤ pr¨¦sent! Et ils vivaient bien, et ils prenaient des go?ts de luxe... Aujourd'hui, naturellement, ?a leur semble dur, de revenir ¨¤ leur frugalit¨¦ ancienne. --Monsieur Gr¨¦goire, interrompit madame Hennebeau, je vous en prie, encore un peu de ces truites... Elles sont d¨¦licates, n'est-ce pas? Le directeur continuait: --Mais, en v¨¦rit¨¦, est-ce notre faute? Nous sommes atteints cruellement, nous aussi... Depuis que les usines ferment une ¨¤ une, nous avons un mal du diable ¨¤ nous d¨¦barrasser de notre stock; et, devant la r¨¦duction croissante des demandes, nous nous trouvons bien forc¨¦s d'abaisser le prix de revient... C'est ce que les ouvriers ne veulent pas comprendre. Un silence r¨¦gna. Le domestique pr¨¦sentait des perdreaux r?tis, tandis que la femme de chambre commen?ait ¨¤ verser du chambertin aux convives. --Il y a eu une famine dans l'Inde, reprit Deneulin ¨¤ demi-voix, comme s'il se f?t parl¨¦ ¨¤ lui-m¨ºme. L'Am¨¦rique, en cessant ses commandes de fer et de fonte, a port¨¦ un rude coup ¨¤ nos hauts fourneaux. Tout se tient, une secousse lointaine suffit ¨¤ ¨¦branler le monde... Et l'Empire qui ¨¦tait si fier de cette fi¨¨vre chaude de l'industrie! Il attaqua son aile de perdreau. Puis, haussant la voix: --Le pis est que, pour abaisser le prix de revient, il faudrait logiquement produire davantage: autrement, la baisse se porte sur les salaires, et l'ouvrier a raison de dire qu'il paie les pots cass¨¦s. Cet aveu, arrach¨¦ ¨¤ sa franchise, souleva une discussion. Les dames ne s'amusaient gu¨¨re. Chacun, du reste, s'occupait de son assiette, dans le feu du premier app¨¦tit. Comme le domestique rentrait, il sembla vouloir parler, puis il h¨¦sita. --Qu'y a-t-il? demanda M. Hennebeau. Si ce sont des d¨¦p¨ºches, donnez-les-moi... J'attends des r¨¦ponses. --Non, Monsieur, c'est M. Dansaert qui est dans le vestibule... Mais il craint de d¨¦ranger. Le directeur s'excusa et fit entrer le ma?tre-porion. Celui-ci se tint debout, ¨¤ quelques pas de la table; tandis que tous se tournaient pour le voir, ¨¦norme, essouffl¨¦ des nouvelles qu'il apportait. Les corons restaient tranquilles; seulement, c'¨¦tait une chose d¨¦cid¨¦e, une d¨¦l¨¦gation allait venir. Peut-¨ºtre, dans quelques minutes, serait-elle l¨¤. --C'est bien, merci, dit M. Hennebeau. Je veux un rapport matin et soir, entendez-vous! Et, d¨¨s que Dansaert fut parti, on se remit ¨¤ plaisanter, on se jeta sur la salade russe, en d¨¦clarant qu'il fallait ne pas perdre une seconde, si l'on voulait la finir. Mais la gaiet¨¦ ne connut plus de borne, lorsque N¨¦grel ayant demand¨¦ du pain ¨¤ la femme de chambre, celle-ci lui r¨¦pondit un: ?Oui, Monsieur?, si bas et si terrifi¨¦, qu'elle semblait avoir derri¨¨re elle une bande, pr¨ºte au massacre et au viol. --Vous pouvez parler, dit madame Hennebeau complaisamment. Ils ne sont pas encore ici. Le directeur, auquel on apportait un paquet de lettres et de d¨¦p¨ºches, voulut lire une des lettres tout haut. C'¨¦tait une lettre de Pierron, dans laquelle, en phrases respectueuses, il avertissait qu'il se voyait oblig¨¦ de se mettre en gr¨¨ve avec les camarades, pour ne pas ¨ºtre maltrait¨¦; et il ajoutait qu'il n'avait m¨ºme pu refuser de faire partie de la d¨¦l¨¦gation, bien qu'il blamat cette d¨¦marche. --Voil¨¤ la libert¨¦ du travail! s'¨¦cria M. Hennebeau. Alors, on revint sur la gr¨¨ve, on lui demanda son opinion. --Oh! r¨¦pondit-il, nous en avons vu d'autres... Ce sera une semaine, une quinzaine au plus de paresse, comme la derni¨¨re fois. Ils vont rouler les cabarets; puis, quand ils auront trop faim, ils retourneront aux fosses. Deneulin hocha la t¨ºte. --Je ne suis pas si tranquille... Cette fois, ils paraissent mieux organis¨¦s. N'ont-ils pas une caisse de pr¨¦voyance? --Oui, ¨¤ peine trois mille francs: o¨´ voulez-vous qu'ils aillent avec ?a?... Je soup?onne un nomm¨¦ ¨¦tienne Lantier d'¨ºtre leur chef. C'est un bon ouvrier, cela m'ennuierait d'avoir ¨¤ lui rendre son livret, comme jadis au fameux Rasseneur, qui continue ¨¤ empoisonner le Voreux, avec ses id¨¦es et sa bi¨¨re... N'importe, dans huit jours, la moiti¨¦ des hommes redescendra, et dans quinze, les dix mille seront au fond. Il ¨¦tait convaincu. Sa seule inqui¨¦tude venait de sa disgrace possible, si la R¨¦gie lui laissait la responsabilit¨¦ de la gr¨¨ve. Depuis quelque temps, il se sentait moins en faveur. Aussi, abandonnant la cuiller¨¦e de salade russe qu'il avait prise, relisait-il les d¨¦p¨ºches re?ues de Paris, des r¨¦ponses dont il tachait de p¨¦n¨¦trer chaque mot. On l'excusait, le repas tournait ¨¤ un d¨¦jeuner militaire, mang¨¦ sur un champ de bataille, avant les premiers coups de feu. Les dames, d¨¨s lors, se m¨ºl¨¨rent ¨¤ la conversation. Madame Gr¨¦goire s'apitoya sur ces pauvres gens qui allaient souffrir de la faim; et d¨¦j¨¤ C¨¦cile faisait la partie de distribuer des bons de pain et de viande. Mais madame Hennebeau s'¨¦tonnait, en entendant parler de la mis¨¨re des charbonniers de Montsou. Est-ce qu'ils n'¨¦taient pas tr¨¨s heureux? Des gens log¨¦s, chauff¨¦s, soign¨¦s aux frais de la Compagnie! Dans son indiff¨¦rence pour ce troupeau, elle ne savait de lui que la le?on apprise, dont elle ¨¦merveillait les Parisiens en visite; et elle avait fini par y croire, elle s'indignait de l'ingratitude du peuple. N¨¦grel, pendant ce temps, continuait ¨¤ effrayer M. Gr¨¦goire. C¨¦cile ne lui d¨¦plaisait pas, et il voulait bien l'¨¦pouser, pour ¨ºtre agr¨¦able ¨¤ sa tante; mais il n'y apportait aucune fi¨¨vre amoureuse, en gar?on d'exp¨¦rience qui ne s'emballait plus, comme il disait. Lui, se pr¨¦tendait r¨¦publicain, ce qui ne l'emp¨ºchait pas de conduire ses ouvriers avec une rigueur extr¨ºme, et de les plaisanter finement, en compagnie des dames. --Je n'ai pas non plus l'optimisme de mon oncle, reprit-il. Je crains de graves d¨¦sordres... Ainsi, monsieur Gr¨¦goire, je vous conseille de verrouiller la Piolaine. On pourrait vous piller. Justement, sans quitter le sourire qui ¨¦clairait son bon visage, M. Gr¨¦goire rench¨¦rissait sur sa femme en sentiments paternels ¨¤ l'¨¦gard des mineurs. --Me piller! s'¨¦cria-t-il, stup¨¦fait. Et pourquoi me piller? --N'¨ºtes-vous pas un actionnaire de Montsou? Vous ne faites rien, vous vivez du travail des autres. Enfin, vous ¨ºtes l'infame capital, et cela suffit... Soyez certain que, si la r¨¦volution triomphait, elle vous forcerait ¨¤ restituer votre fortune, comme de l'argent vol¨¦. Du coup, il perdit la tranquillit¨¦ d'enfant, la s¨¦r¨¦nit¨¦ d'inconscience o¨´ il vivait. Il b¨¦gaya: --De l'argent vol¨¦, ma fortune! Est-ce que mon bisa?eul n'avait pas gagn¨¦, et durement, la somme plac¨¦e autrefois? Est-ce que nous n'avons pas couru tous les risques de l'entreprise? Est-ce que je fais un mauvais usage des rentes, aujourd'hui? Madame Hennebeau, alarm¨¦e en voyant la m¨¨re et la fille blanches de peur, elles aussi, se hata d'intervenir, en disant: --Paul plaisante, cher Monsieur. Mais M. Gr¨¦goire ¨¦tait hors de lui. Comme le domestique passait un buisson d'¨¦crevisses, il en prit trois, sans savoir ce qu'il faisait, et se mit ¨¤ briser les pattes avec les dents. --Ah! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui abusent. Par exemple, on m'a cont¨¦ que des ministres ont re?u des deniers de Montsou, en pot-de-vin, pour services rendus ¨¤ la Compagnie. C'est comme ce grand seigneur que je ne nommerai pas, un duc, le plus fort de nos actionnaires, dont la vie est un scandale de prodigalit¨¦, millions jet¨¦s ¨¤ la rue en femmes, en bombances, en luxe inutile... Mais nous, mais nous qui vivons sans fracas, comme de braves gens que nous sommes! nous qui ne sp¨¦culons pas, qui nous contentons de vivre sainement avec ce que nous avons, en faisant la part des pauvres!... Allons donc! il faudrait que vos ouvriers fussent de fameux brigands pour voler chez nous une ¨¦pingle! N¨¦grel lui-m¨ºme dut le calmer, tr¨¨s ¨¦gay¨¦ de sa col¨¨re. Les ¨¦crevisses passaient toujours, on entendait les petits craquements des carapaces, pendant que la conversation tombait sur la politique. Malgr¨¦ tout, fr¨¦missant encore, M. Gr¨¦goire se disait lib¨¦ral; et il regrettait Louis-Philippe. Quant ¨¤ Deneulin, il ¨¦tait pour un gouvernement fort, il d¨¦clarait que l'empereur glissait sur la pente des concessions dangereuses. --Rappelez-vous 89, dit-il. C'est la noblesse qui a rendu la R¨¦volution possible par sa complicit¨¦, par son go?t des nouveaut¨¦s philosophiques... Eh bien, la bourgeoisie joue aujourd'hui le m¨ºme jeu imb¨¦cile, avec sa fureur de lib¨¦ralisme, sa rage de destruction, ses flatteries au peuple... Oui, oui, vous aiguisez les dents du monstre pour qu'il nous d¨¦vore. Et il nous d¨¦vorera, soyez tranquilles! Les dames le firent taire et voulurent changer d'entretien, en lui demandant des nouvelles de ses filles. Lucie ¨¦tait ¨¤ Marchiennes, o¨´ elle chantait avec une amie; Jeanne peignait la t¨ºte d'un vieux mendiant. Mais il disait ces choses d'un air distrait, il ne quittait pas du regard le directeur, absorb¨¦ dans la lecture de ses d¨¦p¨ºches, oublieux de ses invit¨¦s. Derri¨¨re ces minces feuilles, il sentait Paris, les ordres des r¨¦gisseurs, qui d¨¦cideraient de la gr¨¨ve. Aussi ne put-il s'emp¨ºcher de c¨¦der encore ¨¤ sa pr¨¦occupation. --Enfin, qu'allez-vous faire? demanda-t-il brusquement. M. Hennebeau tressaillit, puis s'en tira par une phrase vague. --Nous allons voir. --Sans doute, vous avez les reins solides, vous pouvez attendre, se mit ¨¤ penser tout haut Deneulin. Mais moi, j'y resterai, si la gr¨¨ve gagne Vandame. J'ai eu beau r¨¦installer Jean-Bart ¨¤ neuf, je ne puis m'en tirer, avec cette fosse unique, que par une production incessante... Ah! je ne me vois pas ¨¤ la noce, je vous assure! Cette confession involontaire parut frapper M. Hennebeau. Il ¨¦coutait, et un plan germait en lui: dans le cas o¨´ la gr¨¨ve tournerait mal, pourquoi ne pas l'utiliser, laisser les choses se gater jusqu'¨¤ la ruine du voisin, puis lui racheter sa concession ¨¤ bas prix? C'¨¦tait le moyen le plus s?r de regagner les bonnes graces des r¨¦gisseurs, qui, depuis des ann¨¦es, r¨ºvaient de poss¨¦der Vandame. --Si Jean-Bart vous g¨ºne tant que ?a, dit-il en riant, pourquoi ne nous le c¨¦dez-vous pas? Mais Deneulin regrettait d¨¦j¨¤ ses plaintes. Il cria: --Jamais de la vie! On s'¨¦gaya de sa violence, on oublia enfin la gr¨¨ve, au moment o¨´ le dessert paraissait. Une charlotte de pommes meringu¨¦e fut combl¨¦e d'¨¦loges. Ensuite, les dames discut¨¨rent une recette, au sujet de l'ananas, qu'on d¨¦clara ¨¦galement exquis. Les fruits, du raisin et des poires, achev¨¨rent cet heureux abandon des fins de d¨¦jeuner copieux. Tous causaient ¨¤ la fois, attendris, pendant que le domestique versait un vin du Rhin, pour remplacer le champagne, jug¨¦ commun. Et le mariage de Paul et de C¨¦cile fit certainement un pas s¨¦rieux, dans cette sympathie du dessert. Sa tante lui avait jet¨¦ des regards si pressants, que le jeune homme se montrait aimable, reconqu¨¦rant de son air calin les Gr¨¦goire atterr¨¦s par ses histoires de pillage. Un instant, M. Hennebeau, devant l'entente si ¨¦troite de sa femme et de son neveu, sentit se r¨¦veiller l'abominable soup?on, comme s'il avait surpris un attouchement, dans les coups d'oeil ¨¦chang¨¦s. Mais, de nouveau, l'id¨¦e de ce mariage, fait l¨¤, devant lui, le rassura. Hippolyte servait le caf¨¦, lorsque la femme de chambre accourut, pleine d'effarement. --Monsieur, Monsieur, les voici! C'¨¦taient les d¨¦l¨¦gu¨¦s. Des portes battirent, on entendit passer un souffle d'effroi, au travers des pi¨¨ces voisines. --Faites-les entrer dans le salon, dit M. Hennebeau. Autour de la table, les convives s'¨¦taient regard¨¦s, avec un vacillement d'inqui¨¦tude. Un silence r¨¦gna. Puis, ils voulurent reprendre leurs plaisanteries: on feignit de mettre le reste du sucre dans sa poche, on parla de cacher les couverts. Mais le directeur restait grave, et les rires tomb¨¨rent, les voix devinrent des chuchotements, pendant que les pas lourds des d¨¦l¨¦gu¨¦s, qu'on introduisait, ¨¦crasaient ¨¤ c?t¨¦ le tapis du salon. Madame Hennebeau dit ¨¤ son mari, en baissant la voix: --J'esp¨¨re que vous allez boire votre caf¨¦. --Sans doute, r¨¦pondit-il. Qu'ils attendent! Il ¨¦tait nerveux, il pr¨ºtait l'oreille aux bruits, l'air uniquement occup¨¦ de sa tasse. Paul et C¨¦cile venaient de se lever, et il lui avait fait risquer un oeil ¨¤ la serrure. Ils ¨¦touffaient des rires, ils parlaient tr¨¨s bas. --Les voyez-vous? --Oui... J'en vois un gros, avec deux autres petits, derri¨¨re. --Hein? ils ont des figures abominables. --Mais non, ils sont tr¨¨s gentils. Brusquement, M. Hennebeau quitta sa chaise, en disant que le caf¨¦ ¨¦tait trop chaud et qu'il le boirait apr¨¨s. Comme il sortait, il posa un doigt sur sa bouche, pour recommander la prudence. Tous s'¨¦taient rassis, et ils rest¨¨rent ¨¤ table, muets, n'osant plus remuer, ¨¦coutant de loin, l'oreille tendue, dans le malaise de ces grosses voix d'homme. II D¨¨s la veille, dans une r¨¦union tenue chez Rasseneur, ¨¦tienne et quelques camarades avaient choisi les d¨¦l¨¦gu¨¦s qui devaient se rendre le lendemain ¨¤ la Direction. Lorsque, le soir, la Maheude sut que son homme en ¨¦tait, elle fut d¨¦sol¨¦e, elle lui demanda s'il voulait qu'on les jetat ¨¤ la rue. Maheu lui-m¨ºme n'avait point accept¨¦ sans r¨¦pugnance. Tous deux, au moment d'agir, malgr¨¦ l'injustice de leur mis¨¨re, retombaient ¨¤ la r¨¦signation de la race, tremblant devant le lendemain, pr¨¦f¨¦rant encore plier l'¨¦chine. D'habitude, lui, pour la conduite de l'existence, s'en remettait au jugement de sa femme, qui ¨¦tait de bon conseil. Cette fois, cependant, il finit par se facher, d'autant plus qu'il partageait secr¨¨tement ses craintes. --Fiche-moi la paix, hein! lui dit-il en se couchant et en tournant le dos. Ce serait propre, de lacher les camarades!... Je fais mon devoir. Elle se coucha ¨¤ son tour. Ni l'un ni l'autre ne parlait. Puis, apr¨¨s un long silence, elle r¨¦pondit: --Tu as raison, vas-y. Seulement, mon pauvre vieux, nous sommes foutus. Midi sonnait, lorsqu'on d¨¦jeuna, car le rendez-vous ¨¦tait pour une heure, ¨¤ l'Avantage, d'o¨´ l'on irait ensuite chez M. Hennebeau. Il y avait des pommes de terre. Comme il ne restait qu'un petit morceau de beurre, personne n'y toucha. Le soir, on aurait des tartines. --Tu sais que nous comptons sur toi pour parler, dit tout d'un coup ¨¦tienne ¨¤ Maheu. Ce dernier demeura saisi, la voix coup¨¦e par l'¨¦motion. --Ah! non, c'est trop! s'¨¦cria la Maheude. Je veux bien qu'il y aille, mais je lui d¨¦fends de faire le chef... Tiens! pourquoi lui plut?t qu'un autre? Alors, ¨¦tienne s'expliqua, avec sa fougue ¨¦loquente. Maheu ¨¦tait le meilleur ouvrier de la fosse, le plus aim¨¦, le plus respect¨¦, celui qu'on citait pour son bon sens. Aussi les r¨¦clamations des mineurs prendraient-elles, dans sa bouche, un poids d¨¦cisif. D'abord, lui, ¨¦tienne, devait parler; mais il ¨¦tait ¨¤ Montsou depuis trop peu de temps. On ¨¦couterait davantage un ancien du pays. Enfin, les camarades confiaient leurs int¨¦r¨ºts au plus digne: il ne pouvait pas refuser, ce serait lache. La Maheude eut un geste d¨¦sesp¨¦r¨¦. --Va, va, mon homme, fais-toi crever pour les autres. Moi, je consens, apr¨¨s tout! --Mais je ne saurai jamais, balbutia Maheu. Je dirai des b¨ºtises. ¨¦tienne, heureux de l'avoir d¨¦cid¨¦, lui tapa sur l'¨¦paule. --Tu diras ce que tu sens, et ce sera tr¨¨s bien. La bouche pleine, le p¨¨re Bonnemort, dont les jambes d¨¦senflaient, ¨¦coutait, en hochant la t¨ºte. Un silence se fit. Quand on mangeait des pommes de terre, les enfants s'¨¦touffaient et restaient tr¨¨s sages. Puis, apr¨¨s avoir aval¨¦, le vieux murmura lentement: --Dis ce que tu voudras, et ce sera comme si tu n'avais rien dit... Ah! j'en ai vu, j'en ai vu, de ces affaires! Il y a quarante ans, on nous flanquait ¨¤ la porte de la Direction, et ¨¤ coups de sabre encore! Aujourd'hui, ils vous recevront peut-¨ºtre; mais ils ne vous r¨¦pondront pas plus que ce mur... Dame! ils ont l'argent, ils s'en fichent! Le silence retomba, Maheu et ¨¦tienne se lev¨¨rent et laiss¨¨rent la famille morne, devant les assiettes vides. En sortant, ils prirent Pierron et Levaque, puis tous quatre se rendirent chez Rasseneur, o¨´ les d¨¦l¨¦gu¨¦s des corons voisins arrivaient par petits groupes. L¨¤, quand les vingt membres de la d¨¦l¨¦gation furent rassembl¨¦s, on arr¨ºta les conditions qu'on opposerait ¨¤ celles de la Compagnie; et l'on partit pour Montsou. L'aigre bise du nord-est balayait le pav¨¦. Deux heures sonn¨¨rent, comme on arrivait. D'abord, le domestique leur dit d'attendre, en refermant la porte sur eux; puis, lorsqu'il revint, il les introduisit dans le salon, dont il ouvrit les rideaux. Un jour fin entra, tamis¨¦ par les guipures. Et les mineurs, rest¨¦s seuls, n'os¨¨rent s'asseoir, embarrass¨¦s, tous tr¨¨s propres, v¨ºtus de drap, ras¨¦s du matin, avec leurs cheveux et leurs moustaches jaunes. Ils roulaient leurs casquettes entre les doigts, ils jetaient des regards obliques sur le mobilier, une de ces confusions de tous les styles, que le go?t de l'antiquaille a mises ¨¤ la mode: des fauteuils Henri II, des chaises Louis XV, un cabinet italien du dix-septi¨¨me si¨¨cle, un contador espagnol du quinzi¨¨me, et un devant d'autel pour le lambrequin de la chemin¨¦e, et des chamarres d'anciennes chasubles r¨¦appliqu¨¦es sur les porti¨¨res. Ces vieux ors, ces vieilles soies aux tons fauves, tout ce luxe de chapelle, les avait saisis d'un malaise respectueux. Les tapis d'Orient semblaient les lier aux pieds de leur haute laine. Mais ce qui les suffoquait surtout, c'¨¦tait la chaleur, une chaleur ¨¦gale de calorif¨¨re, dont l'enveloppement les surprenait, les joues glac¨¦es du vent de la route. Cinq minutes s'¨¦coul¨¨rent. Leur g¨ºne augmentait, dans le bien-¨ºtre de cette pi¨¨ce riche, si confortablement close. Enfin, M. Hennebeau entra, boutonn¨¦ militairement, portant ¨¤ sa redingote le petit noeud correct de sa d¨¦coration. Il parla le premier. --Ah! vous voil¨¤!... Vous vous r¨¦voltez, ¨¤ ce qu'il para?t... Et il s'interrompit, pour ajouter avec une raideur polie: --Asseyez-vous, je ne demande pas mieux que de causer. Les mineurs se tourn¨¨rent, cherch¨¨rent des si¨¨ges du regard. Quelques-uns se risqu¨¨rent sur les chaises; tandis que les autres, inqui¨¦t¨¦s par les soies brod¨¦es, pr¨¦f¨¦raient se tenir debout. Il y eut un silence. M. Hennebeau, qui avait roul¨¦ son fauteuil devant la chemin¨¦e, les d¨¦nombrait vivement, tachait de se rappeler leurs visages. Il venait de reconna?tre Pierron, cach¨¦ au dernier rang; et ses yeux s'¨¦taient arr¨ºt¨¦s sur ¨¦tienne, assis en face de lui. --Voyons, demanda-t-il, qu'avez-vous ¨¤ me dire? Il s'attendait ¨¤ entendre le jeune homme prendre la parole, et il fut tellement surpris de voir Maheu s'avancer, qu'il ne put s'emp¨ºcher d'ajouter encore: --Comment! c'est vous, un bon ouvrier qui s'est toujours montr¨¦ si raisonnable, un ancien de Montsou dont la famille travaille au fond depuis le premier coup de pioche!... Ah! c'est mal, ?a me chagrine que vous soyez ¨¤ la t¨ºte des m¨¦contents! Maheu ¨¦coutait, les yeux baiss¨¦s. Puis, il commen?a, la voix h¨¦sitante et sourde d'abord. --Monsieur le directeur, c'est justement parce que je suis un homme tranquille, auquel on n'a rien ¨¤ reprocher, que les camarades m'ont choisi. Cela doit vous prouver qu'il ne s'agit pas d'une r¨¦volte de tapageurs, de mauvaises t¨ºtes cherchant ¨¤ faire du d¨¦sordre. Nous voulons seulement la justice, nous sommes las de crever de faim, et il nous semble qu'il serait temps de s'arranger, pour que nous ayons au moins du pain tous les jours. Sa voix se raffermissait. Il leva les yeux, il continua, en regardant le directeur: --Vous savez bien que nous ne pouvons accepter votre nouveau syst¨¨me... On nous accuse de mal boiser. C'est vrai, nous ne donnons pas ¨¤ ce travail le temps n¨¦cessaire. Mais, si nous le donnions, notre journ¨¦e se trouverait r¨¦duite encore, et comme elle n'arrive d¨¦j¨¤ pas ¨¤ nous nourrir, ce serait donc la fin de tout, le coup de torchon qui nettoierait vos hommes. Payez-nous davantage, nous boiserons mieux, nous mettrons aux bois les heures voulues, au lieu de nous acharner ¨¤ l'abattage, la seule besogne productive. Il n'y a pas d'autre arrangement possible, il faut que le travail soit pay¨¦ pour ¨ºtre fait... Et qu'est-ce que vous avez invent¨¦ ¨¤ la place? une chose qui ne peut pas nous entrer dans la t¨ºte, voyez-vous! Vous baissez le prix de la berline, puis vous pr¨¦tendez compenser cette baisse en payant le boisage ¨¤ part. Si cela ¨¦tait vrai, nous n'en serions pas moins vol¨¦s, car le boisage nous prendrait toujours plus de temps. Mais ce qui nous enrage, c'est que cela n'est pas m¨ºme vrai: la Compagnie ne compense rien du tout, elle met simplement deux centimes par berline dans sa poche, voil¨¤! --Oui, oui, c'est la v¨¦rit¨¦, murmur¨¨rent les autres d¨¦l¨¦gu¨¦s, en voyant M. Hennebeau faire un geste violent, comme pour interrompre. Du reste, Maheu coupa la parole au directeur. Maintenant, il ¨¦tait lanc¨¦, les mots venaient tout seuls. Par moments, il s'¨¦coutait avec surprise, comme si un ¨¦tranger avait parl¨¦ en lui. C'¨¦taient des choses amass¨¦es au fond de sa poitrine, des choses qu'il ne savait m¨ºme pas l¨¤, et qui sortaient, dans un gonflement de son coeur. Il disait leur mis¨¨re ¨¤ tous, le travail dur, la vie de brute, la femme et les petits criant la faim ¨¤ la maison. Il cita les derni¨¨res paies d¨¦sastreuses, les quinzaines d¨¦risoires, mang¨¦es par les amendes et les ch?mages, rapport¨¦es aux familles en larmes. Est-ce qu'on avait r¨¦solu de les d¨¦truire? --Alors, monsieur le directeur, finit-il par conclure, nous sommes donc venus vous dire que, crever pour crever, nous pr¨¦f¨¦rons crever ¨¤ ne rien faire. Ce sera de la fatigue de moins... Nous avons quitt¨¦ les fosses, nous ne redescendrons que si la Compagnie accepte nos conditions. Elle veut baisser le prix de la berline, payer le boisage ¨¤ part. Nous autres, nous voulons que les choses restent comme elles ¨¦taient, et nous voulons encore qu'on nous donne cinq centimes de plus par berline... Maintenant, c'est ¨¤ vous de voir si vous ¨ºtes pour la justice et pour le travail. Des voix, parmi les mineurs, s'¨¦lev¨¨rent. --C'est cela... Il a dit notre id¨¦e ¨¤ tous... Nous ne demandons que la raison. D'autres, sans parler, approuvaient d'un hochement de t¨ºte. La pi¨¨ce luxueuse avait disparu, avec ses ors et ses broderies, son entassement myst¨¦rieux d'antiquailles; et ils ne sentaient m¨ºme plus le tapis, qu'ils ¨¦crasaient sous leurs chaussures lourdes. --Laissez-moi donc r¨¦pondre, finit par crier M. Hennebeau, qui se fachait. Avant tout, il n'est pas vrai que la Compagnie gagne deux centimes par berline... Voyons les chiffres. Une discussion confuse suivit. Le directeur, pour tacher de les diviser, interpella Pierron, qui se d¨¦roba, en b¨¦gayant. Au contraire, Levaque ¨¦tait ¨¤ la t¨ºte des plus agressifs, embrouillant les choses, affirmant des faits qu'il ignorait. Le gros murmure des voix s'¨¦touffait sous les tentures, dans la chaleur de serre. --Si vous causez tous ¨¤ la fois, reprit M. Hennebeau, jamais nous ne nous entendrons. Il avait retrouv¨¦ son calme, sa politesse rude, sans aigreur, de g¨¦rant qui a re?u une consigne et qui entend la faire respecter. Depuis les premiers mots, il ne quittait pas ¨¦tienne du regard, il manoeuvrait pour le tirer du silence o¨´ le jeune homme se renfermait. Aussi, abandonnant la discussion des deux centimes, ¨¦largit-il brusquement la question. --Non, avouez donc la v¨¦rit¨¦, vous ob¨¦issez ¨¤ des excitations d¨¦testables. C'est une peste, maintenant, qui souffle sur tous les ouvriers et qui corrompt les meilleurs... Oh! je n'ai besoin de la confession de personne, je vois bien qu'on vous a chang¨¦s, vous si tranquilles autrefois. N'est-ce-pas? on vous a promis plus de beurre que de pain, on vous a dit que votre tour ¨¦tait venu d'¨ºtre les ma?tres... Enfin, on vous enr¨¦gimente dans cette fameuse Internationale, cette arm¨¦e de brigands dont le r¨ºve est la destruction de la soci¨¦t¨¦... ¨¦tienne, alors, l'interrompit. --Vous vous trompez, monsieur le directeur. Pas un charbonnier de Montsou n'a encore adh¨¦r¨¦. Mais, si on les y pousse, toutes les fosses s'enr?leront. ?a d¨¦pend de la Compagnie. D¨¨s ce moment, la lutte continua entre M. Hennebeau et lui, comme si les autres mineurs n'avaient plus ¨¦t¨¦ l¨¤. --La Compagnie est une providence pour ses hommes, vous avez tort de la menacer. Cette ann¨¦e, elle a d¨¦pens¨¦ trois cent mille francs ¨¤ batir des corons, qui ne lui rapportent pas le deux pour cent, et je ne parle ni des pensions qu'elle sert, ni du charbon, ni des m¨¦dicaments qu'elle donne... Vous qui paraissez intelligent, qui ¨ºtes devenu en peu de mois un de nos ouvriers les plus habiles, ne feriez-vous pas mieux de r¨¦pandre ces v¨¦rit¨¦s-l¨¤ que de vous perdre, en fr¨¦quentant des gens de mauvaise r¨¦putation? Oui, je veux parler de Rasseneur, dont nous avons d? nous s¨¦parer, afin de sauver nos fosses de la pourriture socialiste... On vous voit toujours chez lui, et c'est lui assur¨¦ment qui vous a pouss¨¦ ¨¤ cr¨¦er cette caisse de pr¨¦voyance, que nous tol¨¦rerions bien volontiers si elle ¨¦tait seulement une ¨¦pargne, mais o¨´ nous sentons une arme contre nous, un fonds de r¨¦serve pour payer les frais de la guerre. Et, ¨¤ ce propos, je dois ajouter que la Compagnie entend avoir un contr?le sur cette caisse. ¨¦tienne le laissait aller, les yeux sur les siens, les l¨¨vres agit¨¦es d'un petit battement nerveux. Il sourit ¨¤ la derni¨¨re phrase, il r¨¦pondit simplement: --C'est donc une nouvelle exigence, car monsieur le directeur avait jusqu'ici n¨¦glig¨¦ de r¨¦clamer ce contr?le... Notre d¨¦sir, par malheur, est que la Compagnie s'occupe moins de nous, et qu'au lieu de jouer le r?le de providence, elle se montre tout bonnement juste en nous donnant ce qui nous revient, notre gain qu'elle se partage. Est-ce honn¨ºte, ¨¤ chaque crise, de laisser mourir de faim les travailleurs pour sauver les dividendes des actionnaires?... Monsieur le directeur aura beau dire, le nouveau syst¨¨me est une baisse de salaire d¨¦guis¨¦e, et c'est ce qui nous r¨¦volte, car si la Compagnie a des ¨¦conomies ¨¤ faire, elle agit tr¨¨s mal en les r¨¦alisant uniquement sur l'ouvrier. --Ah! nous y voil¨¤! cria M. Hennebeau. Je l'attendais, cette accusation d'affamer le peuple et de vivre de sa sueur! Comment pouvez-vous dire des b¨ºtises pareilles, vous qui devriez savoir les risques ¨¦normes que les capitaux courent dans l'industrie, dans les mines par exemple? Une fosse tout ¨¦quip¨¦e, aujourd'hui, co?te de quinze cent mille francs ¨¤ deux millions; et que de peine avant de retirer un int¨¦r¨ºt m¨¦diocre d'une telle somme engloutie! Presque la moiti¨¦ des soci¨¦t¨¦s mini¨¨res, en France, font faillite... Du reste, c'est stupide d'accuser de cruaut¨¦ celles qui r¨¦ussissent. Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent elles-m¨ºmes. Croyez-vous que la Compagnie n'a pas autant ¨¤ perdre que vous, dans la crise actuelle? Elle n'est pas la ma?tresse du salaire, elle ob¨¦it ¨¤ la concurrence, sous peine de ruine. Prenez-vous-en aux faits, et non ¨¤ elle... Mais vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez pas comprendre! --Si, dit le jeune homme, nous comprenons tr¨¨s bien qu'il n'y a pas d'am¨¦lioration possible pour nous, tant que les choses iront comme elles vont, et c'est m¨ºme ¨¤ cause de ?a que les ouvriers finiront, un jour ou l'autre, par s'arranger de fa?on ¨¤ ce qu'elles aillent autrement. Cette parole, si mod¨¦r¨¦e de forme, fut prononc¨¦e ¨¤ demi-voix, avec une telle conviction, tremblante de menace, qu'il se fit un grand silence. Une g¨ºne, un souffle de peur passa dans le recueillement du salon. Les autres d¨¦l¨¦gu¨¦s, qui comprenaient mal, sentaient pourtant que le camarade venait de r¨¦clamer leur part, au milieu de ce bien-¨ºtre; et ils recommen?aient ¨¤ jeter des regards obliques sur les tentures chaudes, sur les si¨¨ges confortables, sur tout ce luxe dont la moindre babiole aurait pay¨¦ leur soupe pendant un mois. Enfin, M. Hennebeau, qui ¨¦tait rest¨¦ pensif, se leva, pour les cong¨¦dier. Tous l'imit¨¨rent. ¨¦tienne, l¨¦g¨¨rement, avait pouss¨¦ le coude de Maheu; et celui-ci reprit, la langue d¨¦j¨¤ empat¨¦e et maladroite: --Alors, monsieur, c'est tout ce que vous r¨¦pondez... Nous allons dire aux autres que vous repoussez nos conditions. --Moi, mon brave, s'¨¦cria le directeur, mais je ne repousse rien!... Je suis un salari¨¦ comme vous, je n'ai pas plus de volont¨¦ ici que le dernier de vos galibots. On me donne des ordres, et mon seul r?le est de veiller ¨¤ leur bonne ex¨¦cution. Je vous ai dit ce que j'ai cru devoir vous dire, mais je me garderais bien de d¨¦cider... Vous m'apportez vos exigences, je les ferai conna?tre ¨¤ la R¨¦gie, puis je vous transmettrai la r¨¦ponse. Il parlait de son air correct de haut fonctionnaire, ¨¦vitant de se passionner dans les questions, d'une s¨¦cheresse courtoise de simple instrument d'autorit¨¦. Et les mineurs, maintenant, le regardaient avec d¨¦fiance, se demandaient d'o¨´ il venait, quel int¨¦r¨ºt il pouvait avoir ¨¤ mentir, ce qu'il devait voler, en se mettant ainsi entre eux et les vrais patrons. Un intrigant peut-¨ºtre, un homme qu'on payait comme un ouvrier, et qui vivait si bien! ¨¦tienne osa de nouveau intervenir. --Voyez donc, monsieur le directeur, comme il est regrettable que nous ne puissions plaider notre cause en personne. Nous expliquerions beaucoup de choses, nous trouverions des raisons qui vous ¨¦chappent forc¨¦ment... Si nous savions seulement o¨´ nous adresser! M. Hennebeau ne se facha point. Il eut m¨ºme un sourire. --Ah! dame! cela se complique, du moment o¨´ vous n'avez pas confiance en moi... Il faut aller l¨¤-bas. Les d¨¦l¨¦gu¨¦s avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une des fen¨ºtres. O¨´ ¨¦tait-ce, l¨¤-bas? Paris sans doute. Mais ils ne le savaient pas au juste, cela se reculait dans un lointain terrifiant, dans une contr¨¦e inaccessible et religieuse, o¨´ tr?nait le dieu inconnu, accroupi au fond de son tabernacle. Jamais ils ne le verraient, ils le sentaient seulement comme une force qui, de loin, pesait sur les dix mille charbonniers de Montsou. Et, quand le directeur parlait, c'¨¦tait cette force qu'il avait derri¨¨re lui, cach¨¦e et rendant des oracles. Un d¨¦couragement les accabla, ¨¦tienne lui-m¨ºme eut un haussement d'¨¦paules pour leur dire que le mieux ¨¦tait de s'en aller; tandis que M. Hennebeau tapait amicalement sur le bras de Maheu, en lui demandant des nouvelles de Jeanlin. --En voil¨¤ une rude le?on cependant, et c'est vous qui d¨¦fendez les mauvais boisages!... Vous r¨¦fl¨¦chirez, mes amis, vous comprendrez qu'une gr¨¨ve serait un d¨¦sastre pour tout le monde. Avant une semaine, vous mourrez de faim: comment ferez-vous?... Je compte sur votre sagesse d'ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez lundi au plus tard. Tous partaient, quittaient le salon dans un pi¨¦tinement de troupeau, le dos arrondi, sans r¨¦pondre un mot ¨¤ cet espoir de soumission. Le directeur, qui les accompagnait, fut oblig¨¦ de r¨¦sumer l'entretien: la Compagnie d'un c?t¨¦ avec son nouveau tarif, les ouvriers de l'autre avec leur demande d'une augmentation de cinq centimes par berline. Pour ne leur laisser aucune illusion, il crut devoir les pr¨¦venir que leurs conditions seraient certainement repouss¨¦es par la R¨¦gie. --R¨¦fl¨¦chissez avant de faire des b¨ºtises, r¨¦p¨¦ta-t-il, inquiet de leur silence. Dans le vestibule, Pierron salua tr¨¨s bas, pendant que Levaque affectait de remettre sa casquette. Maheu cherchait un mot pour partir, lorsque ¨¦tienne, de nouveau, le toucha du coude. Et tous s'en all¨¨rent, au milieu de ce silence mena?ant. La porte seule retomba, ¨¤ grand bruit. Lorsque M. Hennebeau rentra dans la salle ¨¤ manger, il retrouva ses convives immobiles et muets, devant les liqueurs. En deux mots, il mit au courant Deneulin, dont le visage acheva de s'assombrir. Puis, tandis qu'il buvait son caf¨¦ froid, on tacha de parler d'autre chose. Mais les Gr¨¦goire eux-m¨ºmes revinrent ¨¤ la gr¨¨ve, ¨¦tonn¨¦s qu'il n'y e?t pas des lois pour d¨¦fendre aux ouvriers de quitter leur travail. Paul rassurait C¨¦cile, affirmait qu'on attendait les gendarmes. Enfin, madame Hennebeau appela le domestique. --Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les fen¨ºtres et donnez de l'air. III Quinze jours s'¨¦taient ¨¦coul¨¦s; et, le lundi de la troisi¨¨me semaine, les feuilles de pr¨¦sence, envoy¨¦es ¨¤ la Direction, indiqu¨¨rent une diminution nouvelle dans le nombre des ouvriers descendus. Ce matin-l¨¤, on comptait sur la reprise du travail; mais l'obstination de la R¨¦gie ¨¤ ne pas c¨¦der exasp¨¦rait les mineurs. Le Voreux, Cr¨¨vecoeur, Mirou, Madeleine n'¨¦taient plus les seuls qui ch?maient; ¨¤ la Victoire et ¨¤ Feutry-Cantel, la descente comptait ¨¤ peine maintenant le quart des hommes; et Saint-Thomas lui-m¨ºme se trouvait atteint. Peu ¨¤ peu, la gr¨¨ve devenait g¨¦n¨¦rale. Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau. C'¨¦tait l'usine morte, ce vide et cet abandon des grands chantiers, o¨´ dort le travail. Dans le ciel gris de d¨¦cembre, le long des hautes passerelles, trois ou quatre berlines oubli¨¦es avaient la tristesse muette des choses. En bas, entre les jambes maigres des tr¨¦teaux, le stock de charbon s'¨¦puisait, laissant la terre nue et noire; tandis que la provision des bois pourrissait sous les averses. A l'embarcad¨¨re du canal, il ¨¦tait rest¨¦ une p¨¦niche ¨¤ moiti¨¦ charg¨¦e, comme assoupie dans l'eau trouble; et, sur le terri d¨¦sert, dont les sulfures d¨¦compos¨¦s fumaient malgr¨¦ la pluie, une charrette dressait m¨¦lancoliquement ses brancards. Mais les batiments surtout s'engourdissaient, le criblage aux persiennes closes, le beffroi o¨´ ne montaient plus les grondements de la recette, et la chambre refroidie des g¨¦n¨¦rateurs, et la chemin¨¦e g¨¦ante trop large pour les rares fum¨¦es. On ne chauffait la machine d'extraction que le matin. Les palefreniers descendaient la nourriture des chevaux, les porions travaillaient seuls au fond, redevenus ouvriers, veillant aux d¨¦sastres qui endommagent les voies, d¨¨s qu'on cesse de les entretenir; puis, ¨¤ partir de neuf heures, le reste du service se faisait par les ¨¦chelles. Et, au-dessus de cette mort des batiments ensevelis dans leur drap de poussi¨¨re noire, il n'y avait toujours que l'¨¦chappement de la pompe soufflant son haleine grosse et longue, le reste de vie de la fosse, que les eaux auraient d¨¦truite, si le souffle s'¨¦tait arr¨ºt¨¦. En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante, lui aussi, semblait mort. Le pr¨¦fet de Lille ¨¦tait accouru, des gendarmes avaient battu les routes; mais, devant le calme des gr¨¦vistes, pr¨¦fet et gendarmes s'¨¦taient d¨¦cid¨¦s ¨¤ rentrer chez eux. Jamais le coron n'avait donn¨¦ un si bel exemple, dans la vaste plaine. Les hommes, pour ¨¦viter d'aller au cabaret, dormaient la journ¨¦e enti¨¨re; les femmes, en se rationnant de caf¨¦, devenaient raisonnables, moins enrag¨¦es de bavardages et de querelles; et jusqu'aux bandes d'enfants qui avaient l'air de comprendre, d'une telle sagesse, qu'elles couraient pieds nus et se giflaient sans bruit. C'¨¦tait le mot d'ordre, r¨¦p¨¦t¨¦, circulant de bouche en bouche: on voulait ¨ºtre sage. Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la maison des Maheu. ¨¦tienne, ¨¤ titre de secr¨¦taire, y avait partag¨¦ les trois mille francs de la caisse de pr¨¦voyance, entre les familles n¨¦cessiteuses; ensuite, de divers c?t¨¦s, ¨¦taient arriv¨¦es quelques centaines de francs, produites par des souscriptions et des qu¨ºtes. Mais, aujourd'hui, toutes les ressources s'¨¦puisaient, les mineurs n'avaient plus d'argent pour soutenir la gr¨¨ve, et la faim ¨¦tait l¨¤, mena?ante. Maigrat, apr¨¨s avoir promis un cr¨¦dit d'une quinzaine, s'¨¦tait brusquement ravis¨¦ au bout de huit jours, coupant les vivres. D'habitude, il prenait les ordres de la Compagnie; peut-¨ºtre celle-ci d¨¦sirait-elle en finir tout de suite, en affamant les corons. Il agissait d'ailleurs en tyran capricieux, donnait ou refusait du pain, suivant la figure de la fille que les parents envoyaient aux provisions; et il fermait surtout sa porte ¨¤ la Maheude, plein de rancune, voulant la punir de ce qu'il n'avait pas eu Catherine. Pour comble de mis¨¨re, il gelait tr¨¨s fort, les femmes voyaient diminuer leur tas de charbon, avec la pens¨¦e inqui¨¨te qu'on ne le renouvellerait plus aux fosses, tant que les hommes ne redescendraient pas. Ce n'¨¦tait point assez de crever de faim, on allait aussi crever de froid. Chez les Maheu, d¨¦j¨¤ tout manquait. Les Levaque mangeaient encore, sur une pi¨¨ce de vingt francs pr¨ºt¨¦e par Bouteloup. Quant aux Pierron, ils avaient toujours de l'argent; mais, pour para?tre aussi affam¨¦s que les autres, dans la crainte des emprunts, ils se fournissaient ¨¤ cr¨¦dit chez Maigrat, qui aurait jet¨¦ son magasin ¨¤ la Pierronne, si elle avait tendu sa jupe. D¨¨s le samedi, beaucoup de familles s'¨¦taient couch¨¦es sans souper. Et, en face des jours terribles qui commen?aient, pas une plainte ne se faisait entendre, tous ob¨¦issaient au mot d'ordre, avec un tranquille courage. C'¨¦tait quand m¨ºme une confiance absolue, une foi religieuse, le don aveugle d'une population de croyants. Puisqu'on leur avait promis l'¨¨re de la justice, ils ¨¦taient pr¨ºts ¨¤ souffrir pour la conqu¨ºte du bonheur universel. La faim exaltait les t¨ºtes, jamais l'horizon ferm¨¦ n'avait ouvert un au-del¨¤ plus large ¨¤ ces hallucin¨¦s de la mis¨¨re. Ils revoyaient l¨¤-bas, quand leurs yeux se troublaient de faiblesse, la cit¨¦ id¨¦ale de leur r¨ºve, mais prochaine ¨¤ cette heure et comme r¨¦elle, avec son peuple de fr¨¨res, son age d'or de travail et de repas en commun. Rien n'¨¦branlait la conviction qu'ils avaient d'y entrer enfin. La caisse s'¨¦tait ¨¦puis¨¦e, la Compagnie ne c¨¦derait pas, chaque jour devait aggraver la situation, et ils gardaient leur espoir, et ils montraient le m¨¦pris souriant des faits. Si la terre craquait sous eux, un miracle les sauverait. Cette foi rempla?ait le pain et chauffait le ventre. Lorsque les Maheu et les autres avaient dig¨¦r¨¦ trop vite leur soupe d'eau claire, ils montaient ainsi dans un demi-vertige, l'extase d'une vie meilleure qui jetait les martyrs aux b¨ºtes. D¨¦sormais, ¨¦tienne ¨¦tait le chef incontest¨¦. Dans les conversations du soir, il rendait des oracles, ¨¤ mesure que l'¨¦tude l'affinait et le faisait trancher en toutes choses. Il passait les nuits ¨¤ lire, il recevait un nombre plus grand de lettres; m¨ºme il s'¨¦tait abonn¨¦ au Vengeur, une feuille socialiste de Belgique, et ce journal, le premier qui entrait dans le coron, lui avait attir¨¦, de la part des camarades, une consid¨¦ration extraordinaire. Sa popularit¨¦ croissante le surexcitait chaque jour davantage. Tenir une correspondance ¨¦tendue, discuter du sort des travailleurs aux quatre coins de la province, donner des consultations aux mineurs du Voreux, surtout devenir un centre, sentir le monde rouler autour de soi, c'¨¦tait un continuel gonflement de vanit¨¦, pour lui, l'ancien m¨¦canicien, le haveur aux mains grasses et noires. Il montait d'un ¨¦chelon, il entrait dans cette bourgeoisie ex¨¦cr¨¦e, avec des satisfactions d'intelligence et de bien-¨ºtre, qu'il ne s'avouait pas. Un seul malaise lui restait, la conscience de son manque d'instruction, qui le rendait embarrass¨¦ et timide, d¨¨s qu'il se trouvait devant un monsieur en redingote. S'il continuait ¨¤ s'instruire, d¨¦vorant tout, le manque de m¨¦thode rendait l'assimilation tr¨¨s lente, une telle confusion se produisait, qu'il finissait par savoir des choses qu'il n'avait pas comprises. Aussi, ¨¤ certaines heures de bon sens, ¨¦prouvait-il une inqui¨¦tude sur sa mission, la peur de n'¨ºtre point l'homme attendu. Peut-¨ºtre aurait-il fallu un avocat, un savant capable de parler et d'agir, sans compromettre les camarades? Mais une r¨¦volte le remettait bient?t d'aplomb. Non, non, pas d'avocats! tous sont des canailles, ils profitent de leur science pour s'engraisser avec le peuple! ?a tournerait comme ?a tournerait, les ouvriers devaient faire leurs affaires entre eux. Et son r¨ºve de chef populaire le ber?ait de nouveau: Montsou ¨¤ ses pieds, Paris dans un lointain de brouillard, qui sait? la d¨¦putation un jour, la tribune d'une salle riche, o¨´ il se voyait foudroyant les bourgeois du premier discours prononc¨¦ par un ouvrier dans un Parlement. Depuis quelques jours, ¨¦tienne ¨¦tait perplexe. Pluchart ¨¦crivait lettre sur lettre, en offrant de se rendre ¨¤ Montsou, pour chauffer le z¨¨le des gr¨¦vistes. Il s'agissait d'organiser une r¨¦union priv¨¦e, que le m¨¦canicien pr¨¦siderait; et il y avait, sous ce projet, l'id¨¦e d'exploiter la gr¨¨ve, de gagner ¨¤ l'Internationale les mineurs, qui, jusque-l¨¤, s'¨¦taient montr¨¦s m¨¦fiants. ¨¦tienne redoutait du tapage, mais il aurait cependant laiss¨¦ venir Pluchart, si Rasseneur n'avait blam¨¦ violemment cette intervention. Malgr¨¦ sa puissance, le jeune homme devait compter avec le cabaretier, dont les services ¨¦taient plus anciens, et qui gardait des fid¨¨les parmi ses clients. Aussi h¨¦sitait-il encore, ne sachant que r¨¦pondre. Justement, le lundi, vers quatre heures, une nouvelle lettre arriva de Lille, comme ¨¦tienne se trouvait seul, avec la Maheude, dans la salle du bas. Maheu, ¨¦nerv¨¦ d'oisivet¨¦, ¨¦tait parti ¨¤ la p¨ºche: s'il avait la chance de prendre un beau poisson, en dessous de l'¨¦cluse du canal, on le vendrait et on ach¨¨terait du pain. Le vieux Bonnemort et le petit Jeanlin venaient de filer, pour essayer leurs jambes remises ¨¤ neuf; tandis que les enfants ¨¦taient sortis avec Alzire, qui passait des heures sur le terri, ¨¤ ramasser des escarbilles. Assise pr¨¨s du maigre feu, qu'on n'osait plus entretenir, la Maheude, d¨¦graf¨¦e, un sein hors du corsage et tombant jusqu'au ventre, faisait t¨¦ter Estelle. Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle l'interrogea. --Est-ce de bonnes nouvelles? va-t-on nous envoyer de l'argent? Il r¨¦pondit non du geste, et elle continua: --Cette semaine, je ne sais comment nous allons faire... Enfin, on tiendra tout de m¨ºme. Quand on a le bon droit de son c?t¨¦, n'est-ce pas? ?a vous donne du coeur, on finit toujours par ¨ºtre les plus forts. A cette heure, elle ¨¦tait pour la gr¨¨ve, raisonnablement. Il aurait mieux valu forcer la Compagnie ¨¤ ¨ºtre juste, sans quitter le travail. Mais, puisqu'on l'avait quitt¨¦, on devait ne pas le reprendre, avant d'obtenir justice. L¨¤-dessus, elle se montrait d'une ¨¦nergie intraitable. Plut?t crever que de para?tre avoir eu tort, lorsqu'on avait raison! --Ah! s'¨¦cria ¨¦tienne, s'il ¨¦clatait un bon chol¨¦ra, qui nous d¨¦barrassat de tous ces exploiteurs de la Compagnie! --Non, non, r¨¦pondit-elle, il ne faut souhaiter la mort ¨¤ personne. ?a ne nous avancerait gu¨¨re, il en repousserait d'autres... Moi, je demande seulement que ceux-l¨¤ reviennent ¨¤ des id¨¦es plus sens¨¦es, et j'attends ?a, car il y a des braves gens partout... Vous savez que je ne suis pas du tout pour votre politique. En effet, elle blamait d'habitude ses violences de paroles, elle le trouvait batailleur. Qu'on voul?t se faire payer son travail ce qu'il valait, c'¨¦tait bon; mais pourquoi s'occuper d'un tas de choses, des bourgeois et du gouvernement? pourquoi se m¨ºler des affaires des autres, o¨´ il n'y avait que de mauvais coups ¨¤ attraper? Et elle lui gardait son estime, parce qu'il ne se grisait pas et qu'il lui payait r¨¦guli¨¨rement ses quarante-cinq francs de pension. Quand un homme avait de la conduite, on pouvait lui passer le reste. ¨¦tienne, alors, parla de la R¨¦publique, qui donnerait du pain ¨¤ tout le monde. Mais la Maheude secoua la t¨ºte, car elle se souvenait de 48, une ann¨¦e de chien, qui les avait laiss¨¦s nus comme des vers, elle et son homme, dans les premiers temps de leur m¨¦nage. Elle s'oubliait ¨¤ en conter les emb¨ºtements d'une voix morne, les yeux perdus, la gorge ¨¤ l'air, tandis que sa fille Estelle, sans lacher le sein, s'endormait sur ses genoux. Et, absorb¨¦ lui aussi, ¨¦tienne regardait fixement ce sein ¨¦norme, dont la blancheur molle tranchait avec le teint massacr¨¦ et jauni du visage. --Pas un liard, murmurait-elle, rien ¨¤ se mettre sous la dent, et toutes les fosses qui s'arr¨ºtaient. Enfin, quoi! la crevaison du pauvre monde, comme aujourd'hui! Mais, ¨¤ ce moment, la porte s'ouvrit, et ils rest¨¨rent muets de surprise devant Catherine qui entrait. Depuis sa fuite avec Chaval, elle n'avait plus reparu au coron. Son trouble ¨¦tait si grand, qu'elle ne referma pas la porte, tremblante et muette. Elle comptait trouver sa m¨¨re seule, la vue du jeune homme d¨¦rangeait la phrase pr¨¦par¨¦e en route. --Qu'est-ce que tu viens ficher ici? cria la Maheude, sans m¨ºme quitter sa chaise. Je ne veux plus de toi, va-t'en! Alors, Catherine tacha de rattraper des mots. --Maman, c'est du caf¨¦ et du sucre... Oui, pour les enfants... J'ai fait des heures, j'ai song¨¦ ¨¤ eux... Elle tirait de ses poches une livre de caf¨¦ et une livre de sucre, qu'elle s'enhardit ¨¤ poser sur la table. La gr¨¨ve du Voreux la tourmentait, tandis qu'elle travaillait ¨¤ Jean-Bart, et elle n'avait trouv¨¦ que cette fa?on d'aider un peu ses parents, sous le pr¨¦texte de songer aux petits. Mais son bon coeur ne d¨¦sarmait pas sa m¨¨re, qui r¨¦pliqua: --Au lieu de nous apporter des douceurs, tu aurais mieux fait de rester ¨¤ nous gagner du pain. Elle l'accabla, elle se soulagea, en lui jetant ¨¤ la face tout ce qu'elle r¨¦p¨¦tait contre elle, depuis un mois. Filer avec un homme, se coller ¨¤ seize ans, lorsqu'on avait une famille dans le besoin! Il fallait ¨ºtre la derni¨¨re des filles d¨¦natur¨¦es. On pouvait pardonner une b¨ºtise, mais une m¨¨re n'oubliait jamais un pareil tour. Et encore si on l'avait tenue ¨¤ l'attache! Pas du tout, elle ¨¦tait libre comme l'air, on lui demandait seulement de rentrer coucher. --Dis? qu'est-ce que tu as dans la peau, ¨¤ ton age? Catherine, immobile pr¨¨s de la table, ¨¦coutait, la t¨ºte basse. Un tressaillement agitait son maigre corps de fille tardive, et elle tachait de r¨¦pondre, en paroles entrecoup¨¦es. --Oh! s'il n'y avait que moi, pour ce que ?a m'amuse!... C'est lui. Quand il veut, je suis bien forc¨¦e de vouloir, n'est-ce pas? parce que, vois-tu, il est le plus fort... Est-ce qu'on sait comment les choses tournent? Enfin, c'est fait, et ce n'est pas ¨¤ d¨¦faire, car autant lui qu'un autre, maintenant. Faut bien qu'il m'¨¦pouse. Elle se d¨¦fendait sans r¨¦volte, avec la r¨¦signation passive des filles qui subissent le male de bonne heure. N'¨¦tait-ce pas la loi commune? Jamais elle n'avait r¨ºv¨¦ autre chose, une violence derri¨¨re le terri, un enfant ¨¤ seize ans, puis la mis¨¨re dans le m¨¦nage, si son galant l'¨¦pousait. Et elle ne rougissait de honte, elle ne tremblait ainsi, que boulevers¨¦e d'¨ºtre trait¨¦e en gueuse devant ce gar?on, dont la pr¨¦sence l'oppressait et la d¨¦sesp¨¦rait. ¨¦tienne, cependant, s'¨¦tait lev¨¦, en affectant de secouer le feu ¨¤ demi ¨¦teint, pour ne pas g¨ºner l'explication. Mais leurs regards se rencontr¨¨rent, il la trouvait pale, ¨¦reint¨¦e, jolie quand m¨ºme avec ses yeux si clairs, dans sa face qui se tannait; et il ¨¦prouva un singulier sentiment, sa rancune ¨¦tait partie, il aurait simplement voulu qu'elle f?t heureuse, chez cet homme qu'elle lui avait pr¨¦f¨¦r¨¦. C'¨¦tait un besoin de s'occuper d'elle encore, une envie d'aller ¨¤ Montsou forcer l'autre ¨¤ des ¨¦gards. Mais elle ne vit que de la piti¨¦ dans cette tendresse qui s'offrait toujours, il devait la m¨¦priser pour la d¨¦visager de la sorte. Alors, son coeur se serra tellement, qu'elle ¨¦trangla, sans pouvoir b¨¦gayer d'autres paroles d'excuse. --C'est ?a, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude implacable. Si tu reviens pour rester, entre; autrement, file tout de suite, et estime-toi heureuse que je sois embarrass¨¦e, car je t'aurais d¨¦j¨¤ fichu mon pied quelque part. Comme si, brusquement, cette menace se r¨¦alisait, Catherine re?ut dans le derri¨¨re, ¨¤ toute vol¨¦e, un coup de pied dont la violence l'¨¦tourdit de surprise et de douleur. C'¨¦tait Chaval, entr¨¦ d'un bond par la porte ouverte, qui lui allongeait une ruade de b¨ºte mauvaise. Depuis une minute, il la guettait du dehors. --Ah! salope, hurla-t-il, je t'ai suivie, je savais bien que tu revenais ici t'en faire foutre jusqu'au nez! Et c'est toi qui le paies, hein? Tu l'arroses de caf¨¦ avec mon argent! La Maheude et ¨¦tienne, stup¨¦fi¨¦s, ne bougeaient pas. D'un geste furibond, Chaval chassait Catherine vers la porte. --Sortiras-tu, nom de Dieu! Et, comme elle se r¨¦fugiait dans un angle, il retomba sur la m¨¨re. --Un joli m¨¦tier de garder la maison, pendant que ta putain de fille est l¨¤-haut, les jambes en l'air! Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la tra?nait dehors. A la porte, il se retourna de nouveau vers la Maheude, clou¨¦e sur sa chaise. Elle en avait oubli¨¦ de rentrer son sein. Estelle s'¨¦tait endormie, le nez gliss¨¦ en avant, dans la jupe de laine; et le sein ¨¦norme pendait, libre et nu, comme une mamelle de vache puissante. --Quand la fille n'y est pas, c'est la m¨¨re qui se fait tamponner, cria Chaval. Va, montre-lui ta viande! Il n'est pas d¨¦go?t¨¦, ton salaud de logeur! Du coup, ¨¦tienne voulut gifler le camarade. La peur d'ameuter le coron par une bataille l'avait retenu de lui arracher Catherine des mains. Mais, ¨¤ son tour, une rage l'emportait, et les deux hommes se trouv¨¨rent face ¨¤ face, le sang dans les yeux. C'¨¦tait une vieille haine, une jalousie longtemps inavou¨¦e, qui ¨¦clatait. Maintenant, il fallait que l'un des deux mangeat l'autre. --Prends garde! balbutia ¨¦tienne, les dents serr¨¦es. J'aurai ta peau. --Essaie! r¨¦pondit Chaval. Ils se regard¨¨rent encore pendant quelques secondes, de si pr¨¨s, que leur souffle ardent br?lait leur visage. Et ce fut Catherine, suppliante, qui reprit la main de son amant pour l'entra?ner. Elle le tirait hors du coron, elle fuyait, sans tourner la t¨ºte. --Quelle brute! murmura ¨¦tienne en fermant la porte violemment, agit¨¦ d'une telle col¨¨re, qu'il dut se rasseoir. En face de lui, la Maheude n'avait pas remu¨¦. Elle eut un grand geste, et un silence se fit, p¨¦nible et lourd des choses qu'ils ne disaient pas. Malgr¨¦ son effort, il revenait quand m¨ºme ¨¤ sa gorge, ¨¤ cette coul¨¦e de chair blanche, dont l'¨¦clat maintenant le g¨ºnait. Sans doute, elle avait quarante ans et elle ¨¦tait d¨¦form¨¦e, comme une bonne femelle qui produisait trop; mais beaucoup la d¨¦siraient encore, large, solide, avec sa grosse figure longue d'ancienne belle fille. Lentement, d'un air tranquille, elle avait pris ¨¤ deux mains sa mamelle et la rentrait. Un coin rose s'obstinait, elle le renfon?a du doigt, puis se boutonna, toute noire ¨¤ pr¨¦sent, avachie dans son vieux caraco. --C'est un cochon, dit-elle enfin. Il n'y a qu'un sale cochon pour avoir des id¨¦es si d¨¦go?tantes... Moi, je m'en fiche! ?a ne m¨¦ritait pas de r¨¦ponse. Puis, d'une voix franche, elle ajouta, sans quitter le jeune homme du regard: --J'ai mes d¨¦fauts bien s?r, mais je n'ai pas celui-l¨¤... Il n'y a que deux hommes qui m'ont touch¨¦e, un herscheur autrefois, ¨¤ quinze ans, et Maheu ensuite. S'il m'avait lach¨¦e comme l'autre, dame! je ne sais trop ce qu'il serait arriv¨¦, et je ne suis pas plus fi¨¨re pour m'¨ºtre bien conduite avec lui depuis notre mariage, parce que, lorsqu'on n'a point fait le mal, c'est souvent que les occasions ont manqu¨¦... Seulement, je dis ce qui est, et je connais des voisines qui n'en pourraient dire autant, n'est-ce pas? --?a, c'est bien vrai, r¨¦pondit ¨¦tienne en se levant. Et il sortit, pendant qu'elle se d¨¦cidait ¨¤ rallumer le feu, apr¨¨s avoir pos¨¦ Estelle endormie sur deux chaises. Si le p¨¨re attrapait et vendait un poisson, on ferait tout de m¨ºme de la soupe. Dehors, la nuit tombait d¨¦j¨¤, une nuit glaciale, et la t¨ºte basse, ¨¦tienne marchait, pris d'une tristesse noire. Ce n'¨¦tait plus de la col¨¨re contre l'homme, de la piti¨¦ pour la pauvre fille maltrait¨¦e. La sc¨¨ne brutale s'effa?ait, se noyait, le rejetait ¨¤ la souffrance de tous, aux abominations de la mis¨¨re. Il revoyait le coron sans pain, ces femmes, ces petits qui ne mangeraient pas le soir, tout ce peuple luttant, le ventre vide. Et le doute dont il ¨¦tait effleur¨¦ parfois, s'¨¦veillait en lui, dans la m¨¦lancolie affreuse du cr¨¦puscule, le torturait d'un malaise qu'il n'avait jamais ressenti si violent. De quelle terrible responsabilit¨¦ il se chargeait! Allait-il les pousser encore, les faire s'ent¨ºter ¨¤ la r¨¦sistance, maintenant qu'il n'y avait ni argent ni cr¨¦dit? et quel serait le d¨¦nouement, s'il n'arrivait aucun secours, si la faim abattait les courages? Brusquement, il venait d'avoir la vision du d¨¦sastre: des enfants qui mouraient, des m¨¨res qui sanglotaient, tandis que les hommes, haves et maigris, redescendaient dans les fosses. Il marchait toujours, ses pieds butaient sur les pierres, l'id¨¦e que la Compagnie serait la plus forte et qu'il aurait fait le malheur des camarades, l'emplissait d'une insupportable angoisse. Lorsqu'il leva la t¨ºte, il vit qu'il ¨¦tait devant le Voreux. La masse sombre des batiments s'alourdissait sous les t¨¦n¨¨bres croissantes. Au milieu du carreau d¨¦sert, obstru¨¦ de grandes ombres immobiles, on e?t dit un coin de forteresse abandonn¨¦e. D¨¨s que la machine d'extraction s'arr¨ºtait, l'ame s'en allait des murs. A cette heure de nuit, rien n'y vivait plus, pas une lanterne, pas une voix; et l'¨¦chappement de la pompe lui-m¨ºme n'¨¦tait qu'un rale lointain, venu on ne savait d'o¨´, dans cet an¨¦antissement de la fosse enti¨¨re. ¨¦tienne regardait, et le sang lui remontait au coeur. Si les ouvriers souffraient la faim, la Compagnie entamait ses millions. Pourquoi serait-elle la plus forte, dans cette guerre du travail contre l'argent? En tout cas, la victoire lui co?terait cher. On compterait ses cadavres, ensuite. Il ¨¦tait repris d'une fureur de bataille, du besoin farouche d'en finir avec la mis¨¨re, m¨ºme au prix de la mort. Autant valait-il que le coron crevat d'un coup, si l'on devait continuer ¨¤ crever en d¨¦tail, de famine et d'injustice. Des lectures mal dig¨¦r¨¦es lui revenaient, des exemples de peuples qui avaient incendi¨¦ leurs villes pour arr¨ºter l'ennemi, des histoires vagues o¨´ les m¨¨res sauvaient les enfants de l'esclavage, en leur cassant la t¨ºte sur le pav¨¦, o¨´ les hommes se laissaient mourir d'inanition, plut?t que de manger le pain des tyrans. Cela l'exaltait, une gaiet¨¦ rouge se d¨¦gageait de sa crise de noire tristesse, chassant le doute, lui faisant honte de cette lachet¨¦ d'une heure. Et, dans ce r¨¦veil de sa foi, des bouff¨¦es d'orgueil reparaissaient et l'emportaient plus haut, la joie d'¨ºtre le chef, de se voir ob¨¦i jusqu'au sacrifice, le r¨ºve ¨¦largi de sa puissance, le soir du triomphe. D¨¦j¨¤, il imaginait une sc¨¨ne d'une grandeur simple, son refus du pouvoir, l'autorit¨¦ remise entre les mains du peuple, quand il serait le ma?tre. Mais il s'¨¦veilla, il tressaillit ¨¤ la voix de Maheu qui lui contait sa chance, une truite superbe p¨ºch¨¦e et vendue trois francs. On aurait de la soupe. Alors, il laissa le camarade retourner seul au coron, en lui disant qu'il le suivait; et il entra s'attabler ¨¤ l'Avantage, il attendit le d¨¦part d'un client pour avertir nettement Rasseneur qu'il allait ¨¦crire ¨¤ Pluchart de venir tout de suite. Sa r¨¦solution ¨¦tait prise, il voulait organiser une r¨¦union priv¨¦e, car la victoire lui semblait certaine, si les charbonniers de Montsou adh¨¦raient en masse ¨¤ l'Internationale. IV Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve D¨¦sir, qu'on organisa la r¨¦union priv¨¦e, pour le jeudi, ¨¤ deux heures. La veuve, outr¨¦e des mis¨¨res qu'on faisait ¨¤ ses enfants, les charbonniers, ne d¨¦col¨¦rait plus, depuis surtout que son cabaret se vidait. Jamais gr¨¨ve n'avait eu moins soif, les so?lards s'enfermaient chez eux, par crainte de d¨¦sob¨¦ir au mot d'ordre de sagesse. Aussi Montsou, qui grouillait de monde les jours de ducasse, allongeait-il sa large rue, muette et morne, d'un air de d¨¦solation. Plus de bi¨¨re coulant des comptoirs et des ventres, les ruisseaux ¨¦taient secs. Sur le pav¨¦, au d¨¦bit Casimir et ¨¤ l'estaminet du Progr¨¨s, on ne voyait que les faces pales des cabareti¨¨res interrogeant la route; puis, dans Montsou m¨ºme, toute la ligne s'¨¦tendait d¨¦serte, de l'estaminet Lenfant ¨¤ l'estaminet Tison, en passant par l'estaminet Piquette et le d¨¦bit de la T¨ºte-Coup¨¦e; seul, l'estaminet Saint-¨¦loi, que des porions fr¨¦quentaient, versait encore quelques chopes; et la solitude gagnait jusqu'au Volcan, dont les dames ch?maient, faute d'amateurs, bien qu'elles eussent baiss¨¦ leur prix de dix sous ¨¤ cinq sous, vu la rigueur des temps. C'¨¦tait un vrai deuil qui crevait le coeur du pays entier. --Nom de Dieu! s'¨¦tait ¨¦cri¨¦e la veuve D¨¦sir, en tapant des deux mains sur ses cuisses, c'est la faute aux gendarmes! Qu'ils me foutent en prison, s'ils le veulent, mais il faut que je les emb¨ºte! Pour elle, toutes les autorit¨¦s, tous les patrons, c'¨¦taient des gendarmes, un terme de m¨¦pris g¨¦n¨¦ral, dans lequel elle enveloppait les ennemis du peuple. Et elle avait accueilli avec transport la demande d'¨¦tienne: sa maison enti¨¨re appartenait aux mineurs, elle pr¨ºterait gratuitement la salle de bal, elle lancerait elle-m¨ºme les invitations, puisque la loi l'exigeait. D'ailleurs, tant mieux, si la loi n'¨¦tait pas contente! on verrait sa gueule. D¨¨s le lendemain, le jeune homme lui apporta ¨¤ signer une cinquantaine de lettres, qu'il avait fait copier par les voisins du coron sachant ¨¦crire; et l'on envoya ces lettres, dans les fosses, aux d¨¦l¨¦gu¨¦s et ¨¤ des hommes dont on ¨¦tait s?r. L'ordre du jour avou¨¦ ¨¦tait de discuter la continuation de la gr¨¨ve; mais, en r¨¦alit¨¦, on attendait Pluchart, on comptait sur un discours de lui, pour enlever l'adh¨¦sion en masse ¨¤ l'Internationale. Le jeudi matin, ¨¦tienne fut pris d'inqui¨¦tude, en ne voyant pas arriver son ancien contrema?tre, qui avait promis par d¨¦p¨ºche d'¨ºtre l¨¤ le mercredi soir. Que se passait-il donc? Il ¨¦tait d¨¦sol¨¦ de ne pouvoir s'entendre avec lui, avant la r¨¦union. D¨¨s neuf heures, il se rendit ¨¤ Montsou, dans l'id¨¦e que le m¨¦canicien y ¨¦tait peut-¨ºtre all¨¦ tout droit, sans s'arr¨ºter au Voreux. --Non, je n'ai pas vu votre ami, r¨¦pondit la veuve D¨¦sir. Mais tout est pr¨ºt, venez donc voir. Elle le conduisit dans la salle de bal. La d¨¦coration en ¨¦tait rest¨¦e la m¨ºme, des guirlandes qui soutenaient, au plafond, une couronne de fleurs en papier peint, et des ¨¦cussons de carton dor¨¦ alignant des noms de saints et de saintes, le long des murs. Seulement, on avait remplac¨¦ la tribune des musiciens par une table et trois chaises, dans un angle; et, rang¨¦s de biais, des bancs garnissaient la salle. --C'est parfait, d¨¦clara ¨¦tienne. --Et, vous savez, reprit la veuve, vous ¨ºtes chez vous. Gueulez tant que ?a vous plaira... Faudra que les gendarmes me passent sur le corps, s'ils viennent. Malgr¨¦ son inqui¨¦tude, il ne put s'emp¨ºcher de sourire en la regardant, tellement elle lui parut vaste, avec une paire de seins dont un seul r¨¦clamait un homme, pour ¨ºtre embrass¨¦; ce qui faisait dire que, maintenant, sur les six galants de la semaine, elle en prenait deux chaque soir, ¨¤ cause de la besogne. Mais ¨¦tienne s'¨¦tonna de voir entrer Rasseneur et Souvarine; et, comme la veuve les laissait tous trois dans la grande salle vide, il s'¨¦cria: --Tiens! c'est d¨¦j¨¤ vous! Souvarine, qui avait travaill¨¦ la nuit au Voreux, les machineurs n'¨¦tant pas en gr¨¨ve, venait simplement par curiosit¨¦. Quant ¨¤ Rasseneur, il semblait g¨ºn¨¦ depuis deux jours, sa grasse figure ronde avait perdu son rire d¨¦bonnaire. --Pluchart n'est pas arriv¨¦, je suis tr¨¨s inquiet, ajouta ¨¦tienne. Le cabaretier d¨¦tourna les yeux et r¨¦pondit entre ses dents: --?a ne m'¨¦tonne pas, je ne l'attends plus. --Comment? Alors, il se d¨¦cida, il regarda l'autre en face, et d'un air brave: --C'est que, moi aussi, je lui ai envoy¨¦ une lettre, si tu veux que je te le dise; et, dans cette lettre, je l'ai suppli¨¦ de ne pas venir... Oui, je trouve que nous devons faire nos affaires nous-m¨ºmes, sans nous adresser aux ¨¦trangers. ¨¦tienne, hors de lui, tremblant de col¨¨re, les yeux dans les yeux du camarade, r¨¦p¨¦tait en b¨¦gayant: --Tu as fait ?a! tu as fait ?a! --J'ai fait ?a, parfaitement! Et tu sais pourtant si j'ai confiance en Pluchart! C'est un malin et un solide, on peut marcher avec lui... Mais, vois-tu, je me fous de vos id¨¦es, moi! La politique, le gouvernement, tout ?a, je m'en fous! Ce que je d¨¦sire, c'est que le mineur soit mieux trait¨¦. J'ai travaill¨¦ au fond pendant vingt ans, j'y ai su¨¦ tellement de mis¨¨re et de fatigue, que je me suis jur¨¦ d'obtenir des douceurs pour les pauvres bougres qui y sont encore; et, je le sens bien, vous n'obtiendrez rien du tout avec vos histoires, vous allez rendre le sort de l'ouvrier encore plus mis¨¦rable...Quand il sera forc¨¦ par la faim de redescendre, on le salera davantage, la Compagnie le paiera ¨¤ coups de trique, comme un chien ¨¦chapp¨¦ qu'on fait rentrer ¨¤ la niche... Voil¨¤ ce que je veux emp¨ºcher, entends-tu! Il haussait la voix, le ventre en avant, plant¨¦ carr¨¦ment sur ses grosses jambes. Et toute sa nature d'homme raisonnable et patient se confessait en phrases claires, qui coulaient abondantes, sans effort. Est-ce que ce n'¨¦tait pas stupide de croire qu'on pouvait d'un coup changer le monde, mettre les ouvriers ¨¤ la place des patrons, partager l'argent comme on partage une pomme? Il faudrait des mille ans et des mille ans pour que ?a se r¨¦alisat peut-¨ºtre. Alors, qu'on lui fichat la paix, avec les miracles! Le parti le plus sage, quand on ne voulait pas se casser le nez, c'¨¦tait de marcher droit, d'exiger les r¨¦formes possibles, d'am¨¦liorer enfin le sort des travailleurs, dans toutes les occasions. Ainsi, lui se faisait fort, s'il s'en occupait, d'amener la Compagnie ¨¤ des conditions meilleures; au lieu que, va te faire fiche! on y cr¨¨verait tous, en s'obstinant. ¨¦tienne l'avait laiss¨¦ parler, la parole coup¨¦e par l'indignation. Puis, il cria: --Nom de Dieu! tu n'as donc pas de sang dans les veines? Un instant, il l'aurait gifl¨¦; et, pour r¨¦sister ¨¤ la tentation, il se lan?a dans la salle ¨¤ grands pas, il soulagea sa fureur sur les bancs, au travers desquels il s'ouvrait un passage. --Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine. On n'a pas besoin d'entendre. Apr¨¨s ¨ºtre all¨¦ lui-m¨ºme la fermer, il s'assit tranquillement sur une des chaises du bureau. Il avait roul¨¦ une cigarette, il regardait les deux autres de son oeil doux et fin, les l¨¨vres pinc¨¦es d'un mince sourire. --Quand tu te facheras, ?a n'avance ¨¤ rien, reprit judicieusement Rasseneur. Moi, j'ai cru d'abord que tu avais du bon sens. C'¨¦tait tr¨¨s bien de recommander le calme aux camarades, de les forcer ¨¤ ne pas remuer de chez eux, d'user de ton pouvoir enfin pour le maintien de l'ordre. Et, maintenant, voil¨¤ que tu vas les jeter dans le gachis! A chacune de ses courses au milieu des bancs, ¨¦tienne revenait vers le cabaretier, le saisissait par les ¨¦paules, le secouait, en lui criant ses r¨¦ponses dans la face. --Mais, tonnerre de Dieu! je veux bien ¨ºtre calme. Oui, je leur ai impos¨¦ une discipline! oui, je leur conseille encore de ne pas bouger! Seulement, il ne faut pas qu'on se foute de nous, ¨¤ la fin!... Tu es heureux de rester froid. Moi, il y a des heures o¨´ je sens ma t¨ºte qui d¨¦m¨¦nage. C'¨¦tait, de son c?t¨¦, une confession. Il se raillait de ses illusions de n¨¦ophyte, de son r¨ºve religieux d'une cit¨¦ o¨´ la justice allait r¨¦gner bient?t, entre les hommes devenus fr¨¨res. Un bon moyen vraiment, se croiser les bras et attendre, si l'on voulait voir les hommes se manger entre eux jusqu'¨¤ la fin du monde, comme des loups. Non! il fallait s'en m¨ºler, autrement l'injustice serait ¨¦ternelle, toujours les riches suceraient le sang des pauvres. Aussi ne se pardonnait-il pas la b¨ºtise d'avoir dit autrefois qu'on devait bannir la politique de la question sociale. Il ne savait rien alors, et depuis il avait lu, il avait ¨¦tudi¨¦. Maintenant, ses id¨¦es ¨¦taient m?res, il se vantait d'avoir un syst¨¨me. Pourtant, il l'expliquait mal, en phrases dont la confusion gardait un peu de toutes les th¨¦ories travers¨¦es et successivement abandonn¨¦es. Au sommet, restait debout l'id¨¦e de Karl Marx: le capital ¨¦tait le r¨¦sultat de la spoliation, le travail avait le devoir et le droit de reconqu¨¦rir cette richesse vol¨¦e. Dans la pratique, il s'¨¦tait d'abord, avec Proudhon, laiss¨¦ prendre par la chim¨¨re du cr¨¦dit mutuel, d'une vaste banque d'¨¦change, qui supprimait les interm¨¦diaires; puis, les soci¨¦t¨¦s coop¨¦ratives de Lassalle, dot¨¦es par l'¨¦tat, transformant peu ¨¤ peu la terre en une seule ville industrielle, l'avaient passionn¨¦, jusqu'au jour o¨´ le d¨¦go?t lui en ¨¦tait venu, devant la difficult¨¦ du contr?le; et il en arrivait depuis peu au collectivisme, il demandait que tous les instruments du travail fussent rendus ¨¤ la collectivit¨¦. Mais cela demeurait vague, il ne savait comment r¨¦aliser ce nouveau r¨ºve, emp¨ºch¨¦ encore par les scrupules de sa sensibilit¨¦ et de sa raison, n'osant risquer les affirmations absolues des sectaires. Il en ¨¦tait simplement ¨¤ dire qu'il s'agissait de s'emparer du gouvernement, avant tout. Ensuite, on verrait. --Mais qu'est-ce qu'il te prend? pourquoi passes-tu aux bourgeois? continua-t-il avec violence, en revenant se planter devant le cabaretier. Toi-m¨ºme, tu le disais: il faut que ?a p¨¨te! Rasseneur rougit l¨¦g¨¨rement. --Oui, je l'ai dit. Et si ?a p¨¨te, tu verras que je ne suis pas plus lache qu'un autre... Seulement, je refuse d'¨ºtre avec ceux qui augmentent le gachis, pour y p¨ºcher une position. A son tour, ¨¦tienne fut pris de rougeur. Les deux hommes ne cri¨¨rent plus, devenus aigres et mauvais, gagn¨¦s par le froid de leur rivalit¨¦. C'¨¦tait, au fond, ce qui outrait les syst¨¨mes, jetant l'un ¨¤ une exag¨¦ration r¨¦volutionnaire, poussant l'autre ¨¤ une affectation de prudence, les emportant malgr¨¦ eux au-del¨¤ de leurs id¨¦es vraies, dans ces fatalit¨¦s des r?les qu'on ne choisit pas soi-m¨ºme. Et Souvarine, qui les ¨¦coutait, laissa voir, sur son visage de fille blonde, un m¨¦pris silencieux, l'¨¦crasant m¨¦pris de l'homme pr¨ºt ¨¤ donner sa vie, obscur¨¦ment, sans m¨ºme en tirer l'¨¦clat du martyre. --Alors, c'est pour moi que tu dis ?a? demanda ¨¦tienne. Tu es jaloux? --Jaloux de quoi? r¨¦pondit Rasseneur. Je ne me pose pas en grand homme, je ne cherche pas ¨¤ cr¨¦er une section ¨¤ Montsou, pour en devenir le secr¨¦taire. L'autre voulut l'interrompre, mais il ajouta: --Sois donc franc! tu te fiches de l'Internationale, tu br?les seulement d'¨ºtre ¨¤ notre t¨ºte, de faire le monsieur en correspondant avec le fameux Conseil f¨¦d¨¦ral du Nord! Un silence r¨¦gna. ¨¦tienne, fr¨¦missant, reprit: --C'est bon... Je croyais n'avoir rien ¨¤ me reprocher. Toujours je te consultais, car je savais que tu avais combattu ici, longtemps avant moi. Mais, puisque tu ne peux souffrir personne ¨¤ ton c?t¨¦, j'agirai d¨¦sormais tout seul... Et, d'abord, je t'avertis que la r¨¦union aura lieu, m¨ºme si Pluchart ne vient pas, et que les camarades adh¨¦reront malgr¨¦ toi. --Oh! adh¨¦rer, murmura le cabaretier, ce n'est pas fait... Il faudra les d¨¦cider ¨¤ payer la cotisation. --Nullement. L'Internationale accorde du temps aux ouvriers en gr¨¨ve. Nous paierons plus tard, et c'est elle qui, tout de suite, viendra ¨¤ notre secours. Rasseneur, du coup, s'emporta. --Eh bien! nous allons voir... J'en suis, de ta r¨¦union, et je parlerai. Oui, je ne te laisserai pas tourner la t¨ºte aux amis, je les ¨¦clairerai sur leurs int¨¦r¨ºts v¨¦ritables. Nous saurons lequel ils entendent suivre, de moi, qu'ils connaissent depuis trente ans, ou de toi, qui as tout boulevers¨¦ chez nous, en moins d'une ann¨¦e... Non! non! fous-moi la paix! c'est maintenant ¨¤ qui ¨¦crasera l'autre! Et il sortit, en faisant claquer la porte. Les guirlandes de fleurs trembl¨¨rent au plafond, les ¨¦cussons dor¨¦s saut¨¨rent contre les murs. Puis, la grande salle retomba ¨¤ sa paix lourde. Souvarine fumait de son air doux, assis devant la table. Apr¨¨s avoir march¨¦ un instant en silence, ¨¦tienne se soulageait longuement. ¨¦tait-ce sa faute, si on lachait ce gros fain¨¦ant pour venir ¨¤ lui? et il se d¨¦fendait d'avoir recherch¨¦ la popularit¨¦, il ne savait pas m¨ºme comment tout cela s'¨¦tait fait, la bonne amiti¨¦ du coron, la confiance des mineurs, le pouvoir qu'il avait sur eux, ¨¤ cette heure. Il s'indignait qu'on l'accusat de vouloir pousser au gachis par ambition, il tapait sur sa poitrine, en protestant de sa fraternit¨¦. Brusquement, il s'arr¨ºta devant Souvarine, il cria: --Vois-tu, si je savais co?ter une goutte de sang ¨¤ un ami, je filerais tout de suite en Am¨¦rique! Le machineur haussa les ¨¦paules, et un sourire amincit de nouveau ses l¨¨vres. --Oh! du sang, murmura-t-il, qu'est-ce que ?a fait? la terre en a besoin. ¨¦tienne, se calmant, prit une chaise et s'accouda de l'autre c?t¨¦ de la table. Cette face blonde, dont les yeux r¨ºveurs s'ensauvageaient parfois d'une clart¨¦ rouge, l'inqui¨¦tait, exer?ait sur sa volont¨¦ une action singuli¨¨re. Sans que le camarade parlat, conquis par ce silence m¨ºme, il se sentait absorb¨¦ peu ¨¤ peu. --Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu ¨¤ ma place? N'ai-je pas raison de vouloir agir?... Le mieux, n'est-ce pas? est de nous mettre de cette Association. Souvarine, apr¨¨s avoir souffl¨¦ lentement un jet de fum¨¦e, r¨¦pondit par son mot favori: --Oui, des b¨ºtises! mais, en attendant, c'est toujours ?a... D'ailleurs, leur Internationale va marcher bient?t. Il s'en occupe. --Qui donc? --Lui! Il avait prononc¨¦ ce mot ¨¤ demi-voix, d'un air de ferveur religieuse, en jetant un regard vers l'Orient. C'¨¦tait du ma?tre qu'il parlait, de Bakounine l'exterminateur. --Lui seul peut donner le coup de massue, continua-t-il, tandis que tes savants sont des laches, avec leur ¨¦volution... Avant trois ans, l'Internationale, sous ses ordres, doit ¨¦craser le vieux monde. ¨¦tienne tendait les oreilles, tr¨¨s attentif. Il br?lait de s'instruire, de comprendre ce culte de la destruction, sur lequel le machineur ne lachait que de rares paroles obscures, comme s'il en e?t gard¨¦ pour lui les myst¨¨res. --Mais enfin explique-moi... Quel est votre but? --Tout d¨¦truire... Plus de nations, plus de gouvernements, plus de propri¨¦t¨¦, plus de Dieu ni de culte. --J'entends bien. Seulement, ¨¤ quoi ?a vous m¨¨ne-t-il? --A la commune primitive et sans forme, ¨¤ un monde nouveau, au recommencement de tout. --Et les moyens d'ex¨¦cution? comment comptez-vous vous y prendre? --Par le feu, par le poison, par le poignard. Le brigand est le vrai h¨¦ros, le vengeur populaire, le r¨¦volutionnaire en action, sans phrases puis¨¦es dans les livres. Il faut qu'une s¨¦rie d'effroyables attentats ¨¦pouvantent les puissants et r¨¦veillent le peuple. En parlant, Souvarine devenait terrible. Une extase le soulevait sur sa chaise, une flamme mystique sortait de ses yeux pales, et ses mains d¨¦licates ¨¦treignaient le bord de la table, ¨¤ la briser. Saisi de peur, l'autre le regardait, songeait aux histoires dont il avait re?u la vague confidence, des mines charg¨¦es sous les palais du tzar, des chefs de la police abattus ¨¤ coups de couteau ainsi que des sangliers, une ma?tresse ¨¤ lui, la seule femme qu'il e?t aim¨¦e, pendue ¨¤ Moscou, un matin de pluie, pendant que, dans la foule, il la baisait des yeux, une derni¨¨re fois. --Non! non! murmura ¨¦tienne, avec un grand geste qui ¨¦cartait ces abominables visions, nous n'en sommes pas encore l¨¤, chez nous. L'assassinat, l'incendie, jamais! C'est monstrueux, c'est injuste, tous les camarades se l¨¨veraient pour ¨¦trangler le coupable! Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race se refusait au r¨ºve sombre de cette extermination du monde, fauch¨¦ comme un champ de seigle, ¨¤ ras de terre. Ensuite, que ferait-on, comment repousseraient les peuples? Il exigeait une r¨¦ponse. --Dis-moi ton programme. Nous voulons savoir o¨´ nous allons, nous autres. Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec son regard noy¨¦ et perdu: --Tous les raisonnements sur l'avenir sont criminels, parce qu'ils emp¨ºchent la destruction pure et entravent la marche de la r¨¦volution. Cela fit rire ¨¦tienne, malgr¨¦ le froid que la r¨¦ponse lui avait souffl¨¦ sur la chair. Du reste, il confessait volontiers qu'il y avait du bon dans ces id¨¦es, dont l'effrayante simplicit¨¦ l'attirait. Seulement, ce serait donner la partie trop belle ¨¤ Rasseneur, si l'on en contait de pareilles aux camarades. Il s'agissait d'¨ºtre pratique. La veuve D¨¦sir leur proposa de d¨¦jeuner. Ils accept¨¨rent, ils pass¨¨rent dans la salle du cabaret, qu'une cloison mobile s¨¦parait du bal, pendant la semaine. Lorsqu'ils eurent fini leur omelette et leur fromage, le machineur voulut partir; et, comme l'autre le retenait: --A quoi bon? pour vous entendre dire des b¨ºtises inutiles!... J'en ai assez vu. Bonsoir! Il s'en alla de son air doux et obstin¨¦, une cigarette aux l¨¨vres. L'inqui¨¦tude d'¨¦tienne croissait. Il ¨¦tait une heure, d¨¦cid¨¦ment Pluchart lui manquait de parole. Vers une heure et demie, les d¨¦l¨¦gu¨¦s commenc¨¨rent ¨¤ para?tre, et il dut les recevoir, car il d¨¦sirait veiller aux entr¨¦es, de peur que la Compagnie n'envoyat ses mouchards habituels. Il examinait chaque lettre d'invitation, d¨¦visageait les gens; beaucoup, d'ailleurs, p¨¦n¨¦traient sans lettre, il suffisait qu'il les conn?t, pour qu'on leur ouvr?t la porte. Comme deux heures sonnaient, il vit arriver Rasseneur, qui acheva sa pipe devant le comptoir, en causant, sans hate. Ce calme goguenard acheva de l'¨¦nerver, d'autant plus que des farceurs ¨¦taient venus, simplement pour la rigolade, Zacharie, Mouquet, d'autres encore: ceux-l¨¤ se fichaient de la gr¨¨ve, trouvaient dr?le de ne rien faire; et, attabl¨¦s, d¨¦pensant leurs derniers deux sous ¨¤ une chope, ils ricanaient, ils blaguaient les camarades, les convaincus, qui allaient avaler leur langue d'emb¨ºtement. Un nouveau quart d'heure s'¨¦coula. On s'impatientait dans la salle. Alors, ¨¦tienne, d¨¦sesp¨¦r¨¦, eut un geste de r¨¦solution. Et il se d¨¦cidait ¨¤ entrer, quand la veuve D¨¦sir, qui allongeait la t¨ºte au-dehors, s'¨¦cria: --Mais le voil¨¤, votre monsieur! C'¨¦tait Pluchart, en effet. Il arrivait en voiture, tra?n¨¦ par un cheval poussif. Tout de suite, il sauta sur le pav¨¦, mince, bellatre, la t¨ºte carr¨¦e et trop grosse, ayant sous sa redingote de drap noir l'endimanchement d'un ouvrier cossu. Depuis cinq ans, il n'avait plus donn¨¦ un coup de lime, et il se soignait, se peignait surtout avec correction, vaniteux de ses succ¨¨s de tribune; mais il gardait des raideurs de membres, les ongles de ses mains larges ne repoussaient pas, mang¨¦s par le fer. Tr¨¨s actif, il servait son ambition, en battant la province sans relache, pour le placement de ses id¨¦es. --Ah! ne m'en veuillez pas! dit-il, devan?ant les questions et les reproches. Hier, conf¨¦rence ¨¤ Preuilly le matin, r¨¦union le soir ¨¤ Valen?ay. Aujourd'hui, d¨¦jeuner ¨¤ Marchiennes, avec Sauvagnat... Enfin, j'ai pu prendre une voiture. Je suis ext¨¦nu¨¦, vous entendez ma voix. Mais ?a ne fait rien, je parlerai tout de m¨ºme. Il ¨¦tait sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu'il se ravisa. --Sapristi! et les cartes que j'oublie! Nous serions propres! Il revint ¨¤ la voiture, que le cocher remisait, et il tira du coffre une petite caisse de bois noir, qu'il emporta sous son bras. ¨¦tienne, rayonnant, marchait dans son ombre, tandis que Rasseneur, constern¨¦, n'osait lui tendre la main. L'autre la lui serrait d¨¦j¨¤, et il dit ¨¤ peine un mot rapide de la lettre: quelle dr?le d'id¨¦e! pourquoi ne pas faire cette r¨¦union? on devait toujours faire une r¨¦union, quand on le pouvait. La veuve D¨¦sir lui offrit de prendre quelque chose, mais il refusa. Inutile! il parlait sans boire. Seulement, il ¨¦tait press¨¦, parce que, le soir, il comptait pousser jusqu'¨¤ Joiselle, o¨´ il voulait s'entendre avec Legoujeux. Tous alors entr¨¨rent en paquet dans la salle de bal. Maheu et Levaque, qui arrivaient en retard, suivirent ces messieurs. Et la porte fut ferm¨¦e ¨¤ clef, pour ¨ºtre chez soi, ce qui fit ricaner plus haut les blagueurs, Zacharie ayant cri¨¦ ¨¤ Mouquet qu'ils allaient peut-¨ºtre bien foutre un enfant ¨¤ eux tous, l¨¤-dedans. Une centaine de mineurs attendaient sur les banquettes, dans l'air enferm¨¦ de la salle, o¨´ les odeurs chaudes du dernier bal remontaient du parquet. Des chuchotements coururent, les t¨ºtes se tourn¨¨rent, pendant que les nouveaux venus s'asseyaient aux places vides. On regardait le monsieur de Lille, la redingote noire causait une surprise et un malaise. Mais, imm¨¦diatement, sur la proposition d'¨¦tienne, on constitua le bureau. Il lan?ait des noms, les autres approuvaient en levant la main. Pluchart fut nomm¨¦ pr¨¦sident, puis on d¨¦signa comme assesseurs Maheu et ¨¦tienne lui-m¨ºme. Il y eut un remuement de chaises, le bureau s'installait; et l'on chercha un instant le pr¨¦sident disparu derri¨¨re la table, sous laquelle il glissait la caisse, qu'il n'avait pas lach¨¦e. Quand il reparut, il tapa l¨¦g¨¨rement du poing pour r¨¦clamer l'attention; ensuite, il commen?a d'une voix enrou¨¦e: --Citoyens... Une petite porte s'ouvrit, il dut s'interrompre. C'¨¦tait la veuve D¨¦sir, qui, faisant le tour par la cuisine, apportait six chopes sur un plateau. --Ne vous d¨¦rangez pas, murmura-t-elle. Lorsqu'on parle, on a soif. Maheu la d¨¦barrassa et Pluchart put continuer. Il se dit tr¨¨s touch¨¦ du bon accueil des travailleurs de Montsou, il s'excusa de son retard, en parlant de sa fatigue et de sa gorge malade. Puis, il donna la parole au citoyen Rasseneur, qui la demandait. D¨¦j¨¤, Rasseneur se plantait ¨¤ c?t¨¦ de la table, pr¨¨s des chopes. Une chaise retourn¨¦e lui servait de tribune. Il semblait tr¨¨s ¨¦mu, il toussa avant de lancer ¨¤ pleine voix: --Camarades... Ce qui faisait son influence sur les ouvriers des fosses, c'¨¦tait la facilit¨¦ de sa parole, la bonhomie avec laquelle il pouvait leur parler pendant des heures, sans jamais se lasser. Il ne risquait aucun geste, restait lourd et souriant, les noyait, les ¨¦tourdissait, jusqu'¨¤ ce que tous criassent: ?Oui, oui, c'est bien vrai, tu as raison!? Pourtant, ce jour-l¨¤, d¨¨s les premiers mots, il avait senti une opposition sourde. Aussi avan?ait-il prudemment. Il ne discutait que la continuation de la gr¨¨ve, il attendait d'¨ºtre applaudi, avant de s'attaquer ¨¤ l'Internationale. Certes, l'honneur d¨¦fendait de c¨¦der aux exigences de la Compagnie; mais, que de mis¨¨res! quel avenir terrible, s'il fallait s'obstiner longtemps encore! Et, sans se prononcer pour la soumission, il amollissait les courages, il montrait les corons mourant de faim, il demandait sur quelles ressources comptaient les partisans de la r¨¦sistance. Trois ou quatre amis essay¨¨rent de l'approuver, ce qui accentua le silence froid du plus grand nombre, la d¨¦sapprobation peu ¨¤ peu irrit¨¦e qui accueillait ses phrases. Alors, d¨¦sesp¨¦rant de les reconqu¨¦rir, la col¨¨re l'emporta, il leur pr¨¦dit des malheurs, s'ils se laissaient tourner la t¨ºte par des provocations venues de l'¨¦tranger. Les deux tiers s'¨¦taient lev¨¦s, se fachaient, voulaient l'emp¨ºcher d'en dire davantage, puisqu'il les insultait, en les traitant comme des enfants incapables de se conduire. Et lui, buvant coup sur coup des gorg¨¦es de bi¨¨re, parlait quand m¨ºme au milieu du tumulte, criait violemment qu'il n'¨¦tait pas n¨¦, bien s?r, le gaillard qui l'emp¨ºcherait de faire son devoir! Pluchart ¨¦tait debout. Comme il n'avait pas de sonnette, il tapait du poing sur la table, il r¨¦p¨¦tait de sa voix ¨¦trangl¨¦e: --Citoyens... citoyens... Enfin, il obtint un peu de calme, et la r¨¦union, consult¨¦e, retira la parole ¨¤ Rasseneur. Les d¨¦l¨¦gu¨¦s qui avaient repr¨¦sent¨¦ les fosses, dans l'entrevue avec le directeur, menaient les autres, tous enrag¨¦s par la faim, travaill¨¦s d'id¨¦es nouvelles. C'¨¦tait un vote r¨¦gl¨¦ ¨¤ l'avance. --Tu t'en fous, toi! tu manges! hurla Levaque, en montrant le poing ¨¤ Rasseneur. ¨¦tienne s'¨¦tait pench¨¦, derri¨¨re le dos du pr¨¦sident, pour apaiser Maheu, tr¨¨s rouge, mis hors de lui par ce discours d'hypocrite. --Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la parole. Un silence profond se fit. Il parla. Sa voix sortait, p¨¦nible et rauque; mais il s'y ¨¦tait habitu¨¦, toujours en course, promenant sa laryngite avec son programme. Peu ¨¤ peu, il l'enflait et en tirait des effets path¨¦tiques. Les bras ouverts, accompagnant les p¨¦riodes d'un balancement d'¨¦paules, il avait une ¨¦loquence qui tenait du pr?ne, une fa?on religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont le ronflement monotone finissait par convaincre. Et il pla?a son discours sur la grandeur et les bienfaits de l'Internationale, celui qu'il d¨¦ballait d'abord, dans les localit¨¦s o¨´ il d¨¦butait. Il en expliqua le but, l'¨¦mancipation des travailleurs; il en montra la structure grandiose, en bas la commune, plus haut la province, plus haut encore la nation, et tout au sommet l'humanit¨¦. Ses bras s'agitaient lentement, entassaient les ¨¦tages, dressaient l'immense cath¨¦drale du monde futur. Puis, c'¨¦tait l'administration int¨¦rieure: il lut les statuts, parla des congr¨¨s, indiqua l'importance croissante de l'oeuvre, l'¨¦largissement du programme, qui, parti de la discussion des salaires, s'attaquait maintenant ¨¤ la liquidation sociale, pour en finir avec le salariat. Plus de nationalit¨¦s, les ouvriers du monde entier r¨¦unis dans un besoin commun de justice, balayant la pourriture bourgeoise, fondant enfin la soci¨¦t¨¦ libre, o¨´ celui qui ne travaillerait pas, ne r¨¦colterait pas! Il mugissait, son haleine effarait les fleurs de papier peint, sous le plafond enfum¨¦ dont l'¨¦crasement rabattait les ¨¦clats de sa voix. Une houle agita les t¨ºtes. Quelques-uns cri¨¨rent: --C'est ?a!... Nous en sommes! Lui, continuait. C'¨¦tait la conqu¨ºte du monde avant trois ans. Et il ¨¦num¨¦rait les peuples conquis. De tous c?t¨¦s pleuvaient les adh¨¦sions. Jamais religion naissante n'avait fait tant de fid¨¨les. Puis, quand on serait les ma?tres, on dicterait des lois aux patrons, ils auraient ¨¤ leur tour le poing sur la gorge. --Oui! oui!... C'est eux qui descendront! D'un geste, il r¨¦clama le silence. Maintenant, il abordait la question des gr¨¨ves. En principe, il les d¨¦sapprouvait, elles ¨¦taient un moyen trop lent, qui aggravait plut?t les souffrances de l'ouvrier. Mais, en attendant mieux, quand elles devenaient in¨¦vitables, il fallait s'y r¨¦soudre, car elles avaient l'avantage de d¨¦sorganiser le capital. Et, dans ce cas, il montrait l'Internationale comme une providence pour les gr¨¦vistes, il citait des exemples: ¨¤ Paris, lors de la gr¨¨ve des bronziers, les patrons avaient tout accord¨¦ d'un coup, pris de terreur ¨¤ la nouvelle que l'Internationale envoyait des secours; ¨¤ Londres, elle avait sauv¨¦ les mineurs d'une houill¨¨re, en rapatriant ¨¤ ses frais un convoi de Belges, appel¨¦s par le propri¨¦taire de la mine. Il suffisait d'adh¨¦rer, les Compagnies tremblaient, les ouvriers entraient dans la grande arm¨¦e des travailleurs, d¨¦cid¨¦s ¨¤ mourir les uns pour les autres, plut?t que de rester les esclaves de la soci¨¦t¨¦ capitaliste. Des applaudissements l'interrompirent. Il s'essuyait le front avec son mouchoir, tout en refusant une chope que Maheu lui passait. Quand il voulut reprendre, de nouveaux applaudissements lui coup¨¨rent la parole. --?a y est! dit-il rapidement ¨¤ ¨¦tienne. Ils en ont assez... Vite! les cartes! Il avait plong¨¦ sous la table, il reparut avec la petite caisse de bois noir. --Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, voici les cartes de membres. Que vos d¨¦l¨¦gu¨¦s s'approchent, je les leur remettrai, et ils les distribueront... Plus tard, on r¨¦glera tout. Rasseneur s'¨¦lan?a, protesta encore. De son c?t¨¦, ¨¦tienne s'agitait, ayant ¨¤ prononcer un discours. Une confusion extr¨ºme s'ensuivit. Levaque lan?ait les poings en avant, comme pour se battre. Debout, Maheu parlait, sans qu'on p?t distinguer un seul mot. Dans ce redoublement de tumulte, une poussi¨¨re montait du parquet, la poussi¨¨re volante des anciens bals, empoisonnant l'air de l'odeur forte des herscheuses et des galibots. Brusquement, la petite porte s'ouvrit, la veuve D¨¦sir l'emplit de son ventre et de sa gorge, en disant d'une voix tonnante: --Taisez-vous donc, nom de Dieu!... V'l¨¤ les gendarmes! C'¨¦tait le commissaire de l'arrondissement qui arrivait, un peu tard, pour dresser proc¨¨s-verbal et dissoudre la r¨¦union. Quatre gendarmes l'accompagnaient. Depuis cinq minutes, la veuve les amusait ¨¤ la porte, en r¨¦pondant qu'elle ¨¦tait chez elle, qu'on avait bien le droit de r¨¦unir des amis. Mais on l'avait bouscul¨¦e, et elle accourait pr¨¦venir ses enfants. --Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui garde la cour. ?a ne fait rien, mon petit b?cher ouvre sur la ruelle... D¨¦p¨ºchez-vous donc! D¨¦j¨¤, le commissaire frappait ¨¤ coups de poing; et, comme on n'ouvrait pas, il mena?ait d'enfoncer la porte. Un mouchard avait d? parler, car il criait que la r¨¦union ¨¦tait ill¨¦gale, un grand nombre de mineurs se trouvant l¨¤ sans lettre d'invitation. Dans la salle, le trouble augmentait. On ne pouvait se sauver ainsi, on n'avait pas m¨ºme vot¨¦, ni pour l'adh¨¦sion, ni pour la continuation de la gr¨¨ve. Tous s'ent¨ºtaient ¨¤ parler ¨¤ la fois. Enfin, le pr¨¦sident eut l'id¨¦e d'un vote par acclamation. Des bras se lev¨¨rent, les d¨¦l¨¦gu¨¦s d¨¦clar¨¨rent en hate qu'ils adh¨¦raient au nom des camarades absents. Et ce fut ainsi que les dix mille charbonniers de Montsou devinrent membres de l'Internationale. Cependant, la d¨¦bandade commen?ait. Prot¨¦geant la retraite, la veuve D¨¦sir ¨¦tait all¨¦e s'accoter contre la porte, que les crosses des gendarmes ¨¦branlaient dans son dos. Les mineurs enjambaient les bancs, s'¨¦chappaient ¨¤ la file, par la cuisine et le b?cher. Rasseneur disparut un des premiers, et Levaque le suivit, oublieux de ses injures, r¨ºvant de se faire offrir une chope, pour se remettre. ¨¦tienne, apr¨¨s s'¨ºtre empar¨¦ de la petite caisse, attendait avec Pluchart et Maheu, qui tenaient ¨¤ honneur de sortir les derniers. Comme ils partaient, la serrure sauta, le commissaire se trouva en pr¨¦sence de la veuve, dont la gorge et le ventre faisaient encore barricade. --?a vous avance ¨¤ grand-chose, de tout casser chez moi! dit-elle. Vous voyez bien qu'il n'y a personne. Le commissaire, un homme lent, que les drames ennuyaient, mena?a simplement de la conduire en prison. Et il s'en alla pour verbaliser, il remmena ses quatre gendarmes, sous les ricanements de Zacharie et de Mouquet, qui, pris d'admiration devant la bonne blague des camarades, se fichaient de la force arm¨¦e. Dehors, dans la ruelle, ¨¦tienne, embarrass¨¦ de la caisse, galopa, suivi des autres. L'id¨¦e brusque de Pierron lui vint, il demanda pourquoi on ne l'avait pas vu; et Maheu, tout en courant, r¨¦pondit qu'il ¨¦tait malade: une maladie complaisante, la peur de se compromettre. On voulait retenir Pluchart; mais, sans s'arr¨ºter, il d¨¦clara qu'il repartait ¨¤ l'instant pour Joiselle, o¨´ Legoujeux attendait des ordres. Alors, on lui cria bon voyage, on ne ralentit pas la course, les talons en l'air, tous lanc¨¦s au travers de Montsou. Des mots s'¨¦changeaient, entrecoup¨¦s par le hal¨¨tement des poitrines. ¨¦tienne et Maheu riaient de confiance, certains d¨¦sormais du triomphe: lorsque l'Internationale aurait envoy¨¦ des secours, ce serait la Compagnie qui les supplierait de reprendre le travail. Et, dans cet ¨¦lan d'espoir, dans ce galop de gros souliers sonnant sur le pav¨¦ des routes, il y avait autre chose encore, quelque chose d'assombri et de farouche, une violence dont le vent allait enfi¨¦vrer les corons, aux quatre coins du pays. V Une autre quinzaine s'¨¦coula. On ¨¦tait aux premiers jours de janvier, par des brumes froides qui engourdissaient l'immense plaine. Et la mis¨¨re avait empir¨¦ encore, les corons agonisaient d'heure en heure, sous la disette croissante. Quatre mille francs, envoy¨¦s de Londres, par l'Internationale, n'avaient pas donn¨¦ trois jours de pain. Puis, rien n'¨¦tait venu. Cette grande esp¨¦rance morte abattait les courages. Sur qui compter maintenant, puisque leurs fr¨¨res eux-m¨ºmes les abandonnaient? Ils se sentaient perdus au milieu du gros hiver, isol¨¦s du monde. Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-Cent-Quarante. ¨¦tienne s'¨¦tait multipli¨¦ avec les d¨¦l¨¦gu¨¦s: on ouvrait des souscriptions nouvelles, dans les villes voisines, et jusqu'¨¤ Paris; on faisait des qu¨ºtes, on organisait des conf¨¦rences. Ces efforts n'aboutissaient gu¨¨re, l'opinion, qui s'¨¦tait ¨¦mue d'abord, devenait indiff¨¦rente, depuis que la gr¨¨ve s'¨¦ternisait, tr¨¨s calme, sans drames passionnants. A peine de maigres aum?nes suffisaient-elles ¨¤ soutenir les familles les plus pauvres. Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant pi¨¨ce ¨¤ pi¨¨ce le m¨¦nage. Tout filait chez les brocanteurs, la laine des matelas, les ustensiles de cuisine, des meubles m¨ºme. Un instant, on s'¨¦tait cru sauv¨¦, les petits d¨¦taillants de Montsou, tu¨¦s par Maigrat, avaient offert des cr¨¦dits, pour tacher de lui reprendre la client¨¨le; et, durant une semaine, Verdonck l'¨¦picier, les deux boulangers Carouble et Smelten, tinrent en effet boutique ouverte; mais leurs avances s'¨¦puisaient, les trois s'arr¨ºt¨¨rent. Des huissiers s'en r¨¦jouirent, il n'en r¨¦sultait qu'un ¨¦crasement de dettes, qui devait peser longtemps sur les mineurs. Plus de cr¨¦dit nulle part, plus une vieille casserole ¨¤ vendre, on pouvait se coucher dans un coin et crever comme des chiens galeux. ¨¦tienne aurait vendu sa chair. Il avait abandonn¨¦ ses appointements, il ¨¦tait all¨¦ ¨¤ Marchiennes engager son pantalon et sa redingote de drap, heureux de faire bouillir encore la marmite des Maheu. Seules, les bottes lui restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides, disait-il. Son d¨¦sespoir ¨¦tait que la gr¨¨ve se f?t produite trop t?t, lorsque la caisse de pr¨¦voyance n'avait pas eu le temps de s'emplir. Il y voyait la cause unique du d¨¦sastre, car les ouvriers triompheraient s?rement des patrons, le jour o¨´ ils trouveraient dans l'¨¦pargne l'argent n¨¦cessaire ¨¤ la r¨¦sistance. Et il se rappelait les paroles de Souvarine, accusant la Compagnie de pousser ¨¤ la gr¨¨ve, pour d¨¦truire les premiers fonds de la caisse. La vue du coron, de ces pauvres gens sans pain et sans feu, le bouleversait. Il pr¨¦f¨¦rait sortir, se fatiguer en promenades lointaines. Un soir, comme il rentrait et qu'il passait pr¨¨s de R¨¦quillart, il avait aper?u, au bord de la route, une vieille femme ¨¦vanouie. Sans doute, elle se mourait d'inanition; et, apr¨¨s l'avoir relev¨¦e, il s'¨¦tait mis ¨¤ h¨¦ler une fille, qu'il voyait de l'autre c?t¨¦ de la palissade. --Tiens! c'est toi, dit-il en reconnaissant la Mouquette. Aide-moi donc, il faudrait lui faire boire quelque chose. La Mouquette, apitoy¨¦e aux larmes, rentra vivement chez elle, dans la masure branlante que son p¨¨re s'¨¦tait m¨¦nag¨¦e au milieu des d¨¦combres. Elle en ressortit aussit?t avec du geni¨¨vre et un pain. Le geni¨¨vre ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit au pain, goul?ment. C'¨¦tait la m¨¨re d'un mineur, elle habitait un coron, du c?t¨¦ de Cougny, et elle ¨¦tait tomb¨¦e l¨¤, en revenant de Joiselle, o¨´ elle avait tent¨¦ vainement d'emprunter dix sous ¨¤ une soeur. Lorsqu'elle eut mang¨¦, elle s'en alla, ¨¦tourdie. ¨¦tienne ¨¦tait rest¨¦ dans le champ vague de R¨¦quillart, dont les hangars ¨¦croul¨¦s disparaissaient sous les ronces. --Eh bien! tu n'entres pas boire un petit verre? lui demanda la Mouquette gaiement. Et, comme il h¨¦sitait: --Alors, tu as toujours peur de moi? Il la suivit, gagn¨¦ par son rire. Ce pain qu'elle avait donn¨¦ de si grand coeur, l'attendrissait. Elle ne voulut pas le recevoir dans la chambre du p¨¨re, elle l'emmena dans sa chambre ¨¤ elle, o¨´ elle versa tout de suite deux petits verres de geni¨¨vre. Cette chambre ¨¦tait tr¨¨s propre, il lui en fit compliment. D'ailleurs, la famille ne semblait manquer de rien: le p¨¨re continuait son service de palefrenier, au Voreux; et elle, histoire de ne pas vivre les bras crois¨¦s, s'¨¦tait mise blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous par jour. On a beau rigoler avec les hommes, on n'en est pas plus fain¨¦ante pour ?a. --Dis? murmura-t-elle tout d'un coup, en venant le prendre gentiment par la taille, pourquoi ne veux-tu pas m'aimer? Il ne put s'emp¨ºcher de rire, lui aussi, tellement elle avait lanc¨¦ ?a d'un air mignon. --Mais je t'aime bien, r¨¦pondit-il. --Non, non, pas comme je veux... Tu sais que j'en meurs d'envie. Dis? ?a me ferait tant plaisir! C'¨¦tait vrai, elle le lui demandait depuis six mois. Il la regardait toujours, se collant ¨¤ lui, l'¨¦treignant de ses deux bras frissonnants, la face lev¨¦e dans une telle supplication d'amour, qu'il en ¨¦tait tr¨¨s touch¨¦. Sa grosse figure ronde n'avait rien de beau, avec son teint jauni, mang¨¦ par le charbon; mais ses yeux luisaient d'une flamme, il lui sortait de la peau un charme, un tremblement de d¨¦sir, qui la rendait rose et toute jeune. Alors, devant ce don si humble, si ardent, il n'osa plus refuser. --Oh! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh! tu veux bien! Et elle se livra dans une maladresse et un ¨¦vanouissement de vierge, comme si c'¨¦tait la premi¨¨re fois, et qu'elle n'e?t jamais connu d'homme. Puis, quand il la quitta, ce fut elle qui d¨¦borda de reconnaissance: elle lui disait merci, elle lui baisait les mains. ¨¦tienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune. On ne se vantait pas d'avoir eu la Mouquette. En s'en allant, il se jura de ne point recommencer. Et il lui gardait un souvenir amical pourtant, elle ¨¦tait une brave fille. Quand il rentra au coron, d'ailleurs, des choses graves qu'il apprit lui firent oublier l'aventure. Le bruit courait que la Compagnie consentirait peut-¨ºtre ¨¤ une concession, si les d¨¦l¨¦gu¨¦s tentaient une nouvelle d¨¦marche pr¨¨s du directeur. Du moins, des porions avaient r¨¦pandu ce bruit. La v¨¦rit¨¦ ¨¦tait que, dans la lutte engag¨¦e, la mine souffrait plus encore que les mineurs. Des deux c?t¨¦s, l'obstination entassait des ruines: tandis que le travail crevait de faim, le capital se d¨¦truisait. Chaque jour de ch?mage emportait des centaines de mille francs. Toute machine qui s'arr¨ºte est une machine morte. L'outillage et le mat¨¦riel s'alt¨¦raient, l'argent immobilis¨¦ fondait, comme une eau bue par du sable. Depuis que le faible stock de houille s'¨¦puisait sur le carreau des fosses, la client¨¨le parlait de s'adresser en Belgique; et il y avait l¨¤, pour l'avenir, une menace. Mais ce qui effrayait surtout la Compagnie, ce qu'elle cachait avec soin, c'¨¦taient les d¨¦gats croissants, dans les galeries et les tailles. Les porions ne suffisaient pas au raccommodage, les bois cassaient de toutes parts, des ¨¦boulements se produisaient ¨¤ chaque heure. Bient?t, les d¨¦sastres ¨¦taient devenus tels, qu'ils devaient n¨¦cessiter de longs mois de r¨¦paration, avant que l'abattage p?t ¨ºtre repris. D¨¦j¨¤, des histoires couraient la contr¨¦e: ¨¤ Cr¨¨vecoeur, trois cents m¨¨tres de voie s'¨¦taient effondr¨¦s d'un bloc, bouchant l'acc¨¨s de la veine Cinq-Paumes; ¨¤ Madeleine, la veine Maugr¨¦tout s'¨¦miettait et s'emplissait d'eau. La Direction refusait d'en convenir, lorsque, brusquement, deux accidents, l'un sur l'autre, l'avaient forc¨¦e d'avouer. Un matin, pr¨¨s de la Piolaine, on trouva le sol fendu au-dessus de la galerie nord de Mirou, ¨¦boul¨¦e de la veille; et, le lendemain, ce fut un affaissement int¨¦rieur du Voreux qui ¨¦branla tout un coin de faubourg, au point que deux maisons faillirent dispara?tre. ¨¦tienne et les d¨¦l¨¦gu¨¦s h¨¦sitaient ¨¤ risquer une d¨¦marche, sans conna?tre les intentions de la R¨¦gie. Dansaert, qu'ils interrog¨¨rent, ¨¦vita de r¨¦pondre: certainement, on d¨¦plorait le malentendu, on ferait tout au monde afin d'amener une entente; mais il ne pr¨¦cisait pas. Ils finirent par d¨¦cider qu'ils se rendraient pr¨¨s de M. Hennebeau, pour mettre la raison de leur c?t¨¦; car ils ne voulaient pas qu'on les accusat plus tard d'avoir refus¨¦ ¨¤ la Compagnie une occasion de reconna?tre ses torts. Seulement, ils jur¨¨rent de ne c¨¦der sur rien, de maintenir quand m¨ºme leurs conditions, qui ¨¦taient les seules justes. L'entrevue eut lieu le mardi matin, le jour o¨´ le coron tombait ¨¤ la mis¨¨re noire. Elle fut moins cordiale que la premi¨¨re. Maheu parla encore, expliqua que les camarades les envoyaient demander si ces messieurs n'avaient rien de nouveau ¨¤ leur dire. D'abord, M. Hennebeau affecta la surprise: aucun ordre ne lui ¨¦tait parvenu, les choses ne pouvaient changer, tant que les mineurs s'ent¨ºteraient dans leur r¨¦volte d¨¦testable; et cette raideur autoritaire produisit l'effet le plus facheux, ¨¤ tel point que, si les d¨¦l¨¦gu¨¦s s'¨¦taient d¨¦rang¨¦s avec des intentions conciliantes, la fa?on dont on les recevait aurait suffi ¨¤ les faire s'obstiner davantage. Ensuite, le directeur voulut bien chercher un terrain de concessions mutuelles: ainsi, les ouvriers accepteraient le paiement du boisage ¨¤ part, tandis que la Compagnie hausserait ce paiement des deux centimes dont on l'accusait de profiter. Du reste, il ajoutait qu'il prenait l'offre sur lui, que rien n'¨¦tait r¨¦solu, qu'il se flattait pourtant d'obtenir ¨¤ Paris cette concession. Mais les d¨¦l¨¦gu¨¦s refus¨¨rent et r¨¦p¨¦t¨¨rent leurs exigences: le maintien de l'ancien syst¨¨me, avec une hausse de cinq centimes par berline. Alors, il avoua qu'il pouvait traiter tout de suite, il les pressa d'accepter, au nom de leurs femmes et de leurs petits mourant de faim. Et, les yeux ¨¤ terre, le crane dur, ils dirent non, toujours non, d'un branle farouche. On se s¨¦para brutalement. M. Hennebeau faisait claquer les portes. ¨¦tienne, Maheu et les autres s'en allaient, tapant leurs gros talons sur le pav¨¦, dans la rage muette des vaincus pouss¨¦s ¨¤ bout. Vers deux heures, les femmes du coron tent¨¨rent, de leur c?t¨¦, une d¨¦marche pr¨¨s de Maigrat. Il n'y avait plus que cet espoir, fl¨¦chir cet homme, lui arracher une nouvelle semaine de cr¨¦dit. C'¨¦tait une id¨¦e de la Maheude, qui comptait souvent trop sur le bon coeur des gens. Elle d¨¦cida la Br?l¨¦ et la Levaque ¨¤ l'accompagner; quant ¨¤ la Pierronne, elle s'excusa, elle raconta qu'elle ne pouvait quitter Pierron, dont la maladie n'en finissait pas de gu¨¦rir. D'autres femmes se joignirent ¨¤ la bande, elles ¨¦taient bien une vingtaine. Lorsque les bourgeois de Montsou les virent arriver, tenant la largeur de la route, sombres et mis¨¦rables, ils hoch¨¨rent la t¨ºte d'inqui¨¦tude. Des portes se ferm¨¨rent, une dame cacha son argenterie. On les rencontrait ainsi pour la premi¨¨re fois, et rien n'¨¦tait d'un plus mauvais signe: d'ordinaire, tout se gatait, quand les femmes battaient ainsi les chemins. Chez Maigrat, il y eut une sc¨¨ne violente. D'abord, il les avait fait entrer, ricanant, feignant de croire qu'elles venaient payer leurs dettes: ?a, c'¨¦tait gentil, de s'¨ºtre entendu, pour apporter l'argent d'un coup. Puis, d¨¨s que la Maheude eut pris la parole, il affecta de s'emporter. Est-ce qu'elles se fichaient du monde? Encore du cr¨¦dit, elles r¨ºvaient donc de le mettre sur la paille? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de pain! Et il les renvoyait ¨¤ l'¨¦picier Verdonck, aux boulangers Carouble et Smelten, puisqu'elles se servaient chez eux, maintenant. Les femmes l'¨¦coutaient d'un air d'humilit¨¦ peureuse, s'excusaient, guettaient dans ses yeux s'il se laissait attendrir. Il recommen?a ¨¤ dire des farces, il offrit sa boutique ¨¤ la Br?l¨¦, si elle le prenait pour galant. Une telle lachet¨¦ les tenait toutes, qu'elles en rirent; et la Levaque rench¨¦rit, d¨¦clara qu'elle voulait bien, elle. Mais il fut aussit?t grossier, il les poussa vers la porte. Comme elles insistaient, suppliantes, il en brutalisa une. Les autres, sur le trottoir, le trait¨¨rent de vendu, tandis que la Maheude, les deux bras en l'air dans un ¨¦lan d'indignation vengeresse, appelait la mort, en criant qu'un homme pareil ne m¨¦ritait pas de manger. Le retour au coron fut lugubre. Quand les femmes rentr¨¨rent les mains vides, les hommes les regard¨¨rent, puis baiss¨¨rent la t¨ºte. C'¨¦tait fini, la journ¨¦e s'ach¨¨verait sans une cuiller¨¦e de soupe; et les autres journ¨¦es s'¨¦tendaient dans une ombre glac¨¦e, o¨´ ne luisait pas un espoir. Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre. Cet exc¨¨s de mis¨¨re les faisait s'ent¨ºter davantage, muets, comme des b¨ºtes traqu¨¦es, r¨¦solues ¨¤ mourir au fond de leur trou, plut?t que d'en sortir. Qui aurait os¨¦ parler le premier de soumission? on avait jur¨¦ avec les camarades de tenir tous ensemble, et tous tiendraient, ainsi qu'on tenait ¨¤ la fosse, quand il y en avait un sous un ¨¦boulement. ?a se devait, ils ¨¦taient l¨¤-bas ¨¤ une bonne ¨¦cole pour savoir se r¨¦signer; on pouvait se serrer le ventre pendant huit jours, lorsqu'on avalait le feu et l'eau depuis l'age de douze ans; et leur d¨¦vouement se doublait ainsi d'un orgueil de soldats, d'hommes fiers de leur m¨¦tier, ayant pris dans leur lutte quotidienne contre la mort, une vantardise du sacrifice. Chez les Maheu, la soir¨¦e fut affreuse. Tous se taisaient, assis devant le feu mourant, o¨´ fumait la derni¨¨re pat¨¦e d'escaillage. Apr¨¨s avoir vid¨¦ les matelas poign¨¦e ¨¤ poign¨¦e, on s'¨¦tait d¨¦cid¨¦ l'avant-veille ¨¤ vendre pour trois francs le coucou; et la pi¨¨ce semblait nue et morte, depuis que le tic-tac familier ne l'emplissait plus de son bruit. Maintenant, au milieu du buffet, il ne restait d'autre luxe que la bo?te de carton rose, un ancien cadeau de Maheu, auquel la Maheude tenait comme ¨¤ un bijou. Les deux bonnes chaises ¨¦taient parties, le p¨¨re Bonnemort et les enfants se serraient sur un vieux banc moussu, rentr¨¦ du jardin. Et le cr¨¦puscule livide qui tombait semblait augmenter le froid. --Quoi faire? r¨¦p¨¦ta la Maheude, accroupie au coin du fourneau. ¨¦tienne, debout, regardait les portraits de l'empereur et de l'imp¨¦ratrice, coll¨¦s contre le mur. Il les en aurait arrach¨¦s depuis longtemps, sans la famille qui les d¨¦fendait, pour l'ornement. Aussi murmura-t-il, les dents serr¨¦es: --Et dire qu'on n'aurait pas deux sous de ces jean-foutre qui nous regardent crever! --Si je portais la bo?te? reprit la femme toute pale, apr¨¨s une h¨¦sitation. Maheu, assis au bord de la table, les jambes pendantes et la t¨ºte sur la poitrine, s'¨¦tait redress¨¦. --Non, je ne veux pas! P¨¦niblement, la Maheude se leva et fit le tour de la pi¨¨ce. ¨¦tait-ce Dieu possible, d'en ¨ºtre r¨¦duit ¨¤ cette mis¨¨re! le buffet sans une miette, plus rien ¨¤ vendre, pas m¨ºme une id¨¦e pour avoir un pain! Et le feu qui allait s'¨¦teindre! Elle s'emporta contre Alzire qu'elle avait envoy¨¦e le matin aux escarbilles, sur le terri, et qui ¨¦tait revenue les mains vides, en disant que la Compagnie d¨¦fendait la glane. Est-ce qu'on ne s'en foutait pas, de la Compagnie? comme si l'on volait quelqu'un, ¨¤ ramasser les brins de charbon perdus! La petite, d¨¦sesp¨¦r¨¦e, racontait qu'un homme l'avait menac¨¦e d'une gifle; puis, elle promit d'y retourner, le lendemain, et de se laisser battre. --Et ce bougre de Jeanlin? cria la m¨¨re, o¨´ est-il encore, je vous le demande?... Il devait apporter de la salade: on en aurait brout¨¦ comme des b¨ºtes, au moins! Vous verrez qu'il ne rentrera pas. Hier d¨¦j¨¤, il a d¨¦couch¨¦. Je ne sais ce qu'il trafique, mais la rosse a toujours l'air d'avoir le ventre plein. --Peut-¨ºtre, dit ¨¦tienne, ramasse-t-il des sous sur la route. Du coup, elle brandit les deux poings, hors d'elle. --Si je savais ?a!... Mes enfants mendier! J'aimerais mieux les tuer et me tuer ensuite. Maheu, de nouveau, s'¨¦tait affaiss¨¦, au bord de la table. L¨¦nore et Henri, ¨¦tonn¨¦s qu'on ne mangeat pas, commen?aient ¨¤ geindre; tandis que le vieux Bonnemort, silencieux, roulait philosophiquement la langue dans sa bouche, pour tromper sa faim. Personne ne parla plus, tous s'engourdissaient sous cette aggravation de leurs maux, le grand-p¨¨re toussant, crachant noir, repris de rhumatismes qui se tournaient en hydropisie, le p¨¨re asthmatique, les genoux enfl¨¦s d'eau, la m¨¨re et les petits travaill¨¦s de la scrofule et de l'an¨¦mie h¨¦r¨¦ditaires. Sans doute, le m¨¦tier voulait ?a; on ne s'en plaignait que lorsque le manque de nourriture achevait le monde; et d¨¦j¨¤ l'on tombait comme des mouches, dans le coron. Il fallait pourtant trouver ¨¤ souper. Quoi faire, o¨´ aller, mon Dieu? Alors, dans le cr¨¦puscule dont la morne tristesse assombrissait de plus en plus la pi¨¨ce, ¨¦tienne, qui h¨¦sitait depuis un instant, se d¨¦cida, le coeur crev¨¦. --Attendez-moi, dit-il. Je vais voir quelque part. Et il sortit. L'id¨¦e de la Mouquette lui ¨¦tait venue. Elle devait bien avoir un pain et elle le donnerait volontiers. Cela le fachait, d'¨ºtre ainsi forc¨¦ de retourner ¨¤ R¨¦quillart: cette fille lui baiserait les mains, de son air de servante amoureuse; mais on ne lachait pas des amis dans la peine, il serait encore gentil avec elle, s'il le fallait. --Moi aussi, je vais voir, dit ¨¤ son tour la Maheude. C'est trop b¨ºte. Elle rouvrit la porte derri¨¨re le jeune homme et la rejeta violemment, laissant les autres immobiles et muets, dans la maigre clart¨¦ d'un bout de chandelle qu'Alzire venait d'allumer. Dehors, une courte r¨¦flexion l'arr¨ºta. Puis, elle entra chez les Levaque. --Dis donc, je t'ai pr¨ºt¨¦ un pain, l'autre jour. Si tu me le rendais. Mais elle s'interrompit, ce qu'elle voyait n'¨¦tait gu¨¨re encourageant; et la maison sentait la mis¨¨re plus que la sienne. La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu ¨¦teint, tandis que Levaque, so?l¨¦ par des cloutiers, l'estomac vide, dormait sur la table. Adoss¨¦ au mur, Bouteloup frottait machinalement ses ¨¦paules, avec l'ahurissement d'un bon diable, dont on a mang¨¦ les ¨¦conomies, et qui s'¨¦tonne d'avoir ¨¤ se serrer le ventre. --Un pain, ah! ma ch¨¨re, r¨¦pondit la Levaque. Moi qui voulais t'en emprunter un autre! Puis, comme son mari grognait de douleur dans son sommeil, elle lui ¨¦crasa la face contre la table. --Tais-toi, cochon! Tant mieux, si ?a te br?le les boyaux!... Au lieu de te faire payer ¨¤ boire, est-ce que tu n'aurais pas d? demander vingt sous ¨¤ un ami? Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu de la salet¨¦ du m¨¦nage, abandonn¨¦ depuis si longtemps d¨¦j¨¤, qu'une odeur insupportable s'exhalait du carreau. Tout pouvait craquer, elle s'en fichait! Son fils, ce gueux de B¨¦bert, avait aussi disparu depuis le matin, et elle criait que ce serait un fameux d¨¦barras, s'il ne revenait plus. Puis, elle dit qu'elle allait se coucher. Au moins, elle aurait chaud. Elle bouscula Bouteloup. --Allons, houp! montons... Le feu est mort, pas besoin d'allumer la chandelle pour voir les assiettes vides... Viens-tu ¨¤ la fin, Louis? Je te dis que nous nous couchons. On se colle, ?a soulage... Et que ce nom de Dieu de saoulard cr¨¨ve ici de froid tout seul! Quand elle se retrouva dehors, la Maheude coupa r¨¦solument par les jardins, pour se rendre chez les Pierron. Des rires s'entendaient. Elle frappa, et il y eut un brusque silence. On mit une grande minute ¨¤ lui ouvrir. --Tiens! c'est toi, s'¨¦cria la Pierronne en affectant une vive surprise. Je croyais que c'¨¦tait le m¨¦decin. Sans la laisser parler, elle continua, elle montra Pierron assis devant un grand feu de houille. --Ah! il ne va pas, il ne va toujours pas. La figure a l'air bonne, c'est dans le ventre que ?a le travaille. Alors, il lui faut de la chaleur, on br?le tout ce qu'on a. Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint fleuri, la chair grasse. Vainement il soufflait, pour faire l'homme malade. D'ailleurs, la Maheude, en entrant, venait de sentir une forte odeur de lapin: bien s?r qu'on avait d¨¦m¨¦nag¨¦ le plat. Des miettes tra?naient sur la table; et, au beau milieu, elle aper?ut une bouteille de vin oubli¨¦e. --Maman est all¨¦e ¨¤ Montsou pour tacher d'avoir un pain, reprit la Pierronne. Nous nous morfondons ¨¤ l'attendre. Mais sa voix s'¨¦trangla, elle avait suivi le regard de la voisine, et elle aussi ¨¦tait tomb¨¦e sur la bouteille. Tout de suite, elle se remit, elle raconta l'histoire: oui, c'¨¦tait du vin, les bourgeois de la Piolaine lui avaient apport¨¦ cette bouteille-l¨¤ pour son homme, ¨¤ qui le m¨¦decin ordonnait du bordeaux. Et elle ne tarissait pas en remerciements, quels braves bourgeois! la demoiselle surtout, pas fi¨¨re, entrant chez les ouvriers, distribuant elle-m¨ºme ses aum?nes! --Je sais, dit la Maheude, je les connais. Son coeur se serrait ¨¤ l'id¨¦e que le bien va toujours aux moins pauvres. Jamais ?a ne ratait, ces gens de la Piolaine auraient port¨¦ de l'eau ¨¤ la rivi¨¨re. Comment ne les avait-elle pas vus dans le coron? Peut-¨ºtre tout de m¨ºme en aurait-elle tir¨¦ quelque chose. --J'¨¦tais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour savoir s'il y avait plus gras chez vous que chez nous... As-tu seulement du vermicelle, ¨¤ charge de revanche? La Pierronne se d¨¦sesp¨¦ra bruyamment. --Rien du tout, ma ch¨¨re. Pas ce qui s'appelle un grain de semoule... Si maman ne rentre pas, c'est qu'elle n'a point r¨¦ussi. Nous allons nous coucher sans souper. A ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et elle s'emporta, elle tapa du poing contre la porte. C'¨¦tait cette coureuse de Lydie qu'elle avait enferm¨¦e, disait-elle, pour la punir de n'¨ºtre rentr¨¦e qu'¨¤ cinq heures, apr¨¨s toute une journ¨¦e de vagabondage. On ne pouvait plus la dompter, elle disparaissait continuellement. Cependant, la Maheude restait debout, sans se d¨¦cider ¨¤ partir. Ce grand feu la p¨¦n¨¦trait d'un bien-¨ºtre douloureux, la pens¨¦e qu'on mangeait l¨¤, lui creusait l'estomac davantage. ¨¦videmment, ils avaient renvoy¨¦ la vieille et enferm¨¦ la petite, pour bafrer leur lapin. Ah! on avait beau dire, quand une femme se conduisait mal, ?a portait bonheur ¨¤ sa maison! --Bonsoir, dit-elle tout d'un coup. Dehors, la nuit ¨¦tait tomb¨¦e, et la lune, derri¨¨re des nuages, ¨¦clairait la terre d'une clart¨¦ louche. Au lieu de retraverser les jardins, la Maheude fit le tour, d¨¦sol¨¦e, n'osant rentrer chez elle. Mais, le long des fa?ades mortes, toutes les portes sentaient la famine et sonnaient le creux. A quoi bon frapper? c'¨¦tait mis¨¨re et compagnie. Depuis des semaines qu'on ne mangeait plus, l'odeur de l'oignon elle-m¨ºme ¨¦tait partie, cette odeur forte qui annon?ait le coron de loin, dans la campagne; maintenant, il n'avait que l'odeur des vieux caveaux, l'humidit¨¦ des trous o¨´ rien ne vit. Les bruits vagues se mouraient, des larmes ¨¦touff¨¦es, des jurons perdus; et, dans le silence qui s'alourdissait peu ¨¤ peu, on entendait venir le sommeil de la faim, l'¨¦crasement des corps jet¨¦s en travers des lits, sous les cauchemars des ventres vides. Comme elle passait devant l'¨¦glise, elle vit une ombre filer rapidement. Un espoir la fit se hater, car elle avait reconnu le cur¨¦ de Montsou, l'abb¨¦ Joire, qui disait la messe le dimanche ¨¤ la chapelle du coron: sans doute il sortait de la sacristie, o¨´ le r¨¨glement de quelque affaire l'avait appel¨¦. Le dos rond, il courait de son air d'homme gras et doux, d¨¦sireux de vivre en paix avec tout le monde. S'il avait fait sa course ¨¤ la nuit, ce devait ¨ºtre pour ne pas se compromettre au milieu des mineurs. On disait du reste qu'il venait d'obtenir de l'avancement. M¨ºme, il s'¨¦tait promen¨¦ d¨¦j¨¤ avec son successeur, un abb¨¦ maigre, aux yeux de braise rouge. --Monsieur le cur¨¦, monsieur le cur¨¦, b¨¦gaya la Maheude. Mais il ne s'arr¨ºta point. --Bonsoir, bonsoir, ma brave femme. Elle se retrouvait devant chez elle. Ses jambes ne la portaient plus, et elle rentra. Personne n'avait boug¨¦. Maheu ¨¦tait toujours au bord de la table, abattu. Le vieux Bonnemort et les petits se serraient sur le banc, pour avoir moins froid. Et on ne s'¨¦tait pas dit une parole, seule la chandelle avait br?l¨¦, si courte, que la lumi¨¨re elle-m¨ºme bient?t leur manquerait. Au bruit de la porte, les enfants tourn¨¨rent la t¨ºte; mais, en voyant que la m¨¨re ne rapportait rien, ils se remirent ¨¤ regarder par terre, renfon?ant une grosse envie de pleurer, de peur qu'on ne les grondat. La Maheude ¨¦tait retomb¨¦e ¨¤ sa place, pr¨¨s du feu mourant. On ne la questionna point, le silence continua. Tous avaient compris, ils jugeaient inutile de se fatiguer encore ¨¤ causer; et c'¨¦tait maintenant une attente an¨¦antie, sans courage, l'attente derni¨¨re du secours qu'¨¦tienne, peut-¨ºtre, allait d¨¦terrer quelque part. Les minutes s'¨¦coulaient, ils finissaient par ne plus y compter. Lorsque ¨¦tienne reparut, il avait, dans un torchon, une douzaine de pommes de terre, cuites et refroidies. --Voil¨¤ tout ce que j'ai trouv¨¦, dit-il. Chez la Mouquette, le pain manquait ¨¦galement: c'¨¦tait son d?ner qu'elle lui avait mis de force dans ce torchon, en le baisant de tout son coeur. --Merci, r¨¦pondit-il ¨¤ la Maheude qui lui offrait sa part. J'ai mang¨¦ l¨¤-bas. Il mentait, il regardait d'un air sombre les enfants se jeter sur la nourriture. Le p¨¨re et la m¨¨re, eux aussi, se retenaient, afin d'en laisser davantage; mais le vieux, goul?ment, avalait tout. On dut lui reprendre une pomme de terre pour Alzire. Alors, ¨¦tienne dit qu'il avait appris des nouvelles. La Compagnie, irrit¨¦e de l'ent¨ºtement des gr¨¦vistes, parlait de rendre leurs livrets aux mineurs compromis. Elle voulait la guerre, d¨¦cid¨¦ment. Et un bruit plus grave circulait, elle se vantait d'avoir d¨¦cid¨¦ un grand nombre d'ouvriers ¨¤ redescendre: le lendemain, la Victoire et Feutry-Cantel devaient ¨ºtre au complet; m¨ºme il y aurait, ¨¤ Madeleine et ¨¤ Mirou, un tiers des hommes. Les Maheu furent exasp¨¦r¨¦s. --Nom de Dieu! cria le p¨¨re, s'il y a des tra?tres, faut r¨¦gler leur compte! Et, debout, c¨¦dant ¨¤ l'emportement de sa souffrance: --A demain soir, dans la for¨ºt!... Puisqu'on nous emp¨ºche de nous entendre au Bon-Joyeux, c'est dans la for¨ºt que nous serons chez nous. Ce cri avait r¨¦veill¨¦ le vieux Bonnemort, que sa gloutonnerie assoupissait. C'¨¦tait le cri ancien de ralliement, le rendez-vous o¨´ les mineurs de jadis allaient comploter leur r¨¦sistance aux soldats du roi. --Oui, oui, ¨¤ Vandame! J'en suis, si l'on va l¨¤-bas! La Maheude eut un geste ¨¦nergique. --Nous irons tous. ?a finira, ces injustices et ces tra?trises! ¨¦tienne d¨¦cida que le rendez-vous serait donn¨¦ ¨¤ tous les corons, pour le lendemain soir. Mais le feu ¨¦tait mort, comme chez les Levaque, et la chandelle brusquement s'¨¦teignit. Il n'y avait plus de houille, plus de p¨¦trole, il fallut se coucher ¨¤ tatons, dans le grand froid qui pin?ait la peau. Les petits pleuraient. VI Jeanlin, gu¨¦ri, marchait ¨¤ pr¨¦sent; mais ses jambes ¨¦taient si mal recoll¨¦es, qu'il boitait de la droite et de la gauche; et il fallait le voir filer d'un train de canard, courant aussi fort qu'autrefois, avec son adresse de b¨ºte malfaisante et voleuse. Ce soir-l¨¤, au cr¨¦puscule, sur la route de R¨¦quillart, Jeanlin, accompagn¨¦ de ses ins¨¦parables, B¨¦bert et Lydie, faisait le guet. Il s'¨¦tait embusqu¨¦ dans un terrain vague, derri¨¨re une palissade, en face d'une ¨¦picerie borgne, plant¨¦e de travers ¨¤ l'encoignure d'un sentier. Une vieille femme, presque aveugle, y ¨¦talait trois ou quatre sacs de lentilles et de haricots, noirs de poussi¨¨re; et c'¨¦tait une antique morue s¨¨che, pendue ¨¤ la porte, chin¨¦e de chiures de mouche, qu'il couvait de ses yeux minces. D¨¦j¨¤ deux fois, il avait lanc¨¦ B¨¦bert, pour aller la d¨¦crocher. Mais, chaque fois, du monde avait paru, au coude du chemin. Toujours des g¨ºneurs, on ne pouvait pas faire ses affaires! Un monsieur ¨¤ cheval d¨¦boucha, et les enfants s'aplatirent au pied de la palissade, en reconnaissant M. Hennebeau. Souvent, on le voyait ainsi par les routes, depuis la gr¨¨ve, voyageant seul au milieu des corons r¨¦volt¨¦s, mettant un courage tranquille ¨¤ s'assurer en personne de l'¨¦tat du pays. Et jamais une pierre n'avait siffl¨¦ ¨¤ ses oreilles, il ne rencontrait que des hommes silencieux et lents ¨¤ le saluer, il tombait le plus souvent sur des amoureux, qui se moquaient de la politique et se bourraient de plaisir, dans les coins. Au trot de sa jument, la t¨ºte droite pour ne d¨¦ranger personne, il passait, tandis que son coeur se gonflait d'un besoin inassouvi, ¨¤ travers cette goinfrerie des amours libres. Il aper?ut parfaitement les galopins, les petits sur la petite, en tas. Jusqu'aux marmots qui d¨¦j¨¤ s'¨¦gayaient ¨¤ frotter leur mis¨¨re! Ses yeux s'¨¦taient mouill¨¦s, il disparut, raide sur la selle, militairement boutonn¨¦ dans sa redingote. --Foutu sort! dit Jeanlin, ?a ne finira pas... Vas-y, B¨¦bert! tire sur la queue! Mais deux hommes, de nouveau, arrivaient, et l'enfant ¨¦touffa encore un juron, quand il entendit la voix de son fr¨¨re Zacharie, en train de raconter ¨¤ Mouquet comment il avait d¨¦couvert une pi¨¨ce de quarante sous, cousue dans une jupe de sa femme. Tous deux ricanaient d'aise, en se tapant sur les ¨¦paules. Mouquet eut l'id¨¦e d'une grande partie de crosse pour le lendemain: on partirait ¨¤ deux heures de l'Avantage, on irait du c?t¨¦ de Montoire, pr¨¨s de Marchiennes. Zacharie accepta. Qu'est-ce qu'on avait ¨¤ les emb¨ºter avec la gr¨¨ve? autant rigoler, puisqu'on ne fichait rien! Et ils tournaient le coin de la route, lorsque ¨¦tienne, qui venait du canal, les arr¨ºta et se mit ¨¤ causer. --Est-ce qu'ils vont coucher ici? reprit Jeanlin exasp¨¦r¨¦. V'l¨¤ la nuit, la vieille rentre ses sacs. Un autre mineur descendait vers R¨¦quillart. ¨¦tienne s'¨¦loigna avec lui; et, comme ils passaient devant la palissade, l'enfant les entendit parler de la for¨ºt: on avait d? remettre le rendez-vous au lendemain, par crainte de ne pouvoir avertir en un jour tous les corons. --Dites donc, murmura-t-il ¨¤ ses deux camarades, la grande machine est pour demain. Faut en ¨ºtre. Hein? nous filerons, l'apr¨¨s-midi. Et, la route enfin ¨¦tant libre, il lan?a B¨¦bert. --Hardi! tire sur la queue!... Et m¨¦fie-toi, la vieille a son balai. Heureusement, la nuit se faisait noire. B¨¦bert, d'un bond, s'¨¦tait pendu ¨¤ la morue, dont la ficelle cassa. Il prit sa course, en l'agitant comme un cerf-volant, suivi par les deux autres, galopant tous les trois. L'¨¦pici¨¨re, ¨¦tonn¨¦e, sortit de sa boutique, sans comprendre, sans pouvoir distinguer ce troupeau qui se perdait dans les t¨¦n¨¨bres. Ces vauriens finissaient par ¨ºtre la terreur du pays. Ils l'avaient envahi peu ¨¤ peu, ainsi qu'une horde sauvage. D'abord, ils s'¨¦taient content¨¦s du carreau du Voreux, se culbutant dans le stock de charbon, d'o¨´ ils sortaient pareils ¨¤ des n¨¨gres, faisant des parties de cache-cache parmi la provision des bois, au travers de laquelle ils se perdaient, comme au fond d'une for¨ºt vierge. Puis, ils avaient pris d'assaut le terri, ils en descendaient sur leur derri¨¨re les parties nues, bouillantes encore des incendies int¨¦rieurs, ils se glissaient parmi les ronces des parties anciennes, cach¨¦s la journ¨¦e enti¨¨re, occup¨¦s ¨¤ des petits jeux tranquilles de souris polissonnes. Et ils ¨¦largissaient toujours leurs conqu¨ºtes, allaient se battre au sang dans les tas de briques, couraient les pr¨¦s en mangeant sans pain toutes sortes d'herbes laiteuses, fouillaient les berges du canal pour prendre des poissons de vase qu'ils avalaient crus, et poussaient plus loin, et voyageaient ¨¤ des kilom¨¨tres, jusqu'aux futaies de Vandame, sous lesquelles ils se gorgeaient de fraises au printemps, de noisettes et de myrtilles en ¨¦t¨¦. Bient?t l'immense plaine leur avait appartenu. Mais ce qui les lan?ait ainsi, de Montsou ¨¤ Marchiennes, sans cesse par les chemins, avec des yeux de jeunes loups, c'¨¦tait un besoin croissant de maraude. Jeanlin restait le capitaine de ces exp¨¦ditions, jetant la troupe sur toutes les proies, ravageant les champs d'oignons, pillant les vergers, attaquant les ¨¦talages. Dans le pays, on accusait les mineurs en gr¨¨ve, on parlait d'une vaste bande organis¨¦e. Un jour m¨ºme, il avait forc¨¦ Lydie ¨¤ voler sa m¨¨re, il s'¨¦tait fait apporter par elle deux douzaines de sucres d'orge que la Pierronne tenait dans un bocal, sur une des planches de sa fen¨ºtre; et la petite, rou¨¦e de coups, ne l'avait pas trahi, tellement elle tremblait devant son autorit¨¦. Le pis ¨¦tait qu'il se taillait la part du lion. B¨¦bert, ¨¦galement, devait lui remettre le butin, heureux si le capitaine ne le giflait pas, pour garder tout. Depuis quelque temps, Jeanlin abusait. Il battait Lydie comme on bat une femme l¨¦gitime, et il profitait de la cr¨¦dulit¨¦ de B¨¦bert pour l'engager dans des aventures d¨¦sagr¨¦ables, tr¨¨s amus¨¦ de faire tourner en bourrique ce gros gar?on, plus fort que lui, qui l'aurait assomm¨¦ d'un coup de poing. Il les m¨¦prisait tous les deux, les traitait en esclaves, leur racontait qu'il avait pour ma?tresse une princesse, devant laquelle ils ¨¦taient indignes de se montrer. Et, en effet, il y avait huit jours qu'il disparaissait brusquement, au bout d'une rue, au tournant d'un sentier, n'importe o¨´ il se trouvait, apr¨¨s leur avoir ordonn¨¦, l'air terrible, de rentrer au coron. D'abord, il empochait le butin. Ce fut d'ailleurs ce qui arriva, ce soir-l¨¤. --Donne, dit-il en arrachant la morue des mains de son camarade, lorsqu'ils s'arr¨ºt¨¨rent tous trois, ¨¤ un coude de la route, pr¨¨s de R¨¦quillart. B¨¦bert protesta. --J'en veux, tu sais. C'est moi qui l'ai prise. --Hein, quoi? cria-t-il. T'en auras, si je t'en donne, et pas ce soir, bien s?r: demain, s'il en reste. Il bourra Lydie, il les planta l'un et l'autre sur la m¨ºme ligne, comme des soldats au port d'armes. Puis, passant derri¨¨re eux: --Maintenant, vous allez rester l¨¤ cinq minutes, sans vous retourner... Nom de Dieu! si vous vous retournez, il y aura des b¨ºtes qui vous mangeront... Et vous rentrerez ensuite tout droit, et si B¨¦bert touche ¨¤ Lydie en chemin, je le saurai, je vous ficherai des claques. Alors, il s'¨¦vanouit au fond de l'ombre, avec une telle l¨¦g¨¨ret¨¦, qu'on n'entendit m¨ºme pas le bruit de ses pieds nus. Les deux enfants demeur¨¨rent immobiles durant les cinq minutes, sans regarder en arri¨¨re, par crainte de recevoir une gifle de l'invisible. Lentement, une grande affection ¨¦tait n¨¦e entre eux, dans leur commune terreur. Lui, toujours, songeait ¨¤ la prendre, ¨¤ la serrer tr¨¨s fort entre ses bras, comme il voyait faire aux autres; et elle aussi, aurait bien voulu, car ?a l'aurait chang¨¦e, d'¨ºtre ainsi caress¨¦e gentiment. Mais ni lui ni elle ne se serait permis de d¨¦sob¨¦ir. Quand ils s'en all¨¨rent, bien que la nuit f?t tr¨¨s noire, ils ne s'embrass¨¨rent m¨ºme pas, ils march¨¨rent c?te ¨¤ c?te, attendris et d¨¦sesp¨¦r¨¦s, certains que, s'ils se touchaient, le capitaine par-derri¨¨re leur allongerait des claques. ¨¦tienne, ¨¤ la m¨ºme heure, ¨¦tait entr¨¦ ¨¤ R¨¦quillart. La veille, Mouquette l'avait suppli¨¦ de revenir, et il revenait, honteux, pris d'un go?t qu'il refusait de s'avouer, pour cette fille qui l'adorait comme un J¨¦sus. C'¨¦tait, d'ailleurs, dans l'intention de rompre. Il la verrait, il lui expliquerait qu'elle ne devait plus le poursuivre, ¨¤ cause des camarades. On n'¨¦tait gu¨¨re ¨¤ la joie, ?a manquait d'honn¨ºtet¨¦, de se payer ainsi des douceurs, quand le monde crevait de faim. Et, ne l'ayant pas trouv¨¦e chez elle, il s'¨¦tait d¨¦cid¨¦ ¨¤ l'attendre, il guettait les ombres au passage. Sous le beffroi en ruine, l'ancien puits s'ouvrait, ¨¤ demi obstru¨¦. Une poutre toute droite, o¨´ tenait un morceau de toiture, avait un profil de potence, au-dessus du trou noir; et, dans le muraillement ¨¦clat¨¦ des margelles, deux arbres poussaient, un sorbier et un platane, qui semblaient grandir du fond de la terre. C'¨¦tait un coin de sauvage abandon, l'entr¨¦e herbue et chevelue d'un gouffre, embarrass¨¦e de vieux bois, plant¨¦e de prunelliers et d'aub¨¦pines, que les fauvettes peuplaient de leurs nids, au printemps. Voulant ¨¦viter de gros frais d'entretien, la Compagnie, depuis dix ans, se proposait de combler cette fosse morte; mais elle attendait d'avoir install¨¦ au Voreux un ventilateur, car le foyer d'a¨¦rage des deux puits, qui communiquaient, se trouvait plac¨¦ au pied de R¨¦quillart, dont l'ancien goyot d'¨¦puisement servait de chemin¨¦e. On s'¨¦tait content¨¦ de consolider le cuvelage du niveau par des ¨¦tais plac¨¦s en travers, barrant l'extraction, et on avait d¨¦laiss¨¦ les galeries sup¨¦rieures, pour ne surveiller que la galerie du fond, dans laquelle flambait le fourneau d'enfer, l'¨¦norme brasier de houille, au tirage si puissant, que l'appel d'air faisait souffler le vent en temp¨ºte, d'un bout ¨¤ l'autre de la fosse voisine. Par prudence, afin qu'on p?t monter et descendre encore, l'ordre ¨¦tait donn¨¦ d'entretenir le goyot des ¨¦chelles; seulement, personne ne s'en occupait, les ¨¦chelles se pourrissaient d'humidit¨¦, des paliers s'¨¦taient effondr¨¦s d¨¦j¨¤. En haut, une grande ronce bouchait l'entr¨¦e du goyot; et comme la premi¨¨re ¨¦chelle avait perdu des ¨¦chelons, il fallait, pour l'atteindre, se pendre ¨¤ une racine du sorbier, puis se laisser tomber au petit bonheur, dans le noir. ¨¦tienne patientait, cach¨¦ derri¨¨re un buisson, lorsqu'il entendit, parmi les branches, un long fr?lement. Il crut ¨¤ la fuite effray¨¦e d'une couleuvre. Mais la brusque lueur d'une allumette l'¨¦tonna, et il demeura stup¨¦fait, en reconnaissant Jeanlin qui allumait une chandelle et qui s'ab?mait dans la terre. Une curiosit¨¦ si vive le saisit, qu'il s'approcha du trou: l'enfant avait disparu, une lueur faible venait du deuxi¨¨me palier. Il h¨¦sita un instant, puis se laissa rouler, en se tenant aux racines, pensa faire le saut des cinq cent vingt-quatre m¨¨tres que mesurait la fosse, finit pourtant par sentir un ¨¦chelon. Et il descendit doucement. Jeanlin n'avait rien d? entendre, ¨¦tienne voyait toujours, sous lui, la lumi¨¨re s'enfoncer, tandis que l'ombre du petit, colossale et inqui¨¦tante, dansait, avec le d¨¦hanchement de ses jambes infirmes. Il gambillait, d'une adresse de singe ¨¤ se rattraper des mains, des pieds, du menton, quand des ¨¦chelons manquaient. Les ¨¦chelles, de sept m¨¨tres, se succ¨¦daient, les unes solides encore, les autres branlantes, craquantes, pr¨¨s de se rompre; les paliers ¨¦troits d¨¦filaient, verdis, pourris tellement, qu'on marchait comme dans de la mousse; et, ¨¤ mesure qu'on descendait, la chaleur ¨¦tait suffocante, une chaleur de four, qui venait du goyot de tirage, heureusement peu actif depuis la gr¨¨ve, car en temps de travail, lorsque le foyer mangeait ses cinq mille kilogrammes de houille par jour, on n'aurait pu se risquer l¨¤, sans se r?tir le poil. --Quel nom de Dieu de crapaud! jurait ¨¦tienne ¨¦touff¨¦, o¨´ diable va-t-il? Deux fois, il avait failli culbuter. Ses pieds glissaient sur le bois humide. Au moins, s'il avait eu une chandelle comme l'enfant; mais il se cognait ¨¤ chaque minute, il n'¨¦tait guid¨¦ que par la lueur vague, fuyant sous lui. C'¨¦tait bien la vingti¨¨me ¨¦chelle d¨¦j¨¤, et la descente continuait. Alors, il les compta: vingt et une, vingt-deux, vingt-trois, et il s'enfon?ait, et il s'enfon?ait toujours. Une cuisson ardente lui enflait la t¨ºte, il croyait tomber dans une fournaise. Enfin, il arriva ¨¤ un accrochage, et il aper?ut la chandelle qui filait au fond d'une galerie. Trente ¨¦chelles, cela faisait deux cent dix m¨¨tres environ. --Est-ce qu'il va me promener longtemps? pensait-il. C'est pour s?r dans l'¨¦curie qu'il se terre. Mais, ¨¤ gauche, la voie qui conduisait ¨¤ l'¨¦curie ¨¦tait barr¨¦e par un ¨¦boulement. Le voyage recommen?a, plus p¨¦nible et plus dangereux. Des chauves-souris, effar¨¦es, voletaient, se collaient ¨¤ la vo?te de l'accrochage. Il dut se hater pour ne pas perdre de vue la lumi¨¨re, il se jeta dans la m¨ºme galerie; seulement, o¨´ l'enfant passait ¨¤ l'aise, avec sa souplesse de serpent, lui ne pouvait se glisser sans meurtrir ses membres. Cette galerie, comme toutes les anciennes voies, s'¨¦tait resserr¨¦e, se resserrait encore chaque jour, sous la continuelle pouss¨¦e des terrains; et il n'y avait plus, ¨¤ certaines places, qu'un boyau, qui devait finir par s'effacer lui-m¨ºme. Dans ce travail d'¨¦tranglement, les bois ¨¦clat¨¦s, d¨¦chir¨¦s, devenaient un p¨¦ril, mena?aient de lui scier la chair, de l'enfiler au passage, ¨¤ la pointe de leurs ¨¦chardes, aigu?s comme des ¨¦p¨¦es. Il n'avan?ait qu'avec pr¨¦caution, ¨¤ genoux ou sur le ventre, tatant l'ombre devant lui. Brusquement, une bande de rats le pi¨¦tina, lui courut de la nuque aux pieds, dans un galop de fuite. --Tonnerre de Dieu! y sommes-nous ¨¤ la fin? gronda-t-il, les reins cass¨¦s, hors d'haleine. On y ¨¦tait. Au bout d'un kilom¨¨tre, le boyau s'¨¦largissait, on tombait dans une partie de voie admirablement conserv¨¦e. C'¨¦tait le fond de l'ancienne voie de roulage, taill¨¦e ¨¤ travers banc, pareille ¨¤ une grotte naturelle. Il avait d? s'arr¨ºter, il voyait de loin l'enfant qui venait de poser sa chandelle entre deux pierres, et qui se mettait ¨¤ l'aise, l'air tranquille et soulag¨¦, en homme heureux de rentrer chez lui. Une installation compl¨¨te changeait ce bout de galerie en une demeure confortable. Par terre, dans un coin, un amas de foin faisait une couche molle; sur d'anciens bois, plant¨¦s en forme de table, il y avait de tout, du pain, des pommes, des litres de geni¨¨vre entam¨¦s: une vraie caverne sc¨¦l¨¦rate, du butin entass¨¦ depuis des semaines, m¨ºme du butin inutile, du savon et du cirage, vol¨¦s pour le plaisir du vol. Et le petit, tout seul au milieu de ces rapines, en jouissait en brigand ¨¦go?ste. --Dis donc, est-ce que tu te fous du monde? cria ¨¦tienne, lorsqu'il eut souffl¨¦ un moment. Tu descends te goberger ici, quand nous crevons de faim l¨¤-haut? Jeanlin, atterr¨¦, tremblait. Mais, en reconnaissant le jeune homme, il se tranquillisa vite. --Veux-tu d?ner avec moi? finit-il par dire. Hein? un morceau de morue grill¨¦e?... Tu vas voir. Il n'avait pas lach¨¦ sa morue, et s'¨¦tait mis ¨¤ en gratter proprement les chiures de mouche, avec un beau couteau neuf, un de ces petits couteaux-poignards ¨¤ manche d'os, o¨´ sont inscrites des devises. Celui-ci portait le mot ?Amour?, simplement. --Tu as un joli couteau, fit remarquer ¨¦tienne. --C'est un cadeau de Lydie, r¨¦pondit Jeanlin, qui n¨¦gligea d'ajouter que Lydie l'avait vol¨¦, sur son ordre, ¨¤ un camelot de Montsou, devant le d¨¦bit de la T¨ºte-Coup¨¦e. Puis, comme il grattait toujours, il ajouta d'un air fier: --N'est-ce pas qu'on est bien chez moi?... On a un peu plus chaud que l¨¤-haut, et ?a sent joliment meilleur! ¨¦tienne s'¨¦tait assis, curieux de le faire causer. Il n'avait plus de col¨¨re, un int¨¦r¨ºt le prenait, pour cette crapule d'enfant, si brave et si industrieux dans ses vices. Et, en effet, il go?tait un bien-¨ºtre, au fond de ce trou: la chaleur n'y ¨¦tait plus trop forte, une temp¨¦rature ¨¦gale y r¨¦gnait en dehors des saisons, d'une ti¨¦deur de bain, pendant que le rude d¨¦cembre ger?ait sur la terre la peau des mis¨¦rables. En vieillissant, les galeries s'¨¦puraient des gaz nuisibles, tout le grisou ¨¦tait parti, on ne sentait l¨¤ maintenant que l'odeur des anciens bois ferment¨¦s, une odeur subtile d'¨¦ther, comme aiguis¨¦e d'une pointe de girofle. Ces bois, du reste, devenaient amusants ¨¤ voir, d'une paleur jaunie de marbre, frang¨¦s de guipures blanchatres, de v¨¦g¨¦tations floconneuses qui semblaient les draper d'une passementerie de soie et de perles. D'autres se h¨¦rissaient de champignons. Et il y avait des vols de papillons blancs, des mouches et des araign¨¦es de neige, une population d¨¦color¨¦e, ¨¤ jamais ignorante du soleil. --Alors, tu n'as pas peur? demanda ¨¦tienne. Jeanlin le regarda, ¨¦tonn¨¦. --Peur de quoi? puisque je suis tout seul. Mais la morue ¨¦tait gratt¨¦e enfin. Il alluma un petit feu de bois, ¨¦tala le brasier et la fit griller. Puis il coupa un pain en deux. C'¨¦tait un r¨¦gal terriblement sal¨¦, exquis tout de m¨ºme pour des estomacs solides. ¨¦tienne avait accept¨¦ sa part. --?a ne m'¨¦tonne plus, si tu engraisses, pendant que nous maigrissons tous. Sais-tu que c'est cochon de t'empiffrer!... Et les autres, tu n'y songes pas? --Tiens! pourquoi les autres sont-ils trop b¨ºtes? --D'ailleurs, tu as raison de te cacher, car si ton p¨¨re apprenait que tu voles, il t'arrangerait. --Avec ?a que les bourgeois ne nous volent pas! C'est toi qui le dis toujours. Quand j'ai chip¨¦ ce pain chez Maigrat, c'¨¦tait bien s?r un pain qu'il nous devait. Le jeune homme se tut, la bouche pleine, troubl¨¦. Il le regardait, avec son museau, ses yeux verts, ses grandes oreilles, dans sa d¨¦g¨¦n¨¦rescence d'avorton ¨¤ l'intelligence obscure et d'une ruse de sauvage, lentement repris par l'animalit¨¦ ancienne. La mine, qui l'avait fait, venait de l'achever, en lui cassant les jambes. --Et Lydie, demanda de nouveau ¨¦tienne, est-ce que tu l'am¨¨nes ici, des fois? Jeanlin eut un rire m¨¦prisant. --La petite, ah! non, par exemple!... Les femmes, ?a bavarde. Et il continuait ¨¤ rire, plein d'un immense d¨¦dain pour Lydie et B¨¦bert. Jamais on n'avait vu des enfants si cruches. L'id¨¦e qu'ils gobaient toutes ses bourdes, et qu'ils s'en allaient les mains vides, pendant qu'il mangeait la morue, au chaud, lui chatouillait les c?tes d'aise. Puis, il conclut, avec une gravit¨¦ de petit philosophe: --Faut mieux ¨ºtre seul, on est toujours d'accord. ¨¦tienne avait fini son pain. Il but une gorg¨¦e de geni¨¨vre. Un instant, il s'¨¦tait demand¨¦ s'il n'allait pas mal reconna?tre l'hospitalit¨¦ de Jeanlin, en le ramenant au jour par une oreille, et en lui d¨¦fendant de marauder davantage, sous la menace de tout dire ¨¤ son p¨¨re. Mais, en examinant cette retraite profonde, une id¨¦e le travaillait: qui sait s'il n'en aurait pas besoin, pour les camarades ou pour lui, dans le cas o¨´ les choses se gateraient, l¨¤-haut? Il fit jurer ¨¤ l'enfant de ne pas d¨¦coucher, comme il lui arrivait de le faire, lorsqu'il s'oubliait dans son foin; et, prenant un bout de chandelle, il s'en alla le premier, il le laissa ranger tranquillement son m¨¦nage. La Mouquette se d¨¦sesp¨¦rait ¨¤ l'attendre, assise sur une poutre, malgr¨¦ le grand froid. Quand elle l'aper?ut, elle lui sauta au cou; et ce fut comme s'il lui enfon?ait un couteau dans le coeur, lorsqu'il lui dit sa volont¨¦ de ne plus la voir. Mon Dieu! pourquoi? est-ce qu'elle ne l'aimait point assez? Craignant de succomber lui-m¨ºme ¨¤ l'envie d'entrer chez elle, il l'entra?nait vers la route, il lui expliquait, le plus doucement possible, qu'elle le compromettait aux yeux des camarades, qu'elle compromettait la cause de la politique. Elle s'¨¦tonna, qu'est-ce que ?a pouvait faire ¨¤ la politique? Enfin, la pens¨¦e lui vint qu'il rougissait de la conna?tre; d'ailleurs, elle n'en ¨¦tait pas bless¨¦e, c'¨¦tait tout naturel; et elle lui offrit de recevoir une gifle devant le monde, pour avoir l'air de rompre. Mais il la reverrait, rien qu'une petite fois, de temps ¨¤ autre. ¨¦perdument, elle le suppliait, elle jurait de se cacher, elle ne le garderait pas cinq minutes. Lui, tr¨¨s ¨¦mu, refusait toujours. Il le fallait. Alors, en la quittant, il voulut au moins l'embrasser. Pas ¨¤ pas, ils ¨¦taient arriv¨¦s aux premi¨¨res maisons de Montsou, et ils se tenaient ¨¤ pleins bras, sous la lune large et ronde, lorsqu'une femme passa pr¨¨s d'eux, avec un brusque sursaut, comme si elle avait but¨¦ contre une pierre. --Qui est-ce? demanda ¨¦tienne inquiet. --C'est Catherine, r¨¦pondit la Mouquette. Elle revient de Jean-Bart. La femme, maintenant, s'en allait, la t¨ºte basse, les jambes faibles, l'air tr¨¨s las. Et le jeune homme la regardait, d¨¦sesp¨¦r¨¦ d'avoir ¨¦t¨¦ vu par elle, le coeur crev¨¦ d'un remords sans cause. Est-ce qu'elle n'¨¦tait pas avec un homme? est-ce qu'elle ne l'avait pas fait souffrir de la m¨ºme souffrance, l¨¤, sur ce chemin de R¨¦quillart, lorsqu'elle s'¨¦tait donn¨¦e ¨¤ cet homme? Mais cela, malgr¨¦ tout, le d¨¦solait, de lui avoir rendu la pareille. --Veux-tu que je te dise? murmura la Mouquette en larmes, quand elle partit. Si tu ne veux pas de moi, c'est que tu en veux une autre. Le lendemain, le temps fut superbe, un ciel clair de gel¨¦e, une de ces belles journ¨¦es d'hiver, o¨´ la terre dure sonne comme un cristal sous les pieds. D¨¨s une heure, Jeanlin avait fil¨¦; mais il dut attendre B¨¦bert derri¨¨re l'¨¦glise, et ils faillirent partir sans Lydie, que sa m¨¨re avait encore enferm¨¦e dans la cave. On venait de l'en faire sortir et de lui mettre au bras un panier, en lui signifiant que, si elle ne le rapportait pas plein de pissenlits, on la renfermerait avec les rats, pour la nuit enti¨¨re. Aussi, prise de peur, voulait-elle tout de suite aller ¨¤ la salade. Jeanlin l'en d¨¦tourna: on verrait plus tard. Depuis longtemps, Pologne, la grosse lapine de Rasseneur, le tracassait. Il passait devant l'Avantage, lorsque, justement, la lapine sortit sur la route. Il la saisit d'un bond par les oreilles, la fourra dans le panier de la petite; et tous les trois galop¨¨rent. On allait joliment s'amuser, ¨¤ la faire courir comme un chien, jusqu'¨¤ la for¨ºt. Mais ils s'arr¨ºt¨¨rent, pour regarder Zacharie et Mouquet, qui, apr¨¨s avoir bu une chope avec deux autres camarades, entamaient leur grande partie de crosse. L'enjeu ¨¦tait une casquette neuve et un foulard rouge, d¨¦pos¨¦s chez Rasseneur. Les quatre joueurs, deux par deux, mirent au marchandage le premier tour, du Voreux ¨¤ la ferme Paillot, pr¨¨s de trois kilom¨¨tres; et ce fut Zacharie qui l'emporta, il pariait en sept coups, tandis que Mouquet en demandait huit. On avait pos¨¦ la cholette, le petit oeuf de buis, sur le pav¨¦, une pointe en l'air. Tous tenaient leur crosse, le maillet au fer oblique, au long manche garni d'une ficelle fortement serr¨¦e. Deux heures sonnaient comme ils partaient. Zacharie, magistralement, pour son premier coup compos¨¦ d'une s¨¦rie de trois, lan?a la cholette ¨¤ plus de quatre cents m¨¨tres, au travers des champs de betteraves; car il ¨¦tait d¨¦fendu de choler dans les villages et sur les routes, o¨´ l'on avait tu¨¦ du monde. Mouquet, solide lui aussi, d¨¦chola d'un bras si rude, que son coup unique ramena la bille de cent cinquante m¨¨tres en arri¨¨re. Et la partie continua, un camp cholant, l'autre camp d¨¦cholant, toujours au pas de course, les pieds meurtris par les ar¨ºtes gel¨¦es des terres de labour. D'abord, Jeanlin, B¨¦bert et Lydie avaient galop¨¦ derri¨¨re les joueurs, enthousiasm¨¦s des grands coups. Puis, l'id¨¦e de Pologne qu'ils secouaient dans le panier leur ¨¦tait revenue; et, lachant le jeu en pleine campagne, ils avaient sorti la lapine, curieux de voir si elle courait fort. Elle d¨¦campa, ils se jet¨¨rent derri¨¨re elle, ce fut une chasse d'une heure, ¨¤ toutes jambes, avec des crochets continuels, des hurlements pour l'effrayer, des grands bras ouverts et referm¨¦s sur le vide. Si elle n'avait pas eu un commencement de grossesse, jamais ils ne l'auraient rattrap¨¦e. Comme ils soufflaient, des jurons leur firent tourner la t¨ºte. Ils venaient de retomber dans la partie de crosse, c'¨¦tait Zacharie qui avait failli fendre le crane de son fr¨¨re. Les joueurs en ¨¦taient au quatri¨¨me tour: de la ferme Paillot, ils avaient fil¨¦ aux Quatre-Chemins, puis des Quatre-Chemins ¨¤ Montoire; et, maintenant, ils allaient en six coups de Montoire au Pr¨¦-des-Vaches. Cela faisait deux lieues et demie en une heure; encore avaient-ils bu des chopes ¨¤ l'estaminet Vincent et au d¨¦bit des Trois-Sages. Mouquet, cette fois, tenait la main. Il lui restait deux coups ¨¤ choler, sa victoire ¨¦tait s?re, lorsque Zacharie, qui usait de son droit en ricanant, d¨¦chola avec tant d'adresse, que la cholette roula dans un foss¨¦ profond. Le partenaire de Mouquet ne put l'en sortir, ce fut un d¨¦sastre. Tous quatre criaient, la partie s'en passionna, car on ¨¦tait manche ¨¤ manche, il fallait recommencer. Du Pr¨¦-des-Vaches, il n'y avait pas deux kilom¨¨tres ¨¤ la pointe des Herbes-Rousses: en cinq coups. L¨¤-bas, ils se rafra?chiraient chez Lerenard. Mais Jeanlin avait une id¨¦e. Il les laissa partir, il sortit une ficelle de sa poche, qu'il lia ¨¤ une patte de Pologne, la patte gauche de derri¨¨re. Et cela fut tr¨¨s amusant, la lapine courait devant les trois galopins, tirant la cuisse, se d¨¦hanchant d'une si lamentable fa?on, que jamais ils n'avaient tant ri. Ensuite, ils l'attach¨¨rent par le cou, pour qu'elle galopat; et, comme elle se fatiguait, ils la tra?naient, sur le ventre, sur le dos, une vraie petite voiture. ?a durait depuis plus d'une heure, elle ralait, lorsqu'ils la remirent vivement dans le panier, en entendant pr¨¨s du bois ¨¤ Cruchot les choleurs, dont ils coupaient le jeu une fois encore. A pr¨¦sent, Zacharie, Mouquet et les deux autres avalaient les kilom¨¨tres, sans autre repos que le temps de vider des chopes, dans tous les cabarets qu'ils se donnaient pour but. Des Herbes-Rousses, ils avaient fil¨¦ ¨¤ Buchy, puis ¨¤ la Croix-de-Pierre, puis ¨¤ Chamblay. La terre sonnait sous la d¨¦bandade de leurs pieds, galopant sans relache ¨¤ la suite de la cholette, qui rebondissait sur la glace: c'¨¦tait un bon temps, on n'enfon?ait pas, on ne courait que le risque de se casser les jambes. Dans l'air sec, les grands coups de crosse p¨¦taient, pareils ¨¤ des coups de feu. Les mains musculeuses serraient le manche ficel¨¦, le corps entier se lan?ait, comme pour assommer un boeuf; et cela pendant des heures, d'un bout ¨¤ l'autre de la plaine, par-dessus les foss¨¦s, les haies, les talus des routes, les murs bas des enclos. Il fallait avoir de bons soufflets dans la poitrine et des charni¨¨res en fer dans les genoux. Les haveurs s'y d¨¦rouillaient de la mine avec passion. Il y avait des enrag¨¦s de vingt-cinq ans qui faisaient dix lieues. A quarante, on ne cholait plus, on ¨¦tait trop lourd. Cinq heures sonn¨¨rent, le cr¨¦puscule venait d¨¦j¨¤. Encore un tour, jusqu'¨¤ la for¨ºt de Vandame, pour d¨¦cider qui gagnait la casquette et le foulard; et Zacharie plaisantait, avec son indiff¨¦rence gouailleuse de la politique: ce serait dr?le de tomber l¨¤-bas, au milieu des camarades. Quant ¨¤ Jeanlin, depuis le d¨¦part du coron, il visait la for¨ºt, avec son air de battre les champs. D'un geste indign¨¦, il mena?a Lydie, qui, travaill¨¦e de remords et de crainte, parlait de retourner au Voreux cueillir ses pissenlits: est-ce qu'ils allaient lacher la r¨¦union? lui, voulait entendre ce que les vieux diraient. Il poussait B¨¦bert, il proposa d'¨¦gayer le bout de chemin, jusqu'aux arbres, en d¨¦tachant Pologne et en la poursuivant ¨¤ coups de cailloux. Son id¨¦e sourde ¨¦tait de la tuer, une convoitise lui venait de l'emporter et de la manger, au fond de son trou de R¨¦quillart. La lapine reprit sa course, le nez fris¨¦, les oreilles rabattues; une pierre lui pela le dos, une autre lui coupa la queue; et, malgr¨¦ l'ombre croissante, elle y serait rest¨¦e, si les galopins n'avaient aper?u, au centre d'une clairi¨¨re, ¨¦tienne et Maheu debout. ¨¦perdument, ils se jet¨¨rent sur la b¨ºte, la rentr¨¨rent encore dans le panier. Presque ¨¤ la m¨ºme minute, Zacharie, Mouquet et les deux autres, donnant le dernier coup de crosse, lan?aient la cholette, qui roula ¨¤ quelques m¨¨tres de la clairi¨¨re. Ils tombaient tous en plein rendez-vous. Dans le pays entier, par les routes, par les sentiers de la plaine rase, c'¨¦tait, depuis le cr¨¦puscule, un long acheminement, un ruissellement d'ombres silencieuses, filant isol¨¦es, s'en allant par groupes, vers les futaies violatres de la for¨ºt. Chaque coron se vidait, les femmes et les enfants eux-m¨ºmes partaient comme pour une promenade, sous le grand ciel clair. Maintenant, les chemins devenaient obscurs, on ne distinguait plus cette foule en marche, qui se glissait au m¨ºme but, on la sentait seulement, pi¨¦tinante, confuse, emport¨¦e d'une seule ame. Entre les haies, parmi les buissons, il n'y avait qu'un fr?lement l¨¦ger, une vague rumeur des voix de la nuit. M. Hennebeau, qui justement rentrait ¨¤ cette heure, mont¨¦ sur sa jument, pr¨ºtait l'oreille ¨¤ ces bruits perdus. Il avait rencontr¨¦ des couples, tout un lent d¨¦fil¨¦ de promeneurs, par cette belle soir¨¦e d'hiver. Encore des galants qui allaient, la bouche sur la bouche, prendre du plaisir derri¨¨re les murs. N'¨¦taient-ce pas l¨¤ ses rencontres habituelles, des filles culbut¨¦es au fond de chaque foss¨¦, des gueux se bourrant de la seule joie qui ne co?tait rien? Et ces imb¨¦ciles se plaignaient de la vie, lorsqu'ils avaient, ¨¤ pleines ventr¨¦es, cet unique bonheur de s'aimer! Volontiers, il aurait crev¨¦ de faim comme eux, s'il avait pu recommencer l'existence avec une femme qui se serait donn¨¦e ¨¤ lui sur des cailloux, de tous ses reins et de tout son coeur. Son malheur ¨¦tait sans consolation, il enviait ces mis¨¦rables. La t¨ºte basse, il rentrait, au pas ralenti de son cheval, d¨¦sesp¨¦r¨¦ par ces longs bruits, perdus au fond de la campagne noire, et o¨´ il n'entendait que des baisers. VII C'¨¦tait au Plan-des-Dames, dans cette vaste clairi¨¨re qu'une coupe de bois venait d'ouvrir. Elle s'allongeait en une pente douce, ceinte d'une haute futaie, des h¨ºtres superbes, dont les troncs, droits et r¨¦guliers, l'entouraient d'une colonnade blanche, verdie de lichens; et des g¨¦ants abattus gisaient encore dans l'herbe, tandis que, vers la gauche, un tas de bois d¨¦bit¨¦ alignait son cube g¨¦om¨¦trique. Le froid s'aiguisait avec le cr¨¦puscule, les mousses gel¨¦es craquaient sous les pas. Il faisait nuit noire ¨¤ terre, les branches hautes se d¨¦coupaient sur le ciel pale, o¨´ la lune pleine, montant ¨¤ l'horizon, allait ¨¦teindre les ¨¦toiles. Pr¨¨s de trois mille charbonniers ¨¦taient au rendez-vous, une foule grouillante, des hommes, des femmes, des enfants, emplissant peu ¨¤ peu la clairi¨¨re, d¨¦bordant au loin sous les arbres; et des retardataires arrivaient toujours, le flot des t¨ºtes, noy¨¦ d'ombre, s'¨¦largissait jusqu'aux taillis voisins. Un grondement en sortait, pareil ¨¤ un vent d'orage, dans cette for¨ºt immobile et glac¨¦e. En haut, dominant la pente, ¨¦tienne se tenait, avec Rasseneur et Maheu. Une querelle s'¨¦tait ¨¦lev¨¦e, on entendait leurs voix, par ¨¦clats brusques. Pr¨¨s d'eux, des hommes les ¨¦coutaient: Levaque les poings serr¨¦s, Pierron tournant le dos, tr¨¨s inquiet de n'avoir pu pr¨¦texter des fi¨¨vres plus longtemps; et il y avait aussi le p¨¨re Bonnemort et le vieux Mouque, c?te ¨¤ c?te, sur une souche, l'air profond¨¦ment r¨¦fl¨¦chi. Puis, derri¨¨re, les blagueurs ¨¦taient l¨¤, Zacharie, Mouquet, d'autres encore, venus pour rire; tandis que, recueillies au contraire, graves ainsi qu'¨¤ l'¨¦glise, des femmes se mettaient en groupe. La Maheude, muette, hochait la t¨ºte aux sourds jurons de la Levaque. Philom¨¨ne toussait, reprise de sa bronchite depuis l'hiver. Seule, la Mouquette riait ¨¤ belles dents, ¨¦gay¨¦e par la fa?on dont la m¨¨re Br?l¨¦ traitait sa fille, une d¨¦natur¨¦e qui la renvoyait pour se gaver de lapin, une vendue, engraiss¨¦e des lachet¨¦s de son homme. Et, sur le tas de bois, Jeanlin s'¨¦tait plant¨¦, hissant Lydie, for?ant B¨¦bert ¨¤ le suivre, tous les trois en l'air, plus haut que tout le monde. La querelle venait de Rasseneur, qui voulait proc¨¦der r¨¦guli¨¨rement ¨¤ l'¨¦lection d'un bureau. Sa d¨¦faite, au Bon-Joyeux, l'enrageait; et il s'¨¦tait jur¨¦ d'avoir sa revanche, car il se flattait de reconqu¨¦rir son autorit¨¦ ancienne, lorsqu'on serait en face, non plus des d¨¦l¨¦gu¨¦s, mais du peuple des mineurs. ¨¦tienne, r¨¦volt¨¦, avait trouv¨¦ l'id¨¦e d'un bureau imb¨¦cile, dans cette for¨ºt. Il fallait agir r¨¦volutionnairement, en sauvages, puisqu'on les traquait comme des loups. Voyant la dispute s'¨¦terniser, il s'empara tout d'un coup de la foule, il monta sur un tronc d'arbre, en criant: --Camarades! camarades! La rumeur confuse de ce peuple s'¨¦teignit dans un long soupir, tandis que Maheu ¨¦touffait les protestations de Rasseneur. ¨¦tienne continuait d'une voix ¨¦clatante: --Camarades, puisqu'on nous d¨¦fend de parler, puisqu'on nous envoie les gendarmes comme si nous ¨¦tions des brigands, c'est ici qu'il faut nous entendre! Ici, nous sommes libres, nous sommes chez nous, personne ne viendra nous faire taire, pas plus qu'on ne fait taire les oiseaux et les b¨ºtes! Un tonnerre lui r¨¦pondit, des cris, des exclamations. --Oui, oui, la for¨ºt est ¨¤ nous, on a bien le droit d'y causer... Parle! Alors, ¨¦tienne se tint un instant immobile sur le tronc d'arbre. La lune, trop basse encore ¨¤ l'horizon, n'¨¦clairait toujours que les branches hautes; et la foule restait noy¨¦e de t¨¦n¨¨bres, peu ¨¤ peu calm¨¦e, silencieuse. Lui, noir ¨¦galement, faisait au-dessus d'elle, en haut de la pente, une barre d'ombre. Il leva un bras dans un geste lent, il commen?a; mais sa voix ne grondait plus, il avait pris le ton froid d'un simple mandataire du peuple qui rend ses comptes. Enfin, il pla?ait le discours que le commissaire de police lui avait coup¨¦ au Bon-Joyeux; et il d¨¦butait par un historique rapide de la gr¨¨ve, en affectant l'¨¦loquence scientifique: des faits, rien que des faits. D'abord, il dit sa r¨¦pugnance contre la gr¨¨ve: les mineurs ne l'avaient pas voulue, c'¨¦tait la Direction qui les avait provoqu¨¦s, avec son nouveau tarif de boisage. Puis, il rappela la premi¨¨re d¨¦marche des d¨¦l¨¦gu¨¦s chez le directeur, la mauvaise foi de la R¨¦gie, et plus tard, lors de la seconde d¨¦marche, sa concession tardive, les dix centimes qu'elle rendait, apr¨¨s avoir tach¨¦ de les voler. Maintenant, on en ¨¦tait l¨¤, il ¨¦tablissait par des chiffres le vide de la caisse de pr¨¦voyance, indiquait l'emploi des secours envoy¨¦s, excusait en quelques phrases l'Internationale, Pluchart et les autres, de ne pouvoir faire davantage pour eux, au milieu des soucis de leur conqu¨ºte du monde. Donc, la situation s'aggravait de jour en jour, la Compagnie renvoyait les livrets et mena?ait d'embaucher des ouvriers en Belgique; en outre, elle intimidait les faibles, elle avait d¨¦cid¨¦ un certain nombre de mineurs ¨¤ redescendre. Il gardait sa voix monotone comme pour insister sur ces mauvaises nouvelles, il disait la faim victorieuse, l'espoir mort, la lutte arriv¨¦e aux fi¨¨vres derni¨¨res du courage. Et, brusquement, il conclut, sans hausser le ton. --C'est dans ces circonstances, camarades, que vous devez prendre une d¨¦cision ce soir. Voulez-vous la continuation de la gr¨¨ve? et, en ce cas, que comptez-vous faire pour triompher de la Compagnie? Un silence profond tomba du ciel ¨¦toil¨¦. La foule, qu'on ne voyait pas, se taisait dans la nuit, sous cette parole qui lui ¨¦touffait le coeur; et l'on n'entendait que son souffle d¨¦sesp¨¦r¨¦, au travers des arbres. Mais ¨¦tienne, d¨¦j¨¤, continuait d'une voix chang¨¦e. Ce n'¨¦tait plus le secr¨¦taire de l'association qui parlait, c'¨¦tait le chef de bande, l'ap?tre apportant la v¨¦rit¨¦. Est-ce qu'il se trouverait des laches pour manquer ¨¤ leur parole? Quoi! depuis un mois, on aurait souffert inutilement, on retournerait aux fosses, la t¨ºte basse, et l'¨¦ternelle mis¨¨re recommencerait! Ne valait-il pas mieux mourir tout de suite, en essayant de d¨¦truire cette tyrannie du capital qui affamait le travailleur? Toujours se soumettre devant la faim, jusqu'au moment o¨´ la faim, de nouveau, jetait les plus calmes ¨¤ la r¨¦volte, n'¨¦tait-ce pas un jeu stupide qui ne pouvait durer davantage? Et il montrait les mineurs exploit¨¦s, supportant ¨¤ eux seuls les d¨¦sastres des crises, r¨¦duits ¨¤ ne plus manger, d¨¨s que les n¨¦cessit¨¦s de la concurrence abaissaient le prix de revient. Non! le tarif de boisage n'¨¦tait pas acceptable, il n'y avait l¨¤ qu'une ¨¦conomie d¨¦guis¨¦e, on voulait voler ¨¤ chaque homme une heure de son travail par jour. C'¨¦tait trop cette fois, le temps venait o¨´ les mis¨¦rables, pouss¨¦s ¨¤ bout, feraient justice. Il resta les bras en l'air. La foule, ¨¤ ce mot de justice, secou¨¦e d'un long frisson, ¨¦clata en applaudissements, qui roulaient avec un bruit de feuilles s¨¨ches. Des voix criaient: --Justice!... Il est temps, justice! Peu ¨¤ peu, ¨¦tienne s'¨¦chauffait. Il n'avait pas l'abondance facile et coulante de Rasseneur. Les mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un coup d'¨¦paule. Seulement, ¨¤ ces heurts continuels, il rencontrait des images d'une ¨¦nergie famili¨¨re, qui empoignaient son auditoire; tandis que ses gestes d'ouvrier au chantier, ses coudes rentr¨¦s, puis d¨¦tendus et lan?ant les poings en avant, sa machoire brusquement avanc¨¦e, comme pour mordre, avaient eux aussi une action extraordinaire sur les camarades. Tous le disaient, il n'¨¦tait pas grand, mais il se faisait ¨¦couter. --Le salariat est une forme nouvelle de l'esclavage, reprit-il d'une voix plus vibrante. La mine doit ¨ºtre au mineur, comme la mer est au p¨ºcheur, comme la terre est au paysan... Entendez-vous! la mine vous appartient, ¨¤ vous tous qui, depuis un si¨¨cle, l'avez pay¨¦e de tant de sang et de mis¨¨re! Carr¨¦ment, il aborda des questions obscures de droit, le d¨¦fil¨¦ des lois sp¨¦ciales sur les mines, o¨´ il se perdait. Le sous-sol, comme le sol, ¨¦tait ¨¤ la nation: seul, un privil¨¨ge odieux en assurait le monopole ¨¤ des Compagnies; d'autant plus que, pour Montsou, la pr¨¦tendue l¨¦galit¨¦ des concessions se compliquait des trait¨¦s pass¨¦s jadis avec les propri¨¦taires des anciens fiefs, selon la vieille coutume du Hainaut. Le peuple des mineurs n'avait donc qu'¨¤ reconqu¨¦rir son bien; et, les mains tendues, il indiquait le pays entier, au-del¨¤ de la for¨ºt. A ce moment, la lune, qui montait de l'horizon, glissant des hautes branches, l'¨¦claira. Lorsque la foule, encore dans l'ombre, l'aper?ut ainsi, blanc de lumi¨¨re, distribuant la fortune de ses mains ouvertes, elle applaudit de nouveau, d'un battement prolong¨¦. --Oui, oui, il a raison, bravo! D¨¨s lors, ¨¦tienne chevauchait sa question favorite, l'attribution des instruments de travail ¨¤ la collectivit¨¦, ainsi qu'il le r¨¦p¨¦tait en une phrase, dont la barbarie le grattait d¨¦licieusement. Chez lui, ¨¤ cette heure, l'¨¦volution ¨¦tait compl¨¨te. Parti de la fraternit¨¦ attendrie des cat¨¦chum¨¨nes, du besoin de r¨¦former le salariat, il aboutissait ¨¤ l'id¨¦e politique de le supprimer. Depuis la r¨¦union du Bon-Joyeux, son collectivisme, encore humanitaire et sans formule, s'¨¦tait raidi en un programme compliqu¨¦, dont il discutait scientifiquement chaque article. D'abord, il posait que la libert¨¦ ne pouvait ¨ºtre obtenue que par la destruction de l'¨¦tat. Puis, quand le peuple se serait empar¨¦ du gouvernement, les r¨¦formes commenceraient: retour ¨¤ la commune primitive, substitution d'une famille ¨¦galitaire et libre ¨¤ la famille morale et oppressive, ¨¦galit¨¦ absolue, civile, politique et ¨¦conomique, garantie de l'ind¨¦pendance individuelle grace ¨¤ la possession et au produit int¨¦gral des outils du travail, enfin instruction professionnelle et gratuite, pay¨¦e par la collectivit¨¦. Cela entra?nait une refonte totale de la vieille soci¨¦t¨¦ pourrie; il attaquait le mariage, le droit de tester, il r¨¦glementait la fortune de chacun, il jetait bas le monument inique des si¨¨cles morts, d'un grand geste de son bras, toujours le m¨ºme, le geste du faucheur qui rase la moisson m?re; et il reconstruisait ensuite de l'autre main, il batissait la future humanit¨¦, l'¨¦difice de v¨¦rit¨¦ et de justice, grandissant dans l'aurore du vingti¨¨me si¨¨cle. A cette tension c¨¦r¨¦brale, la raison chancelait, il ne restait que l'id¨¦e fixe du sectaire. Les scrupules de sa sensibilit¨¦ et de son bon sens ¨¦taient emport¨¦s, rien ne devenait plus facile que la r¨¦alisation de ce monde nouveau: il avait tout pr¨¦vu, il en parlait comme d'une machine qu'il monterait en deux heures, et ni le feu, et ni le sang ne lui co?taient. --Notre tour est venu, lan?a-t-il dans un dernier ¨¦clat. C'est ¨¤ nous d'avoir le pouvoir et la richesse! Une acclamation roula jusqu'¨¤ lui, du fond de la for¨ºt. La lune, maintenant, blanchissait toute la clairi¨¨re, d¨¦coupait en ar¨ºtes vives la houle des t¨ºtes, jusqu'aux lointains confus des taillis, entre les grands troncs grisatres. Et c'¨¦tait sous l'air glacial, une furie de visages, des yeux luisants, des bouches ouvertes, tout un rut de peuple, les hommes, les femmes, les enfants, affam¨¦s et lach¨¦s au juste pillage de l'antique bien dont on les d¨¦poss¨¦dait. Ils ne sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient chauff¨¦s aux entrailles. Une exaltation religieuse les soulevait de terre, la fi¨¨vre d'espoir des premiers chr¨¦tiens de l'¨¦glise, attendant le r¨¨gne prochain de la justice. Bien des phrases obscures leur avaient ¨¦chapp¨¦, ils n'entendaient gu¨¨re ces raisonnements techniques et abstraits; mais l'obscurit¨¦ m¨ºme, l'abstraction ¨¦largissait encore le champ des promesses, les enlevait dans un ¨¦blouissement. Quel r¨ºve! ¨ºtre les ma?tres, cesser de souffrir, jouir enfin! --C'est ?a, nom de Dieu! ¨¤ notre tour!... Mort aux exploiteurs! Les femmes d¨¦liraient, la Maheude sortie de son calme, prise du vertige de la faim, la Levaque hurlante, la vieille Br?l¨¦ hors d'elle, agitant des bras de sorci¨¨re, et Philom¨¨ne secou¨¦e d'un acc¨¨s de toux, et la Mouquette si allum¨¦e, qu'elle criait des mots tendres ¨¤ l'orateur. Parmi les hommes, Maheu conquis avait eu un cri de col¨¨re, entre Pierron tremblant et Levaque qui parlait trop; tandis que les blagueurs, Zacharie et Mouquet, essayaient de ricaner, mal ¨¤ l'aise, ¨¦tonn¨¦s que le camarade en p?t dire si long, sans boire un coup. Mais, sur le tas de bois, Jeanlin menait encore le plus de vacarme, excitant B¨¦bert et Lydie, agitant le panier o¨´ Pologne gisait. La clameur recommen?a. ¨¦tienne go?tait l'ivresse de sa popularit¨¦. C'¨¦tait son pouvoir qu'il tenait, comme mat¨¦rialis¨¦, dans ces trois mille poitrines dont il faisait d'un mot battre les coeurs. Souvarine, s'il avait daign¨¦ venir, aurait applaudi ses id¨¦es ¨¤ mesure qu'il les aurait reconnues, content des progr¨¨s anarchiques de son ¨¦l¨¨ve, satisfait du programme, sauf l'article sur l'instruction, un reste de niaiserie sentimentale, car la sainte et salutaire ignorance devait ¨ºtre le bain o¨´ se retremperaient les hommes. Quant ¨¤ Rasseneur, il haussait les ¨¦paules de d¨¦dain et de col¨¨re. --Tu me laisseras parler! cria-t-il ¨¤ ¨¦tienne. Celui-ci sauta du tronc d'arbre. --Parle, nous verrons s'ils t'¨¦coutent. D¨¦j¨¤ Rasseneur l'avait remplac¨¦ et r¨¦clamait du geste le silence. Le bruit ne se calmait pas, son nom circulait, des premiers rangs qui l'avaient reconnu, aux derniers perdus sous les h¨ºtres; et l'on refusait de l'entendre, c'¨¦tait une idole renvers¨¦e, dont la vue seule fachait ses anciens fid¨¨les. Son ¨¦locution facile, sa parole coulante et bonne enfant, qui avait si longtemps charm¨¦, ¨¦tait trait¨¦e ¨¤ cette heure de tisane ti¨¨de, faite pour endormir les laches. Vainement, il parla dans le bruit, il voulut reprendre le discours d'apaisement qu'il promenait, l'impossibilit¨¦ de changer le monde ¨¤ coups de lois, la n¨¦cessit¨¦ de laisser ¨¤ l'¨¦volution sociale le temps de s'accomplir: on le plaisantait, on le chutait, sa d¨¦faite du Bon-Joyeux s'aggravait encore et devenait irr¨¦m¨¦diable. On finit par lui jeter des poign¨¦es de mousse gel¨¦e, une femme cria d'une voix aigu?: --A bas le tra?tre! Il expliquait que la mine ne pouvait ¨ºtre la propri¨¦t¨¦ du mineur, comme le m¨¦tier est celle du tisserand, et il disait pr¨¦f¨¦rer la participation aux b¨¦n¨¦fices, l'ouvrier int¨¦ress¨¦, devenu l'enfant de la maison. --A bas le tra?tre! r¨¦p¨¦t¨¨rent mille voix, tandis que des pierres commen?aient ¨¤ siffler. Alors, il palit, un d¨¦sespoir lui emplit les yeux de larmes. C'¨¦tait l'¨¦croulement de son existence, vingt ann¨¦es de camaraderie ambitieuse qui s'effondraient sous l'ingratitude de la foule. Il descendit du tronc d'arbre, frapp¨¦ au coeur, sans force pour continuer. --?a te fait rire, b¨¦gaya-t-il en s'adressant ¨¤ ¨¦tienne triomphant. C'est bon, je souhaite que ?a t'arrive... ?a t'arrivera, entends-tu! Et, comme pour rejeter toute responsabilit¨¦ dans les malheurs qu'il pr¨¦voyait, il fit un grand geste, il s'¨¦loigna seul, ¨¤ travers la campagne muette et blanche. Des hu¨¦es s'¨¦levaient, et l'on fut surpris d'apercevoir, debout sur le tronc, le p¨¨re Bonnemort en train de parler au milieu du vacarme. Jusque-l¨¤, Mouque et lui s'¨¦taient tenus absorb¨¦s, dans cet air qu'ils avaient de toujours r¨¦fl¨¦chir ¨¤ des choses anciennes. Sans doute il c¨¦dait ¨¤ une de ces crises soudaines de bavardage, qui, parfois, remuaient en lui le pass¨¦, si violemment, que des souvenirs remontaient et coulaient de ses l¨¨vres, pendant des heures. Un grand silence s'¨¦tait fait, on ¨¦coutait ce vieillard, d'une paleur de spectre sous la lune; et, comme il racontait des choses sans liens imm¨¦diats avec la discussion, de longues histoires que personne ne pouvait comprendre, le saisissement augmenta. C'¨¦tait de sa jeunesse qu'il causait, il disait la mort de ses deux oncles ¨¦cras¨¦s au Voreux, puis il passait ¨¤ la fluxion de poitrine qui avait emport¨¦ sa femme. Pourtant, il ne lachait pas son id¨¦e: ?a n'avait jamais bien march¨¦, et ?a ne marcherait jamais bien. Ainsi, dans la for¨ºt, ils s'¨¦taient r¨¦unis cinq cents, parce que le roi ne voulait pas diminuer les heures de travail; mais il resta court, il commen?a le r¨¦cit d'une autre gr¨¨ve: il en avait tant vu! Toutes aboutissaient sous ces arbres, ici au Plan-des-Dames, l¨¤-bas ¨¤ la Charbonnerie, plus loin encore vers le Saut-du-Loup. Des fois il gelait, des fois il faisait chaud. Un soir, il avait plu si fort, qu'on ¨¦tait rentr¨¦ sans avoir rien pu se dire. Et les soldats du roi arrivaient, et ?a finissait par des coups de fusil. --Nous levions la main comme ?a, nous jurions de ne pas redescendre... Ah! j'ai jur¨¦, oui! j'ai jur¨¦! La foule ¨¦coutait, b¨¦ante, prise d'un malaise, lorsque ¨¦tienne, qui suivait la sc¨¨ne, sauta sur l'arbre abattu et garda le vieillard ¨¤ son c?t¨¦. Il venait de reconna?tre Chaval parmi les amis, au premier rang. L'id¨¦e que Catherine devait ¨ºtre l¨¤ l'avait soulev¨¦ d'une nouvelle flamme, d'un besoin de se faire acclamer devant elle. --Camarades, vous avez entendu, voil¨¤ un de nos anciens, voil¨¤ ce qu'il a souffert et ce que nos enfants souffriront, si nous n'en finissons pas avec les voleurs et les bourreaux. Il fut terrible, jamais il n'avait parl¨¦ si violemment. D'un bras, il maintenait le vieux Bonnemort, il l'¨¦talait comme un drapeau de mis¨¨re et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille us¨¦e ¨¤ la mine, mang¨¦e par la Compagnie, plus affam¨¦e apr¨¨s cent ans de travail; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la R¨¦gie, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles depuis un si¨¨cle, ¨¤ ne rien faire, ¨¤ jouir de leur corps. N'¨¦tait-ce pas effroyable? un peuple d'hommes crevant au fond de p¨¨re en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin ¨¤ des ministres, pour que des g¨¦n¨¦rations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des f¨ºtes ou s'engraissent au coin de leur feu! Il avait ¨¦tudi¨¦ les maladies des mineurs, il les faisait d¨¦filer toutes, avec des d¨¦tails effrayants: l'an¨¦mie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui ¨¦touffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces mis¨¦rables, on les jetait en pature aux machines, on les parquait ainsi que du b¨¦tail dans les corons, les grandes Compagnies les absorbaient peu ¨¤ peu, r¨¦glementant l'esclavage, mena?ant d'enr¨¦gimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux. Mais le mineur n'¨¦tait plus l'ignorant, la brute ¨¦cras¨¦e dans les entrailles du sol. Une arm¨¦e poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait ¨¦clater la terre, un jour de grand soleil. Et l'on saurait alors si, apr¨¨s quarante ann¨¦es de service, on oserait offrir cent cinquante francs de pension ¨¤ un vieillard de soixante ans, crachant de la houille, les jambes enfl¨¦es par l'eau des tailles. Oui! le travail demanderait des comptes au capital, ¨¤ ce dieu impersonnel, inconnu de l'ouvrier, accroupi quelque part, dans le myst¨¨re de son tabernacle, d'o¨´ il su?ait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient! On irait l¨¤-bas, on finirait bien par lui voir la face aux clart¨¦s des incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorg¨¦e de chair humaine! Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide, d¨¦signait l'ennemi, l¨¤-bas, il ne savait o¨´, d'un bout ¨¤ l'autre de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou l'entendirent et regard¨¨rent du c?t¨¦ de Vandame, pris d'inqui¨¦tude ¨¤ l'id¨¦e de quelque ¨¦boulement formidable. Des oiseaux de nuit s'¨¦levaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair. Lui, tout de suite, voulut conclure: --Camarades, quelle est votre d¨¦cision?... Votez-vous la continuation de la gr¨¨ve? --Oui! oui! hurl¨¨rent les voix. --Et quelles mesures arr¨ºtez-vous?... Notre d¨¦faite est certaine, si des laches descendent demain. Les voix reprirent, avec leur souffle de temp¨ºte: --Mort aux laches! --Vous d¨¦cidez donc de les rappeler au devoir, ¨¤ la foi jur¨¦e... Voici ce que nous pourrions faire: nous pr¨¦senter aux fosses, ramener les tra?tres par notre pr¨¦sence, montrer ¨¤ la Compagnie que nous sommes tous d'accord et que nous mourrons plut?t que de c¨¦der. --C'est cela, aux fosses! aux fosses! Depuis qu'il parlait, ¨¦tienne avait cherch¨¦ Catherine, parmi les t¨ºtes pales, grondantes devant lui. Elle n'y ¨¦tait d¨¦cid¨¦ment pas. Mais il voyait toujours Chaval, qui affectait de ricaner en haussant les ¨¦paules, d¨¦vor¨¦ de jalousie, pr¨ºt ¨¤ se vendre pour un peu de cette popularit¨¦. --Et, s'il y a des mouchards parmi nous, camarades, continua ¨¦tienne, qu'ils se m¨¦fient, on les conna?t... Oui, je vois des charbonniers de Vandame, qui n'ont pas quitt¨¦ leur fosse... --C'est pour moi que tu dis ?a? demanda Chaval d'un air de bravade. --Pour toi ou pour un autre... Mais, puisque tu parles, tu devrais comprendre que ceux qui mangent n'ont rien ¨¤ faire avec ceux qui ont faim. Tu travailles ¨¤ Jean-Bart... Une voix gouailleuse interrompit: --Oh! il travaille... Il a une femme qui travaille pour lui. Chaval jura, le sang au visage. --Nom de Dieu! c'est d¨¦fendu de travailler, alors? --Oui! cria ¨¦tienne, quand les camarades endurent la mis¨¨re pour le bien de tous, c'est d¨¦fendu de se mettre en ¨¦go?ste et en cafard du c?t¨¦ des patrons. Si la gr¨¨ve ¨¦tait g¨¦n¨¦rale, il y a longtemps que nous serions les ma?tres... Est-ce qu'un seul homme de Vandame aurait d? descendre, lorsque Montsou a ch?m¨¦? Le grand coup, ce serait que le travail s'arr¨ºtat dans le pays entier, chez monsieur Deneulin comme ici. Entends-tu? Il n'y a que des tra?tres aux tailles de Jean-Bart, vous ¨ºtes tous des tra?tres! Autour de Chaval, la foule devenait mena?ante, des poings se levaient, des cris: A mort! ¨¤ mort! commen?aient ¨¤ gronder. Il avait bl¨ºmi. Mais, dans sa rage de triompher d'¨¦tienne, une id¨¦e le redressa. --¨¦coutez-moi donc! Venez demain ¨¤ Jean-Bart, et vous verrez si je travaille!... Nous sommes des v?tres, on m'a envoy¨¦ vous dire ?a. Faut ¨¦teindre les feux, faut que les machineurs, eux aussi, se mettent en gr¨¨ve. Tant mieux si les pompes s'arr¨ºtent! l'eau cr¨¨vera les fosses, tout sera foutu! On l'applaudit furieusement ¨¤ son tour, et d¨¨s lors ¨¦tienne lui-m¨ºme fut d¨¦bord¨¦. Des orateurs se succ¨¦daient sur le tronc d'arbre, gesticulant dans le bruit, lan?ant des propositions farouches. C'¨¦tait le coup de folie de la foi, l'impatience d'une secte religieuse, qui, lasse d'esp¨¦rer le miracle attendu, se d¨¦cidait ¨¤ le provoquer enfin. Les t¨ºtes, vid¨¦es par la famine, voyaient rouge, r¨ºvaient d'incendie et de sang, au milieu d'une gloire d'apoth¨¦ose, o¨´ montait le bonheur universel. Et la lune tranquille baignait cette houle, la for¨ºt profonde ceignait de son grand silence ce cri de massacre. Seules, les mousses gel¨¦es craquaient sous les talons; tandis que les h¨ºtres, debout dans leur force, avec les d¨¦licates ramures de leurs branches, noires sur le ciel blanc, n'apercevaient ni n'entendaient les ¨ºtres mis¨¦rables, qui s'agitaient ¨¤ leur pied. Il y eut des pouss¨¦es, la Maheude se retrouva pr¨¨s de Maheu, et l'un et l'autre, sortis de leur bon sens, emport¨¦s dans la lente exasp¨¦ration dont ils ¨¦taient travaill¨¦s depuis des mois, approuv¨¨rent Levaque, qui rench¨¦rissait en demandant la t¨ºte des ing¨¦nieurs. Pierron avait disparu. Bonnemort et Mouque causaient ¨¤ la fois, disaient des choses vagues et violentes, qu'on ne distinguait pas. Par blague, Zacharie r¨¦clama la d¨¦molition des ¨¦glises, pendant que Mouquet, sa crosse ¨¤ la main, en tapait la terre, histoire simplement d'augmenter le bruit. Les femmes s'enrageaient: la Levaque, les poings aux hanches, s'empoignait avec Philom¨¨ne, qu'elle accusait d'avoir ri; la Mouquette parlait de d¨¦monter les gendarmes ¨¤ coups de pied quelque part; la Br?l¨¦, qui venait de gifler Lydie, en la retrouvant sans panier ni salade, continuait d'allonger des claques dans le vide, pour tous les patrons qu'elle aurait voulu tenir. Un instant, Jeanlin ¨¦tait rest¨¦ suffoqu¨¦, B¨¦bert ayant appris par un galibot que madame Rasseneur les avait vus voler Pologne; mais, lorsqu'il eut d¨¦cid¨¦ qu'il retournerait lacher furtivement la b¨ºte, ¨¤ la porte de l'Avantage, il hurla plus fort, il ouvrit son couteau neuf, dont il brandissait la lame, glorieux de la faire luire. --Camarades! camarades! r¨¦p¨¦tait ¨¦tienne ¨¦puis¨¦, enrou¨¦ ¨¤ vouloir obtenir une minute de silence, pour s'entendre d¨¦finitivement. Enfin, on l'¨¦couta. --Camarades! demain matin, ¨¤ Jean-Bart, est-ce convenu? --Oui, oui, ¨¤ Jean-Bart! mort aux tra?tres! L'ouragan de ces trois mille voix emplit le ciel et s'¨¦teignit dans la clart¨¦ pure de la lune. Cinqui¨¨me partie I A quatre heures, la lune s'¨¦tait couch¨¦e, il faisait une nuit tr¨¨s noire. Tout dormait encore chez les Deneulin, la vieille maison de briques restait muette et sombre, portes et fen¨ºtres closes, au bout du vaste jardin mal tenu qui la s¨¦parait de la fosse Jean-Bart. Sur l'autre fa?ade, passait la route d¨¦serte de Vandame, un gros bourg, cach¨¦ derri¨¨re la for¨ºt, ¨¤ trois kilom¨¨tres environ. Deneulin, las d'avoir pass¨¦, la veille, une partie de la journ¨¦e au fond, ronflait, le nez contre le mur, lorsqu'il r¨ºva qu'on l'appelait. Il finit par s'¨¦veiller, entendit r¨¦ellement une voix, courut ouvrir la fen¨ºtre. C'¨¦tait un de ses porions, debout dans le jardin. --Quoi donc? demanda-t-il. --Monsieur, c'est une r¨¦volte, la moiti¨¦ des hommes ne veulent plus travailler et emp¨ºchent les autres de descendre. Il comprenait mal, la t¨ºte lourde et bourdonnante de sommeil, saisi par le grand froid, comme par une douche glac¨¦e. --Forcez-les ¨¤ descendre, sacrebleu! b¨¦gaya-t-il. --Voil¨¤ une heure que ?a dure, reprit le porion. Alors, nous avons eu l'id¨¦e de venir vous chercher. Il n'y a que vous qui leur ferez peut-¨ºtre entendre raison. --C'est bien, j'y vais. Vivement, il s'habilla, l'esprit net maintenant, tr¨¨s inquiet. On aurait pu piller la maison, ni la cuisini¨¨re, ni le domestique n'avait boug¨¦. Mais, de l'autre c?t¨¦ du palier, des voix alarm¨¦es chuchotaient; et, lorsqu'il sortit, il vit s'ouvrir la porte de ses filles, qui toutes deux parurent, v¨ºtues de peignoirs blancs, pass¨¦s ¨¤ la hate. --P¨¨re, qu'y a-t-il? L'a?n¨¦e, Lucie, avait vingt-deux ans d¨¦j¨¤, grande, brune, l'air superbe; tandis que Jeanne, la cadette, ag¨¦e de dix-neuf ans ¨¤ peine, ¨¦tait petite, les cheveux dor¨¦s, d'une grace caressante. --Rien de grave, r¨¦pondit-il pour les rassurer. Il para?t que des tapageurs font du bruit, l¨¤-bas. Je vais voir. Mais elles se r¨¦cri¨¨rent, elles ne voulaient pas le laisser partir sans qu'il pr?t quelque chose de chaud. Autrement, il leur rentrerait malade, l'estomac d¨¦labr¨¦, comme toujours. Lui, se d¨¦battait, donnait sa parole d'honneur qu'il ¨¦tait trop press¨¦. --¨¦coute, finit par dire Jeanne en se pendant ¨¤ son cou, tu vas boire un petit verre de rhum et manger deux biscuits; ou je reste comme ?a, tu es oblig¨¦ de m'emporter avec toi. Il dut se r¨¦signer, en jurant que les biscuits l'¨¦toufferaient. D¨¦j¨¤, elles descendaient devant lui, chacune avec son bougeoir. En bas, dans la salle ¨¤ manger, elles s'empress¨¨rent de le servir, l'une versant le rhum, l'autre courant ¨¤ l'office chercher un paquet de biscuits. Ayant perdu leur m¨¨re tr¨¨s jeunes, elles s'¨¦taient ¨¦lev¨¦es toutes seules, assez mal, gat¨¦es par leur p¨¨re, l'a?n¨¦e hant¨¦e du r¨ºve de chanter sur les th¨¦atres, la cadette folle de peinture, d'une hardiesse de go?t qui la singularisait. Mais, lorsque le train avait d? ¨ºtre diminu¨¦, ¨¤ la suite de gros embarras d'affaires, il ¨¦tait brusquement pouss¨¦, chez ces filles d'air extravagant, des m¨¦nag¨¨res tr¨¨s sages et tr¨¨s rus¨¦es, dont l'oeil d¨¦couvrait les erreurs de centimes, dans les comptes. Aujourd'hui, avec leurs allures gar?onni¨¨res d'artistes, elles tenaient la bourse, rognaient sur les sous, querellaient les fournisseurs, retapaient sans cesse leurs toilettes, arrivaient enfin ¨¤ rendre d¨¦cente la g¨ºne croissante de la maison. --Mange, papa, r¨¦p¨¦tait Lucie. Puis, remarquant la pr¨¦occupation o¨´ il retombait, silencieux, assombri, elle fut reprise de peur. --C'est donc grave, que tu nous fais cette grimace?... Dis donc, nous restons avec toi, on se passera de nous ¨¤ ce d¨¦jeuner. Elle parlait d'une partie projet¨¦e pour le matin. Madame Hennebeau devait aller, avec sa cal¨¨che, chercher d'abord C¨¦cile, chez les Gr¨¦goire; ensuite, elle viendrait les prendre, et l'on irait toutes ¨¤ Marchiennes, d¨¦jeuner aux Forges, o¨´ la femme du directeur les avait invit¨¦es. C'¨¦tait une occasion pour visiter les ateliers, les hauts fourneaux et les fours ¨¤ coke. --Bien s?r, nous restons, d¨¦clara Jeanne ¨¤ son tour. Mais il se fachait. --En voil¨¤ une id¨¦e! Je vous r¨¦p¨¨te que ce n'est rien... Faites-moi le plaisir de vous refourrer dans vos lits, et habillez-vous pour neuf heures, comme c'est convenu. Il les embrassa, il se hata de partir. On entendit le bruit de ses bottes qui se perdait sur la terre gel¨¦e du jardin. Jeanne enfon?a soigneusement le bouchon du rhum, tandis que Lucie mettait les biscuits sous clef. La pi¨¨ce avait la propret¨¦ froide des salles o¨´ la table est maigrement servie. Et toutes deux profitaient de cette descente matinale pour voir si rien, la veille, n'¨¦tait rest¨¦ ¨¤ la d¨¦bandade. Une serviette tra?nait, le domestique serait grond¨¦. Enfin, elles remont¨¨rent. Pendant qu'il coupait au plus court, par les all¨¦es ¨¦troites de son potager, Deneulin songeait ¨¤ sa fortune compromise, ¨¤ ce denier de Montsou, ce million qu'il avait r¨¦alis¨¦ en r¨ºvant de le d¨¦cupler, et qui courait aujourd'hui de si grands risques. C'¨¦tait une suite ininterrompue de mauvaises chances, des r¨¦parations ¨¦normes et impr¨¦vues, des conditions d'exploitation ruineuses, puis le d¨¦sastre de cette crise industrielle, juste ¨¤ l'heure o¨´ les b¨¦n¨¦fices commen?aient. Si la gr¨¨ve ¨¦clatait chez lui, il ¨¦tait par terre. Il poussa une petite porte: les batiments de la fosse se devinaient, dans la nuit noire, ¨¤ un redoublement d'ombre, ¨¦toil¨¦ de quelques lanternes. Jean-Bart n'avait pas l'importance du Voreux, mais l'installation rajeunie en faisait une jolie fosse, selon le mot des ing¨¦nieurs. On ne s'¨¦tait pas content¨¦ d'¨¦largir le puits d'un m¨¨tre cinquante et de le creuser jusqu'¨¤ sept cent huit m¨¨tres de profondeur, on l'avait ¨¦quip¨¦ ¨¤ neuf, machine neuve, cages neuves, tout un mat¨¦riel neuf, ¨¦tabli d'apr¨¨s les derniers perfectionnements de la science; et m¨ºme une recherche d'¨¦l¨¦gance se retrouvait jusque dans les constructions, un hangar de criblage ¨¤ lambrequin d¨¦coup¨¦, un beffroi orn¨¦ d'une horloge, une salle de recette et une chambre de machine, arrondies en chevet de chapelle renaissance, que la chemin¨¦e surmontait d'une spirale de mosa?que, faite de briques noires et de briques rouges. La pompe ¨¦tait plac¨¦e sur l'autre puits de la concession, ¨¤ la vieille fosse Gaston-Marie, uniquement r¨¦serv¨¦e pour l'¨¦puisement. Jean-Bart, ¨¤ droite et ¨¤ gauche de l'extraction, n'avait que deux goyots, celui d'un ventilateur ¨¤ vapeur et celui des ¨¦chelles. Le matin, d¨¨s trois heures, Chaval ¨¦tait arriv¨¦ le premier, d¨¦bauchant les camarades, les convainquant qu'il fallait imiter ceux de Montsou et demander une augmentation de cinq centimes par berline. Bient?t, les quatre cents ouvriers du fond avaient d¨¦bord¨¦ de la baraque dans la salle de recette, au milieu d'un tumulte de gestes et de cris. Ceux qui voulaient travailler, tenaient leur lampe, pieds nus, la pelle ou la rivelaine sous le bras; tandis que les autres, encore en sabots, le paletot sur les ¨¦paules ¨¤ cause du grand froid, barraient le puits; et les porions s'¨¦taient enrou¨¦s ¨¤ vouloir mettre de l'ordre, ¨¤ les supplier d'¨ºtre raisonnables, de ne pas emp¨ºcher de descendre ceux qui en avaient la bonne volont¨¦. Mais Chaval s'emporta, quand il aper?ut Catherine en culotte et en veste, la t¨ºte serr¨¦e dans le b¨¦guin bleu. Il lui avait, en se levant, signifi¨¦ brutalement de rester couch¨¦e. Elle, d¨¦sesp¨¦r¨¦e de cet arr¨ºt du travail, l'avait suivi tout de m¨ºme, car il ne lui donnait jamais d'argent, elle devait souvent payer pour elle et pour lui; et qu'allait-elle devenir, si elle ne gagnait plus rien? Une peur l'obs¨¦dait, la peur d'une maison publique de Marchiennes, o¨´ finissaient les herscheuses sans pain et sans g?te. --Nom de Dieu! cria Chaval, qu'est-ce que tu viens foutre ici? Elle b¨¦gaya qu'elle n'avait pas des rentes et qu'elle voulait travailler. --Alors, tu te mets contre moi, garce!... Rentre tout de suite, ou je te raccompagne ¨¤ coups de sabot dans le derri¨¨re! Peureusement, elle recula, mais elle ne partit point, r¨¦solue ¨¤ voir comment tourneraient les choses. Deneulin arrivait par l'escalier du criblage. Malgr¨¦ la faible clart¨¦ des lanternes, d'un vif regard il embrassa la sc¨¨ne, cette cohue noy¨¦e d'ombre, dont il connaissait chaque face, les haveurs, les chargeurs, les moulineurs, les herscheuses, jusqu'aux galibots. Dans la nef, neuve et encore propre, la besogne arr¨ºt¨¦e attendait: la machine, sous pression, avait de l¨¦gers sifflements de vapeur; les cages demeuraient pendues aux cables immobiles; les berlines, abandonn¨¦es en route, encombraient les dalles de fonte. On venait de prendre ¨¤ peine quatre-vingts lampes, les autres flambaient dans la lampisterie. Mais un mot de lui suffirait sans doute, et toute la vie du travail recommencerait. --Eh bien! que se passe-t-il donc, mes enfants? demanda-t-il ¨¤ pleine voix. Qu'est-ce qui vous fache? Expliquez-moi ?a, nous allons nous entendre. D'ordinaire, il se montrait paternel pour ses hommes, tout en exigeant beaucoup de travail. Autoritaire, l'allure brusque, il tachait d'abord de les conqu¨¦rir par une bonhomie qui avait des ¨¦clats de clairon; et il se faisait aimer souvent, les ouvriers respectaient surtout en lui l'homme de courage, sans cesse dans les tailles avec eux, le premier au danger, d¨¨s qu'un accident ¨¦pouvantait la fosse. Deux fois, apr¨¨s des coups de grisou, on l'avait descendu, li¨¦ par une corde sous les aisselles, lorsque les plus braves reculaient. --Voyons, reprit-il, vous n'allez pas me faire repentir d'avoir r¨¦pondu de vous. Vous savez que j'ai refus¨¦ un poste de gendarmes... Parlez tranquillement, je vous ¨¦coute. Tous se taisaient maintenant, g¨ºn¨¦s, s'¨¦cartant de lui; et ce fut Chaval qui finit par dire: --Voil¨¤, monsieur Deneulin, nous ne pouvons continuer ¨¤ travailler, il nous faut cinq centimes de plus par berline. Il parut surpris. --Comment! cinq centimes! A propos de quoi cette demande? Moi, je ne me plains pas de vos boisages, je ne veux pas vous imposer un nouveau tarif, comme la R¨¦gie de Montsou. --C'est possible, mais les camarades de Montsou sont tout de m¨ºme dans le vrai. Ils repoussent le tarif et ils exigent une augmentation de cinq centimes, parce qu'il n'y a pas moyen de travailler proprement, avec les marchandages actuels... Nous voulons cinq centimes de plus, n'est-ce pas, vous autres? Des voix approuv¨¨rent, le bruit reprenait, au milieu de gestes violents. Peu ¨¤ peu, tous se rapprochaient en un cercle ¨¦troit. Une flamme alluma les yeux de Deneulin, tandis que sa poigne d'homme amoureux des gouvernements forts, se serrait, de peur de c¨¦der ¨¤ la tentation d'en saisir un par la peau du cou. Il pr¨¦f¨¦ra discuter, parler raison. --Vous voulez cinq centimes, et j'accorde que la besogne les vaut. Seulement, je ne puis pas vous les donner. Si je vous les donnais, je serais simplement fichu... Comprenez donc qu'il faut que je vive, moi d'abord, pour que vous viviez. Et je suis ¨¤ bout, la moindre augmentation du prix de revient me ferait faire la culbute... Il y a deux ans, rappelez-vous, lors de la derni¨¨re gr¨¨ve, j'ai c¨¦d¨¦, je le pouvais encore. Mais cette hausse du salaire n'en a pas moins ¨¦t¨¦ ruineuse, car voici deux ann¨¦es que je me d¨¦bats... Aujourd'hui, j'aimerais mieux lacher la boutique tout de suite, que de ne savoir, le mois prochain, o¨´ prendre de l'argent pour vous payer. Chaval avait un mauvais rire, en face de ce ma?tre qui leur contait si franchement ses affaires. Les autres baissaient le nez, t¨ºtus, incr¨¦dules, refusant de s'entrer dans le crane qu'un chef ne gagnat pas des millions sur ses ouvriers. Alors, Deneulin insista. Il expliquait sa lutte contre Montsou toujours aux aguets, pr¨ºt ¨¤ le d¨¦vorer, s'il avait un soir la maladresse de se casser les reins. C'¨¦tait une concurrence sauvage, qui le for?ait aux ¨¦conomies, d'autant plus que la grande profondeur de Jean-Bart augmentait chez lui le prix de l'extraction, condition d¨¦favorable ¨¤ peine compens¨¦e par la forte ¨¦paisseur des couches de houille. Jamais il n'aurait hauss¨¦ les salaires, ¨¤ la suite de la derni¨¨re gr¨¨ve, sans la n¨¦cessit¨¦ o¨´ il s'¨¦tait trouv¨¦ d'imiter Montsou, de peur de voir ses hommes le lacher. Et il les mena?ait du lendemain, quel beau r¨¦sultat pour eux, s'ils l'obligeaient ¨¤ vendre, de passer sous le joug terrible de la R¨¦gie! Lui, ne tr?nait pas au loin, dans un tabernacle ignor¨¦; il n'¨¦tait pas un de ces actionnaires qui paient des g¨¦rants pour tondre le mineur, et que celui-ci n'a jamais vus; il ¨¦tait un patron, il risquait autre chose que son argent, il risquait son intelligence, sa sant¨¦, sa vie. L'arr¨ºt du travail allait ¨ºtre la mort, tout bonnement, car il n'avait pas de stock, et il fallait pourtant qu'il exp¨¦diat les commandes. D'autre part, le capital de son outillage ne pouvait dormir. Comment tiendrait-il ses engagements? qui paierait le taux des sommes que lui avaient confi¨¦es ses amis? Ce serait la faillite. --Et voil¨¤, mes braves! dit-il en terminant. Je voudrais vous convaincre... On ne demande pas ¨¤ un homme de s'¨¦gorger lui-m¨ºme, n'est-ce pas? et que je vous donne vos cinq centimes ou que je vous laisse vous mettre en gr¨¨ve, c'est comme si je me coupais le cou. Il se tut. Des grognements coururent. Une partie des mineurs semblait h¨¦siter. Plusieurs retourn¨¨rent pr¨¨s du puits. --Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre... Quels sont ceux qui veulent travailler? Catherine s'¨¦tait avanc¨¦e une des premi¨¨res. Mais Chaval, furieux, la repoussa, en criant: --Nous sommes tous d'accord, il n'y a que les jean-foutre qui lachent les camarades! D¨¨s lors, la conciliation parut impossible. Les cris recommen?aient, des bousculades chassaient les hommes du puits, au risque de les ¨¦craser contre les murs. Un instant, le directeur, d¨¦sesp¨¦r¨¦, essaya de lutter seul, de r¨¦duire violemment cette foule; mais c'¨¦tait une folie inutile, il dut se retirer. Et il resta quelques minutes, au fond du bureau du receveur, essouffl¨¦ sur une chaise, si ¨¦perdu de son impuissance, que pas une id¨¦e ne lui venait. Enfin, il se calma, il dit ¨¤ un surveillant d'aller lui chercher Chaval; puis, quand ce dernier eut consenti ¨¤ l'entretien, il cong¨¦dia le monde du geste. --Laissez-nous. L'id¨¦e de Deneulin ¨¦tait de voir ce que ce gaillard avait dans le ventre. D¨¨s les premiers mots, il le sentit vaniteux, d¨¦vor¨¦ de passion jalouse. Alors, il le prit par la flatterie, affecta de s'¨¦tonner qu'un ouvrier de son m¨¦rite comprom?t de la sorte son avenir. A l'entendre, il avait depuis longtemps jet¨¦ les yeux sur lui pour un avancement rapide; et il termina en offrant carr¨¦ment de le nommer porion, plus tard. Chaval l'¨¦coutait, silencieux, les poings d'abord serr¨¦s, puis peu ¨¤ peu d¨¦tendus. Tout un travail s'op¨¦rait au fond de son crane: s'il s'ent¨ºtait dans la gr¨¨ve, il n'y serait jamais que le lieutenant d'¨¦tienne, tandis qu'une autre ambition s'ouvrait, celle de passer parmi les chefs. Une chaleur d'orgueil lui montait ¨¤ la face et le grisait. Du reste, la bande de gr¨¦vistes, qu'il attendait depuis le matin, ne viendrait plus ¨¤ cette heure; quelque obstacle avait d? l'arr¨ºter, des gendarmes peut-¨ºtre: il n'¨¦tait que temps de se soumettre. Mais il n'en refusait pas moins de la t¨ºte, il faisait l'homme incorruptible, ¨¤ grandes tapes indign¨¦es sur son coeur. Enfin, sans parler au patron du rendez-vous donn¨¦ par lui ¨¤ ceux de Montsou, il promit de calmer les camarades et de les d¨¦cider ¨¤ descendre. Deneulin resta cach¨¦, les porions eux-m¨ºmes se tinrent ¨¤ l'¨¦cart. Pendant une heure, ils entendirent Chaval p¨¦rorer, discuter, debout sur une berline de la recette. Une partie des ouvriers le huaient, cent vingt s'en all¨¨rent, exasp¨¦r¨¦s, s'obstinant dans la r¨¦solution qu'il leur avait fait prendre. Il ¨¦tait d¨¦j¨¤ plus de sept heures, le jour se levait, tr¨¨s clair, un jour gai de grande gel¨¦e. Et, tout d'un coup, le branle de la fosse recommen?a, la besogne arr¨ºt¨¦e continuait. Ce fut d'abord la machine dont la bielle plongea, d¨¦roulant et enroulant les cables des bobines. Puis, au milieu du vacarme des signaux, la descente se fit, les cages s'emplissaient, s'engouffraient, remontaient, le puits avalait sa ration de galibots, de herscheuses et de haveurs; tandis que, sur les dalles de fonte, les moulineurs poussaient les berlines, dans un roulement de tonnerre. --Nom de Dieu! qu'est-ce que tu fous l¨¤? cria Chaval ¨¤ Catherine qui attendait son tour. Veux-tu bien descendre et ne pas flaner! A neuf heures, lorsque madame Hennebeau arriva dans sa voiture, avec C¨¦cile, elle trouva Lucie et Jeanne toutes pr¨ºtes, tr¨¨s ¨¦l¨¦gantes malgr¨¦ leurs toilettes vingt fois refaites. Mais Deneulin s'¨¦tonna, en apercevant N¨¦grel qui accompagnait la cal¨¨che ¨¤ cheval. Quoi donc, les hommes en ¨¦taient? Alors, madame Hennebeau expliqua de son air maternel qu'on l'avait effray¨¦e, que les chemins ¨¦taient pleins de mauvaises figures, disait-on, et qu'elle pr¨¦f¨¦rait emmener un d¨¦fenseur. N¨¦grel riait, les rassurait: rien d'inqui¨¦tant, des menaces de braillards comme toujours, mais pas un qui oserait jeter une pierre dans une vitre. Encore joyeux de son succ¨¨s, Deneulin raconta la r¨¦volte r¨¦prim¨¦e de Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien tranquille. Et, sur la route de Vandame, pendant que ces demoiselles montaient en voiture, tous s'¨¦gayaient de cette journ¨¦e superbe, sans deviner au loin, dans la campagne, le long fr¨¦missement qui s'enflait, le peuple en marche dont ils auraient entendu le galop, s'ils avaient coll¨¦ l'oreille contre la terre. --Eh bien! c'est convenu, r¨¦p¨¦ta madame Hennebeau. Ce soir, vous venez chercher ces demoiselles et vous d?nez avec nous... madame Gr¨¦goire m'a ¨¦galement promis de venir reprendre C¨¦cile. --Comptez sur moi, r¨¦pondit Deneulin. La cal¨¨che partit du c?t¨¦ de Vandame. Jeanne et Lucie s'¨¦taient pench¨¦es, pour rire encore ¨¤ leur p¨¨re, rest¨¦ debout au bord du chemin; tandis que N¨¦grel trottait galamment, derri¨¨re les roues qui fuyaient. On traversa la for¨ºt, on prit la route de Vandame ¨¤ Marchiennes. Comme on approchait du Tartaret, Jeanne demanda ¨¤ madame Hennebeau si elle connaissait la C?te-Verte; et celle-ci, malgr¨¦ son s¨¦jour de cinq ans d¨¦j¨¤ dans le pays, avoua qu'elle n'¨¦tait jamais all¨¦e de ce c?t¨¦. Alors, on fit un d¨¦tour. Le Tartaret, ¨¤ la lisi¨¨re du bois, ¨¦tait une lande inculte, d'une st¨¦rilit¨¦ volcanique, sous laquelle, depuis des si¨¨cles, br?lait une mine de houille incendi¨¦e. Cela se perdait dans la l¨¦gende, des mineurs du pays racontaient une histoire: le feu du ciel tombant sur cette Sodome des entrailles de la terre, o¨´ les herscheuses se souillaient d'abominations; si bien qu'elles n'avaient pas m¨ºme eu le temps de remonter, et qu'aujourd'hui encore, elles flambaient au fond de cet enfer. Les roches calcin¨¦es, rouge sombre, se couvraient d'une efflorescence d'alun, comme d'une l¨¨pre. Du soufre poussait, en une fleur jaune, au bord des fissures. La nuit, les braves qui osaient risquer un oeil ¨¤ ces trous, juraient y voir des flammes, les ames criminelles en train de gr¨¦siller dans la braise int¨¦rieure. Des lueurs errantes couraient au ras du sol, des vapeurs chaudes, empoisonnant l'ordure et la sale cuisine du diable, fumaient continuellement. Et, ainsi qu'un miracle d'¨¦ternel printemps, au milieu de cette lande maudite du Tartaret, la C?te-Verte se dressait avec ses gazons toujours verts, ses h¨ºtres dont les feuilles se renouvelaient sans cesse, ses champs o¨´ m?rissaient jusqu'¨¤ trois r¨¦coltes. C'¨¦tait une serre naturelle, chauff¨¦e par l'incendie des couches profondes. Jamais la neige n'y s¨¦journait. L'¨¦norme bouquet de verdure, ¨¤ c?t¨¦ des arbres d¨¦pouill¨¦s de la for¨ºt, s'¨¦panouissait dans cette journ¨¦e de d¨¦cembre, sans que la gel¨¦e en e?t m¨ºme roussi les bords. Bient?t, la cal¨¨che fila en plaine. N¨¦grel plaisantait la l¨¦gende, expliquait comment le feu prenait le plus souvent au fond d'une mine, par la fermentation des poussi¨¨res du charbon; quand on ne pouvait s'en rendre ma?tre, il br?lait sans fin; et il citait une fosse de Belgique qu'on avait inond¨¦e, en d¨¦tournant et en jetant dans le puits une rivi¨¨re. Mais il se tut, des bandes de mineurs croisaient ¨¤ chaque minute la voiture, depuis un instant. Ils passaient silencieux, avec des regards obliques, d¨¦visageant ce luxe qui les for?ait ¨¤ se ranger. Leur nombre augmentait toujours, les chevaux durent marcher au pas, sur le petit pont de la Scarpe. Que se passait-il donc, pour que ce peuple f?t ainsi par les chemins? Ces demoiselles s'effrayaient, N¨¦grel commen?ait ¨¤ flairer quelque bagarre, dans la campagne fr¨¦missante; et ce fut un soulagement lorsqu'on arriva enfin ¨¤ Marchiennes. Sous le soleil qui semblait les ¨¦teindre, les batteries des fours ¨¤ coke et les tours des hauts fourneaux lachaient des fum¨¦es, dont la suie ¨¦ternelle pleuvait dans l'air. II A Jean-Bart, Catherine roulait depuis une heure d¨¦j¨¤, poussant les berlines jusqu'au relais; et elle ¨¦tait tremp¨¦e d'un tel flot de sueur, qu'elle s'arr¨ºta un instant pour s'essuyer la face. Du fond de la taille, o¨´ il tapait ¨¤ la veine avec les camarades du marchandage, Chaval s'¨¦tonna, lorsqu'il n'entendit plus le grondement des roues. Les lampes br?laient mal, la poussi¨¨re du charbon emp¨ºchait de voir. --Quoi donc? cria-t-il. Quand elle lui eut r¨¦pondu qu'elle allait fondre bien s?r, et qu'elle se sentait le coeur qui se d¨¦crochait, il r¨¦pliqua furieusement: --B¨ºte, fais comme nous, ?te ta chemise! C'¨¦tait ¨¤ sept cent huit m¨¨tres, au nord, dans la premi¨¨re voie de la veine D¨¦sir¨¦e, que trois kilom¨¨tres s¨¦paraient de l'accrochage. Lorsqu'ils parlaient de cette r¨¦gion de la fosse, les mineurs du pays palissaient et baissaient la voix, comme s'ils avaient parl¨¦ de l'enfer; et ils se contentaient le plus souvent de hocher la t¨ºte, en hommes qui pr¨¦f¨¦raient ne point causer de ces profondeurs de braise ardente. A mesure que les galeries s'enfon?aient vers le nord, elles se rapprochaient du Tartaret, elles p¨¦n¨¦traient dans l'incendie int¨¦rieur, qui, l¨¤-haut, calcinait les roches. Les tailles, au point o¨´ l'on en ¨¦tait arriv¨¦, avaient une temp¨¦rature moyenne de quarante-cinq degr¨¦s. On s'y trouvait en pleine cit¨¦ maudite, au milieu des flammes que les passants de la plaine voyaient par les fissures, crachant du soufre et des vapeurs abominables. Catherine, qui avait d¨¦j¨¤ enlev¨¦ sa veste, h¨¦sita, puis ?ta ¨¦galement sa culotte; et, les bras nus, les cuisses nues, la chemise serr¨¦e aux hanches par une corde, comme une blouse, elle se remit ¨¤ rouler. --Tout de m¨ºme, ?a ira mieux, dit-elle ¨¤ voix haute. Dans son ¨¦touffement, il y avait une vague peur. Depuis cinq jours qu'ils travaillaient l¨¤, elle songeait aux contes dont on avait berc¨¦ son enfance, ¨¤ ces herscheuses du temps jadis qui br?laient sous le Tartaret, en punition de choses qu'on n'osait pas r¨¦p¨¦ter. Sans doute, elle ¨¦tait trop grande maintenant pour croire de pareilles b¨ºtises; mais, pourtant, qu'aurait-elle fait, si brusquement elle avait vu sortir du mur une fille rouge comme un po¨ºle, avec des yeux pareils ¨¤ des tisons? Cette id¨¦e redoublait ses sueurs. Au relais, ¨¤ quatre-vingts m¨¨tres de la taille, une autre herscheuse prenait la berline et la roulait ¨¤ quatre-vingts m¨¨tres plus loin, jusqu'au pied du plan inclin¨¦, pour que le receveur l'exp¨¦diat avec celles qui descendaient des voies d'en haut. --Fichtre! tu te mets ¨¤ ton aise, dit cette femme, une maigre veuve de trente ans, quand elle aper?ut Catherine en chemise. Moi je ne peux pas, les galibots du plan m'emb¨ºtent avec leurs salet¨¦s. --Ah bien! r¨¦pliqua la jeune fille, je m'en moque, des hommes! je souffre trop. Elle repartit, poussant une berline vide. Le pis ¨¦tait que, dans cette voie de fond, une autre cause se joignait au voisinage du Tartaret, pour rendre la chaleur insoutenable. On c?toyait d'anciens travaux, une galerie abandonn¨¦e de Gaston-Marie, tr¨¨s profonde, o¨´ un coup de grisou, dix ans plus t?t, avait incendi¨¦ la veine, qui br?lait toujours, derri¨¨re le ?corroi?, le mur d'argile bati l¨¤ et r¨¦par¨¦ continuellement, afin de limiter le d¨¦sastre. Priv¨¦ d'air, le feu aurait d? s'¨¦teindre; mais sans doute des courants inconnus l'avivaient, il s'entretenait depuis dix ann¨¦es, il chauffait l'argile du corroi comme on chauffe les briques d'un four, au point qu'on en recevait au passage la cuisson. Et c'¨¦tait le long de ce muraillement, sur une longueur de plus de cent m¨¨tres, que se faisait le roulage, dans une temp¨¦rature de soixante degr¨¦s. Apr¨¨s deux voyages, Catherine ¨¦touffa de nouveau. Heureusement, la voie ¨¦tait large et commode, dans cette veine D¨¦sir¨¦e, une des plus ¨¦paisses de la r¨¦gion. La couche avait un m¨¨tre quatre-vingt-dix, les ouvriers pouvaient travailler debout. Mais ils auraient pr¨¦f¨¦r¨¦ le travail ¨¤ col tordu, et un peu de fra?cheur. --Ah! ?a, est-ce que tu dors? reprit violemment Chaval, d¨¨s qu'il cessa d'entendre remuer Catherine. Qui est-ce qui m'a fichu une rosse de cette esp¨¨ce? Veux-tu bien emplir ta berline et rouler! Elle ¨¦tait au bas de la taille, appuy¨¦e sur sa pelle; et un malaise l'envahissait, pendant qu'elle les regardait tous d'un air imb¨¦cile, sans ob¨¦ir. Elle les voyait mal, ¨¤ la lueur rougeatre des lampes, enti¨¨rement nus comme des b¨ºtes, si noirs, si encrass¨¦s de sueur et de charbon, que leur nudit¨¦ ne la g¨ºnait pas. C'¨¦tait une besogne obscure, des ¨¦chines de singe qui se tendaient, une vision infernale de membres roussis, s'¨¦puisant au milieu de coups sourds et de g¨¦missements. Mais eux la distinguaient mieux sans doute, car les rivelaines s'arr¨ºt¨¨rent de taper, et ils la plaisant¨¨rent d'avoir ?t¨¦ sa culotte. --Eh! tu vas l'enrhumer, m¨¦fie-toi! --C'est qu'elle a de vraies jambes! Dis donc, Chaval, y en a pour deux! --Oh! faudrait voir. Rel¨¨ve ?a. Plus haut! plus haut! Alors, Chaval, sans se facher de ces rires, retomba sur elle. --?a y est-il, nom de Dieu!... Ah! pour les salet¨¦s, elle est bonne. Elle resterait l¨¤, ¨¤ en entendre jusqu'¨¤ demain. P¨¦niblement, Catherine s'¨¦tait d¨¦cid¨¦e ¨¤ emplir sa berline; puis, elle la poussa. La galerie ¨¦tait trop large pour qu'elle p?t s'arc-bouter aux deux c?t¨¦s des bois, ses pieds nus se tordaient dans les rails, o¨´ ils cherchaient un point d'appui, pendant qu'elle filait avec lenteur, les bras raidis en avant, la taille cass¨¦e. Et, d¨¨s qu'elle longeait le corroi, le supplice du feu recommen?ait, la sueur tombait aussit?t de tout son corps, en gouttes ¨¦normes, comme une pluie d'orage. A peine au tiers du relais, elle ruissela, aveugl¨¦e, souill¨¦e elle aussi d'une boue noire. Sa chemise ¨¦troite, comme tremp¨¦e d'encre, collait ¨¤ sa peau, lui remontait jusqu'aux reins dans le mouvement des cuisses; et elle en ¨¦tait si douloureusement brid¨¦e, qu'il lui fallut lacher encore la besogne. Qu'avait-elle donc, ce jour-l¨¤? Jamais elle ne s'¨¦tait senti ainsi du coton dans les os. ?a devait ¨ºtre un mauvais air. L'a¨¦rage ne se faisait pas, au fond de cette voie ¨¦loign¨¦e. On y respirait toutes sortes de vapeurs qui sortaient du charbon avec un petit bruit bouillonnant de source, si abondantes parfois, que les lampes refusaient de br?ler; sans parler du grisou, dont on ne s'occupait plus, tant la veine en soufflait au nez des ouvriers, d'un bout de la quinzaine ¨¤ l'autre. Elle le connaissait bien, ce mauvais air, cet air mort comme disent les mineurs, en bas de lourds gaz d'asphyxie, en haut des gaz l¨¦gers qui s'allument et foudroient tous les chantiers d'une fosse, des centaines d'hommes, dans un seul coup de tonnerre. Depuis son enfance, elle en avait tellement aval¨¦, qu'elle s'¨¦tonnait de le supporter si mal, les oreilles bourdonnantes, la gorge en feu. N'en pouvant plus, elle ¨¦prouva un besoin d'?ter sa chemise. Cela tournait ¨¤ la torture, ce linge dont les moindres plis la coupaient, la br?laient. Elle r¨¦sista, voulut rouler encore, fut forc¨¦e de se remettre debout. Alors, vivement, en se disant qu'elle se couvrirait au relais, elle enleva tout, la corde, la chemise, si fi¨¦vreuse, qu'elle aurait arrach¨¦ la peau, si elle avait pu. Et, nue maintenant, pitoyable, raval¨¦e au trot de la femelle qu¨ºtant sa vie par la boue des chemins, elle besognait, la croupe barbouill¨¦e de suie, avec de la crotte jusqu'au ventre, ainsi qu'une jument de fiacre. A quatre pattes, elle poussait. Mais un d¨¦sespoir lui vint, elle n'¨¦tait pas soulag¨¦e, d'¨ºtre nue. Quoi ?ter encore? Le bourdonnement de ses oreilles l'assourdissait, il lui semblait sentir un ¨¦tau la serrer aux tempes. Elle tomba sur les genoux. La lampe, cal¨¦e dans le charbon de la berline, lui parut s'¨¦teindre. Seule, l'intention d'en remonter la m¨¨che surnageait, au milieu de ses id¨¦es confuses. Deux fois elle voulut l'examiner, et les deux fois, ¨¤ mesure qu'elle la posait devant elle, par terre, elle la vit palir, comme si elle aussi e?t manqu¨¦ de souffle. Brusquement, la lampe s'¨¦teignit. Alors, tout roula au fond des t¨¦n¨¨bres, une meule tournait dans sa t¨ºte, son coeur d¨¦faillait, s'arr¨ºtait de battre, engourdi ¨¤ son tour par la fatigue immense qui endormait ses membres. Elle s'¨¦tait renvers¨¦e, elle agonisait dans l'air d'asphyxie, au ras du sol. --Je crois, nom de Dieu! qu'elle flane encore, gronda la voix de Chaval. Il ¨¦couta du haut de la taille, n'entendit point le bruit des roues. --Eh! Catherine, sacr¨¦e couleuvre! La voix se perdait au loin, dans la galerie noire, et pas une haleine ne r¨¦pondait. --Veux-tu que j'aille te faire grouiller, moi! Rien ne remuait, toujours le m¨ºme silence de mort. Furieux, il descendit, il courut avec sa lampe, si violemment qu'il faillit buter dans le corps de la herscheuse, qui barrait la voie. B¨¦ant, il la regardait. Qu'avait-elle donc? Ce n'¨¦tait pas une frime au moins, histoire de faire un somme? Mais la lampe, qu'il avait baiss¨¦e pour lui ¨¦clairer la face, mena?a de s'¨¦teindre. Il la releva, la baissa de nouveau, finit par comprendre: ?a devait ¨ºtre un coup de mauvais air. Sa violence ¨¦tait tomb¨¦e, le d¨¦vouement du mineur s'¨¦veillait, en face du camarade en p¨¦ril. D¨¦j¨¤ il criait qu'on lui apportat sa chemise; et il avait saisi ¨¤ pleins bras la fille nue et ¨¦vanouie, il la soulevait le plus haut possible. Quand on lui eut jet¨¦ sur les ¨¦paules leurs v¨ºtements, il partit au pas de course, soutenant d'une main son fardeau, portant les deux lampes de l'autre. Les galeries profondes se d¨¦roulaient, il galopait, prenait ¨¤ droite, prenait ¨¤ gauche, allait chercher la vie dans l'air glac¨¦ de la plaine, que soufflait le ventilateur. Enfin, un bruit de source l'arr¨ºta, le ruissellement d'une infiltration coulant de la roche. Il se trouvait ¨¤ un carrefour d'une grande galerie de roulage, qui desservait autrefois Gaston-Marie. L'a¨¦rage y soufflait en un vent de temp¨ºte, la fra?cheur y ¨¦tait si grande, qu'il fut secou¨¦ d'un frisson, lorsqu'il eut assis par terre, contre les bois, sa ma?tresse toujours sans connaissance, les yeux ferm¨¦s. --Catherine, voyons, nom de Dieu! pas de blague... Tiens-toi un peu que je trempe ?a dans l'eau. Il s'effarait de la voir si molle. Pourtant, il put tremper sa chemise dans la source, et il lui en lava la figure. Elle ¨¦tait comme une morte, enterr¨¦e d¨¦j¨¤ au fond de la terre, avec son corps fluet de fille tardive, o¨´ les formes de la pubert¨¦ h¨¦sitaient encore. Puis, un fr¨¦missement courut sur sa gorge d'enfant, sur son ventre et ses cuisses de petite mis¨¦rable, d¨¦flor¨¦e avant l'age. Elle ouvrit les yeux, elle b¨¦gaya: --J'ai froid. --Ah! j'aime mieux ?a, par exemple! cria Chaval soulag¨¦. Il la rhabilla, glissa ais¨¦ment la chemise, jura de la peine qu'il eut ¨¤ passer la culotte, car elle ne pouvait s'aider beaucoup. Elle restait ¨¦tourdie, ne comprenait pas o¨´ elle se trouvait, ni pourquoi elle ¨¦tait nue. Quand elle se souvint, elle fut honteuse. Comment avait-elle os¨¦ enlever tout! Et elle le questionnait: est-ce qu'on l'avait aper?ue ainsi, sans un mouchoir ¨¤ la taille seulement, pour se cacher? Lui, qui rigolait, inventait des histoires, racontait qu'il venait de l'apporter l¨¤, au milieu de tous les camarades faisant la haie. Quelle id¨¦e aussi d'avoir ¨¦cout¨¦ son conseil et de s'¨ºtre mis le derri¨¨re ¨¤ l'air! Ensuite, il donna sa parole que les camarades ne devaient pas m¨ºme savoir si elle l'avait rond ou carr¨¦, tellement il galopait raide. --Bigre! mais je cr¨¨ve de froid, dit-il en se rhabillant ¨¤ son tour. Jamais elle ne l'avait vu si gentil. D'ordinaire, pour une bonne parole qu'il lui disait, elle empoignait tout de suite deux sottises. Cela aurait ¨¦t¨¦ si bon de vivre d'accord! Une tendresse la p¨¦n¨¦trait, dans l'alanguissement de sa fatigue. Elle lui sourit, elle murmura: --Embrasse-moi. Il l'embrassa, il se coucha pr¨¨s d'elle, en attendant qu'elle p?t marcher. --Vois-tu, reprit-elle, tu avais tort de crier l¨¤-bas, car je n'en pouvais plus, vrai! Dans la taille encore, vous avez moins chaud; mais si tu savais comme on cuit, au fond de la voie! --Bien s?r, r¨¦pondit-il, on serait mieux sous les arbres... Tu as du mal dans ce chantier, ?a, je m'en doute, ma pauvre fille. Elle fut si touch¨¦e de l'entendre en convenir, qu'elle fit la vaillante. --Oh! c'est une mauvaise disposition. Puis, aujourd'hui, l'air est empoisonn¨¦... Mais tu verras, tout ¨¤ l'heure, si je suis une couleuvre. Quand il faut travailler, on travaille, n'est-ce pas? Moi, j'y cr¨¨verais plut?t que de lacher. Il y eut un silence. Lui, la tenait d'un bras ¨¤ la taille, en la serrant contre sa poitrine, pour l'emp¨ºcher d'attraper du mal. Elle, bien qu'elle se sent?t d¨¦j¨¤ la force de retourner au chantier, s'oubliait avec d¨¦lices. --Seulement, continua-t-elle tr¨¨s bas, je voudrais bien que tu fusses plus gentil... Oui, on est si content, quand on s'aime un peu. Et elle se mit ¨¤ pleurer doucement. --Mais je t'aime, cria-t-il, puisque je t'ai prise avec moi. Elle ne r¨¦pondit que d'un hochement de t¨ºte. Souvent, il y avait des hommes qui prenaient des femmes, pour les avoir, en se fichant de leur bonheur ¨¤ elles. Ses larmes coulaient plus chaudes, cela la d¨¦sesp¨¦rait maintenant, de songer ¨¤ la bonne vie qu'elle m¨¨nerait, si elle ¨¦tait tomb¨¦e sur un autre gar?on, dont elle aurait senti toujours le bras pass¨¦ ainsi ¨¤ sa taille. Un autre? et l'image vague de cet autre se dressait dans sa grosse ¨¦motion. Mais c'¨¦tait fini, elle n'avait plus que le d¨¦sir de vivre jusqu'au bout avec celui-l¨¤, s'il voulait seulement ne pas la bousculer si fort. --Alors, dit-elle, tache donc d'¨ºtre comme ?a de temps en temps. Des sanglots lui coup¨¨rent la parole, et il l'embrassa de nouveau. --Es-tu b¨ºte!... Tiens! je jure d'¨ºtre gentil. On n'est pas plus m¨¦chant qu'un autre, va! Elle le regardait, elle recommen?ait ¨¤ sourire dans ses larmes. Peut-¨ºtre qu'il avait raison, on n'en rencontrait gu¨¨re, des femmes heureuses. Puis, bien qu'elle se d¨¦fiat de son serment, elle s'abandonnait ¨¤ la joie de le voir aimable. Mon Dieu! si cela avait pu durer! Tous deux s'¨¦taient repris; et, comme ils se serraient d'une longue ¨¦treinte, des pas les firent se mettre debout. Trois camarades, qui les avaient vus passer, arrivaient pour savoir. On repartit ensemble. Il ¨¦tait pr¨¨s de dix heures, et l'on d¨¦jeuna dans un coin frais, avant de se remettre ¨¤ suer au fond de la taille. Mais ils achevaient la double tartine de leur briquet, ils allaient boire une gorg¨¦e de caf¨¦ ¨¤ leur gourde, lorsqu'une rumeur, venue des chantiers lointains, les inqui¨¦ta. Quoi donc? ¨¦tait-ce un accident encore? Ils se lev¨¨rent, ils coururent. Des haveurs, des herscheuses, des galibots les croisaient ¨¤ chaque instant; et aucun ne savait, tous criaient, ?a devait ¨ºtre un grand malheur. Peu ¨¤ peu, la mine enti¨¨re s'effarait, des ombres affol¨¦es d¨¦bouchaient des galeries, les lanternes dansaient, filaient dans les t¨¦n¨¨bres. O¨´ ¨¦tait-ce? pourquoi ne le disait-on pas? Tout d'un coup, un porion passa en criant: --On coupe les cables! on coupe les cables! Alors, la panique souffla. Ce fut un galop furieux au travers des voies obscures. Les t¨ºtes se perdaient. A propos de quoi coupait-on les cables? et qui les coupait, lorsque les hommes ¨¦taient au fond? Cela paraissait monstrueux. Mais la voix d'un autre porion ¨¦clata, puis se perdit. --Ceux de Montsou coupent les cables! Que tout le monde sorte! Quand il eut compris, Chaval arr¨ºta net Catherine. L'id¨¦e qu'il rencontrerait l¨¤-haut ceux de Montsou, s'il sortait, lui engourdissait les jambes. Elle ¨¦tait donc venue, cette bande qu'il croyait aux mains des gendarmes! Un instant, il songea ¨¤ rebrousser chemin et ¨¤ remonter par Gaston-Marie; mais la manoeuvre ne s'y faisait plus. Il jurait, h¨¦sitant, cachant sa peur, r¨¦p¨¦tant que c'¨¦tait b¨ºte de courir comme ?a. On n'allait pas les laisser au fond, peut-¨ºtre! La voix du porion retentit de nouveau, se rapprocha. --Que tout le monde sorte! Aux ¨¦chelles! aux ¨¦chelles! Et Chaval fut emport¨¦ avec les camarades. Il bouscula Catherine, il l'accusa de ne pas courir assez fort. Elle voulait donc qu'ils restassent seuls dans la fosse, ¨¤ crever de faim? car les brigands de Montsou ¨¦taient capables de casser les ¨¦chelles, sans attendre que le monde f?t sorti. Cette supposition abominable acheva de les d¨¦traquer tous, il n'y eut plus, le long des galeries, qu'une d¨¦bandade enrag¨¦e, une course de fous ¨¤ qui arriverait le premier, pour remonter avant les autres. Des hommes criaient que les ¨¦chelles ¨¦taient cass¨¦es, que personne ne sortirait. Et, quand ils commenc¨¨rent ¨¤ d¨¦boucher par groupes ¨¦pouvant¨¦s dans la salle d'accrochage, ce fut un v¨¦ritable engouffrement: ils se jetaient vers le puits, ils s'¨¦crasaient ¨¤ l'¨¦troite porte du goyot des ¨¦chelles; tandis qu'un vieux palefrenier, qui venait prudemment de faire rentrer les chevaux ¨¤ l'¨¦curie, les regardait d'un air de d¨¦daigneuse insouciance, habitu¨¦ aux nuits pass¨¦es dans la fosse, certain qu'on le tirerait toujours de l¨¤. --Nom de Dieu! veux-tu monter devant moi! dit Chaval ¨¤ Catherine. Au moins, je te tiendrai, si tu tombes. Ahurie, suffoqu¨¦e par cette course de trois kilom¨¨tres qui l'avait encore une fois tremp¨¦e de sueur, elle s'abandonnait, sans comprendre, aux remous de la foule. Alors, il la tira par le bras, ¨¤ le lui briser; et elle jeta une plainte, ses larmes jaillirent: d¨¦j¨¤ il oubliait son serment, jamais elle ne serait heureuse. --Passe donc! hurla-t-il. Mais il lui faisait trop peur. Si elle montait devant lui, tout le temps il la brutaliserait. Aussi r¨¦sistait-elle, pendant que le flot ¨¦perdu des camarades les repoussait de c?t¨¦. Les filtrations du puits tombaient ¨¤ grosses gouttes, et le plancher de l'accrochage, ¨¦branl¨¦ par le pi¨¦tinement, tremblait au-dessus du bougnou, du puisard vaseux, profond de dix m¨¨tres. Justement, c'¨¦tait ¨¤ Jean-Bart, deux ans plus t?t, qu'un terrible accident, la rupture d'un cable, avait culbut¨¦ la cage au fond du bougnou, dans lequel deux hommes s'¨¦taient noy¨¦s. Et tous y songeaient, on allait tous y rester, si l'on s'entassait sur les planches. --Sacr¨¦e t¨ºte de pioche! cria Chaval, cr¨¨ve donc, je serai d¨¦barrass¨¦! Il monta, et elle le suivit. Du fond au jour, il y avait cent deux ¨¦chelles, d'environ sept m¨¨tres, pos¨¦es chacune sur un ¨¦troit palier qui tenait la largeur du goyot, et dans lequel un trou carr¨¦ permettait ¨¤ peine le passage des ¨¦paules. C'¨¦tait comme une chemin¨¦e plate, de sept cents m¨¨tres de hauteur, entre la paroi du puits et la cloison du compartiment d'extraction, un boyau humide, noir et sans fin, o¨´ les ¨¦chelles se superposaient, presque droites, par ¨¦tages r¨¦guliers. Il fallait vingt-cinq minutes ¨¤ un homme solide pour gravir cette colonne g¨¦ante. D'ailleurs, le goyot ne servait plus que dans les cas de catastrophe. Catherine, d'abord, monta gaillardement. Ses pieds nus ¨¦taient faits ¨¤ l'escaillage tranchant des voies et ne souffraient pas des ¨¦chelons carr¨¦s, recouverts d'une tringle de fer, qui emp¨ºchait l'usure. Ses mains, durcies par le roulage, empoignaient sans fatigue les montants, trop gros pour elles. Et m¨ºme cela l'occupait, la sortait de son chagrin, cette mont¨¦e impr¨¦vue, ce long serpent d'hommes se coulant, se hissant, trois par ¨¦chelle, si bien que la t¨ºte d¨¦boucherait au jour, lorsque la queue tra?nerait encore sur le bougnou. On n'en ¨¦tait pas l¨¤, les premiers devaient se trouver ¨¤ peine au tiers du puits. Personne ne parlait plus, seuls les pieds roulaient avec un bruit sourd; tandis que les lampes, pareilles ¨¤ des ¨¦toiles voyageuses, s'espa?aient de bas en haut, en une ligne toujours grandissante. Derri¨¨re elle, Catherine entendit un galibot compter les ¨¦chelles. Cela lui donna l'id¨¦e de les compter aussi. On en avait d¨¦j¨¤ mont¨¦ quinze, et l'on arrivait ¨¤ un accrochage. Mais, au m¨ºme instant, elle se heurta dans les jambes de Chaval. Il jura, en lui criant de faire attention. De proche en proche, toute la colonne s'arr¨ºtait, s'immobilisait. Quoi donc? que se passait-il? et chacun retrouvait sa voix pour questionner et s'¨¦pouvanter. L'angoisse augmentait depuis le fond, l'inconnu de l¨¤-haut les ¨¦tranglait davantage, ¨¤ mesure qu'ils se rapprochaient du jour. Quelqu'un annon?a qu'il fallait redescendre, que les ¨¦chelles ¨¦taient cass¨¦es. C'¨¦tait la pr¨¦occupation de tous, la peur de se trouver dans le vide. Une autre explication descendit de bouche en bouche, l'accident d'un haveur gliss¨¦ d'un ¨¦chelon. On ne savait au juste, des cris emp¨ºchaient d'entendre, est-ce qu'on allait coucher l¨¤? Enfin, sans qu'on f?t mieux renseign¨¦, la mont¨¦e reprit, du m¨ºme mouvement lent et p¨¦nible, au milieu du roulement des pieds et de la danse des lampes. Ce serait pour plus haut, bien s?r, les ¨¦chelles cass¨¦es. A la trente-deuxi¨¨me ¨¦chelle, comme on d¨¦passait un troisi¨¨me accrochage, Catherine sentit ses jambes et ses bras se raidir. D'abord, elle avait ¨¦prouv¨¦ ¨¤ la peau des picotements l¨¦gers. Maintenant, elle perdait la sensation du fer et du bois, sous les pieds et dans les mains. Une douleur vague, peu ¨¤ peu cuisante, lui chauffait les muscles. Et, dans l'¨¦tourdissement qui l'envahissait, elle se rappelait les histoires du grand-p¨¨re Bonnemort, du temps qu'il n'y avait pas de goyot et que des gamines de dix ans sortaient le charbon sur leurs ¨¦paules, le long des ¨¦chelles plant¨¦es ¨¤ nu; si bien que, lorsqu'une d'elles glissait, ou que simplement un morceau de houille d¨¦boulait d'un panier, trois ou quatre enfants d¨¦gringolaient du coup, la t¨ºte en bas. Les crampes de ses membres devenaient insupportables, jamais elle n'irait au bout. De nouveaux arr¨ºts lui permirent de respirer. Mais la terreur qui, chaque fois, soufflait d'en haut, achevait de l'¨¦tourdir. Au-dessus et au-dessous d'elle, les respirations s'embarrassaient, un vertige se d¨¦gageait de cette ascension interminable, dont la naus¨¦e la secouait avec les autres. Elle suffoquait, ivre de t¨¦n¨¨bres, exasp¨¦r¨¦e de l'¨¦crasement des parois contre sa chair. Et elle frissonnait aussi de l'humidit¨¦, le corps en sueur sous les grosses gouttes qui la trempaient. On approchait du niveau, la pluie battait si fort, qu'elle mena?ait d'¨¦teindre les lampes. Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de r¨¦ponse. Que fichait-elle l¨¤-dessous, est-ce qu'elle avait laiss¨¦ tomber sa langue? Elle pouvait bien lui dire si elle tenait bon. On montait depuis une demi-heure; mais si lourdement, qu'il en ¨¦tait seulement ¨¤ la cinquante-neuvi¨¨me ¨¦chelle. Encore quarante-trois. Catherine finit par b¨¦gayer qu'elle tenait bon tout de m¨ºme. Il l'aurait trait¨¦e de couleuvre, si elle avait avou¨¦ sa lassitude. Le fer des ¨¦chelons devait lui entamer les pieds, il lui semblait qu'on la sciait l¨¤, jusqu'¨¤ l'os. Apr¨¨s chaque brass¨¦e, elle s'attendait ¨¤ voir ses mains lacher les montants, pel¨¦es et roidies au point de ne pouvoir fermer les doigts; et elle croyait tomber en arri¨¨re, les ¨¦paules arrach¨¦es, les cuisses d¨¦manch¨¦es, dans leur continuel effort. C'¨¦tait surtout du peu de pente des ¨¦chelles qu'elle souffrait, de cette plantation presque droite, qui l'obligeait de se hisser ¨¤ la force des poignets, le ventre coll¨¦ contre le bois. L'essoufflement des haleines ¨¤ pr¨¦sent couvrait le roulement des pas, un rale ¨¦norme, d¨¦cupl¨¦ par la cloison du goyot, s'¨¦levait du fond, expirait au jour. Il y eut un g¨¦missement, des mots coururent, un galibot venait de s'ouvrir le crane ¨¤ l'ar¨ºte d'un palier. Et Catherine montait. On d¨¦passa le niveau. La pluie avait cess¨¦, un brouillard alourdissait l'air de cave, empoisonn¨¦ d'une odeur de vieux fers et de bois humide. Machinalement, elle s'obstinait tout bas ¨¤ compter: quatre-vingt-une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois; encore dix-neuf. Ces chiffres, r¨¦p¨¦t¨¦s, la soutenaient seuls de leur balancement rythmique. Elle n'avait plus conscience de ses mouvements. Quand elle levait les yeux, les lampes tournoyaient en spirale. Son sang coulait, elle se sentait mourir, le moindre souffle allait la pr¨¦cipiter. Le pis ¨¦tait que ceux d'en bas poussaient maintenant, et que la colonne enti¨¨re se ruait, c¨¦dant ¨¤ la col¨¨re croissante de sa fatigue, au besoin furieux de revoir le soleil. Des camarades, les premiers, ¨¦taient sortis; il n'y avait donc pas d'¨¦chelles cass¨¦es; mais l'id¨¦e qu'on pouvait en casser encore, pour emp¨ºcher les derniers de sortir, lorsque d'autres respiraient d¨¦j¨¤ l¨¤-haut, achevait de les rendre fous. Et, comme un nouvel arr¨ºt se produisait, des jurons ¨¦clat¨¨rent, tous continu¨¨rent ¨¤ monter, se bousculant, passant sur les corps, ¨¤ qui arriverait quand m¨ºme. Alors, Catherine tomba. Elle avait cri¨¦ le nom de Chaval, dans un appel d¨¦sesp¨¦r¨¦. Il n'entendit pas, il se battait, il enfon?ait les c?tes d'un camarade, ¨¤ coups de talon, pour ¨ºtre avant lui. Elle fut roul¨¦e, pi¨¦tin¨¦e. Dans son ¨¦vanouissement, elle r¨ºvait: il lui semblait qu'elle ¨¦tait une des petites herscheuses de jadis, et qu'un morceau de charbon, gliss¨¦ d'un panier, au-dessus d'elle, venait de la jeter en bas du puits, ainsi qu'un moineau atteint d'un caillou. Cinq ¨¦chelles seulement restaient ¨¤ gravir, on avait mis pr¨¨s d'une heure. Jamais elle ne sut comment elle ¨¦tait arriv¨¦e au jour, port¨¦e par des ¨¦paules, maintenue par l'¨¦tranglement du goyot. Brusquement, elle se trouva dans un ¨¦blouissement de soleil, au milieu d'une foule hurlante qui la huait. III D¨¨s le matin, avant le jour, un fr¨¦missement avait agit¨¦ les corons, ce fr¨¦missement qui s'enflait ¨¤ cette heure par les chemins, dans la campagne enti¨¨re. Mais le d¨¦part convenu n'avait pu avoir lieu, une nouvelle se r¨¦pandait, des dragons et des gendarmes battaient la plaine. On racontait qu'ils ¨¦taient arriv¨¦s de Douai pendant la nuit, on accusait Rasseneur d'avoir vendu les camarades, en pr¨¦venant M. Hennebeau; m¨ºme une herscheuse jurait qu'elle avait vu passer le domestique, qui portait la d¨¦p¨ºche au t¨¦l¨¦graphe. Les mineurs serraient les poings, guettaient les soldats, derri¨¨re leurs persiennes, ¨¤ la clart¨¦ pale du petit jour. Vers sept heures et demie, comme le soleil se levait, un autre bruit circula, rassurant les impatients. C'¨¦tait une fausse alerte, une simple promenade militaire, ainsi que le g¨¦n¨¦ral en ordonnait parfois depuis la gr¨¨ve, sur le d¨¦sir du pr¨¦fet de Lille. Les gr¨¦vistes ex¨¦craient ce fonctionnaire, auquel ils reprochaient de les avoir tromp¨¦s par la promesse d'une intervention conciliante, qui se bornait, tous les huit jours, ¨¤ faire d¨¦filer des troupes dans Montsou, pour les tenir en respect. Aussi, lorsque les dragons et les gendarmes reprirent tranquillement le chemin de Marchiennes, apr¨¨s s'¨ºtre content¨¦s d'assourdir les corons du trot de leurs chevaux sur la terre dure, les mineurs se moqu¨¨rent-ils de cet innocent de pr¨¦fet, avec ses soldats qui tournaient les talons, quand les choses allaient chauffer. Jusqu'¨¤ neuf heures, ils se firent du bon sang, l'air paisible, devant les maisons, tandis qu'ils suivaient des yeux, sur le pav¨¦, les dos d¨¦bonnaires des derniers gendarmes. Au fond de leurs grands lits, les bourgeois de Montsou dormaient encore, la t¨ºte dans la plume. A la Direction, on venait de voir madame Hennebeau partir en voiture, laissant M. Hennebeau au travail sans doute, car l'h?tel, clos et muet, semblait mort. Aucune fosse ne se trouvait gard¨¦e militairement, c'¨¦tait l'impr¨¦voyance fatale ¨¤ l'heure du danger, la b¨ºtise naturelle des catastrophes, tout ce qu'un gouvernement peut commettre de fautes, d¨¨s qu'il s'agit d'avoir l'intelligence des faits. Et neuf heures sonnaient, lorsque les charbonniers prirent enfin la route de Vandame, pour se rendre au rendez-vous d¨¦cid¨¦ la veille, dans la for¨ºt. D'ailleurs, ¨¦tienne comprit tout de suite qu'il n'aurait point, l¨¤-bas, ¨¤ Jean-Bart, les trois mille camarades sur lesquels il comptait. Beaucoup croyaient la manifestation remise, et le pis ¨¦tait que deux ou trois bandes, d¨¦j¨¤ en chemin, allaient compromettre la cause, s'il ne se mettait pas quand m¨ºme ¨¤ leur t¨ºte. Pr¨¨s d'une centaine, partis avant le jour, avaient d? se r¨¦fugier sous les h¨ºtres de la for¨ºt, en attendant les autres. Souvarine, que le jeune homme monta consulter, haussa les ¨¦paules: dix gaillards r¨¦solus faisaient plus de besogne qu'une foule; et il se replongea dans un livre ouvert devant lui, il refusa d'en ¨ºtre. Cela mena?ait de tourner encore au sentiment, lorsqu'il aurait suffi de br?ler Montsou, ce qui ¨¦tait tr¨¨s simple. Comme ¨¦tienne sortait par l'all¨¦e de la maison, il aper?ut Rasseneur assis devant la chemin¨¦e de fonte, tr¨¨s pale, tandis que sa femme, grandie dans son ¨¦ternelle robe noire, l'invectivait en paroles tranchantes et polies. Maheu fut d'avis qu'on devait tenir sa parole. Un pareil rendez-vous ¨¦tait sacr¨¦. Cependant, la nuit avait calm¨¦ leur fi¨¨vre ¨¤ tous; lui, maintenant, craignait un malheur; et il expliquait que leur devoir ¨¦tait de se trouver l¨¤-bas, pour maintenir les camarades dans le bon droit. La Maheude approuva d'un signe. ¨¦tienne r¨¦p¨¦tait avec complaisance qu'il fallait agir r¨¦volutionnairement, sans attenter ¨¤ la vie des personnes. Avant de partir, il refusa sa part d'un pain, qu'on lui avait donn¨¦ la veille, avec une bouteille de geni¨¨vre; mais il but coup sur coup trois petits verres, histoire simplement de combattre le froid; m¨ºme il en emporta une gourde pleine. Alzire garderait les enfants. Le vieux Bonnemort, les jambes malades d'avoir trop couru la veille, ¨¦tait rest¨¦ au lit. On ne s'en alla point ensemble, par prudence. Depuis longtemps, Jeanlin avait disparu. Maheu et la Maheude fil¨¨rent de leur c?t¨¦, obliquant vers Montsou, tandis qu'¨¦tienne se dirigea vers la for¨ºt, o¨´ il voulait rejoindre les camarades. En route, il rattrapa une bande de femmes, parmi lesquelles il reconnut la Br?l¨¦ et la Levaque: elles mangeaient en marchant des chataignes que la Mouquette avait apport¨¦es, elles en avalaient les pelures pour que ?a leur t?nt davantage ¨¤ l'estomac. Mais, dans la for¨ºt, il ne trouva personne, les camarades d¨¦j¨¤ ¨¦taient ¨¤ Jean-Bart. Alors, il prit sa course, il arriva devant la fosse, au moment o¨´ Levaque et une centaine d'autres p¨¦n¨¦traient sur le carreau. De partout, des mineurs d¨¦bouchaient, les Maheu par la grande route, les femmes ¨¤ travers champs, tous d¨¦band¨¦s, sans chefs, sans armes, coulant naturellement l¨¤, ainsi qu'une eau d¨¦bord¨¦e qui suit les pentes. ¨¦tienne aper?ut Jeanlin, grimp¨¦ sur une passerelle, install¨¦ comme au spectacle. Il courut plus fort, il entra avec les premiers. On ¨¦tait ¨¤ peine trois cents. Il y eut une h¨¦sitation, lorsque Deneulin se montra en haut de l'escalier qui conduisait ¨¤ la recette. --Que voulez-vous? demanda-t-il d'une voix forte. Apr¨¨s avoir vu dispara?tre la cal¨¨che, d'o¨´ ses filles lui riaient encore, il ¨¦tait revenu ¨¤ la fosse, repris d'une vague inqui¨¦tude. Tout pourtant s'y trouvait en bon ordre, la descente avait eu lieu, l'extraction fonctionnait, et il se rassurait de nouveau, il causait avec le ma?tre-porion, lorsqu'on lui avait signal¨¦ l'approche des gr¨¦vistes. Vivement, il s'¨¦tait post¨¦ ¨¤ une fen¨ºtre du criblage; et, devant ce flot grossissant qui envahissait le carreau, il avait eu la conscience imm¨¦diate de son impuissance. Comment d¨¦fendre ces batiments ouverts de toutes parts? A peine aurait-il pu grouper une vingtaine de ses ouvriers autour de lui. Il ¨¦tait perdu. --Que voulez-vous? r¨¦p¨¦ta-t-il, bl¨ºme de col¨¨re rentr¨¦e, faisant un effort pour accepter courageusement son d¨¦sastre. Il y eut des pouss¨¦es et des grondements dans la foule. ¨¦tienne finit par se d¨¦tacher, en disant: --Monsieur, nous ne venons pas vous faire du mal. Mais il faut que le travail cesse partout. Deneulin le traita carr¨¦ment d'imb¨¦cile. --Est-ce que vous croyez que vous allez me faire du bien, si vous arr¨ºtez le travail chez moi? C'est comme si vous me tiriez un coup de fusil dans le dos, ¨¤ bout portant... Oui, mes hommes sont au fond, et ils ne remonteront pas, ou il faudra que vous m'assassiniez d'abord! Cette rudesse de parole souleva une clameur. Maheu dut retenir Levaque, qui se pr¨¦cipitait, mena?ant, pendant qu'¨¦tienne parlementait toujours, cherchant ¨¤ convaincre Deneulin de la l¨¦gitimit¨¦ de leur action r¨¦volutionnaire. Mais celui-ci r¨¦pondait par le droit au travail. D'ailleurs, il refusait de discuter ces b¨ºtises, il voulait ¨ºtre le ma?tre chez lui. Son seul remords ¨¦tait de n'avoir pas l¨¤ quatre gendarmes pour balayer cette canaille. --Parfaitement, c'est ma faute, je m¨¦rite ce qui m'arrive. Avec des gaillards de votre esp¨¨ce, il n'y a que la force. C'est comme le gouvernement qui s'imagine vous acheter par des concessions. Vous le flanquerez ¨¤ bas, voil¨¤ tout, quand il vous aura fourni des armes. ¨¦tienne, fr¨¦missant, se contenait encore. Il baissa la voix. --Je vous en prie, monsieur, donnez l'ordre qu'on remonte vos ouvriers. Je ne r¨¦ponds pas d'¨ºtre ma?tre de mes camarades. Vous pouvez ¨¦viter un malheur. --Non, fichez-moi la paix! Est-ce que je vous connais? Vous n'¨ºtes pas de mon exploitation, vous n'avez rien ¨¤ d¨¦battre avec moi... Il n'y a que des brigands qui courent ainsi la campagne pour piller les maisons. Des vocif¨¦rations maintenant couvraient sa voix, les femmes surtout l'insultaient. Et lui, continuant ¨¤ leur tenir t¨ºte, ¨¦prouvait un soulagement, dans cette franchise qui vidait son coeur d'autoritaire. Puisque c'¨¦tait la ruine de toute fa?on, il trouvait laches les platitudes inutiles. Mais leur nombre augmentait toujours, pr¨¨s de cinq cents d¨¦j¨¤ se ruaient vers la porte, et il allait se faire ¨¦charper, lorsque son ma?tre-porion le tira violemment en arri¨¨re. --De grace, Monsieur!... ?a va ¨ºtre un massacre. A quoi bon faire tuer des hommes pour rien? Il se d¨¦battait, il protesta, dans un dernier cri, jet¨¦ ¨¤ la foule. --Tas de bandits, vous verrez ?a, quand nous serons redevenus les plus forts! On l'emmenait, une bousculade venait de jeter les premiers de la bande contre l'escalier, dont la rampe fut tordue. C'¨¦taient les femmes qui poussaient, glapissantes, excitant les hommes. La porte c¨¦da tout de suite, une porte sans serrure, ferm¨¦e simplement au loquet. Mais l'escalier ¨¦tait trop ¨¦troit, la cohue, ¨¦cras¨¦e, n'aurait pu entrer de longtemps, si la queue des assi¨¦geants n'avait pris le parti de passer par les autres ouvertures. Alors, il en d¨¦borda de tous c?t¨¦s, de la baraque, du criblage, du batiment des chaudi¨¨res. En moins de cinq minutes, la fosse enti¨¨re leur appartint, ils en battaient les trois ¨¦tages, au milieu d'une fureur de gestes et de cris, emport¨¦s dans l'¨¦lan de leur victoire sur ce patron qui r¨¦sistait. Maheu, effray¨¦, s'¨¦tait ¨¦lanc¨¦ un des premiers, en disant ¨¤ ¨¦tienne: --Faut pas qu'ils le tuent! Celui-ci courait d¨¦j¨¤; puis, quand il eut compris que Deneulin s'¨¦tait barricad¨¦ dans la chambre des porions, il r¨¦pondit: --Apr¨¨s? est-ce que ce serait de notre faute? Un enrag¨¦ pareil! Cependant, il ¨¦tait plein d'inqui¨¦tude, trop calme encore pour c¨¦der ¨¤ ce coup de col¨¨re. Il souffrait aussi dans son orgueil de chef, en voyant la bande ¨¦chapper ¨¤ son autorit¨¦, s'enrager en dehors de la froide ex¨¦cution des volont¨¦s du peuple, telle qu'il l'avait pr¨¦vue. Vainement, il r¨¦clamait du sang-froid, il criait qu'on ne devait pas donner raison ¨¤ leurs ennemis, par des actes de destruction inutile. --Aux chaudi¨¨res! hurlait la Br?l¨¦. ¨¦teignons les feux! Levaque, qui avait trouv¨¦ une lime, l'agitait comme un poignard, dominant le tumulte d'un cri terrible: --Coupons les cables! coupons les cables! Tous le r¨¦p¨¦t¨¨rent bient?t, seuls, ¨¦tienne et Maheu continuaient ¨¤ protester, ¨¦tourdis, parlant dans le tumulte, sans obtenir le silence. Enfin, le premier put dire: --Mais il y a des hommes au fond, camarades! Le vacarme redoubla, des voix partaient de toutes parts. --Tant pis! fallait pas descendre!... C'est bien fait pour les tra?tres!... Oui, oui, qu'ils y restent!... Et puis, ils ont les ¨¦chelles! Alors, quand cette id¨¦e des ¨¦chelles les eut fait s'ent¨ºter davantage, ¨¦tienne comprit qu'il devait c¨¦der. Dans la crainte d'un plus grand d¨¦sastre, il se pr¨¦cipita vers la machine, voulant au moins remonter les cages, pour que les cables, sci¨¦s au-dessus du puits, ne pussent les broyer de leur poids ¨¦norme, en tombant sur elles. Le machineur avait disparu, ainsi que les quelques ouvriers du jour; et il s'empara de la barre de mise en train, il manoeuvra, pendant que Levaque et deux autres grimpaient ¨¤ la charpente de fonte, qui supportait les molettes. Les cages ¨¦taient ¨¤ peine fix¨¦es sur les verrous, qu'on entendit le bruit strident de la lime mordant l'acier. Il se fit un grand silence, ce bruit sembla emplir la fosse enti¨¨re, tous levaient la t¨ºte, regardaient, ¨¦coutaient, saisis d'¨¦motion. Au premier rang, Maheu se sentait gagner d'une joie farouche, comme si les dents de la lime les eussent d¨¦livr¨¦s du malheur, en mangeant le cable d'un de ces trous de mis¨¨re, o¨´ l'on ne descendrait plus. Mais la Br?l¨¦ avait disparu par l'escalier de la baraque, en hurlant toujours: --Faut renverser les feux! aux chaudi¨¨res! aux chaudi¨¨res! Des femmes la suivaient. La Maheude se hata pour les emp¨ºcher de tout casser, de m¨ºme que son homme avait voulu raisonner les camarades. Elle ¨¦tait la plus calme, on pouvait exiger son droit, sans faire du d¨¦gat chez le monde. Lorsqu'elle entra dans le batiment des chaudi¨¨res, les femmes en chassaient d¨¦j¨¤ les deux chauffeurs, et la Br?l¨¦, arm¨¦e d'une grande pelle, accroupie devant un des foyers, le vidait violemment, jetait le charbon incandescent sur le carreau de briques, o¨´ il continuait ¨¤ br?ler avec une fum¨¦e noire. Il y avait dix foyers pour les cinq g¨¦n¨¦rateurs. Bient?t, les femmes s'y acharn¨¨rent, la Levaque manoeuvrant sa pelle des deux mains, la Mouquette se retroussant jusqu'aux cuisses afin de ne pas s'allumer, toutes sanglantes dans le reflet d'incendie, suantes et ¨¦chevel¨¦es de cette cuisine de sabbat. Les tas de houille montaient, la chaleur ardente ger?ait le plafond de la vaste salle. --Assez donc! cria la Maheude. La cambuse flambe. --Tant mieux! r¨¦pondit la Br?l¨¦. Ce sera de la besogne faite... Ah! nom de Dieu! je disais bien que je leur ferais payer la mort de mon homme! A ce moment, on entendit la voix aigu? de Jeanlin. --Attention! je vas ¨¦teindre, moi! je lache tout! Entr¨¦ un des premiers, il avait gambill¨¦ au travers de la cohue, enchant¨¦ de cette bagarre, cherchant ce qu'il pourrait faire de mal; et l'id¨¦e lui ¨¦tait venue de tourner les robinets de d¨¦charge, pour lacher la vapeur. Les jets partirent avec la violence de coups de feu, les cinq chaudi¨¨res se vid¨¨rent d'un souffle de temp¨ºte, sifflant dans un tel grondement de foudre, que les oreilles en saignaient. Tout avait disparu au milieu de la vapeur, le charbon palissait, les femmes n'¨¦taient plus que des ombres aux gestes cass¨¦s. Seul, l'enfant apparaissait, mont¨¦ sur la galerie, derri¨¨re les tourbillons de bu¨¦e blanche, l'air ravi, la bouche fendue par la joie d'avoir d¨¦cha?n¨¦ cet ouragan. Cela dura pr¨¨s d'un quart d'heure. On avait lanc¨¦ quelques seaux d'eau sur les tas, pour achever de les ¨¦teindre: toute menace d'incendie ¨¦tait ¨¦cart¨¦e. Mais la col¨¨re de la foule ne tombait pas, fouett¨¦e au contraire. Des hommes descendaient avec des marteaux, les femmes elles-m¨ºmes s'armaient de barres de fer; et l'on parlait de crever les g¨¦n¨¦rateurs, de briser les machines, de d¨¦molir la fosse. ¨¦tienne, pr¨¦venu, se hata d'accourir avec Maheu. Lui-m¨ºme se grisait, emport¨¦ dans cette fi¨¨vre chaude de revanche. Il luttait pourtant, il les conjurait d'¨ºtre calmes, maintenant que les cables coup¨¦s, les feux ¨¦teints, les chaudi¨¨res vid¨¦es rendaient le travail impossible. On ne l'¨¦coutait toujours pas, il allait ¨ºtre d¨¦bord¨¦ de nouveau, lorsque des hu¨¦es s'¨¦lev¨¨rent dehors, ¨¤ une petite porte basse, o¨´ d¨¦bouchait le goyot des ¨¦chelles. --A bas les tra?tres!... Oh! les sales gueules de laches!... A bas! ¨¤ bas! C'¨¦tait la sortie des ouvriers du fond qui commen?ait. Les premiers, aveugl¨¦s par le grand jour, restaient l¨¤, ¨¤ battre des paupi¨¨res. Puis, ils d¨¦fil¨¨rent, tachant de gagner la route et de fuir. --A bas les laches! ¨¤ bas les faux fr¨¨res! Toute la bande des gr¨¦vistes ¨¦tait accourue. En moins de trois minutes, il ne resta pas un homme dans les batiments, les cinq cents de Montsou se rang¨¨rent sur deux files, pour forcer ¨¤ passer entre cette double haie ceux de Vandame qui avaient eu la tra?trise de descendre. Et, ¨¤ chaque nouveau mineur apparaissant sur la porte du goyot, avec les v¨ºtements en loques et la boue noire du travail, les hu¨¦es redoublaient, des blagues f¨¦roces l'accueillaient: oh! celui-l¨¤, trois pouces de jambes, et le cul tout de suite! et celui-ci, le nez mang¨¦ par les garces du Volcan! et cet autre, dont les yeux pissaient de la cire ¨¤ fournir dix cath¨¦drales! et cet autre, le grand sans fesses, long comme un car¨ºme! Une herscheuse qui d¨¦boula, ¨¦norme, la gorge dans le ventre et le ventre dans le derri¨¨re, souleva un rire furieux. On voulait toucher, les plaisanteries s'aggravaient, tournaient ¨¤ la cruaut¨¦, des coups de poing allaient pleuvoir; pendant que le d¨¦fil¨¦ des pauvres diables continuait, grelottants, silencieux sous les injures, attendant les coups d'un regard oblique, heureux quand ils pouvaient enfin galoper hors de la fosse. --Ah ?¨¤! combien sont-ils, l¨¤-dedans? demanda ¨¦tienne. Il s'¨¦tonnait d'en voir sortir toujours, il s'irritait ¨¤ l'id¨¦e qu'il ne s'agissait pas de quelques ouvriers, press¨¦s par la faim, terroris¨¦s par les porions. On lui avait donc menti, dans la for¨ºt? presque tout Jean-Bart ¨¦tait descendu. Mais un cri lui ¨¦chappa, il se pr¨¦cipita, en apercevant Chaval debout sur le seuil. --Nom de Dieu! c'est ¨¤ ce rendez-vous que tu nous fais venir? Des impr¨¦cations ¨¦clataient, il y eut une pouss¨¦e pour se jeter sur le tra?tre. Eh quoi! il avait jur¨¦ avec eux, la veille, et on le trouvait au fond, en compagnie des autres? C'¨¦tait donc pour se foutre du monde! --Enlevez-le! au puits! au puits! Chaval, bl¨ºme de peur, b¨¦gayait, cherchait ¨¤ s'expliquer. Mais ¨¦tienne lui coupait la parole, hors de lui, pris de la fureur de la bande. --Tu as voulu en ¨ºtre, tu en seras... Allons! en marche, bougre de mufle! Une autre clameur couvrit sa voix. Catherine, ¨¤ son tour, venait de para?tre, ¨¦blouie dans le clair soleil, effar¨¦e de tomber au milieu de ces sauvages. Et, les jambes cass¨¦es des cent deux ¨¦chelles, les paumes saignantes, elle soufflait, lorsque la Maheude, en la voyant, s'¨¦lan?a, la main haute. --Ah! salope, toi aussi!... Quand ta m¨¨re cr¨¨ve de faim, tu la trahis pour ton maquereau! Maheu retint le bras, emp¨ºcha la gifle. Mais il secouait sa fille, il s'enrageait comme sa femme ¨¤ lui reprocher sa conduite, tous les deux perdant la t¨ºte, criant plus fort que les camarades. La vue de Catherine avait achev¨¦ d'exasp¨¦rer ¨¦tienne. Il r¨¦p¨¦tait: --En route! aux autres fosses! et tu viens avec nous, sale cochon! Chaval eut ¨¤ peine le temps de reprendre ses sabots ¨¤ la baraque, et de jeter son tricot de laine sur ses ¨¦paules glac¨¦es. Tous l'entra?naient, le for?aient ¨¤ galoper au milieu d'eux. ¨¦perdue, Catherine remettait ¨¦galement ses sabots, boutonnait ¨¤ son cou la vieille veste d'homme dont elle se couvrait depuis le froid; et elle courut derri¨¨re son galant, elle ne voulait pas le quitter, car on allait le massacrer, bien s?r. Alors, en deux minutes, Jean-Bart se vida. Jeanlin, qui avait trouv¨¦ une corne d'appel, soufflait, poussait des sons rauques, comme s'il avait rassembl¨¦ des boeufs. Les femmes, la Br?l¨¦, la Levaque, la Mouquette relevaient leurs jupes pour courir; tandis que Levaque, une hache ¨¤ la main, la manoeuvrait ainsi qu'une canne de tambour-major. D'autres camarades arrivaient toujours, on ¨¦tait pr¨¨s de mille, sans ordre, coulant de nouveau sur la route en un torrent d¨¦bord¨¦. La voie de sortie ¨¦tait trop ¨¦troite, des palissades furent rompues. --Aux fosses! ¨¤ bas les tra?tres! plus de travail! Et Jean-Bart tomba brusquement ¨¤ un grand silence. Pas un homme, pas un souffle. Deneulin sortit de la chambre des porions, et tout seul, d¨¦fendant du geste qu'on le suiv?t, il visita la fosse. Il ¨¦tait pale, tr¨¨s calme. D'abord, il s'arr¨ºta devant le puits, leva les yeux, regarda les cables coup¨¦s: les bouts d'acier pendaient inutiles, la morsure de la lime avait laiss¨¦ une blessure vive, une plaie fra?che qui luisait dans le noir des graisses. Ensuite, il monta ¨¤ la machine, en contempla la bielle immobile, pareille ¨¤ l'articulation d'un membre colossal frapp¨¦ de paralysie, en toucha le m¨¦tal refroidi d¨¦j¨¤, dont le froid lui donna un frisson, comme s'il avait touch¨¦ un mort. Puis, il descendit aux chaudi¨¨res, marcha lentement devant les foyers ¨¦teints, b¨¦ants et inond¨¦s, tapa du pied sur les g¨¦n¨¦rateurs qui sonn¨¨rent le vide. Allons! c'¨¦tait bien fini, sa ruine s'achevait. M¨ºme s'il raccommodait les cables, s'il rallumait les feux, o¨´ trouverait-il des hommes? Encore quinze jours de gr¨¨ve, il ¨¦tait en faillite. Et, dans cette certitude de son d¨¦sastre, il n'avait plus de haine contre les brigands de Montsou, il sentait la complicit¨¦ de tous, une faute g¨¦n¨¦rale, s¨¦culaire. Des brutes sans doute, mais des brutes qui ne savaient pas lire et qui crevaient de faim. IV Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gel¨¦e, sous le pale soleil d'hiver, s'en allait, d¨¦bordait de la route, au travers des champs de betteraves. D¨¨s la Fourche-aux-Boeufs, ¨¦tienne en avait pris le commandement. Sans qu'on s'arr¨ºtat, il criait des ordres, il organisait la marche. Jeanlin, en t¨ºte, galopait en sonnant dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers rangs, les femmes s'avan?aient, quelques-unes arm¨¦es de batons, la Maheude avec des yeux ensauvag¨¦s qui semblaient chercher au loin la cit¨¦ de justice promise; la Br?l¨¦, la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs jambes sous leurs guenilles, comme des soldats partis pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait bien si les gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et les hommes suivaient, dans une confusion de troupeau, en une queue qui s'¨¦largissait, h¨¦riss¨¦e de barres de fer, domin¨¦e par l'unique hache de Levaque, dont le tranchant miroitait au soleil. ¨¦tienne, au centre, ne perdait pas de vue Chaval, qu'il for?ait ¨¤ marcher devant lui; tandis que Maheu, derri¨¨re, l'air sombre, lan?ait des coups d'oeil sur Catherine, la seule femme parmi ces hommes, s'obstinant ¨¤ trotter pr¨¨s de son amant, pour qu'on ne lui f?t pas du mal. Des t¨ºtes nues s'¨¦chevelaient au grand air, on n'entendait que le claquement des sabots, pareil ¨¤ un galop de b¨¦tail lach¨¦, emport¨¦ dans la sonnerie sauvage de Jeanlin. Mais, tout de suite, un nouveau cri s'¨¦leva. --Du pain! du pain! du pain! Il ¨¦tait midi, la faim des six semaines de gr¨¨ve s'¨¦veillait dans les ventres vides, fouett¨¦e par cette course en plein champ. Les cro?tes rares du matin, les quelques chataignes de la Mouquette, ¨¦taient loin d¨¦j¨¤; et les estomacs criaient, et cette souffrance s'ajoutait ¨¤ la rage contre les tra?tres. --Aux fosses! plus de travail! du pain! ¨¦tienne, qui avait refus¨¦ de manger sa part, au coron, ¨¦prouvait dans la poitrine une sensation insupportable d'arrachement. Il ne se plaignait pas; mais, d'un geste machinal, il prenait sa gourde de temps ¨¤ autre, il avalait une gorg¨¦e de geni¨¨vre, si frissonnant, qu'il croyait avoir besoin de ?a pour aller jusqu'au bout. Ses joues s'¨¦chauffaient, une flamme allumait ses yeux. Cependant, il gardait sa t¨ºte, il voulait encore ¨¦viter les d¨¦gats inutiles. Comme on arrivait au chemin de Joiselle, un haveur de Vandame, qui s'¨¦tait joint ¨¤ la bande par vengeance contre son patron, jeta les camarades vers la droite, en hurlant: --A Gaston-Marie! faut arr¨ºter la pompe! faut que les eaux d¨¦molissent Jean-Bart! La foule entra?n¨¦e tournait d¨¦j¨¤, malgr¨¦ les protestations d'¨¦tienne, qui les suppliait de laisser ¨¦puiser les eaux. A quoi bon d¨¦truire les galeries? cela r¨¦voltait son coeur d'ouvrier, malgr¨¦ son ressentiment. Maheu, lui aussi, trouvait injuste de s'en prendre ¨¤ une machine. Mais le haveur lan?ait toujours son cri de vengeance, et il fallut qu'¨¦tienne criat plus fort: --A Mirou! il y a des tra?tres au fond!... A Mirou! ¨¤ Mirou! D'un geste, il avait refoul¨¦ la bande sur le chemin de gauche, tandis que Jeanlin, reprenant la t¨ºte, soufflait plus fort. Un grand remous se produisit. Gaston-Marie, pour cette fois, ¨¦tait sauv¨¦. Et les quatre kilom¨¨tres qui les s¨¦paraient de Mirou furent franchis en une demi-heure, presque au pas de course, ¨¤ travers la plaine interminable. Le canal, de ce c?t¨¦, la coupait d'un long ruban de glace. Seuls, les arbres d¨¦pouill¨¦s des berges, chang¨¦s par la gel¨¦e en cand¨¦labres g¨¦ants, en rompaient l'uniformit¨¦ plate, prolong¨¦e et perdue dans le ciel de l'horizon, comme dans une mer. Une ondulation des terrains cachait Montsou et Marchiennes, c'¨¦tait l'immensit¨¦ nue. Ils arrivaient ¨¤ la fosse, lorsqu'ils virent un porion se planter sur une passerelle du criblage, pour les recevoir. Tous connaissaient bien le p¨¨re Quandieu, le doyen des porions de Montsou, un vieux tout blanc de peau et de poils, qui allait sur ses soixante-dix ans, un vrai miracle de belle sant¨¦ dans les mines. --Qu'est-ce que vous venez fiche par ici, tas de galvaudeux? cria-t-il. La bande s'arr¨ºta. Ce n'¨¦tait plus un patron, c'¨¦tait un camarade; et un respect les retenait devant ce vieil ouvrier. --Il y a des hommes au fond, dit ¨¦tienne. Fais-les sortir. --Oui, il y a des hommes, reprit le p¨¨re Quandieu, il y en a bien six douzaines, les autres ont eu peur de vous, m¨¦chants bougres!... Mais je vous pr¨¦viens qu'il n'en sortira pas un, ou que vous aurez affaire ¨¤ moi! Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les femmes avanc¨¨rent. Vivement descendu de la passerelle, le porion barrait la porte, maintenant. Alors, Maheu voulut intervenir. --Vieux, c'est notre droit, comment arriverons-nous ¨¤ ce que la gr¨¨ve soit g¨¦n¨¦rale, si nous ne for?ons pas les camarades ¨¤ ¨ºtre avec nous? Le vieux demeura un moment muet. ¨¦videmment, son ignorance en mati¨¨re de coalition ¨¦galait celle du haveur. Enfin, il r¨¦pondit: --C'est votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je ne connais que la consigne... Je suis seul, ici. Les hommes sont au fond pour jusqu'¨¤ trois heures, et ils y resteront jusqu'¨¤ trois heures. Les derniers mots se perdirent dans des hu¨¦es. On le mena?ait du poing, d¨¦j¨¤ les femmes l'assourdissaient, lui soufflaient leur haleine chaude ¨¤ la face. Mais il tenait bon, la t¨ºte haute, avec sa barbiche et ses cheveux d'un blanc de neige; et le courage enflait tellement sa voix, qu'on l'entendait distinctement, par-dessus le vacarme. --Nom de Dieu! vous ne passerez pas!... Aussi vrai que le soleil nous ¨¦claire, j'aime mieux crever que de laisser toucher aux cables... Ne poussez donc plus, je me fous dans le puits devant vous! Il y eut un fr¨¦missement, la foule recula, saisie. Lui, continuait: --Quel est le cochon qui ne comprend pas ?a?... Moi, je ne suis qu'un ouvrier comme vous autres. On m'a dit de garder, je garde. Et son intelligence n'allait pas plus loin, au p¨¨re Quandieu, raidi dans son ent¨ºtement du devoir militaire, le crane ¨¦troit, l'oeil ¨¦teint par la tristesse noire d'un demi-si¨¨cle de fond. Les camarades le regardaient, remu¨¦s, ayant quelque part en eux l'¨¦cho de ce qu'il leur disait, cette ob¨¦issance du soldat, la fraternit¨¦ et la r¨¦signation dans le danger. Il crut qu'ils h¨¦sitaient encore, il r¨¦p¨¦ta: --Je me fous dans le puits devant vous! Une grande secousse remporta la bande. Tous avaient tourn¨¦ le dos, la galopade reprenait sur la route droite, filant ¨¤ l'infini, au milieu des terres. De nouveau, les cris s'¨¦levaient: --A Madeleine! ¨¤ Cr¨¨vecoeur! plus de travail! du pain, du pain! Mais, au centre, dans l'¨¦lan de la marche, une bousculade avait lieu. C'¨¦tait Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter de l'histoire pour s'¨¦chapper. ¨¦tienne venait de l'empoigner par un bras, en mena?ant de lui casser les reins, s'il m¨¦ditait quelque tra?trise. Et l'autre se d¨¦battait, protestait rageusement: --Pourquoi tout ?a? est-ce qu'on n'est plus libre?... Moi, je g¨¨le depuis une heure, j'ai besoin de me d¨¦barbouiller. Lache-moi! Il souffrait en effet du charbon coll¨¦ ¨¤ sa peau par la sueur, et son tricot ne le prot¨¦geait gu¨¨re. --File, ou c'est nous qui te d¨¦barbouillerons, r¨¦pondait ¨¦tienne. Fallait pas rench¨¦rir en demandant du sang. On galopait toujours, il finit par se tourner vers Catherine, qui tenait bon. Cela le d¨¦sesp¨¦rait, de la sentir pr¨¨s de lui, si mis¨¦rable, grelottante sous sa vieille veste d'homme, avec sa culotte boueuse. Elle devait ¨ºtre morte de fatigue, elle courait tout de m¨ºme pourtant. --Tu peux t'en aller, toi, dit-il enfin. Catherine parut ne pas entendre. Ses yeux, en rencontrant ceux d'¨¦tienne, avaient eu seulement une courte flamme de reproche. Et elle ne s'arr¨ºtait point. Pourquoi voulait-il qu'elle abandonnat son homme? Chaval n'¨¦tait gu¨¨re gentil, bien s?r; m¨ºme il la battait, des fois. Mais c'¨¦tait son homme, celui qui l'avait eue le premier; et cela l'enrageait qu'on se jetat ¨¤ plus de mille contre lui. Elle l'aurait d¨¦fendu, sans tendresse, pour l'orgueil. --Va-t'en! r¨¦p¨¦ta violemment Maheu. Cet ordre de son p¨¨re ralentit un instant sa course. Elle tremblait, des larmes gonflaient ses paupi¨¨res. Puis, malgr¨¦ sa peur, elle revint, elle reprit sa place, toujours courant. Alors, on la laissa. La bande traversa la route de Joiselle, suivit un instant celle de Cron, remonta ensuite vers Cougny. De ce c?t¨¦, des chemin¨¦es d'usine rayaient l'horizon plat, des hangars de bois, des ateliers de briques, aux larges baies poussi¨¦reuses, d¨¦filaient le long du pav¨¦. On passa coup sur coup pr¨¨s des maisons basses de deux corons, celui des Cent-Quatre-Vingts, puis celui des Soixante-Seize; et, de chacun, ¨¤ l'appel de la corne, ¨¤ la clameur jet¨¦e par toutes les bouches, des familles sortirent, des hommes, des femmes, des enfants, galopant eux aussi, se joignant ¨¤ la queue des camarades. Quand on arriva devant Madeleine, on ¨¦tait bien quinze cents. La route d¨¦valait en pente douce, le flot grondant des gr¨¦vistes dut tourner le terri, avant de se r¨¦pandre sur le carreau de la mine. A ce moment, il n'¨¦tait gu¨¨re plus de deux heures. Mais les porions, avertis, venaient de hater la remonte; et, comme la bande arrivait, la sortie s'achevait, il restait au fond une vingtaine d'hommes, qui d¨¦barqu¨¨rent de la cage. Ils s'enfuirent, on les poursuivit ¨¤ coups de pierres. Deux furent battus, un autre y laissa une manche de sa veste. Cette chasse ¨¤ l'homme sauva le mat¨¦riel, on ne toucha ni aux cables ni aux chaudi¨¨res. D¨¦j¨¤ le flot s'¨¦loignait, roulait sur la fosse voisine. Celle-ci, Cr¨¨vecoeur, ne se trouvait qu'¨¤ cinq cents m¨¨tres de Madeleine. L¨¤, ¨¦galement, la bande tomba au milieu de la sortie. Une herscheuse y fut prise et fouett¨¦e par les femmes, la culotte fendue, les fesses ¨¤ l'air, devant les hommes qui riaient. Les galibots recevaient des gifles, des haveurs se sauv¨¨rent, les c?tes bleues de coups, le nez en sang. Et, dans cette f¨¦rocit¨¦ croissante, dans cet ancien besoin de revanche dont la folie d¨¦traquait toutes les t¨ºtes, les cris continuaient, s'¨¦tranglaient, la mort des tra?tres, la haine du travail mal pay¨¦, le rugissement du ventre voulant du pain. On se mit ¨¤ couper les cables, mais la lime ne mordait pas, c'¨¦tait trop long, maintenant qu'on avait la fi¨¨vre d'aller en avant, toujours en avant. Aux chaudi¨¨res, un robinet fut cass¨¦; tandis que l'eau, jet¨¦e ¨¤ pleins seaux dans les foyers, faisait ¨¦clater les grilles de fonte. Dehors, on parla de marcher sur Saint-Thomas. Cette fosse ¨¦tait la mieux disciplin¨¦e, la gr¨¨ve ne l'avait pas atteinte, pr¨¨s de sept cents hommes devaient y ¨ºtre descendus; et cela exasp¨¦rait, on les attendrait ¨¤ coups de trique, en bataille rang¨¦e, pour voir un peu qui resterait par terre. Mais la rumeur courut qu'il y avait des gendarmes ¨¤ Saint-Thomas, les gendarmes du matin, dont on s'¨¦tait moqu¨¦. Comment le savait-on? personne ne pouvait le dire. N'importe! la peur les prenait, ils se d¨¦cid¨¨rent pour Feutry-Cantel. Et le vertige les remporta, tous se retrouv¨¨rent sur la route, claquant des sabots, se ruant: ¨¤ Feutry-Cantel! ¨¤ Feutry-Cantel! les laches y ¨¦taient bien encore quatre cents, on allait rire! Situ¨¦e ¨¤ trois kilom¨¨tres, la fosse se cachait dans un pli de terrain, pr¨¨s de la Scarpe. D¨¦j¨¤, l'on montait la pente des Platri¨¨res, au-del¨¤ du chemin de Beaugnies, lorsqu'une voix, demeur¨¦e inconnue, lan?a l'id¨¦e que les dragons ¨¦taient peut-¨ºtre l¨¤-bas, ¨¤ Feutry-Cantel. Alors, d'un bout ¨¤ l'autre de la colonne, on r¨¦p¨¦ta que les dragons y ¨¦taient. Une h¨¦sitation ralentit la marche, la panique peu ¨¤ peu soufflait, dans ce pays endormi par le ch?mage, qu'ils battaient depuis des heures. Pourquoi n'avaient-ils pas but¨¦ contre des soldats? Cette impunit¨¦ les troublait, ¨¤ la pens¨¦e de la r¨¦pression qu'ils sentaient venir. Sans qu'on s?t d'o¨´ il partait, un nouveau mot d'ordre les lan?a sur une autre fosse. --A la Victoire! ¨¤ la Victoire! Il n'y avait donc ni dragons ni gendarmes, ¨¤ la Victoire? On l'ignorait. Tous semblaient rassur¨¦s. Et, faisant volte-face, ils descendirent du c?t¨¦ de Beaumont, ils coup¨¨rent ¨¤ travers champs, pour rattraper la route de Joiselle. La voie du chemin de fer leur barrait le passage, ils la travers¨¨rent en renversant les cl?tures. Maintenant, ils se rapprochaient de Montsou, l'ondulation lente des terrains s'abaissait, ¨¦largissait la mer des pi¨¨ces de betteraves, tr¨¨s loin, jusqu'aux maisons noires de Marchiennes. C'¨¦tait, cette fois, une course de cinq grands kilom¨¨tres. Un ¨¦lan tel les charriait, qu'ils ne sentaient pas la fatigue atroce, leurs pieds bris¨¦s et meurtris. Toujours la queue s'allongeait, s'augmentait des camarades racol¨¦s en chemin, dans les corons. Quand ils eurent pass¨¦ le canal au pont Magache, et qu'ils se pr¨¦sent¨¨rent devant la Victoire, ils ¨¦taient deux mille. Mais trois heures avaient sonn¨¦, la sortie ¨¦tait faite, plus un homme ne restait au fond. Leur d¨¦ception s'exhala en menaces vaines, ils ne purent que recevoir ¨¤ coups de briques cass¨¦es les ouvriers de la coupe ¨¤ terre, qui arrivaient prendre leur service. Il y eut une d¨¦bandade, la fosse d¨¦serte leur appartint. Et, dans leur rage de n'avoir pas une face de tra?tre ¨¤ gifler, ils s'attaqu¨¨rent aux choses. Une poche de rancune crevait en eux, une poche empoisonn¨¦e, grossie lentement. Des ann¨¦es et des ann¨¦es de faim les torturaient d'une fringale de massacre et de destruction. Derri¨¨re un hangar, ¨¦tienne aper?ut des chargeurs qui remplissaient un tombereau de charbon. --Voulez-vous foutre le camp! cria-t-il. Pas un morceau ne sortira! Sous ses ordres, une centaine de gr¨¦vistes accouraient; et les chargeurs n'eurent que le temps de s'¨¦loigner. Des hommes d¨¦tel¨¨rent les chevaux qui s'effar¨¨rent et partirent, piqu¨¦s aux cuisses; tandis que d'autres, en renversant le tombereau, cassaient les brancards. Levaque, ¨¤ violents coups de hache, s'¨¦tait jet¨¦ sur les tr¨¦teaux, pour abattre les passerelles. Ils r¨¦sistaient, et il eut l'id¨¦e d'arracher les rails, de couper la voie, d'un bout ¨¤ l'autre du carreau. Bient?t, la bande enti¨¨re se mit ¨¤ cette besogne. Maheu fit sauter des coussinets de fonte, arm¨¦ de sa barre de fer, dont il se servait comme d'un levier. Pendant ce temps, la Br?l¨¦, entra?nant les femmes, envahissait la lampisterie, o¨´ les batons, ¨¤ la vol¨¦e, couvrirent le sol d'un carnage de lampes. La Maheude, hors d'elle, tapait aussi fort que la Levaque. Toutes se tremp¨¨rent d'huile, la Mouquette s'essuyait les mains ¨¤ son jupon, en riant d'¨ºtre si sale. Pour rigoler, Jeanlin lui avait vid¨¦ une lampe dans le cou. Mais ces vengeances ne donnaient pas ¨¤ manger. Les ventres criaient plus haut. Et la grande lamentation domina encore: --Du pain! du pain! du pain! Justement, ¨¤ la Victoire, un ancien porion tenait une cantine. Sans doute il avait pris peur, sa baraque ¨¦tait abandonn¨¦e. Quand les femmes revinrent et que les hommes eurent achev¨¦ de d¨¦foncer la voie, ils assi¨¦g¨¨rent la cantine, dont les volets c¨¦d¨¨rent tout de suite. On n'y trouva pas de pain, il n'y avait l¨¤ que deux morceaux de viande crue et un sac de pommes de terre. Seulement, dans le pillage, on d¨¦couvrit une cinquantaine de bouteilles de geni¨¨vre, qui disparurent comme une goutte d'eau bue par du sable. ¨¦tienne, ayant vid¨¦ sa gourde, put la remplir. Peu ¨¤ peu, une ivresse mauvaise, l'ivresse des affam¨¦s, ensanglantait ses yeux, faisait saillir des dents de loup, entre ses l¨¨vres palies. Et, brusquement, il s'aper?ut que Chaval avait fil¨¦, au milieu du tumulte. Il jura, des hommes coururent, on empoigna le fugitif, qui se cachait avec Catherine, derri¨¨re la provision des bois. --Ah! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre! hurlait ¨¦tienne. C'est toi, dans la for¨ºt, qui demandais la gr¨¨ve des machineurs, pour arr¨ºter les pompes, et tu cherches maintenant ¨¤ nous chier du poivre!... Eh bien! nom de Dieu! nous allons retourner ¨¤ Gaston-Marie, je veux que tu casses la pompe. Oui, nom de Dieu! tu la casseras! Il ¨¦tait ivre, il lan?ait lui-m¨ºme ses hommes contre cette pompe, qu'il avait sauv¨¦e quelques heures plus t?t. --A Gaston-Marie! ¨¤ Gaston-Marie! Tous l'acclam¨¨rent, se pr¨¦cipit¨¨rent; pendant que Chaval, saisi aux ¨¦paules, entra?n¨¦, pouss¨¦ violemment, demandait toujours qu'on le laissat se laver. --Va-t'en donc! cria Maheu ¨¤ Catherine, qui elle aussi avait repris sa course. Cette fois, elle ne recula m¨ºme pas, elle leva sur son p¨¨re des yeux ardents, et continua de courir. La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase. Elle revenait sur ses pas, par les longues routes droites, par les terres sans cesse ¨¦largies. Il ¨¦tait quatre heures, le soleil, qui baissait ¨¤ l'horizon, allongeait sur le sol glac¨¦ les ombres de cette horde, aux grands gestes furieux. On ¨¦vita Montsou, on retomba plus haut dans la route de Joiselle; et, pour s'¨¦pargner le d¨¦tour de la Fourche-aux-Boeufs, on passa sous les murs de la Piolaine. Les Gr¨¦goire, pr¨¦cis¨¦ment, venaient d'en sortir, ayant ¨¤ rendre une visite au notaire, avant d'aller d?ner chez les Hennebeau, o¨´ ils devaient retrouver C¨¦cile. La propri¨¦t¨¦ semblait dormir, avec son avenue de tilleuls d¨¦serte, son potager et son verger d¨¦nud¨¦s par l'hiver. Rien ne bougeait dans la maison, dont les fen¨ºtres closes se ternissaient de la chaude bu¨¦e int¨¦rieure; et, du profond silence, sortait une impression de bonhomie et de bien-¨ºtre, la sensation patriarcale des bons lits et de la bonne table, du bonheur sage, o¨´ coulait l'existence des propri¨¦taires. Sans s'arr¨ºter, la bande jetait des regards sombres ¨¤ travers les grilles, le long des murs protecteurs, h¨¦riss¨¦s de culs de bouteille. Le cri recommen?a: --Du pain! du pain! du pain! Seuls, les chiens r¨¦pondirent par des abois f¨¦roces, une paire de grands danois au poil fauve, qui se dressaient debout, la gueule ouverte. Et, derri¨¨re une persienne ferm¨¦e, il n'y avait que les deux bonnes, M¨¦lanie, la cuisini¨¨re, et Honorine, la femme de chambre, attir¨¦es par ce cri, suant la peur, toutes pales de voir d¨¦filer ces sauvages. Elles tomb¨¨rent ¨¤ genoux, elles se crurent mortes, en entendant une pierre, une seule, qui cassait un carreau d'une fen¨ºtre voisine. C'¨¦tait une farce de Jeanlin: il avait fabriqu¨¦ une fronde avec un bout de corde, il laissait en passant un petit bonjour aux Gr¨¦goire. D¨¦j¨¤, il s'¨¦tait remis ¨¤ souffler dans sa corne, la bande se perdait au loin, avec le cri affaibli: --Du pain! du pain! du pain! On arriva ¨¤ Gaston-Marie, en une masse grossie encore, plus de deux mille cinq cents forcen¨¦s, brisant tout, balayant tout, avec la force accrue du torrent qui roule. Des gendarmes y avaient pass¨¦ une heure plus t?t, et s'en ¨¦taient all¨¦s du c?t¨¦ de Saint-Thomas, ¨¦gar¨¦s par des paysans, sans m¨ºme avoir la pr¨¦caution, dans leur hate, de laisser un poste de quelques hommes, pour garder la fosse. En moins d'un quart d'heure, les feux furent renvers¨¦s, les chaudi¨¨res vid¨¦es, les batiments envahis et d¨¦vast¨¦s. Mais c'¨¦tait surtout la pompe qu'on mena?ait. Il ne suffisait pas qu'elle s'arr¨ºtat au dernier souffle expirant de la vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne vivante, dont on voulait la vie. --A toi le premier coup! r¨¦p¨¦tait ¨¦tienne, en mettant un marteau au poing de Chaval. Allons! tu as jur¨¦ avec les autres! Chaval tremblait, se reculait; et, dans la bousculade, le marteau tomba, pendant que les camarades, sans attendre, massacraient la pompe ¨¤ coups de barres de fer, ¨¤ coups de briques, ¨¤ coups de tout ce qu'ils rencontraient sous leurs mains. Quelques-uns m¨ºme brisaient sur elle des batons. Les ¨¦crous sautaient, les pi¨¨ces d'acier et de cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arrach¨¦s. Un coup de pioche ¨¤ toute vol¨¦e fracassa le corps de fonte, et l'eau s'¨¦chappa, se vida, et il y eut un gargouillement supr¨ºme, pareil ¨¤ un hoquet d'agonie. C'¨¦tait la fin, la bande se retrouva dehors, folle, s'¨¦crasant derri¨¨re ¨¦tienne, qui ne lachait point Chaval. --A mort, le tra?tre! au puits! au puits! Le mis¨¦rable, livide, b¨¦gayait, en revenait, avec l'obstination imb¨¦cile de l'id¨¦e fixe, ¨¤ son besoin de se d¨¦barbouiller. --Attends, si ?a te g¨ºne, dit la Levaque. Tiens! voil¨¤ le baquet! Il y avait l¨¤ une mare, une infiltration des eaux de la pompe. Elle ¨¦tait blanche d'une ¨¦paisse couche de glace; et on l'y poussa, on cassa cette glace, on le for?a ¨¤ tremper sa t¨ºte dans cette eau si froide. --Plonge donc! r¨¦p¨¦tait la Br?l¨¦. Nom de Dieu! si tu ne plonges pas, on te fout dedans... Et, maintenant, tu vas boire un coup, oui, oui! comme les b¨ºtes, la gueule dans l'auge! Il dut boire, ¨¤ quatre pattes. Tous riaient, d'un rire de cruaut¨¦. Une femme lui tira les oreilles, une autre lui jeta au visage une poign¨¦e de crottin, trouv¨¦e fra?che sur la route. Son vieux tricot ne tenait plus, en lambeaux. Et, hagard, il butait, il donnait des coups d'¨¦chine pour fuir. Maheu l'avait pouss¨¦, la Maheude ¨¦tait parmi celles qui s'acharnaient, satisfaisant tous les deux leur rancune ancienne; et la Mouquette elle-m¨ºme, qui restait d'ordinaire la bonne camarade de ses galants, s'enrageait apr¨¨s celui-l¨¤, le traitait de bon ¨¤ rien, parlait de le d¨¦culotter, pour voir s'il ¨¦tait encore un homme. ¨¦tienne la fit taire. --En voil¨¤ assez! Il n'y a pas besoin de s'y mettre tous... Si tu veux, toi, nous allons vider ?a ensemble. Ses poings se fermaient, ses yeux s'allumaient d'une fureur homicide, l'ivresse se tournait chez lui en un besoin de tuer. --Es-tu pr¨ºt? Il faut que l'un de nous deux y reste... Donnez-lui un couteau. J'ai le mien. Catherine, ¨¦puis¨¦e, ¨¦pouvant¨¦e, le regardait. Elle se souvenait de ses confidences, de son envie de manger un homme, lorsqu'il buvait, empoisonn¨¦ d¨¨s le troisi¨¨me verre, tellement ses so?lards de parents lui avaient mis de cette salet¨¦ dans le corps. Brusquement, elle s'¨¦lan?a, le souffleta de ses deux mains de femme, lui cria sous le nez, ¨¦trangl¨¦e d'indignation: --Lache! lache! lache!... Ce n'est donc pas de trop, toutes ces abominations? Tu veux l'assassiner, maintenant qu'il ne tient plus debout! Elle se tourna vers son p¨¨re et sa m¨¨re, elle se tourna vers les autres. --Vous ¨ºtes des laches! des laches!... Tuez-moi donc avec lui. Je vous saute ¨¤ la figure, moi! si vous le touchez encore. Oh! les laches! Et elle s'¨¦tait plant¨¦e devant son homme, elle le d¨¦fendait, oubliant les coups, oubliant la vie de mis¨¨re, soulev¨¦e dans l'id¨¦e qu'elle lui appartenait, puisqu'il l'avait prise, et que c'¨¦tait une honte pour elle, quand on l'ab?mait ainsi. ¨¦tienne, sous les claques de cette fille, ¨¦tait devenu bl¨ºme. Il avait failli d'abord l'assommer. Puis, apr¨¨s s'¨ºtre essuy¨¦ la face, dans un geste d'homme qui se d¨¦grise, il dit ¨¤ Chaval, au milieu d'un grand silence: --Elle a raison, ?a suffit... Fous le camp! Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa derri¨¨re lui. La foule, saisie, les regardait dispara?tre au coude de la route. Seule, la Maheude murmura: --Vous avez tort, fallait le garder. Il va pour s?r faire quelque tra?trise. Mais la bande s'¨¦tait remise en marche. Cinq heures allaient sonner, le soleil d'une rougeur de braise, au bord de l'horizon, incendiait la plaine immense. Un colporteur qui passait, leur apprit que les dragons descendaient du c?t¨¦ de Cr¨¨vecoeur. Alors, ils se repli¨¨rent, un ordre courut. --A Montsou! ¨¤ la Direction!... Du pain! du pain! du pain! V M. Hennebeau s'¨¦tait mis devant la fen¨ºtre de son cabinet, pour voir partir la cal¨¨che qui emmenait sa femme d¨¦jeuner ¨¤ Marchiennes. Il avait suivi un instant N¨¦grel trottant pr¨¨s de la porti¨¨re; puis, il ¨¦tait revenu tranquillement s'asseoir ¨¤ son bureau. Quand ni sa femme ni son neveu ne l'animaient du bruit de leur existence, la maison semblait vide. Justement, ce jour-l¨¤, le cocher conduisait Madame; Rose, la nouvelle femme de chambre, avait cong¨¦ jusqu'¨¤ cinq heures; et il ne restait qu'Hippolyte, le valet de chambre, se tra?nant en pantoufles par les pi¨¨ces, et que la cuisini¨¨re, occup¨¦e depuis l'aube ¨¤ se battre avec ses casseroles, tout enti¨¨re au d?ner que ses ma?tres donnaient le soir. Aussi, M. Hennebeau se promettait-il une journ¨¦e de gros travail, dans ce grand calme de la maison d¨¦serte. Vers neuf heures, bien qu'il e?t re?u l'ordre de renvoyer tout le monde, Hippolyte se permit d'annoncer Dansaert, qui apportait des nouvelles. Le directeur apprit seulement alors la r¨¦union tenue la veille, dans la for¨ºt; et les d¨¦tails ¨¦taient d'une telle nettet¨¦, qu'il l'¨¦coutait en songeant aux amours avec la Pierronne, si connus, que deux ou trois lettres anonymes par semaine d¨¦non?aient les d¨¦bordements du ma?tre-porion: ¨¦videmment, le mari avait caus¨¦, cette police-l¨¤ sentait le traversin. Il saisit m¨ºme l'occasion, il laissa entendre qu'il savait tout, et se contenta de recommander la prudence, dans la crainte d'un scandale. Effar¨¦ de ces reproches, au travers de son rapport, Dansaert niait, b¨¦gayait des excuses, tandis que son grand nez avouait le crime, par sa rougeur subite. Du reste, il n'insista pas, heureux d'en ¨ºtre quitte ¨¤ si bon compte; car, d'ordinaire, le directeur se montrait d'une s¨¦v¨¦rit¨¦ implacable d'homme pur, d¨¨s qu'un employ¨¦ se passait le r¨¦gal d'une jolie fille, dans une fosse. L'entretien continua sur la gr¨¨ve, cette r¨¦union de la for¨ºt n'¨¦tait encore qu'une fanfaronnade de braillards, rien ne mena?ait s¨¦rieusement. En tout cas, les corons ne bougeraient s?rement pas de quelques jours, sous l'impression de peur respectueuse que la promenade militaire du matin devait avoir produite. Lorsque M. Hennebeau se retrouva seul, il fut pourtant sur le point d'envoyer une d¨¦p¨ºche au pr¨¦fet. La crainte de donner inutilement cette preuve d'inqui¨¦tude le retint. Il ne se pardonnait d¨¦j¨¤ pas d'avoir manqu¨¦ de flair, au point de dire partout, d'¨¦crire m¨ºme ¨¤ la R¨¦gie, que la gr¨¨ve durerait au plus une quinzaine. Elle s'¨¦ternisait depuis pr¨¨s de deux mois, ¨¤ sa grande surprise; et il s'en d¨¦sesp¨¦rait, il se sentait chaque jour diminu¨¦, compromis, forc¨¦ d'imaginer un coup d'¨¦clat, s'il voulait rentrer en grace pr¨¨s des r¨¦gisseurs. Il leur avait justement demand¨¦ des ordres, dans l'¨¦ventualit¨¦ d'une bagarre. La r¨¦ponse tardait, il l'attendait par le courrier de l'apr¨¨s-midi. Et il se disait qu'il serait temps alors de lancer des t¨¦l¨¦grammes, pour faire occuper militairement les fosses, si telle ¨¦tait l'opinion de ces messieurs. Selon lui, ce serait la bataille, du sang et des morts, ¨¤ coup s?r. Une responsabilit¨¦ pareille le troublait, malgr¨¦ son ¨¦nergie habituelle. Jusqu'¨¤ onze heures, il travailla paisiblement, sans autre bruit, dans la maison morte, que le baton ¨¤ cirer d'Hippolyte, qui, tr¨¨s loin, au premier ¨¦tage, frottait une pi¨¨ce. Puis, coup sur coup, il re?ut deux d¨¦p¨ºches, la premi¨¨re annon?ant l'envahissement de Jean-Bart par la bande de Montsou, la seconde racontant les cables coup¨¦s, les feux renvers¨¦s, tout le ravage. Il ne comprit pas. Qu'est-ce que les gr¨¦vistes ¨¦taient all¨¦s faire chez Deneulin, au lieu de s'attaquer ¨¤ une fosse de la Compagnie? Du reste, ils pouvaient bien saccager Vandame, cela m?rissait le plan de conqu¨ºte qu'il m¨¦ditait. Et, ¨¤ midi, il d¨¦jeuna, seul dans la vaste salle, servi en silence par le domestique, dont il n'entendait m¨ºme pas les pantoufles. Cette solitude assombrissait encore ses pr¨¦occupations, il se sentait froid au coeur, lorsqu'un porion, venu au pas de course, fut introduit et lui conta la marche de la bande sur Mirou. Presque aussit?t, comme il achevait son caf¨¦, un t¨¦l¨¦gramme lui apprit que Madeleine et Cr¨¨vecoeur ¨¦taient menac¨¦s ¨¤ leur tour. Alors, sa perplexit¨¦ devint extr¨ºme. Il attendait le courrier ¨¤ deux heures: devait-il tout de suite demander des troupes? valait-il mieux patienter, de fa?on ¨¤ ne pas agir avant de conna?tre les ordres de la R¨¦gie? Il retourna dans son cabinet, il voulut lire une note qu'il avait pri¨¦ N¨¦grel de r¨¦diger la veille pour le pr¨¦fet. Mais il ne put mettre la main dessus, il r¨¦fl¨¦chit que peut-¨ºtre le jeune homme l'avait laiss¨¦e dans sa chambre, o¨´ il ¨¦crivait souvent la nuit. Et, sans prendre de d¨¦cision, poursuivi par l'id¨¦e de cette note, il monta vivement la chercher, dans la chambre. En entrant, M. Hennebeau eut une surprise: la chambre n'¨¦tait pas faite, sans doute un oubli ou une paresse d'Hippolyte. Il r¨¦gnait l¨¤ une chaleur moite, la chaleur enferm¨¦e de toute une nuit, alourdie par la bouche du calorif¨¨re, rest¨¦e ouverte; et il fut pris aux narines, il suffoqua dans un parfum p¨¦n¨¦trant, qu'il crut ¨ºtre l'odeur des eaux de toilette, dont la cuvette se trouvait pleine. Un grand d¨¦sordre encombrait la pi¨¨ce, des v¨ºtements ¨¦pars, des serviettes mouill¨¦es jet¨¦es aux dossiers des si¨¨ges, le lit b¨¦ant, un drap arrach¨¦, tra?nant jusque sur le tapis. D'ailleurs, il n'eut d'abord qu'un regard distrait, il s'¨¦tait dirig¨¦ vers une table couverte de papiers, et il y cherchait la note introuvable. Deux fois, il examina les papiers un ¨¤ un, elle n'y ¨¦tait d¨¦cid¨¦ment pas. O¨´ diable cet ¨¦cervel¨¦ de Paul avait-il bien pu la fourrer? Et, comme M. Hennebeau revenait au milieu de la chambre en donnant un coup d'oeil sur chaque meuble, il aper?ut, dans le lit ouvert, un point vif, qui luisait pareil ¨¤ une ¨¦tincelle. Il s'approcha machinalement, envoya la main. C'¨¦tait, entre deux plis du drap, un petit flacon d'or. Tout de suite, il avait reconnu un flacon de madame Hennebeau, le flacon d'¨¦ther qui ne la quittait jamais. Mais il ne s'expliquait pas la pr¨¦sence de cet objet: comment pouvait-il ¨ºtre dans le lit de Paul? Et, soudain, il bl¨ºmit affreusement. Sa femme avait couch¨¦ l¨¤. --Pardon, murmura la voix d'Hippolyte au travers de la porte, j'ai vu monter Monsieur... Le domestique ¨¦tait entr¨¦, le d¨¦sordre de la chambre le consterna. --Mon Dieu! c'est vrai, la chambre qui n'est pas faite! Aussi Rose est sortie en me lachant tout le m¨¦nage sur le dos! M. Hennebeau avait cach¨¦ le flacon dans sa main, et il le serrait ¨¤ le briser. --Que voulez-vous? --Monsieur, c'est encore un homme... Il arrive de Cr¨¨vecoeur, il a une lettre. --Bien! laissez-moi, dites-lui d'attendre. Sa femme avait couch¨¦ l¨¤! Quand il eut pouss¨¦ le verrou, il rouvrit sa main, il regarda le flacon, qui s'¨¦tait marqu¨¦ en rouge dans sa chair. Brusquement, il voyait, il entendait, cette ordure se passait chez lui depuis des mois. Il se rappelait son ancien soup?on, les fr?lements contre les portes, les pieds nus s'en allant la nuit par la maison silencieuse. Oui, c'¨¦tait sa femme qui montait coucher l¨¤! Tomb¨¦ sur une chaise, en face du lit qu'il contemplait fixement, il demeura de longues minutes comme assomm¨¦. Un bruit le r¨¦veilla, on frappait ¨¤ la porte, on essayait d'ouvrir. Il reconnut la voix du domestique. --Monsieur... Ah! Monsieur s'est enferm¨¦... --Quoi encore? --Il para?t que ?a presse, les ouvriers cassent tout. Deux autres hommes sont en bas. Il y a aussi des d¨¦p¨ºches. --Fichez-moi la paix! dans un instant! L'id¨¦e qu'Hippolyte aurait d¨¦couvert lui-m¨ºme le flacon, s'il avait fait la chambre le matin, venait de le glacer. Et, d'ailleurs, ce domestique devait savoir, il avait trouv¨¦ vingt fois le lit chaud encore de l'adult¨¨re, des cheveux de madame tra?nant sur l'oreiller, des traces abominables souillant les linges. S'il s'acharnait ¨¤ le d¨¦ranger, c'¨¦tait m¨¦chamment. Peut-¨ºtre ¨¦tait-il demeur¨¦ l'oreille coll¨¦e ¨¤ la porte, excit¨¦ par la d¨¦bauche de ses ma?tres. Alors, M. Hennebeau ne bougea plus. Il regardait toujours le lit. Le long pass¨¦ de souffrance se d¨¦roulait, son mariage avec cette femme, leur malentendu imm¨¦diat de coeur et de chair, les amants qu'elle avait eus sans qu'il s'en doutat, celui qu'il lui avait tol¨¦r¨¦ pendant dix ans, comme on tol¨¨re un go?t immonde ¨¤ une malade. Puis, c'¨¦tait leur arriv¨¦e ¨¤ Montsou, un espoir fou de la gu¨¦rir, des mois d'alanguissement, d'exil ensommeill¨¦, l'approche de la vieillesse qui allait enfin la lui rendre. Puis, leur neveu d¨¦barquait, ce Paul dont elle devenait la m¨¨re, auquel elle parlait de son coeur mort, enterr¨¦ sous la cendre ¨¤ jamais. Et, mari imb¨¦cile, il ne pr¨¦voyait rien, il adorait cette femme qui ¨¦tait la sienne, que des hommes avaient eue, que lui seul ne pouvait avoir! Il l'adorait d'une passion honteuse, au point de tomber ¨¤ genoux, si elle avait bien voulu lui donner le reste des autres! Le reste des autres, elle le donnait ¨¤ cet enfant. Un coup de timbre lointain, ¨¤ ce moment, fit tressaillir M. Hennebeau. Il le reconnut, c'¨¦tait le coup que l'on frappait, d'apr¨¨s ses ordres, lorsque arrivait le facteur. Il se leva, il parla ¨¤ voix haute, dans un flot de grossi¨¨ret¨¦, dont sa gorge douloureuse crevait malgr¨¦ lui. --Ah! je m'en fous! ah! je m'en fous, de leurs d¨¦p¨ºches et de leurs lettres! Maintenant, une rage l'envahissait, le besoin d'un cloaque, pour y enfoncer de telles salet¨¦s ¨¤ coups de talon. Cette femme ¨¦tait une salope, il cherchait des mots crus, il en souffletait son image. L'id¨¦e brusque du mariage qu'elle poursuivait d'un sourire si tranquille entre C¨¦cile et Paul, acheva de l'exasp¨¦rer. Il n'y avait donc m¨ºme plus de passion, plus de jalousie, au fond de cette sensualit¨¦ vivace? Ce n'¨¦tait ¨¤ cette heure qu'un joujou pervers, l'habitude de l'homme, une r¨¦cr¨¦ation prise comme un dessert accoutum¨¦. Et il l'accusait de tout, il innocentait presque l'enfant, auquel elle avait mordu, dans ce r¨¦veil d'app¨¦tit, ainsi qu'on mord au premier fruit vert, vol¨¦ sur la route. Qui mangerait-elle, jusqu'o¨´ tomberait-elle, quand elle n'aurait plus des neveux complaisants, assez pratiques pour accepter, dans leur famille, la table, le lit et la femme? On gratta timidement ¨¤ la porte, la voix d'Hippolyte se permit de souffler par le trou de la serrure: --Monsieur, le courrier... Et il y a aussi monsieur Dansaert qui est revenu, en disant qu'on s'¨¦gorge... --Je descends, nom de Dieu! Qu'allait-il leur faire? les chasser ¨¤ leur retour de Marchiennes, comme des b¨ºtes puantes dont il ne voulait plus sous son toit. Il prendrait une trique, il leur crierait de porter ailleurs le poison de leur accouplement. C'¨¦tait de leurs soupirs, de leurs haleines confondues, dont s'alourdissait la ti¨¦deur moite de cette chambre; l'odeur p¨¦n¨¦trante qui l'avait suffoqu¨¦, c'¨¦tait l'odeur de musc que la peau de sa femme exhalait, un autre go?t pervers, un besoin charnel de parfums violents; et il retrouvait ainsi la chaleur, l'odeur de la fornication, l'adult¨¨re vivant, dans les pots qui tra?naient dans les cuvettes encore pleines, dans le d¨¦sordre des linges, des meubles, de la pi¨¨ce enti¨¨re, empest¨¦e de vice. Une fureur d'impuissance le jeta sur le lit ¨¤ coups de poing, et il le massacra, et il laboura les places o¨´ il voyait l'empreinte de leurs deux corps, enrag¨¦ des couvertures arrach¨¦es, des draps froiss¨¦s, mous et inertes sous ses coups, comme ¨¦reint¨¦s eux-m¨ºmes des amours de toute la nuit. Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte remonter. Une honte l'arr¨ºta. Il resta un instant encore, haletant, ¨¤ s'essuyer le front, ¨¤ calmer les bonds de son coeur. Debout devant une glace, il contemplait son visage, si d¨¦compos¨¦, qu'il ne le reconnaissait pas. Puis, quand il l'eut regard¨¦ s'apaiser peu ¨¤ peu, par un effort de volont¨¦ supr¨ºme, il descendit. En bas, cinq messagers ¨¦taient debout, sans compter Dansaert. Tous lui apportaient des nouvelles d'une gravit¨¦ croissante sur la marche des gr¨¦vistes ¨¤ travers les fosses; et le ma?tre-porion lui conta longuement ce qui s'¨¦tait pass¨¦ ¨¤ Mirou, sauv¨¦ par la belle conduite du p¨¨re Quandieu. Il ¨¦coutait, hochait la t¨ºte; mais il n'entendait pas, son esprit ¨¦tait demeur¨¦ l¨¤-haut, dans la chambre. Enfin, il les cong¨¦dia, il dit qu'il allait prendre des mesures. Lorsqu'il se retrouva seul, assis devant son bureau, il parut s'y assoupir, la t¨ºte entre les mains, les yeux couverts. Son courrier ¨¦tait l¨¤, il se d¨¦cida ¨¤ y chercher la lettre attendue, la r¨¦ponse de la R¨¦gie, dont les lignes dans¨¨rent d'abord. Pourtant, il finit par comprendre que ces messieurs souhaitaient quelque bagarre: certes, ils ne lui commandaient pas d'empirer les choses; mais ils laissaient percer que des troubles hateraient le d¨¦nouement de la gr¨¨ve, en provoquant une r¨¦pression ¨¦nergique. D¨¨s lors, il n'h¨¦sita plus, il lan?a des d¨¦p¨ºches de tous c?t¨¦s, au pr¨¦fet de Lille, au corps de troupe de Douai, ¨¤ la gendarmerie de Marchiennes. C'¨¦tait un soulagement, il n'avait qu'¨¤ s'enfermer, m¨ºme il fit r¨¦pandre la rumeur qu'il souffrait de la goutte. Et, tout l'apr¨¨s-midi, il se cacha au fond de son cabinet, ne recevant personne, se contentant de lire les d¨¦p¨ºches et les lettres qui continuaient de pleuvoir. Il suivit ainsi de loin la bande, de Madeleine ¨¤ Cr¨¨vecoeur, de Cr¨¨vecoeur ¨¤ la Victoire, de la Victoire ¨¤ Gaston-Marie. D'autre part, des renseignements lui arrivaient sur l'effarement des gendarmes et des dragons, ¨¦gar¨¦s en route, tournant sans cesse le dos aux fosses attaqu¨¦es. On pouvait s'¨¦gorger et tout d¨¦truire, il avait remis la t¨ºte entre ses mains, les doigts sur les yeux, et il s'ab?mait dans le grand silence de la maison vide, o¨´ il ne surprenait, par moments, que le bruit des casseroles de la cuisini¨¨re, en plein coup de feu, pour son d?ner du soir. Le cr¨¦puscule assombrissait d¨¦j¨¤ la pi¨¨ce, il ¨¦tait cinq heures, lorsqu'un vacarme fit sursauter M. Hennebeau, ¨¦tourdi, inerte, les coudes toujours dans ses papiers. Il pensa que les deux mis¨¦rables rentraient. Mais le tumulte augmentait, un cri ¨¦clata, terrible, ¨¤ l'instant o¨´ il s'approchait de la fen¨ºtre. --Du pain! du pain! du pain! C'¨¦taient les gr¨¦vistes qui envahissaient Montsou, pendant que les gendarmes, croyant ¨¤ une attaque sur le Voreux, galopaient, le dos tourn¨¦, pour occuper cette fosse. Justement, ¨¤ deux kilom¨¨tres des premi¨¨res maisons, un peu en dessous du carrefour, o¨´ se coupaient la grande route et le chemin de Vandame, madame Hennebeau et ces demoiselles venaient d'assister au d¨¦fil¨¦ de la bande. La journ¨¦e ¨¤ Marchiennes s'¨¦tait pass¨¦e gaiement, un d¨¦jeuner aimable chez le directeur des Forges, puis une int¨¦ressante visite aux ateliers et ¨¤ une verrerie du voisinage, pour occuper l'apr¨¨s-midi; et, comme on rentrait enfin, par ce d¨¦clin limpide d'un beau jour d'hiver, C¨¦cile avait eu la fantaisie de boire une tasse de lait, en apercevant une petite ferme, qui bordait la route. Toutes alors ¨¦taient descendues de la cal¨¨che, N¨¦grel avait galamment saut¨¦ de cheval; pendant que la paysanne, effar¨¦e de ce beau monde, se pr¨¦cipitait, parlait de mettre une nappe, avant de servir. Mais Lucie et Jeanne voulaient voir traire le lait, on ¨¦tait all¨¦ dans l'¨¦table m¨ºme avec les tasses, on en avait fait une partie champ¨ºtre, riant beaucoup de la liti¨¨re o¨´ l'on enfon?ait. Madame Hennebeau, de son air de maternit¨¦ complaisante, buvait du bout des l¨¨vres, lorsqu'un bruit ¨¦trange, ronflant au-dehors, l'inqui¨¦ta. --Qu'est-ce donc? L'¨¦table, batie au bord de la route, avait une large porte charreti¨¨re, car elle servait en m¨ºme temps de grenier ¨¤ foin. D¨¦j¨¤, les jeunes filles, allongeant la t¨ºte, s'¨¦tonnaient de ce qu'elles distinguaient ¨¤ gauche, un flot noir, une cohue qui d¨¦bouchait en hurlant du chemin de Vandame. --Diable! murmura N¨¦grel, ¨¦galement sorti, est-ce que nos braillards finiraient par se facher? --C'est peut-¨ºtre encore les charbonniers, dit la paysanne. Voil¨¤ deux fois qu'ils passent. Para?t que ?a ne va pas bien, ils sont les ma?tres du pays. Elle lachait chaque mot avec prudence, elle en guettait l'effet sur les visages; et, quand elle remarqua l'effroi de tous, la profonde anxi¨¦t¨¦ o¨´ la rencontre les jetait, elle se hata de conclure: --Oh! les gueux, oh! les gueux! N¨¦grel, voyant qu'il ¨¦tait trop tard pour remonter en voiture et gagner Montsou, donna l'ordre au cocher de rentrer vivement la cal¨¨che dans la cour de la ferme, o¨´ l'attelage resta cach¨¦ derri¨¨re un hangar. Lui-m¨ºme attacha sous ce hangar son cheval, dont un galopin avait tenu la bride. Lorsqu'il revint, il trouva sa tante et les jeunes filles ¨¦perdues, pr¨ºtes ¨¤ suivre la paysanne, qui leur proposait de se r¨¦fugier chez elle. Mais il fut d'avis qu'on ¨¦tait l¨¤ plus en s?ret¨¦, personne ne viendrait certainement les chercher dans ce foin. La porte charreti¨¨re, pourtant, fermait tr¨¨s mal, et elle avait de telles fentes, qu'on apercevait la route entre ses bois vermoulus. --Allons, du courage! dit-il. Nous vendrons notre vie ch¨¨rement. Cette plaisanterie augmenta la peur. Le bruit grandissait, on ne voyait rien encore, et sur la route vide un vent de temp¨ºte semblait souffler, pareil ¨¤ ces rafales brusques qui pr¨¦c¨¨dent les grands orages. --Non, non, je ne veux pas regarder, dit C¨¦cile en allant se blottir dans le foin. Madame Hennebeau, tr¨¨s pale, prise d'une col¨¨re contre ces gens qui gataient un de ses plaisirs, se tenait en arri¨¨re, avec un regard oblique et r¨¦pugn¨¦; tandis que Lucie et Jeanne, malgr¨¦ leur tremblement, avaient mis un oeil ¨¤ une fente, d¨¦sireuses de ne rien perdre du spectacle. Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut ¨¦branl¨¦e, et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne. --Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe! murmura N¨¦grel, qui, malgr¨¦ ses convictions r¨¦publicaines, aimait ¨¤ plaisanter la canaille avec les dames. Mais son mot spirituel fut emport¨¦ dans l'ouragan des gestes et des cris. Les femmes avaient paru, pr¨¨s d'un millier de femmes, aux cheveux ¨¦pars, d¨¦peign¨¦s par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudit¨¦s de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonfl¨¦es de guerri¨¨res, brandissaient des batons; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous d¨¦charn¨¦s semblaient se rompre. Et les hommes d¨¦boul¨¨rent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serr¨¦e, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes d¨¦teintes, ni les tricots de laine en loques, effac¨¦s dans la m¨ºme uniformit¨¦ terreuse. Les yeux br?laient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant La Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagn¨¦ par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des t¨ºtes, parmi le h¨¦rissement des barres de fer, une hache passa, port¨¦e toute droite; et cette hache unique, qui ¨¦tait comme l'¨¦tendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine. --Quels visages atroces! balbutia madame Hennebeau. N¨¦grel dit entre ses dents: --Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul! D'o¨´ sortent-ils donc, ces bandits-l¨¤? Et, en effet, la col¨¨re, la faim, ces deux mois de souffrance et cette d¨¦bandade enrag¨¦e au travers des fosses, avaient allong¨¦ en machoires de b¨ºtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient ¨¤ galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie. --Oh! superbe! dirent ¨¤ demi-voix Lucie et Jeanne, remu¨¦es dans leur go?t d'artistes par cette belle horreur. Elles s'effrayaient pourtant, elles recul¨¨rent pr¨¨s de madame Hennebeau, qui s'¨¦tait appuy¨¦e sur une auge. L'id¨¦e qu'il suffisait d'un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrat, la gla?ait. N¨¦grel se sentait bl¨ºmir, lui aussi, tr¨¨s brave d'ordinaire, saisi l¨¤ d'une ¨¦pouvante sup¨¦rieure ¨¤ sa volont¨¦, une de ces ¨¦pouvantes qui soufflent de l'inconnu. Dans le foin, C¨¦cile ne bougeait plus. Et les autres, malgr¨¦ leur d¨¦sir de d¨¦tourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand m¨ºme. C'¨¦tait la vision rouge de la r¨¦volution qui les emporterait tous, fatalement, par une soir¨¦e sanglante de cette fin de si¨¨cle. Oui, un soir, le peuple lach¨¦, d¨¦brid¨¦, galoperait ainsi sur les chemins; et il ruissellerait du sang des bourgeois, il prom¨¨nerait des t¨ºtes, il s¨¨merait l'or des coffres ¨¦ventr¨¦s. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces machoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les m¨ºmes guenilles, le m¨ºme tonnerre de gros sabots, la m¨ºme cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empest¨¦e, balayant le vieux monde, sous leur pouss¨¦e d¨¦bordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait ¨¤ la vie sauvage dans les bois, apr¨¨s le grand rut, la grande ripaille, o¨´ les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. Il n'y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu'au jour o¨´ une nouvelle terre repousserait peut-¨ºtre. Oui, c'¨¦taient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage. Un grand cri s'¨¦leva, domina La Marseillaise: --Du pain! du pain! du pain! Lucie et Jeanne se serr¨¨rent contre madame Hennebeau, d¨¦faillante; tandis que N¨¦grel se mettait devant elles, comme pour les prot¨¦ger de son corps. ¨¦tait-ce donc ce soir m¨ºme que l'antique soci¨¦t¨¦ craquait? Et ce qu'ils virent, alors, acheva de les h¨¦b¨¦ter. La bande s'¨¦coulait, il n'y avait plus que la queue des tra?nards, lorsque la Mouquette d¨¦boucha. Elle s'attardait, elle guettait les bourgeois, sur les portes de leurs jardins, aux fen¨ºtres de leurs maisons; et, quand elle en d¨¦couvrait, ne pouvant leur cracher au nez, elle leur montrait ce qui ¨¦tait pour elle le comble de son m¨¦pris. Sans doute elle en aper?ut un, car brusquement elle releva ses jupes, tendit les fesses, montra son derri¨¨re ¨¦norme, nu dans un dernier flamboiement du soleil. Il n'avait rien d'obsc¨¨ne, ce derri¨¨re, et ne faisait pas rire, farouche. Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le long des lacets de la route, entre les maisons basses, bariol¨¦es de couleurs vives. On fit sortir la cal¨¨che de la cour, mais le cocher n'osait prendre sur lui de ramener Madame et ces demoiselles sans encombre, si les gr¨¦vistes tenaient le pav¨¦. Et le pis ¨¦tait qu'il n'y avait pas d'autre chemin. --Il faut pourtant que nous rentrions, le d?ner nous attend, dit madame Hennebeau, hors d'elle, exasp¨¦r¨¦e par la peur. Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour o¨´ j'ai du monde. Allez donc faire du bien ¨¤ ?a! Lucie et Jeanne s'occupaient ¨¤ retirer du foin C¨¦cile, qui se d¨¦battait, croyant que ces sauvages d¨¦filaient sans cesse, et r¨¦p¨¦tant qu'elle ne voulait pas voir. Enfin, toutes reprirent place dans la voiture. N¨¦grel, remont¨¦ ¨¤ cheval, eut alors l'id¨¦e de passer par les ruelles de R¨¦quillart. --Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est atroce. Si des groupes vous emp¨ºchent de revenir ¨¤ la route, l¨¤-bas, vous vous arr¨ºterez derri¨¨re la vieille fosse, et nous rentrerons ¨¤ pied par la petite porte du jardin, tandis que vous remiserez la voiture et les chevaux n'importe o¨´, sous le hangar d'une auberge. Ils partirent. La bande, au loin, ruisselait dans Montsou. Depuis qu'ils avaient vu, ¨¤ deux reprises, des gendarmes et des dragons, les habitants s'agitaient, affol¨¦s de panique. Il circulait des histoires abominables, on parlait d'affiches manuscrites, mena?ant les bourgeois de leur crever le ventre; personne ne les avait lues, on n'en citait pas moins des phrases textuelles. Chez le notaire surtout, la terreur ¨¦tait ¨¤ son comble, car il venait de recevoir par la poste une lettre anonyme, o¨´ on l'avertissait qu'un baril de poudre se trouvait enterr¨¦ dans sa cave, pr¨ºt ¨¤ le faire sauter, s'il ne se d¨¦clarait pas en faveur du peuple. Justement, les Gr¨¦goire, attard¨¦s dans leur visite par l'arriv¨¦e de cette lettre, la discutaient, la devinaient l'oeuvre d'un farceur, lorsque l'invasion de la bande acheva d'¨¦pouvanter la maison. Eux, souriaient. Ils regardaient, en ¨¦cartant le coin d'un rideau, et se refusaient ¨¤ admettre un danger quelconque, certains, disaient-ils, que tout finirait ¨¤ l'amiable. Cinq heures sonnaient, ils avaient le temps d'attendre que le pav¨¦ f?t libre pour aller, en face, d?ner chez les Hennebeau, o¨´ C¨¦cile, rentr¨¦e s?rement, devait les attendre. Mais, dans Montsou, personne ne semblait partager leur confiance: des gens ¨¦perdus couraient, les portes et les fen¨ºtres se fermaient violemment. Ils aper?urent Maigrat, de l'autre c?t¨¦ de la route, qui barricadait son magasin, ¨¤ grand renfort de barres de fer, si pale et si tremblant, que sa petite femme ch¨¦tive ¨¦tait forc¨¦e de serrer les ¨¦crous. La bande avait fait halte devant l'h?tel du directeur, le cri retentissait: --Du pain! du pain! du pain! M. Hennebeau ¨¦tait debout ¨¤ la fen¨ºtre, lorsque Hippolyte entra fermer les volets, de peur que les vitres ne fussent cass¨¦es ¨¤ coups de pierres. Il ferma de m¨ºme tous ceux du rez-de-chauss¨¦e; puis, il passa au premier ¨¦tage, on entendit les grincements des espagnolettes, les claquements des persiennes, un ¨¤ un. Par malheur, on ne pouvait clore de m¨ºme la baie de la cuisine, dans le sous-sol, une baie inqui¨¦tante o¨´ rougeoyaient les feux des casseroles et de la broche. Machinalement, M. Hennebeau, qui voulait voir, remonta au second ¨¦tage, dans la chambre de Paul: c'¨¦tait la mieux plac¨¦e, ¨¤ gauche, car elle permettait d'enfiler la route, jusqu'aux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint derri¨¨re la persienne, dominant la foule. Mais cette chambre l'avait saisi de nouveau, la table de toilette ¨¦pong¨¦e et en ordre, le lit froid, aux draps nets et bien tir¨¦s. Toute sa rage de l'apr¨¨s-midi, cette furieuse bataille au fond du grand silence de sa solitude, aboutissait maintenant ¨¤ une immense fatigue. Son ¨ºtre ¨¦tait d¨¦j¨¤ comme cette chambre, refroidi, balay¨¦ des ordures du matin, rentr¨¦ dans la correction d'usage. A quoi bon un scandale? est-ce que rien ¨¦tait chang¨¦ chez lui? Sa femme avait simplement un amant de plus, cela aggravait ¨¤ peine le fait, qu'elle l'e?t choisi dans la famille; et peut-¨ºtre m¨ºme y avait-il avantage, car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se prenait en piti¨¦, au souvenir de sa folie jalouse. Quel ridicule, d'avoir assomm¨¦ ce lit ¨¤ coups de poing! Puisqu'il avait tol¨¦r¨¦ un autre homme, il tol¨¦rerait bien celui-l¨¤. Ce ne serait que l'affaire d'un peu de m¨¦pris encore. Une amertume affreuse lui empoisonnait la bouche, l'inutilit¨¦ de tout, l'¨¦ternelle douleur de l'existence, la honte de lui-m¨ºme, qui adorait et d¨¦sirait toujours cette femme, dans la salet¨¦ o¨´ il l'abandonnait. Sous la fen¨ºtre, les hurlements ¨¦clat¨¨rent avec un redoublement de violence. --Du pain! du pain! du pain! --Imb¨¦ciles! dit M. Hennebeau entre ses dents serr¨¦es. Il les entendait l'injurier ¨¤ propos de ses gros appointements, le traiter de fain¨¦ant et de ventru, de sale cochon qui se foutait des indigestions de bonnes choses, quand l'ouvrier crevait la faim. Les femmes avaient aper?u la cuisine, et c'¨¦tait une temp¨ºte d'impr¨¦cations contre le faisan qui r?tissait, contre les sauces dont l'odeur grasse ravageait leurs estomacs vides. Ah! ces salauds de bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes, pour se faire p¨¦ter les tripes. --Du pain! du pain! du pain! --Imb¨¦ciles! r¨¦p¨¦ta M. Hennebeau, est-ce que je suis heureux? Une col¨¨re le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau volontiers, de ses gros appointements, pour avoir, comme eux, le cuir dur, l'accouplement facile et sans regret. Que ne pouvait-il les asseoir ¨¤ sa table, les empater de son faisan, tandis qu'il s'en irait forniquer derri¨¨re les haies, culbuter des filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbut¨¦es avant lui! Il aurait tout donn¨¦, son ¨¦ducation, son bien-¨ºtre, son luxe, sa puissance de directeur, s'il avait pu ¨ºtre, une journ¨¦e, le dernier des mis¨¦rables qui lui ob¨¦issaient, libre de sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et prendre du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait aussi de crever la faim, d'avoir le ventre vide, l'estomac tordu de crampes ¨¦branlant le cerveau d'un vertige: peut-¨ºtre cela aurait-il tu¨¦ l'¨¦ternelle douleur. Ah! vivre en brute, ne rien poss¨¦der ¨¤ soi, battre les bl¨¦s avec la herscheuse la plus laide, la plus sale, et ¨ºtre capable de s'en contenter! --Du pain! du pain! du pain! Alors, il se facha, il cria furieusement dans le vacarme: --Du pain! est-ce que ?a suffit, imb¨¦ciles? Il mangeait, lui, et il n'en ralait pas moins de souffrance. Son m¨¦nage ravag¨¦, sa vie enti¨¨re endolorie, lui remontaient ¨¤ la gorge, en un hoquet de mort. Tout n'allait pas pour le mieux parce qu'on avait du pain. Quel ¨¦tait l'idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage de la richesse? Ces songe-creux de r¨¦volutionnaires pouvaient bien d¨¦molir la soci¨¦t¨¦ et en rebatir une autre, ils n'ajouteraient pas une joie ¨¤ l'humanit¨¦, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant ¨¤ chacun sa tartine. M¨ºme ils ¨¦largiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler jusqu'aux chiens de d¨¦sespoir, lorsqu'ils les auraient sortis de la tranquille satisfaction des instincts, pour les hausser ¨¤ la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien ¨¦tait de ne pas ¨ºtre, et, si l'on ¨¦tait, d'¨ºtre l'arbre, d'¨ºtre la pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne peut saigner sous le talon des passants. Et, dans cette exasp¨¦ration de son tourment, des larmes gonfl¨¨rent les yeux de M. Hennebeau, crev¨¨rent en gouttes br?lantes le long de ses joues. Le cr¨¦puscule noyait la route, lorsque des pierres commenc¨¨rent ¨¤ cribler la fa?ade de l'h?tel. Sans col¨¨re maintenant contre ces affam¨¦s, enrag¨¦ seulement par la plaie cuisante de son coeur, il continuait ¨¤ b¨¦gayer au milieu de ses larmes: --Les imb¨¦ciles! les imb¨¦ciles! Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en temp¨ºte, balayant tout. --Du pain! du pain! du pain! VI ¨¦tienne, d¨¦gris¨¦ par les gifles de Catherine, ¨¦tait rest¨¦ ¨¤ la t¨ºte des camarades. Mais, pendant qu'il les jetait sur Montsou, d'une voix enrou¨¦e, il entendait une autre voix en lui, une voix de raison qui s'¨¦tonnait, qui demandait pourquoi tout cela. Il n'avait rien voulu de ces choses, comment pouvait-il se faire que, parti pour Jean-Bart dans le but d'agir froidement et d'emp¨ºcher un d¨¦sastre, il achevat la journ¨¦e, de violence en violence, par assi¨¦ger l'h?tel du directeur? C'¨¦tait bien lui cependant qui venait de crier: halte! Seulement, il n'avait d'abord eu que l'id¨¦e de prot¨¦ger les Chantiers de la Compagnie, o¨´ l'on parlait d'aller tout saccager. Et, maintenant que des pierres ¨¦raflaient d¨¦j¨¤ la fa?ade de l'h?tel, il cherchait, sans la trouver, sur quelle proie l¨¦gitime il devait lancer la bande, afin d'¨¦viter de plus grands malheurs. Comme il demeurait seul ainsi, impuissant au milieu de la route, quelqu'un l'appela, un homme debout sur le seuil de l'estaminet Tison, dont la cabareti¨¨re s'¨¦tait hat¨¦e de mettre les volets, en ne laissant libre que la porte. --Oui, c'est moi... ¨¦coute donc. C'¨¦tait Rasseneur. Une trentaine d'hommes et de femmes, presque tous du coron des Deux-Cent-Quarante, rest¨¦s chez eux le matin et venus le soir aux nouvelles, avaient envahi cet estaminet, ¨¤ l'approche des gr¨¦vistes. Zacharie occupait une table avec sa femme Philom¨¨ne. Plus loin, Pierron et la Pierronne, tournant le dos, se cachaient le visage. D'ailleurs, personne ne buvait, on s'¨¦tait abrit¨¦, simplement. ¨¦tienne reconnut Rasseneur, et il s'¨¦cartait, lorsque celui-ci ajouta: --Ma vue te g¨ºne, n'est-ce pas?... Je t'avais pr¨¦venu, les emb¨ºtements commencent. Maintenant, vous pouvez r¨¦clamer du pain, c'est du plomb qu'on vous donnera. Alors, il revint, il r¨¦pondit: --Ce qui me g¨ºne, ce sont les laches qui, les bras crois¨¦s, nous regardent risquer notre peau. --Ton id¨¦e est donc de piller en face? demanda Rasseneur. --Mon id¨¦e est de rester jusqu'au bout avec les amis, quitte ¨¤ crever tous ensemble. D¨¦sesp¨¦r¨¦, ¨¦tienne rentra dans la foule, pr¨ºt ¨¤ mourir. Sur la route, trois enfants lan?aient des pierres, et il leur allongea un grand coup de pied, en criant, pour arr¨ºter les camarades, que ?a n'avan?ait ¨¤ rien de casser des vitres. B¨¦bert et Lydie, qui venaient de rejoindre Jeanlin, apprenaient de ce dernier ¨¤ manier sa fronde. Ils lan?aient chacun un caillou, jouant ¨¤ qui ferait le plus gros d¨¦gat. Lydie, par un coup de maladresse, avait f¨ºl¨¦ la t¨ºte d'une femme, dans la cohue; et les deux gar?ons se tenaient les c?tes. Derri¨¨re eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un banc, les regardaient. Les jambes enfl¨¦es de Bonnemort le portaient si mal, qu'il avait eu grand-peine ¨¤ se tra?ner jusque-l¨¤, sans qu'on s?t quelle curiosit¨¦ le poussait, car il avait son visage terreux des jours o¨´ l'on ne pouvait lui tirer une parole. Personne, du reste, n'ob¨¦issait plus ¨¤ ¨¦tienne. Les pierres, malgr¨¦ ses ordres, continuaient ¨¤ gr¨ºler, et il s'¨¦tonnait, il s'effarait devant ces brutes d¨¦musel¨¦es par lui, si lentes ¨¤ s'¨¦mouvoir, terribles ensuite, d'une t¨¦nacit¨¦ f¨¦roce dans la col¨¨re. Tout le vieux sang flamand ¨¦tait l¨¤, lourd et placide, mettant des mois ¨¤ s'¨¦chauffer, se jetant aux sauvageries abominables, sans rien entendre, jusqu'¨¤ ce que la b¨ºte f?t so?le d'atrocit¨¦s. Dans son Midi, les foules flambaient plus vite, seulement elles faisaient moins de besogne. Il dut se battre avec Levaque pour lui arracher sa hache, il en ¨¦tait ¨¤ ne savoir comment contenir les Maheu, qui lan?aient les cailloux des deux mains. Et les femmes surtout l'effrayaient, la Levaque, la Mouquette et les autres, agit¨¦es d'une fureur meurtri¨¨re, les dents et les ongles dehors, aboyantes comme des chiennes, sous les excitations de la Br?l¨¦, qui les dominait de sa taille maigre. Mais il y eut un brusque arr¨ºt, la surprise d'une minute d¨¦terminait un peu du calme que les supplications d'¨¦tienne ne pouvaient obtenir. C'¨¦taient simplement les Gr¨¦goire qui se d¨¦cidaient ¨¤ prendre cong¨¦ du notaire, pour se rendre en face, chez le directeur; et ils semblaient si paisibles, ils avaient si bien l'air de croire ¨¤ une pure plaisanterie de la part de leurs braves mineurs, dont la r¨¦signation les nourrissait depuis un si¨¨cle, que ceux-ci, ¨¦tonn¨¦s, avaient en effet cess¨¦ de jeter des pierres, de peur d'atteindre ce vieux monsieur et cette vieille dame, tomb¨¦s du ciel. Ils les laiss¨¨rent entrer dans le jardin, monter le perron, sonner ¨¤ la porte barricad¨¦e, qu'on ne se pressait pas de leur ouvrir. Justement, la femme de chambre, Rose, rentrait de sa sortie, en riant aux ouvriers furieux, qu'elle connaissait tous, car elle ¨¦tait de Montsou. Et ce fut elle qui, ¨¤ coups de poing dans la porte, finit par forcer Hippolyte ¨¤ l'entrebailler. Il ¨¦tait temps, les Gr¨¦goire disparaissaient, lorsque la gr¨ºle des pierres recommen?a. Revenue de son ¨¦tonnement, la foule clamait plus fort: --A mort les bourgeois! vive la sociale! Rose continuait ¨¤ rire, dans le vestibule de l'h?tel, comme ¨¦gay¨¦e de l'aventure, r¨¦p¨¦tant au domestique terrifi¨¦: --Ils ne sont pas m¨¦chants, je les connais. M. Gr¨¦goire accrocha m¨¦thodiquement son chapeau. Puis, lorsqu'il eut aid¨¦ madame Gr¨¦goire ¨¤ retirer sa mante de gros drap, il dit ¨¤ son tour: --Sans doute, ils n'ont pas de malice au fond. Lorsqu'ils auront bien cri¨¦, ils iront souper avec plus d'app¨¦tit. A ce moment, M. Hennebeau descendait du second ¨¦tage. Il avait vu la sc¨¨ne, et il venait recevoir ses invit¨¦s, de son air habituel, froid et poli. Seule, la paleur de son visage disait les larmes qui l'avaient secou¨¦. L'homme ¨¦tait dompt¨¦, il ne restait en lui que l'administrateur correct, r¨¦solu ¨¤ remplir son devoir. --Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas rentr¨¦es encore. Pour la premi¨¨re fois, une inqui¨¦tude ¨¦motionna les Gr¨¦goire. C¨¦cile pas rentr¨¦e! comment rentrerait-elle, si la plaisanterie de ces mineurs se prolongeait? --J'ai song¨¦ ¨¤ faire d¨¦gager la maison, ajouta M. Hennebeau. Le malheur est que je suis seul ici, et que je ne sais d'ailleurs o¨´ envoyer mon domestique, pour me ramener quatre hommes et un caporal, qui me nettoieraient cette canaille. Rose, demeur¨¦e l¨¤, osa murmurer de nouveau: --Oh! Monsieur, ils ne sont pas m¨¦chants. Le directeur hocha la t¨ºte, pendant que le tumulte croissait au-dehors et qu'on entendait le sourd ¨¦crasement des pierres contre la fa?ade. --Je ne leur en veux pas, je les excuse m¨ºme, il faut ¨ºtre b¨ºtes comme eux pour croire que nous nous acharnons ¨¤ leur malheur. Seulement, je r¨¦ponds de la tranquillit¨¦... Dire qu'il y a des gendarmes par les routes, ¨¤ ce qu'on m'affirme, et que, depuis ce matin, je n'ai pu en avoir un seul! Il s'interrompit, il s'effa?a devant madame Gr¨¦goire, en disant: --Je vous en prie, madame, ne restez pas l¨¤, entrez dans le salon. Mais la cuisini¨¨re, qui montait du sous-sol, exasp¨¦r¨¦e, les retint dans le vestibule quelques minutes encore. Elle d¨¦clara qu'elle n'acceptait plus la responsabilit¨¦ du d?ner, car elle attendait, de chez le patissier de Marchiennes, des cro?tes de vol-au-vent, qu'elle avait demand¨¦es pour quatre heures. ¨¦videmment, le patissier s'¨¦tait ¨¦gar¨¦ en chemin, pris de la peur de ces bandits. Peut-¨ºtre m¨ºme avait-on pill¨¦ ses mannes. Elle voyait les vol-au-vent bloqu¨¦s derri¨¨re un buisson, assi¨¦g¨¦s, gonflant les ventres des trois mille mis¨¦rables qui demandaient du pain. En tout cas, Monsieur ¨¦tait pr¨¦venu, elle pr¨¦f¨¦rait flanquer son d?ner au feu, si elle le ratait, ¨¤ cause de la r¨¦volution. --Un peu de patience, dit M. Hennebeau. Rien n'est perdu, le patissier peut venir. Et, comme il se retournait vers madame Gr¨¦goire, en ouvrant lui-m¨ºme la porte du salon, il fut tr¨¨s surpris d'apercevoir, assis sur la banquette du vestibule, un homme qu'il n'avait pas distingu¨¦ jusque-l¨¤, dans l'ombre croissante. --Tiens! c'est vous, Maigrat, qu'y a-t-il donc? Maigrat s'¨¦tait lev¨¦, et son visage apparut, gras et bl¨ºme, d¨¦compos¨¦ par l'¨¦pouvante. Il n'avait plus sa carrure de gros homme calme, il expliqua humblement qu'il s'¨¦tait gliss¨¦ chez monsieur le directeur, pour r¨¦clamer aide et protection, si les brigands s'attaquaient ¨¤ son magasin. --Vous voyez que je suis menac¨¦ moi-m¨ºme et que je n'ai personne, r¨¦pondit M. Hennebeau. Vous auriez mieux fait de rester chez vous, ¨¤ garder vos marchandises. --Oh! j'ai mis les barres de fer, puis j'ai laiss¨¦ ma femme. Le directeur s'impatienta, sans cacher son m¨¦pris. Une belle garde, que cette cr¨¦ature ch¨¦tive, maigrie de coups! --Enfin, je n'y peux rien, tachez de vous d¨¦fendre. Et je vous conseille de rentrer tout de suite, car les voil¨¤ qui demandent encore du pain... ¨¦coutez... En effet, le tumulte reprenait, et Maigrat crut entendre son nom, au milieu des cris. Rentrer, ce n'¨¦tait plus possible, on l'aurait ¨¦charp¨¦. D'autre part, l'id¨¦e de sa ruine le bouleversait. Il colla son visage au panneau vitr¨¦ de la porte, suant, tremblant, guettant le d¨¦sastre; tandis que les Gr¨¦goire se d¨¦cidaient ¨¤ passer dans le salon. Tranquillement, M. Hennebeau affectait de faire les honneurs de chez lui. Mais il priait en vain ses invit¨¦s de s'asseoir, la pi¨¨ce close, barricad¨¦e, ¨¦clair¨¦e de deux lampes avant la tomb¨¦e du jour, s'emplissait d'effroi, ¨¤ chaque nouvelle clameur du dehors. Dans l'¨¦touffement des tentures, la col¨¨re de la foule ronflait, plus inqui¨¦tante, d'une menace vague et terrible. On causa pourtant, sans cesse ramen¨¦ ¨¤ cette inconcevable r¨¦volte. Lui, s'¨¦tonnait de n'avoir rien pr¨¦vu; et sa police ¨¦tait si mal faite, qu'il s'emportait surtout contre Rasseneur, dont il disait reconna?tre l'influence d¨¦testable. Du reste, les gendarmes allaient venir, il ¨¦tait impossible qu'on l'abandonnat de la sorte. Quant aux Gr¨¦goire, ils ne pensaient qu'¨¤ leur fille: la pauvre ch¨¦rie qui s'effrayait si vite! peut-¨ºtre, devant le p¨¦ril, la voiture ¨¦tait-elle retourn¨¦e ¨¤ Marchiennes. Pendant un quart d'heure encore, l'attente dura, ¨¦nerv¨¦e par le vacarme de la route, par le bruit des pierres tapant de temps ¨¤ autre dans les volets ferm¨¦s, qui sonnaient ainsi que des tambours. Cette situation n'¨¦tait plus tol¨¦rable, M. Hennebeau parlait de sortir, de chasser ¨¤ lui seul les braillards et d'aller au-devant de la voiture, lorsque Hippolyte parut en criant: --Monsieur! Monsieur! voici Madame, on tue Madame! La voiture n'ayant pu d¨¦passer la ruelle de R¨¦quillart, au milieu des groupes mena?ants, N¨¦grel avait suivi son id¨¦e, faire ¨¤ pied les cent m¨¨tres qui les s¨¦paraient de l'h?tel, puis frapper ¨¤ la petite porte donnant sur le jardin, pr¨¨s des communs: le jardinier les entendrait, il y aurait bien toujours l¨¤ quelqu'un pour ouvrir. Et, d'abord, les choses avaient march¨¦ parfaitement, d¨¦j¨¤ madame Hennebeau et ces demoiselles frappaient, lorsque des femmes, pr¨¦venues, se jet¨¨rent dans la ruelle. Alors, tout se gata. On n'ouvrait pas la porte, N¨¦grel avait tach¨¦ vainement de l'enfoncer ¨¤ coups d'¨¦paule. Le flot des femmes croissait, il craignit d'¨ºtre d¨¦bord¨¦, il prit le parti d¨¦sesp¨¦r¨¦ de pousser devant lui sa tante et les jeunes filles, pour gagner le perron, au travers des assi¨¦geants. Mais cette manoeuvre amena une bousculade: on ne les lachait pas, une bande hurlante les traquait, tandis que la foule refluait de droite et de gauche, sans comprendre encore, ¨¦tonn¨¦e seulement de ces dames en toilette, perdues dans la bataille. A cette minute, la confusion devint telle, qu'il se produisit un de ces faits d'affolement qui restent inexplicables. Lucie et Jeanne, arriv¨¦es au perron, s'¨¦taient gliss¨¦es par la porte que la femme de chambre entrebaillait; madame Hennebeau avait r¨¦ussi ¨¤ les suivre; et, derri¨¨re elles, N¨¦grel entra enfin, remit les verrous, persuad¨¦ qu'il avait vu C¨¦cile passer la premi¨¨re. Elle n'¨¦tait plus l¨¤, disparue en route, emport¨¦e par une telle peur, qu'elle avait tourn¨¦ le dos ¨¤ la maison, et s'¨¦tait jet¨¦e d'elle-m¨ºme en plein danger. Aussit?t, le cri s'¨¦leva: --Vive la sociale! ¨¤ mort les bourgeois! ¨¤ mort! Quelques-uns, de loin, sous la voilette qui lui cachait le visage, la prenaient pour madame Hennebeau. D'autres nommaient une amie de la directrice, la jeune femme d'un usinier voisin, ex¨¦cr¨¦ de ses ouvriers. Et, d'ailleurs, peu importait, c'¨¦taient sa robe de soie, son manteau de fourrure, jusqu'¨¤ la plume blanche de son chapeau, qui exasp¨¦raient. Elle sentait le parfum, elle avait une montre, elle avait une peau fine de fain¨¦ante qui ne touchait pas au charbon. --Attends! cria la Br?l¨¦, on va t'en mettre au cul, de la dentelle! --C'est ¨¤ nous que ces salopes volent ?a, reprit la Levaque. Elles se collent du poil sur la peau, lorsque nous crevons de froid... Foutez-moi-la donc toute nue, pour lui apprendre ¨¤ vivre! Du coup, la Mouquette s'¨¦lan?a. --Oui, oui, faut la fouetter. Et les femmes, dans cette rivalit¨¦ sauvage, s'¨¦touffaient, allongeaient leurs guenilles, voulaient chacune un morceau de cette fille de riche. Sans doute qu'elle n'avait pas le derri¨¨re mieux fait qu'une autre. Plus d'une m¨ºme ¨¦tait pourrie, sous ses fanfreluches. Voil¨¤ assez longtemps que l'injustice durait, on les forcerait bien toutes ¨¤ s'habiller comme des ouvri¨¨res, ces catins qui osaient d¨¦penser cinquante sous pour le blanchissage d'un jupon! Au milieu de ces furies, C¨¦cile grelottait, les jambes paralys¨¦es, b¨¦gayant ¨¤ vingt reprises la m¨ºme phrase: --Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne me faites pas du mal. Mais elle eut un cri rauque: des mains froides venaient de la prendre au cou. C'¨¦tait le vieux Bonnemort, pr¨¨s duquel le flot l'avait pouss¨¦e, et qui l'empoignait. Il semblait ivre de faim, h¨¦b¨¦t¨¦ par sa longue mis¨¨re, sorti brusquement de sa r¨¦signation d'un demi-si¨¨cle, sans qu'il f?t possible de savoir sous quelle pouss¨¦e de rancune. Apr¨¨s avoir, en sa vie, sauv¨¦ de la mort une douzaine de camarades, risquant ses os dans le grisou et dans les ¨¦boulements, il c¨¦dait ¨¤ des choses qu'il n'aurait pu dire, ¨¤ un besoin de faire ?a, ¨¤ la fascination de ce cou blanc de jeune fille. Et, comme ce jour-l¨¤ il avait perdu sa langue, il serrait les doigts, de son air de vieille b¨ºte infirme, en train de ruminer des souvenirs. --Non! non! hurlaient les femmes, le cul ¨¤ l'air! le cul ¨¤ l'air! Dans l'h?tel, d¨¨s qu'on s'¨¦tait aper?u de l'aventure, N¨¦grel et M. Hennebeau avaient rouvert la porte, bravement, pour courir au secours de C¨¦cile. Mais la foule, maintenant, se jetait contre la grille du jardin, et il n'¨¦tait plus facile de sortir. Une lutte s'engageait l¨¤, pendant que les Gr¨¦goire, ¨¦pouvant¨¦s, apparaissaient sur le perron. --Laissez-la donc, vieux! c'est la demoiselle de la Piolaine! cria la Maheude au grand-p¨¨re, en reconnaissant C¨¦cile, dont une femme avait d¨¦chir¨¦ la voilette. De son c?t¨¦, ¨¦tienne, boulevers¨¦ de ces repr¨¦sailles contre une enfant, s'effor?ait de faire lacher prise ¨¤ la bande. Il eut une inspiration, il brandit la hache qu'il avait arrach¨¦e des poings de Levaque. --Chez Maigrat, nom de Dieu!... Il y a du pain, l¨¤-dedans. Foutons la baraque ¨¤ Maigrat par terre! Et, ¨¤ la vol¨¦e, il donna un premier coup de hache dans la porte de la boutique. Des camarades l'avaient suivi, Levaque, Maheu et quelques autres. Mais les femmes s'acharnaient. C¨¦cile ¨¦tait retomb¨¦e des doigts de Bonnemort dans les mains de la Br?l¨¦. A quatre pattes, Lydie et B¨¦bert, conduits par Jeanlin, se glissaient entre les jupes, pour voir le derri¨¨re ¨¤ la dame. D¨¦j¨¤, on la tiraillait, ses v¨ºtements craquaient, lorsqu'un homme ¨¤ cheval parut, poussant sa b¨ºte, cravachant ceux qui ne se rangeaient pas assez vite. --Ah! canailles, vous en ¨ºtes ¨¤ fouetter nos filles! C'¨¦tait Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le d?ner. Vivement, il sauta sur la route, prit C¨¦cile par la taille; et, de l'autre main, manoeuvrant le cheval avec une adresse et une force extraordinaires, il s'en servait comme d'un coin vivant, fendait la foule, qui reculait devant les ruades. A la grille, la bataille continuait. Pourtant, il passa, ¨¦crasa des membres. Ce secours impr¨¦vu d¨¦livra N¨¦grel et M. Hennebeau, en grand danger, au milieu des jurons et des coups. Et, tandis que le jeune homme rentrait enfin avec C¨¦cile ¨¦vanouie, Deneulin, qui couvrait le directeur de son grand corps, en haut du perron, re?ut une pierre, dont le choc faillit lui d¨¦monter l'¨¦paule. --C'est ?a, cria-t-il, cassez-moi les os, apr¨¨s avoir cass¨¦ mes machines! Il repoussa promptement la porte. Une bord¨¦e de cailloux s'abattit dans le bois. --Quels enrag¨¦s! reprit-il. Deux secondes de plus, et ils me crevaient le crane comme une courge vide... On n'a rien ¨¤ leur dire, que voulez-vous? Ils ne savent plus, il n'y a qu'¨¤ les assommer. Dans le salon, les Gr¨¦goire pleuraient, en voyant C¨¦cile revenir ¨¤ elle. Elle n'avait aucun mal, pas m¨ºme une ¨¦gratignure: sa voilette seule ¨¦tait perdue. Mais leur effarement augmenta, lorsqu'ils reconnurent devant eux leur cuisini¨¨re, M¨¦lanie, qui contait comment la bande avait d¨¦moli la Piolaine. Folle de peur, elle accourait avertir ses ma?tres. Elle ¨¦tait entr¨¦e, elle aussi, par la porte entrebaill¨¦e, au moment de la bagarre, sans que personne la remarquat; et, dans son r¨¦cit interminable, l'unique pierre de Jeanlin qui avait bris¨¦ une seule vitre devenait une canonnade en r¨¨gle, dont les murs restaient fendus. Alors, les id¨¦es de M. Gr¨¦goire furent boulevers¨¦es: on ¨¦gorgeait sa fille, on rasait sa maison, c'¨¦tait donc vrai que ces mineurs pouvaient lui en vouloir, parce qu'il vivait en brave homme de leur travail? La femme de chambre, qui avait apport¨¦ une serviette et de l'eau de Cologne, r¨¦p¨¦ta: --Tout de m¨ºme, c'est dr?le, ils ne sont pas m¨¦chants. Madame Hennebeau, assise, tr¨¨s pale, ne se remettait pas de la secousse de son ¨¦motion; et elle retrouva seulement un sourire, lorsqu'on f¨¦licita N¨¦grel. Les parents de C¨¦cile remerciaient surtout le jeune homme, c'¨¦tait maintenant un mariage conclu. M. Hennebeau regardait en silence, allait de sa femme ¨¤ cet amant qu'il jurait de tuer le matin, puis ¨¤ cette jeune fille qui l'en d¨¦barrasserait bient?t sans doute. Il n'avait aucune hate, une seule peur lui restait, celle de voir sa femme tomber plus bas, ¨¤ quelque laquais peut-¨ºtre. --Et vous, mes petites ch¨¦ries, demanda Deneulin ¨¤ ses filles, on ne vous a rien cass¨¦? Lucie et Jeanne avaient eu bien peur, mais elles ¨¦taient contentes d'avoir vu ?a. Elles riaient ¨¤ pr¨¦sent. --Sapristi! continua le p¨¨re, voil¨¤ une bonne journ¨¦e!... Si vous voulez une dot, vous ferez bien de la gagner vous-m¨ºmes; et attendez-vous encore ¨¤ ¨ºtre forc¨¦es de me nourrir. Il plaisantait, la voix tremblante. Ses yeux se gonfl¨¨rent, quand ses deux filles se jet¨¨rent dans ses bras. M. Hennebeau avait ¨¦cout¨¦ cet aveu de ruine. Une pens¨¦e vive ¨¦claira son visage. En effet, Vandame allait ¨ºtre ¨¤ Montsou, c'¨¦tait la compensation esp¨¦r¨¦e, le coup de fortune qui le remettrait en faveur, pr¨¨s de ces messieurs de la R¨¦gie. A chaque d¨¦sastre de son existence, il se r¨¦fugiait dans la stricte ex¨¦cution des ordres re?us, il faisait de la discipline militaire o¨´ il vivait, sa part r¨¦duite de bonheur. Mais on se calmait, le salon tombait ¨¤ une paix lasse, avec la lumi¨¨re tranquille des deux lampes et le ti¨¨de ¨¦touffement des porti¨¨res. Que se passait-il donc, dehors? Les braillards se taisaient, des pierres ne battaient plus la fa?ade; et l'on entendait seulement de grands coups sourds, ces coups de cogn¨¦e qui sonnent au lointain des bois. On voulut savoir, on retourna dans le vestibule risquer un regard par le panneau vitr¨¦ de la porte. M¨ºme ces dames et ces demoiselles mont¨¨rent se poster derri¨¨re les persiennes du premier ¨¦tage. --Voyez-vous ce gredin de Rasseneur, en face, sur le seuil de ce cabaret? dit M. Hennebeau ¨¤ Deneulin. Je l'avais flair¨¦, il faut qu'il en soit. Pourtant, ce n'¨¦tait pas Rasseneur, c'¨¦tait ¨¦tienne qui enfon?ait ¨¤ coups de hache le magasin de Maigrat. Et il appelait toujours les camarades: est-ce que les marchandises, l¨¤-dedans, n'appartenaient pas aux charbonniers? est-ce qu'ils n'avaient pas le droit de reprendre leur bien ¨¤ ce voleur qui les exploitait depuis si longtemps, qui les affamait sur un mot de la Compagnie? Peu ¨¤ peu, tous lachaient l'h?tel du directeur, accouraient au pillage de la boutique voisine. Le cri: du pain! du pain! du pain! grondait de nouveau. On en trouverait, du pain, derri¨¨re cette porte. Une rage de faim les soulevait, comme si, brusquement, ils ne pouvaient attendre davantage, sans expirer sur cette route. De telles pouss¨¦es se ruaient dans la porte, qu'¨¦tienne craignait de blesser quelqu'un, ¨¤ chaque vol¨¦e de la hache. Cependant, Maigrat, qui avait quitt¨¦ le vestibule de l'h?tel, s'¨¦tait d'abord r¨¦fugi¨¦ dans la cuisine; mais il n'y entendait rien, il y r¨ºvait des attentats abominables contre sa boutique; et il venait de remonter pour se cacher derri¨¨re la pompe, dehors, lorsqu'il distingua nettement les craquements de la porte, les vocif¨¦rations de pillage, o¨´ se m¨ºlait son nom. Ce n'¨¦tait donc pas un cauchemar: s'il ne voyait pas, il entendait maintenant, il suivait l'attaque, les oreilles bourdonnantes. Chaque coup de cogn¨¦e lui entrait en plein coeur. Un gond avait d? sauter, encore cinq minutes, et la boutique ¨¦tait prise. Cela se peignait dans son crane en images r¨¦elles, effrayantes, les brigands qui se ruaient, puis les tiroirs forc¨¦s, les sacs ¨¦ventr¨¦s, tout mang¨¦, tout bu, la maison elle-m¨ºme emport¨¦e, plus rien, pas m¨ºme un baton pour aller mendier au travers des villages. Non, il ne leur permettrait pas d'achever sa ruine, il pr¨¦f¨¦rait y laisser la peau. Depuis qu'il ¨¦tait l¨¤, il apercevait ¨¤ une fen¨ºtre de sa maison, sur la fa?ade en retour, la ch¨¦tive silhouette de sa femme, pale et brouill¨¦e derri¨¨re les vitres: sans doute elle regardait arriver les coups, de son air muet de pauvre ¨ºtre battu. Au-dessous, il y avait un hangar, plac¨¦ de telle sorte, que, du jardin de l'h?tel, on pouvait y monter en grimpant au treillage du mur mitoyen; puis, de l¨¤, il ¨¦tait facile de ramper sur les tuiles, jusqu'¨¤ la fen¨ºtre. Et l'id¨¦e de rentrer ainsi chez lui le torturait ¨¤ pr¨¦sent, dans son remords d'en ¨ºtre sorti. Peut-¨ºtre aurait-il le temps de barricader le magasin avec des meubles; m¨ºme il inventait d'autres d¨¦fenses h¨¦ro?ques, de l'huile bouillante, du p¨¦trole enflamm¨¦, vers¨¦ d'en haut. Mais cet amour de ses marchandises luttait contre sa peur, il ralait de lachet¨¦ combattue. Tout d'un coup, il se d¨¦cida, ¨¤ un retentissement plus profond de la hache. L'avarice l'emportait, lui et sa femme couvriraient les sacs de leur corps, plut?t que d'abandonner un pain. Des hu¨¦es, presque aussit?t, ¨¦clat¨¨rent. --Regardez! regardez!... Le matou est l¨¤-haut! au chat! au chat! La bande venait d'apercevoir Maigrat, sur la toiture du hangar. Dans sa fi¨¨vre, malgr¨¦ sa lourdeur, il avait mont¨¦ au treillage avec agilit¨¦, sans se soucier des bois qui cassaient; et, maintenant, il s'aplatissait le long des tuiles, il s'effor?ait d'atteindre la fen¨ºtre. Mais la pente se trouvait tr¨¨s raide, il ¨¦tait g¨ºn¨¦ par son ventre, ses ongles s'arrachaient. Pourtant, il se serait tra?n¨¦ jusqu'en haut, s'il ne s'¨¦tait mis ¨¤ trembler, dans la crainte de recevoir des pierres; car la foule, qu'il ne voyait plus, continuait ¨¤ crier, sous lui: --Au chat! au chat!... Faut le d¨¦molir! Et, brusquement, ses deux mains lach¨¨rent ¨¤ la fois, il roula comme une boule, sursauta ¨¤ la goutti¨¨re, tomba en travers du mur mitoyen, si malheureusement, qu'il rebondit du c?t¨¦ de la route, o¨´ il s'ouvrit le crane, ¨¤ l'angle d'une borne. La cervelle avait jailli. Il ¨¦tait mort. Sa femme, en haut, pale et brouill¨¦e derri¨¨re les vitres, regardait toujours. D'abord, ce fut une stupeur. ¨¦tienne s'¨¦tait arr¨ºt¨¦, la hache gliss¨¦e des poings. Maheu, Levaque, tous les autres, oubliaient la boutique, les yeux tourn¨¦s vers le mur, o¨´ coulait lentement un mince filet rouge. Et les cris avaient cess¨¦, un silence s'¨¦largissait dans l'ombre croissante. Tout de suite, les hu¨¦es recommenc¨¨rent. C'¨¦taient les femmes qui se pr¨¦cipitaient, prises de l'ivresse du sang. --Il y a donc un bon Dieu! Ah! cochon, c'est fini! Elles entouraient le cadavre encore chaud, elles l'insultaient avec des rires, traitant de sale gueule sa t¨ºte fracass¨¦e, hurlant ¨¤ la face de la mort la longue rancune de leur vie sans pain. --Je te devais soixante francs, te voil¨¤ pay¨¦, voleur! dit la Maheude, enrag¨¦e parmi les autres. Tu ne me refuseras plus cr¨¦dit... Attends! Attends! il faut que je t'engraisse encore. De ses dix doigts, elle grattait la terre, elle en prit deux poign¨¦es, dont elle lui emplit la bouche, violemment. --Tiens! mange donc!... Tiens! mange, mange, toi qui nous mangeais! Les injures redoubl¨¨rent, pendant que le mort, ¨¦tendu sur le dos, regardait, immobile, de ses grands yeux fixes, le ciel immense d'o¨´ tombait la nuit. Cette terre, tass¨¦e dans sa bouche, c'¨¦tait le pain qu'il avait refus¨¦. Et il ne mangerait plus que de ce pain-l¨¤, maintenant. ?a ne lui avait gu¨¨re port¨¦ bonheur, d'affamer le pauvre monde. Mais les femmes avaient ¨¤ tirer de lui d'autres vengeances. Elles tournaient en le flairant, pareilles ¨¤ des louves. Toutes cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les soulageat. On entendit la voix aigre de la Br?l¨¦. --Faut le couper comme un matou! --Oui, oui! au chat! au chat!... Il en a trop fait, le salaud! D¨¦j¨¤, la Mouquette le d¨¦culottait, tirait le pantalon, tandis que la Levaque soulevait les jambes. Et la Br?l¨¦, de ses mains s¨¨ches de vieille, ¨¦carta les cuisses nues, empoigna cette virilit¨¦ morte. Elle tenait tout, arrachant, dans un effort qui tendait sa maigre ¨¦chine et faisait craquer ses grands bras. Les peaux molles r¨¦sistaient, elle dut s'y reprendre, elle finit par emporter le lambeau, un paquet de chair velue et sanglante, qu'elle agita, avec un rire de triomphe: --Je l'ai! je l'ai! Des voix aigu?s salu¨¨rent d'impr¨¦cations l'abominable troph¨¦e. --Ah! bougre, tu n'empliras plus nos filles! --Oui, c'est fini de te payer sur la b¨ºte, nous n'y passerons plus toutes, ¨¤ tendre le derri¨¨re pour avoir un pain. --Tiens! je te dois six francs, veux-tu prendre un acompte? moi, je veux bien, si tu peux encore! Cette plaisanterie les secoua d'une gaiet¨¦ terrible. Elles se montraient le lambeau sanglant, comme une b¨ºte mauvaise, dont chacune avait eu ¨¤ souffrir, et qu'elles venaient d'¨¦craser enfin, qu'elles voyaient l¨¤, inerte, en leur pouvoir. Elles crachaient dessus, elles avan?aient leurs machoires, en r¨¦p¨¦tant, dans un furieux ¨¦clat de m¨¦pris: --Il ne peut plus! il ne peut plus!... Ce n'est plus un homme qu'on va foutre dans la terre... Va donc pourrir, bon ¨¤ rien! La Br?l¨¦, alors, planta tout le paquet au bout de son baton; et, le portant en l'air, le promenant ainsi qu'un drapeau, elle se lan?a sur la route, suivie de la d¨¦bandade hurlante des femmes. Des gouttes de sang pleuvaient, cette chair lamentable pendait, comme un d¨¦chet de viande ¨¤ l'¨¦tal d'un boucher. En haut, ¨¤ la fen¨ºtre, madame Maigrat ne bougeait toujours pas; mais, sous la derni¨¨re lueur du couchant, les d¨¦fauts brouill¨¦s des vitres d¨¦formaient sa face blanche, qui semblait rire. Battue, trahie ¨¤ chaque heure, les ¨¦paules pli¨¦es du matin au soir sur un registre, peut-¨ºtre riait-elle, quand la bande des femmes galopa, avec la b¨ºte mauvaise, la b¨ºte ¨¦cras¨¦e, au bout du baton. Cette mutilation affreuse s'¨¦tait accomplie dans une horreur glac¨¦e. Ni ¨¦tienne, ni Maheu, ni les autres, n'avaient eu le temps d'intervenir: ils restaient immobiles, devant ce galop de furies. Sur la porte de l'estaminet Tison, des t¨ºtes se montraient, Rasseneur bl¨ºme de r¨¦volte, et Zacharie, et Philom¨¨ne, stup¨¦fi¨¦s d'avoir vu. Les deux vieux, Bonnemort et Mouque, tr¨¨s graves, hochaient la t¨ºte. Seul, Jeanlin rigolait, poussait du coude B¨¦bert, for?ait Lydie ¨¤ lever le nez. Mais les femmes revenaient d¨¦j¨¤, tournant sur elles-m¨ºmes, passant sous les fen¨ºtres de la Direction. Et, derri¨¨re les persiennes, ces dames et ces demoiselles allongeaient le cou. Elles n'avaient pu apercevoir la sc¨¨ne, cach¨¦e par le mur, elles distinguaient mal, dans la nuit devenue noire. --Qu'ont-elles donc au bout de ce baton? demanda C¨¦cile, qui s'¨¦tait enhardie jusqu'¨¤ regarder. Lucie et Jeanne d¨¦clar¨¨rent que ce devait ¨ºtre une peau de lapin. --Non, non, murmura madame Hennebeau, ils auront pill¨¦ la charcuterie, on dirait un d¨¦bris de porc. A ce moment, elle tressaillit et elle se tut. Madame Gr¨¦goire lui avait donn¨¦ un coup de genou. Toutes deux rest¨¨rent b¨¦antes. Ces demoiselles, tr¨¨s pales, ne questionnaient plus, suivaient de leurs grands yeux cette vision rouge, au fond des t¨¦n¨¨bres. ¨¦tienne de nouveau brandit la hache. Mais le malaise ne se dissipait pas, ce cadavre ¨¤ pr¨¦sent barrait la route et prot¨¦geait la boutique. Beaucoup avaient recul¨¦. C'¨¦tait comme un assouvissement qui les apaisait tous. Maheu demeurait sombre, lorsqu'il entendit une voix lui dire ¨¤ l'oreille de se sauver. Il se retourna, il reconnut Catherine, toujours dans son vieux paletot d'homme, noire, haletante. D'un geste, il la repoussa. Il ne voulait pas l'¨¦couter, il mena?ait de la battre. Alors, elle eut un geste de d¨¦sespoir, elle h¨¦sita, puis courut vers ¨¦tienne. --Sauve-toi, sauve-toi, voil¨¤ les gendarmes! Lui aussi la chassait, l'injuriait, en sentant remonter ¨¤ ses joues le sang des gifles qu'il avait re?ues. Mais elle ne se rebutait pas, elle l'obligeait ¨¤ jeter la hache, elle l'entra?nait par les deux bras, avec une force irr¨¦sistible. --Quand je te dis que voil¨¤ les gendarmes!... ¨¦coute-moi donc. C'est Chaval qui est all¨¦ les chercher et qui les am¨¨ne, si tu veux savoir. Moi, ?a m'a d¨¦go?t¨¦e, je suis venue... Sauve-toi, je ne veux pas qu'on te prenne. Et Catherine l'emmena, ¨¤ l'instant o¨´ un lourd galop ¨¦branlait au loin le pav¨¦. Tout de suite, un cri ¨¦clata: ?Les gendarmes! les gendarmes!? Ce fut une d¨¦bacle, un sauve-qui-peut si ¨¦perdu, qu'en deux minutes la route se trouva libre, absolument nette, comme balay¨¦e par un ouragan. Le cadavre de Maigrat faisait seul une tache d'ombre sur la terre blanche. Devant l'estaminet Tison, il n'¨¦tait rest¨¦ que Rasseneur, qui, soulag¨¦, la face ouverte, applaudissait ¨¤ la facile victoire des sabres; tandis que, dans Montsou d¨¦sert, ¨¦teint, dans le silence des fa?ades closes, les bourgeois, la sueur ¨¤ la peau, n'osant risquer un oeil, claquaient des dents. La plaine se noyait sous l'¨¦paisse nuit, il n'y avait plus que les hauts fourneaux et les fours ¨¤ coke incendi¨¦s au fond du ciel tragique. Pesamment, le galop des gendarmes approchait, ils d¨¦bouch¨¨rent sans qu'on les distinguat, en une masse sombre. Et, derri¨¨re eux, confi¨¦e ¨¤ leur garde, la voiture du patissier de Marchiennes arrivait enfin, une carriole d'o¨´ sauta un marmiton, qui se mit d'un air tranquille ¨¤ d¨¦baller les cro?tes des vol-au-vent. Sixi¨¨me partie I La premi¨¨re quinzaine de f¨¦vrier s'¨¦coula encore, un froid noir prolongeait le dur hiver, sans piti¨¦ des mis¨¦rables. De nouveau, les autorit¨¦s avaient battu les routes: le pr¨¦fet de Lille, un procureur, un g¨¦n¨¦ral. Et les gendarmes n'avaient pas suffi, de la troupe ¨¦tait venue occuper Montsou, tout un r¨¦giment, dont les hommes campaient de Beaugnies ¨¤ Marchiennes. Des postes arm¨¦s gardaient les puits, il y avait des soldats devant chaque machine. L'h?tel du directeur, les Chantiers de la Compagnie, jusqu'aux maisons de certains bourgeois, s'¨¦taient h¨¦riss¨¦s de ba?onnettes. On n'entendait plus, le long du pav¨¦, que le passage lent des patrouilles. Sur le terri du Voreux, continuellement, une sentinelle restait plant¨¦e, comme une vigie au-dessus de la plaine rase, dans le coup de vent glac¨¦ qui soufflait l¨¤-haut; et, toutes les deux heures, ainsi qu'en pays ennemi, retentissaient les cris de faction. --Qui vive?... Avancez au mot de ralliement! Le travail n'avait repris nulle part. Au contraire, la gr¨¨ve s'¨¦tait aggrav¨¦e: Cr¨¨vecoeur, Mirou, Madeleine arr¨ºtaient l'extraction, comme le Voreux; Feutry-Cantel et la Victoire perdaient de leur monde chaque matin; ¨¤ Saint-Thomas, jusque-l¨¤ indemne, des hommes manquaient. C'¨¦tait maintenant une obstination muette, en face de ce d¨¦ploiement de force, dont s'exasp¨¦rait l'orgueil des mineurs. Les corons semblaient d¨¦serts, au milieu des champs de betteraves. Pas un ouvrier ne bougeait, ¨¤ peine en rencontrait-on un par hasard, isol¨¦, le regard oblique, baissant la t¨ºte devant les pantalons rouges. Et, sous cette grande paix morne, dans cet ent¨ºtement passif, se butant contre les fusils, il y avait la douceur menteuse, l'ob¨¦issance forc¨¦e et patiente des fauves en cage, les yeux sur le dompteur, pr¨ºts ¨¤ lui manger la nuque, s'il tournait le dos. La Compagnie, que cette mort du travail ruinait, parlait d'embaucher des mineurs du Borinage, ¨¤ la fronti¨¨re belge; mais elle n'osait point; de sorte que la bataille en restait l¨¤, entre les charbonniers qui s'enfermaient chez eux, et les fosses mortes, gard¨¦es par la troupe. D¨¨s le lendemain de la journ¨¦e terrible, cette paix s'¨¦tait produite, d'un coup, cachant une panique telle, qu'on faisait le plus de silence possible sur les d¨¦gats et les atrocit¨¦s. L'enqu¨ºte ouverte ¨¦tablissait que Maigrat ¨¦tait mort de sa chute, et l'affreuse mutilation du cadavre demeurait vague, entour¨¦e d¨¦j¨¤ d'une l¨¦gende. De son c?t¨¦, la Compagnie n'avouait pas les dommages soufferts, pas plus que les Gr¨¦goire ne se souciaient de compromettre leur fille dans le scandale d'un proc¨¨s, o¨´ elle devrait t¨¦moigner. Cependant, quelques arrestations avaient eu lieu, des comparses comme toujours, imb¨¦ciles et ahuris, ne sachant rien. Par erreur, Pierron ¨¦tait all¨¦, les menottes aux poignets, jusqu'¨¤ Marchiennes, ce dont les camarades riaient encore. Rasseneur, ¨¦galement, avait failli ¨ºtre emmen¨¦ entre deux gendarmes. On se contentait, ¨¤ la Direction, de dresser des listes de renvoi, on rendait les livrets en masse: Maheu avait re?u le sien, Levaque aussi, de m¨ºme que trente-quatre de leurs camarades, au seul coron des Deux-Cent-Quarante. Et toute la s¨¦v¨¦rit¨¦ retombait sur ¨¦tienne, disparu depuis le soir de la bagarre, et qu'on cherchait, sans pouvoir retrouver sa trace. Chaval, dans sa haine, l'avait d¨¦nonc¨¦, en refusant de nommer les autres, suppli¨¦ par Catherine qui voulait sauver ses parents. Les jours se passaient, on sentait que rien n'¨¦tait fini, on attendait la fin, la poitrine oppress¨¦e d'un malaise. A Montsou, d¨¨s lors, les bourgeois s'¨¦veill¨¨rent en sursaut chaque nuit, les oreilles bourdonnantes d'un tocsin imaginaire, les narines hant¨¦es d'une puanteur de poudre. Mais ce qui acheva de leur f¨ºler le crane, ce fut un pr?ne de leur nouveau cur¨¦, l'abb¨¦ Ranvier, ce pr¨ºtre maigre aux yeux de braise rouge, qui succ¨¦dait ¨¤ l'abb¨¦ Joire. Comme on ¨¦tait loin de la discr¨¦tion souriante de celui-ci, de son unique soin d'homme gras et doux ¨¤ vivre en paix avec tout le monde! Est-ce que l'abb¨¦ Ranvier ne s'¨¦tait pas permis de prendre la d¨¦fense des abominables brigands en train de d¨¦shonorer la r¨¦gion? Il trouvait des excuses aux sc¨¦l¨¦ratesses des gr¨¦vistes, il attaquait violemment la bourgeoisie, sur laquelle il rejetait toutes les responsabilit¨¦s. C'¨¦tait la bourgeoisie qui, en d¨¦poss¨¦dant l'¨¦glise de ses libert¨¦s antiques pour en m¨¦suser elle-m¨ºme, avait fait de ce monde un lieu maudit d'injustice et de souffrance; c'¨¦tait elle qui prolongeait les malentendus, qui poussait ¨¤ une catastrophe effroyable, par son ath¨¦isme, par son refus d'en revenir aux croyances, aux traditions fraternelles des premiers chr¨¦tiens. Et il avait os¨¦ menacer les riches, il les avait avertis que, s'ils s'ent¨ºtaient davantage ¨¤ ne pas ¨¦couter la voix de Dieu, s?rement Dieu se mettrait du c?t¨¦ des pauvres: il reprendrait leurs fortunes aux jouisseurs incr¨¦dules, il les distribuerait aux humbles de la terre, pour le triomphe de sa gloire. Les d¨¦votes en tremblaient, le notaire d¨¦clarait qu'il y avait l¨¤ du pire socialisme, tous voyaient le cur¨¦ ¨¤ la t¨ºte d'une bande, brandissant une croix, d¨¦molissant la soci¨¦t¨¦ bourgeoise de 89, ¨¤ grands coups. M. Hennebeau, averti, se contenta de dire, avec un haussement d'¨¦paules: --S'il nous ennuie trop, l'¨¦v¨ºque nous en d¨¦barrassera. Et, pendant que la panique soufflait ainsi d'un bout ¨¤ l'autre de la plaine, ¨¦tienne habitait sous terre, au fond de R¨¦quillart, le terrier ¨¤ Jeanlin. C'¨¦tait l¨¤ qu'il se cachait, personne ne le croyait si proche, l'audace tranquille de ce refuge, dans la mine m¨ºme, dans cette voie abandonn¨¦e du vieux puits, avait d¨¦jou¨¦ les recherches. En haut, les prunelliers et les aub¨¦pines, pouss¨¦s parmi les charpentes abattues du beffroi, bouchaient le trou; on ne s'y risquait plus, il fallait conna?tre la manoeuvre, se pendre aux racines du sorbier, se laisser tomber sans peur, pour atteindre les ¨¦chelons solides encore; et d'autres obstacles le prot¨¦geaient, la chaleur suffocante du goyot, cent vingt m¨¨tres d'une descente dangereuse, puis le p¨¦nible glissement ¨¤ plat ventre, d'un quart de lieue, entre les parois resserr¨¦es de la galerie, avant de d¨¦couvrir la caverne sc¨¦l¨¦rate, emplie de rapines. Il y vivait au milieu de l'abondance, il y avait trouv¨¦ du geni¨¨vre, le reste de la morue s¨¨che, des provisions de toutes sortes. Le grand lit de foin ¨¦tait excellent, on ne sentait pas un courant d'air, dans cette temp¨¦rature ¨¦gale, d'une ti¨¦deur de bain. Seule, la lumi¨¨re mena?ait de manquer. Jeanlin qui s'¨¦tait fait son pourvoyeur, avec une prudence et une discr¨¦tion de sauvage ravi de se moquer des gendarmes, lui apportait jusqu'¨¤ de la pommade, mais ne pouvait arriver ¨¤ mettre la main sur un paquet de chandelles. D¨¨s le cinqui¨¨me jour, ¨¦tienne n'alluma plus que pour manger. Les morceaux ne passaient pas, lorsqu'il les avalait dans la nuit. Cette nuit interminable, compl¨¨te, toujours du m¨ºme noir, ¨¦tait sa grande souffrance. Il avait beau dormir en s?ret¨¦, ¨ºtre pourvu de pain, avoir chaud, jamais la nuit n'avait pes¨¦ si lourdement ¨¤ son crane. Elle lui semblait ¨ºtre comme l'¨¦crasement m¨ºme de ses pens¨¦es. Maintenant, voil¨¤ qu'il vivait de vols! Malgr¨¦ ses th¨¦ories communistes, les vieux scrupules d'¨¦ducation se soulevaient, il se contentait de pain sec, rognait sa portion. Mais comment faire? il fallait bien vivre, sa tache n'¨¦tait pas remplie. Une autre honte l'accablait, le remords de cette ivresse sauvage, du geni¨¨vre bu dans le grand froid, l'estomac vide, et qui l'avait jet¨¦ sur Chaval, arm¨¦ d'un couteau. Cela remuait en lui tout un inconnu d'¨¦pouvante, le mal h¨¦r¨¦ditaire, la longue h¨¦r¨¦dit¨¦ de so?lerie, ne tol¨¦rant plus une goutte d'alcool sans tomber ¨¤ la fureur homicide. Finirait-il donc en assassin? Lorsqu'il s'¨¦tait trouv¨¦ ¨¤ l'abri, dans ce calme profond de la terre, pris d'une sati¨¦t¨¦ de violence, il avait dormi deux jours d'un sommeil de brute, gorg¨¦e, assomm¨¦e; et l'¨¦coeurement persistait, il vivait moulu, la bouche am¨¨re, la t¨ºte malade, comme ¨¤ la suite de quelque terrible noce. Une semaine s'¨¦coula; les Maheu, avertis, ne purent envoyer une chandelle: il fallut renoncer ¨¤ voir clair, m¨ºme pour manger. Maintenant, durant des heures, ¨¦tienne demeurait allong¨¦ sur son foin. Des id¨¦es vagues le travaillaient, qu'il ne croyait pas avoir. C'¨¦tait une sensation de sup¨¦riorit¨¦ qui le mettait ¨¤ part des camarades, une exaltation de sa personne, ¨¤ mesure qu'il s'instruisait. Jamais il n'avait tant r¨¦fl¨¦chi, il se demandait pourquoi son d¨¦go?t, le lendemain de la furieuse course au travers des fosses; et il n'osait se r¨¦pondre, des souvenirs le r¨¦pugnaient, la bassesse des convoitises, la grossi¨¨ret¨¦ des instincts, l'odeur de toute cette mis¨¨re secou¨¦e au vent. Malgr¨¦ le tourment des t¨¦n¨¨bres, il en arrivait ¨¤ redouter l'heure o¨´ il rentrerait au coron. Quelle naus¨¦e, ces mis¨¦rables en tas, vivant au baquet commun! Pas un avec qui causer politique s¨¦rieusement, une existence de b¨¦tail, toujours le m¨ºme air empest¨¦ d'oignon o¨´ l'on ¨¦touffait! Il voulait leur ¨¦largir le ciel, les ¨¦lever au bien-¨ºtre et aux bonnes mani¨¨res de la bourgeoisie, en faisant d'eux les ma?tres; mais comme ce serait long! et il ne se sentait plus le courage d'attendre la victoire, dans ce bagne de la faim. Lentement, sa vanit¨¦ d'¨ºtre leur chef, sa pr¨¦occupation constante de penser ¨¤ leur place, le d¨¦gageaient, lui soufflaient l'ame d'un de ces bourgeois qu'il ex¨¦crait. Jeanlin, un soir, apporta un bout de chandelle, vol¨¦ dans la lanterne d'un roulier; et ce fut un grand soulagement pour ¨¦tienne. Lorsque les t¨¦n¨¨bres finissaient par l'h¨¦b¨¦ter, par lui peser sur le crane ¨¤ le rendre fou, il allumait un instant; puis, d¨¨s qu'il avait chass¨¦ le cauchemar, il ¨¦teignait, avare de cette clart¨¦ n¨¦cessaire ¨¤ sa vie, autant que le pain. Le silence bourdonnait ¨¤ ses oreilles, il n'entendait que la fuite d'une bande de rats, le craquement des vieux boisages, le petit bruit d'une araign¨¦e filant sa toile. Et les yeux ouverts dans ce n¨¦ant ti¨¨de, il retournait ¨¤ son id¨¦e fixe, ¨¤ ce que les camarades faisaient l¨¤-haut. Une d¨¦fection de sa part lui aurait paru la derni¨¨re des lachet¨¦s. S'il se cachait ainsi, c'¨¦tait pour rester libre, pour conseiller et agir. Ses longues songeries avaient fix¨¦ son ambition: en attendant mieux, il aurait voulu ¨ºtre Pluchart, lacher le travail, travailler uniquement ¨¤ la politique, mais seul, dans une chambre propre, sous le pr¨¦texte que les travaux de t¨ºte absorbent la vie enti¨¨re et demandent beaucoup de calme. Au commencement de la seconde semaine, l'enfant lui ayant dit que les gendarmes le croyaient pass¨¦ en Belgique, ¨¦tienne osa sortir de son trou, d¨¨s la nuit tomb¨¦e. Il d¨¦sirait se rendre compte de la situation, voir si l'on devait s'ent¨ºter davantage. Lui, pensait la partie compromise; avant la gr¨¨ve, il doutait du r¨¦sultat, il avait simplement c¨¦d¨¦ aux faits; et, maintenant, apr¨¨s s'¨ºtre gris¨¦ de r¨¦bellion, il revenait ¨¤ ce premier doute, d¨¦sesp¨¦rant de faire c¨¦der la Compagnie. Mais il ne se l'avouait pas encore, une angoisse le torturait, lorsqu'il songeait aux mis¨¨res de la d¨¦faite, ¨¤ toute cette lourde responsabilit¨¦ de souffrance qui p¨¨serait sur lui. La fin de la gr¨¨ve, n'¨¦tait-ce pas la fin de son r?le, son ambition par terre, son existence retombant ¨¤ l'abrutissement de la mine et aux d¨¦go?ts du coron? Et, honn¨ºtement, sans bas calculs de mensonge, il s'effor?ait de retrouver sa foi, de se prouver que la r¨¦sistance restait possible, que le capital allait se d¨¦truire lui-m¨ºme, devant l'h¨¦ro?que suicide du travail. C'¨¦tait en effet, dans le pays entier, un long retentissement de ruines. La nuit, lorsqu'il errait par la campagne noire, ainsi qu'un loup hors de son bois, il croyait entendre les effondrements des faillites, d'un bout de la plaine ¨¤ l'autre. Il ne longeait plus, au bord des chemins, que des usines ferm¨¦es, mortes, dont les batiments pourrissaient sous le ciel blafard. Les sucreries surtout avaient souffert; la sucrerie Hoton, la sucrerie Fauvelle, apr¨¨s avoir r¨¦duit le nombre de leurs ouvriers, venaient de crouler tour ¨¤ tour. A la minoterie Dutilleul, la derni¨¨re meule s'¨¦tait arr¨ºt¨¦e le deuxi¨¨me samedi du mois, et la corderie Bleuze pour les cables de mine se trouvait d¨¦finitivement tu¨¦e par le ch?mage. Du c?t¨¦ de Marchiennes, la situation s'aggravait chaque jour: tous les feux ¨¦teints ¨¤ la verrerie Gagebois, des renvois continuels aux ateliers de construction Sonneville, un seul des trois hauts fourneaux des Forges allum¨¦, pas une batterie des fours ¨¤ coke ne br?lant ¨¤ l'horizon. La gr¨¨ve des charbonniers de Montsou, n¨¦e de la crise industrielle qui empirait depuis deux ans, l'avait accrue, en pr¨¦cipitant la d¨¦bacle. Aux causes de souffrance, l'arr¨ºt des commandes de l'Am¨¦rique, l'engorgement des capitaux immobilis¨¦s dans un exc¨¨s de production, se joignait maintenant le manque impr¨¦vu de la houille, pour les quelques chaudi¨¨res qui chauffaient encore; et, l¨¤, ¨¦tait l'agonie supr¨ºme, ce pain des machines que les puits ne fournissaient plus. Effray¨¦e devant le malaise g¨¦n¨¦ral, la Compagnie, en diminuant son extraction et en affamant ses mineurs, s'¨¦tait fatalement trouv¨¦e, d¨¨s la fin de d¨¦cembre, sans un morceau de charbon sur le carreau de ses fosses. Tout se tenait, le fl¨¦au soufflait de loin, une chute en entra?nait une autre, les industries se culbutaient en s'¨¦crasant, dans une s¨¦rie si rapide de catastrophes, que les contrecoups retentissaient jusqu'au fond des cit¨¦s voisines, Lille, Douai, Valenciennes, o¨´ des banquiers en fuite ruinaient des familles. Souvent, au coude d'un chemin, ¨¦tienne s'arr¨ºtait, dans la nuit glac¨¦e, pour ¨¦couter pleuvoir les d¨¦combres. Il respirait fortement les t¨¦n¨¨bres, une joie du n¨¦ant le prenait, un espoir que le jour se l¨¨verait sur l'extermination du vieux monde, plus une fortune debout, le niveau ¨¦galitaire pass¨¦ comme une faux, au ras du sol. Mais les fosses de la Compagnie surtout l'int¨¦ressaient, dans ce massacre. Il se remettait en marche, aveugl¨¦ d'ombre, il les visitait les unes apr¨¨s les autres, heureux quand il apprenait quelque nouveau dommage. Des ¨¦boulements continuaient ¨¤ se produire, d'une gravit¨¦ croissante, ¨¤ mesure que l'abandon des voies se prolongeait. Au-dessus de la galerie nord de Mirou, l'affaissement du sol gagnait tellement, que la route de Joiselle, sur un parcours de cent m¨¨tres, s'¨¦tait engloutie, comme dans la secousse d'un tremblement de terre; et la Compagnie, sans marchander, payait leurs champs disparus aux propri¨¦taires, inqui¨¨te du bruit soulev¨¦ autour de ces accidents. Cr¨¨vecoeur et Madeleine, de roche tr¨¨s ¨¦bouleuse, se bouchaient de plus en plus. On parlait de deux porions ensevelis ¨¤ la Victoire; un coup d'eau avait inond¨¦ Feutry-Cantel; il faudrait murailler un kilom¨¨tre de galerie ¨¤ Saint-Thomas, o¨´ les bois, mal entretenus, cassaient de toutes parts. C'¨¦taient ainsi, d'heure en heure, des frais ¨¦normes, des br¨¨ches ouvertes dans les dividendes des actionnaires, une rapide destruction des fosses, qui devait finir, ¨¤ la longue, par manger les fameux deniers de Montsou, centupl¨¦s en un si¨¨cle. Alors, devant ces coups r¨¦p¨¦t¨¦s, l'espoir renaissait chez ¨¦tienne, il finissait par croire qu'un troisi¨¨me mois de r¨¦sistance ach¨¨verait le monstre, la b¨ºte lasse et repue, accroupie l¨¤-bas comme une idole, dans l'inconnu de son tabernacle. Il savait qu'¨¤ la suite des troubles de Montsou, une vive ¨¦motion s'¨¦tait empar¨¦e des journaux de Paris, toute une pol¨¦mique violente entre les feuilles officieuses et les feuilles de l'opposition, des r¨¦cits terrifiants, que l'on exploitait surtout contre l'Internationale, dont l'empire prenait peur, apr¨¨s l'avoir encourag¨¦e; et, la R¨¦gie n'osant plus faire la sourde oreille, deux des r¨¦gisseurs avaient daign¨¦ venir pour une enqu¨ºte, mais d'un air de regret, sans para?tre s'inqui¨¦ter du d¨¦nouement, si d¨¦sint¨¦ress¨¦s, que trois jours apr¨¨s ils ¨¦taient repartis, en d¨¦clarant que les choses allaient le mieux du monde. Pourtant, on lui affirmait d'autre part que ces messieurs, durant leur s¨¦jour, si¨¦geaient en permanence, d¨¦ployaient une activit¨¦ f¨¦brile, enfonc¨¦s dans des affaires dont personne autour d'eux ne soufflait mot. Et il les accusait de jouer la confiance, il arrivait ¨¤ traiter leur d¨¦part de fuite affol¨¦e, certain maintenant du triomphe, puisque ces terribles hommes lachaient tout. Mais ¨¦tienne, la nuit suivante, d¨¦sesp¨¦ra de nouveau. La Compagnie avait les reins trop forts pour qu'on les lui cassat si ais¨¦ment: elle pouvait perdre des millions, ce serait plus tard sur les ouvriers qu'elle les rattraperait, en rognant leur pain. Cette nuit-l¨¤, ayant pouss¨¦ jusqu'¨¤ Jean-Bart, il devina la v¨¦rit¨¦, quand un surveillant lui conta qu'on parlait de c¨¦der Vandame ¨¤ Montsou. C'¨¦tait, disait-on, chez Deneulin, une mis¨¨re pitoyable, la mis¨¨re des riches, le p¨¨re malade d'impuissance, vieilli par le souci de l'argent, les filles luttant au milieu des fournisseurs, tachant de sauver leurs chemises. On souffrait moins dans les corons affam¨¦s que dans cette maison de bourgeois, o¨´ l'on se cachait pour boire de l'eau. Le travail n'avait pas repris ¨¤ Jean-Bart, et il avait fallu remplacer la pompe de Gaston-Marie; sans compter que, malgr¨¦ toute la hate mise, un commencement d'inondation s'¨¦tait produit, qui n¨¦cessitait de grandes d¨¦penses. Deneulin venait de risquer enfin sa demande d'un emprunt de cent mille francs aux Gr¨¦goire, dont le refus, attendu d'ailleurs, l'avait achev¨¦: s'ils refusaient, c'¨¦tait par affection, afin de lui ¨¦viter une lutte impossible; et ils lui donnaient le conseil de vendre. Il disait toujours non, violemment. Cela l'enrageait de payer les frais de la gr¨¨ve, il esp¨¦rait d'abord en mourir, le sang ¨¤ la t¨ºte, le cou ¨¦trangl¨¦ d'apoplexie. Puis, que faire? il avait ¨¦cout¨¦ les offres. On le chicanait, on d¨¦pr¨¦ciait cette proie superbe, ce puits r¨¦par¨¦, ¨¦quip¨¦ ¨¤ neuf, o¨´ le manque d'avances paralysait seul l'exploitation. Bien heureux encore s'il en tirait de quoi d¨¦sint¨¦resser ses cr¨¦anciers. Il s'¨¦tait, pendant deux jours, d¨¦battu contre les r¨¦gisseurs camp¨¦s ¨¤ Montsou, furieux de la fa?on tranquille dont ils abusaient de ses embarras, leur criant jamais, de sa voix retentissante. Et l'affaire en restait l¨¤, ils ¨¦taient retourn¨¦s ¨¤ Paris attendre patiemment son dernier rale. ¨¦tienne flaira cette compensation aux d¨¦sastres, repris de d¨¦couragement devant la puissance invincible des gros capitaux, si forts dans la bataille, qu'ils s'engraissaient de la d¨¦faite en mangeant les cadavres des petits, tomb¨¦s ¨¤ leur c?t¨¦. Le lendemain, heureusement, Jeanlin lui apporta une bonne nouvelle. Au Voreux, le cuvelage du puits mena?ait de crever, les eaux filtraient de tous les joints; et l'on avait d? mettre une ¨¦quipe de charpentiers ¨¤ la r¨¦paration, en grande hate. ***446*** Jusque-l¨¤, ¨¦tienne avait ¨¦vit¨¦ le Voreux, inqui¨¦t¨¦ par l'¨¦ternelle silhouette noire de la sentinelle, plant¨¦e sur le terri, au-dessus de la plaine. On ne pouvait l'¨¦viter, elle dominait, elle ¨¦tait, en l'air, comme le drapeau du r¨¦giment. Vers trois heures du matin, le ciel devint sombre, il se rendit ¨¤ la fosse, o¨´ des camarades lui expliqu¨¨rent le mauvais ¨¦tat du cuvelage: m¨ºme leur id¨¦e ¨¦tait qu'il y avait urgence ¨¤ le refaire en entier, ce qui aurait arr¨ºt¨¦ l'extraction pendant trois mois. Longtemps, il r?da ¨¦coutant les maillets des charpentiers taper dans le puits. Cela lui r¨¦jouissait le coeur, cette plaie qu'il fallait panser. Au petit jour, lorsqu'il rentra, il retrouva la sentinelle sur le terri. Cette fois, elle le verrait certainement. Il marchait, en songeant ¨¤ ces soldats, pris dans le peuple, et qu'on armait contre le peuple. Comme le triomphe de la r¨¦volution serait devenu facile, si l'arm¨¦e s'¨¦tait brusquement d¨¦clar¨¦e pour elle! Il suffisait que l'ouvrier, que le paysan, dans les casernes, se souv?nt de son origine. C'¨¦tait le p¨¦ril supr¨ºme, la grande ¨¦pouvante, dont les dents des bourgeois claquaient, quand ils pensaient ¨¤ une d¨¦fection possible des troupes. En deux heures, ils seraient balay¨¦s, extermin¨¦s, avec les jouissances et les abominations de leur vie inique. D¨¦j¨¤, l'on disait que des r¨¦giments entiers se trouvaient infect¨¦s de socialisme. ¨¦tait-ce vrai? la justice allait-elle venir, grace aux cartouches distribu¨¦es par la bourgeoisie? Et, sautant ¨¤ un autre espoir, le jeune homme r¨ºvait que le r¨¦giment dont les postes gardaient les fosses, passait ¨¤ la gr¨¨ve, fusillait la Compagnie en bloc et donnait enfin la mine aux mineurs. Il s'aper?ut alors qu'il montait sur le terri, la t¨ºte bourdonnante de ces r¨¦flexions. Pourquoi ne causerait-il pas avec ce soldat? Il saurait la couleur de ses id¨¦es. D'un air indiff¨¦rent, il continuait de s'approcher, comme s'il e?t glan¨¦ les vieux bois, rest¨¦s dans les d¨¦blais. La sentinelle demeurait immobile. --Hein? camarade, un fichu temps! dit enfin ¨¦tienne. Je crois que nous allons avoir de la neige. C'¨¦tait un petit soldat, tr¨¨s blond, avec une douce figure pale, cribl¨¦e de taches de rousseur. Il avait, dans sa capote, l'embarras d'une recrue. --Oui, tout de m¨ºme, je crois, murmura-t-il. Et, de ses yeux bleus, il regardait longuement le ciel livide, cette aube enfum¨¦e, dont la suie pesait comme du plomb, au loin, sur la plaine. --Qu'ils sont b¨ºtes, de vous planter l¨¤, ¨¤ vous geler les os! continua ¨¦tienne. Si l'on ne dirait pas que l'on attend les Cosaques!... Avec ?a, il souffle toujours un vent, ici! Le petit soldat grelottait sans se plaindre. Il y avait bien une cabane en pierres s¨¨ches, o¨´ le vieux Bonnemort s'abritait, par les nuits d'ouragan; mais, la consigne ¨¦tant de ne pas quitter le sommet du terri, le soldat n'en bougeait pas, les mains si raides de froid, qu'il ne sentait plus son arme. Il appartenait au poste de soixante hommes qui gardait le Voreux; et, comme cette cruelle faction revenait fr¨¦quemment, il avait d¨¦j¨¤ failli y rester, les pieds morts. Le m¨¦tier voulait ?a, une ob¨¦issance passive achevait de l'engourdir, il r¨¦pondait aux questions par des mots b¨¦gay¨¦s d'enfant qui sommeille. Vainement, pendant un quart d'heure, ¨¦tienne tacha de le faire parler sur la politique. Il disait oui, il disait non, sans avoir l'air de comprendre; des camarades racontaient que le capitaine ¨¦tait r¨¦publicain; quant ¨¤ lui, il n'avait pas d'id¨¦e, ?a lui ¨¦tait ¨¦gal. Si on lui commandait de tirer, il tirerait, pour n'¨ºtre pas puni. L'ouvrier l'¨¦coutait, saisi de la haine du peuple contre l'arm¨¦e, contre ces fr¨¨res dont on changeait le coeur, en leur collant un pantalon rouge au derri¨¨re. --Alors, vous vous nommez? --Jules. --Et d'o¨´ ¨ºtes-vous? --De Plogof, l¨¤-bas. Au hasard, il avait allong¨¦ le bras. C'¨¦tait en Bretagne, il n'en savait pas davantage. Sa petite figure pale s'animait, il se mit ¨¤ rire, r¨¦chauff¨¦. --J'ai ma m¨¨re et ma soeur. Elles m'attendent bien s?r. Ah! ce ne sera pas pour demain... Quand je suis parti, elles m'ont accompagn¨¦ jusqu'¨¤ Pont-l'Abb¨¦. Nous avions pris le cheval aux Lepalmec, il a failli se casser les jambes en bas de la descente d'Audierne. Le cousin Charles nous attendait avec des saucisses, mais les femmes pleuraient trop, ?a nous restait dans la gorge... Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! comme c'est loin, chez nous! Ses yeux se mouillaient, sans qu'il cessat de rire. La lande d¨¦serte de Plogof, cette sauvage pointe du Raz battue des temp¨ºtes, lui apparaissait dans un ¨¦blouissement de soleil, ¨¤ la saison rose des bruy¨¨res. --Dites donc, demanda-t-il, si je n'ai pas de punitions, est-ce que vous croyez qu'on me donnera une permission d'un mois, dans deux ans? Alors, ¨¦tienne parla de la Provence, qu'il avait quitt¨¦e tout petit. Le jour grandissait, des flocons de neige commen?aient ¨¤ voler dans le ciel terreux. Et il finit par ¨ºtre pris d'inqui¨¦tude, en apercevant Jeanlin qui r?dait au milieu des ronces, l'air stup¨¦fait de le voir l¨¤-haut. D'un geste, l'enfant le h¨¦lait. A quoi bon ce r¨ºve de fraterniser avec les soldats? Il faudrait des ann¨¦es et des ann¨¦es encore, sa tentative inutile le d¨¦solait, comme s'il avait compt¨¦ r¨¦ussir. Mais, brusquement, il comprit le geste de Jeanlin: on venait relever la sentinelle; et il s'en alla, il rentra en courant se terrer ¨¤ R¨¦quillart, le coeur crev¨¦ une fois de plus par la certitude de la d¨¦faite; pendant que le gamin, galopant pr¨¨s de lui, accusait cette sale rosse de troupier d'avoir appel¨¦ le poste pour tirer sur eux. Au sommet du terri, Jules ¨¦tait rest¨¦ immobile, les regards perdus dans la neige qui tombait. Le sergent s'approchait avec ses hommes, les cris r¨¦glementaires furent ¨¦chang¨¦s. --Qui vive?... Avancez au mot de ralliement! Et l'on entendit les pas lourds repartir, sonnant comme en pays conquis. Malgr¨¦ le jour grandissant, rien ne bougeait dans les corons, les charbonniers se taisaient et s'enrageaient, sous la botte militaire. II Depuis deux jours, la neige tombait; elle avait cess¨¦ le matin, une gel¨¦e intense gla?ait l'immense nappe; et ce pays noir, aux routes d'encre, aux murs et aux arbres poudr¨¦s des poussi¨¨res de la houille, ¨¦tait tout blanc, d'une blancheur unique, ¨¤ l'infini. Sous la neige, le coron des Deux-Cent-Quarante gisait, comme disparu. Pas une fum¨¦e ne sortait des toitures. Les maisons sans feu, aussi froides que les pierres des chemins, ne fondaient pas l'¨¦paisse couche des tuiles. Ce n'¨¦tait plus qu'une carri¨¨re de dalles blanches, dans la plaine blanche, une vision de village mort, drap¨¦ de son linceul. Le long des rues, les patrouilles qui passaient avaient seules laiss¨¦ le gachis boueux de leur pi¨¦tinement. Chez les Maheu, la derni¨¨re pellet¨¦e d'escarbilles ¨¦tait br?l¨¦e depuis la veille; et il ne fallait plus songer ¨¤ la glane sur le terri, par ce terrible temps, lorsque les moineaux eux-m¨ºmes ne trouvaient pas un brin d'herbe. Alzire, pour s'¨ºtre ent¨ºt¨¦e, ses pauvres mains fouillant la neige, se mourait. La Maheude avait d? l'envelopper dans un lambeau de couverture, en attendant le docteur Vanderhaghen, chez qui elle ¨¦tait all¨¦e deux fois d¨¦j¨¤, sans pouvoir le rencontrer; la bonne venait cependant de promettre que Monsieur passerait au coron avant la nuit, et la m¨¨re guettait, debout devant la fen¨ºtre, tandis que la petite malade, qui avait voulu descendre, grelottait sur une chaise, avec l'illusion qu'il faisait meilleur l¨¤, pr¨¨s du fourneau refroidi. Le vieux Bonnemort, en face, les jambes reprises, semblait dormir. Ni L¨¦nore ni Henri n'¨¦taient rentr¨¦s, battant les routes en compagnie de Jeanlin, pour demander des sous. Au travers de la pi¨¨ce nue, Maheu seul marchait pesamment, butait ¨¤ chaque tour contre le mur, de l'air stupide d'une b¨ºte qui ne voit plus sa cage. Le p¨¦trole aussi ¨¦tait fini; mais le reflet de la neige, au-dehors, restait si blanc, qu'il ¨¦clairait vaguement la pi¨¨ce, malgr¨¦ la nuit tomb¨¦e. Il y eut un bruit de sabots, et la Levaque poussa la porte en coup de vent, hors d'elle, criant d¨¨s le seuil ¨¤ la Maheude: --Alors, c'est toi qui as dit que je for?ais mon logeur ¨¤ me donner vingt sous, quand il couchait avec moi! L'autre haussa les ¨¦paules. --Tu m'emb¨ºtes, je n'ai rien dit... D'abord, qui t'a dit ?a? --On m'a dit que tu l'as dit, tu n'as pas besoin de savoir... M¨ºme tu as dit que tu nous entendais bien faire nos salet¨¦s derri¨¨re ta cloison, et que la crasse s'amassait chez nous parce que j'¨¦tais toujours sur le dos... Dis encore que tu ne l'as pas dit, hein! Chaque jour, des querelles ¨¦clataient, ¨¤ la suite du continuel bavardage des femmes. Entre les m¨¦nages surtout qui logeaient porte ¨¤ porte, les brouilles et les r¨¦conciliations ¨¦taient quotidiennes. Mais jamais une m¨¦chancet¨¦ si aigre ne les avait jet¨¦s les uns sur les autres. Depuis la gr¨¨ve, la faim exasp¨¦rait les rancunes, on avait le besoin de cogner: une explication entre deux comm¨¨res finissait par une tuerie entre les deux hommes. Justement, Levaque arrivait ¨¤ son tour, en amenant de force Bouteloup. --Voici le camarade, qu'il dise un peu s'il a donn¨¦ vingt sous ¨¤ ma femme, pour coucher avec. Le logeur, cachant sa douceur effar¨¦e dans sa grande barbe, protestait, b¨¦gayait. --Oh! ?a, non, jamais rien, jamais! Du coup, Levaque devint mena?ant, le poing sous le nez de Maheu. --Tu sais, ?a ne me va pas. Quand on a une femme comme ?a, on lui casse les reins... C'est donc que tu crois ce qu'elle a dit? --Mais, nom de Dieu! s'¨¦cria Maheu, furieux d'¨ºtre tir¨¦ de son accablement, qu'est-ce que c'est encore que tous ces potins? Est-ce qu'on n'a pas assez de ses mis¨¨res? Fous-moi la paix ou je tape!... Et, d'abord, qui a dit que ma femme l'avait dit? --Qui l'a dit?... C'est la Pierronne qui l'a dit. La Maheude ¨¦clata d'un rire aigu; et, revenant vers la Levaque: --Ah! c'est la Pierronne... Eh bien! je puis te dire ce qu'elle m'a dit, ¨¤ moi. Oui! elle m'a dit que tu couchais avec tes deux hommes, l'un dessous et l'autre dessus! D¨¨s lors, il ne fut plus possible de s'entendre. Tous se fachaient, les Levaque renvoyaient comme r¨¦ponse aux Maheu que la Pierronne en avait dit bien d'autres sur leur compte, et qu'ils avaient vendu Catherine, et qu'ils s'¨¦taient pourris ensemble, jusqu'aux petits, avec une salet¨¦ prise par ¨¦tienne au Volcan. --Elle a dit ?a, elle a dit ?a, hurla Maheu. C'est bon! j'y vais, moi, et si elle dit qu'elle l'a dit, je lui colle ma main sur la gueule. Il s'¨¦tait ¨¦lanc¨¦ dehors, les Levaque le suivirent pour t¨¦moigner, tandis que Bouteloup, ayant horreur des disputes, rentrait furtivement. Allum¨¦e par l'explication, la Maheude sortait aussi, lorsqu'une plainte d'Alzire la retint. Elle croisa les bouts de la couverture sur le corps frissonnant de la petite, elle retourna se planter devant la fen¨ºtre, les yeux perdus. Et ce m¨¦decin qui n'arrivait pas! A la porte des Pierron, Maheu et les Levaque rencontr¨¨rent Lydie, qui pi¨¦tinait dans la neige. La maison ¨¦tait close, un filet de lumi¨¨re passait par la fente d'un volet; et l'enfant r¨¦pondit d'abord avec g¨ºne aux questions: non, son papa n'y ¨¦tait pas, il ¨¦tait all¨¦ au lavoir rejoindre la m¨¨re Br?l¨¦, pour rapporter le paquet de linge. Elle se troubla ensuite, refusa de dire ce que sa maman faisait. Enfin, elle lacha tout, dans un rire sournois de rancune: sa maman l'avait flanqu¨¦e ¨¤ la porte, parce que M. Dansaert ¨¦tait l¨¤, et qu'elle les emp¨ºchait de causer. Celui-ci, depuis le matin, se promenait dans le coron, avec deux gendarmes, tachant de racoler des ouvriers, pesant sur les faibles, annon?ant partout que, si l'on ne descendait pas le lundi au Voreux, la Compagnie ¨¦tait d¨¦cid¨¦e ¨¤ embaucher des Borains. Et, comme la nuit tombait, il avait renvoy¨¦ les gendarmes, en trouvant la Pierronne seule; puis, il ¨¦tait rest¨¦ chez elle ¨¤ boire un verre de geni¨¨vre, devant le bon feu. --Chut! taisez-vous, faut les voir! murmura Levaque, avec un rire de paillardise. On s'expliquera tout ¨¤ l'heure... Va-t'en, toi, petite garce! Lydie recula de quelques pas, pendant qu'il mettait un oeil ¨¤ la fente du volet. Il ¨¦touffa de petits cris, son ¨¦chine se renflait, dans un fr¨¦missement. A son tour, la Levaque regarda; mais elle dit, comme prise de coliques, que ?a la d¨¦go?tait. Maheu, qui l'avait pouss¨¦e, voulant voir aussi, d¨¦clara qu'on en avait pour son argent. Et ils recommenc¨¨rent, ¨¤ la file, chacun son coup d'oeil, ainsi qu'¨¤ la com¨¦die. La salle, reluisante de propret¨¦, s'¨¦gayait du grand feu; il y avait des gateaux sur la table, avec une bouteille et des verres; enfin, une vraie noce. Si bien que ce qu'ils voyaient l¨¤-dedans finissait par exasp¨¦rer les deux hommes, qui, en d'autres circonstances, en auraient rigol¨¦ six mois. Qu'elle se f?t bourrer jusqu'¨¤ la gorge, les jupes en l'air, c'¨¦tait dr?le. Mais, nom de Dieu! est-ce que ce n'¨¦tait pas cochon, de se payer ?a devant un si grand feu, et de se donner des forces avec des biscuits, lorsque les camarades n'avaient ni une lichette de pain, ni une escarbille de houille? --V'l¨¤ papa! cria Lydie en se sauvant. Pierron revenait tranquillement du lavoir, le paquet de linge sur une ¨¦paule. Tout de suite, Maheu l'interpella. --Dis donc, on m'a dit que ta femme avait dit que j'avais vendu Catherine et que nous nous ¨¦tions tous pourris ¨¤ la maison... Et, chez toi, qu'est-ce qu'il te la paie, ta femme, le monsieur qui est en train de lui user la peau? ¨¦tourdi, Pierron ne comprenait pas, lorsque la Pierronne, prise de peur en entendant le tumulte des voix, perdit la t¨ºte au point d'entrebailler la porte, pour se rendre compte. On l'aper?ut toute rouge, le corsage ouvert, la jupe encore remont¨¦e, accroch¨¦e ¨¤ la ceinture; tandis que, dans le fond, Dansaert se reculottait ¨¦perdument. Le ma?tre-porion se sauva, disparut, tremblant qu'une pareille histoire n'arrivat aux oreilles du directeur. Alors, ce fut un scandale affreux, des rires, des hu¨¦es, des injures. --Toi qui dis toujours des autres qu'elles sont sales, criait la Levaque ¨¤ la Pierronne, ce n'est pas ¨¦tonnant que tu sois propre, si tu te fais r¨¦curer par les chefs! --Ah! ?a lui va, de parler! reprenait Levaque. En voil¨¤ une salope qui a dit que ma femme couchait avec moi et le logeur, l'un dessous et l'autre dessus!... Oui, oui, on m'a dit que tu l'as dit. Mais la Pierronne, calm¨¦e, tenait t¨ºte aux gros mots, tr¨¨s m¨¦prisante, dans sa certitude d'¨ºtre la plus belle et la plus riche. --J'ai dit ce que j'ai dit, fichez-moi la paix, hein!... Est-ce que ?a vous regarde, mes affaires, tas de jaloux qui nous en voulez, parce que nous mettons de l'argent ¨¤ la caisse d'¨¦pargne! Allez, allez, vous aurez beau dire, mon mari sait bien pourquoi monsieur Dansaert ¨¦tait chez nous. En effet, Pierron s'emportait, d¨¦fendait sa femme. La querelle tourna, on le traita de vendu, de mouchard, de chien de la Compagnie, on l'accusa de s'enfermer pour se gaver des bons morceaux, dont les chefs lui payaient ses tra?trises. Lui, r¨¦pliquait, pr¨¦tendait que Maheu lui avait gliss¨¦ des menaces sous sa porte, un papier o¨´ se trouvaient deux os de mort en croix, avec un poignard au-dessus. Et cela se termina forc¨¦ment par un massacre entre les hommes, comme toutes les querelles de femmes, depuis que la faim enrageait les plus doux. Maheu et Levaque s'¨¦taient ru¨¦s sur Pierron ¨¤ coups de poing, il fallut les s¨¦parer. Le sang coulait ¨¤ flots du nez de son gendre, lorsque la Br?l¨¦, ¨¤ son tour, arriva du lavoir. Mise au courant, elle se contenta de dire: --Ce cochon-l¨¤ me d¨¦shonore. La rue redevint d¨¦serte, pas une ombre ne tachait la blancheur nue de la neige; et le coron, retomb¨¦ ¨¤ son immobilit¨¦ de mort, crevait de faim sous le froid intense. --Et le m¨¦decin? demanda Maheu, en refermant la porte. --Pas venu, r¨¦pondit la Maheude, toujours debout devant la fen¨ºtre. --Les petits sont rentr¨¦s? --Non, pas rentr¨¦s. Maheu reprit sa marche lourde, d'un mur ¨¤ l'autre, de son air de boeuf assomm¨¦. Raidi sur sa chaise, le p¨¨re Bonnemort n'avait pas m¨ºme lev¨¦ la t¨ºte. Alzire non plus ne disait rien, tachait de ne pas trembler, pour leur ¨¦viter de la peine; mais, malgr¨¦ son courage ¨¤ souffrir, elle tremblait si fort par moments, qu'on entendait contre la couverture le frisson de son maigre corps de fillette infirme; pendant que, de ses grands yeux ouverts, elle regardait au plafond le pale reflet des jardins tout blancs, qui ¨¦clairait la pi¨¨ce d'une lueur de lune. C'¨¦tait, maintenant, l'agonie derni¨¨re, la maison vid¨¦e, tomb¨¦e au d¨¦nuement final. Les toiles des matelas avaient suivi la laine chez la brocanteuse; puis, les draps ¨¦taient partis, le linge, tout ce qui pouvait se vendre. Un soir, on avait vendu deux sous un mouchoir du grand-p¨¨re. Des larmes coulaient, ¨¤ chaque objet du pauvre m¨¦nage dont il fallait se s¨¦parer, et la m¨¨re se lamentait encore d'avoir emport¨¦ un jour, dans sa jupe, la bo?te de carton rose, l'ancien cadeau de son homme, comme on emporterait un enfant, pour s'en d¨¦barrasser sous une porte. Ils ¨¦taient nus, ils n'avaient plus ¨¤ vendre que leur peau, si entam¨¦e, si compromise, que personne n'en aurait donn¨¦ un liard. Aussi ne prenaient-ils m¨ºme pas la peine de chercher, ils savaient qu'il n'y avait rien, que c'¨¦tait la fin de tout, qu'ils ne devaient esp¨¦rer ni une chandelle, ni un morceau de charbon, ni une pomme de terre; et ils attendaient d'en mourir, ils ne se fachaient que pour les enfants, car cette cruaut¨¦ inutile les r¨¦voltait, d'avoir fichu une maladie ¨¤ la petite, avant de l'¨¦trangler. --Enfin, le voil¨¤! dit la Maheude. Une forme noire passait devant la fen¨ºtre. La porte s'ouvrit. Mais ce n'¨¦tait point le docteur Vanderhaghen, ils reconnurent le nouveau cur¨¦, l'abb¨¦ Ranvier, qui ne parut pas surpris de tomber dans cette maison morte, sans lumi¨¨re, sans feu, sans pain. D¨¦j¨¤, il sortait de trois autres maisons voisines, allant de famille en famille, racolant des hommes de bonne volont¨¦, ainsi que Dansaert avec ses gendarmes; et, tout de suite, il s'expliqua, de sa voix fi¨¦vreuse de sectaire. --Pourquoi n'¨ºtes-vous pas venus ¨¤ la messe dimanche, mes enfants? Vous avez tort, l'¨¦glise seule peut vous sauver... Voyons, promettez-moi de venir dimanche prochain. Maheu, apr¨¨s l'avoir regard¨¦, s'¨¦tait remis en marche, pesamment, sans une parole. Ce fut la Maheude qui r¨¦pondit. --A la messe, monsieur le cur¨¦, pour quoi faire? Est-ce que le bon Dieu ne se moque pas de nous?... Tenez! qu'est-ce que lui a fait ma petite, qui est l¨¤, ¨¤ trembler la fi¨¨vre? Nous n'avions pas assez de mis¨¨re, n'est-ce pas? il fallait qu'il me la rend?t malade, lorsque je ne puis seulement lui donner une tasse de tisane chaude. Alors, debout, le pr¨ºtre parla longuement. Il exploitait la gr¨¨ve, cette mis¨¨re affreuse, cette rancune exasp¨¦r¨¦e de la faim, avec l'ardeur d'un missionnaire qui pr¨ºche des sauvages, pour la gloire de sa religion. Il disait que l'¨¦glise ¨¦tait avec les pauvres, qu'elle ferait un jour triompher la justice, en appelant la col¨¨re de Dieu sur les iniquit¨¦s des riches. Et ce jour luirait bient?t, car les riches avaient pris la place de Dieu, en ¨¦taient arriv¨¦s ¨¤ gouverner sans Dieu, dans leur vol impie du pouvoir. Mais, si les ouvriers voulaient le juste partage des biens de la terre, ils devaient s'en remettre tout de suite aux mains des pr¨ºtres, comme ¨¤ la mort de J¨¦sus les petits et les humbles s'¨¦taient group¨¦s autour des ap?tres. Quelle force aurait le pape, de quelle arm¨¦e disposerait le clerg¨¦, lorsqu'il commanderait ¨¤ la foule innombrable des travailleurs! En une semaine, on purgerait le monde des m¨¦chants, on chasserait les ma?tres indignes, ce serait enfin le vrai r¨¨gne de Dieu, chacun r¨¦compens¨¦ selon ses m¨¦rites, la loi du travail r¨¦glant le bonheur universel. La Maheude, qui l'¨¦coutait, croyait entendre ¨¦tienne, aux veill¨¦es de l'automne, lorsqu'il leur annon?ait la fin de leurs maux. Seulement, elle s'¨¦tait toujours m¨¦fi¨¦e des soutanes. --C'est tr¨¨s bien, ce que vous racontez l¨¤, monsieur le cur¨¦, dit-elle. Mais c'est donc que vous ne vous accordez plus avec les bourgeois... Tous nos autres cur¨¦s d?naient ¨¤ la Direction, et nous mena?aient du diable, d¨¨s que nous demandions du pain. Il recommen?a, il parla du d¨¦plorable malentendu entre l'¨¦glise et le peuple. Maintenant, en phrases voil¨¦es, il frappait sur les cur¨¦s des villes, sur les ¨¦v¨ºques, sur le haut clerg¨¦, repu de jouissance, gorg¨¦ de domination, pactisant avec la bourgeoisie lib¨¦rale, dans l'imb¨¦cillit¨¦ de son aveuglement, sans voir que c'¨¦tait cette bourgeoisie qui le d¨¦poss¨¦dait de l'empire du monde. La d¨¦livrance viendrait des pr¨ºtres de campagne, tous se l¨¨veraient pour r¨¦tablir le royaume du Christ, avec l'aide des mis¨¦rables; et il semblait ¨ºtre d¨¦j¨¤ ¨¤ leur t¨ºte, il redressait sa taille osseuse, en chef de bande, en r¨¦volutionnaire de l'¨¦vangile, les yeux emplis d'une telle lumi¨¨re, qu'ils ¨¦clairaient la salle obscure. Cette ardente pr¨¦dication l'emportait en paroles mystiques, depuis longtemps les pauvres gens ne le comprenaient plus. --Il n'y a pas besoin de tant de paroles, grogna brusquement Maheu, vous auriez mieux fait de commencer par nous apporter un pain. --Venez dimanche ¨¤ la messe, s'¨¦cria le pr¨ºtre, Dieu pourvoira ¨¤ tout! Et il s'en alla, il entra cat¨¦chiser les Levaque ¨¤ leur tour, si haut dans son r¨ºve du triomphe final de l'¨¦glise, ayant pour les faits un tel d¨¦dain, qu'il courait ainsi les corons, sans aum?nes, les mains vides au travers de cette arm¨¦e mourante de faim, en pauvre diable lui-m¨ºme qui regardait la souffrance comme l'aiguillon du salut. Maheu marchait toujours, on n'entendait que cet ¨¦branlement r¨¦gulier, dont les dalles tremblaient. Il y eut un bruit de poulie mang¨¦e de rouille, le vieux Bonnemort cracha dans la chemin¨¦e froide. Puis, la cadence des pas recommen?a. Alzire, assoupie par la fi¨¨vre, s'¨¦tait mise ¨¤ d¨¦lirer ¨¤ voix basse, riant, croyant qu'il faisait chaud et qu'elle jouait au soleil. --Sacr¨¦ bon sort! murmura la Maheude, apr¨¨s lui avoir touch¨¦ les joues, la voil¨¤ qui br?le ¨¤ pr¨¦sent... Je n'attends plus ce cochon, les brigands lui auront d¨¦fendu de venir. Elle parlait du docteur et de la Compagnie. Pourtant, elle eut une exclamation de joie, en voyant la porte s'ouvrir de nouveau. Mais ses bras retomb¨¨rent, elle resta toute droite, le visage sombre. --Bonsoir, dit ¨¤ demi-voix ¨¦tienne, lorsqu'il eut soigneusement referm¨¦ la porte. Souvent, il arrivait ainsi, ¨¤ la nuit noire. Les Maheu, d¨¨s le second jour, avaient appris sa retraite. Mais ils gardaient le secret, personne dans le coron ne savait au juste ce qu'¨¦tait devenu le jeune homme. Cela l'entourait d'une l¨¦gende. On continuait ¨¤ croire en lui, des bruits myst¨¦rieux couraient: il allait repara?tre avec une arm¨¦e, avec des caisses pleines d'or; et c'¨¦tait toujours l'attente religieuse d'un miracle, l'id¨¦al r¨¦alis¨¦, l'entr¨¦e brusque dans la cit¨¦ de justice qu'il leur avait promise. Les uns disaient l'avoir vu au fond d'une cal¨¨che, en compagnie de trois messieurs, sur la route de Marchiennes; d'autres affirmaient qu'il ¨¦tait encore pour deux jours en Angleterre. A la longue, cependant, la m¨¦fiance commen?ait, des farceurs l'accusaient de se cacher dans une cave, o¨´ la Mouquette lui tenait chaud; car cette liaison connue lui avait fait du tort. C'¨¦tait, au milieu de sa popularit¨¦, une lente d¨¦saffection, la sourde pouss¨¦e des convaincus pris de d¨¦sespoir, et dont le nombre, peu ¨¤ peu, devait grossir. --Quel chien de temps! ajouta-t-il. Et vous, rien de nouveau, toujours de pire en pire?... On m'a dit que le petit N¨¦grel ¨¦tait parti en Belgique chercher des Borains. Ah! nom de Dieu, nous sommes fichus, si c'est vrai! Un frisson l'avait saisi, en entrant dans cette pi¨¨ce glac¨¦e et obscure, o¨´ ses yeux durent s'accoutumer pour voir les malheureux, qu'il y devinait, ¨¤ un redoublement d'ombre. Il ¨¦prouvait cette r¨¦pugnance, ce malaise de l'ouvrier sorti de sa classe, affin¨¦ par l'¨¦tude, travaill¨¦ par l'ambition. Quelle mis¨¨re, et l'odeur, et les corps en tas, et la piti¨¦ affreuse qui le serrait ¨¤ la gorge! Le spectacle de cette agonie le bouleversait ¨¤ un tel point, qu'il cherchait des paroles, pour leur conseiller la soumission. Mais, violemment, Maheu s'¨¦tait plant¨¦ devant lui, criant: --Des Borains! ils n'oseront pas, les jean-foutre!... Qu'ils fassent donc descendre des Borains, s'ils veulent que nous d¨¦molissions les fosses! D'un air de g¨ºne, ¨¦tienne expliqua qu'on ne pourrait pas bouger, que les soldats qui gardaient les fosses prot¨¦geraient la descente des ouvriers belges. Et Maheu serrait les poings, irrit¨¦ surtout, comme il disait, d'avoir ces ba?onnettes dans le dos. Alors, les charbonniers n'¨¦taient plus les ma?tres chez eux? on les traitait donc en gal¨¦riens, pour les forcer au travail, le fusil charg¨¦? Il aimait son puits, ?a lui faisait une grosse peine de n'y ¨ºtre pas descendu depuis deux mois. Aussi voyait-il rouge, ¨¤ l'id¨¦e de cette injure, de ces ¨¦trangers qu'on mena?ait d'y introduire. Puis, le souvenir qu'on lui avait rendu son livret lui creva le coeur. --Je ne sais pas pourquoi je me fache, murmura-t-il. Moi, je n'en suis plus, de leur baraque... Quand ils m'auront chass¨¦ d'ici, je pourrai bien crever sur la route. --Laisse donc! dit ¨¦tienne. Si tu veux, ils te le reprendront demain, ton livret. On ne renvoie pas les bons ouvriers. Il s'interrompit, ¨¦tonn¨¦ d'entendre Alzire, qui riait doucement, dans le d¨¦lire de sa fi¨¨vre. Il n'avait encore distingu¨¦ que l'ombre raidie du p¨¨re Bonnemort, et cette gaiet¨¦ d'enfant malade l'effrayait. C'¨¦tait trop, cette fois, si les petits se mettaient ¨¤ en mourir. La voix tremblante, il se d¨¦cida. --Voyons, ?a ne peut pas durer, nous sommes foutus... Il faut se rendre. La Maheude, immobile et silencieuse jusque-l¨¤, ¨¦clata tout d'un coup, lui cria dans la face, en le tutoyant et en jurant comme un homme: --Qu'est-ce que tu dis? C'est toi qui dis ?a, nom de Dieu! Il voulut donner des raisons, mais elle ne le laissait point parler. --Ne r¨¦p¨¨te pas, nom de Dieu! ou, toute femme que je suis, je te flanque ma main sur la figure... Alors, nous aurions crev¨¦ pendant deux mois, j'aurais vendu mon m¨¦nage, mes petits en seraient tomb¨¦s malades, et il n'y aurait rien de fait, et l'injustice recommencerait!... Ah! vois-tu, quand je songe ¨¤ ?a, le sang m'¨¦touffe. Non! non! moi, je br?lerais tout, je tuerais tout maintenant, plut?t que de me rendre. Elle d¨¦signa Maheu dans l'obscurit¨¦, d'un grand geste mena?ant. --¨¦coute ?a, si mon homme retourne ¨¤ la fosse, c'est moi qui l'attendrai sur la route, pour lui cracher au visage et le traiter de lache! ¨¦tienne ne la voyait pas, mais il sentait une chaleur, comme une haleine de b¨ºte aboyante; et il avait recul¨¦, saisi, devant cet enragement qui ¨¦tait son oeuvre. Il la trouvait si chang¨¦e, qu'il ne la reconnaissait plus, de tant de sagesse autrefois, lui reprochant sa violence, disant qu'on ne doit souhaiter la mort de personne, puis ¨¤ cette heure refusant d'entendre la raison, parlant de tuer le monde. Ce n'¨¦tait plus lui, c'¨¦tait elle qui causait politique, qui voulait balayer d'un coup les bourgeois, qui r¨¦clamait la r¨¦publique et la guillotine, pour d¨¦barrasser la terre de ces voleurs de riches, engraiss¨¦s du travail des meurt-de-faim. --Oui, de mes dix doigts, je les ¨¦corcherais... En voil¨¤ assez, peut-¨ºtre! notre tour est venu, tu le disais toi-m¨ºme... Quand je pense que le p¨¨re, le grand-p¨¨re, le p¨¨re du grand-p¨¨re, tous ceux d'auparavant, ont souffert ce que nous souffrons, et que nos fils, les fils de nos fils le souffriront encore, ?a me rend folle, je prendrais un couteau... L'autre jour, nous n'en avons pas fait assez. Nous aurions d? foutre Montsou par terre, jusqu'¨¤ la derni¨¨re brique. Et, tu ne sais pas? je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas laiss¨¦ le vieux ¨¦trangler la fille de la Piolaine... On laisse bien la faim ¨¦trangler mes petits, ¨¤ moi! Ses paroles tombaient comme des coups de hache, dans la nuit. L'horizon ferm¨¦ n'avait pas voulu s'ouvrir, l'id¨¦al impossible tournait en poison, au fond de ce crane f¨ºl¨¦ par la douleur. --Vous m'avez mal compris, put enfin dire ¨¦tienne, qui battait en retraite. On devrait arriver ¨¤ une entente avec la Compagnie: je sais que les puits souffrent beaucoup, sans doute elle consentirait ¨¤ un arrangement. --Non, rien du tout! hurla-t-elle. Justement, L¨¦nore et Henri, qui rentraient, arrivaient les mains vides. Un monsieur leur avait bien donn¨¦ deux sous; mais, comme la soeur allongeait toujours des coups de pied au petit fr¨¨re, les deux sous ¨¦taient tomb¨¦s dans la neige; et, Jeanlin s'¨¦tant mis ¨¤ les chercher avec eux, on ne les avait plus retrouv¨¦s. --O¨´ est-il, Jeanlin? --Maman, il a fil¨¦, il a dit qu'il avait des affaires. ¨¦tienne ¨¦coutait, le coeur fendu. Jadis, elle mena?ait de les tuer, s'ils tendaient jamais la main. Aujourd'hui, elle les envoyait elle-m¨ºme sur les routes, elle parlait d'y aller tous, les dix mille charbonniers de Montsou, prenant le baton et la besace des vieux pauvres, battant le pays ¨¦pouvant¨¦. Alors, l'angoisse grandit encore, dans la pi¨¨ce noire. Les mioches rentraient avec la faim, ils voulaient manger, pourquoi ne mangeait-on pas? et ils grogn¨¨rent, se tra?n¨¨rent, finirent par ¨¦craser les pieds de leur soeur mourante, qui eut un g¨¦missement. Hors d'elle, la m¨¨re les gifla, au hasard des t¨¦n¨¨bres. Puis, comme ils criaient plus fort en demandant du pain, elle fondit en larmes, tomba assise sur le carreau, les saisit d'une seule ¨¦treinte, eux et la petite infirme; et, longuement, ses pleurs coul¨¨rent, dans une d¨¦tente nerveuse qui la laissait molle, an¨¦antie, b¨¦gayant ¨¤ vingt reprises la m¨ºme phrase, appelant la mort: ?Mon Dieu, pourquoi ne nous prenez-vous pas? mon Dieu, prenez-nous par piti¨¦, pour en finir!? Le grand-p¨¨re gardait son immobilit¨¦ de vieil arbre tordu sous la pluie et le vent, tandis que le p¨¨re marchait de la chemin¨¦e au buffet, sans tourner la t¨ºte. Mais la porte s'ouvrit, et cette fois c'¨¦tait le docteur Vanderhaghen. --Diable! dit-il, la chandelle ne vous ab?mera pas la vue... D¨¦p¨ºchons, je suis press¨¦. Ainsi qu'¨¤ l'ordinaire, il grondait, ¨¦reint¨¦ de besogne. Il avait heureusement des allumettes, le p¨¨re dut en enflammer six, une ¨¤ une, et les tenir, pour qu'il p?t examiner la malade. D¨¦ball¨¦e de sa couverture, elle grelottait sous cette lueur vacillante, d'une maigreur d'oiseau agonisant dans la neige, si ch¨¦tive qu'on ne voyait plus que sa bosse. Elle souriait pourtant, d'un sourire ¨¦gar¨¦ de moribonde, les yeux tr¨¨s grands, tandis que ses pauvres mains se crispaient sur sa poitrine creuse. Et, comme la m¨¨re, suffoqu¨¦e, demandait si c'¨¦tait raisonnable de prendre, avant elle, la seule enfant qui l'aidat au m¨¦nage, si intelligente, si douce, le docteur se facha. --Tiens! la voil¨¤ qui passe... Elle est morte de faim, ta sacr¨¦e gamine. Et elle n'est pas la seule, j'en ai vu une autre, ¨¤ c?t¨¦... Vous m'appelez tous, je n'y peux rien, c'est de la viande qu'il faut pour vous gu¨¦rir. Maheu, les doigts br?l¨¦s, avait lach¨¦ l'allumette; et les t¨¦n¨¨bres retomb¨¨rent sur le petit cadavre encore chaud. Le m¨¦decin ¨¦tait reparti en courant. ¨¦tienne n'entendait plus dans la pi¨¨ce noire que les sanglots de la Maheude, qui r¨¦p¨¦tait son appel de mort, cette lamentation lugubre et sans fin: --Mon Dieu, c'est mon tour, prenez-moi!... Mon Dieu, prenez mon homme, prenez les autres, par piti¨¦, pour en finir! III Ce dimanche-l¨¤, d¨¨s huit heures, Souvarine resta seul dans la salle de l'Avantage, ¨¤ sa place accoutum¨¦e, la t¨ºte contre le mur. Plus un charbonnier ne savait o¨´ prendre les deux sous d'une chope, jamais les d¨¦bits n'avaient eu moins de clients. Aussi madame Rasseneur, immobile au comptoir, gardait-elle un silence irrit¨¦; pendant que Rasseneur, debout devant la chemin¨¦e de fonte, semblait suivre, d'un air r¨¦fl¨¦chi, la fum¨¦e rousse du charbon. Brusquement, dans cette paix lourde des pi¨¨ces trop chauff¨¦es, trois petits coups secs, tap¨¦s contre une vitre de la fen¨ºtre, firent tourner la t¨ºte ¨¤ Souvarine. Il se leva, il avait reconnu le signal dont plusieurs fois d¨¦j¨¤ ¨¦tienne s'¨¦tait servi pour l'appeler, lorsqu'il le voyait du dehors fumant sa cigarette, assis ¨¤ une table vide. Mais, avant que le machineur e?t gagn¨¦ la porte, Rasseneur l'avait ouverte; et, reconnaissant l'homme qui ¨¦tait l¨¤, dans la clart¨¦ de la fen¨ºtre, il lui disait: --Est-ce que tu as peur que je ne te vende?... Vous serez mieux pour causer ici que sur la route. ¨¦tienne entra. Madame Rasseneur lui offrit poliment une chope, qu'il refusa d'un geste. Le cabaretier ajoutait: --Il y a longtemps que j'ai devin¨¦ o¨´ tu te caches. Si j'¨¦tais un mouchard comme tes amis le disent, je t'aurais depuis huit jours envoy¨¦ les gendarmes. --Tu n'as pas besoin de te d¨¦fendre, r¨¦pondit le jeune homme, je sais que tu n'as jamais mang¨¦ de ce pain-l¨¤... On peut ne pas avoir les m¨ºmes id¨¦es et s'estimer tout de m¨ºme. Et le silence r¨¦gna de nouveau. Souvarine avait repris sa chaise, le dos ¨¤ la muraille, les yeux perdus sur la fum¨¦e de sa cigarette; mais ses doigts f¨¦briles ¨¦taient agit¨¦s d'une inqui¨¦tude, il les promenait le long de ses genoux, cherchant le poil ti¨¨de de Pologne, absente ce soir-l¨¤; et c'¨¦tait un malaise inconscient, une chose qui lui manquait, sans qu'il s?t au juste laquelle. Assis de l'autre c?t¨¦ de la table, ¨¦tienne dit enfin: --C'est demain que le travail reprend au Voreux. Les Belges sont arriv¨¦s avec le petit N¨¦grel. --Oui, on les a d¨¦barqu¨¦s ¨¤ la nuit tomb¨¦e, murmura Rasseneur rest¨¦ debout. Pourvu qu'on ne se tue pas encore! Puis, haussant la voix: --Non, vois-tu, je ne veux pas recommencer ¨¤ nous disputer, seulement ?a finira par du vilain, si vous vous ent¨ºtez davantage... Tiens! votre histoire est tout ¨¤ fait celle de ton Internationale. J'ai rencontr¨¦ Pluchart avant-hier ¨¤ Lille, o¨´ j'avais des affaires. ?a se d¨¦traque, sa machine, para?t-il. Il donna des d¨¦tails. L'Association, apr¨¨s avoir conquis les ouvriers du monde entier, dans un ¨¦lan de propagande, dont la bourgeoisie frissonnait encore, ¨¦tait maintenant d¨¦vor¨¦e, d¨¦truite un peu chaque jour, par la bataille int¨¦rieure des vanit¨¦s et des ambitions. Depuis que les anarchistes y triomphaient, chassant les ¨¦volutionnistes de la premi¨¨re heure, tout craquait, le but primitif, la r¨¦forme du salariat, se noyait au milieu du tiraillement des sectes, les cadres savants se d¨¦sorganisaient dans la haine de la discipline. Et d¨¦j¨¤ l'on pouvait pr¨¦voir l'avortement final de cette lev¨¦e en masse, qui avait menac¨¦ un instant d'emporter d'une haleine la vieille soci¨¦t¨¦ pourrie. --Pluchart en est malade, poursuivit Rasseneur. Avec ?a, il n'a plus de voix du tout. Pourtant, il parle quand m¨ºme, il veut aller parler ¨¤ Paris... Et il m'a r¨¦p¨¦t¨¦ ¨¤ trois reprises que notre gr¨¨ve ¨¦tait fichue. ¨¦tienne, les yeux ¨¤ terre, le laissait tout dire, sans l'interrompre. La veille, il avait caus¨¦ avec des camarades, il sentait passer sur lui des souffles de rancune et de soup?on, ces premiers souffles de l'impopularit¨¦, qui annoncent la d¨¦faite. Et il demeurait sombre, il ne voulait pas avouer son abattement, en face d'un homme qui lui avait pr¨¦dit que la foule le huerait ¨¤ son tour, le jour o¨´ elle aurait ¨¤ se venger d'un m¨¦compte. --Sans doute la gr¨¨ve est fichue, je le sais aussi bien que Pluchart, reprit-il. Mais c'¨¦tait pr¨¦vu, ?a. Nous l'avons accept¨¦e ¨¤ contrecoeur, cette gr¨¨ve, nous ne comptions pas en finir avec la Compagnie... Seulement, on se grise, on se met ¨¤ esp¨¦rer des choses, et quand ?a tourne mal, on oublie qu'on devait s'y attendre, on se lamente et on se dispute comme devant une catastrophe tomb¨¦e du ciel. --Alors, demanda Rasseneur, si tu crois la partie perdue, pourquoi ne fais-tu pas entendre raison aux camarades? Le jeune homme le regarda fixement. --¨¦coute, en voil¨¤ assez... Tu as tes id¨¦es, j'ai les miennes. Je suis entr¨¦ chez toi, pour te montrer que je t'estime quand m¨ºme. Mais je pense toujours que, si nous crevons ¨¤ la peine, nos carcasses d'affam¨¦s serviront plus la cause du peuple que toute ta politique d'homme sage... Ah! si un de ces cochons de soldats pouvait me loger une balle en plein coeur, comme ce serait crane de finir ainsi! Ses yeux s'¨¦taient mouill¨¦s, dans ce cri o¨´ ¨¦clatait le secret d¨¦sir du vaincu, le refuge o¨´ il aurait voulu perdre ¨¤ jamais son tourment. --Bien dit! d¨¦clara madame Rasseneur, qui, d'un regard, jetait ¨¤ son mari tout le d¨¦dain de ses opinions radicales. Souvarine, les yeux noy¨¦s, tatonnant de ses mains nerveuses, ne semblait pas avoir entendu. Sa face blonde de fille, au nez mince, aux petites dents pointues, s'ensauvageait dans une r¨ºverie mystique, o¨´ passaient des visions sanglantes. Et il s'¨¦tait mis ¨¤ r¨ºver tout haut, il r¨¦pondait ¨¤ une parole de Rasseneur sur l'Internationale, saisie au milieu de la conversation. --Tous sont des laches, il n'y avait qu'un homme pour faire de leur machine l'instrument terrible de la destruction. Mais il faudrait vouloir, personne ne veut, et c'est pourquoi la r¨¦volution avortera une fois encore. Il continua, d'une voix de d¨¦go?t, ¨¤ se lamenter sur l'imb¨¦cillit¨¦ des hommes, pendant que les deux autres restaient troubl¨¦s de ces confidences de somnambule, faites aux t¨¦n¨¨bres. En Russie, rien ne marchait, il ¨¦tait d¨¦sesp¨¦r¨¦ des nouvelles qu'il avait re?ues. Ses anciens camarades tournaient tous aux politiciens, les fameux nihilistes dont l'Europe tremblait, des fils de pope, des petits bourgeois, des marchands, ne s'¨¦levaient pas au-del¨¤ de la lib¨¦ration nationale, semblaient croire ¨¤ la d¨¦livrance du monde, quand ils auraient tu¨¦ le despote; et, d¨¨s qu'il leur parlait de raser la vieille humanit¨¦ comme une moisson m?re, d¨¨s qu'il pronon?ait m¨ºme le mot enfantin de r¨¦publique, il se sentait incompris, inqui¨¦tant, d¨¦class¨¦ d¨¦sormais, enr?l¨¦ parmi les princes rat¨¦s du cosmopolitisme r¨¦volutionnaire. Son coeur de patriote se d¨¦battait pourtant, c'¨¦tait avec une amertume douloureuse qu'il r¨¦p¨¦tait son mot favori: --Des b¨ºtises!... Jamais ils n'en sortiront, avec leurs b¨ºtises! Puis, baissant encore la voix, en phrases am¨¨res, il dit son ancien r¨ºve de fraternit¨¦. Il n'avait renonc¨¦ ¨¤ son rang et ¨¤ sa fortune, il ne s'¨¦tait mis avec les ouvriers, que dans l'espoir de voir se fonder enfin cette soci¨¦t¨¦ nouvelle du travail en commun. Tous les sous de ses poches avaient longtemps pass¨¦ aux galopins du coron, il s'¨¦tait montr¨¦ pour les charbonniers d'une tendresse de fr¨¨re, souriant ¨¤ leur d¨¦fiance, les conqu¨¦rant par son air tranquille d'ouvrier exact et peu causeur. Mais, d¨¦cid¨¦ment, la fusion ne se faisait pas, il leur demeurait ¨¦tranger, avec son m¨¦pris de tous les liens, sa volont¨¦ de se garder brave, en dehors des glorioles et des jouissances. Et il ¨¦tait surtout, depuis le matin, exasp¨¦r¨¦ par la lecture d'un fait divers qui courait les journaux. Sa voix changea, ses yeux s'¨¦claircirent, se fix¨¨rent sur ¨¦tienne, et il s'adressa directement ¨¤ lui. --Comprends-tu ?a, toi? ces ouvriers chapeliers de Marseille qui ont gagn¨¦ le gros lot de cent mille francs, et qui, tout de suite, ont achet¨¦ de la rente, en d¨¦clarant qu'ils allaient vivre sans rien faire!... Oui, c'est votre id¨¦e, ¨¤ vous tous, les ouvriers fran?ais, d¨¦terrer un tr¨¦sor, pour le manger seul ensuite, dans un coin d'¨¦go?sme et de fain¨¦antise. Vous avez beau crier contre les riches, le courage vous manque de rendre aux pauvres l'argent que la fortune vous envoie... Jamais vous ne serez dignes du bonheur, tant que vous aurez quelque chose ¨¤ vous, et que votre haine des bourgeois viendra uniquement de votre besoin enrag¨¦ d'¨ºtre des bourgeois ¨¤ leur place. Rasseneur ¨¦clata de rire, l'id¨¦e que les deux ouvriers de Marseille auraient d? renoncer au gros lot lui semblait stupide. Mais Souvarine bl¨ºmissait, son visage d¨¦compos¨¦ devenait effrayant, dans une de ces col¨¨res religieuses qui exterminent les peuples. Il cria: --Vous serez tous fauch¨¦s, culbut¨¦s, jet¨¦s ¨¤ la pourriture. Il na?tra, celui qui an¨¦antira votre race de poltrons et de jouisseurs. Et, tenez! vous voyez mes mains, si mes mains le pouvaient, elles prendraient la terre comme ?a, elles la secoueraient jusqu'¨¤ la casser en miettes, pour que vous restiez tous sous les d¨¦combres. --Bien dit! r¨¦p¨¦ta madame Rasseneur, de son air poli et convaincu. Il se fit encore un silence. Puis, ¨¦tienne reparla des ouvriers du Borinage. Il questionnait Souvarine sur les dispositions qu'on avait prises, au Voreux. Mais le machineur, retomb¨¦ dans sa pr¨¦occupation, r¨¦pondait ¨¤ peine, savait seulement qu'on devait distribuer des cartouches aux soldats qui gardaient la fosse; et l'inqui¨¦tude nerveuse de ses doigts sur ses genoux s'aggravait ¨¤ un tel point, qu'il finit par avoir conscience de ce qui leur manquait, le poil doux et calmant du lapin familier. --O¨´ donc est Pologne? demanda-t-il. Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant sa femme. Apr¨¨s une courte g¨ºne, il se d¨¦cida. --Pologne? elle est au chaud. Depuis son aventure avec Jeanlin, la grosse lapine, bless¨¦e sans doute, n'avait plus fait que des lapins morts; et, pour ne pas nourrir une bouche inutile, on s'¨¦tait r¨¦sign¨¦, le jour m¨ºme, ¨¤ l'accommoder aux pommes de terre. --Oui, tu en as mang¨¦ une cuisse ce soir... Hein? tu t'en es l¨¦ch¨¦ les doigts! Souvarine n'avait pas compris d'abord. Puis, il devint tr¨¨s pale, une naus¨¦e contracta son menton; tandis que, malgr¨¦ sa volont¨¦ de sto?cisme, deux grosses larmes gonflaient ses paupi¨¨res. Mais on n'eut pas le temps de remarquer cette ¨¦motion, la porte s'¨¦tait brutalement ouverte, et Chaval avait paru, poussant devant lui Catherine. Apr¨¨s s'¨ºtre gris¨¦ de bi¨¨re et de fanfaronnades dans tous les cabarets de Montsou, l'id¨¦e lui ¨¦tait venue d'aller ¨¤ l'Avantage montrer aux anciens amis qu'il n'avait pas peur. Il entra, en disant ¨¤ sa ma?tresse: --Nom de Dieu! je te dis que tu vas boire une chope l¨¤-dedans, je casse la gueule au premier qui me regarde de travers! Catherine, ¨¤ la vue d'¨¦tienne, saisie, restait toute blanche. Quand il l'eut aper?u ¨¤ son tour, Chaval ricana d'un air mauvais. --Madame Rasseneur, deux chopes! Nous arrosons la reprise du travail. Sans une parole, elle versa, en femme qui ne refusait sa bi¨¨re ¨¤ personne. Un silence s'¨¦tait fait, ni le cabaretier, ni les deux autres n'avaient boug¨¦ de leur place. --J'en connais qui ont dit que j'¨¦tais un mouchard, reprit Chaval arrogant, et j'attends que ceux-l¨¤ me le r¨¦p¨¨tent un peu en face, pour qu'on s'explique ¨¤ la fin. Personne ne r¨¦pondit, les hommes tournaient la t¨ºte, regardaient vaguement les murs. --Il y a les feignants, et il y a les pas feignants, continua-t-il plus haut. Moi je n'ai rien ¨¤ cacher, j'ai quitt¨¦ la sale baraque ¨¤ Deneulin, je descends demain au Voreux avec douze Belges, qu'on m'a donn¨¦s ¨¤ conduire, parce qu'on m'estime. Et, si ?a contrarie quelqu'un, il peut le dire, nous en causerons. Puis, comme le m¨ºme silence d¨¦daigneux accueillait ses provocations, il s'emporta contre Catherine. --Veux-tu boire, nom de Dieu!... Trinque avec moi ¨¤ la crevaison de tous les salauds qui refusent de travailler! Elle trinqua, mais d'une main si tremblante, qu'on entendit le tintement l¨¦ger des deux verres. Lui, maintenant, avait tir¨¦ de sa poche une poign¨¦e de monnaie blanche, qu'il ¨¦talait par une ostentation d'ivrogne, en disant que c'¨¦tait avec sa sueur qu'on gagnait ?a, et qu'il d¨¦fiait les feignants de montrer dix sous. L'attitude des camarades l'exasp¨¦rait, il en arriva aux insultes directes. --Alors, c'est la nuit que les taupes sortent? Il faut que les gendarmes dorment pour qu'on rencontre les brigands? ¨¦tienne s'¨¦tait lev¨¦, tr¨¨s calme, r¨¦solu. --¨¦coute, tu m'emb¨ºtes... Oui, tu es un mouchard, ton argent pue encore quelque tra?trise, et ?a me d¨¦go?te de toucher ¨¤ ta peau de vendu. N'importe! je suis ton homme, il y a assez longtemps que l'un des deux doit manger l'autre. Chaval serra les poings. --Allons donc! il faut t'en dire pour t'¨¦chauffer, bougre de lache!... Toi tout seul, je veux bien! et tu vas me payer les cochonneries qu'on m'a faites! Les bras suppliants, Catherine s'avan?ait entre eux; mais ils n'eurent pas la peine de la repousser, elle sentit la n¨¦cessit¨¦ de la bataille, elle recula d'elle-m¨ºme, lentement. Debout contre le mur, elle demeura muette, si paralys¨¦e d'angoisse, qu'elle ne frissonnait plus, les yeux grands ouverts sur ces deux hommes qui allaient se tuer pour elle. Madame Rasseneur, simplement, enlevait les chopes de son comptoir, de peur qu'elles ne fussent cass¨¦es. Puis, elle se rassit sur la banquette, sans t¨¦moigner de curiosit¨¦ mals¨¦ante. On ne pouvait pourtant laisser deux anciens camarades s'¨¦gorger ainsi, Rasseneur s'ent¨ºtait ¨¤ intervenir, et il fallut que Souvarine le pr?t par une ¨¦paule, le ramenat pr¨¨s de la table, en disant: --?a ne te regarde pas... Il y en a un de trop, c'est au plus fort de vivre. D¨¦j¨¤, sans attendre l'attaque, Chaval lan?ait dans le vide ses poings ferm¨¦s. Il ¨¦tait le plus grand, d¨¦gingand¨¦, visant ¨¤ la figure, par de furieux coups de taille, des deux bras, l'un apr¨¨s l'autre, comme s'il e?t manoeuvr¨¦ une paire de sabres. Et il causait toujours, il posait pour la galerie, avec des bord¨¦es d'injures, qui l'excitaient. --Ah! sacr¨¦ marlou, j'aurai ton nez! C'est ton nez que je veux me foutre quelque part!... Donne donc ta gueule, miroir ¨¤ putains, que j'en fasse de la bouillie pour les cochons, et nous verrons apr¨¨s si les garces de femmes courent apr¨¨s toi! Muet, les dents serr¨¦es, ¨¦tienne se ramassait dans sa petite taille, jouant le jeu correct, la poitrine et la face couvertes de ses deux poings; et il guettait, il les d¨¦tendait avec une raideur de ressorts, en terribles coups de pointe. D'abord, ils ne se firent pas grand mal. Les moulinets tapageurs de l'un, l'attente froide de l'autre, prolongeaient la lutte. Une chaise fut renvers¨¦e, leurs gros souliers ¨¦crasaient le sable blanc, sem¨¦ sur les dalles. Mais ils s'essouffl¨¨rent ¨¤ la longue, on entendit le ronflement de leur haleine, tandis que leur face rouge se gonflait comme d'un brasier int¨¦rieur, dont on voyait les flammes, par les trous clairs de leurs yeux. --Touch¨¦! hurla Chaval, atout sur ta carcasse! En effet, son poing, pareil ¨¤ un fl¨¦au lanc¨¦ de biais, avait labour¨¦ l'¨¦paule de son adversaire. Celui-ci retint un grognement de douleur, il n'y eut qu'un bruit mou, la sourde meurtrissure des muscles. Et il r¨¦pondit par un coup droit en pleine poitrine, qui aurait d¨¦fonc¨¦ l'autre, s'il ne s'¨¦tait gar¨¦, dans ses continuels sauts de ch¨¨vre. Pourtant, le coup l'atteignit au flanc gauche, si rudement encore, qu'il chancela, la respiration coup¨¦e. Une rage le prit, de sentir ses bras mollir dans la souffrance, et il rua comme une b¨ºte, il visa le ventre pour le crever du talon. --Tiens! ¨¤ tes tripes! b¨¦gaya-t-il de sa voix ¨¦trangl¨¦e. Faut que je les d¨¦vide au soleil! ¨¦tienne ¨¦vita le coup, si indign¨¦ de cette infraction aux r¨¨gles d'un combat loyal, qu'il sortit de son silence. --Tais-toi donc, brute! Et pas les pieds, nom de Dieu! ou je prends une chaise pour t'assommer! Alors, la bataille s'aggrava. Rasseneur, r¨¦volt¨¦, serait intervenu de nouveau, sans le regard s¨¦v¨¨re de sa femme, qui le maintenait: est-ce que deux clients n'avaient pas le droit de r¨¦gler une affaire chez eux? Il s'¨¦tait mis simplement devant la chemin¨¦e, car il craignait de les voir se culbuter dans le feu. Souvarine, de son air paisible, avait roul¨¦ une cigarette, qu'il oubliait cependant d'allumer. Contre le mur, Catherine restait immobile; ses mains seules, inconscientes, venaient de monter ¨¤ sa taille; et, l¨¤, elles s'¨¦taient tordues, elles arrachaient l'¨¦toffe de sa robe, dans des crispations r¨¦guli¨¨res. Tout son effort ¨¦tait de ne pas crier, de ne pas en tuer un, en criant sa pr¨¦f¨¦rence, si ¨¦perdue d'ailleurs, qu'elle ne savait m¨ºme plus qui elle pr¨¦f¨¦rait. Bient?t, Chaval s'¨¦puisa, inond¨¦ de sueur, tapant au hasard. Malgr¨¦ sa col¨¨re, ¨¦tienne continuait ¨¤ se couvrir, parait presque tous les coups, dont quelques-uns l'¨¦raflaient. Il eut l'oreille fendue, un ongle lui emporta un lambeau du cou, et dans une telle cuisson, qu'il jura ¨¤ son tour, en lan?ant un de ses terribles coups droits. Une fois encore, Chaval gara sa poitrine d'un saut; mais il s'¨¦tait baiss¨¦, le poing l'atteignit au visage, ¨¦crasa le nez, enfon?a un oeil. Tout de suite, un jet de sang partit des narines, l'oeil enfla, se tum¨¦fia, bleuatre. Et le mis¨¦rable, aveugl¨¦ par ce flot rouge, ¨¦tourdi de l'¨¦branlement de son crane, battait l'air de ses bras ¨¦gar¨¦s, lorsqu'un autre coup, en pleine poitrine enfin, l'acheva. Il y eut un craquement, il tomba sur le dos, de la chute lourde d'un sac de platre qu'on d¨¦charge. ¨¦tienne attendit. --Rel¨¨ve-toi. Si tu en veux encore, nous allons recommencer. Sans r¨¦pondre, Chaval, apr¨¨s quelques secondes d'h¨¦b¨¦tement, se remua par terre, d¨¦tira ses membres. Il se ramassait avec peine, il resta un instant sur les genoux, en boule, faisant de sa main, au fond de sa poche, une besogne qu'on ne voyait pas. Puis, quand il fut debout, il se rua de nouveau, la gorge gonfl¨¦e d'un hurlement sauvage. Mais Catherine avait vu; et, malgr¨¦ elle, un grand cri lui sortit du coeur et l'¨¦tonna, comme l'aveu d'une pr¨¦f¨¦rence ignor¨¦e d'elle-m¨ºme. --Prends garde! il a son couteau! ¨¦tienne n'avait eu que le temps de parer le premier coup avec son bras. La laine du tricot fut coup¨¦e par l'¨¦paisse lame, une de ces lames qu'une virole de cuivre fixe dans un manche de buis. D¨¦j¨¤, il avait saisi le poignet de Chaval, une lutte effrayante s'engagea, lui se sentant perdu s'il lachait, l'autre donnant des secousses, pour se d¨¦gager et frapper. L'arme s'abaissait peu ¨¤ peu, leurs membres raidis se fatiguaient, deux fois ¨¦tienne eut la sensation froide de l'acier contre sa peau; et il dut faire un effort supr¨ºme, il broya le poignet dans une telle ¨¦treinte, que le couteau glissa de la main ouverte. Tous deux s'¨¦taient jet¨¦s par terre, ce fut lui qui le ramassa, qui le brandit ¨¤ son tour. Il tenait Chaval renvers¨¦ sous son genou, il mena?ait de lui ouvrir la gorge. --Ah! nom de Dieu de tra?tre, tu vas y passer! Une voix abominable, en lui, l'assourdissait. Cela montait de ses entrailles, battait dans sa t¨ºte ¨¤ coups de marteau, une brusque folie du meurtre, un besoin de go?ter au sang. Jamais la crise ne l'avait secou¨¦ ainsi. Pourtant, il n'¨¦tait pas ivre. Et il luttait contre le mal h¨¦r¨¦ditaire, avec le frisson d¨¦sesp¨¦r¨¦ d'un furieux d'amour qui se d¨¦bat au bord du viol. Il finit par se vaincre, il lan?a le couteau derri¨¨re lui, en balbutiant d'une voix rauque: --Rel¨¨ve-toi, va-t'en! Cette fois, Rasseneur s'¨¦tait pr¨¦cipit¨¦, mais sans trop oser se risquer entre eux, dans la crainte d'attraper un mauvais coup. Il ne voulait pas qu'on s'assassinat chez lui, il se fachait si fort, que sa femme, toute droite au comptoir, lui faisait remarquer qu'il criait toujours trop t?t. Souvarine, qui avait failli recevoir le couteau dans les jambes, se d¨¦cidait ¨¤ allumer sa cigarette. C'¨¦tait donc fini? Catherine regardait encore, stupide devant les deux hommes, vivants l'un et l'autre. --Va-t'en! r¨¦p¨¦ta ¨¦tienne, va-t'en ou je t'ach¨¨ve! Chaval se releva, essuya d'un revers de main le sang qui continuait ¨¤ lui couler du nez; et, la machoire barbouill¨¦e de rouge, l'oeil meurtri, il s'en alla en tra?nant les jambes, dans la rage de sa d¨¦faite. Machinalement, Catherine le suivit. Alors, il se redressa, sa haine ¨¦clata en un flot d'ordures. --Ah! non, ah! non, puisque c'est lui que tu veux, couche avec lui, sale rosse! Et ne refous pas les pieds chez moi, si tu tiens ¨¤ ta peau! Il fit claquer violemment la porte. Un grand silence r¨¦gna dans la salle ti¨¨de, o¨´ l'on entendit le petit ronflement de la houille. Par terre, il ne restait que la chaise renvers¨¦e et qu'une pluie de sang, dont le sable des dalles buvait les gouttes. IV Quand ils furent sortis de chez Rasseneur, ¨¦tienne et Catherine march¨¨rent en silence. Le d¨¦gel commen?ait, un d¨¦gel froid et lent, qui salissait la neige sans la fondre. Dans le ciel livide, on devinait la lune pleine, derri¨¨re de grands nuages, des haillons noirs qu'un vent de temp¨ºte roulait furieusement, tr¨¨s haut; et, sur la terre, aucune haleine ne soufflait, on n'entendait que l'¨¦gouttement des toitures, d'o¨´ tombaient des paquets blancs, d'une chute molle. ¨¦tienne, embarrass¨¦ de cette femme qu'on lui donnait, ne trouvait rien ¨¤ dire, dans son malaise. L'id¨¦e de la prendre et de la cacher avec lui, ¨¤ R¨¦quillart, lui semblait absurde. Il avait voulu la conduire au coron, chez ses parents; mais elle s'y ¨¦tait refus¨¦e, d'un air de terreur: non, non, tout plut?t que de se remettre ¨¤ leur charge, apr¨¨s les avoir quitt¨¦s si vilainement! Et ni l'un ni l'autre ne parlaient plus, ils pi¨¦tinaient au hasard, par les chemins qui se changeaient en fleuves de boue. D'abord, ils ¨¦taient descendus vers le Voreux; puis ils tourn¨¨rent ¨¤ droite, ils pass¨¨rent entre le terri et le canal. --Il faut pourtant que tu couches quelque part, dit-il enfin. Moi, si j'avais seulement une chambre, je t'emm¨¨nerais bien... Mais un acc¨¨s de timidit¨¦ singuli¨¨re l'interrompit. Leur pass¨¦ lui revenait, leurs gros d¨¦sirs d'autrefois, et les d¨¦licatesses, et les hontes qui les avaient emp¨ºch¨¦s d'aller ensemble. Est-ce qu'il voulait toujours d'elle, pour se sentir si troubl¨¦, peu ¨¤ peu chauff¨¦ au coeur d'une envie nouvelle? Le souvenir des gifles qu'elle lui avait allong¨¦es, ¨¤ Gaston-Marie, l'excitait maintenant, au lieu de l'emplir de rancune. Et il restait surpris, l'id¨¦e de la prendre ¨¤ R¨¦quillart devenait toute naturelle et d'une ex¨¦cution facile. --Voyons, d¨¦cide-toi, o¨´ veux-tu que je te m¨¨ne?... Tu me d¨¦testes donc bien, que tu refuses de te mettre avec moi? Elle le suivait lentement, retard¨¦e par les glissades p¨¦nibles de ses sabots dans les orni¨¨res; et, sans lever la t¨ºte, elle murmura: --J'ai assez de peine, mon Dieu! ne m'en fais pas davantage. A quoi ?a nous avancerait-il, ce que tu demandes, aujourd'hui que j'ai un galant et que tu as toi-m¨ºme une femme? C'¨¦tait de la Mouquette dont elle parlait. Elle le croyait avec cette fille, comme le bruit en courait depuis quinze jours; et, quand il lui jura que non, elle hocha la t¨ºte, elle rappela le soir o¨´ elle les avait vus se baiser ¨¤ pleine bouche. --Est-ce dommage, toutes ces b¨ºtises? reprit-il ¨¤ demi-voix, en s'arr¨ºtant. Nous nous serions si bien entendus! Elle eut un petit frisson, elle r¨¦pondit: --Va, ne regrette rien, tu ne perds pas grand-chose, si tu savais quelle patraque je suis, gu¨¨re plus grosse que deux sous de beurre, si mal fichue que je ne deviendrai jamais une femme, bien s?r! Et elle continua librement, elle s'accusait comme d'une faute de ce long retard de sa pubert¨¦. Cela, malgr¨¦ l'homme qu'elle avait eu, la diminuait, la rel¨¦guait parmi les gamines. On a une excuse encore, lorsqu'on peut faire un enfant. --Ma pauvre petite! dit tout bas ¨¦tienne, saisi d'une grande piti¨¦. Ils ¨¦taient au pied du terri, cach¨¦s dans l'ombre du tas ¨¦norme. Un nuage d'encre passait justement sur la lune, ils ne distinguaient m¨ºme plus leurs visages, et leurs souffles se m¨ºlaient, leurs l¨¨vres se cherchaient, pour ce baiser dont le d¨¦sir les avait tourment¨¦s pendant des mois. Mais, brusquement, la lune reparut, ils virent au-dessus d'eux, en haut des roches blanches de lumi¨¨re, la sentinelle d¨¦tach¨¦e du Voreux, toute droite. Et, sans qu'ils se fussent bais¨¦s enfin, une pudeur les s¨¦para, cette pudeur ancienne o¨´ il y avait de la col¨¨re, une vague r¨¦pugnance et beaucoup d'amiti¨¦. Ils repartirent pesamment, dans le gachis jusqu'aux chevilles. --C'est d¨¦cid¨¦, tu ne veux pas? demanda ¨¦tienne. --Non, dit-elle. Toi, apr¨¨s Chaval, hein? et, apr¨¨s toi, un autre... Non, ?a me d¨¦go?te, je n'y ai aucun plaisir, pour quoi faire alors? Ils se turent, march¨¨rent une centaine de pas, sans ¨¦changer un mot. --Sais-tu o¨´ tu vas au moins? reprit-il. Je ne puis te laisser dehors par une nuit pareille. Elle r¨¦pondit simplement: --Je rentre, Chaval est mon homme, je n'ai pas ¨¤ coucher ailleurs que chez lui. --Mais il t'assommera de coups! Le silence recommen?a. Elle avait eu un haussement d'¨¦paules r¨¦sign¨¦. Il la battrait, et quand il serait las de la battre, il s'arr¨ºterait: ne valait-il pas mieux ?a, que de rouler les chemins comme une gueuse? Puis, elle s'habituait aux gifles, elle disait, pour se consoler, que, sur dix filles, huit ne tombaient pas mieux qu'elle. Si son galant l'¨¦pousait un jour, ce serait tout de m¨ºme bien gentil de sa part. ¨¦tienne et Catherine s'¨¦taient dirig¨¦s machinalement vers Montsou, et ¨¤ mesure qu'ils s'en approchaient, leurs silences devenaient plus longs. C'¨¦tait comme s'ils n'avaient d¨¦j¨¤ plus ¨¦t¨¦ ensemble. Lui, ne trouvait rien pour la convaincre, malgr¨¦ le gros chagrin qu'il ¨¦prouvait ¨¤ la voir retourner avec Chaval. Son coeur se brisait, il n'avait gu¨¨re mieux ¨¤ offrir, une existence de mis¨¨re et de fuite, une nuit sans lendemain, si la balle d'un soldat lui cassait la t¨ºte. Peut-¨ºtre, en effet, ¨¦tait-ce plus sage de souffrir ce qu'on souffrait, sans tenter une autre souffrance. Et il la reconduisait chez son galant, la t¨ºte basse, et il n'eut pas de protestation, lorsque, sur la grande route, elle l'arr¨ºta au coin des Chantiers, ¨¤ vingt m¨¨tres de l'estaminet Piquette, en disant: --Ne viens pas plus loin. S'il te voyait, ?a ferait encore du vilain. Onze heures sonnaient ¨¤ l'¨¦glise, l'estaminet ¨¦tait ferm¨¦, mais des lueurs passaient par les fentes. --Adieu, murmura-t-elle. Elle lui avait donn¨¦ sa main, il la gardait, et elle dut la retirer p¨¦niblement, d'un lent effort, pour le quitter. Sans retourner la t¨ºte, elle rentra par la petite porte, avec sa loquette. Mais lui ne s'¨¦loignait point, debout ¨¤ la m¨ºme place, les yeux sur la maison, anxieux de ce qui se passait l¨¤. Il tendait l'oreille, il tremblait d'entendre des hurlements de femme battue. La maison demeurait noire et silencieuse, il vit seulement s'¨¦clairer une fen¨ºtre du premier ¨¦tage; et, comme cette fen¨ºtre s'ouvrait et qu'il reconnaissait l'ombre mince qui se penchait sur la route, il s'avan?a. Catherine, alors, souffla d'une voix tr¨¨s basse: --Il n'est pas rentr¨¦, je me couche... Je t'en supplie, va-t'en! ¨¦tienne s'en alla. Le d¨¦gel augmentait, un ruissellement d'averse tombait des toitures, une sueur d'humidit¨¦ coulait des murailles, des palissades, de toutes les masses confuses de ce faubourg industriel, perdues dans la nuit. D'abord, il se dirigea vers R¨¦quillart, malade de fatigue et de tristesse, n'ayant plus que le besoin de dispara?tre sous la terre, de s'y an¨¦antir. Puis, l'id¨¦e du Voreux le reprit, il songeait aux ouvriers belges qui allaient descendre, aux camarades du coron exasp¨¦r¨¦s contre les soldats, r¨¦solus ¨¤ ne pas tol¨¦rer des ¨¦trangers dans leur fosse. Et il longea de nouveau le canal, au milieu des flaques de neige fondue. Comme il se retrouvait pr¨¨s du terri, la lune se montra tr¨¨s claire. Il leva les yeux, regarda le ciel, o¨´ passait le galop des nuages, sous les coups de fouet du grand vent qui soufflait l¨¤-haut; mais ils blanchissaient, ils s'effiloquaient, plus minces, d'une transparence brouill¨¦e d'eau trouble sur la face de la lune; et ils se succ¨¦daient si rapides que l'astre, voil¨¦ par moments, reparaissait sans cesse dans sa limpidit¨¦. Le regard empli de cette clart¨¦ pure, ¨¦tienne baissait la t¨ºte, lorsqu'un spectacle, au sommet du terri, l'arr¨ºta. La sentinelle, raidie par le froid, s'y promenait maintenant, faisait vingt-cinq pas tourn¨¦e vers Marchiennes, puis revenait tourn¨¦e vers Montsou. On voyait la flamme blanche de la ba?onnette, au-dessus de cette silhouette noire, qui se d¨¦coupait nettement dans la paleur du ciel. Et ce qui int¨¦ressait le jeune homme, c'¨¦tait, derri¨¨re la cabane o¨´ s'abritait Bonnemort pendant les nuits de temp¨ºte, une ombre mouvante, une b¨ºte rampante et aux aguets, qu'il reconnut tout de suite pour Jeanlin, ¨¤ son ¨¦chine de fouine, longue et d¨¦soss¨¦e. La sentinelle ne pouvait l'apercevoir, ce brigand d'enfant pr¨¦parait ¨¤ coup s?r une farce, car il ne d¨¦col¨¦rait pas contre les soldats, il demandait quand on serait d¨¦barrass¨¦ de ces assassins, qu'on envoyait avec des fusils tuer le monde. Un instant, ¨¦tienne h¨¦sita ¨¤ l'appeler, pour l'emp¨ºcher de faire quelque b¨ºtise. La lune s'¨¦tait cach¨¦e, il l'avait vu se ramasser sur lui-m¨ºme, pr¨ºt ¨¤ bondir; mais la lune reparaissait, et l'enfant restait accroupi. A chaque tour, la sentinelle s'avan?ait jusqu'¨¤ la cabane, puis tournait le dos et repartait. Et, brusquement, comme un nuage jetait ses t¨¦n¨¨bres, Jeanlin sauta sur les ¨¦paules du soldat, d'un bond ¨¦norme de chat sauvage, s'y agrippa de ses griffes, lui enfon?a dans la gorge son couteau grand ouvert. Le col de crin r¨¦sistait, il dut appuyer des deux mains sur le manche, s'y pendre de tout le poids de son corps. Souvent, il avait saign¨¦ des poulets, qu'il surprenait derri¨¨re les fermes. Cela fut si rapide, qu'il y eut seulement dans la nuit un cri ¨¦touff¨¦, pendant que le fusil tombait avec un bruit de ferraille. D¨¦j¨¤, la lune, tr¨¨s blanche, luisait. Immobile de stupeur, ¨¦tienne regardait toujours. L'appel s'¨¦tranglait au fond de sa poitrine. En haut, le terri ¨¦tait vide, aucune ombre ne se d¨¦tachait plus sur la fuite effar¨¦e des nuages. Et il monta au pas de course, il trouva Jeanlin ¨¤ quatre pattes, devant le cadavre, ¨¦tal¨¦ en arri¨¨re, les bras ¨¦largis. Dans la neige, sous la clart¨¦ limpide, le pantalon rouge et la capote grise tranchaient durement. Pas une goutte de sang n'avait coul¨¦, le couteau ¨¦tait encore dans la gorge, jusqu'au manche. D'un coup de poing irraisonn¨¦, furieux, il abattit l'enfant pr¨¨s du corps. --Pourquoi as-tu fait ?a? b¨¦gayait-il ¨¦perdu. Jeanlin se ramassa, se tra?na sur les mains, avec le renflement f¨¦lin de sa maigre ¨¦chine; et ses larges oreilles, ses yeux verts, ses machoires saillantes, fr¨¦missaient et flambaient, dans la secousse de son mauvais coup. --Nom de Dieu! pourquoi as-tu fait ?a? --Je ne sais pas, j'en avais envie. Il se buta ¨¤ cette r¨¦ponse. Depuis trois jours, il en avait envie. ?a le tourmentait, la t¨ºte lui en faisait du mal, l¨¤, derri¨¨re les oreilles, tellement il y pensait. Est-ce qu'on avait ¨¤ se g¨ºner, avec ces cochons de soldats qui emb¨ºtaient les charbonniers chez eux? Des discours violents dans la for¨ºt, des cris de d¨¦vastation et de mort hurl¨¦s au travers des fosses, cinq ou six mots lui ¨¦taient rest¨¦s, qu'il r¨¦p¨¦tait en gamin jouant ¨¤ la r¨¦volution. Et il n'en savait pas davantage, personne ne l'avait pouss¨¦, ?a lui ¨¦tait venu tout seul, comme lui venait l'envie de voler des oignons dans un champ. ¨¦tienne, ¨¦pouvant¨¦ de cette v¨¦g¨¦tation sourde du crime au fond de ce crane d'enfant, le chassa encore, d'un coup de pied, ainsi qu'une b¨ºte inconsciente. Il tremblait que le poste du Voreux n'e?t entendu le cri ¨¦touff¨¦ de la sentinelle, il jetait un regard vers la fosse, chaque fois que la lune se d¨¦couvrait. Mais rien n'avait boug¨¦, et il se pencha, il tata les mains peu ¨¤ peu glac¨¦es, il ¨¦couta le coeur, arr¨ºt¨¦ sous la capote. On ne voyait, du couteau, que le manche d'os, o¨´ la devise galante, ce mot simple: ?Amour?, ¨¦tait grav¨¦e en lettres noires. Ses yeux all¨¨rent de la gorge au visage. Brusquement, il reconnut le petit soldat: c'¨¦tait Jules, la recrue, avec qui il avait caus¨¦, un matin. Et une grande piti¨¦ le saisit, en face de cette douce figure blonde, cribl¨¦e de taches de rousseur. Les yeux bleus, largement ouverts, regardaient le ciel, de ce regard fixe dont il lui avait vu chercher ¨¤ l'horizon le pays natal. O¨´ se trouvait-il, ce Plogof, qui lui apparaissait dans un ¨¦blouissement de soleil? L¨¤-bas, l¨¤-bas. La mer hurlait au loin, par cette nuit d'ouragan. Ce vent qui passait si haut, avait peut-¨ºtre souffl¨¦ sur la lande. Deux femmes ¨¦taient debout, la m¨¨re, la soeur, tenant leurs coiffes emport¨¦es, regardant, elles aussi, comme si elles avaient pu voir ce que faisait ¨¤ cette heure le petit, au-del¨¤ des lieues qui les s¨¦paraient. Elles l'attendraient toujours, maintenant. Quelle abominable chose, de se tuer entre pauvres diables, pour les riches! Mais il fallait faire dispara?tre ce cadavre, ¨¦tienne songea d'abord ¨¤ le jeter dans le canal. La certitude qu'on l'y trouverait, l'en d¨¦tourna. Alors, son anxi¨¦t¨¦ devint extr¨ºme, les minutes pressaient, quelle d¨¦cision prendre? Il eut une soudaine inspiration: s'il pouvait porter le corps jusqu'¨¤ R¨¦quillart, il saurait l'y enfouir ¨¤ jamais. --Viens ici, dit-il ¨¤ Jeanlin. L'enfant se m¨¦fiait. --Non, tu veux me battre. Et puis, j'ai des affaires. Bonsoir. En effet, il avait donn¨¦ rendez-vous ¨¤ B¨¦bert et ¨¤ Lydie, dans une cachette, un trou m¨¦nag¨¦ sous la provision des bois, au Voreux. C'¨¦tait toute une grosse partie, de d¨¦coucher, pour en ¨ºtre, si l'on cassait les os des Belges ¨¤ coups de pierres, quand ils descendraient. --¨¦coute, r¨¦p¨¦ta ¨¦tienne, viens ici, ou j'appelle les soldats, qui te couperont la t¨ºte. Et, comme Jeanlin se d¨¦cidait, il roula son mouchoir, en banda fortement le cou du soldat, sans retirer le couteau, qui emp¨ºchait le sang de couler. La neige fondait, il n'y avait, sur le sol, ni flaque rouge, ni pi¨¦tinement de lutte. --Prends les jambes. Jeanlin prit les jambes, ¨¦tienne empoigna les ¨¦paules, apr¨¨s avoir attach¨¦ le fusil derri¨¨re son dos; et tous deux, lentement, descendirent le terri, en tachant de ne pas faire d¨¦bouler les roches. Heureusement, la lune s'¨¦tait voil¨¦e. Mais, comme ils filaient le long du canal, elle reparut tr¨¨s claire: ce fut miracle si le poste ne les vit pas. Silencieux, ils se hataient, g¨ºn¨¦s par le ballottement du cadavre, oblig¨¦s de le poser ¨¤ terre tous les cent m¨¨tres. Au coin de la ruelle de R¨¦quillart, un bruit les gla?a, ils n'eurent que le temps de se cacher derri¨¨re un mur, pour ¨¦viter une patrouille. Plus loin, un homme les surprit, mais il ¨¦tait ivre, il s'¨¦loigna en les injuriant. Et ils arriv¨¨rent enfin ¨¤ l'ancienne fosse, couverts de sueur, si boulevers¨¦s, que leurs dents claquaient. ¨¦tienne s'¨¦tait bien dout¨¦ qu'il ne serait pas commode de faire passer le soldat par le goyot des ¨¦chelles. Ce fut une besogne atroce. D'abord, il fallut que Jeanlin, rest¨¦ en haut, laissat glisser le corps, pendant que lui, pendu aux broussailles, l'accompagnait, pour l'aider ¨¤ franchir les deux premiers paliers, o¨´ des ¨¦chelons se trouvaient rompus. Ensuite, ¨¤ chaque ¨¦chelle, il dut recommencer la m¨ºme manoeuvre, descendre en avant, puis le recevoir dans ses bras; et il eut ainsi trente ¨¦chelles, deux cent dix m¨¨tres, ¨¤ le sentir tomber continuellement sur lui. Le fusil raclait son ¨¦chine, il n'avait pas voulu que l'enfant allat chercher le bout de chandelle, qu'il gardait en avare. A quoi bon? la lumi¨¨re les embarrasserait, dans ce boyau ¨¦troit. Pourtant, lorsqu'ils furent arriv¨¦s ¨¤ la salle d'accrochage, hors d'haleine, il envoya le petit prendre la chandelle. Il s'¨¦tait assis, il l'attendait au milieu des t¨¦n¨¨bres, pr¨¨s du corps, le coeur battant ¨¤ grands coups. D¨¨s que Jeanlin reparut avec de la lumi¨¨re, ¨¦tienne le consulta, car l'enfant avait fouill¨¦ ces anciens travaux, jusqu'aux fentes o¨´ les hommes ne pouvaient passer. Ils repartirent, ils tra?n¨¨rent le mort pr¨¨s d'un kilom¨¨tre, par un d¨¦dale de galeries en ruine. Enfin, le toit s'abaissa, ils se trouvaient agenouill¨¦s, sous une roche ¨¦bouleuse, que soutenaient des bois ¨¤ demi rompus. C'¨¦tait une sorte de caisse longue, o¨´ ils couch¨¨rent le petit soldat comme dans un cercueil; ils d¨¦pos¨¨rent le fusil contre son flanc; puis, ¨¤ grands coups de talon, ils achev¨¨rent de casser les bois, au risque d'y rester eux-m¨ºmes. Tout de suite, la roche se fendit, ils eurent ¨¤ peine le temps de ramper sur les coudes et sur les genoux. Lorsque ¨¦tienne se retourna, pris du besoin de voir, l'affaissement du toit continuait, ¨¦crasait lentement le corps, sous la pouss¨¦e ¨¦norme. Et il n'y eut plus rien, rien que la masse profonde de la terre. Jeanlin, de retour chez lui, dans son coin de caverne sc¨¦l¨¦rate, s'¨¦tala sur le foin, en murmurant, bris¨¦ de lassitude: --Zut! les mioches m'attendront, je vais dormir une heure. ¨¦tienne avait souffl¨¦ la chandelle, dont il ne restait qu'un petit bout. Lui aussi ¨¦tait courbatur¨¦, mais il n'avait pas sommeil, des pens¨¦es douloureuses de cauchemar tapaient comme des marteaux dans son crane. Une seule bient?t demeura, torturante, le fatiguant d'une interrogation ¨¤ laquelle il ne pouvait r¨¦pondre: pourquoi n'avait-il pas frapp¨¦ Chaval, quand il le tenait sous le couteau? et pourquoi cet enfant venait-il d'¨¦gorger un soldat, dont il ignorait m¨ºme le nom? Cela bousculait ses croyances r¨¦volutionnaires, le courage de tuer, le droit de tuer. ¨¦tait-ce donc qu'il f?t lache? Dans le foin, l'enfant s'¨¦tait mis ¨¤ ronfler, d'un ronflement d'homme so?l, comme s'il e?t cuv¨¦ l'ivresse de son meurtre. Et, r¨¦pugn¨¦, irrit¨¦, ¨¦tienne souffrait de le savoir l¨¤, de l'entendre. Tout d'un coup, il tressaillit, le souffle de la peur lui avait pass¨¦ sur la face. Un fr?lement l¨¦ger, un sanglot lui semblait ¨ºtre sorti des profondeurs de la terre. L'image du petit soldat, couch¨¦ l¨¤-bas avec son fusil, sous les roches, lui gla?a le dos et fit dresser ses cheveux. C'¨¦tait imb¨¦cile, toute la mine s'emplissait de voix, il dut rallumer la chandelle, il ne se calma qu'en revoyant le vide des galeries, ¨¤ cette clart¨¦ pale. Pendant un quart d'heure encore, il r¨¦fl¨¦chit, toujours ravag¨¦ par la m¨ºme lutte, les yeux fix¨¦s sur cette m¨¨che qui br?lait. Mais il y eut un gr¨¦sillement, la m¨¨che se noyait, et tout retomba aux t¨¦n¨¨bres. Il fut repris d'un frisson, il aurait gifl¨¦ Jeanlin, pour l'emp¨ºcher de ronfler si fort. Le voisinage de l'enfant lui devenait si insupportable, qu'il se sauva, tourment¨¦ d'un besoin de grand air, se hatant par les galeries et par le goyot, comme s'il avait entendu une ombre s'essouffler derri¨¨re ses talons. En haut, au milieu des d¨¦combres de R¨¦quillart, ¨¦tienne put enfin respirer largement. Puisqu'il n'osait tuer, c'¨¦tait ¨¤ lui de mourir; et cette id¨¦e de mort, qui l'avait effleur¨¦ d¨¦j¨¤, renaissait, s'enfon?ait dans sa t¨ºte, comme une esp¨¦rance derni¨¨re. Mourir cranement, mourir pour la r¨¦volution, cela terminerait tout, r¨¦glerait son compte bon ou mauvais, l'emp¨ºcherait de penser davantage. Si les camarades attaquaient les Borains, il serait au premier rang, il aurait bien la chance d'attraper un mauvais coup. Ce fut d'un pas raffermi qu'il retourna r?der autour du Voreux. Deux heures sonnaient, un gros bruit de voix sortait de la chambre des porions, o¨´ campait le poste qui gardait la fosse. La disparition de la sentinelle venait de bouleverser ce poste, on ¨¦tait all¨¦ r¨¦veiller le capitaine, on avait fini par croire ¨¤ une d¨¦sertion, apr¨¨s un examen attentif des lieux. Et, aux aguets dans l'ombre, ¨¦tienne se souvenait de ce capitaine r¨¦publicain, dont le petit soldat lui avait parl¨¦. Qui sait si on ne le d¨¦ciderait pas ¨¤ passer au peuple? la troupe mettrait la crosse en l'air, cela pouvait ¨ºtre le signal du massacre des bourgeois. Un nouveau r¨ºve l'emporta, il ne songea plus ¨¤ mourir, il resta des heures, les pieds dans la boue, la bruine du d¨¦gel sur les ¨¦paules, enfi¨¦vr¨¦ par l'espoir d'une victoire encore possible. Jusqu'¨¤ cinq heures, il guetta les Borains. Puis, il s'aper?ut que la Compagnie avait eu la malignit¨¦ de les faire coucher au Voreux. La descente commen?ait, les quelques gr¨¦vistes du coron des Deux-Cent-Quarante, post¨¦s en ¨¦claireurs, h¨¦sitaient ¨¤ pr¨¦venir les camarades. Ce fut lui qui les avertit du bon tour, et ils partirent en courant, tandis qu'il attendait derri¨¨re le terri, sur le chemin de halage. Six heures sonn¨¨rent, le ciel terreux palissait, s'¨¦clairait d'une aube rougeatre, lorsque l'abb¨¦ Ranvier d¨¦boucha d'un sentier, avec sa soutane relev¨¦e sur ses maigres jambes. Chaque lundi, il allait dire une messe matinale ¨¤ la chapelle d'un couvent, de l'autre c?t¨¦ de la fosse. --Bonjour, mon ami, cria-t-il d'une voix forte, apr¨¨s avoir d¨¦visag¨¦ le jeune homme de ses yeux de flamme. Mais ¨¦tienne ne r¨¦pondit pas. Au loin, entre les tr¨¦teaux du Voreux, il venait de voir passer une femme, et il s'¨¦tait pr¨¦cipit¨¦, pris d'inqui¨¦tude, car il avait cru reconna?tre Catherine. Depuis minuit, Catherine battait le d¨¦gel des routes. Chaval, en rentrant et en la trouvant couch¨¦e, l'avait mise debout d'un soufflet. Il lui criait de passer tout de suite par la porte, si elle ne voulait pas sortir par la fen¨ºtre; et, pleurante, v¨ºtue ¨¤ peine, meurtrie de coups de pied dans les jambes, elle avait d? descendre, pouss¨¦e dehors d'une derni¨¨re claque. Cette s¨¦paration brutale l'¨¦tourdissait, elle s'¨¦tait assise sur une borne, regardant la maison, attendant toujours qu'il la rappelat; car ce n'¨¦tait pas possible, il la guettait, il lui dirait de remonter, quand il la verrait grelotter ainsi, abandonn¨¦e, sans personne pour la recueillir. Puis, au bout de deux heures, elle se d¨¦cida, mourant de froid, dans cette immobilit¨¦ de chien jet¨¦ ¨¤ la rue. Elle sortit de Montsou, revint sur ses pas, n'osa ni appeler du trottoir ni taper ¨¤ la porte. Enfin, elle s'en alla par le pav¨¦, sur la grande route droite, avec l'id¨¦e de se rendre au coron, chez ses parents. Mais, quand elle y fut, une telle honte la saisit, qu'elle galopa le long des jardins, dans la crainte d'¨ºtre reconnue de quelqu'un, malgr¨¦ le lourd sommeil, appesanti derri¨¨re les persiennes closes. Et, d¨¨s lors, elle vagabonda, effar¨¦e au moindre bruit, tremblante d'¨ºtre ramass¨¦e et conduite, comme une gueuse, ¨¤ cette maison publique de Marchiennes, dont la menace la hantait d'un cauchemar depuis des mois. Deux fois, elle buta contre le Voreux, s'effraya des grosses voix du poste, courut essouffl¨¦e, avec des regards en arri¨¨re, pour voir si on ne la poursuivait pas. La ruelle de R¨¦quillart ¨¦tait toujours pleine d'hommes so?ls, elle y retournait pourtant, dans l'espoir vague d'y rencontrer celui qu'elle avait repouss¨¦, quelques heures plus t?t. Chaval, ce matin-l¨¤, devait descendre; et cette pens¨¦e ramena Catherine vers la fosse, bien qu'elle sent?t l'inutilit¨¦ de lui parler: c'¨¦tait fini entre eux. On ne travaillait plus ¨¤ Jean-Bart, il avait jur¨¦ de l'¨¦trangler, si elle reprenait du travail au Voreux, o¨´ il craignait d'¨ºtre compromis par elle. Alors, que faire? partir ailleurs, crever la faim, c¨¦der sous les coups de tous les hommes qui passeraient? Elle se tra?nait, chancelait au milieu des orni¨¨res, les jambes rompues, crott¨¦e jusqu'¨¤ l'¨¦chine. Le d¨¦gel roulait maintenant par les chemins en fleuve de fange, elle s'y noyait, marchant toujours, n'osant chercher une pierre o¨´ s'asseoir. Le jour parut. Catherine venait de reconna?tre le dos de Chaval qui tournait prudemment le terri, lorsqu'elle aper?ut Lydie et B¨¦bert, sortant le nez de leur cachette, sous la provision des bois. Ils y avaient pass¨¦ la nuit aux aguets, sans se permettre de rentrer chez eux, du moment o¨´ l'ordre de Jeanlin ¨¦tait de l'attendre; et, tandis que ce dernier, ¨¤ R¨¦quillart, cuvait l'ivresse de son meurtre, les deux enfants s'¨¦taient pris aux bras l'un de l'autre, pour avoir chaud. Le vent sifflait entre les perches de chataignier et de ch¨ºne, ils se pelotonnaient, comme dans une hutte de b?cheron abandonn¨¦e. Lydie n'osait dire ¨¤ voix haute ses souffrances de petite femme battue, pas plus que B¨¦bert ne trouvait le courage de se plaindre des claques dont le capitaine lui enflait les joues; mais, ¨¤ la fin, celui-ci abusait trop, risquant leurs os dans des maraudes folles, refusant ensuite tout partage; et leur coeur se soulevait de r¨¦volte, ils avaient fini par s'embrasser, malgr¨¦ sa d¨¦fense, quittes ¨¤ recevoir une gifle de l'invisible, ainsi qu'il les en mena?ait. La gifle ne venant pas, ils continuaient de se baiser doucement, sans avoir l'id¨¦e d'autre chose, mettant dans cette caresse leur longue passion combattue, tout ce qu'il y avait en eux de martyris¨¦ et d'attendri. La nuit enti¨¨re, ils s'¨¦taient ainsi r¨¦chauff¨¦s, si heureux au fond de ce trou perdu, qu'ils ne se rappelaient pas l'avoir ¨¦t¨¦ davantage, m¨ºme ¨¤ la Sainte-Barbe, quand on mangeait des beignets et qu'on buvait du vin. Une brusque sonnerie de clairon fit tressaillir Catherine. Elle se haussa, elle vit le poste du Voreux qui prenait les armes. ¨¦tienne arrivait au pas de course, B¨¦bert et Lydie avaient saut¨¦ d'un bond hors de leur cachette. Et, l¨¤-bas, sous le jour grandissant, une bande d'hommes et de femmes descendaient du coron, avec de grands gestes de col¨¨re. V On venait de fermer toutes les ouvertures du Voreux; et les soixante soldats, l'arme au pied, barraient la seule porte rest¨¦e libre, celle qui menait ¨¤ la recette, par un escalier ¨¦troit, o¨´ s'ouvraient la chambre des porions et la baraque. Le capitaine les avait align¨¦s sur deux rangs, contre le mur de briques, pour qu'on ne p?t les attaquer par-derri¨¨re. D'abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint ¨¤ distance. Ils ¨¦taient une trentaine au plus, ils se concertaient en paroles violentes et confuses. La Maheude, arriv¨¦e la premi¨¨re, d¨¦peign¨¦e sous un mouchoir nou¨¦ ¨¤ la hate, ayant au bras Estelle endormie, r¨¦p¨¦tait d'une voix fi¨¦vreuse: --Que personne n'entre et que personne ne sorte! Faut les pincer tous l¨¤-dedans! Maheu approuvait, lorsque le p¨¨re Mouque, justement, arriva de R¨¦quillart. On voulut l'emp¨ºcher de passer. Mais il se d¨¦battit, il dit que ses chevaux mangeaient tout de m¨ºme leur avoine et se fichaient de la r¨¦volution. D'ailleurs, il y avait un cheval mort, on l'attendait pour le sortir. ¨¦tienne d¨¦gagea le vieux palefrenier, que les soldats laiss¨¨rent monter au puits. Et, un quart d'heure plus tard, comme la bande des gr¨¦vistes, peu ¨¤ peu grossie, devenait mena?ante, une large porte se rouvrit au rez-de-chauss¨¦e, des hommes parurent, charriant la b¨ºte morte, un paquet lamentable, encore serr¨¦ dans le filet de corde, qu'ils abandonn¨¨rent au milieu des flaques de neige fondue. Le saisissement fut tel, qu'on ne les emp¨ºcha pas de rentrer et de barricader la porte de nouveau. Tous avaient reconnu le cheval, ¨¤ sa t¨ºte repli¨¦e et raidie contre le flanc. Des chuchotements coururent. --C'est Trompette, n'est-ce pas? c'est Trompette. C'¨¦tait Trompette, en effet. Depuis sa descente, jamais il n'avait pu s'acclimater. Il restait morne, sans go?t ¨¤ la besogne, comme tortur¨¦ du regret de la lumi¨¨re. Vainement, Bataille, le doyen de la mine, le frottait amicalement de ses c?tes, lui mordillait le cou, pour lui donner un peu de la r¨¦signation de ses dix ann¨¦es de fond. Ces caresses redoublaient sa m¨¦lancolie, son poil fr¨¦missait sous les confidences du camarade vieilli dans les t¨¦n¨¨bres; et tous deux, chaque fois qu'ils se rencontraient et qu'ils s'¨¦brouaient ensemble, avaient l'air de se lamenter, le vieux d'en ¨ºtre ¨¤ ne plus se souvenir, le jeune de ne pouvoir oublier. A l'¨¦curie, voisins de mangeoire, ils vivaient la t¨ºte basse, se soufflant aux naseaux, ¨¦changeant leur continuel r¨ºve du jour, des visions d'herbes vertes, de routes blanches, de clart¨¦s jaunes, ¨¤ l'infini. Puis, quand Trompette, tremp¨¦ de sueur, avait agonis¨¦ sur sa liti¨¨re, Bataille s'¨¦tait mis ¨¤ le flairer d¨¦sesp¨¦r¨¦ment, avec des reniflements courts, pareils ¨¤ des sanglots. Il le sentait devenir froid, la mine lui prenait sa joie derni¨¨re, cet ami tomb¨¦ d'en haut, frais de bonnes odeurs, qui lui rappelaient sa jeunesse au plein air. Et il avait cass¨¦ sa longe, hennissant de peur, lorsqu'il s'¨¦tait aper?u que l'autre ne remuait plus. Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le ma?tre-porion. Mais on s'inqui¨¦tait bien d'un cheval malade, en ce moment-l¨¤! Ces messieurs n'aimaient gu¨¨re d¨¦placer les chevaux. Maintenant, il fallait pourtant se d¨¦cider ¨¤ le sortir. La veille, le palefrenier avait pass¨¦ une heure avec deux hommes, ficelant Trompette. On attela Bataille, pour l'amener jusqu'au puits. Lentement, le vieux cheval tirait, tra?nait le camarade mort, par une galerie si ¨¦troite, qu'il devait donner des secousses, au risque de l'¨¦corcher; et, harass¨¦, il branlait la t¨ºte, en ¨¦coutant le long fr?lement de cette masse attendue chez l'¨¦quarrisseur. A l'accrochage, quand on l'eut d¨¦tel¨¦, il suivit de son oeil morne les pr¨¦paratifs de la remonte, le corps pouss¨¦ sur des traverses, au-dessus du puisard, le filet attach¨¦ sous une cage. Enfin, les chargeurs sonn¨¨rent ¨¤ la viande, il leva le cou pour le regarder partir, d'abord doucement, puis tout de suite noy¨¦ de t¨¦n¨¨bres, envol¨¦ ¨¤ jamais en haut de ce trou noir. Et il demeurait le cou allong¨¦, sa m¨¦moire vacillante de b¨ºte se souvenait peut-¨ºtre des choses de la terre. Mais c'¨¦tait fini, le camarade ne verrait plus rien, lui-m¨ºme serait ainsi ficel¨¦ en un paquet pitoyable, le jour o¨´ il remonterait par l¨¤. Ses pattes se mirent ¨¤ trembler, le grand air qui venait des campagnes lointaines l'¨¦touffait; et il ¨¦tait comme ivre, quand il rentra pesamment ¨¤ l'¨¦curie. Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant le cadavre de Trompette. Une femme dit ¨¤ demi-voix: --Encore un homme, ?a descend si ?a veut! Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui marchait en t¨ºte, suivi de la Levaque et de Bouteloup, criait: --A mort, les Borains! pas d'¨¦trangers chez nous! ¨¤ mort! ¨¤ mort! Tous se ruaient, il fallut qu'¨¦tienne les arr¨ºtat. Il s'¨¦tait approch¨¦ du capitaine, un grand jeune homme mince, de vingt-huit ans ¨¤ peine, ¨¤ la face d¨¦sesp¨¦r¨¦e et r¨¦solue; et il lui expliquait les choses, il tachait de le gagner, guettant l'effet de ses paroles. A quoi bon risquer un massacre inutile? est-ce que la justice ne se trouvait pas du c?t¨¦ des mineurs? On ¨¦tait tous fr¨¨res, on devait s'entendre. Au mot de r¨¦publique, le capitaine avait eu un geste nerveux. Il gardait une raideur militaire, il dit brusquement: --Au large! ne me forcez pas ¨¤ faire mon devoir. Trois fois, ¨¦tienne recommen?a. Derri¨¨re lui, les camarades grondaient. Le bruit courait que M. Hennebeau ¨¦tait ¨¤ la fosse, et on parlait de le descendre par le cou, pour voir s'il abattrait son charbon lui-m¨ºme. Mais c'¨¦tait un faux bruit, il n'y avait l¨¤ que N¨¦grel et Dansaert, qui tous deux se montr¨¨rent un instant ¨¤ une fen¨ºtre de la recette: le ma?tre-porion se tenait en arri¨¨re, d¨¦contenanc¨¦ depuis son aventure avec la Pierronne; tandis que l'ing¨¦nieur, bravement, promenait sur la foule ses petits yeux vifs, souriant du m¨¦pris goguenard dont il enveloppait les hommes et les choses. Des hu¨¦es s'¨¦lev¨¨rent, ils disparurent. Et, ¨¤ leur place, on ne vit plus que la face blonde de Souvarine. Il ¨¦tait justement de service, il n'avait pas quitt¨¦ sa machine un seul jour, depuis le commencement de la gr¨¨ve, ne parlant plus, absorb¨¦ peu ¨¤ peu dans une id¨¦e fixe, dont le clou d'acier semblait luire au fond de ses yeux pales. --Au large! r¨¦p¨¦ta tr¨¨s haut le capitaine. Je n'ai rien ¨¤ entendre, j'ai l'ordre de garder le puits, je le garderai... Et ne vous poussez pas sur mes hommes, ou je saurai vous faire reculer. Malgr¨¦ sa voix ferme, une inqui¨¦tude croissante le palissait, ¨¤ la vue du flot toujours montant des mineurs. On devait le relever ¨¤ midi; mais, craignant de ne pouvoir tenir jusque-l¨¤, il venait d'envoyer ¨¤ Montsou un galibot de la fosse, pour demander du renfort. Des vocif¨¦rations lui avaient r¨¦pondu. --A mort les ¨¦trangers! ¨¤ mort les Borains!... Nous voulons ¨ºtre les ma?tres chez nous! ¨¦tienne recula, d¨¦sol¨¦. C'¨¦tait la fin, il n'y avait plus qu'¨¤ se battre et ¨¤ mourir. Et il cessa de retenir les camarades, la bande roula jusqu'¨¤ la petite troupe. Ils ¨¦taient pr¨¨s de quatre cents, les corons du voisinage se vidaient, arrivaient au pas de course. Tous jetaient le m¨ºme cri, Maheu et Levaque disaient furieusement aux soldats: --Allez-vous-en! nous n'avons rien contre vous, allez-vous-en! --?a ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. Laissez-nous faire nos affaires. Et, derri¨¨re elle, la Levaque ajoutait, plus violente: --Est-ce qu'il faudra vous manger pour passer? On vous prie de foutre le camp! M¨ºme on entendit la voix gr¨ºle de Lydie, qui s'¨¦tait fourr¨¦e au plus ¨¦pais avec B¨¦bert, dire sur un ton aigu: --En voil¨¤ des andouilles de lignards! Catherine, ¨¤ quelques pas, regardait, ¨¦coutait, l'air h¨¦b¨¦t¨¦ par ces nouvelles violences, au milieu desquelles le mauvais sort la faisait tomber. Est-ce qu'elle ne souffrait pas trop d¨¦j¨¤? quelle faute avait-elle donc commise, pour que le malheur ne lui laissat pas de repos? La veille encore, elle ne comprenait rien aux col¨¨res de la gr¨¨ve, elle pensait que, lorsqu'on a sa part de gifles, il est inutile d'en chercher davantage; et, ¨¤ cette heure, son coeur se gonflait d'un besoin de haine, elle se souvenait de ce qu'¨¦tienne racontait autrefois ¨¤ la veill¨¦e, elle tachait d'entendre ce qu'il disait maintenant aux soldats. Il les traitait de camarades, il leur rappelait qu'ils ¨¦taient du peuple eux aussi, qu'ils devaient ¨ºtre avec le peuple, contre les exploiteurs de la mis¨¨re. Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une vieille femme d¨¦boula. C'¨¦tait la Br?l¨¦, effrayante de maigreur, le cou et les bras ¨¤ l'air, accourue d'un tel galop, que des m¨¨ches de cheveux gris l'aveuglaient. --Ah! nom de Dieu, j'en suis! balbutiait-elle, l'haleine coup¨¦e. Ce vendu de Pierron qui m'avait enferm¨¦e dans la cave! Et, sans attendre, elle tomba sur l'arm¨¦e, la bouche noire, vomissant l'injure. --Tas de canailles! tas de crapules! ?a l¨¨che les bottes de ses sup¨¦rieurs, ?a n'a de courage que contre le pauvre monde! Alors, les autres se joignirent ¨¤ elle, ce furent des bord¨¦es d'insultes. Quelques-uns criaient encore: ?Vivent les soldats! au puits l'officier!? Mais bient?t il n'y eut plus qu'une clameur: ?A bas les pantalons rouges!? Ces hommes qui avaient ¨¦cout¨¦, impassibles, d'un visage immobile et muet, les appels ¨¤ la fraternit¨¦, les tentatives amicales d'embauchage, gardaient la m¨ºme raideur passive, sous cette gr¨ºle de gros mots. Derri¨¨re eux, le capitaine avait tir¨¦ son ¨¦p¨¦e; et, comme la foule les serrait de plus en plus, mena?ant de les ¨¦craser contre le mur, il leur commanda de croiser la ba?onnette. Ils ob¨¦irent, une double rang¨¦e de pointes d'acier s'abattit devant les poitrines des gr¨¦vistes. --Ah! les jean-foutre! hurla la Br?l¨¦, en reculant. D¨¦j¨¤, tous revenaient, dans un m¨¦pris exalt¨¦ de la mort. Des femmes se pr¨¦cipitaient, la Maheude et la Levaque clamaient: --Tuez-nous, tuez-nous donc! Nous voulons nos droits. Levaque, au risque de se couper, avait saisi ¨¤ pleines mains un paquet de ba?onnettes, trois ba?onnettes, qu'il secouait, qu'il tirait ¨¤ lui, pour les arracher; et il les tordait, dans les forces d¨¦cupl¨¦es de sa col¨¨re, tandis que Bouteloup, ¨¤ l'¨¦cart, ennuy¨¦ d'avoir suivi le camarade, le regardait faire tranquillement. --Allez-y, pour voir, r¨¦p¨¦tait Maheu, allez-y un peu, si vous ¨ºtes de bons bougres! Et il ouvrait sa veste, et il ¨¦cartait sa chemise, ¨¦talant sa poitrine nue, sa chair velue et tatou¨¦e de charbon. Il se poussait sur les pointes, il les obligeait ¨¤ reculer, terrible d'insolence et de bravoure. Une d'elles l'avait piqu¨¦ au sein, il en ¨¦tait comme fou et s'effor?ait qu'elle entrat davantage, pour entendre craquer ses c?tes. --Laches, vous n'osez pas... Il y en a dix mille derri¨¨re nous. Oui, vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille ¨¤ tuer encore. La position des soldats devenait critique, car ils avaient re?u l'ordre s¨¦v¨¨re de ne se servir de leurs armes qu'¨¤ la derni¨¨re extr¨¦mit¨¦. Et comment emp¨ºcher ces enrag¨¦s-l¨¤ de s'embrocher eux-m¨ºmes? D'autre part, l'espace diminuait, ils se trouvaient maintenant accul¨¦s contre le mur, dans l'impossibilit¨¦ de reculer davantage. Leur petite troupe, une poign¨¦e d'hommes, en face de la mar¨¦e montante des mineurs, tenait bon cependant, ex¨¦cutait avec sang-froid les ordres brefs donn¨¦s par le capitaine. Celui-ci, les yeux clairs, les l¨¨vres nerveusement amincies, n'avait qu'une peur, celle de les voir s'emporter sous les injures. D¨¦j¨¤, un jeune sergent, un grand maigre dont les quatre poils de moustaches se h¨¦rissaient, battait des paupi¨¨res d'une fa?on inqui¨¦tante. Pr¨¨s de lui, un vieux chevronn¨¦, au cuir tann¨¦ par vingt campagnes, avait bl¨ºmi, quand il avait vu sa ba?onnette tordue comme une paille. Un autre, une recrue sans doute, sentant encore le labour, devenait tr¨¨s rouge, chaque fois qu'il s'entendait traiter de crapule et de canaille. Et les violences ne cessaient pas, les poings tendus, les mots abominables, des pellet¨¦es d'accusations et de menaces qui les souffletaient au visage. Il fallait toute la force de la consigne pour les tenir ainsi, la face muette, dans le hautain et triste silence de la discipline militaire. Une collision semblait fatale, lorsqu'on vit sortir, derri¨¨re la troupe, le porion Richomme, avec sa t¨ºte blanche de bon gendarme, boulevers¨¦e d'¨¦motion. Il parlait tout haut. --Nom de Dieu, c'est b¨ºte ¨¤ la fin! On ne peut pas permettre des b¨ºtises pareilles. Et il se jeta entre les ba?onnettes et les mineurs. --Camarades, ¨¦coutez-moi... Vous savez que je suis un vieil ouvrier et que je n'ai jamais cess¨¦ d'¨ºtre un des v?tres. Eh bien! nom de Dieu! je vous promets que, si l'on n'est pas juste avec vous, ce sera moi qui dirai aux chefs leurs quatre v¨¦rit¨¦s... Mais en voil¨¤ de trop, ?a n'avance ¨¤ rien de gueuler des mauvaises paroles ¨¤ ces braves gens et de vouloir se faire trouer le ventre. On ¨¦coutait, on h¨¦sitait. En haut, malheureusement, reparut le profil aigu du petit N¨¦grel. Il craignait sans doute qu'on ne l'accusat d'envoyer un porion, au lieu de se risquer lui-m¨ºme; et il tacha de parler. Mais sa voix se perdit au milieu d'un tumulte si ¨¦pouvantable, qu'il dut quitter de nouveau la fen¨ºtre, apr¨¨s avoir simplement hauss¨¦ les ¨¦paules. Richomme, d¨¨s lors, eut beau les supplier en son nom, r¨¦p¨¦ter que cela devait se passer entre camarades: on le repoussait, on le suspectait. Mais il s'ent¨ºta, il resta au milieu d'eux. --Nom de Dieu! qu'on me casse la t¨ºte avec vous, mais je ne vous lache pas, tant que vous serez si b¨ºtes! ¨¦tienne, qu'il suppliait de l'aider ¨¤ leur faire entendre raison, eut un geste d'impuissance. Il ¨¦tait trop tard, leur nombre maintenant montait ¨¤ plus de cinq cents. Et il n'y avait pas que des enrag¨¦s, accourus pour chasser les Borains: des curieux stationnaient, des farceurs qui s'amusaient de la bataille. Au milieu d'un groupe, ¨¤ quelque distance, Zacharie et Philom¨¨ne regardaient comme au spectacle, si paisibles, qu'ils avaient amen¨¦ les deux enfants, Achille et D¨¦sir¨¦e. Un nouveau flot arrivait de R¨¦quillart, dans lequel se trouvaient Mouquet et la Mouquette: lui, tout de suite, alla en ricanant taper sur les ¨¦paules de son ami Zacharie; tandis qu'elle, tr¨¨s allum¨¦e, galopait au premier rang des mauvaises t¨ºtes. Cependant, ¨¤ chaque minute, le capitaine se tournait vers la route de Montsou. Les renforts demand¨¦s n'arrivaient pas, ses soixante hommes ne pouvaient tenir davantage. Enfin, il eut l'id¨¦e de frapper l'imagination de la foule, il commanda de charger les fusils devant elle. Les soldats ex¨¦cut¨¨rent le commandement, mais l'agitation grandissait, des fanfaronnades et des moqueries. --Tiens! ces feignants, ils partent pour la cible! ricanaient les femmes, la Br?l¨¦, la Levaque et les autres. La Maheude, la gorge couverte du petit corps d'Estelle, qui s'¨¦tait r¨¦veill¨¦e et qui pleurait, s'approchait tellement, que le sergent lui demanda ce qu'elle venait faire, avec ce pauvre mioche. --Qu'est-ce que ?a te fout? r¨¦pondit-elle. Tire dessus, si tu l'oses. Les hommes hochaient la t¨ºte de m¨¦pris. Aucun ne croyait qu'on p?t tirer sur eux. --Il n'y a pas de balles dans leurs cartouches, dit Levaque. --Est-ce que nous sommes des Cosaques? cria Maheu. On ne tire pas contre des Fran?ais, nom de Dieu! D'autres r¨¦p¨¦taient que, lorsqu'on avait fait la campagne de Crim¨¦e, on ne craignait pas le plomb. Et tous continuaient ¨¤ se jeter sur les fusils. Si une d¨¦charge avait eu lieu ¨¤ ce moment, elle aurait fauch¨¦ la foule. Au premier rang, la Mouquette s'¨¦tranglait de fureur, en pensant que des soldats voulaient trouer la peau ¨¤ des femmes. Elle leur avait crach¨¦ tous ses gros mots, elle ne trouvait pas d'injure assez basse, lorsque, brusquement, n'ayant plus que cette mortelle offense ¨¤ bombarder au nez de la troupe, elle montra son cul. Des deux mains, elle relevait ses jupes, tendait les reins, ¨¦largissait la rondeur ¨¦norme. --Tenez, v'l¨¤ pour vous! et il est encore trop propre, tas de salauds! Elle plongeait, culbutait, se tournait pour que chacun en e?t sa part, s'y reprenait ¨¤ chaque pouss¨¦e qu'elle envoyait. --V'l¨¤ pour l'officier! v'l¨¤ pour le sergent! v'l¨¤ pour les militaires! Un rire de temp¨ºte s'¨¦leva, B¨¦bert et Lydie se tordaient, ¨¦tienne lui-m¨ºme, malgr¨¦ son attente sombre, applaudit ¨¤ cette nudit¨¦ insultante. Tous, les farceurs aussi bien que les forcen¨¦s, huaient les soldats maintenant, comme s'ils les voyaient salis d'un ¨¦claboussement d'ordure; et il n'y avait que Catherine, ¨¤ l'¨¦cart, debout sur d'anciens bois, qui restat muette, le sang ¨¤ la gorge, envahie de cette haine dont elle sentait la chaleur monter. Mais une bousculade se produisit. Le capitaine, pour calmer l'¨¦nervement de ses hommes, se d¨¦cidait ¨¤ faire des prisonniers. D'un saut, la Mouquette s'¨¦chappa, en se jetant entre les jambes des camarades. Trois mineurs, Levaque et deux autres, furent empoign¨¦s dans le tas des plus violents, et gard¨¦s ¨¤ vue, au fond de la chambre des porions. D'en haut, N¨¦grel et Dansaert criaient au capitaine de rentrer, de s'enfermer avec eux. Il refusa, il sentait que ces batiments, aux portes sans serrure, allaient ¨ºtre emport¨¦s d'assaut, et qu'il y subirait la honte d'¨ºtre d¨¦sarm¨¦. D¨¦j¨¤ sa petite troupe grondait d'impatience, on ne pouvait fuir devant ces mis¨¦rables en sabots. Les soixante, accul¨¦s au mur, le fusil charg¨¦, firent de nouveau face ¨¤ la bande. Il y eut d'abord un recul, un profond silence. Les gr¨¦vistes restaient dans l'¨¦tonnement de ce coup de force. Puis, un cri monta, exigeant les prisonniers, r¨¦clamant leur libert¨¦ imm¨¦diate. Des voix disaient qu'on les ¨¦gorgeait l¨¤-dedans. Et, sans s'¨ºtre concert¨¦s, emport¨¦s d'un m¨ºme ¨¦lan, d'un m¨ºme besoin de revanche, tous coururent aux tas de briques voisins, ¨¤ ces briques dont le terrain marneux fournissait l'argile, et qui ¨¦taient cuites sur place. Les enfants les charriaient une ¨¤ une, des femmes en emplissaient leurs jupes. Bient?t, chacun eut ¨¤ ses pieds des munitions, la bataille ¨¤ coups de pierres commen?a. Ce fut la Br?l¨¦ qui se campa la premi¨¨re. Elle cassait les briques, sur l'ar¨ºte maigre de son genou, et de la main droite, et de la main gauche, elle lachait les deux morceaux. La Levaque se d¨¦manchait les ¨¦paules, si grosse, si molle, qu'elle avait d? s'approcher pour taper juste, malgr¨¦ les supplications de Bouteloup, qui la tirait en arri¨¨re, dans l'espoir de l'emmener, maintenant que le mari ¨¦tait ¨¤ l'ombre. Toutes s'excitaient, la Mouquette, ennuy¨¦e de se mettre en sang, ¨¤ rompre les briques sur ses cuisses trop grasses, pr¨¦f¨¦rait les lancer enti¨¨res. Des gamins eux-m¨ºmes entraient en ligne, B¨¦bert montrait ¨¤ Lydie comment on envoyait ?a, par-dessous le coude. C'¨¦tait une gr¨ºle, des gr¨ºlons ¨¦normes, dont on entendait les claquements sourds. Et, soudain, au milieu de ces furies, on aper?ut Catherine, les poings en l'air, brandissant elle aussi des moiti¨¦s de brique, les jetant de toute la force de ses petits bras. Elle n'aurait pu dire pourquoi, elle suffoquait, elle crevait d'une envie de massacrer le monde. Est-ce que ?a n'allait pas ¨ºtre bient?t fini, cette sacr¨¦e existence de malheur? Elle en avait assez, d'¨ºtre gifl¨¦e et chass¨¦e par son homme, de patauger ainsi qu'un chien perdu dans la boue des chemins, sans pouvoir seulement demander une soupe ¨¤ son p¨¨re, en train d'avaler sa langue comme elle. Jamais ?a ne marchait mieux, ?a se gatait au contraire depuis qu'elle se connaissait; et elle cassait des briques, et elle les jetait devant elle, avec la seule id¨¦e de balayer tout, les yeux si aveugl¨¦s de sang, qu'elle ne voyait m¨ºme pas ¨¤ qui elle ¨¦crasait les machoires. ¨¦tienne, rest¨¦ devant les soldats, manqua d'avoir le crane fendu. Son oreille enflait, il se retourna, il tressaillit en comprenant que la brique ¨¦tait partie des poings fi¨¦vreux de Catherine; et, au risque d'¨ºtre tu¨¦, il ne s'en allait pas, il la regardait. Beaucoup d'autres s'oubliaient ¨¦galement l¨¤, passionn¨¦s par la bataille, les mains ballantes. Mouquet jugeait les coups, comme s'il e?t assist¨¦ ¨¤ une partie de bouchon: oh! celui-l¨¤, bien tap¨¦! et cet autre, pas de chance! Il rigolait, il poussait du coude Zacharie, qui se querellait avec Philom¨¨ne, parce qu'il avait gifl¨¦ Achille et D¨¦sir¨¦e, en refusant de les prendre sur son dos, pour qu'ils pussent voir. Il y avait des spectateurs, mass¨¦s au loin, le long de la route. Et, en haut de la pente, ¨¤ l'entr¨¦e du coron, le vieux Bonnemort venait de para?tre, se tra?nant sur une canne, immobile maintenant, droit dans le ciel couleur de rouille. D¨¨s les premi¨¨res briques lanc¨¦es, le porion Richomme s'¨¦tait plant¨¦ de nouveau entre les soldats et les mineurs. Il suppliait les uns, il exhortait les autres, insoucieux du p¨¦ril, si d¨¦sesp¨¦r¨¦ que de grosses larmes lui coulaient des yeux. On n'entendait pas ses paroles au milieu du vacarme, on voyait seulement ses grosses moustaches grises qui tremblaient. Mais la gr¨ºle des briques devenait plus drue, les hommes s'y mettaient, ¨¤ l'exemple des femmes. Alors, la Maheude s'aper?ut que Maheu demeurait en arri¨¨re. Il avait les mains vides, l'air sombre. --Qu'est-ce que tu as, dis? cria-t-elle. Est-ce que tu es lache? est-ce que tu vas laisser conduire tes camarades en prison?... Ah! si je n'avais pas cette enfant, tu verrais! Estelle, qui s'¨¦tait cramponn¨¦e ¨¤ son cou en hurlant, l'emp¨ºchait de se joindre ¨¤ la Br?l¨¦ et aux autres. Et, comme son homme ne semblait pas entendre, elle lui poussa du pied des briques dans les jambes. --Nom de Dieu! veux-tu prendre ?a! Faut-il que je te crache ¨¤ la figure devant le monde, pour te donner du coeur? Redevenu tr¨¨s rouge, il cassa des briques, il les jeta. Elle le cinglait, l'¨¦tourdissait, aboyait derri¨¨re lui des paroles de mort, en ¨¦touffant sa fille sur sa gorge, dans ses bras crisp¨¦s; et il avan?ait toujours, il se trouva en face des fusils. Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait. Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en ¨¦tait cribl¨¦. Que faire? l'id¨¦e de rentrer, de tourner le dos, empourpra un instant le visage pale du capitaine; mais ce n'¨¦tait m¨ºme plus possible, on les ¨¦charperait, au moindre mouvement. Une brique venait de briser la visi¨¨re de son k¨¦pi, des gouttes de sang coulaient de son front. Plusieurs de ses hommes ¨¦taient bless¨¦s; et il les sentait hors d'eux, dans cet instinct d¨¦brid¨¦ de la d¨¦fense personnelle, o¨´ l'on cesse d'ob¨¦ir aux chefs. Le sergent avait lach¨¦ un nom de Dieu! l'¨¦paule gauche ¨¤ moiti¨¦ d¨¦mont¨¦e, la chair meurtrie par un choc sourd, pareil ¨¤ un coup de battoir dans du linge. Erafl¨¦e ¨¤ deux reprises, la recrue avait un pouce broy¨¦, tandis qu'une br?lure l'aga?ait au genou droit: est-ce qu'on se laisserait emb¨ºter longtemps encore? Une pierre ayant ricoch¨¦ et atteint le vieux chevronn¨¦ sous le ventre, ses joues verdirent, son arme trembla, s'allongea, au bout de ses bras maigres. Trois fois, le capitaine fut sur le point de commander le feu. Une angoisse l'¨¦tranglait, une lutte interminable de quelques secondes heurta en lui des id¨¦es, des devoirs, toutes ses croyances d'homme et de soldat. La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la bouche, il allait crier: Feu! lorsque les fusils partirent d'eux-m¨ºmes, trois coups d'abord, puis cinq, puis un roulement de peloton, puis un coup tout seul, longtemps apr¨¨s, dans le grand silence. Ce fut une stupeur. Ils avaient tir¨¦, la foule b¨¦ante restait immobile, sans le croire encore. Mais des cris d¨¦chirants s'¨¦lev¨¨rent, tandis que le clairon sonnait la cessation du feu. Et il y eut une panique folle, un galop de b¨¦tail mitraill¨¦, une fuite ¨¦perdue dans la boue. B¨¦bert et Lydie s'¨¦taient affaiss¨¦s l'un sur l'autre, aux trois premiers coups, la petite frapp¨¦e ¨¤ la face, le petit trou¨¦ au-dessous de l'¨¦paule gauche. Elle, foudroy¨¦e, ne bougeait plus. Mais lui, remuait, la saisissait ¨¤ pleins bras, dans les convulsions de l'agonie, comme s'il e?t voulu la reprendre, ainsi qu'il l'avait prise, au fond de la cachette noire, o¨´ ils venaient de passer leur nuit derni¨¨re. Et Jeanlin, justement, qui accourait enfin de R¨¦quillart, bouffi de sommeil, gambillant au milieu de la fum¨¦e, le regarda ¨¦treindre sa petite femme, et mourir. Les cinq autres coups avaient jet¨¦ bas la Br?l¨¦ et le porion Richomme. Atteint dans le dos, au moment o¨´ il suppliait les camarades, il ¨¦tait tomb¨¦ ¨¤ genoux; et, gliss¨¦ sur une hanche, il ralait par terre, les yeux pleins des larmes qu'il avait pleur¨¦es. La vieille, la gorge ouverte, s'¨¦tait abattue toute raide et craquante comme un fagot de bois sec, en b¨¦gayant un dernier juron dans le gargouillement du sang. Mais alors le feu de peloton balayait le terrain, fauchait ¨¤ cent pas les groupes de curieux qui riaient de la bataille. Une balle entra dans la bouche de Mouquet, le renversa, fracass¨¦, aux pieds de Zacharie et de Philom¨¨ne, dont les deux mioches furent couverts de gouttes rouges. Au m¨ºme instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre. Elle avait vu les soldats ¨¦pauler, elle s'¨¦tait jet¨¦e, d'un mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui criant de prendre garde; et elle poussa un grand cri, elle s'¨¦tala sur les reins, culbut¨¦e par la secousse. ¨¦tienne accourut, voulut la relever, l'emporter; mais, d'un geste, elle disait qu'elle ¨¦tait finie. Puis, elle hoqueta, sans cesser de leur sourire ¨¤ l'un et ¨¤ l'autre, comme si elle ¨¦tait heureuse de les voir ensemble, maintenant qu'elle s'en allait. Tout semblait termin¨¦, l'ouragan des balles s'¨¦tait perdu tr¨¨s loin, jusque dans les fa?ades du coron, lorsque le dernier coup partit, isol¨¦, en retard. Maheu, frapp¨¦ en plein coeur, vira sur lui-m¨ºme et tomba la face dans une flaque d'eau, noire de charbon. Stupide, la Maheude se baissa. --Eh! mon vieux, rel¨¨ve-toi. Ce n'est rien, dis? Les mains g¨ºn¨¦es par Estelle, elle dut la mettre sous un bras, pour retourner la t¨ºte de son homme. --Parle donc! o¨´ as-tu mal? Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d'une ¨¦cume sanglante. Elle comprit, il ¨¦tait mort. Alors, elle resta assise dans la crotte, sa fille sous le bras comme un paquet, regardant son vieux d'un air h¨¦b¨¦t¨¦. La fosse ¨¦tait libre. De son geste nerveux, le capitaine avait retir¨¦, puis remis son k¨¦pi coup¨¦ par une pierre; et il gardait sa raideur bl¨ºme devant le d¨¦sastre de sa vie; pendant que ses hommes, aux faces muettes, rechargeaient leurs armes. On aper?ut les visages effar¨¦s de N¨¦grel et de Dansaert, ¨¤ la fen¨ºtre de la recette. Souvarine ¨¦tait derri¨¨re eux, le front barr¨¦ d'une grande ride, comme si le clou de son id¨¦e fixe se f?t imprim¨¦ l¨¤, mena?ant. De l'autre c?t¨¦ de l'horizon, au bord du plateau, Bonnemort n'avait pas boug¨¦, cal¨¦ d'une main sur sa canne, l'autre main aux sourcils pour mieux voir, en bas, l'¨¦gorgement des siens. Les bless¨¦s hurlaient, les morts se refroidissaient dans des postures cass¨¦es, boueux de la boue liquide du d¨¦gel, ?a et l¨¤ envas¨¦s parmi les taches d'encre du charbon, qui reparaissaient sous les lambeaux salis de la neige. Et, au milieu de ces cadavres d'hommes, tout petits, l'air pauvre avec leur maigreur de mis¨¨re, gisait le cadavre de Trompette, un tas de chair morte, monstrueux et lamentable. ¨¦tienne n'avait pas ¨¦t¨¦ tu¨¦. Il attendait toujours, pr¨¨s de Catherine tomb¨¦e de fatigue et d'angoisse, lorsqu'une voix vibrante le fit tressaillir. C'¨¦tait l'abb¨¦ Ranvier, qui revenait de dire sa messe, et qui, les deux bras en l'air, dans une fureur de proph¨¨te, appelait sur les assassins la col¨¨re de Dieu. Il annon?ait l'¨¨re de justice, la prochaine extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel, puisqu'elle mettait le comble ¨¤ ses crimes en faisant massacrer les travailleurs et les d¨¦sh¨¦rit¨¦s de ce monde. Septi¨¨me partie I Les coups de feu de Montsou avaient retenti jusqu'¨¤ Paris, en un formidable ¨¦cho. Depuis quatre jours, tous les journaux de l'opposition s'indignaient, ¨¦talaient en premi¨¨re page des r¨¦cits atroces: vingt-cinq bless¨¦s, quatorze morts, dont deux enfants et trois femmes; et il y avait encore les prisonniers, Levaque ¨¦tait devenu une sorte de h¨¦ros, on lui pr¨ºtait une r¨¦ponse au juge d'instruction, d'une grandeur antique. L'empire, atteint en pleine chair par ces quelques balles, affectait le calme de la toute-puissance, sans se rendre compte lui-m¨ºme de la gravit¨¦ de sa blessure. C'¨¦tait simplement une collision regrettable, quelque chose de perdu, l¨¤-bas, dans le pays noir, tr¨¨s loin du pav¨¦ parisien qui faisait l'opinion. On oublierait vite, la Compagnie avait re?u l'ordre officieux d'¨¦touffer l'affaire et d'en finir avec cette gr¨¨ve, dont la dur¨¦e irritante tournait au p¨¦ril social. Aussi, d¨¨s le mercredi matin, vit-on d¨¦barquer ¨¤ Montsou trois des r¨¦gisseurs. La petite ville, qui n'avait os¨¦ jusque-l¨¤ se r¨¦jouir du massacre, le coeur malade, respira et go?ta la joie d'¨ºtre enfin sauv¨¦e. Justement, le temps s'¨¦tait mis au beau, un clair soleil, un de ces premiers soleils de f¨¦vrier dont la ti¨¦deur verdit les pointes des lilas. On avait rabattu toutes les persiennes de la R¨¦gie, le vaste batiment semblait revivre; et les meilleurs bruits en sortaient, on disait ces messieurs tr¨¨s affect¨¦s par la catastrophe, accourus pour ouvrir des bras paternels aux ¨¦gar¨¦s des corons. Maintenant que le coup se trouvait port¨¦, plus fort sans doute qu'ils ne l'eussent voulu, ils se prodiguaient dans leur besogne de sauveurs, ils d¨¦cr¨¦taient des mesures tardives et excellentes. D'abord, ils cong¨¦di¨¨rent les Borains, en menant grand tapage de cette concession extr¨ºme ¨¤ leurs ouvriers. Puis, ils firent cesser l'occupation militaire des fosses, que les gr¨¦vistes ¨¦cras¨¦s ne mena?aient plus. Ce furent eux encore qui obtinrent le silence, au sujet de la sentinelle du Voreux disparue: on avait fouill¨¦ le pays sans retrouver ni le fusil ni le cadavre, on se d¨¦cida ¨¤ porter le soldat d¨¦serteur, bien qu'on e?t le soup?on d'un crime. En toutes choses, ils s'efforc¨¨rent ainsi d'att¨¦nuer les ¨¦v¨¦nements, tremblant de la peur du lendemain, jugeant dangereux d'avouer l'irr¨¦sistible sauvagerie d'une foule, lach¨¦e au travers des charpentes caduques du vieux monde. Et, d'ailleurs, ce travail de conciliation ne les emp¨ºchait pas de conduire ¨¤ bien les affaires purement administratives; car on avait vu Deneulin retourner ¨¤ la R¨¦gie, o¨´ il se rencontrait avec M. Hennebeau. Les pourparlers continuaient pour l'achat de Vandame, on assurait qu'il allait accepter les offres de ces messieurs. Mais ce qui remua particuli¨¨rement le pays, ce furent de grandes affiches jaunes que les r¨¦gisseurs firent coller ¨¤ profusion sur les murs. On y lisait ces quelques lignes, en tr¨¨s gros caract¨¨res: ?Ouvriers de Montsou, nous ne voulons pas que les ¨¦garements dont vous avez vu ces jours derniers les tristes effets privent de leurs moyens d'existence les ouvriers sages et de bonne volont¨¦. Nous rouvrirons donc toutes les fosses lundi matin, et lorsque le travail sera repris, nous examinerons avec soin et bienveillance les situations qu'il pourrait y avoir lieu d'am¨¦liorer. Nous ferons enfin tout ce qu'il sera juste et possible de faire.? En une matin¨¦e, les dix mille charbonniers d¨¦fil¨¨rent devant ces affiches. Pas un ne parlait, beaucoup hochaient la t¨ºte, d'autres s'en allaient de leur pas tra?nard, sans qu'un pli de leur visage immobile e?t boug¨¦. Jusque-l¨¤, le coron des Deux-Cent-Quarante s'¨¦tait obstin¨¦ dans sa r¨¦sistance farouche. Il semblait que le sang des camarades qui avait rougi la boue de la fosse en barrait le chemin aux autres. Une dizaine ¨¤ peine ¨¦taient redescendus, Pierron et des cafards de son esp¨¨ce, qu'on regardait partir et rentrer d'un air sombre, sans un geste ni une menace. Aussi une sourde m¨¦fiance accueillit-elle l'affiche, coll¨¦e sur l'¨¦glise. On ne parlait pas des livrets rendus l¨¤-dedans: est-ce que la Compagnie refusait de les reprendre? et la peur des repr¨¦sailles, l'id¨¦e fraternelle de protester contre le renvoi des plus compromis, les faisaient tous s'ent¨ºter encore. C'¨¦tait louche, il fallait voir, on retournerait au puits, quand ces messieurs voudraient bien s'expliquer franchement. Un silence ¨¦crasait les maisons basses, la faim elle-m¨ºme n'¨¦tait plus rien, tous pouvaient mourir, depuis que la mort violente avait pass¨¦ sur les toits. Mais une maison parmi les autres, celle des Maheu, restait surtout noire et muette, dans l'accablement de son deuil. Depuis qu'elle avait accompagn¨¦ son homme au cimeti¨¨re, la Maheude ne desserrait pas les dents. Apr¨¨s la bataille, elle avait laiss¨¦ ¨¦tienne ramener chez eux Catherine, boueuse, ¨¤ demi morte; et, comme elle la d¨¦shabillait devant le jeune homme, pour la coucher, elle s'¨¦tait imagin¨¦e un instant que sa fille, elle aussi, lui revenait avec une balle au ventre, car la chemise avait de larges taches de sang. Mais elle comprit bient?t, c'¨¦tait le flot de la pubert¨¦ qui crevait enfin, dans la secousse de cette journ¨¦e abominable. Ah! une chance encore, cette blessure! un beau cadeau, de pouvoir faire des enfants, que les gendarmes, ensuite, ¨¦gorgeraient! Et elle n'adressait pas la parole ¨¤ Catherine, pas plus d'ailleurs qu'elle ne parlait ¨¤ ¨¦tienne. Celui-ci couchait avec Jeanlin, au risque d'¨ºtre arr¨ºt¨¦, saisi d'une telle r¨¦pugnance ¨¤ l'id¨¦e de retourner dans les t¨¦n¨¨bres de R¨¦quillart, qu'il pr¨¦f¨¦rait la prison: un frisson le secouait, l'horreur de la nuit apr¨¨s toutes ces morts, la peur inavou¨¦e du petit soldat qui dormait l¨¤-bas, sous les roches. D'ailleurs, il r¨ºvait de la prison comme d'un refuge, au milieu du tourment de sa d¨¦faite; mais on ne l'inqui¨¦tait m¨ºme pas, il tra?nait des heures mis¨¦rables, ne sachant ¨¤ quoi fatiguer son corps. Parfois, seulement, la Maheude les regardait tous les deux, lui et sa fille, d'un air de rancune, en ayant l'air de leur demander ce qu'ils faisaient chez elle. De nouveau, on ronflait tous en tas, le p¨¨re Bonnemort occupait l'ancien lit des deux mioches, qui dormaient avec Catherine, maintenant que la pauvre Alzire n'enfon?ait plus sa bosse dans les c?tes de sa grande soeur. C'¨¦tait en se couchant que la m¨¨re sentait le vide de la maison, au froid de son lit devenu trop large. Vainement elle prenait Estelle pour combler le trou, ?a ne rempla?ait pas son homme; et elle pleurait sans bruit pendant des heures. Puis, les journ¨¦es recommen?aient ¨¤ couler comme auparavant: toujours pas de pain, sans qu'on e?t pourtant la chance de crever une bonne fois; des choses ramass¨¦es ¨¤ droite et ¨¤ gauche, qui rendaient aux mis¨¦rables le mauvais service de les faire durer. Il n'y avait rien de chang¨¦ dans l'existence, il n'y avait que son homme de moins. L'apr¨¨s-midi du cinqui¨¨me jour, ¨¦tienne, que la vue de cette femme silencieuse d¨¦sesp¨¦rait, quitta la salle et marcha lentement, le long de la rue pav¨¦e du coron. L'inaction, qui lui pesait, le poussait ¨¤ de continuelles promenades, les bras ballants, la t¨ºte basse, tortur¨¦ par la m¨ºme pens¨¦e. Il pi¨¦tinait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'il sentit, ¨¤ un redoublement de son malaise, que les camarades se mettaient sur les portes pour le voir. Le peu qui restait de sa popularit¨¦ s'en ¨¦tait all¨¦ au vent de la fusillade, il ne passait plus sans rencontrer des regards dont la flamme le suivait. Quand il leva la t¨ºte, des hommes mena?ants ¨¦taient l¨¤, des femmes ¨¦cartaient les petits rideaux des fen¨ºtres; et, sous l'accusation muette encore, sous la col¨¨re contenue de ces grands yeux, ¨¦largis par la faim et les larmes, il devenait maladroit, il ne savait plus marcher. Toujours, derri¨¨re lui, le sourd reproche augmentait. Une telle crainte le prit d'entendre le coron entier sortir pour lui crier sa mis¨¨re, qu'il rentra, fr¨¦missant. Mais, chez les Maheu, la sc¨¨ne qui l'attendait acheva de le bouleverser. Le vieux Bonnemort ¨¦tait pr¨¨s de la chemin¨¦e froide, clou¨¦ sur sa chaise, depuis que deux voisins, le jour de la tuerie, l'avaient trouv¨¦ par terre, sa canne en morceaux, abattu comme un vieil arbre foudroy¨¦. Et, pendant que L¨¦nore et Henri, pour amuser leur faim, grattaient avec un bruit assourdissant une vieille casserole, o¨´ des choux avaient bouilli la veille, la Maheude toute droite, apr¨¨s avoir pos¨¦ Estelle sur la table, mena?ait du poing Catherine. --R¨¦p¨¨te un peu, nom de Dieu! r¨¦p¨¨te ce que tu viens de dire! Catherine avait dit son intention de retourner au Voreux. L'id¨¦e de ne pas gagner son pain, d'¨ºtre ainsi tol¨¦r¨¦e chez sa m¨¨re, comme une b¨ºte encombrante et inutile, lui devenait chaque jour plus intol¨¦rable; et, sans la peur de recevoir quelque mauvais coup de Chaval, elle serait redescendue d¨¨s le mardi. Elle reprit en b¨¦gayant: --Qu'est-ce que tu veux? on ne peut pas vivre sans rien faire. Nous aurions du pain au moins. La Maheude l'interrompit. --¨¦coute, le premier de vous autres qui travaille, je l'¨¦trangle... Ah! non, ce serait trop fort, de tuer le p¨¨re et de continuer ensuite ¨¤ exploiter les enfants! En voil¨¤ assez, j'aime mieux vous voir tous emporter entre quatre planches, comme celui qui est parti d¨¦j¨¤. Et, furieusement, son long silence creva en un flot de paroles. Une belle avance, ce que lui apporterait Catherine! ¨¤ peine trente sous, auxquels on pouvait ajouter vingt sous, si les chefs voulaient bien trouver une besogne pour ce bandit de Jeanlin. Cinquante sous, et sept bouches ¨¤ nourrir! Les mioches n'¨¦taient bons qu'¨¤ engloutir de la soupe. Quant au grand-p¨¨re, il devait s'¨ºtre cass¨¦ quelque chose dans la cervelle, en tombant, car il semblait imb¨¦cile; ¨¤ moins qu'il n'e?t les sangs tourn¨¦s, d'avoir vu les soldats tirer sur les camarades. --N'est-ce pas? vieux, ils ont achev¨¦ de vous d¨¦molir. Vous avez beau avoir la poigne encore solide, vous ¨ºtes fichu. Bonnemort la regardait de ses yeux ¨¦teints, sans comprendre. Il restait des heures le regard fixe, il n'avait plus que l'intelligence de cracher dans un plat rempli de cendre, qu'on mettait ¨¤ c?t¨¦ de lui, par propret¨¦. --Et ils n'ont pas r¨¦gl¨¦ sa pension, poursuivit-elle, et je suis certaine qu'ils la refuseront, ¨¤ cause de nos id¨¦es... Non! je vous dis qu'en voil¨¤ de trop, avec ces gens de malheur! --Cependant, hasarda Catherine, ils promettent sur l'affiche... --Veux-tu bien me foutre la paix, avec ton affiche!... Encore de la glu pour nous prendre et nous manger. Ils peuvent faire les gentils, ¨¤ pr¨¦sent qu'ils nous ont trou¨¦ la peau. --Mais, alors, maman, o¨´ irons-nous? On ne nous gardera pas au coron, bien s?r. La Maheude eut un geste vague et terrible. O¨´ ils iraient? elle n'en savait rien, elle ¨¦vitait d'y songer, ?a la rendait folle. Ils iraient ailleurs, quelque part. Et, comme le bruit de la casserole devenait insupportable, elle tomba sur L¨¦nore et Henri, les gifla. Une chute d'Estelle, qui s'¨¦tait tra?n¨¦e ¨¤ quatre pattes, augmenta le vacarme. La m¨¨re la calma d'une bourrade: quelle bonne affaire, si elle s'¨¦tait tu¨¦e du coup! Elle parla d'Alzire, elle souhaitait aux autres la chance de celle-l¨¤. Puis, brusquement, elle ¨¦clata en gros sanglots, la t¨ºte contre le mur. ¨¦tienne, debout, n'avait os¨¦ intervenir. Il ne comptait plus dans la maison, les enfants eux-m¨ºmes se reculaient de lui, avec d¨¦fiance. Mais les larmes de cette malheureuse lui retournaient le coeur, il murmura: --Voyons, voyons, du courage! on tachera de s'en tirer. Elle ne parut pas l'entendre, elle se plaignait maintenant, d'une plainte basse et continue. --Ah! mis¨¨re, est-ce possible? ?a marchait encore, avant ces horreurs. On mangeait son pain sec, mais on ¨¦tait tous ensemble... Et que s'est-il donc pass¨¦, mon Dieu! qu'est-ce que nous avons donc fait, pour que nous soyons dans un pareil chagrin, les uns sous la terre, les autres ¨¤ n'avoir plus que l'envie d'y ¨ºtre?... C'est bien vrai qu'on nous attelait comme des chevaux ¨¤ la besogne, et ce n'¨¦tait gu¨¨re juste, dans le partage, d'attraper les coups de baton, d'arrondir toujours la fortune des riches, sans esp¨¦rer jamais go?ter aux bonnes choses. Le plaisir de vivre s'en va, lorsque l'espoir s'en est all¨¦. Oui, ?a ne pouvait durer davantage, il fallait respirer un peu... Si l'on avait su pourtant! Est-ce possible, de s'¨ºtre rendu si malheureux ¨¤ vouloir la justice! Des soupirs lui gonflaient la gorge, sa voix s'¨¦tranglait dans une tristesse immense. --Puis, des malins sont toujours l¨¤, pour vous promettre que ?a peut s'arranger, si l'on s'en donne seulement la peine... On se monte la t¨ºte, on souffre tellement de ce qui existe, qu'on demande ce qui n'existe pas. Moi je r¨ºvassais d¨¦j¨¤ comme une b¨ºte, je voyais une vie de bonne amiti¨¦ avec tout le monde, j'¨¦tais partie en l'air, ma parole! dans les nuages. Et l'on se casse les reins, en retombant dans la crotte... Ce n'¨¦tait pas vrai, il n'y avait rien l¨¤-bas des choses qu'on s'imaginait voir. Ce qu'il y avait, c'¨¦tait encore de la mis¨¨re, ah! de la mis¨¨re tant qu'on en veut, et des coups de fusil par-dessus le march¨¦! ¨¦tienne ¨¦coutait cette lamentation dont chaque larme lui donnait un remords. Il ne savait que dire pour calmer la Maheude, toute bris¨¦e de sa terrible chute, du haut de l'id¨¦al. Elle ¨¦tait revenue au milieu de la pi¨¨ce, elle le regardait, maintenant; et, le tutoyant, dans un dernier cri de rage: --Et toi, est-ce que tu parles aussi de retourner ¨¤ la fosse, apr¨¨s nous avoir tous foutus dedans?... Je ne te reproche rien. Seulement, si j'¨¦tais ¨¤ ta place, moi, je serais d¨¦j¨¤ morte de chagrin, d'avoir fait tant de mal aux camarades. Il voulut r¨¦pondre, puis il eut un haussement d'¨¦paules d¨¦sesp¨¦r¨¦: ¨¤ quoi bon donner des explications, qu'elle ne comprendrait pas, dans sa douleur? Et, souffrant trop, il s'en alla, il reprit dehors sa marche ¨¦perdue. L¨¤ encore, il retrouva le coron qui semblait l'attendre, les hommes sur les portes, les femmes aux fen¨ºtres. D¨¨s qu'il parut, des grognements coururent, la foule augmenta. Un souffle de comm¨¦rages s'enflait depuis quatre jours, ¨¦clatait en une mal¨¦diction universelle. Des poings se tendaient vers lui, des m¨¨res le montraient ¨¤ leurs gar?ons d'un geste de rancune, des vieux crachaient, en le regardant. C'¨¦tait le revirement des lendemains de d¨¦faite, le revers fatal de la popularit¨¦, une ex¨¦cration qui s'exasp¨¦rait de toutes les souffrances endur¨¦es sans r¨¦sultat. Il payait pour la faim et la mort. Zacharie, qui arrivait avec Philom¨¨ne, bouscula ¨¦tienne, comme celui-ci sortait. Et il ricana, m¨¦chamment. --Tiens! il engraisse, ?a nourrit donc la peau des autres! D¨¦j¨¤, la Levaque s'¨¦tait avanc¨¦e sur sa porte, en compagnie de Bouteloup. Elle parla de B¨¦bert, son gamin tu¨¦ d'une balle, elle cria: --Oui, il y a des laches qui font massacrer les enfants. Qu'il aille chercher le mien dans la terre, s'il veut me le rendre! Elle oubliait son homme prisonnier, le m¨¦nage ne ch?mait pas, puisque Bouteloup restait. Pourtant, l'id¨¦e lui en revint, elle continua d'une voix aigu?: --Va donc! ce sont les coquins qui se prom¨¨nent, quand les braves gens sont ¨¤ l'ombre! ¨¦tienne, pour l'¨¦viter, ¨¦tait tomb¨¦ sur la Pierronne, accourue au travers des jardins. Celle-ci avait accueilli comme une d¨¦livrance la mort de sa m¨¨re, dont les violences mena?aient de les faire pendre; et elle ne pleurait gu¨¨re non plus la petite de Pierron, cette gourgandine de Lydie, un vrai d¨¦barras. Mais elle se mettait avec les voisines, dans l'id¨¦e de se r¨¦concilier. --Et ma m¨¨re, dis? et la fillette? On t'a vu, tu te cachais derri¨¨re elles, quand elles ont gob¨¦ du plomb ¨¤ ta place! Quoi faire? ¨¦trangler la Pierronne et les autres, se battre contre le coron? ¨¦tienne en eut un instant l'envie. Le sang grondait dans sa t¨ºte, il traitait maintenant les camarades de brutes, il s'irritait de les voir inintelligents et barbares, au point de s'en prendre ¨¤ lui de la logique des faits. ¨¦tait-ce b¨ºte! Un d¨¦go?t lui venait de son impuissance ¨¤ les dompter de nouveau; et il se contenta de hater le pas, comme sourd aux injures. Bient?t, ce fut une fuite, chaque maison le huait au passage, on s'acharnait sur ses talons, tout un peuple le maudissait d'une voix peu ¨¤ peu tonnante, dans le d¨¦bordement de la haine. C'¨¦tait lui, l'exploiteur, l'assassin, la cause unique de leur malheur. Il sortit du coron, bl¨ºme, affol¨¦, galopant, avec cette bande hurlante derri¨¨re son dos. Enfin, sur la route, beaucoup le lach¨¨rent; mais quelques-uns s'ent¨ºtaient, lorsque, au bas de la pente, devant l'Avantage, il rencontra un autre groupe, qui sortait du Voreux. Le vieux Mouque et Chaval ¨¦taient l¨¤. Depuis la mort de la Mouquette, sa fille, et de son gar?on, Mouquet, le vieux continuait son service de palefrenier, sans un mot de regret ni de plainte. Brusquement, quand il aper?ut ¨¦tienne, une fureur le secoua, et des larmes crev¨¨rent de ses yeux, et une d¨¦bacle de gros mots jaillit de sa bouche noire et saignante, ¨¤ force de chiquer. --Salaud! cochon! esp¨¨ce de mufle!... Attends, tu as mes pauvres bougres d'enfants ¨¤ me payer, il faut que tu y passes! Il ramassa une brique, la cassa, en lan?a les deux morceaux. --Oui, oui, nettoyons-le! cria Chaval, qui ricanait, tr¨¨s excit¨¦, ravi de cette vengeance. Chacun son tour... Te voil¨¤ coll¨¦ au mur, sale crapule! Et lui aussi se rua sur ¨¦tienne, ¨¤ coups de pierres. Une clameur sauvage s'¨¦levait, tous prirent des briques, les cass¨¨rent, les jet¨¨rent, pour l'¨¦ventrer, comme ils avaient voulu ¨¦ventrer les soldats. ¨¦tourdi, il ne fuyait plus, il leur faisait face, cherchant ¨¤ les calmer avec des phrases. Ses anciens discours, si chaudement acclam¨¦s jadis, lui remontaient aux l¨¨vres. Il r¨¦p¨¦tait les mots dont il les avait gris¨¦s, ¨¤ l'¨¦poque o¨´ il les tenait dans sa main, ainsi qu'un troupeau fid¨¨le; mais sa puissance ¨¦tait morte, des pierres seules lui r¨¦pondaient; et il venait d'¨ºtre meurtri au bras gauche, il reculait, en grand p¨¦ril, lorsqu'il se trouva traqu¨¦ contre la fa?ade de l'Avantage. Depuis un instant, Rasseneur ¨¦tait sur sa porte. --Entre, dit-il simplement. ¨¦tienne h¨¦sitait, cela l'¨¦touffait, de se r¨¦fugier l¨¤. --Entre donc, je vais leur parler. Il se r¨¦signa, il se cacha au fond de la salle, pendant que le cabaretier bouchait la porte de ses larges ¨¦paules. --Voyons, mes amis, soyez raisonnables... Vous savez bien que je ne vous ai jamais tromp¨¦s, moi. Toujours j'ai ¨¦t¨¦ pour le calme, et si vous m'aviez ¨¦cout¨¦, vous n'en seriez pas, ¨¤ coup s?r, o¨´ vous en ¨ºtes. Dodelinant des ¨¦paules et du ventre, il continua longuement, il laissa couler son ¨¦loquence facile, d'une douceur apaisante d'eau ti¨¨de. Et tout son succ¨¨s d'autrefois lui revenait, il reconqu¨¦rait sa popularit¨¦ sans effort, naturellement, comme si les camarades ne l'avaient pas hu¨¦ et trait¨¦ de lache, un mois plus t?t. Des voix l'approuvaient: tr¨¨s bien! on ¨¦tait avec lui! voil¨¤ comment il fallait parler! Un tonnerre d'applaudissements ¨¦clata. En arri¨¨re, ¨¦tienne d¨¦faillait, le coeur noy¨¦ d'amertume. Il se rappelait la pr¨¦diction de Rasseneur, dans la for¨ºt, lorsque celui-ci l'avait menac¨¦ de l'ingratitude des foules. Quelle brutalit¨¦ imb¨¦cile! quel oubli abominable des services rendus! C'¨¦tait une force aveugle qui se d¨¦vorait constamment elle-m¨ºme. Et, sous sa col¨¨re ¨¤ voir ces brutes gater leur cause, il y avait le d¨¦sespoir de son propre ¨¦croulement, de la fin tragique de son ambition. Eh quoi! ¨¦tait-ce fini d¨¦j¨¤? Il se souvenait d'avoir, sous les h¨ºtres, entendu trois mille poitrines battre ¨¤ l'¨¦cho de la sienne. Ce jour-l¨¤, il avait tenu sa popularit¨¦ dans ses deux mains, ce peuple lui appartenait, il s'en ¨¦tait senti le ma?tre. Des r¨ºves fous le grisaient alors: Montsou ¨¤ ses pieds, Paris l¨¤-bas, d¨¦put¨¦ peut-¨ºtre, foudroyant les bourgeois d'un discours, le premier discours prononc¨¦ par un ouvrier ¨¤ la tribune d'un parlement. Et c'¨¦tait fini! il s'¨¦veillait mis¨¦rable et d¨¦test¨¦, son peuple venait de le reconduire ¨¤ coups de briques. La voix de Rasseneur s'¨¦leva. --Jamais la violence n'a r¨¦ussi, on ne peut pas refaire le monde en un jour. Ceux qui vous ont promis de tout changer d'un coup, sont des farceurs ou des coquins! --Bravo! bravo! cria la foule. Qui donc ¨¦tait le coupable? et cette question qu'¨¦tienne se posait, achevait de l'accabler. En v¨¦rit¨¦, ¨¦tait-ce sa faute, ce malheur dont il saignait lui-m¨ºme, la mis¨¨re des uns, l'¨¦gorgement des autres, ces femmes, ces enfants, amaigris et sans pain? Il avait eu cette vision lamentable, un soir, avant les catastrophes. Mais d¨¦j¨¤ une force le soulevait, il se trouvait emport¨¦ avec les camarades. Jamais, d'ailleurs, il ne les avait dirig¨¦s, c'¨¦taient eux qui le menaient, qui l'obligeaient ¨¤ faire des choses qu'il n'aurait pas faites, sans le branle de cette cohue poussant derri¨¨re lui. A chaque violence, il ¨¦tait rest¨¦ dans la stupeur des ¨¦v¨¦nements, car il n'en avait pr¨¦vu ni voulu aucun. Pouvait-il s'attendre, par exemple, ¨¤ ce que ses fid¨¨les du coron le lapideraient un jour? Ces enrag¨¦s-l¨¤ mentaient, quand ils l'accusaient de leur avoir promis une existence de mangeaille et de paresse. Et, dans cette justification, dans les raisonnements dont il essayait de combattre ses remords, s'agitait la sourde inqui¨¦tude de ne pas s'¨ºtre montr¨¦ ¨¤ la hauteur de sa tache, ce doute du demi-savant qui le tracassait toujours. Mais il se sentait ¨¤ bout de courage, il n'¨¦tait m¨ºme plus de coeur avec les camarades, il avait peur d'eux, de cette masse ¨¦norme, aveugle et irr¨¦sistible du peuple, passant comme une force de la nature, balayant tout, en dehors des r¨¨gles et des th¨¦ories. Une r¨¦pugnance l'en avait d¨¦tach¨¦ peu ¨¤ peu, le malaise de ses go?ts affin¨¦s, la mont¨¦e lente de tout son ¨ºtre vers une classe sup¨¦rieure. A ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de vocif¨¦rations enthousiastes. --Vive Rasseneur! il n'y a que lui, bravo, bravo! Le cabaretier referma la porte, pendant que la bande se dispersait; et les deux hommes se regard¨¨rent en silence. Tous deux hauss¨¨rent les ¨¦paules. Ils finirent par boire une chope ensemble. Ce m¨ºme jour, il y eut un grand d?ner ¨¤ la Piolaine, o¨´ l'on f¨ºtait les fian?ailles de N¨¦grel et de C¨¦cile. Les Gr¨¦goire, depuis la veille, faisaient cirer la salle ¨¤ manger et ¨¦pousseter le salon. M¨¦lanie r¨¦gnait dans la cuisine, surveillant les r?tis, tournant les sauces, dont l'odeur montait jusque dans les greniers. On avait d¨¦cid¨¦ que le cocher Francis aiderait Honorine ¨¤ servir. La jardini¨¨re devait laver la vaisselle, le jardinier ouvrirait la grille. Jamais un tel gala n'avait mis en l'air la grande maison patriarcale et cossue. Tout se passa le mieux du monde. Madame Hennebeau se montra charmante pour C¨¦cile, et elle sourit ¨¤ N¨¦grel, lorsque le notaire de Montsou, galamment, proposa de boire au bonheur du futur m¨¦nage. M. Hennebeau fut aussi tr¨¨s aimable. Son air riant frappa les convives, le bruit courait que, rentr¨¦ en faveur pr¨¨s de la R¨¦gie, il serait bient?t fait officier de la L¨¦gion d'honneur, pour la fa?on ¨¦nergique dont il avait dompt¨¦ la gr¨¨ve. On ¨¦vitait de parler des derniers ¨¦v¨¦nements, mais il y avait du triomphe dans la joie g¨¦n¨¦rale, le d?ner tournait ¨¤ la c¨¦l¨¦bration officielle d'une victoire. Enfin, on ¨¦tait donc d¨¦livr¨¦, on recommen?ait ¨¤ manger et ¨¤ dormir en paix! Une allusion fut discr¨¨tement faite aux morts dont la boue du Voreux avait ¨¤ peine bu le sang: c'¨¦tait une le?on n¨¦cessaire, et tous s'attendrirent, quand les Gr¨¦goire ajout¨¨rent que, maintenant, le devoir de chacun ¨¦tait d'aller panser les plaies, dans les corons. Eux, avaient repris leur placidit¨¦ bienveillante, excusant leurs braves mineurs, les voyant d¨¦j¨¤, au fond des fosses, donner le bon exemple d'une r¨¦signation s¨¦culaire. Les notables de Montsou, qui ne tremblaient plus, convinrent que la question du salariat demandait ¨¤ ¨ºtre ¨¦tudi¨¦e prudemment. Au r?ti, la victoire devint compl¨¨te, lorsque M. Hennebeau lut une lettre de l'¨¦v¨ºque, o¨´ celui-ci annon?ait le d¨¦placement de l'abb¨¦ Ranvier. Toute la bourgeoisie de la province commentait avec passion l'histoire de ce pr¨ºtre, qui traitait les soldats d'assassins. Et le notaire, comme le dessert paraissait, se posa tr¨¨s r¨¦solument en libre penseur. Deneulin ¨¦tait l¨¤, avec ses deux filles. Au milieu de cette all¨¦gresse, il s'effor?ait de cacher la m¨¦lancolie de sa ruine. Le matin m¨ºme, il avait sign¨¦ la vente de sa concession de Vandame ¨¤ la Compagnie de Montsou. Accul¨¦, ¨¦gorg¨¦, il s'¨¦tait soumis aux exigences des r¨¦gisseurs, leur lachant enfin cette proie guett¨¦e si longtemps, leur tirant ¨¤ peine l'argent n¨¦cessaire pour payer ses cr¨¦anciers. M¨ºme il avait accept¨¦, au dernier moment, comme une chance heureuse, leur offre de le garder ¨¤ titre d'ing¨¦nieur divisionnaire, r¨¦sign¨¦ ¨¤ surveiller ainsi, en simple salari¨¦, cette fosse o¨´ il avait englouti sa fortune. C'¨¦tait le glas des petites entreprises personnelles, la disparition prochaine des patrons, mang¨¦s un ¨¤ un par l'ogre sans cesse affam¨¦ du capital, noy¨¦s dans le flot montant des grandes Compagnies. Lui seul payait les frais de la gr¨¨ve, il sentait bien qu'on buvait ¨¤ son d¨¦sastre, en buvant ¨¤ la rosette de M. Hennebeau; et il ne se consolait un peu que devant la belle cranerie de Lucie et de Jeanne, charmantes dans leurs toilettes retap¨¦es, riant ¨¤ la d¨¦bacle, en jolies filles gar?onni¨¨res, d¨¦daigneuses de l'argent. Lorsqu'on passa au salon prendre le caf¨¦, M. Gr¨¦goire emmena son cousin ¨¤ l'¨¦cart et le f¨¦licita du courage de sa d¨¦cision. --Que veux-tu? ton seul tort a ¨¦t¨¦ de risquer ¨¤ Vandame le million de ton denier de Montsou. Tu t'es donn¨¦ un mal terrible, et le voil¨¤ fondu dans ce travail de chien, tandis que le mien, qui n'a pas boug¨¦ de mon tiroir, me nourrit encore sagement ¨¤ ne rien faire, comme il nourrira les enfants de mes petits-enfants. II Le dimanche, ¨¦tienne s'¨¦chappa du coron, d¨¨s la nuit tomb¨¦e. Un ciel tr¨¨s pur, cribl¨¦ d'¨¦toiles, ¨¦clairait la terre d'une clart¨¦ bleue de cr¨¦puscule. Il descendit vers le canal, il suivit lentement la berge, en remontant du c?t¨¦ de Marchiennes. C'¨¦tait sa promenade favorite, un sentier gazonn¨¦ de deux lieues, filant tout droit, le long de cette eau g¨¦om¨¦trique, qui se d¨¦roulait pareille ¨¤ un lingot sans fin d'argent fondu. Jamais il n'y rencontrait personne. Mais, ce jour-l¨¤, il fut contrari¨¦, en voyant venir ¨¤ lui un homme. Et, sous la pale lumi¨¨re des ¨¦toiles, les deux promeneurs solitaires ne se reconnurent que face ¨¤ face. --Tiens! c'est toi, murmura ¨¦tienne. Souvarine hocha la t¨ºte sans r¨¦pondre. Un instant, ils rest¨¨rent immobiles; puis, c?te ¨¤ c?te, ils repartirent vers Marchiennes. Chacun semblait continuer ses r¨¦flexions, comme tr¨¨s loin l'un de l'autre. --As-tu vu dans le journal le succ¨¨s de Pluchart ¨¤ Paris? demanda enfin ¨¦tienne. On l'attendait sur le trottoir, on lui a fait une ovation, au sortir de cette r¨¦union de Belleville... Oh! le voil¨¤ lanc¨¦, malgr¨¦ son rhume. Il ira o¨´ il voudra, d¨¦sormais. Le machineur haussa les ¨¦paules. Il avait le m¨¦pris des beaux parleurs, des gaillards qui entrent dans la politique comme on entre au barreau, pour y gagner des rentes, ¨¤ coups de phrases. ¨¦tienne, maintenant, en ¨¦tait ¨¤ Darwin. Il en avait lu des fragments, r¨¦sum¨¦s et vulgaris¨¦s dans un volume ¨¤ cinq sous; et, de cette lecture mal comprise, il se faisait une id¨¦e r¨¦volutionnaire du combat pour l'existence, les maigres mangeant les gras, le peuple fort d¨¦vorant la bl¨ºme bourgeoisie. Mais Souvarine s'emporta, se r¨¦pandit sur la b¨ºtise des socialistes qui acceptent Darwin, cet ap?tre de l'in¨¦galit¨¦ scientifique, dont la fameuse s¨¦lection n'¨¦tait bonne que pour des philosophes aristocrates. Cependant, le camarade s'ent¨ºtait, voulait raisonner, et il exprimait ses doutes par une hypoth¨¨se: la vieille soci¨¦t¨¦ n'existait plus, on en avait balay¨¦ jusqu'aux miettes; eh bien, n'¨¦tait-il pas ¨¤ craindre que le monde nouveau ne repoussat gat¨¦ lentement des m¨ºmes injustices, les uns malades et les autres gaillards, les uns plus adroits, plus intelligents, s'engraissant de tout, et les autres imb¨¦ciles et paresseux, redevenant des esclaves? Alors, devant cette vision de l'¨¦ternelle mis¨¨re, le machineur cria d'une voix farouche que, si la justice n'¨¦tait pas possible avec l'homme, il fallait que l'homme dispar?t. Autant de soci¨¦t¨¦s pourries, autant de massacres, jusqu'¨¤ l'extermination du dernier ¨ºtre. Et le silence retomba. Longtemps, la t¨ºte basse, Souvarine marcha sur l'herbe fine, si absorb¨¦, qu'il suivait l'extr¨ºme bord de l'eau, avec la tranquille certitude d'un homme endormi, r¨ºvant le long des goutti¨¨res. Puis, il tressaillit sans cause, comme s'il s'¨¦tait heurt¨¦ contre une ombre. Ses yeux se lev¨¨rent, sa face apparut, tr¨¨s pale; et il dit doucement ¨¤ son compagnon: --Est-ce que je t'ai cont¨¦ comment elle est morte? --Qui donc? --Ma femme, l¨¤-bas, en Russie. ¨¦tienne eut un geste vague, ¨¦tonn¨¦ du tremblement de la voix, de ce brusque besoin de confidence, chez ce gar?on impassible d'habitude, dans son d¨¦tachement sto?que des autres et de lui-m¨ºme. Il savait seulement que la femme ¨¦tait une ma?tresse, et qu'on l'avait pendue, ¨¤ Moscou. --L'affaire n'avait pas march¨¦, raconta Souvarine, les yeux perdus ¨¤ pr¨¦sent sur la fuite blanche du canal, entre les colonnades bleuies des grands arbres. Nous ¨¦tions rest¨¦s quatorze jours au fond d'un trou, ¨¤ miner la voie du chemin de fer; et ce n'est pas le train imp¨¦rial, c'est un train de voyageurs qui a saut¨¦... Alors, on a arr¨ºt¨¦ Annouchka. Elle nous apportait du pain tous les soirs, d¨¦guis¨¦e en paysanne. C'¨¦tait elle aussi qui avait allum¨¦ la m¨¨che, parce qu'un homme aurait pu ¨ºtre remarqu¨¦... J'ai suivi le proc¨¨s, cach¨¦ dans la foule, pendant six longues journ¨¦es... Sa voix s'embarrassa, il fut pris d'un acc¨¨s de toux, comme s'il ¨¦tranglait. --Deux fois, j'ai eu envie de crier, de m'¨¦lancer par-dessus les t¨ºtes, pour la rejoindre. Mais ¨¤ quoi bon? un homme de moins, c'est un soldat de moins; et je devinais bien qu'elle me disait non, de ses grands yeux fixes, lorsqu'elle rencontrait les miens. Il toussa encore. --Le dernier jour, sur la place, j'¨¦tais l¨¤... Il pleuvait, les maladroits perdaient la t¨ºte, d¨¦rang¨¦s par la pluie battante. Ils avaient mis vingt minutes, pour en pendre quatre autres: la corde cassait, ils ne pouvaient achever le quatri¨¨me... Annouchka ¨¦tait tout debout, ¨¤ attendre. Elle ne me voyait pas, elle me cherchait dans la foule. Je suis mont¨¦ sur une borne, et elle m'a vu, nos yeux ne se sont plus quitt¨¦s. Quand elle a ¨¦t¨¦ morte, elle me regardait toujours... J'ai agit¨¦ mon chapeau, je suis parti. Il y eut un nouveau silence. L'all¨¦e blanche du canal se d¨¦roulait ¨¤ l'infini, tous deux marchaient du m¨ºme pas ¨¦touff¨¦, comme retomb¨¦s chacun dans son isolement. Au fond de l'horizon, l'eau pale semblait ouvrir le ciel d'une mince trou¨¦e de lumi¨¨re. --C'¨¦tait notre punition, continua durement Souvarine. Nous ¨¦tions coupables de nous aimer... Oui, cela est bon qu'elle soit morte, il na?tra des h¨¦ros de son sang, et moi, je n'ai plus de lachet¨¦ au coeur... Ah! rien, ni parents, ni femme, ni ami! rien qui fasse trembler la main, le jour o¨´ il faudra prendre la vie des autres ou donner la sienne! ¨¦tienne s'¨¦tait arr¨ºt¨¦, frissonnant, sous la nuit fra?che. Il ne discuta pas, il dit simplement: --Nous sommes loin, veux-tu que nous retournions? Ils revinrent vers le Voreux, avec lenteur, et il ajouta, au bout de quelques pas: --As-tu vu les nouvelles affiches? C'¨¦taient de grands placards jaunes que la Compagnie avait encore fait coller dans la matin¨¦e. Elle s'y montrait plus nette et plus conciliante, elle promettait de reprendre le livret des mineurs qui redescendraient le lendemain. Tout serait oubli¨¦, le pardon ¨¦tait offert m¨ºme aux plus compromis. --Oui, j'ai vu, r¨¦pondit le machineur. --Eh bien! qu'est-ce que tu en penses? --J'en pense, que c'est fini... Le troupeau redescendra. Vous ¨ºtes tous trop laches. ¨¦tienne, fi¨¦vreusement, excusa les camarades: un homme peut ¨ºtre brave, une foule qui meurt de faim est sans force. Pas ¨¤ pas, ils ¨¦taient revenus au Voreux; et, devant la masse noire de la fosse, il continua, il jura de ne jamais redescendre, lui; mais il pardonnait ¨¤ ceux qui redescendraient. Ensuite, comme le bruit courait que les charpentiers n'avaient pas eu le temps de r¨¦parer le cuvelage, il d¨¦sira savoir. ¨¦tait-ce vrai? la pes¨¦e des terrains contre les bois qui faisaient au puits une chemise de charpente, les avait-elle tellement renfl¨¦s ¨¤ l'int¨¦rieur, qu'une des cages d'extraction frottait au passage, sur une longueur de plus de cinq m¨¨tres? Souvarine, redevenu silencieux, r¨¦pondait bri¨¨vement. Il avait encore travaill¨¦ la veille, la cage frottait en effet, les machineurs devaient m¨ºme doubler la vitesse, pour passer ¨¤ cet endroit. Mais tous les chefs accueillaient les observations de la m¨ºme phrase irrit¨¦e: c'¨¦tait du charbon qu'on voulait, on consoliderait mieux plus tard. --Vois-tu que ?a cr¨¨ve! murmura ¨¦tienne. On serait ¨¤ la noce. Les yeux fix¨¦s sur la fosse, vague dans l'ombre, Souvarine conclut tranquillement: --Si ?a cr¨¨ve, les camarades le sauront, puisque tu conseilles de redescendre. Neuf heures sonnaient au clocher de Montsou; et, son compagnon ayant dit qu'il rentrait se coucher, il ajouta, sans m¨ºme tendre la main: --Eh bien! adieu. Je pars. --Comment, tu pars? --Oui, j'ai redemand¨¦ mon livret, je vais ailleurs. ¨¦tienne, stup¨¦fait, ¨¦motionn¨¦, le regardait. C'¨¦tait apr¨¨s deux heures de promenade, qu'il lui disait ?a, et d'une voix si calme, lorsque la seule annonce de cette brusque s¨¦paration lui serrait le coeur, ¨¤ lui. On s'¨¦tait connu, on avait pein¨¦ ensemble: ?a rend toujours triste, l'id¨¦e de ne plus se voir. --Tu pars, et o¨´ vas-tu? --L¨¤-bas, je n'en sais rien. --Mais je te reverrai? --Non, je ne crois pas. Ils se turent, ils rest¨¨rent un moment face ¨¤ face, sans trouver rien autre ¨¤ se dire. --Alors, adieu. --Adieu. Pendant qu'¨¦tienne montait au coron, Souvarine tourna le dos, revint sur la berge du canal; et l¨¤, seul maintenant, il marcha sans fin, la t¨ºte basse, si noy¨¦ de t¨¦n¨¨bres, qu'il n'¨¦tait plus qu'une ombre mouvante de la nuit. Par instants, il s'arr¨ºtait, il comptait les heures, au loin. Lorsque minuit sonna, il quitta la berge et se dirigea vers le Voreux. A ce moment, la fosse ¨¦tait vide, il n'y rencontra qu'un porion, les yeux gros de sommeil. On devait chauffer seulement ¨¤ deux heures, pour la reprise du travail. D'abord, il monta prendre au fond d'une armoire une veste qu'il feignait d'avoir oubli¨¦e. Des outils, un vilebrequin arm¨¦ de sa m¨¨che, une petite scie tr¨¨s forte, un marteau et un ciseau, se trouvaient roul¨¦s dans cette veste. Puis, il repartit. Mais, au lieu de sortir par la baraque, il enfila l'¨¦troit couloir qui menait au goyot des ¨¦chelles. Et, sa veste sous le bras, il descendit doucement, sans lampe, mesurant la profondeur en comptant les ¨¦chelles. Il savait que la cage frottait ¨¤ trois cent soixante-quatorze m¨¨tres, contre la cinqui¨¨me passe du cuvelage inf¨¦rieur. Quand il eut compt¨¦ cinquante-quatre ¨¦chelles, il tata de la main, il sentit le renflement des pi¨¨ces de bois. C'¨¦tait l¨¤. Alors, avec l'adresse et le sang-froid d'un bon ouvrier qui a longtemps m¨¦dit¨¦ sur sa besogne, il se mit au travail. Tout de suite, il commen?a par scier un panneau dans la cloison du goyot, de mani¨¨re ¨¤ communiquer avec le compartiment d'extraction. Et, ¨¤ l'aide d'allumettes vivement enflamm¨¦es et ¨¦teintes, il put se rendre compte de l'¨¦tat du cuvelage et des r¨¦parations r¨¦centes qu'on y avait faites. Entre Calais et Valenciennes, le fon?age des puits de mine rencontrait des difficult¨¦s inou?es, pour traverser les masses d'eau s¨¦journant sous terre, en nappes immenses, au niveau des vall¨¦es les plus basses. Seule, la construction des cuvelages, de ces pi¨¨ces de charpente jointes entre elles comme les douves d'un tonneau, parvenait ¨¤ contenir les sources affluentes, ¨¤ isoler les puits, au milieu des lacs dont les vagues profondes et obscures en battaient les parois. Il avait fallu, en fon?ant le Voreux, ¨¦tablir deux cuvelages: celui du niveau sup¨¦rieur, dans les sables ¨¦bouleux et les argiles blanches qui avoisinent le terrain cr¨¦tac¨¦, fissur¨¦ de toutes parts, gonfl¨¦ d'eau comme une ¨¦ponge; puis, celui du niveau inf¨¦rieur, directement au-dessus du terrain houiller, dans un sable jaune d'une finesse de farine, coulant avec une fluidit¨¦ liquide; et c'¨¦tait l¨¤ que se trouvait le Torrent, cette mer souterraine, la terreur des houill¨¨res du Nord, une mer avec ses temp¨ºtes et ses naufrages, une mer ignor¨¦e, insondable, roulant ses flots noirs, ¨¤ plus de trois cents m¨¨tres du soleil. D'ordinaire, les cuvelages tenaient bon, sous la pression ¨¦norme. Ils ne redoutaient gu¨¨re que le tassement des terrains voisins, ¨¦branl¨¦s par le travail continu des anciennes galeries d'exploitation, qui se comblaient. Dans cette descente des roches, parfois des lignes de cassure se produisaient, se propageaient lentement jusqu'aux charpentes, qu'elles d¨¦formaient ¨¤ la longue, en les repoussant ¨¤ l'int¨¦rieur du puits; et le grand danger ¨¦tait l¨¤, une menace d'¨¦boulement et d'inondation, la fosse emplie de l'avalanche des terres et du d¨¦luge des sources. Souvarine, ¨¤ cheval dans l'ouverture pratiqu¨¦e par lui, constata une d¨¦formation tr¨¨s grave de la cinqui¨¨me passe du cuvelage. Les pi¨¨ces de bois faisaient ventre, en dehors des cadres; plusieurs m¨ºme ¨¦taient sorties de leur ¨¦paulement. Des filtrations abondantes, des ?pichoux? comme disent les mineurs, jaillissaient des joints, au travers du brandissage d'¨¦toupes goudronn¨¦es dont on les garnissait. Et les charpentiers, press¨¦s par le temps, s'¨¦taient content¨¦s de poser aux angles des ¨¦querres de fer, avec une telle insouciance, que toutes les vis n'¨¦taient pas mises. Un mouvement consid¨¦rable se produisait ¨¦videmment derri¨¨re, dans les sables du Torrent. Alors, avec son vilebrequin, il desserra les vis des ¨¦querres, de fa?on ¨¤ ce qu'une derni¨¨re pouss¨¦e p?t les arracher toutes. C'¨¦tait une besogne de t¨¦m¨¦rit¨¦ folle, pendant laquelle il manqua vingt fois de culbuter, de faire le saut des cent quatre-vingts m¨¨tres qui le s¨¦paraient du fond. Il avait d? empoigner les guides de ch¨ºne, les madriers o¨´ glissaient les cages; et, suspendu au-dessus du vide, il voyageait le long des traverses dont ils ¨¦taient reli¨¦s de distance en distance, il se coulait, s'asseyait, se renversait, simplement arc-bout¨¦ sur un coude ou sur un genou, dans un tranquille m¨¦pris de la mort. Un souffle l'aurait pr¨¦cipit¨¦, ¨¤ trois reprises il se rattrapa, sans un frisson. D'abord, il tatait de la main, puis il travaillait, n'enflammant une allumette que lorsqu'il s'¨¦garait, au milieu de ces poutres gluantes. Apr¨¨s avoir desserr¨¦ les vis, il s'attaqua aux pi¨¨ces m¨ºmes; et le p¨¦ril grandit encore. Il avait cherch¨¦ la clef, la pi¨¨ce qui tenait les autres; il s'acharnait contre elle, la trouait, la sciait, l'amincissait, pour qu'elle perd?t de sa r¨¦sistance; tandis que, par les trous et les fentes, l'eau qui s'¨¦chappait en jets minces l'aveuglait et le trempait d'une pluie glac¨¦e. Deux allumettes s'¨¦teignirent. Toutes se mouillaient, c'¨¦tait la nuit, une profondeur sans fond de t¨¦n¨¨bres. D¨¨s ce moment, une rage l'emporta. Les haleines de l'invisible le grisaient, l'horreur noire de ce trou battu d'une averse le jetait ¨¤ une fureur de destruction. Il s'acharna au hasard contre le cuvelage, tapant o¨´ il pouvait, ¨¤ coups de vilebrequin, ¨¤ coups de scie, pris du besoin de l'¨¦ventrer tout de suite sur sa t¨ºte. Et il y mettait une f¨¦rocit¨¦, comme s'il e?t jou¨¦ du couteau dans la peau d'un ¨ºtre vivant, qu'il ex¨¦crait. Il la tuerait ¨¤ la fin, cette b¨ºte mauvaise du Voreux, ¨¤ la gueule toujours ouverte, qui avait englouti tant de chair humaine! On entendait la morsure de ses outils, son ¨¦chine s'allongeait, il rampait, descendait, remontait, se tenant encore par miracle, dans un branle continu, un vol d'oiseau nocturne au travers des charpentes d'un clocher. Mais il se calma, m¨¦content de lui. Est-ce qu'on ne pouvait faire les choses froidement? Sans hate, il souffla, il rentra dans le goyot des ¨¦chelles, dont il boucha le trou, en repla?ant le panneau qu'il avait sci¨¦. C'¨¦tait assez, il ne voulait pas donner l'¨¦veil par un d¨¦gat trop grand, qu'on aurait tent¨¦ de r¨¦parer tout de suite. La b¨ºte avait sa blessure au ventre, on verrait si elle vivait encore le soir; et il avait sign¨¦, le monde ¨¦pouvant¨¦ saurait qu'elle n'¨¦tait pas morte de sa belle mort. Il prit le temps de rouler m¨¦thodiquement les outils dans sa veste, il remonta les ¨¦chelles avec lenteur. Puis, quand il fut sorti de la fosse sans ¨ºtre vu, l'id¨¦e d'aller changer de v¨ºtements ne lui vint m¨ºme pas. Trois heures sonnaient. Il resta plant¨¦ sur la route, il attendit. A la m¨ºme heure, ¨¦tienne, qui ne dormait pas, s'inqui¨¦ta d'un bruit l¨¦ger, dans l'¨¦paisse nuit de la chambre. Il distinguait le petit souffle des enfants, les ronflements de Bonnemort et de la Maheude; tandis que, pr¨¨s de lui, Jeanlin sifflait une note prolong¨¦e de fl?te. Sans doute, il avait r¨ºv¨¦, et il se renfon?ait, lorsque le bruit recommen?a. C'¨¦tait un craquement de paillasse, l'effort ¨¦touff¨¦ d'une personne qui se l¨¨ve. Alors, il s'imagina que Catherine se trouvait indispos¨¦e. --Dis, c'est toi? qu'est-ce que tu as? demanda-t-il ¨¤ voix basse. Personne ne r¨¦pondit, seuls les ronflements des autres continuaient. Pendant cinq minutes, rien ne bougea. Puis, il y eut un nouveau craquement. Et, certain cette fois de ne pas s'¨ºtre tromp¨¦, il traversa la chambre, il envoya les mains dans les t¨¦n¨¨bres, pour tater le lit d'en face. Sa surprise fut grande, en y rencontrant la jeune fille assise, l'haleine suspendue, ¨¦veill¨¦e et aux aguets. --Eh bien! pourquoi ne r¨¦ponds-tu pas? qu'est-ce que tu fais donc? Elle finit par dire: --Je me l¨¨ve. --A cette heure, tu te l¨¨ves? --Oui, je retourne travailler ¨¤ la fosse. Tr¨¨s ¨¦mu, ¨¦tienne dut s'asseoir au bord de la paillasse, pendant que Catherine lui expliquait ses raisons. Elle souffrait trop de vivre ainsi, oisive, en sentant peser sur elle de continuels regards de reproche; elle aimait mieux courir le risque d'¨ºtre bouscul¨¦e l¨¤-bas par Chaval; et, si sa m¨¨re refusait son argent, quand elle le lui apporterait, eh bien! elle ¨¦tait assez grande pour se mettre ¨¤ part et faire elle-m¨ºme sa soupe. --Va-t'en, je vais m'habiller. Et ne dis rien, n'est-ce pas? si tu veux ¨ºtre gentil. Mais il demeurait pr¨¨s d'elle, il l'avait prise ¨¤ la taille, dans une caresse de chagrin et de piti¨¦. En chemise, serr¨¦s l'un contre l'autre, ils sentaient la chaleur de leur peau nue, au bord de cette couche, ti¨¨de du sommeil de la nuit. Elle, d'un premier mouvement, avait essay¨¦ de se d¨¦gager; puis, elle s'¨¦tait mise ¨¤ pleurer tout bas, en le prenant ¨¤ son tour par le cou, pour le garder contre elle, dans une ¨¦treinte d¨¦sesp¨¦r¨¦e. Et ils restaient sans autre d¨¦sir, avec le pass¨¦ de leurs amours malheureuses, qu'ils n'avaient pu satisfaire. ¨¦tait-ce donc ¨¤ jamais fini? n'oseraient-ils s'aimer un jour, maintenant qu'ils ¨¦taient libres? Il n'aurait fallu qu'un peu de bonheur, pour dissiper leur honte, ce malaise qui les emp¨ºchait d'aller ensemble, ¨¤ cause de toutes sortes d'id¨¦es, o¨´ ils ne lisaient pas clairement eux-m¨ºmes. --Recouche-toi, murmura-t-elle. Je ne veux pas allumer, ?a r¨¦veillerait maman... Il est l'heure, laisse-moi. Il n'¨¦coutait point, il la pressait ¨¦perdument, le coeur noy¨¦ d'une tristesse immense. Un besoin de paix, un invincible besoin d'¨ºtre heureux l'envahissait; et il se voyait mari¨¦, dans une petite maison propre, sans autre ambition que de vivre et de mourir l¨¤, tous les deux. Du pain le contenterait; m¨ºme s'il n'y en avait que pour un, le morceau serait pour elle. A quoi bon autre chose? est-ce que la vie valait davantage? Elle, cependant, d¨¦nouait ses bras nus. --Je t'en prie, laisse. Alors, dans un ¨¦lan de son coeur, il lui dit ¨¤ l'oreille: --Attends, je vais avec toi. Et lui-m¨ºme s'¨¦tonna d'avoir dit cette chose. Il avait jur¨¦ de ne pas redescendre, d'o¨´ venait donc cette d¨¦cision brusque, sortie de ses l¨¨vres, sans qu'il y e?t song¨¦, sans qu'il l'e?t discut¨¦e un instant? Maintenant, c'¨¦tait en lui un tel calme, une gu¨¦rison si compl¨¨te de ses doutes, qu'il s'ent¨ºtait, en homme sauv¨¦ par le hasard, et qui avait trouv¨¦ enfin l'unique porte ¨¤ son tourment. Aussi refusa-t-il de l'entendre, lorsqu'elle s'alarma, comprenant qu'il se d¨¦vouait pour elle, redoutant les mauvaises paroles dont on l'accueillerait ¨¤ la fosse. Il se moquait de tout, les affiches promettaient le pardon, et cela suffisait. --Je veux travailler, c'est mon id¨¦e... Habillons-nous et ne faisons pas de bruit. Ils s'habill¨¨rent dans les t¨¦n¨¨bres, avec mille pr¨¦cautions. Elle, secr¨¨tement, avait pr¨¦par¨¦ la veille ses v¨ºtements de mineur; lui, dans l'armoire, prit une veste et une culotte; et ils ne se lav¨¨rent pas, par crainte de remuer la terrine. Tous dormaient, mais il fallait traverser le couloir ¨¦troit, o¨´ couchait la m¨¨re. Quand ils partirent, le malheur voulut qu'ils but¨¨rent contre une chaise. Elle s'¨¦veilla, elle demanda, dans l'engourdissement du sommeil: --Hein? qui est-ce? Catherine, tremblante, s'¨¦tait arr¨ºt¨¦e, en serrant violemment la main d'¨¦tienne. --C'est moi, ne vous inqui¨¦tez pas, dit celui-ci. J'¨¦touffe, je sors respirer un peu. --Bon, bon. Et la Maheude se rendormit. Catherine n'osait plus bouger. Enfin, elle descendit dans la salle, elle partagea une tartine qu'elle avait r¨¦serv¨¦e sur un pain, donn¨¦ par une dame de Montsou. Puis, doucement, ils referm¨¨rent la porte, ils s'en all¨¨rent. Souvarine ¨¦tait demeur¨¦ debout, pr¨¨s de l'Avantage, ¨¤ l'angle de la route. Depuis une demi-heure, il regardait les charbonniers qui retournaient au travail, confus dans l'ombre, passant avec leur sourd pi¨¦tinement de troupeau. Il les comptait, comme les bouchers comptent les b¨ºtes, ¨¤ l'entr¨¦e de l'abattoir; et il ¨¦tait surpris de leur nombre, il ne pr¨¦voyait pas, m¨ºme dans son pessimisme, que ce nombre de laches p?t ¨ºtre si grand. La queue s'allongeait toujours, il se raidissait, tr¨¨s froid, les dents serr¨¦es, les yeux clairs. Mais il tressaillit. Parmi ces hommes qui d¨¦filaient, et dont il ne distinguait pas les visages, il venait pourtant d'en reconna?tre un, ¨¤ sa d¨¦marche. Il s'avan?a, il l'arr¨ºta. --O¨´ vas-tu? ¨¦tienne, saisi, au lieu de r¨¦pondre, balbutiait. --Tiens! tu n'es pas encore parti! Puis, il avoua, il retournait ¨¤ la fosse. Sans doute, il avait jur¨¦; seulement, ce n'¨¦tait pas une existence, d'attendre les bras crois¨¦s des choses qui arriveraient dans cent ans peut-¨ºtre; et, d'ailleurs, des raisons ¨¤ lui le d¨¦cidaient. Souvarine l'avait ¨¦cout¨¦, fr¨¦missant. Il l'empoigna par une ¨¦paule, il le rejeta vers le coron. --Rentre chez toi, je le veux, entends-tu! Mais, Catherine s'¨¦tant approch¨¦e, il la reconnut, elle aussi. ¨¦tienne protestait, d¨¦clarait qu'il ne laissait ¨¤ personne le soin de juger sa conduite. Et les yeux du machineur all¨¨rent de la jeune fille au camarade; tandis qu'il reculait d'un pas, avec un geste de brusque abandon. Quand il y avait une femme dans le coeur d'un homme, l'homme ¨¦tait fini, il pouvait mourir. Peut-¨ºtre revit-il, en une vision rapide, l¨¤-bas, ¨¤ Moscou, sa ma?tresse pendue, ce dernier lien de sa chair coup¨¦, qui l'avait rendu libre de la vie des autres et de la sienne. Il dit simplement: --Va. G¨ºn¨¦, ¨¦tienne s'attardait, cherchait une parole de bonne amiti¨¦, pour ne pas se s¨¦parer ainsi. --Alors, tu pars toujours? --Oui. --Eh bien! donne-moi la main, mon vieux. Bon voyage et sans rancune. L'autre lui tendit une main glac¨¦e. Ni ami, ni femme. --Adieu pour tout de bon, cette fois. --Oui, adieu. Et Souvarine, immobile dans les t¨¦n¨¨bres, suivit du regard ¨¦tienne et Catherine, qui entraient au Voreux. III A quatre heures, la descente commen?a. Dansaert, install¨¦ en personne au bureau du marqueur, dans la lampisterie, inscrivait chaque ouvrier qui se pr¨¦sentait, et lui faisait donner une lampe. Il les prenait tous, sans une observation, tenant la promesse des affiches. Cependant, lorsqu'il aper?ut au guichet ¨¦tienne et Catherine, il eut un sursaut, tr¨¨s rouge, la bouche ouverte pour refuser l'inscription; puis, il se contenta de triompher, d'un air goguenard: ah! ah! le fort des forts ¨¦tait donc par terre? la Compagnie avait donc du bon, que le terrible tombeur de Montsou revenait lui demander du pain? Silencieux, ¨¦tienne emporta sa lampe et monta au puits, avec la herscheuse. Mais c'¨¦tait l¨¤, dans la salle de recette, que Catherine craignait les mauvaises paroles des camarades. Justement, d¨¨s l'entr¨¦e, elle reconnut Chaval au milieu d'une vingtaine de mineurs, attendant qu'une cage f?t libre. Il s'avan?ait furieusement vers elle, lorsque la vue d'¨¦tienne l'arr¨ºta. Alors, il affecta de ricaner, avec des haussements d'¨¦paules outrageux. Tr¨¨s bien! il s'en foutait, du moment que l'autre avait occup¨¦ la place toute chaude; bon d¨¦barras! ?a regardait le monsieur, s'il aimait les restes; et, sous l'¨¦talage de ce d¨¦dain, il ¨¦tait repris d'un tremblement de jalousie, ses yeux flambaient. D'ailleurs, les camarades ne bougeaient pas, muets, les yeux baiss¨¦s. Ils se contentaient de jeter un regard oblique aux nouveaux venus; puis, abattus et sans col¨¨re, ils se remettaient ¨¤ regarder fixement la bouche du puits, leur lampe ¨¤ la main, grelottant sous la mince toile de leur veste, dans les courants d'air continus de la grande salle. Enfin, la cage se cala sur les verrous, on leur cria d'embarquer. Catherine et ¨¦tienne se tass¨¨rent dans une berline, o¨´ Pierron et deux haveurs se trouvaient d¨¦j¨¤. A c?t¨¦, dans l'autre berline, Chaval disait au p¨¨re Mouque, tr¨¨s haut, que la Direction avait bien tort de ne pas profiter de l'occasion pour d¨¦barrasser les fosses des chenapans qui les pourrissaient; mais le vieux palefrenier, d¨¦j¨¤ retomb¨¦ ¨¤ la r¨¦signation de sa chienne d'existence, ne se fachait plus de la mort de ses enfants, r¨¦pondait simplement d'un geste de conciliation. La cage se d¨¦crocha, on fila dans le noir. Personne ne parlait. Tout d'un coup, comme on ¨¦tait aux deux tiers de la descente, il y eut un frottement terrible. Les fers craquaient, les hommes furent jet¨¦s les uns contre les autres. --Nom de Dieu! gronda ¨¦tienne, est-ce qu'ils vont nous aplatir? Nous finirons par tous y rester, avec leur sacr¨¦ cuvelage. Et ils disent encore qu'ils l'ont r¨¦par¨¦! Pourtant, la cage avait franchi l'obstacle. Elle descendait maintenant sous une pluie d'orage, si violente, que les ouvriers ¨¦coutaient avec inqui¨¦tude ce ruissellement. Il s'¨¦tait donc d¨¦clar¨¦ bien des fuites, dans le brandissage des joints? Pierron, interrog¨¦, lui qui travaillait depuis plusieurs jours, ne voulut pas montrer sa peur, qui pouvait ¨ºtre consid¨¦r¨¦e comme une attaque ¨¤ la Direction; et il r¨¦pondit: --Oh! pas de danger! C'est toujours comme ?a. Sans doute qu'on n'a pas eu le temps de brandir les pichoux. Le torrent ronflait sur leurs t¨ºtes, ils arriv¨¨rent au fond, au dernier accrochage, sous une v¨¦ritable trombe d'eau. Pas un porion n'avait eu l'id¨¦e de monter par les ¨¦chelles, pour se rendre compte. La pompe suffirait, les brandisseurs visiteraient les joints, la nuit suivante. Dans les galeries, la r¨¦organisation du travail donnait assez de mal. Avant de laisser les haveurs retourner ¨¤ leur chantier d'abattage, l'ing¨¦nieur avait d¨¦cid¨¦ que, pendant les cinq premiers jours, tous les hommes ex¨¦cuteraient certains travaux de consolidation, d'une urgence absolue. Des ¨¦boulements mena?aient partout, les voies avaient tellement souffert, qu'il fallait raccommoder les boisages sur des longueurs de plusieurs centaines de m¨¨tres. En bas, on formait donc des ¨¦quipes de dix hommes, chacune sous la conduite d'un porion; puis, on les mettait ¨¤ la besogne, aux endroits les plus endommag¨¦s. Quand la descente fut finie, on compta que trois cent vingt-deux mineurs ¨¦taient descendus, environ la moiti¨¦ du nombre qui travaillait, lorsque la fosse se trouvait en pleine exploitation. Justement, Chaval compl¨¦ta l'¨¦quipe dont Catherine et ¨¦tienne faisaient partie; et il n'y eut pas l¨¤ un hasard, il s'¨¦tait cach¨¦ d'abord derri¨¨re les camarades, puis il avait forc¨¦ la main au porion. Cette ¨¦quipe-l¨¤ s'en alla d¨¦blayer, dans le bout de la galerie nord, ¨¤ pr¨¨s de trois kilom¨¨tres, un ¨¦boulement qui bouchait une voie de la veine Dix-Huit-Pouces. On attaqua les roches ¨¦boul¨¦es ¨¤ la pioche et ¨¤ la pelle. ¨¦tienne, Chaval et cinq autres d¨¦blayaient, tandis que Catherine, avec deux galibots, roulaient les terres au plan inclin¨¦. Les paroles ¨¦taient rares, le porion ne les quittait pas. Cependant, les deux galants de la herscheuse furent sur le point de s'allonger des gifles. Tout en grognant qu'il n'en voulait plus, de cette tra?n¨¦e, l'ancien s'occupait d'elle, la bousculait sournoisement, si bien que le nouveau l'avait menac¨¦ d'une danse, s'il ne la laissait pas tranquille. Leurs yeux se mangeaient, on dut les s¨¦parer. Vers huit heures, Dansaert passa donner un coup d'oeil au travail. Il paraissait d'une humeur ex¨¦crable, il s'emporta contre le porion: rien ne marchait, les bois demandaient ¨¤ ¨ºtre remplac¨¦s au fur et ¨¤ mesure, est-ce que c'¨¦tait fichu, de la besogne pareille! Et il partit, en annon?ant qu'il reviendrait avec l'ing¨¦nieur. Il attendait N¨¦grel depuis le matin, sans comprendre la cause de ce retard. Une heure encore s'¨¦coula. Le porion avait arr¨ºt¨¦ le d¨¦blaiement, pour employer tout son monde ¨¤ ¨¦tayer le toit. M¨ºme la herscheuse et les deux galibots ne roulaient plus, pr¨¦paraient et apportaient les pi¨¨ces du boisage. Dans ce fond de galerie, l'¨¦quipe se trouvait comme aux avant-postes, perdue ¨¤ une extr¨¦mit¨¦ de la mine, sans communication d¨¦sormais avec les autres chantiers. Trois ou quatre fois, des bruits ¨¦tranges, de lointains galops firent bien tourner la t¨ºte aux travailleurs: qu'¨¦tait-ce donc? on aurait dit que les voies se vidaient, que les camarades remontaient d¨¦j¨¤, et au pas de course. Mais la rumeur se perdait dans le profond silence, ils se remettaient ¨¤ caler les bois, ¨¦tourdis par les grands coups de marteau. Enfin, on reprit le d¨¦blaiement, le roulage recommen?a. D¨¨s le premier voyage, Catherine, effray¨¦e, revint en disant qu'il n'y avait plus personne au plan inclin¨¦. --J'ai appel¨¦, on n'a pas r¨¦pondu. Tous ont fichu le camp. Le saisissement fut tel, que les dix hommes jet¨¨rent leurs outils pour galoper. Cette id¨¦e, d'¨ºtre abandonn¨¦s, seuls au fond de la fosse, si loin de l'accrochage, les affolait. Ils n'avaient gard¨¦ que leur lampe, ils couraient ¨¤ la file, les hommes, les enfants, la herscheuse; et le porion lui-m¨ºme perdait la t¨ºte, jetait des appels, de plus en plus effray¨¦ du silence, de ce d¨¦sert des galeries qui s'¨¦tendait sans fin. Qu'arrivait-il, pour qu'on ne rencontrat pas une ame? Quel accident avait pu emporter ainsi les camarades? Leur terreur s'accroissait de l'incertitude du danger, de cette menace qu'ils sentaient l¨¤, sans la conna?tre. Enfin, comme ils approchaient de l'accrochage, un torrent leur barra la route. Ils eurent tout de suite de l'eau jusqu'aux genoux; et ils ne pouvaient plus courir, ils fendaient p¨¦niblement le flot, avec la pens¨¦e qu'une minute de retard allait ¨ºtre la mort. --Nom de Dieu! c'est le cuvelage qui a crev¨¦, cria ¨¦tienne. Je le disais bien que nous y resterions! Depuis la descente, Pierron, tr¨¨s inquiet, voyait augmenter le d¨¦luge qui tombait du puits. Tout en embarquant les berlines avec deux autres, il levait la t¨ºte, la face tremp¨¦e des grosses gouttes, les oreilles bourdonnantes du ronflement de la temp¨ºte, l¨¤-haut. Mais il trembla surtout, quand il s'aper?ut que, sous lui, le puisard, le bougnou profond de dix m¨¨tres, s'emplissait: d¨¦j¨¤, l'eau jaillissait du plancher, d¨¦bordait sur les dalles de fonte; et c'¨¦tait une preuve que la pompe ne suffisait plus ¨¤ ¨¦puiser les fuites. Il l'entendait s'essouffler, avec un hoquet de fatigue. Alors, il avertit Dansaert, qui jura de col¨¨re, en r¨¦pondant qu'il fallait attendre l'ing¨¦nieur. Deux fois, il revint ¨¤ la charge, sans tirer de lui autre chose que des haussements d'¨¦paules exasp¨¦r¨¦s. Eh bien! l'eau montait, que pouvait-il y faire? Mouque parut avec Bataille, qu'il conduisait ¨¤ la corv¨¦e; et il dut le tenir des deux mains, le vieux cheval somnolent s'¨¦tait brusquement cabr¨¦, la t¨ºte allong¨¦e vers le puits, hennissant ¨¤ la mort. --Quoi donc, philosophe? qu'est-ce qui t'inqui¨¨te?... Ah! c'est parce qu'il pleut. Viens donc, ?a ne te regarde pas. Mais la b¨ºte frissonnait de tout son poil, il la tra?na de force au roulage. Presque au m¨ºme instant, comme Mouque et Bataille disparaissaient au fond d'une galerie, un craquement eut lieu en l'air, suivi d'un vacarme prolong¨¦ de chute. C'¨¦tait une pi¨¨ce du cuvelage qui se d¨¦tachait, qui tombait de cent quatre-vingts m¨¨tres, en rebondissant contre les parois. Pierron et les autres chargeurs purent se garer, la planche de ch¨ºne broya seulement une berline vide. En m¨ºme temps, un paquet d'eau, le flot jaillissant d'une digue crev¨¦e, ruisselait. Dansaert voulut monter voir; mais il parlait encore, qu'une seconde pi¨¨ce d¨¦boula. Et, devant la catastrophe mena?ante, effar¨¦, il n'h¨¦sita plus, il donna l'ordre de la remonte, lan?a des porions pour avertir les hommes, dans les chantiers. Alors, commen?a une effroyable bousculade. De chaque galerie, des files d'ouvriers arrivaient au galop, se ruaient ¨¤ l'assaut des cages. On s'¨¦crasait, on se tuait pour ¨ºtre remont¨¦ tout de suite. Quelques-uns, qui avaient eu l'id¨¦e de prendre le goyot des ¨¦chelles, redescendirent en criant que le passage y ¨¦tait bouch¨¦ d¨¦j¨¤. C'¨¦tait l'¨¦pouvante de tous, apr¨¨s chaque d¨¦part d'une cage: celle-l¨¤ venait de passer, mais qui savait si la suivante passerait encore, au milieu des obstacles dont le puits s'obstruait? En haut, la d¨¦bacle devait continuer, on entendait une s¨¦rie de sourdes d¨¦tonations, les bois qui se fendaient, qui ¨¦clataient dans le grondement continu et croissant de l'averse. Une cage bient?t fut hors d'usage, d¨¦fonc¨¦e, ne glissant plus entre les guides, rompues sans doute. L'autre frottait tellement, que le cable allait casser bien s?r. Et il restait une centaine d'hommes ¨¤ sortir, tous ralaient, se cramponnaient, ensanglant¨¦s, noy¨¦s. Deux furent tu¨¦s par des chutes de planches. Un troisi¨¨me, qui avait empoign¨¦ la cage, retomba de cinquante m¨¨tres et disparut dans le bougnou. Dansaert, cependant, tachait de mettre de l'ordre. Arm¨¦ d'une rivelaine, il mena?ait d'ouvrir le crane au premier qui n'ob¨¦irait pas; et il voulait les ranger ¨¤ la file, il criait que les chargeurs sortiraient les derniers, apr¨¨s avoir emball¨¦ les camarades. On ne l'¨¦coutait pas, il avait emp¨ºch¨¦ Pierron, lache et bl¨ºme, de filer un des premiers. A chaque d¨¦part, il devait l'¨¦carter d'une gifle. Mais lui-m¨ºme claquait des dents, une minute de plus, et il ¨¦tait englouti: tout crevait l¨¤-haut, c'¨¦tait un fleuve d¨¦bord¨¦, une pluie meurtri¨¨re de charpentes. Quelques ouvriers accouraient encore, lorsque, fou de peur, il sauta dans une berline, en laissant Pierron y sauter derri¨¨re lui. La cage monta. A ce moment, l'¨¦quipe d'¨¦tienne et de Chaval d¨¦bouchait dans l'accrochage. Ils virent la cage dispara?tre, ils se pr¨¦cipit¨¨rent; mais il leur fallut reculer, sous l'¨¦croulement final du cuvelage: le puits se bouchait, la cage ne redescendrait pas. Catherine sanglotait, Chaval s'¨¦tranglait ¨¤ crier des jurons. On ¨¦tait une vingtaine, est-ce que ces cochons de chefs les abandonneraient ainsi? Le p¨¨re Mouque, qui avait ramen¨¦ Bataille, sans hate, le tenait encore par la bride, tous les deux stup¨¦fi¨¦s, le vieux et la b¨ºte, devant la hausse rapide de l'inondation. L'eau d¨¦j¨¤ montait aux cuisses. ¨¦tienne muet, les dents serr¨¦es, souleva Catherine entre ses bras. Et les vingt hurlaient, la face en l'air, les vingt s'ent¨ºtaient, imb¨¦ciles, ¨¤ regarder le puits, ce trou ¨¦boul¨¦ qui crachait un fleuve, et d'o¨´ ne pouvait plus leur venir aucun secours. Au jour, Dansaert, en d¨¦barquant, aper?ut N¨¦grel qui accourait. Madame Hennebeau, par une fatalit¨¦, l'avait, ce matin-l¨¤, au saut du lit, retenu ¨¤ feuilleter des catalogues, pour l'achat de la corbeille. Il ¨¦tait dix heures. --Eh bien! qu'arrive-t-il donc? cria-t-il de loin. --La fosse est perdue, r¨¦pondit le ma?tre-porion. Et il conta la catastrophe, en b¨¦gayant, tandis que l'ing¨¦nieur, incr¨¦dule, haussait les ¨¦paules: allons donc! est-ce qu'un cuvelage se d¨¦molissait comme ?a? On exag¨¦rait, il fallait voir. --Personne n'est rest¨¦ au fond, n'est-ce pas? Dansaert se troublait. Non, personne. Il l'esp¨¦rait du moins. Pourtant, des ouvriers avaient pu s'attarder. --Mais, nom d'un chien! dit N¨¦grel, pourquoi ¨ºtes-vous sorti, alors? Est-ce qu'on lache ses hommes! Tout de suite, il donna l'ordre de compter les lampes. Le matin, on en avait distribu¨¦ trois cent vingt-deux; et l'on n'en retrouvait que deux cent cinquante-cinq; seulement, plusieurs ouvriers avouaient que la leur ¨¦tait rest¨¦e l¨¤-bas, tomb¨¦e de leur main, dans les bousculades de la panique. On tacha de proc¨¦der ¨¤ un appel, il fut impossible d'¨¦tablir un nombre exact: des mineurs s'¨¦taient sauv¨¦s, d'autres n'entendaient plus leur nom. Personne ne tombait d'accord sur les camarades manquants. Ils ¨¦taient peut-¨ºtre vingt, peut-¨ºtre quarante. Et, seule, une certitude se faisait pour l'ing¨¦nieur: il y avait des hommes au fond, on distinguait leur hurlement, dans le bruit des eaux, ¨¤ travers les charpentes ¨¦croul¨¦es, lorsqu'on se penchait ¨¤ la bouche du puits. Le premier soin de N¨¦grel fut d'envoyer chercher M. Hennebeau et de vouloir fermer la fosse. Mais il ¨¦tait d¨¦j¨¤ trop tard, les charbonniers qui avaient galop¨¦ au coron des Deux-Cent-Quarante, comme poursuivis par les craquements du cuvelage, venaient d'¨¦pouvanter les familles; et des bandes de femmes, des vieux, des petits, d¨¦valaient en courant, secou¨¦s de cris et de sanglots. Il fallut les repousser, un cordon de surveillants fut charg¨¦ de les maintenir, car ils auraient g¨ºn¨¦ les manoeuvres. Beaucoup des ouvriers remont¨¦s du puits demeuraient l¨¤, stupides, sans penser ¨¤ changer de v¨ºtements, retenus par une fascination de la peur, en face de ce trou effrayant o¨´ ils avaient failli rester. Les femmes, ¨¦perdues autour d'eux, les suppliaient, les interrogeaient, demandaient les noms. Est-ce que celui-ci en ¨¦tait? et celui-l¨¤? et cet autre? Ils ne savaient pas, ils balbutiaient, ils avaient de grands frissons et des gestes de fous, des gestes qui ¨¦cartaient une vision abominable, toujours pr¨¦sente. La foule augmentait rapidement, une lamentation montait des routes. Et, l¨¤-haut, sur le terri, dans la cabane de Bonnemort, il y avait, assis par terre, un homme, Souvarine, qui ne s'¨¦tait pas ¨¦loign¨¦, et qui regardait. --Les noms! les noms! criaient les femmes, d'une voix ¨¦trangl¨¦e de larmes. N¨¦grel parut un instant, jeta ces mots: --D¨¨s que nous saurons les noms, nous les ferons conna?tre. Mais rien n'est perdu, tout le monde sera sauv¨¦... Je descends. Alors, muette d'angoisse, la foule attendit. En effet, avec une bravoure tranquille, l'ing¨¦nieur s'appr¨ºtait ¨¤ descendre. Il avait fait d¨¦crocher la cage, en donnant l'ordre de la remplacer, au bout du cable, par un cuffat; et, comme il se doutait que l'eau ¨¦teindrait sa lampe, il commanda d'en attacher une autre sous le cuffat, qui la prot¨¦gerait. Des porions, tremblants, la face blanche et d¨¦compos¨¦e, aidaient ¨¤ ces pr¨¦paratifs. --Vous descendez avec moi, Dansaert, dit N¨¦grel d'une voix br¨¨ve. Puis, quand il les vit tous sans courage, quand il vit le ma?tre-porion chanceler, ivre d'¨¦pouvante, il l'¨¦carta d'un geste de m¨¦pris. --Non, vous m'embarrasseriez... J'aime mieux ¨ºtre seul. D¨¦j¨¤, il ¨¦tait dans l'¨¦troit baquet, qui vacillait ¨¤ l'extr¨¦mit¨¦ du cable; et, tenant d'une main sa lampe, serrant de l'autre la corde du signal, il cria lui-m¨ºme au machineur: --Doucement! La machine mit en branle les bobines, N¨¦grel disparut dans le gouffre, d'o¨´ montait toujours le hurlement des mis¨¦rables. En haut, rien n'avait boug¨¦. Il constata le bon ¨¦tat du cuvelage sup¨¦rieur. Balanc¨¦ au milieu du puits, il virait, il ¨¦clairait les parois: les fuites, entre les joints, ¨¦taient si peu abondantes, que sa lampe n'en souffrait pas. Mais, ¨¤ trois cents m¨¨tres, lorsqu'il arriva au cuvelage inf¨¦rieur, elle s'¨¦teignit selon ses pr¨¦visions, un jaillissement avait empli le cuffat. D¨¨s lors, il n'eut plus pour y voir que la lampe pendue, qui le pr¨¦c¨¦dait dans les t¨¦n¨¨bres. Et, malgr¨¦ sa t¨¦m¨¦rit¨¦, un frisson le palit, en face de l'horreur du d¨¦sastre. Quelques pi¨¨ces de bois restaient seules, les autres s'¨¦taient effondr¨¦es avec leurs cadres; derri¨¨re, d'¨¦normes cavit¨¦s se creusaient, les sables jaunes, d'une finesse de farine, coulaient par masses consid¨¦rables; tandis que les eaux du Torrent, de cette mer souterraine aux temp¨ºtes et aux naufrages ignor¨¦s, s'¨¦panchaient en un d¨¦gorgement d'¨¦cluse. Il descendit encore, perdu au centre de ces vides qui augmentaient sans cesse, battu et tournoyant sous la trombe des sources, si mal ¨¦clair¨¦ par l'¨¦toile rouge de la lampe, filant en bas, qu'il croyait distinguer des rues, des carrefours de ville d¨¦truite, tr¨¨s loin, dans le jeu des grandes ombres mouvantes. Aucun travail humain n'¨¦tait plus possible. Il ne gardait qu'un espoir, celui de tenter le sauvetage des hommes en p¨¦ril. A mesure qu'il s'enfon?ait, il entendait grandir le hurlement; et il lui fallut s'arr¨ºter, un obstacle infranchissable barrait le puits, un amas de charpentes, les madriers rompus des guides, les cloisons fendues des goyots, s'enchev¨ºtrant avec les guidonnages arrach¨¦s de la pompe. Comme il regardait longuement, le coeur serr¨¦, le hurlement cessa tout d'un coup. Sans doute, devant la crue rapide, les mis¨¦rables venaient de fuir dans les galeries, si le flot ne leur avait pas d¨¦j¨¤ empli la bouche. N¨¦grel dut se r¨¦signer ¨¤ tirer la corde du signal, pour qu'on le remontat. Puis, il se fit arr¨ºter de nouveau. Une stupeur lui restait, celle de cet accident si brusque, dont il ne comprenait pas la cause. Il d¨¦sirait se rendre compte, il examina les quelques pi¨¨ces du cuvelage qui tenaient bon. A distance, des d¨¦chirures, des entailles dans le bois, l'avaient surpris. Sa lampe agonisait, noy¨¦e d'humidit¨¦, et il toucha de ses doigts, il reconnut tr¨¨s nettement des coups de scie, des coups de vilebrequin, tout un travail abominable de destruction. ¨¦videmment, on avait voulu cette catastrophe. Il demeurait b¨¦ant, les pi¨¨ces craqu¨¨rent, s'ab?m¨¨rent avec leurs cadres, dans un dernier glissement qui faillit l'emporter lui-m¨ºme. Sa bravoure s'en ¨¦tait all¨¦e, l'id¨¦e de l'homme qui avait fait ?a dressait ses cheveux, le gla?ait de la peur religieuse du mal, comme si, m¨ºl¨¦ aux t¨¦n¨¨bres, l'homme e?t encore ¨¦t¨¦ l¨¤, ¨¦norme, pour son forfait d¨¦mesur¨¦. Il cria, il agita le signal d'une main furieuse; et il ¨¦tait grand temps d'ailleurs, car il s'aper?ut, cent m¨¨tres plus haut, que le cuvelage sup¨¦rieur se mettait ¨¤ son tour en mouvement: les joints s'ouvraient, perdaient leur brandissage d'¨¦toupe, lachaient des ruisseaux. Ce n'¨¦tait ¨¤ pr¨¦sent qu'une question d'heures, le puits ach¨¨verait de se d¨¦cuveler, et s'¨¦croulerait. Au jour, M. Hennebeau anxieux attendait N¨¦grel. --Eh bien! quoi? demanda-t-il. Mais l'ing¨¦nieur, ¨¦trangl¨¦, ne parlait point. Il d¨¦faillait. --Ce n'est pas possible, jamais on n'a vu ?a... As-tu examin¨¦? Oui, il r¨¦pondait de la t¨ºte, avec des regards d¨¦fiants. Il refusait de s'expliquer en pr¨¦sence des quelques porions qui ¨¦coutaient, il emmena son oncle ¨¤ dix m¨¨tres, ne se jugea pas assez loin, recula encore; puis, tr¨¨s bas, ¨¤ l'oreille, il lui dit enfin l'attentat, les planches trou¨¦es et sci¨¦es, la fosse saign¨¦e au cou et ralant. Devenu bl¨ºme, le directeur baissait aussi la voix, dans le besoin instinctif qui fait le silence sur la monstruosit¨¦ des grandes d¨¦bauches et des grands crimes. Il ¨¦tait inutile d'avoir l'air de trembler devant les dix mille ouvriers de Montsou: plus tard, on verrait. Et tous deux continuaient ¨¤ chuchoter, atterr¨¦s qu'un homme e?t trouv¨¦ le courage de descendre, de se pendre au milieu du vide, de risquer sa vie vingt fois, pour cette effroyable besogne. Ils ne comprenaient m¨ºme pas cette bravoure folle dans la destruction, ils refusaient de croire malgr¨¦ l'¨¦vidence, comme on doute de ces histoires d'¨¦vasions c¨¦l¨¨bres, de ces prisonniers envol¨¦s par des fen¨ºtres, ¨¤ trente m¨¨tres du sol. Lorsque M. Hennebeau se rapprocha des porions, un tic nerveux tirait son visage. Il eut un geste de d¨¦sespoir, il donna l'ordre d'¨¦vacuer la fosse tout de suite. Ce fut une sortie lugubre d'enterrement, un abandon muet, avec des coups d'oeil en arri¨¨re sur ces grands corps de briques, vides et encore debout, que rien d¨¦sormais ne pouvait sauver. Et, comme le directeur et l'ing¨¦nieur descendaient les derniers de la recette, la foule les accueillit de sa clameur, r¨¦p¨¦t¨¦e obstin¨¦ment. --Les noms! les noms! dites les noms! Maintenant, la Maheude ¨¦tait l¨¤, parmi les femmes. Elle se rappelait le bruit de la nuit, sa fille et le logeur avaient d? partir ensemble, ils se trouvaient pour s?r au fond; et, apr¨¨s avoir cri¨¦ que c'¨¦tait bien fait, qu'ils m¨¦ritaient d'y rester, les sans-coeur, les laches, elle ¨¦tait accourue, elle se tenait au premier rang, grelottante d'angoisse. D'ailleurs, elle n'osait plus douter, la discussion qui s'¨¦levait autour d'elle sur les noms la renseignait. Oui, oui, Catherine y ¨¦tait, ¨¦tienne aussi, un camarade les avait vus. Mais, au sujet des autres, l'accord ne se faisait toujours pas. Non, pas celui-ci, celui-l¨¤ au contraire, peut-¨ºtre Chaval, avec lequel pourtant un galibot jurait d'¨ºtre remont¨¦. La Levaque et la Pierronne, bien qu'elles n'eussent personne en p¨¦ril, s'acharnaient, se lamentaient aussi fort que les autres. Sorti un des premiers, Zacharie, malgr¨¦ son air de se moquer de tout, avait embrass¨¦ en pleurant sa femme et sa m¨¨re; et, demeur¨¦ pr¨¨s de celle-ci, il grelottait avec elle, montrant pour sa soeur un d¨¦bordement inattendu de tendresse, refusant de la croire l¨¤-bas, tant que les chefs ne l'auraient pas constat¨¦ officiellement. --Les noms! les noms! de grace les noms! N¨¦grel, ¨¦nerv¨¦, dit tr¨¨s haut aux surveillants: --Mais faites-les donc taire! C'est ¨¤ mourir de chagrin. Nous ne les savons pas, les noms. Deux heures s'¨¦taient pass¨¦es d¨¦j¨¤. Dans le premier effarement, personne n'avait song¨¦ ¨¤ l'autre puits, au vieux puits de R¨¦quillart. M. Hennebeau annon?ait qu'on allait tenter le sauvetage de ce c?t¨¦, lorsqu'une rumeur courut: cinq ouvriers justement venaient d'¨¦chapper ¨¤ l'inondation, en remontant par les ¨¦chelles pourries de l'ancien goyot hors d'usage; et l'on nommait le p¨¨re Mouque, cela causait une surprise, personne ne le croyait au fond. Mais le r¨¦cit des cinq ¨¦vad¨¦s redoublait les larmes: quinze camarades n'avaient pu les suivre, ¨¦gar¨¦s, mur¨¦s par des ¨¦boulements, et il n'¨¦tait plus possible de les secourir, car il y avait d¨¦j¨¤ dix m¨¨tres de crue dans R¨¦quillart. On connaissait tous les noms, l'air s'emplissait d'un g¨¦missement de peuple ¨¦gorg¨¦. --Faites-les donc taire! r¨¦p¨¦ta N¨¦grel furieux. Et qu'ils reculent! Oui, oui, ¨¤ cent m¨¨tres! Il y a du danger, repoussez-les, repoussez-les. Il fallut se battre contre ces pauvres gens. Ils s'imaginaient d'autres malheurs, on les chassait pour leur cacher des morts; et les porions durent leur expliquer que le puits allait manger la fosse. Cette id¨¦e les rendit muets de saisissement, ils finirent par se laisser refouler pas ¨¤ pas; mais on fut oblig¨¦ de doubler les gardiens qui les contenaient; car, malgr¨¦ eux, comme attir¨¦s, ils revenaient toujours. Un millier de personnes se bousculaient sur la route, on accourait de tous les corons, de Montsou m¨ºme. Et l'homme, en haut, sur le terri, l'homme blond, ¨¤ la figure de fille, fumait des cigarettes pour patienter, sans quitter la fosse de ses yeux clairs. Alors, l'attente commen?a. Il ¨¦tait midi, personne n'avait mang¨¦, et personne ne s'¨¦loignait. Dans le ciel brumeux, d'un gris sale, passaient lentement des nu¨¦es couleur de rouille. Un gros chien, derri¨¨re la haie de Rasseneur, aboyait violemment, sans relache, irrit¨¦ du souffle vivant de la foule. Et cette foule, peu ¨¤ peu, s'¨¦tait r¨¦pandue dans les terres voisines, avait fait le cercle autour de la fosse, ¨¤ cent m¨¨tres. Au centre du grand vide, le Voreux se dressait. Plus une ame, plus un bruit, un d¨¦sert; les fen¨ºtres et les portes, rest¨¦es ouvertes, montraient l'abandon int¨¦rieur; un chat rouge, oubli¨¦, flairant la menace de cette solitude, sauta d'un escalier et disparut. Sans doute les foyers des g¨¦n¨¦rateurs s'¨¦teignaient ¨¤ peine, car la haute chemin¨¦e de briques lachait de l¨¦g¨¨res fum¨¦es, sous les nuages sombres; tandis que la girouette du beffroi grin?ait au vent, d'un petit cri aigre, la seule voix m¨¦lancolique de ces vastes batiments qui allaient mourir. A deux heures, rien n'avait boug¨¦. M. Hennebeau, N¨¦grel, d'autres ing¨¦nieurs accourus, formaient un groupe de redingotes et de chapeaux noirs, en avant du monde; et eux non plus ne s'¨¦loignaient pas, les jambes rompues de fatigue, fi¨¦vreux, malades d'assister impuissants ¨¤ un pareil d¨¦sastre, ne chuchotant que de rares paroles, comme au chevet d'un moribond. Le cuvelage sup¨¦rieur devait achever de s'effondrer, on entendait de brusques retentissements, des bruits saccad¨¦s de chute profonde, auxquels succ¨¦daient de grands silences. C'¨¦tait la plaie qui s'agrandissait toujours: l'¨¦boulement, commenc¨¦ par le bas, montait, se rapprochait de la surface. Une impatience nerveuse avait pris N¨¦grel, il voulait voir, et il s'avan?ait d¨¦j¨¤, seul dans ce vide effrayant, lorsqu'on s'¨¦tait jet¨¦ ¨¤ ses ¨¦paules. A quoi bon? il ne pouvait rien emp¨ºcher. Cependant, un mineur, un vieux, trompant la surveillance, galopa jusqu'¨¤ la baraque; mais il reparut tranquillement, il ¨¦tait all¨¦ chercher ses sabots. Trois heures sonn¨¨rent. Rien encore. Une averse avait tremp¨¦ la foule, sans qu'elle reculat d'un pas. Le chien de Rasseneur s'¨¦tait remis ¨¤ aboyer. Et ce fut ¨¤ trois heures vingt minutes seulement, qu'une premi¨¨re secousse ¨¦branla la terre. Le Voreux en fr¨¦mit, solide, toujours debout. Mais une seconde suivit aussit?t, et un long cri sortit des bouches ouvertes: le hangar goudronn¨¦ du criblage, apr¨¨s avoir chancel¨¦ deux fois, venait de s'abattre avec un craquement terrible. Sous la pression ¨¦norme, les charpentes se rompaient et frottaient si fort, qu'il en jaillissait des gerbes d'¨¦tincelles. D¨¨s ce moment, la terre ne cessa de trembler, les secousses se succ¨¦daient, des affaissements souterrains, des grondements de volcan en ¨¦ruption. Au loin, le chien n'aboyait plus, il poussait des hurlements plaintifs, comme s'il e?t annonc¨¦ les oscillations qu'il sentait venir; et les femmes, les enfants, tout ce peuple qui regardait, ne pouvait retenir une clameur de d¨¦tresse, ¨¤ chacun de ces bonds qui les soulevaient. En moins de dix minutes, la toiture ardois¨¦e du beffroi s'¨¦croula, la salle de recette et la chambre de la machine se fendirent, se trou¨¨rent d'une br¨¨che consid¨¦rable. Puis, les bruits se turent, l'effondrement s'arr¨ºta, il se fit de nouveau un grand silence. Pendant une heure, le Voreux resta ainsi, entam¨¦, comme bombard¨¦ par une arm¨¦e de barbares. On ne criait plus, le cercle ¨¦largi des spectateurs regardait. Sous les poutres en tas du criblage, on distinguait les culbuteurs fracass¨¦s, les tr¨¦mies crev¨¦es et tordues. Mais c'¨¦tait surtout ¨¤ la recette que les d¨¦bris s'accumulaient, au milieu de la pluie des briques, parmi des pans de murs entiers tomb¨¦s en gravats. La charpente de fer qui portait les molettes avait fl¨¦chi, enfonc¨¦e ¨¤ moiti¨¦ dans la fosse; une cage ¨¦tait rest¨¦e pendue, un bout de cable arrach¨¦ flottait; puis, il y avait une bouillie de berlines, de dalles de fonte, d'¨¦chelles. Par un hasard, la lampisterie, demeur¨¦e intacte, montrait ¨¤ gauche les rang¨¦es claires de ses petites lampes. Et, au fond de sa chambre ¨¦ventr¨¦e, on apercevait la machine, assise carr¨¦ment sur son massif de ma?onnerie: les cuivres luisaient, les gros membres d'acier avaient un air de muscles indestructibles, l'¨¦norme bielle, repli¨¦e en l'air, ressemblait au puissant genou d'un g¨¦ant, couch¨¦ et tranquille dans sa force. M. Hennebeau, au bout de cette heure de r¨¦pit, sentit l'espoir rena?tre. Le mouvement des terrains devait ¨ºtre termin¨¦, on aurait la chance de sauver la machine et le reste des batiments. Mais il d¨¦fendait toujours qu'on s'approchat, il voulait patienter une demi-heure encore. L'attente devint insupportable, l'esp¨¦rance redoublait l'angoisse, tous les coeurs battaient. Une nu¨¦e sombre, grandie ¨¤ l'horizon, hatait le cr¨¦puscule, une tomb¨¦e de jour sinistre sur cette ¨¦pave des temp¨ºtes de la terre. Depuis sept heures, on ¨¦tait l¨¤, sans remuer, sans manger. Et, brusquement, comme les ing¨¦nieurs s'avan?aient avec prudence, une supr¨ºme convulsion du sol les mit en fuite. Des d¨¦tonations souterraines ¨¦clataient, toute une artillerie monstrueuse canonnant le gouffre. A la surface, les derni¨¨res constructions se culbutaient, s'¨¦crasaient. D'abord, une sorte de tourbillon emporta les d¨¦bris du criblage et de la salle de recette. Le batiment des chaudi¨¨res creva ensuite, disparut. Puis, ce fut la tourelle carr¨¦e o¨´ ralait la pompe d'¨¦puisement, qui tomba sur la face, ainsi qu'un homme fauch¨¦ par un boulet. Et l'on vit alors une effrayante chose, on vit la machine, disloqu¨¦e sur son massif, les membres ¨¦cartel¨¦s, lutter contre la mort: elle marcha, elle d¨¦tendit sa bielle, son genou de g¨¦ante, comme pour se lever; mais elle expirait, broy¨¦e, engloutie. Seule, la haute chemin¨¦e de trente m¨¨tres restait debout, secou¨¦e, pareille ¨¤ un mat dans l'ouragan. On croyait qu'elle allait s'¨¦mietter et voler en poudre, lorsque, tout d'un coup, elle s'enfon?a d'un bloc, bue par la terre, fondue ainsi qu'un cierge colossal; et rien ne d¨¦passait, pas m¨ºme la pointe du paratonnerre. C'¨¦tait fini, la b¨ºte mauvaise, accroupie dans ce creux, gorg¨¦e de chair humaine, ne soufflait plus de son haleine grosse et longue. Tout entier, le Voreux venait de couler ¨¤ l'ab?me. Hurlante, la foule se sauva. Des femmes couraient en se cachant les yeux. L'¨¦pouvante roula des hommes comme un tas de feuilles s¨¨ches. On ne voulait pas crier, et on criait, la gorge enfl¨¦e, les bras en l'air, devant l'immense trou qui s'¨¦tait creus¨¦. Ce crat¨¨re de volcan ¨¦teint, profond de quinze m¨¨tres, s'¨¦tendait de la route au canal, sur une largeur de quarante m¨¨tres au moins. Tout le carreau de la mine y avait suivi les batiments, les tr¨¦teaux gigantesques, les passerelles avec leurs rails, un train complet de berlines, trois wagons; sans compter la provision des bois, une futaie de perches coup¨¦es, aval¨¦es comme des pailles. Au fond, on ne distinguait plus qu'un gachis de poutres, de briques, de fer, de platre, d'affreux restes pil¨¦s, enchev¨ºtr¨¦s, salis, dans cet enragement de la catastrophe. Et le trou s'arrondissait, des ger?ures partaient des bords, gagnaient au loin, ¨¤ travers les champs. Une fente montait jusqu'au d¨¦bit de Rasseneur, dont la fa?ade avait craqu¨¦. Est-ce que le coron lui-m¨ºme y passerait? jusqu'o¨´ devait-on fuir, pour ¨ºtre ¨¤ l'abri, dans cette fin de jour abominable, sous cette nu¨¦e de plomb, qui elle aussi semblait vouloir ¨¦craser le monde? Mais N¨¦grel eut un cri de douleur. M. Hennebeau, qui avait recul¨¦, pleura. Le d¨¦sastre n'¨¦tait pas complet, une berge se rompit, et le canal se versa d'un coup, en une nappe bouillonnante, dans une des ger?ures. Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans une vall¨¦e profonde. La mine buvait cette rivi¨¨re, l'inondation maintenant submergeait les galeries pour des ann¨¦es. Bient?t, le crat¨¨re s'emplit, un lac d'eau boueuse occupa la place o¨´ ¨¦tait nagu¨¨re le Voreux, pareil ¨¤ ces lacs sous lesquels dorment des villes maudites. Un silence terrifi¨¦ s'¨¦tait fait, on n'entendait plus que la chute de cette eau, ronflant dans les entrailles de la terre. Alors, sur le terri ¨¦branl¨¦, Souvarine se leva. Il avait reconnu la Maheude et Zacharie, sanglotant en face de cet effondrement, dont le poids pesait si lourd sur les t¨ºtes des mis¨¦rables qui agonisaient au fond. Et il jeta sa derni¨¨re cigarette, il s'¨¦loigna sans un regard en arri¨¨re, dans la nuit devenue noire. Au loin, son ombre diminua, se fondit avec l'ombre. C'¨¦tait l¨¤-bas qu'il allait, ¨¤ l'inconnu. Il allait, de son air tranquille, ¨¤ l'extermination, partout o¨´ il y aurait de la dynamite, pour faire sauter les villes et les hommes. Ce sera lui, sans doute, quand la bourgeoisie agonisante entendra, sous elle, ¨¤ chacun de ses pas, ¨¦clater le pav¨¦ des rues. IV Dans la nuit m¨ºme qui avait suivi l'¨¦croulement du Voreux, M. Hennebeau ¨¦tait parti pour Paris, voulant en personne renseigner les r¨¦gisseurs, avant que les journaux pussent m¨ºme donner la nouvelle. Et, quand il fut de retour, le lendemain, on le trouva tr¨¨s calme, avec son air de g¨¦rant correct. Il avait ¨¦videmment d¨¦gag¨¦ sa responsabilit¨¦, sa faveur ne parut pas d¨¦cro?tre, au contraire le d¨¦cret qui le nommait officier de la L¨¦gion d'honneur fut sign¨¦ vingt-quatre heures apr¨¨s. Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie chancelait sous le coup terrible. Ce n'¨¦taient point les quelques millions perdus, c'¨¦tait la blessure au flanc, la frayeur sourde et incessante du lendemain, en face de l'¨¦gorgement d'un de ses puits. Elle fut si frapp¨¦e, qu'une fois encore elle sentit le besoin du silence. A quoi bon remuer cette abomination? Pourquoi, si l'on d¨¦couvrait le bandit, faire un martyr, dont l'effroyable h¨¦ro?sme d¨¦traquerait d'autres t¨ºtes, enfanterait toute une lign¨¦e d'incendiaires et d'assassins? D'ailleurs, elle ne soup?onna pas le vrai coupable, elle finissait par croire ¨¤ une arm¨¦e de complices, ne pouvant admettre qu'un seul homme e?t trouv¨¦ l'audace et la force d'une telle besogne; et l¨¤, justement, ¨¦tait la pens¨¦e qui l'obs¨¦dait, cette pens¨¦e d'une menace d¨¦sormais grandissante autour de ses fosses. Le directeur avait re?u l'ordre d'organiser un vaste syst¨¨me d'espionnage, puis de cong¨¦dier un ¨¤ un, sans bruit, les hommes dangereux, soup?onn¨¦s d'avoir tremp¨¦ dans le crime. On se contenta de cette ¨¦puration, d'une haute prudence politique. Il n'y eut qu'un renvoi imm¨¦diat, celui de Dansaert, le ma?tre-porion. Depuis le scandale chez la Pierronne, il ¨¦tait devenu impossible. Et l'on pr¨¦texta son attitude dans le danger, cette lachet¨¦ du capitaine abandonnant ses hommes. D'autre part, c'¨¦tait une avance discr¨¨te aux mineurs, qui l'ex¨¦craient. Cependant, parmi le public, des bruits avaient transpir¨¦, et la Direction dut envoyer une note rectificative ¨¤ un journal, pour d¨¦mentir une version o¨´ l'on parlait d'un baril de poudre, allum¨¦ par les gr¨¦vistes. D¨¦j¨¤, apr¨¨s une rapide enqu¨ºte, le rapport de l'ing¨¦nieur du gouvernement concluait ¨¤ une rupture naturelle du cuvelage, que le tassement des terrains aurait occasionn¨¦e; et la Compagnie avait pr¨¦f¨¦r¨¦ se taire et accepter le blame d'un manque de surveillance. Dans la presse, ¨¤ Paris, d¨¨s le troisi¨¨me jour, la catastrophe ¨¦tait all¨¦e grossir les faits divers: on ne causait plus que des ouvriers agonisant au fond de la mine, on lisait avidement les d¨¦p¨ºches publi¨¦es chaque matin. A Montsou m¨ºme, les bourgeois bl¨ºmissaient et perdaient la parole au seul nom du Voreux, une l¨¦gende se formait, que les plus hardis tremblaient de se raconter ¨¤ l'oreille. Tout le pays montrait aussi une grande piti¨¦ pour les victimes, des promenades s'organisaient ¨¤ la fosse d¨¦truite, on y accourait en famille se donner l'horreur des d¨¦combres, pesant si lourd sur la t¨ºte des mis¨¦rables ensevelis. Deneulin, nomm¨¦ ing¨¦nieur divisionnaire, venait de tomber au milieu du d¨¦sastre, pour son entr¨¦e en fonction; et son premier soin fut de refouler le canal dans son lit, car ce torrent d'eau aggravait le dommage ¨¤ chaque heure. De grands travaux ¨¦taient n¨¦cessaires, il mit tout de suite une centaine d'ouvriers ¨¤ la construction d'une digue. Deux fois, l'imp¨¦tuosit¨¦ du flot emporta les premiers barrages. Maintenant, on installait des pompes, c'¨¦tait une lutte acharn¨¦e, une reprise violente, pas ¨¤ pas, de ces terrains disparus. Mais le sauvetage des mineurs engloutis passionnait plus encore. N¨¦grel restait charg¨¦ de tenter un effort supr¨ºme, et les bras ne lui manquaient pas, tous les charbonniers accouraient s'offrir, dans un ¨¦lan de fraternit¨¦. Ils oubliaient la gr¨¨ve, ils ne s'inqui¨¦taient point de la paie; on pouvait ne leur donner rien, ils ne demandaient qu'¨¤ risquer leur peau, du moment o¨´ il y avait des camarades en danger de mort. Tous ¨¦taient l¨¤, avec leurs outils, fr¨¦missant, attendant de savoir ¨¤ quelle place il fallait taper. Beaucoup, malades de frayeur apr¨¨s l'accident, agit¨¦s de tremblements nerveux, tremp¨¦s de sueurs froides, dans l'obsession de continuels cauchemars, se levaient quand m¨ºme, se montraient les plus enrag¨¦s ¨¤ vouloir se battre contre la terre, comme s'ils avaient une revanche ¨¤ prendre. Malheureusement, l'embarras commen?ait devant cette question d'une besogne utile: que faire? comment descendre? par quel c?t¨¦ attaquer les roches? L'opinion de N¨¦grel ¨¦tait que pas un des malheureux ne survivait, les quinze avaient ¨¤ coup s?r p¨¦ri, noy¨¦s ou asphyxi¨¦s; seulement, dans ces catastrophes des mines, la r¨¨gle est de toujours supposer vivants les hommes mur¨¦s au fond; et il raisonnait en ce sens. Le premier probl¨¨me qu'il se posait ¨¦tait de d¨¦duire o¨´ ils avaient pu se r¨¦fugier. Les porions, les vieux mineurs consult¨¦s par lui, tombaient d'accord sur ce point: devant la crue, les camarades ¨¦taient certainement mont¨¦s, de galerie en galerie, jusque dans les tailles les plus hautes, de sorte qu'ils se trouvaient sans doute accul¨¦s au bout de quelque voie sup¨¦rieure. Cela, du reste, s'accordait avec les renseignements du p¨¨re Mouque, dont le r¨¦cit embrouill¨¦ donnait m¨ºme ¨¤ croire que l'affolement de la fuite avait s¨¦par¨¦ la bande en petits groupes, semant les fuyards en chemin, ¨¤ tous les ¨¦tages. Mais les avis des porions se partageaient ensuite, d¨¨s qu'on abordait la discussion des tentatives possibles. Comme les voies les plus proches du sol ¨¦taient ¨¤ cent cinquante m¨¨tres, on ne pouvait songer au fon?age d'un puits. Restait R¨¦quillart, l'acc¨¨s unique, le seul point par lequel on se rapprochait. Le pis ¨¦tait que la vieille fosse, inond¨¦e elle aussi, ne communiquait plus avec le Voreux, et n'avait de libre, au-dessus du niveau des eaux, que des tron?ons de galerie d¨¦pendant du premier accrochage. L'¨¦puisement allait demander des ann¨¦es, la meilleure d¨¦cision ¨¦tait donc de visiter ces galeries, pour voir si elles n'avoisinaient pas les voies submerg¨¦es, au bout desquelles on soup?onnait la pr¨¦sence des mineurs en d¨¦tresse. Avant d'en arriver l¨¤ logiquement, on avait beaucoup discut¨¦, pour ¨¦carter une foule de projets impraticables. D¨¨s lors, N¨¦grel remua la poussi¨¨re des archives, et quand il eut d¨¦couvert les anciens plans des deux fosses, il les ¨¦tudia, il d¨¦termina les points o¨´ devaient porter les recherches. Peu ¨¤ peu, cette chasse l'enflammait, il ¨¦tait, ¨¤ son tour, pris d'une fi¨¨vre de d¨¦vouement, malgr¨¦ son ironique insouciance des hommes et des choses. On ¨¦prouva de premi¨¨res difficult¨¦s pour descendre, ¨¤ R¨¦quillart: il fallut d¨¦blayer la bouche du puits, abattre le sorbier, raser les prunelliers et les aub¨¦pines; et l'on eut encore ¨¤ r¨¦parer les ¨¦chelles. Puis, les tatonnements commenc¨¨rent. L'ing¨¦nieur, descendu avec dix ouvriers, les faisait taper du fer de leurs outils contre certaines parties de la veine, qu'il leur d¨¦signait; et, dans un grand silence, chacun collait une oreille ¨¤ la houille, ¨¦coutait si des coups lointains ne r¨¦pondaient pas. Mais on parcourut en vain toutes les galeries praticables, aucun ¨¦cho ne venait. L'embarras avait augment¨¦: ¨¤ quelle place entailler la couche? vers qui marcher, puisque personne ne paraissait ¨ºtre l¨¤? On s'ent¨ºtait pourtant, on cherchait, dans l'¨¦nervement d'une anxi¨¦t¨¦ croissante. Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le matin ¨¤ R¨¦quillart. Elle s'asseyait devant le puits, sur une poutre, elle n'en bougeait pas jusqu'au soir. Quand un homme ressortait, elle se levait, le questionnait des yeux: rien? non, rien! et elle se rasseyait, elle attendait encore, sans une parole, le visage dur et ferm¨¦. Jeanlin, lui aussi, en voyant qu'on envahissait son repaire, avait r?d¨¦, de l'air effar¨¦ d'une b¨ºte de proie dont le terrier va d¨¦noncer les rapines: il songeait au petit soldat, couch¨¦ sous les roches, avec la peur qu'on n'allat troubler ce bon sommeil; mais ce c?t¨¦ de la mine ¨¦tait envahi par les eaux, et d'ailleurs les fouilles se dirigeaient plus ¨¤ gauche, dans la galerie ouest. D'abord, Philom¨¨ne ¨¦tait venue ¨¦galement, pour accompagner Zacharie, qui faisait partie de l'¨¦quipe de recherches; puis, cela l'avait ennuy¨¦e, de prendre froid sans n¨¦cessit¨¦ ni r¨¦sultat: elle restait au coron, elle tra?nait ses journ¨¦es de femme molle, indiff¨¦rente, occup¨¦e ¨¤ tousser du matin au soir. Au contraire, Zacharie ne vivait plus, aurait mang¨¦ la terre pour retrouver sa soeur. Il criait la nuit, il la voyait, il l'entendait, toute maigrie de faim, la gorge crev¨¦e ¨¤ force d'appeler au secours. Deux fois, il avait voulu creuser sans ordre, disant que c'¨¦tait l¨¤, qu'il le sentait bien. L'ing¨¦nieur ne le laissait plus descendre, et il ne s'¨¦loignait pas de ce puits dont on le chassait, il ne pouvait m¨ºme s'asseoir et attendre pr¨¨s de sa m¨¨re, agit¨¦ d'un besoin d'agir, tournant sans relache. On ¨¦tait au troisi¨¨me jour. N¨¦grel, d¨¦sesp¨¦r¨¦, avait r¨¦solu de tout abandonner le soir. A midi, apr¨¨s le d¨¦jeuner, lorsqu'il revint avec ses hommes, pour tenter un dernier effort, il fut surpris de voir Zacharie sortir de la fosse, tr¨¨s rouge, gesticulant, criant: --Elle y est! elle m'a r¨¦pondu! Arrivez, arrivez donc! Il s'¨¦tait gliss¨¦ par les ¨¦chelles, malgr¨¦ le gardien, et il jurait qu'on avait tap¨¦, l¨¤-bas, dans la premi¨¨re voie de la veine Guillaume. --Mais nous avons d¨¦j¨¤ pass¨¦ deux fois o¨´ vous dites, fit remarquer N¨¦grel incr¨¦dule. Enfin, nous allons bien voir. La Maheude s'¨¦tait lev¨¦e; et il fallut l'emp¨ºcher de descendre. Elle attendait tout debout, au bord du puits, les regards dans les t¨¦n¨¨bres de ce trou. En bas, N¨¦grel tapa lui-m¨ºme trois coups, largement espac¨¦s; puis, il appliqua son oreille contre le charbon, en recommandant aux ouvriers le plus grand silence. Pas un bruit ne lui arriva, il hocha la t¨ºte: ¨¦videmment, le pauvre gar?on avait r¨ºv¨¦. Furieux, Zacharie tapa ¨¤ son tour; et lui entendait de nouveau, ses yeux brillaient, un tremblement de joie agitait ses membres. Alors, les autres ouvriers recommenc¨¨rent l'exp¨¦rience, les uns apr¨¨s les autres: tous s'animaient, percevaient tr¨¨s bien la lointaine r¨¦ponse. Ce fut un ¨¦tonnement pour l'ing¨¦nieur, il colla encore son oreille, il finit par saisir un bruit d'une l¨¦g¨¨ret¨¦ a¨¦rienne, un roulement rythm¨¦ ¨¤ peine distinct, la cadence connue du rappel des mineurs, qu'ils battent contre la houille, dans le danger. La houille transmet les sons avec une limpidit¨¦ de cristal, tr¨¨s loin. Un porion qui se trouvait l¨¤, n'estimait pas ¨¤ moins de cinquante m¨¨tres le bloc dont l'¨¦paisseur les s¨¦parait des camarades. Mais il semblait qu'on p?t d¨¦j¨¤ leur tendre la main, une all¨¦gresse ¨¦clatait. N¨¦grel dut commencer ¨¤ l'instant les travaux d'approche. Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude, tous deux s'¨¦treignirent. --Faut pas vous monter la t¨ºte, eut la cruaut¨¦ de dire la Pierronne, venue ce jour-l¨¤ en promenade, par curiosit¨¦. Si Catherine ne s'y trouvait pas, ?a vous ferait trop de peine ensuite. C'¨¦tait vrai, Catherine peut-¨ºtre se trouvait ailleurs. --Fous-moi la paix, hein! cria rageusement Zacharie. Elle y est, je le sais! La Maheude s'¨¦tait assise de nouveau, muette, le visage immobile. Et elle se remit ¨¤ attendre. D¨¨s que l'histoire se fut r¨¦pandue dans Montsou, il arriva un nouveau flot de monde. On ne voyait rien, et l'on demeurait l¨¤ quand m¨ºme, il fallut tenir les curieux ¨¤ distance. En bas, on travaillait jour et nuit. Par crainte de rencontrer un obstacle, l'ing¨¦nieur avait fait ouvrir, dans la veine, trois galeries descendantes, qui convergeaient vers le point o¨´ l'on supposait les mineurs enferm¨¦s. Un seul haveur pouvait abattre la houille, sur le front ¨¦troit du boyau; on le relayait de deux heures en deux heures; et le charbon, dont on chargeait des corbeilles, ¨¦tait sorti de main en main par une cha?ne d'hommes, qui s'allongeait ¨¤ mesure que le trou se creusait. La besogne, d'abord, marcha tr¨¨s vite: on fit six m¨¨tres en un jour. Zacharie avait obtenu d'¨ºtre parmi les ouvriers d'¨¦lite mis ¨¤ l'abattage. C'¨¦tait un poste d'honneur qu'on se disputait. Et il s'emportait, lorsqu'on voulait le relayer, apr¨¨s ses deux heures de corv¨¦e r¨¦glementaire. Il volait le tour des camarades, il refusait de lacher la rivelaine. Sa galerie bient?t fut en avance sur les autres, il s'y battait contre la houille d'un ¨¦lan si farouche, qu'on entendait monter du boyau le souffle grondant de sa poitrine, pareil au ronflement de quelque forge int¨¦rieure. Quand il en sortait, boueux et noir, ivre de fatigue, il tombait par terre, on devait l'envelopper dans une couverture. Puis, chancelant encore, il s'y replongeait, et la lutte recommen?ait, les grands coups sourds, les plaintes ¨¦touff¨¦es, un enragement victorieux de massacre. Le pis ¨¦tait que le charbon devenait dur, il cassa deux fois son outil, exasp¨¦r¨¦ de ne plus avancer si vite. Il souffrait aussi de la chaleur, une chaleur qui augmentait ¨¤ chaque m¨¨tre d'avancement, insupportable au fond de cette trou¨¦e mince, o¨´ l'air ne pouvait circuler. Un ventilateur ¨¤ bras fonctionnait bien, mais l'a¨¦rage s'¨¦tablissait mal, on retira ¨¤ trois reprises des haveurs ¨¦vanouis, que l'asphyxie ¨¦tranglait. N¨¦grel vivait au fond, avec ses ouvriers. On lui descendait ses repas, il dormait parfois deux heures, sur une botte de paille, roul¨¦ dans un manteau. Ce qui soutenait les courages, c'¨¦tait la supplication des mis¨¦rables, l¨¤-bas, le rappel de plus en plus distinct qu'ils battaient pour qu'on se hatat d'arriver. A pr¨¦sent, il sonnait tr¨¨s clair, avec une sonorit¨¦ musicale, comme frapp¨¦ sur les lames d'un harmonica. On se guidait grace ¨¤ lui, on marchait ¨¤ ce bruit cristallin, ainsi qu'on marche au canon dans les batailles. Chaque fois qu'un haveur ¨¦tait relay¨¦, N¨¦grel descendait, tapait, puis collait son oreille; et, chaque fois, jusqu'¨¤ pr¨¦sent, la r¨¦ponse ¨¦tait venue, rapide et pressante. Aucun doute ne lui restait, on avan?ait dans la bonne direction; mais quelle lenteur fatale! Jamais on n'arriverait assez t?t. En deux jours, d'abord, on avait bien abattu treize m¨¨tres; seulement, le troisi¨¨me jour, on ¨¦tait tomb¨¦ ¨¤ cinq; puis, le quatri¨¨me, ¨¤ trois. La houille se serrait, durcissait ¨¤ un tel point, que, maintenant, on fon?ait de deux m¨¨tres, avec peine. Le neuvi¨¨me jour, apr¨¨s des efforts surhumains, l'avancement ¨¦tait de trente-deux m¨¨tres, et l'on calculait qu'on en avait devant soi une vingtaine encore. Pour les prisonniers, c'¨¦tait la douzi¨¨me journ¨¦e qui commen?ait, douze fois vingt-quatre heures sans pain, sans feu, dans ces t¨¦n¨¨bres glaciales! Cette abominable id¨¦e mouillait les paupi¨¨res, raidissait les bras ¨¤ la besogne. Il semblait impossible que des chr¨¦tiens v¨¦cussent davantage, les coups lointains s'affaiblissaient depuis la veille, on tremblait ¨¤ chaque instant de les entendre s'arr¨ºter. R¨¦guli¨¨rement, la Maheude venait toujours s'asseoir ¨¤ la bouche du puits. Elle amenait, entre ses bras, Estelle qui ne pouvait rester seule du matin au soir. Heure par heure, elle suivait ainsi le travail, partageait les esp¨¦rances et les abattements. C'¨¦tait, dans les groupes qui stationnaient, et jusqu'¨¤ Montsou, une attente f¨¦brile, des commentaires sans fin. Tous les coeurs du pays battaient l¨¤-bas, sous la terre. Le neuvi¨¨me jour, ¨¤ l'heure du d¨¦jeuner, Zacharie ne r¨¦pondit pas, lorsqu'on l'appela pour le relais. Il ¨¦tait comme fou, il s'acharnait avec des jurons. N¨¦grel, sorti un instant, ne put le faire ob¨¦ir; et il n'y avait m¨ºme l¨¤ qu'un porion, avec trois mineurs. Sans doute, Zacharie, mal ¨¦clair¨¦, furieux de cette lueur vacillante qui retardait sa besogne, commit l'imprudence d'ouvrir sa lampe. On avait pourtant donn¨¦ des ordres s¨¦v¨¨res, car des fuites de grisou s'¨¦taient d¨¦clar¨¦es, le gaz s¨¦journait en masse ¨¦norme, dans ces couloirs ¨¦troits, priv¨¦s d'a¨¦rage. Brusquement, un coup de foudre ¨¦clata, une trombe de feu sortit du boyau, comme de la gueule d'un canon charg¨¦ ¨¤ mitraille. Tout flambait, l'air s'enflammait ainsi que de la poudre, d'un bout ¨¤ l'autre des galeries. Ce torrent de flamme emporta le porion et les trois ouvriers, remonta le puits, jaillit au grand jour en une ¨¦ruption, qui crachait des roches et des d¨¦bris de charpente. Les curieux s'enfuirent, la Maheude se leva, serrant contre sa gorge Estelle ¨¦pouvant¨¦e. Lorsque N¨¦grel et les ouvriers revinrent, une col¨¨re terrible les secoua. Ils frappaient la terre ¨¤ coups de talon, comme une maratre tuant au hasard ses enfants, dans les imb¨¦ciles caprices de sa cruaut¨¦. On se d¨¦vouait, on allait au secours de camarades, et il fallait encore y laisser des hommes! Apr¨¨s trois grandes heures d'efforts et de dangers, quand on p¨¦n¨¦tra enfin dans les galeries, la remonte des victimes fut lugubre. Ni le porion ni les ouvriers n'¨¦taient morts, mais des plaies affreuses les couvraient, exhalaient une odeur de chair grill¨¦e; ils avaient bu le feu, les br?lures descendaient jusque dans leur gorge; et ils poussaient un hurlement continu, suppliant qu'on les achevat. Des trois mineurs, un ¨¦tait l'homme qui, pendant la gr¨¨ve, avait crev¨¦ la pompe de Gaston-Marie d'un dernier coup de pioche; les deux autres gardaient des cicatrices aux mains, les doigts ¨¦corch¨¦s, coup¨¦s, ¨¤ force d'avoir lanc¨¦ des briques sur les soldats. La foule, toute pale et fr¨¦missante, se d¨¦couvrit quand ils pass¨¨rent. Debout, la Maheude attendait. Le corps de Zacharie parut enfin. Les v¨ºtements avaient br?l¨¦, le corps n'¨¦tait qu'un charbon noir, calcin¨¦, m¨¦connaissable. Broy¨¦e dans l'explosion, la t¨ºte n'existait plus. Et, lorsqu'on eut d¨¦pos¨¦ ces restes affreux sur un brancard, la Maheude les suivit d'un pas machinal, les paupi¨¨res ardentes, sans une larme. Elle tenait dans ses bras Estelle assoupie, elle s'en allait tragique, les cheveux fouett¨¦s par le vent. Au coron, Philom¨¨ne demeura stupide, les yeux chang¨¦s en fontaines, tout de suite soulag¨¦e. Mais d¨¦j¨¤ la m¨¨re ¨¦tait retourn¨¦e du m¨ºme pas ¨¤ R¨¦quillart: elle avait accompagn¨¦ son fils, elle revenait attendre sa fille. Trois jours encore s'¨¦coul¨¨rent. On avait repris les travaux de sauvetage, au milieu de difficult¨¦s inou?es. Les galeries d'approche ne s'¨¦taient heureusement pas ¨¦boul¨¦es, ¨¤ la suite du coup de grisou; seulement, l'air y br?lait, si lourd et si vici¨¦, qu'il avait fallu installer d'autres ventilateurs. Toutes les vingt minutes, les haveurs se relayaient. On avan?ait, deux m¨¨tres ¨¤ peine les s¨¦paraient des camarades. Mais, ¨¤ pr¨¦sent, ils travaillaient le froid au coeur, tapant dur uniquement par vengeance; car les bruits avaient cess¨¦, le rappel ne sonnait plus sa petite cadence claire. On ¨¦tait au douzi¨¨me jour des travaux, au quinzi¨¨me de la catastrophe; et, depuis le matin, un silence de mort s'¨¦tait fait. Le nouvel accident redoubla la curiosit¨¦ de Montsou, les bourgeois organisaient des excursions, avec un tel entrain, que les Gr¨¦goire se d¨¦cid¨¨rent ¨¤ suivre le monde. On arrangea une partie, il fut convenu qu'ils se rendraient au Voreux dans leur voiture, tandis que madame Hennebeau y am¨¨nerait dans la sienne Lucie et Jeanne. Deneulin leur ferait visiter son chantier, puis on rentrerait par R¨¦quillart, o¨´ ils sauraient de N¨¦grel ¨¤ quel point exact en ¨¦taient les galeries, et s'il esp¨¦rait encore. Enfin, on d?nerait ensemble le soir. Lorsque, vers trois heures, les Gr¨¦goire et leur fille C¨¦cile descendirent devant la fosse effondr¨¦e, ils y trouv¨¨rent madame Hennebeau, arriv¨¦e la premi¨¨re, en toilette bleu marine, se garantissant, sous une ombrelle, du pale soleil de f¨¦vrier. Le ciel, tr¨¨s pur, avait une ti¨¦deur de printemps. Justement, M. Hennebeau ¨¦tait l¨¤, avec Deneulin; et elle ¨¦coutait d'une oreille distraite les explications que lui donnait ce dernier sur les efforts qu'on avait d? faire pour endiguer le canal. Jeanne, qui emportait toujours un album, s'¨¦tait mise ¨¤ crayonner, enthousiasm¨¦e par l'horreur du motif; pendant que Lucie, assise ¨¤ c?t¨¦ d'elle sur un d¨¦bris de wagon, poussait aussi des exclamations d'aise, trouvant ?a ?¨¦patant?. La digue, inachev¨¦e, laissait passer des fuites nombreuses, dont les flots d'¨¦cume roulaient, tombaient en cascade dans l'¨¦norme trou de la fosse engloutie. Pourtant, ce crat¨¨re se vidait, l'eau bue par les terres baissait, d¨¦couvrait l'effrayant gachis du fond. Sous l'azur tendre de la belle journ¨¦e, c'¨¦tait un cloaque, les ruines d'une ville ab?m¨¦e et fondue dans de la boue. --Et l'on se d¨¦range pour voir ?a! s'¨¦cria M. Gr¨¦goire, d¨¦sillusionn¨¦. C¨¦cile, toute rose de sant¨¦, heureuse de respirer l'air si pur, s'¨¦gayait, plaisantait, tandis que madame Hennebeau faisait une moue de r¨¦pugnance, en murmurant: --Le fait est que ?a n'a rien de joli. Les deux ing¨¦nieurs se mirent ¨¤ rire. Ils tach¨¨rent d'int¨¦resser les visiteurs, en les promenant partout, en leur expliquant le jeu des pompes et la manoeuvre du pilon qui enfon?ait les pieux. Mais ces dames devenaient inqui¨¨tes. Elles frissonn¨¨rent, lorsqu'elles surent que les pompes fonctionneraient des ann¨¦es, six, sept ans peut-¨ºtre, avant que le puits f?t reconstruit et que l'on e?t ¨¦puis¨¦ toute l'eau de la fosse. Non, elles aimaient mieux penser ¨¤ autre chose, ces bouleversements-l¨¤ n'¨¦taient bons qu'¨¤ donner de vilains r¨ºves. --Partons, dit madame Hennebeau, en se dirigeant vers sa voiture. Jeanne et Lucie se r¨¦cri¨¨rent. Comment, si vite! Et le dessin qui n'¨¦tait pas fini! Elles voulurent rester, leur p¨¨re les am¨¨nerait au d?ner, le soir. M. Hennebeau prit seul place avec sa femme dans la cal¨¨che, car lui aussi d¨¦sirait questionner N¨¦grel. --Eh bien! allez en avant, dit M. Gr¨¦goire. Nous vous suivons, nous avons une petite visite de cinq minutes ¨¤ faire, l¨¤, dans le coron... Allez, allez, nous serons ¨¤ R¨¦quillart en m¨ºme temps que vous. Il remonta derri¨¨re madame Gr¨¦goire et C¨¦cile; et, tandis que l'autre voiture filait le long du canal, la leur gravit doucement la pente. C'¨¦tait une pens¨¦e charitable, qui devait compl¨¦ter l'excursion. La mort de Zacharie les avait emplis de piti¨¦ pour cette tragique famille des Maheu, dont tout le pays causait. Ils ne plaignaient pas le p¨¨re, ce brigand, ce tueur de soldats qu'il avait fallu abattre comme un loup. Seulement, la m¨¨re les touchait, cette pauvre femme qui venait de perdre son fils, apr¨¨s avoir perdu son mari, et dont la fille n'¨¦tait peut-¨ºtre plus qu'un cadavre, sous la terre; sans compter qu'on parlait encore d'un grand-p¨¨re infirme, d'un enfant boiteux ¨¤ la suite d'un ¨¦boulement, d'une petite fille morte de faim, pendant la gr¨¨ve. Aussi, bien que cette famille e?t m¨¦rit¨¦ en partie ses malheurs, par son esprit d¨¦testable, avaient-ils r¨¦solu d'affirmer la largeur de leur charit¨¦, leur d¨¦sir d'oubli et de conciliation, en lui portant eux-m¨ºmes une aum?ne. Deux paquets, soigneusement envelopp¨¦s, se trouvaient sous une banquette de la voiture. Une vieille femme indiqua au cocher la maison des Maheu, le num¨¦ro 16 du deuxi¨¨me corps. Mais, quand les Gr¨¦goire furent descendus, avec les paquets, ils frapp¨¨rent vainement, ils finirent par taper ¨¤ coups de poing dans la porte, sans obtenir davantage de r¨¦ponse: la maison r¨¦sonnait lugubre, ainsi qu'une demeure vid¨¦e par le deuil, glac¨¦e et noire, abandonn¨¦e depuis longtemps. --Il n'y a personne, dit C¨¦cile d¨¦sappoint¨¦e. Est-ce ennuyeux! qu'est-ce que nous allons faire de tout ?a? Brusquement, la porte d'¨¤ c?t¨¦ s'ouvrit, et la Levaque parut. --Oh! monsieur et madame, mille pardons! excusez-moi, mademoiselle!... C'est la voisine que vous voulez. Elle n'y est pas, elle est ¨¤ R¨¦quillart... Dans un flux de paroles, elle leur racontait l'histoire, leur r¨¦p¨¦tait qu'il fallait bien s'entraider, qu'elle gardait chez elle L¨¦nore et Henri, pour permettre ¨¤ la m¨¨re d'aller attendre, l¨¤-bas. Ses regards ¨¦taient tomb¨¦s sur les paquets, elle en arrivait ¨¤ parler de sa pauvre fille devenue veuve, ¨¤ ¨¦taler sa propre mis¨¨re, avec des yeux luisants de convoitise. Puis, d'un air h¨¦sitant, elle murmura: --J'ai la clef. Si monsieur et madame y tiennent absolument... Le grand-p¨¨re est l¨¤. Les Gr¨¦goire, stup¨¦faits, la regard¨¨rent. Comment! le grand-p¨¨re ¨¦tait l¨¤! mais personne ne r¨¦pondait. Il dormait donc? Et, lorsque la Levaque se fut d¨¦cid¨¦e ¨¤ ouvrir la porte, ce qu'ils virent les arr¨ºta sur le seuil. Bonnemort ¨¦tait l¨¤, seul, les yeux larges et fixes, clou¨¦ sur une chaise, devant la chemin¨¦e froide. Autour de lui, la salle paraissait plus grande, sans le coucou, sans les meubles de sapin verni, qui l'animaient autrefois; et il ne restait, dans la crudit¨¦ verdatre des murs, que les portraits de l'Empereur et de l'Imp¨¦ratrice, dont les l¨¨vres roses souriaient avec une bienveillance officielle. Le vieux ne bougeait pas, ne clignait pas les paupi¨¨res sous le coup de lumi¨¨re de la porte, l'air imb¨¦cile, comme s'il n'avait pas m¨ºme vu entrer tout ce monde. A ses pieds, se trouvait son plat garni de cendre, ainsi qu'on en met aux chats, pour leurs ordures. --Ne faites pas attention, s'il n'est gu¨¨re poli, dit la Levaque obligeamment. Para?t qu'il s'est cass¨¦ quelque chose dans la cervelle. Voil¨¤ une quinzaine qu'il n'en raconte pas davantage. Mais une secousse agitait Bonnemort, un raclement profond qui semblait lui monter du ventre; et il cracha dans le plat, un ¨¦pais crachat noir. La cendre en ¨¦tait tremp¨¦e, une boue de charbon, tout le charbon de la mine qu'il se tirait de la gorge. D¨¦j¨¤, il avait repris son immobilit¨¦. Il ne remuait plus, de loin en loin, que pour cracher. Troubl¨¦s, le coeur lev¨¦ de d¨¦go?t, les Gr¨¦goire tachaient cependant de prononcer quelques paroles amicales et encourageantes. --Eh bien! mon brave homme, dit le p¨¨re, vous ¨ºtes donc enrhum¨¦? Le vieux, les yeux au mur, ne tourna pas la t¨ºte. Et le silence retomba, lourdement. --On devrait vous faire un peu de tisane, ajouta la m¨¨re. Il garda sa raideur muette. --Dis donc, papa, murmura C¨¦cile, on nous avait bien racont¨¦ qu'il ¨¦tait infirme; seulement, nous n'y avons plus song¨¦ ensuite... Elle s'interrompit, tr¨¨s embarrass¨¦e. Apr¨¨s avoir pos¨¦ sur la table un pot-au-feu et deux bouteilles de vin, elle d¨¦faisait le deuxi¨¨me paquet, elle en tirait une paire de souliers ¨¦normes. C'¨¦tait le cadeau destin¨¦ au grand-p¨¨re, et elle tenait un soulier ¨¤ chaque main, interdite, en contemplant les pieds enfl¨¦s du pauvre homme, qui ne marcherait jamais plus. --Hein? ils viennent un peu tard, n'est-ce pas, mon brave? reprit M. Gr¨¦goire, pour ¨¦gayer la situation. ?a ne fait rien, ?a sert toujours. Bonnemort n'entendit pas, ne r¨¦pondit pas, avec son effrayant visage, d'une froideur et d'une duret¨¦ de pierre. Alors, C¨¦cile, furtivement, posa les souliers contre le mur. Mais elle eut beau y mettre des pr¨¦cautions, les clous sonn¨¨rent; et ces chaussures ¨¦normes rest¨¨rent g¨ºnantes dans la pi¨¨ce. --Allez, il ne dira pas merci! s'¨¦cria la Levaque, qui avait jet¨¦ sur les souliers un coup d'oeil de profonde envie. Autant donner une paire de lunettes ¨¤ un canard, sauf votre respect. Elle continua, elle travailla pour entra?ner les Gr¨¦goire chez elle, comptant les y apitoyer. Enfin, elle imagina un pr¨¦texte, elle leur vanta Henri et L¨¦nore, qui ¨¦taient bien gentils, bien mignons; et si intelligents, r¨¦pondant comme des anges aux questions qu'on leur posait! Ceux-l¨¤ diraient tout ce que monsieur et madame d¨¦sireraient savoir. --Viens-tu un instant, fillette? demanda le p¨¨re, heureux de sortir. --Oui, je vous suis, r¨¦pondit-elle. C¨¦cile demeura seule avec Bonnemort. Ce qui la retenait l¨¤, tremblante et fascin¨¦e, c'¨¦tait qu'elle croyait reconna?tre ce vieux: o¨´ avait-elle donc rencontr¨¦ cette face carr¨¦e, livide, tatou¨¦e de charbon? et brusquement elle se rappela, elle revit un flot de peuple hurlant qui l'entourait, elle sentit des mains froides qui la serraient au cou. C'¨¦tait lui, elle retrouvait l'homme, elle regardait les mains pos¨¦es sur les genoux, des mains d'ouvrier accroupi dont toute la force est dans les poignets, solides encore malgr¨¦ l'age. Peu ¨¤ peu, Bonnemort avait paru s'¨¦veiller, et il l'apercevait, et il l'examinait lui aussi, de son air b¨¦ant. Une flamme montait ¨¤ ses joues, une secousse nerveuse tirait sa bouche, d'o¨´ coulait un mince filet de salive noire. Attir¨¦s, tous deux restaient l'un devant l'autre, elle florissante, grasse et fra?che des longues paresses et du bien-¨ºtre repu de sa race, lui gonfl¨¦ d'eau, d'une laideur lamentable de b¨ºte fourbue, d¨¦truit de p¨¨re en fils par cent ann¨¦es de travail et de faim. Au bout de dix minutes, lorsque les Gr¨¦goire, surpris de ne pas voir C¨¦cile, rentr¨¨rent chez les Maheu, ils pouss¨¨rent un cri terrible. Par terre, leur fille gisait, la face bleue, ¨¦trangl¨¦e. A son cou, les doigts avaient laiss¨¦ l'empreinte rouge d'une poigne de g¨¦ant. Bonnemort, chancelant sur ses jambes mortes, ¨¦tait tomb¨¦ pr¨¨s d'elle, sans pouvoir se relever. Il avait ses mains crochues encore, il regardait le monde de son air imb¨¦cile, les yeux grands ouverts. Et, dans sa chute, il venait de casser son plat, la cendre s'¨¦tait r¨¦pandue, la boue des crachats noirs avait ¨¦clabouss¨¦ la pi¨¨ce; tandis que la paire de gros souliers s'alignait, saine et sauve, contre le mur. Jamais il ne fut possible de r¨¦tablir exactement les faits. Pourquoi C¨¦cile s'¨¦tait-elle approch¨¦e? comment Bonnemort, clou¨¦ sur sa chaise, avait-il pu la prendre ¨¤ la gorge? ¨¦videmment, lorsqu'il l'avait tenue, il devait s'¨ºtre acharn¨¦, serrant toujours, ¨¦touffant ses cris, culbutant avec elle, jusqu'au dernier rale. Pas un bruit, pas une plainte, n'avait travers¨¦ la mince cloison de la maison voisine. Il fallut croire ¨¤ un coup de brusque d¨¦mence, ¨¤ une tentation inexplicable de meurtre, devant ce cou blanc de fille. Une telle sauvagerie stup¨¦fia, chez le vieil infirme qui avait v¨¦cu en brave homme, en brute ob¨¦issante, contraire aux id¨¦es nouvelles. Quelle rancune, inconnue de lui-m¨ºme, lentement empoisonn¨¦e, ¨¦tait-elle donc mont¨¦e de ses entrailles ¨¤ son crane? L'horreur fit conclure ¨¤ l'inconscience, c'¨¦tait le crime d'un idiot. Cependant, les Gr¨¦goire, ¨¤ genoux, sanglotaient, suffoquaient de douleur. Leur fille ador¨¦e, cette fille d¨¦sir¨¦e si longtemps, combl¨¦e ensuite de tous leurs biens, qu'ils allaient regarder dormir sur la pointe des pieds, qu'ils ne trouvaient jamais assez bien nourrie, jamais assez grasse! Et c'¨¦tait l'effondrement m¨ºme de leur vie, ¨¤ quoi bon vivre, maintenant qu'ils vivraient sans elle? La Levaque, ¨¦perdue, criait: --Ah! le vieux bougre, qu'est-ce qu'il a fait l¨¤? Si l'on pouvait s'attendre ¨¤ une chose pareille!... Et la Maheude qui ne reviendra que ce soir! Dites donc, si je courais la chercher. An¨¦antis, le p¨¨re et la m¨¨re ne r¨¦pondaient pas. --Hein? ?a vaudrait mieux... J'y vais. Mais, avant de sortir, la Levaque avisa les souliers. Tout le coron s'agitait, une foule se bousculait d¨¦j¨¤. Peut-¨ºtre bien qu'on les volerait. Et puis, il n'y avait plus d'homme chez les Maheu pour les mettre. Doucement, elle les emporta. ?a devait ¨ºtre juste le pied de Bouteloup. A R¨¦quillart, les Hennebeau attendirent longtemps les Gr¨¦goire, en compagnie de N¨¦grel. Celui-ci, remont¨¦ de la fosse, donnait des d¨¦tails: on esp¨¦rait communiquer le soir m¨ºme avec les prisonniers; mais on ne retirerait certainement que des cadavres, car le silence de mort continuait. Derri¨¨re l'ing¨¦nieur, la Maheude, assise sur la poutre, ¨¦coutait toute blanche, lorsque la Levaque arriva lui conter le beau coup de son vieux. Et elle n'eut qu'un grand geste d'impatience et d'irritation. Pourtant, elle la suivit. Madame Hennebeau d¨¦faillait. Quelle abomination! cette pauvre C¨¦cile, si gaie ce jour-l¨¤, si vivante une heure plus t?t! Il fallut que Hennebeau f?t entrer un instant sa femme dans la masure du vieux Mouque. De ses mains maladroites, il la d¨¦grafait, troubl¨¦ par l'odeur de musc qu'exhalait le corsage ouvert. Et, comme, ruisselante de larmes, elle ¨¦treignait N¨¦grel, effar¨¦ de cette mort qui coupait court au mariage, le mari les regarda se lamenter ensemble, d¨¦livr¨¦ d'une inqui¨¦tude. Ce malheur arrangeait tout, il pr¨¦f¨¦rait garder son neveu, dans la crainte de son cocher. V En bas du puits, les mis¨¦rables abandonn¨¦s hurlaient de terreur. Maintenant, ils avaient de l'eau jusqu'au ventre. Le bruit du torrent les ¨¦tourdissait, les derni¨¨res chutes du cuvelage leur faisaient croire ¨¤ un craquement supr¨ºme du monde; et ce qui achevait de les affoler, c'¨¦taient les hennissements des chevaux enferm¨¦s dans l'¨¦curie, un cri de mort, terrible, inoubliable, d'animal qu'on ¨¦gorge. Mouque avait lach¨¦ Bataille. Le vieux cheval ¨¦tait l¨¤, tremblant, l'oeil dilat¨¦ et fixe sur cette eau qui montait toujours. Rapidement, la salle de l'accrochage s'emplissait, on voyait grandir la crue verdatre, ¨¤ la lueur rouge des trois lampes, br?lant encore sous la vo?te. Et, brusquement, quand il sentit cette glace lui tremper le poil, il partit des quatre fers, dans un galop furieux, il s'engouffra et se perdit au fond d'une des galeries de roulage. Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes suivirent cette b¨ºte. --Plus rien ¨¤ foutre ici! criait Mouque. Faut voir par R¨¦quillart. Cette id¨¦e qu'ils pourraient sortir par la vieille fosse voisine, s'ils y arrivaient avant que le passage f?t coup¨¦, les emportait maintenant. Les vingt se bousculaient ¨¤ la file, tenant leurs lampes en l'air, pour que l'eau ne les ¨¦teign?t pas. Heureusement, la galerie s'¨¦levait d'une pente insensible, ils all¨¨rent pendant deux cents m¨¨tres, luttant contre le flot, sans ¨ºtre gagn¨¦s davantage. Des croyances endormies se r¨¦veillaient dans ces ames ¨¦perdues, ils invoquaient la terre, c'¨¦tait la terre qui se vengeait, qui lachait ainsi le sang de la veine, parce qu'on lui avait tranch¨¦ une art¨¨re. Un vieux b¨¦gayait des pri¨¨res oubli¨¦es, en pliant ses pouces en dehors, pour apaiser les mauvais esprits de la mine. Mais, au premier carrefour, un d¨¦saccord ¨¦clata. Le palefrenier voulait passer ¨¤ gauche, d'autres juraient qu'on raccourcirait, si l'on prenait ¨¤ droite. Une minute fut perdue. --Eh! laissez-y la peau, qu'est-ce que ?a me fiche! s'¨¦cria brutalement Chaval. Moi, je file par l¨¤. Il prit la droite, deux camarades le suivirent. Les autres continu¨¨rent ¨¤ galoper derri¨¨re le p¨¨re Mouque, qui avait grandi au fond de R¨¦quillart. Pourtant, il h¨¦sitait lui-m¨ºme, ne savait par o¨´ tourner. Les t¨ºtes s'¨¦garaient, les anciens ne reconnaissaient plus les voies, dont l'¨¦cheveau s'¨¦tait comme embrouill¨¦ devant eux. A chaque bifurcation, une incertitude les arr¨ºtait court, et il fallait se d¨¦cider pourtant. ¨¦tienne courait le dernier, retenu par Catherine, que paralysaient la fatigue et la peur. Lui, aurait fil¨¦ ¨¤ droite, avec Chaval, car il le croyait dans la bonne route; mais il l'avait lach¨¦, quitte ¨¤ rester au fond. D'ailleurs, la d¨¦bandade continuait, des camarades avaient encore tir¨¦ de leur c?t¨¦, ils n'¨¦taient plus que sept derri¨¨re le vieux Mouque. --Pends-toi ¨¤ mon cou, je te porterai, dit ¨¦tienne ¨¤ la jeune fille, en la voyant faiblir. --Non, laisse, murmura-t-elle, je ne peux plus, j'aime mieux mourir tout de suite. Ils s'attardaient, de cinquante m¨¨tres en arri¨¨re, et il la soulevait malgr¨¦ sa r¨¦sistance, lorsque la galerie brusquement se boucha: un bloc ¨¦norme qui s'effondrait et les s¨¦parait des autres. L'inondation d¨¦trempait d¨¦j¨¤ les roches, des ¨¦boulements se produisaient de tous c?t¨¦s. Ils durent revenir sur leurs pas. Puis, ils ne surent plus dans quel sens ils marchaient. C'¨¦tait fini, il fallait abandonner l'id¨¦e de remonter par R¨¦quillart. Leur unique espoir ¨¦tait de gagner les tailles sup¨¦rieures, o¨´ l'on viendrait peut-¨ºtre les d¨¦livrer, si les eaux baissaient. ¨¦tienne reconnut enfin la veine Guillaume. --Bon! dit-il, je sais o¨´ nous sommes. Nom de Dieu! nous ¨¦tions dans le vrai chemin; mais va te faire fiche, maintenant!... ¨¦coute, allons tout droit, nous grimperons par la chemin¨¦e. Le flot battait leur poitrine, ils marchaient tr¨¨s lentement. Tant qu'ils auraient de la lumi¨¨re, ils ne d¨¦sesp¨¦reraient pas; et ils souffl¨¨rent l'une des lampes, pour en ¨¦conomiser l'huile, avec la pens¨¦e de la vider dans l'autre. Ils atteignaient la chemin¨¦e, lorsqu'un bruit, derri¨¨re eux, les fit se tourner. ¨¦taient-ce donc les camarades, barr¨¦s ¨¤ leur tour, qui revenaient? Un souffle ronflait au loin, ils ne s'expliquaient pas cette temp¨ºte qui se rapprochait, dans un ¨¦claboussement d'¨¦cume. Et ils cri¨¨rent, quand ils virent une masse g¨¦ante, blanchatre, sortir de l'ombre et lutter pour les rejoindre, entre les boisages trop ¨¦troits, o¨´ elle s'¨¦crasait. C'¨¦tait Bataille. En partant de l'accrochage, il avait galop¨¦ le long des galeries noires, ¨¦perdument. Il semblait conna?tre son chemin, dans cette ville souterraine, qu'il habitait depuis onze ann¨¦es; et ses yeux voyaient clair, au fond de l'¨¦ternelle nuit o¨´ il avait v¨¦cu. Il galopait, il galopait, pliant la t¨ºte, ramassant les pieds, filant par ces boyaux minces de la terre, emplis de son grand corps. Les rues se succ¨¦daient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans qu'il h¨¦sitat. O¨´ allait-il? l¨¤-bas peut-¨ºtre, ¨¤ cette vision de sa jeunesse, au moulin o¨´ il ¨¦tait n¨¦, sur le bord de la Scarpe, au souvenir confus du soleil, br?lant en l'air comme une grosse lampe. Il voulait vivre, sa m¨¦moire de b¨ºte s'¨¦veillait, l'envie de respirer encore l'air des plaines le poussait droit devant lui, jusqu'¨¤ ce qu'il e?t d¨¦couvert le trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la lumi¨¨re. Et une r¨¦volte emportait sa r¨¦signation ancienne, cette fosse l'assassinait, apr¨¨s l'avoir aveugl¨¦. L'eau qui le poursuivait, le fouettait aux cuisses, le mordait ¨¤ la croupe. Mais, ¨¤ mesure qu'il s'enfon?ait, les galeries devenaient plus ¨¦troites, abaissant le toit, renflant le mur. Il galopait quand m¨ºme, il s'¨¦corchait, laissait aux boisages des lambeaux de ses membres. De toutes parts, la mine semblait se resserrer sur lui, pour le prendre et l'¨¦touffer. Alors, ¨¦tienne et Catherine, comme il arrivait pr¨¨s d'eux, l'aper?urent qui s'¨¦tranglait entre les roches. Il avait but¨¦, il s'¨¦tait cass¨¦ les deux jambes de devant. D'un dernier effort, il se tra?na quelques m¨¨tres; mais ses flancs ne passaient plus, il restait envelopp¨¦, garrott¨¦ par la terre. Et sa t¨ºte saignante s'allongea, chercha encore une fente, de ses gros yeux troubles. L'eau le recouvrait rapidement, il se mit ¨¤ hennir, du rale prolong¨¦, atroce, dont les autres chevaux ¨¦taient morts d¨¦j¨¤, dans l'¨¦curie. Ce fut une agonie effroyable, cette vieille b¨ºte, fracass¨¦e, immobilis¨¦e, se d¨¦battant ¨¤ cette profondeur, loin du jour. Son cri de d¨¦tresse ne cessait pas, le flot noyait sa crini¨¨re, qu'il le poussait plus rauque, de sa bouche tendue et grande ouverte. Il y eut un dernier ronflement, le bruit sourd d'un tonneau qui s'emplit. Puis un grand silence tomba. --Ah! mon Dieu! emm¨¨ne-moi, sanglotait Catherine. Ah! mon Dieu! j'ai peur, je ne veux pas mourir... Emm¨¨ne-moi! emm¨¨ne-moi! Elle avait vu la mort. Le puits ¨¦croul¨¦, la fosse inond¨¦e, rien ne lui avait souffl¨¦ ¨¤ la face cette ¨¦pouvante, cette clameur de Bataille agonisant. Et elle l'entendait toujours, ses oreilles en bourdonnaient, toute sa chair en frissonnait. --Emm¨¨ne-moi! emm¨¨ne-moi! ¨¦tienne l'avait saisie et l'emportait. D'ailleurs, il ¨¦tait grand temps, ils mont¨¨rent dans la chemin¨¦e, tremp¨¦s jusqu'aux ¨¦paules. Lui, devait l'aider, car elle n'avait plus la force de s'accrocher aux bois. A trois reprises, il crut qu'elle lui ¨¦chappait, qu'elle retombait dans la mer profonde, dont la mar¨¦e grondait derri¨¨re eux. Cependant, ils purent respirer quelques minutes, quand ils eurent rencontr¨¦ la premi¨¨re voie, libre encore. L'eau reparut, il fallut se hisser de nouveau. Et, durant des heures, cette mont¨¦e continua, la crue les chassait de voie en voie, les obligeait ¨¤ s'¨¦lever toujours. Dans la sixi¨¨me, un r¨¦pit les enfi¨¦vra d'espoir, il leur semblait que le niveau demeurait stationnaire. Mais une hausse plus forte se d¨¦clara, ils durent grimper ¨¤ la septi¨¨me, puis ¨¤ la huiti¨¨me. Une seule restait, et quand ils y furent, ils regard¨¨rent anxieusement chaque centim¨¨tre que l'eau gagnait. Si elle ne s'arr¨ºtait pas, ils allaient donc mourir, comme le vieux cheval, ¨¦cras¨¦s contre le toit, la gorge emplie par le flot? Des ¨¦boulements retentissaient ¨¤ chaque instant. La mine enti¨¨re ¨¦tait ¨¦branl¨¦e, d'entrailles trop gr¨ºles, ¨¦clatant de la coul¨¦e ¨¦norme qui la gorgeait. Au bout des galeries, l'air refoul¨¦ s'amassait, se comprimait, partait en explosions formidables, parmi les roches fendues et les terrains boulevers¨¦s. C'¨¦tait le terrifiant vacarme des cataclysmes int¨¦rieurs, un coin de la bataille ancienne, lorsque les d¨¦luges retournaient la terre, en ab?mant les montagnes sous les plaines. Et Catherine, secou¨¦e, ¨¦tourdie de cet effondrement continu, joignait les mains, b¨¦gayait les m¨ºmes mots, sans relache: --Je ne veux pas mourir... Je ne veux pas mourir... Pour la rassurer, ¨¦tienne jurait que l'eau ne bougeait plus. Leur fuite durait bien depuis six heures, on allait descendre ¨¤ leur secours. Et il disait six heures sans savoir, la notion exacte du temps leur ¨¦chappait. En r¨¦alit¨¦, un jour entier s'¨¦tait ¨¦coul¨¦ d¨¦j¨¤, dans leur mont¨¦e au travers de la veine Guillaume. Mouill¨¦s, grelottants, ils s'install¨¨rent. Elle se d¨¦shabilla sans honte, pour tordre ses v¨ºtements; puis, elle remit la culotte et la veste, qui achev¨¨rent de s¨¦cher sur elle. Comme elle ¨¦tait pieds nus, lui, qui avait ses sabots, la for?a ¨¤ les prendre. Ils pouvaient patienter maintenant, ils avaient baiss¨¦ la m¨¨che de la lampe, ne gardant qu'une lueur faible de veilleuse. Mais des crampes leur d¨¦chir¨¨rent l'estomac, tous deux s'aper?urent qu'ils mouraient de faim. Jusque-l¨¤, ils ne s'¨¦taient pas senti vivre. Au moment de la catastrophe, ils n'avaient point d¨¦jeun¨¦, et ils venaient de retrouver leurs tartines, gonfl¨¦es par l'eau, chang¨¦es en soupe. Elle dut se facher pour qu'il voul?t bien accepter sa part. D¨¨s qu'elle eut mang¨¦, elle s'endormit de lassitude, sur la terre froide. Lui, br?l¨¦ d'insomnie, la veillait, le front entre les mains, les yeux fixes. Combien d'heures s'¨¦coul¨¨rent ainsi? Il n'aurait pu le dire. Ce qu'il savait, c'¨¦tait que devant lui, par le trou de la chemin¨¦e, il avait vu repara?tre le flot noir et mouvant, la b¨ºte dont le dos s'enflait sans cesse pour les atteindre. D'abord, il n'y eut qu'une ligne mince, un serpent souple qui s'allongea; puis, cela s'¨¦largit en une ¨¦chine grouillante, rampante; et bient?t ils furent rejoints, les pieds de la jeune fille endormie tremp¨¨rent. Anxieux, il h¨¦sitait ¨¤ la r¨¦veiller. N'¨¦tait-ce pas cruel de la tirer de ce repos, de l'ignorance an¨¦antie qui la ber?ait peut-¨ºtre dans un r¨ºve de grand air et de vie au soleil? Par o¨´ fuir, d'ailleurs? Et il cherchait, et il se rappela que le plan inclin¨¦, ¨¦tabli dans cette partie de la veine, communiquait, bout ¨¤ bout, avec le plan qui desservait l'accrochage sup¨¦rieur. C'¨¦tait une issue. Il la laissa dormir encore, le plus longtemps qu'il fut possible, regardant le flot gagner, attendant qu'il les chassat. Enfin, il la souleva doucement, et elle eut un grand frisson. --Ah! mon Dieu! c'est vrai!... ?a recommence, mon Dieu! Elle se souvenait, elle criait, de retrouver la mort prochaine. --Non, calme-toi, murmura-t-il. On peut passer, je te jure. Pour se rendre au plan inclin¨¦, ils durent marcher ploy¨¦s en deux, de nouveau mouill¨¦s jusqu'aux ¨¦paules. Et la mont¨¦e recommen?a, plus dangereuse, par ce trou bois¨¦ enti¨¨rement, long d'une centaine de m¨¨tres. D'abord, ils voulurent tirer le cable, afin de fixer en bas l'un des chariots; car si l'autre ¨¦tait descendu, pendant leur ascension, il les aurait broy¨¦s. Mais rien ne bougea, un obstacle faussait le m¨¦canisme. Ils se risqu¨¨rent, n'osant se servir de ce cable qui les g¨ºnait, s'arrachant les ongles contre les charpentes lisses. Lui, venait le dernier, la retenait du crane, quand elle glissait, les mains sanglantes. Brusquement, ils se cogn¨¨rent contre des ¨¦clats de poutre, qui barraient le plan. Des terres avaient coul¨¦, un ¨¦boulement emp¨ºchait d'aller plus haut. Par bonheur, une porte s'ouvrait l¨¤, et ils d¨¦bouch¨¨rent dans une voie. Devant eux, la lueur d'une lampe les stup¨¦fia. Un homme leur criait rageusement: --Encore des malins aussi b¨ºtes que moi! Ils reconnurent Chaval, qui se trouvait bloqu¨¦ par l'¨¦boulement, dont les terres comblaient le plan inclin¨¦; et les deux camarades, partis avec lui, ¨¦taient m¨ºme rest¨¦s en chemin, la t¨ºte fendue. Lui, bless¨¦ au coude, avait eu le courage de retourner sur les genoux prendre leurs lampes et les fouiller, pour voler leurs tartines. Comme il s'¨¦chappait, un dernier effondrement, derri¨¨re son dos, avait bouch¨¦ la galerie. Tout de suite, il se jura de ne point partager ses provisions avec ces gens qui sortaient de terre. Il les aurait assomm¨¦s. Puis, il les reconnut ¨¤ son tour, et sa col¨¨re tomba, il se mit ¨¤ rire, d'un rire de joie mauvaise. --Ah! c'est toi, Catherine! Tu t'es cass¨¦ le nez, et tu as voulu rejoindre ton homme. Bon! bon! nous allons la danser ensemble. Il affectait de ne pas voir ¨¦tienne. Ce dernier, boulevers¨¦ de la rencontre, avait eu un geste pour prot¨¦ger la herscheuse, qui se serrait contre lui. Pourtant, il fallait bien accepter la situation. Il demanda simplement au camarade, comme s'ils s'¨¦taient quitt¨¦s bons amis, une heure plus t?t: --As-tu regard¨¦ au fond? On ne peut donc passer par les tailles? Chaval ricanait toujours. --Ah! ouiche! par les tailles! Elles se sont ¨¦boul¨¦es aussi, nous sommes entre deux murs, une vraie sourici¨¨re... Mais tu peux t'en retourner par le plan, si tu es un bon plongeur. En effet, l'eau montait, on l'entendait clapoter. La retraite se trouvait coup¨¦e d¨¦j¨¤. Et il avait raison, c'¨¦tait une sourici¨¨re, un bout de galerie que des affaissements consid¨¦rables obstruaient en arri¨¨re et en avant. Pas une issue, tous trois ¨¦taient mur¨¦s. --Alors, tu restes? ajouta Chaval goguenard. Va, c'est ce que tu feras de mieux, et si tu me fiches la paix, moi je ne te parlerai seulement pas. Il y a encore ici de la place pour deux hommes... Nous verrons bient?t lequel cr¨¨vera le premier, ¨¤ moins qu'on ne vienne, ce qui me semble difficile. Le jeune homme reprit: --Si nous tapions, on nous entendrait peut-¨ºtre. --J'en suis las, de taper... Tiens! essaie toi-m¨ºme avec cette pierre. ¨¦tienne ramassa le morceau de gr¨¨s, que l'autre avait ¨¦miett¨¦ d¨¦j¨¤, et il battit contre la veine, au fond, le rappel des mineurs, le roulement prolong¨¦, dont les ouvriers en p¨¦ril signalent leur pr¨¦sence. Puis, il colla son oreille, pour ¨¦couter. A vingt reprises, il s'ent¨ºta. Aucun bruit ne r¨¦pondait. Pendant ce temps, Chaval affecta de faire froidement son petit m¨¦nage. D'abord, il rangea ses trois lampes contre le mur: une seule br?lait, les autres serviraient plus tard. Ensuite, il posa sur une pi¨¨ce du boisage les deux tartines qu'il avait encore. C'¨¦tait le buffet, il irait bien deux jours avec ?a, s'il ¨¦tait raisonnable. Il se tourna, en disant: --Tu sais, Catherine, il y en aura la moiti¨¦ pour toi, quand tu auras trop faim. La jeune fille se taisait. Cela comblait son malheur, de se retrouver entre ces deux hommes. Et l'affreuse vie commen?a. Ni Chaval ni ¨¦tienne n'ouvraient la bouche, assis par terre, ¨¤ quelques pas. Sur la remarque du premier, le second ¨¦teignit sa lampe, un luxe de lumi¨¨re inutile; puis, ils retomb¨¨rent dans leur silence. Catherine s'¨¦tait couch¨¦e pr¨¨s du jeune homme, inqui¨¨te des regards que son ancien galant lui jetait. Les heures s'¨¦coulaient, on entendait le petit murmure de l'eau montant sans cesse; tandis que, de temps ¨¤ autre, des secousses profondes, des retentissements lointains, annon?aient les derniers tassements de la mine. Quand la lampe se vida et qu'il fallut en ouvrir une autre, pour l'allumer, la peur du grisou les agita un instant; mais ils aimaient mieux sauter tout de suite, que de durer dans les t¨¦n¨¨bres; et rien ne sauta, il n'y avait pas de grisou. Ils s'¨¦taient allong¨¦s de nouveau, les heures se remirent ¨¤ couler. Un bruit ¨¦motionna ¨¦tienne et Catherine, qui lev¨¨rent la t¨ºte. Chaval se d¨¦cidait ¨¤ manger: il avait coup¨¦ la moiti¨¦ d'une tartine, il machait longuement, pour ne pas ¨ºtre tent¨¦ d'avaler tout. Eux, que la faim torturait, le regard¨¨rent. --Vrai, tu refuses? dit-il ¨¤ la herscheuse, de son air provocant. Tu as tort. Elle avait baiss¨¦ les yeux, craignant de c¨¦der, l'estomac d¨¦chir¨¦ d'une telle crampe, que des larmes gonflaient ses paupi¨¨res. Mais elle comprenait ce qu'il demandait; d¨¦j¨¤, le matin, il lui avait souffl¨¦ sur le cou; il ¨¦tait repris d'une de ses anciennes fureurs de d¨¦sir, en la voyant pr¨¨s de l'autre. Les regards dont il l'appelait avaient une flamme qu'elle connaissait bien, la flamme de ses crises jalouses, quand il tombait sur elle ¨¤ coups de poing, en l'accusant d'abominations avec le logeur de sa m¨¨re. Et elle ne voulait pas, elle tremblait, en retournant ¨¤ lui, de jeter ces deux hommes l'un sur l'autre, dans cette cave ¨¦troite o¨´ ils agonisaient. Mon Dieu! est-ce qu'on ne pouvait finir en bonne amiti¨¦! ¨¦tienne serait mort d'inanition, plut?t que de mendier ¨¤ Chaval une bouch¨¦e de pain. Le silence s'alourdissait, une ¨¦ternit¨¦ encore parut se prolonger, avec la lenteur des minutes monotones, qui passaient une ¨¤ une, sans espoir. Il y avait un jour qu'ils ¨¦taient enferm¨¦s ensemble. La deuxi¨¨me lampe palissait, ils allum¨¨rent la troisi¨¨me. Chaval entama son autre tartine, et il grogna: --Viens donc, b¨ºte! Catherine eut un frisson. Pour la laisser libre, ¨¦tienne s'¨¦tait d¨¦tourn¨¦. Puis, comme elle ne bougeait pas, il lui dit ¨¤ voix basse: --Va, mon enfant. Les larmes qu'elle ¨¦touffait ruissel¨¨rent alors. Elle pleurait longuement, ne trouvant m¨ºme pas la force de se lever, ne sachant plus si elle avait faim, souffrant d'une douleur qui la tenait dans tout le corps. Lui, s'¨¦tait mis debout, allait et venait, battait vainement le rappel des mineurs, enrag¨¦ de ce reste de vie qu'on l'obligeait ¨¤ vivre l¨¤, coll¨¦ au rival qu'il ex¨¦crait. Pas m¨ºme assez de place pour crever loin l'un de l'autre! D¨¨s qu'il avait fait dix pas, il devait revenir et se cogner contre cet homme. Et elle, la triste fille, qu'ils se disputaient jusque dans la terre! Elle serait au dernier vivant, cet homme la lui volerait encore, si lui partait le premier. ?a n'en finissait pas, les heures suivaient les heures, la r¨¦voltante promiscuit¨¦ s'aggravait, avec l'empoisonnement des haleines, l'ordure des besoins satisfaits en commun. Deux fois, il se rua sur les roches, comme pour les ouvrir ¨¤ coups de poing. Une nouvelle journ¨¦e s'achevait, et Chaval s'¨¦tait assis pr¨¨s de Catherine, partageant avec elle sa derni¨¨re moiti¨¦ de tartine. Elle machait les bouch¨¦es p¨¦niblement, il les lui faisait payer chacune d'une caresse, dans son ent¨ºtement de jaloux qui ne voulait pas mourir sans la ravoir, devant l'autre. ¨¦puis¨¦e, elle s'abandonnait. Mais, lorsqu'il tacha de la prendre, elle se plaignit. --Oh! laisse, tu me casses les os. ¨¦tienne, fr¨¦missant, avait pos¨¦ son front contre les bois, pour ne pas voir. Il revint d'un bond, affol¨¦. --Laisse-la, nom de Dieu! --Est-ce que ?a te regarde? dit Chaval. C'est ma femme, elle est ¨¤ moi peut-¨ºtre! Et il la reprit, et il la serra, par bravade, lui ¨¦crasant sur la bouche ses moustaches rouges, continuant: --Fiche-nous la paix, hein! Fais-nous le plaisir de voir l¨¤-bas si nous y sommes. Mais ¨¦tienne, les l¨¨vres blanches, criait: --Si tu ne la laches pas, je t'¨¦trangle! Vivement, l'autre se mit debout, car il avait compris, au sifflement de la voix, que le camarade allait en finir. La mort leur semblait trop lente, il fallait que, tout de suite, l'un des deux c¨¦dat la place. C'¨¦tait l'ancienne bataille qui recommen?ait, dans la terre o¨´ ils dormiraient bient?t c?te ¨¤ c?te; et ils avaient si peu d'espace, qu'ils ne pouvaient brandir leurs poings sans les ¨¦corcher. --M¨¦fie-toi, gronda Chaval. Cette fois, je te mange. ¨¦tienne, ¨¤ ce moment, devint fou. Ses yeux se noy¨¨rent d'une vapeur rouge, sa gorge s'¨¦tait congestionn¨¦e d'un flot de sang. Le besoin de tuer le prenait, irr¨¦sistible, un besoin physique, l'excitation sanguine d'une muqueuse qui d¨¦termine un violent acc¨¨s de toux. Cela monta, ¨¦clata en dehors de sa volont¨¦, sous la pouss¨¦e de la l¨¦sion h¨¦r¨¦ditaire. Il avait empoign¨¦, dans le mur, une feuille de schiste, et il l'¨¦branlait, et il l'arrachait, tr¨¨s large, tr¨¨s lourde. Puis, ¨¤ deux mains, avec une force d¨¦cupl¨¦e, il l'abattit sur le crane de Chaval. Celui-ci n'eut pas le temps de sauter en arri¨¨re. Il tomba, la face broy¨¦e, le crane fendu. La cervelle avait ¨¦clabouss¨¦ le toit de la galerie, un jet pourpre coulait de la plaie, pareil au jet continu d'une source. Tout de suite, il y eut une mare, o¨´ l'¨¦toile fumeuse de la lampe se refl¨¦ta. L'ombre envahissait ce caveau mur¨¦, le corps semblait, par terre, la bosse noire d'un tas d'escaillage. Et, pench¨¦, l'oeil ¨¦largi, ¨¦tienne le regardait. C'¨¦tait donc fait, il avait tu¨¦. Confus¨¦ment, toutes ses luttes lui revenaient ¨¤ la m¨¦moire, cet inutile combat contre le poison qui dormait dans ses muscles, l'alcool lentement accumul¨¦ de sa race. Pourtant, il n'¨¦tait ivre que de faim, l'ivresse lointaine des parents avait suffi. Ses cheveux se dressaient devant l'horreur de ce meurtre, et malgr¨¦ la r¨¦volte de son ¨¦ducation, une all¨¦gresse faisait battre son coeur, la joie animale d'un app¨¦tit enfin satisfait. Il eut ensuite un orgueil, l'orgueil du plus fort. Le petit soldat lui ¨¦tait apparu, la gorge trou¨¦e d'un couteau, tu¨¦ par un enfant. Lui aussi, avait tu¨¦. Mais Catherine, toute droite, poussait un grand cri. --Mon Dieu! il est mort! --Tu le regrettes? demanda ¨¦tienne farouche. Elle suffoquait, elle balbutiait. Puis, chancelante, elle se jeta dans ses bras. --Ah! tue-moi aussi, ah! mourons tous les deux! D'une ¨¦treinte, elle s'attachait ¨¤ ses ¨¦paules, et il l'¨¦treignait ¨¦galement, et ils esp¨¦r¨¨rent qu'ils allaient mourir. Mais la mort n'avait pas de hate, ils d¨¦nou¨¨rent leurs bras. Puis, tandis qu'elle se cachait les yeux, il tra?na le mis¨¦rable, il le jeta dans le plan inclin¨¦, pour l'?ter de l'espace ¨¦troit o¨´ il fallait vivre encore. La vie n'aurait plus ¨¦t¨¦ possible, avec ce cadavre sous les pieds. Et ils s'¨¦pouvant¨¨rent, lorsqu'ils l'entendirent plonger, au milieu d'un rejaillissement d'¨¦cume. L'eau avait donc empli d¨¦j¨¤ ce trou? Ils l'aper?urent, elle d¨¦borda dans la galerie. Alors, ce fut une lutte nouvelle. Ils avaient allum¨¦ la derni¨¨re lampe, elle s'¨¦puisait en ¨¦clairant la crue, dont la hausse r¨¦guli¨¨re, ent¨ºt¨¦e, ne s'arr¨ºtait pas. Ils eurent d'abord de l'eau aux chevilles, puis elle leur mouilla les genoux. La voie montait, ils se r¨¦fugi¨¨rent au fond, ce qui leur donna un r¨¦pit de quelques heures. Mais le flot les rattrapa, ils baign¨¨rent jusqu'¨¤ la ceinture. Debout, accul¨¦s, l'¨¦chine coll¨¦e contre la roche, ils la regardaient cro?tre, toujours, toujours. Quand elle atteindrait leur bouche, ce serait fini. La lampe, qu'ils avaient accroch¨¦e, jaunissait la houle rapide des petites ondes; elle palit, ils ne distingu¨¨rent plus qu'un demi-cercle diminuant sans cesse, comme mang¨¦ par l'ombre qui semblait grandir avec le flux; et, brusquement, l'ombre les enveloppa, la lampe venait de s'¨¦teindre, apr¨¨s avoir crach¨¦ sa derni¨¨re goutte d'huile. C'¨¦tait la nuit compl¨¨te, absolue, cette nuit de la terre qu'ils dormiraient, sans jamais rouvrir leurs yeux ¨¤ la clart¨¦ du soleil. --Nom de Dieu! jura sourdement ¨¦tienne. Catherine, comme si elle e?t senti les t¨¦n¨¨bres la saisir, s'¨¦tait abrit¨¦e contre lui. Elle r¨¦p¨¦ta le mot des mineurs, ¨¤ voix basse: --La mort souffle la lampe. Pourtant, devant cette menace, leur instinct luttait, une fi¨¨vre de vivre les ranima. Lui, violemment, se mit ¨¤ creuser le schiste avec le crochet de la lampe, tandis qu'elle l'aidait de ses ongles. Ils pratiqu¨¨rent une sorte de banc ¨¦lev¨¦, et lorsqu'ils s'y furent hiss¨¦s tous les deux, ils se trouv¨¨rent assis, les jambes pendantes, le dos ploy¨¦, car la vo?te les for?ait ¨¤ baisser la t¨ºte. L'eau ne gla?ait plus que leurs talons; mais ils ne tard¨¨rent pas ¨¤ en sentir le froid leur couper les chevilles, les mollets, les genoux, dans un mouvement invincible et sans tr¨ºve. Le banc, mal aplani, se trempait d'une humidit¨¦ si gluante, qu'ils devaient se tenir fortement pour ne pas glisser. C'¨¦tait la fin, combien attendraient-ils, r¨¦duits ¨¤ cette niche, o¨´ ils n'osaient risquer un geste, ext¨¦nu¨¦s, affam¨¦s, n'ayant plus ni pain ni lumi¨¨re? Et ils souffraient surtout des t¨¦n¨¨bres, qui les emp¨ºchaient de voir venir la mort. Un grand silence r¨¦gnait, la mine gorg¨¦e d'eau ne bougeait plus. Ils n'avaient maintenant, sous eux, que la sensation de cette mer, enflant, du fond des galeries, sa mar¨¦e muette. Les heures se succ¨¦daient, toutes ¨¦galement noires, sans qu'ils pussent en mesurer la dur¨¦e exacte, de plus en plus ¨¦gar¨¦s dans le calcul du temps. Leurs tortures, qui auraient d? allonger les minutes, les emportaient, rapides. Ils croyaient n'¨ºtre enferm¨¦s que depuis deux jours et une nuit, lorsqu'en r¨¦alit¨¦ la troisi¨¨me journ¨¦e d¨¦j¨¤ se terminait. Toute esp¨¦rance de secours s'en ¨¦tait all¨¦e, personne ne les savait l¨¤, personne n'avait le pouvoir d'y descendre, et la faim les ach¨¨verait, si l'inondation leur faisait grace. Une derni¨¨re fois, ils avaient eu la pens¨¦e de battre le rappel; mais la pierre ¨¦tait rest¨¦e sous l'eau. D'ailleurs, qui les entendrait? Catherine, r¨¦sign¨¦e, avait appuy¨¦ contre la veine sa t¨ºte endolorie, lorsqu'un tressaillement la redressa. --¨¦coute! dit-elle. D'abord, ¨¦tienne crut qu'elle parlait du petit bruit de l'eau montant toujours. Il mentit, il voulut la tranquilliser. --C'est moi que tu entends, je remue les jambes. --Non, non, pas ?a... L¨¤-bas, ¨¦coute! Et elle collait son oreille au charbon. Il comprit, il fit comme elle. Une attente de quelques secondes les ¨¦touffa. Puis, tr¨¨s lointains, tr¨¨s faibles, ils entendirent trois coups, largement espac¨¦s. Mais ils doutaient encore, leurs oreilles sonnaient, c'¨¦taient peut-¨ºtre des craquements dans la couche. Et ils ne savaient avec quoi frapper pour r¨¦pondre. ¨¦tienne eut une id¨¦e. --Tu as les sabots. Sors les pieds, tape avec les talons. Elle tapa, elle battit le rappel des mineurs; et ils ¨¦cout¨¨rent, et ils distingu¨¨rent de nouveau les trois coups, au loin. Vingt fois ils recommenc¨¨rent, vingt fois les coups r¨¦pondirent. Ils pleuraient, ils s'embrassaient, au risque de perdre l'¨¦quilibre. Enfin, les camarades ¨¦taient l¨¤, ils arrivaient. C'¨¦tait un d¨¦bordement de joie et d'amour qui emportait les tourments de l'attente, la rage des appels longtemps inutiles, comme si les sauveurs n'avaient eu qu'¨¤ fendre la roche du doigt, pour les d¨¦livrer. --Hein! criait-elle gaiement, est-ce une chance que j'aie appuy¨¦ la t¨ºte! --Oh! tu as une oreille! disait-il ¨¤ son tour. Moi, je n'entendais rien. D¨¨s ce moment, ils se relay¨¨rent, toujours l'un d'eux ¨¦coutait, pr¨ºt ¨¤ correspondre, au moindre signal. Ils saisirent bient?t des coups de rivelaine: on commen?ait les travaux d'approche, on ouvrait une galerie. Pas un bruit ne leur ¨¦chappait. Mais leur joie tomba. Ils avaient beau rire, pour se tromper l'un l'autre, le d¨¦sespoir les reprenait peu ¨¤ peu. D'abord, ils s'¨¦taient r¨¦pandus en explications: on arrivait ¨¦videmment par R¨¦quillart, la galerie descendait dans la couche, peut-¨ºtre en ouvrait-on plusieurs, car il y avait trois hommes ¨¤ l'abattage. Puis ils parl¨¨rent moins, ils finirent par se taire, quand ils en vinrent ¨¤ calculer la masse ¨¦norme qui les s¨¦parait des camarades. Muets, ils continuaient leurs r¨¦flexions, ils comptaient les journ¨¦es et les journ¨¦es qu'un ouvrier mettrait ¨¤ percer un tel bloc. Jamais on ne les rejoindrait assez t?t, ils seraient morts vingt fois. Et, mornes, n'osant plus ¨¦changer une parole dans ce redoublement d'angoisse, ils r¨¦pondaient aux appels d'un roulement de sabots, sans espoir, en ne gardant que le besoin machinal de dire aux autres qu'ils vivaient encore. Un jour, deux jours, se pass¨¨rent. Ils ¨¦taient au fond depuis six jours. L'eau, arr¨ºt¨¦e ¨¤ leurs genoux, ne montait ni ne descendait; et leurs jambes semblaient fondre, dans ce bain de glace. Pendant une heure, ils pouvaient bien les retirer; mais la position devenait alors si incommode, qu'ils ¨¦taient tordus de crampes atroces et qu'ils devaient laisser retomber les talons. Toutes les dix minutes, ils se remontaient d'un coup de reins, sur la roche glissante. Les cassures du charbon leur d¨¦fon?aient l'¨¦chine, ils ¨¦prouvaient ¨¤ la nuque une douleur fixe et intense, d'avoir ¨¤ la tenir ploy¨¦e constamment, pour ne pas se briser le crane. Et l'¨¦touffement croissait, l'air refoul¨¦ par l'eau se comprimait dans l'esp¨¨ce de cloche o¨´ ils se trouvaient enferm¨¦s. Leur voix, assourdie, paraissait venir de tr¨¨s loin. Des bourdonnements d'oreilles se d¨¦clar¨¨rent, ils entendaient les vol¨¦es d'un tocsin furieux, le galop d'un troupeau sous une averse de gr¨ºle, interminable. D'abord, Catherine souffrit horriblement de la faim. Elle portait ¨¤ sa gorge ses pauvres mains crisp¨¦es, elle avait de grands souffles creux, une plainte continue, d¨¦chirante, comme si une tenaille lui e?t arrach¨¦ l'estomac. ¨¦tienne, ¨¦trangl¨¦ par la m¨ºme torture, tatonnait fi¨¦vreusement dans l'obscurit¨¦, lorsque, pr¨¨s de lui, ses doigts rencontr¨¨rent une pi¨¨ce du boisage, ¨¤ moiti¨¦ pourrie, que ses ongles ¨¦miettaient. Et il en donna une poign¨¦e ¨¤ la herscheuse, qui l'engloutit goul?ment. Durant deux journ¨¦es, ils v¨¦curent de ce bois vermoulu, ils le d¨¦vor¨¨rent tout entier, d¨¦sesp¨¦r¨¦s de l'avoir fini, s'¨¦corchant ¨¤ vouloir entamer les autres, solides encore, et dont les fibres r¨¦sistaient. Leur supplice augmenta, ils s'enrageaient de ne pouvoir macher la toile de leurs v¨ºtements. Une ceinture de cuir qui le serrait ¨¤ la taille les soulagea un peu. Il en coupa de petits morceaux avec les dents, et elle les broyait, s'acharnait ¨¤ les avaler. Cela occupait leurs machoires, leur donnait l'illusion qu'ils mangeaient. Puis, quand la ceinture fut achev¨¦e, ils se remirent ¨¤ la toile, la su?ant pendant des heures. Mais, bient?t, ces crises violentes se calm¨¨rent, la faim ne fut plus qu'une douleur profonde, sourde, l'¨¦vanouissement m¨ºme, lent et progressif, de leurs forces. Sans doute, ils auraient succomb¨¦, s'ils n'avaient pas eu de l'eau, tant qu'ils en voulaient. Ils se baissaient simplement, buvaient dans le creux de leur main; et cela ¨¤ vingt reprises, br?l¨¦s d'une telle soif, que toute cette eau ne pouvait l'¨¦tancher. Le septi¨¨me jour, Catherine se penchait pour boire, lorsqu'elle heurta de la main un corps flottant devant elle. --Dis donc, regarde... Qu'est-ce que c'est? ¨¦tienne tata dans les t¨¦n¨¨bres. --Je ne comprends pas, on dirait la couverture d'une porte d'a¨¦rage. Elle but, mais comme elle puisait une seconde gorg¨¦e, le corps revint battre sa main. Et elle poussa un cri terrible. --C'est lui, mon Dieu! --Qui donc? --Lui, tu sais bien?... J'ai senti ses moustaches. C'¨¦tait le cadavre de Chaval, remont¨¦ du plan inclin¨¦, pouss¨¦ jusqu'¨¤ eux par la crue. ¨¦tienne allongea le bras, sentit aussi les moustaches, le nez broy¨¦; et un frisson de r¨¦pugnance et de peur le secoua. Prise d'une naus¨¦e abominable, Catherine avait crach¨¦ l'eau qui lui restait ¨¤ la bouche. Elle croyait qu'elle venait de boire du sang, que toute cette eau profonde, devant elle, ¨¦tait maintenant le sang de cet homme. --Attends, b¨¦gaya ¨¦tienne, je vais le renvoyer. Il donna un coup de pied au cadavre, qui s'¨¦loigna. Mais, bient?t, ils le sentirent de nouveau qui tapait dans leurs jambes. --Nom de Dieu! va-t-en donc! Et, la troisi¨¨me fois, ¨¦tienne dut le laisser. Quelque courant le ramenait. Chaval ne voulait pas partir, voulait ¨ºtre avec eux, contre eux. Ce fut un affreux compagnon, qui acheva d'empoisonner l'air. Pendant toute cette journ¨¦e, ils ne burent pas, luttant, aimant mieux mourir; et, le lendemain seulement, la souffrance les d¨¦cida: ils ¨¦cartaient le corps ¨¤ chaque gorg¨¦e, ils buvaient quand m¨ºme. Ce n'¨¦tait pas la peine de lui casser la t¨ºte, pour qu'il rev?nt entre lui et elle, ent¨ºt¨¦ dans sa jalousie. Jusqu'au bout, il serait l¨¤, m¨ºme mort, pour les emp¨ºcher d'¨ºtre ensemble. Encore un jour, et encore un jour. ¨¦tienne, ¨¤ chaque frisson de l'eau, recevait un l¨¦ger coup de l'homme qu'il avait tu¨¦, le simple coudoiement d'un voisin qui rappelait sa pr¨¦sence. Et, toutes les fois, il tressaillait. Continuellement, il le voyait, gonfl¨¦, verdi, avec ses moustaches rouges, dans sa face broy¨¦e. Puis, il ne se souvenait plus, il ne l'avait pas tu¨¦, l'autre nageait et allait le mordre. Catherine, maintenant, ¨¦tait secou¨¦e de crises de larmes, longues, interminables, apr¨¨s lesquelles un accablement l'an¨¦antissait. Elle finit par tomber dans un ¨¦tat de somnolence invincible. Il la r¨¦veillait, elle b¨¦gayait des mots, elle se rendormait tout de suite, sans m¨ºme soulever les paupi¨¨res; et, de crainte qu'elle ne se noyat, il lui avait pass¨¦ un bras ¨¤ la taille. C'¨¦tait, lui, maintenant, qui r¨¦pondait aux camarades. Les coups de rivelaine approchaient, il les entendait derri¨¨re son dos. Mais ses forces diminuaient aussi, il avait perdu tout courage ¨¤ taper. On les savait l¨¤, pourquoi se fatiguer encore? Cela ne l'int¨¦ressait plus, qu'on p?t venir. Dans l'h¨¦b¨¦tement de son attente, il en ¨¦tait, pendant des heures, ¨¤ oublier ce qu'il attendait. Un soulagement les r¨¦conforta un peu. L'eau baissait, le corps de Chaval s'¨¦loigna. Depuis neuf jours, on travaillait ¨¤ leur d¨¦livrance, et ils faisaient, pour la premi¨¨re fois, quelques pas dans la galerie, lorsqu'une ¨¦pouvantable commotion les jeta sur le sol. Ils se cherch¨¨rent, ils rest¨¨rent aux bras l'un de l'autre, fous, ne comprenant pas, croyant que la catastrophe recommen?ait. Rien ne remuait plus, le bruit des rivelaines avait cess¨¦. Dans le coin o¨´ ils se tenaient assis, c?te ¨¤ c?te, Catherine eut un l¨¦ger rire. --Il doit faire bon dehors... Viens, sortons d'ici. ¨¦tienne, d'abord, lutta contre cette d¨¦mence. Mais une contagion ¨¦branlait sa t¨ºte plus solide, il perdit la sensation juste du r¨¦el. Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de Catherine, agit¨¦e de fi¨¨vre, tourment¨¦e ¨¤ pr¨¦sent d'un besoin de paroles et de gestes. Les bourdonnements de ses oreilles ¨¦taient devenus des murmures d'eau courante, des chants d'oiseaux; et elle sentait un violent parfum d'herbes ¨¦cras¨¦es, et elle voyait clair, de grandes taches jaunes volaient devant ses yeux, si larges, qu'elle se croyait dehors, pr¨¨s du canal, dans les bl¨¦s, par une journ¨¦e de beau soleil. --Hein? fait-il chaud!... Prends-moi donc, restons ensemble, oh! toujours, toujours! Il la serrait, elle se caressait contre lui, longuement, continuant dans un bavardage de fille heureuse: --Avons-nous ¨¦t¨¦ b¨ºtes d'attendre si longtemps! Tout de suite, j'aurais bien voulu de toi, et tu n'as pas compris, tu as boud¨¦... Puis, tu te rappelles, chez nous, la nuit, quand nous ne dormions pas, le nez en l'air, ¨¤ nous ¨¦couter respirer, avec la grosse envie de nous prendre? Il fut gagn¨¦ par sa gaiet¨¦, il plaisanta les souvenirs de leur muette tendresse. --Tu m'as battu une fois, oui, oui! des soufflets sur les deux joues! --C'est que je t'aimais, murmura-t-elle. Vois-tu, je me d¨¦fendais de songer ¨¤ toi, je me disais que c'¨¦tait bien fini; et, au fond, je savais qu'un jour ou l'autre nous nous mettrions ensemble... Il ne fallait qu'une occasion, quelque chance heureuse, n'est-ce pas? Un frisson le gla?ait, il voulut secouer ce r¨ºve, puis il r¨¦p¨¦ta lentement: --Rien n'est jamais fini, il suffit d'un peu de bonheur pour que tout recommence. --Alors, tu me gardes, c'est le bon coup, cette fois? Et, d¨¦faillante, elle glissa. Elle ¨¦tait si faible, que sa voix assourdie s'¨¦teignait. Effray¨¦, il l'avait retenue sur son coeur. --Tu souffres? Elle se redressa, ¨¦tonn¨¦e. --Non, pas du tout... Pourquoi? Mais cette question l'avait ¨¦veill¨¦e de son r¨ºve. Elle regarda ¨¦perdument les t¨¦n¨¨bres, elle tordit ses mains, dans une nouvelle crise de sanglots. --Mon Dieu! mon Dieu! qu'il fait noir! Ce n'¨¦taient plus les bl¨¦s, ni l'odeur des herbes, ni le chant des alouettes, ni le grand soleil jaune; c'¨¦taient la mine ¨¦boul¨¦e, inond¨¦e, la nuit puante, l'¨¦gouttement fun¨¨bre de ce caveau o¨´ ils ralaient depuis tant de jours. La perversion de ses sens en augmentait l'horreur maintenant, elle ¨¦tait reprise des superstitions de son enfance, elle vit l'Homme noir, le vieux mineur tr¨¦pass¨¦ qui revenait dans la fosse tordre le cou aux vilaines filles. --¨¦coute, as-tu entendu? --Non, rien, je n'entends rien. --Si, l'Homme, tu sais?... Tiens! il est l¨¤... La terre a lach¨¦ tout le sang de la veine, pour se venger de ce qu'on lui a coup¨¦ une art¨¨re; et il est l¨¤, tu le vois, regarde! plus noir que la nuit... Oh! j'ai peur, oh! j'ai peur! Elle se tut, grelottante. Puis, ¨¤ voix tr¨¨s basse, elle continua: --Non, c'est toujours l'autre. --Quel autre? --Celui qui est avec nous, celui qui n'est plus. L'image de Chaval la hantait, et elle parlait de lui confus¨¦ment, elle racontait leur existence de chien, le seul jour o¨´ il s'¨¦tait montr¨¦ gentil, ¨¤ Jean-Bart, les autres jours de sottises et de gifles, quand il la tuait de ses caresses, apr¨¨s l'avoir rou¨¦e de coups. --Je te dis qu'il vient, qu'il va nous emp¨ºcher encore d'aller ensemble!... ?a le reprend, sa jalousie... Oh! renvoie-le, oh! garde-moi, garde-moi tout enti¨¨re! D'un ¨¦lan, elle s'¨¦tait pendue ¨¤ lui, elle chercha sa bouche et y colla passionn¨¦ment la sienne. Les t¨¦n¨¨bres s'¨¦clair¨¨rent, elle revit le soleil, elle retrouva un rire calm¨¦ d'amoureuse. Lui, fr¨¦missant de la sentir ainsi contre sa chair, demi-nue sous la veste et la culotte en lambeaux, l'empoigna, dans un r¨¦veil de sa virilit¨¦. Et ce fut enfin leur nuit de noces, au fond de cette tombe, sur ce lit de boue, le besoin de ne pas mourir avant d'avoir eu leur bonheur, l'obstin¨¦ besoin de vivre, de faire de la vie une derni¨¨re fois. Ils s'aim¨¨rent dans le d¨¦sespoir de tout, dans la mort. Ensuite, il n'y eut plus rien. ¨¦tienne ¨¦tait assis par terre, toujours dans le m¨ºme coin, et il avait Catherine sur les genoux, couch¨¦e, immobile. Des heures, des heures s'¨¦coul¨¨rent. Il crut longtemps qu'elle dormait; puis, il la toucha, elle ¨¦tait tr¨¨s froide, elle ¨¦tait morte. Pourtant, il ne remuait pas, de peur de la r¨¦veiller. L'id¨¦e qu'il l'avait eue femme le premier, et qu'elle pouvait ¨ºtre grosse, l'attendrissait. D'autres id¨¦es, l'envie de partir avec elle, la joie de ce qu'ils feraient tous les deux plus tard, revenaient par moments, mais si vagues, qu'elles semblaient effleurer ¨¤ peine son front, comme le souffle m¨ºme du sommeil. Il s'affaiblissait, il ne lui restait que la force d'un petit geste, un lent mouvement de la main, pour s'assurer qu'elle ¨¦tait bien l¨¤, ainsi qu'une enfant endormie, dans sa raideur glac¨¦e. Tout s'an¨¦antissait, la nuit elle-m¨ºme avait sombr¨¦, il n'¨¦tait nulle part, hors de l'espace, hors du temps. Quelque chose tapait bien ¨¤ c?t¨¦ de sa t¨ºte, des coups dont la violence se rapprochait; mais il avait eu d'abord la paresse d'aller r¨¦pondre, engourdi d'une fatigue immense; et, ¨¤ pr¨¦sent, il ne savait plus, il r¨ºvait seulement qu'elle marchait devant lui et qu'il entendait le l¨¦ger claquement de ses sabots. Deux jours se pass¨¨rent, elle n'avait pas remu¨¦, il la touchait de son geste machinal, rassur¨¦ de la sentir si tranquille. ¨¦tienne ressentit une secousse. Des voix grondaient, des roches roulaient jusqu'¨¤ ses pieds. Quand il aper?ut une lampe, il pleura. Ses yeux clignotants suivaient la lumi¨¨re, il ne se lassait pas de la voir, en extase devant ce point rougeatre qui tachait ¨¤ peine les t¨¦n¨¨bres. Mais des camarades l'emportaient, il les laissa introduire, entre ses dents serr¨¦es, des cuiller¨¦es de bouillon. Ce fut seulement dans la galerie de R¨¦quillart qu'il reconnut quelqu'un, l'ing¨¦nieur N¨¦grel, debout devant lui; et ces deux hommes qui se m¨¦prisaient, l'ouvrier r¨¦volt¨¦, le chef sceptique, se jet¨¨rent au cou l'un de l'autre, sanglot¨¨rent ¨¤ gros sanglots, dans le bouleversement profond de toute l'humanit¨¦ qui ¨¦tait en eux. C'¨¦tait une tristesse immense, la mis¨¨re des g¨¦n¨¦rations, l'exc¨¨s de douleur o¨´ peut tomber la vie. Au jour, la Maheude, abattue pr¨¨s de Catherine morte, jeta un cri, puis un autre, puis un autre, de grandes plaintes tr¨¨s longues, incessantes. Plusieurs cadavres ¨¦taient d¨¦j¨¤ remont¨¦s et align¨¦s par terre: Chaval que l'on crut assomm¨¦ sous un ¨¦boulement, un galibot et deux haveurs ¨¦galement fracass¨¦s, le crane vide de cervelle, le ventre gonfl¨¦ d'eau. Des femmes, dans la foule, perdaient la raison, d¨¦chiraient leurs jupes, s'¨¦gratignaient la face. Lorsqu'on le sortit enfin, apr¨¨s l'avoir habitu¨¦ aux lampes et nourri un peu, ¨¦tienne apparut d¨¦charn¨¦, les cheveux tout blancs; et on s'¨¦cartait, on fr¨¦missait devant ce vieillard. La Maheude s'arr¨ºta de crier, pour le regarder stupidement, de ses grands yeux fixes. VI Il ¨¦tait quatre heures du matin. La fra?che nuit d'avril s'atti¨¦dissait de l'approche du jour. Dans le ciel limpide, les ¨¦toiles vacillaient, tandis qu'une clart¨¦ d'aurore empourprait l'orient. Et la campagne noire, assoupie, avait ¨¤ peine un frisson, cette vague rumeur qui pr¨¦c¨¨de le r¨¦veil. ¨¦tienne, ¨¤ longues enjamb¨¦es, suivait le chemin de Vandame. Il venait de passer six semaines ¨¤ Montsou, dans un lit de l'h?pital. Jaune encore et tr¨¨s maigre, il s'¨¦tait senti la force de partir, et il partait. La Compagnie, tremblant toujours pour ses fosses, proc¨¦dant ¨¤ des renvois successifs, l'avait averti qu'elle ne pourrait le garder. Elle lui offrait d'ailleurs un secours de cent francs, avec le conseil paternel de quitter le travail des mines, trop dur pour lui d¨¦sormais. Mais il avait refus¨¦ les cent francs. D¨¦j¨¤, une r¨¦ponse de Pluchart, une lettre o¨´ se trouvait l'argent du voyage, l'appelait ¨¤ Paris. C'¨¦tait son ancien r¨ºve r¨¦alis¨¦. La veille, en sortant de l'h?pital, il avait couch¨¦ au Bon-Joyeux, chez la veuve D¨¦sir. Et il se levait de grand matin, une seule envie lui restait, dire adieu aux camarades, avant d'aller prendre le train de huit heures, ¨¤ Marchiennes. Un instant, sur le chemin qui devenait rose, ¨¦tienne s'arr¨ºta. Il faisait bon respirer cet air si pur du printemps pr¨¦coce. La matin¨¦e s'annon?ait superbe. Lentement, le jour grandissait, la vie de la terre montait avec le soleil. Et il se remit en marche, tapant fortement son baton de cornouiller, regardant au loin la plaine sortir des vapeurs de la nuit. Il n'avait revu personne, la Maheude ¨¦tait venue une seule fois ¨¤ l'h?pital, puis n'avait pu revenir sans doute. Mais il savait que tout le coron des Deux-Cent-Quarante descendait ¨¤ Jean-Bart maintenant, et qu'elle-m¨ºme y avait repris du travail. Peu ¨¤ peu, les chemins d¨¦serts se peuplaient, des charbonniers passaient continuellement pr¨¨s d'¨¦tienne, la face bl¨ºme, silencieux. La Compagnie, disait-on, abusait de son triomphe. Apr¨¨s deux mois et demi de gr¨¨ve, vaincus par la faim, lorsqu'ils ¨¦taient retourn¨¦s aux fosses, ils avaient d? accepter le tarif de boisage, cette baisse de salaire d¨¦guis¨¦e, ex¨¦crable ¨¤ pr¨¦sent, ensanglant¨¦e du sang des camarades. On leur volait une heure de travail, on les faisait mentir ¨¤ leur serment de ne pas se soumettre, et ce parjure impos¨¦ leur restait en travers de la gorge, comme une poche de fiel. Le travail recommen?ait partout, ¨¤ Mirou, ¨¤ Madeleine, ¨¤ Cr¨¨vecoeur, ¨¤ la Victoire. Partout, dans la brume du matin, le long des chemins noy¨¦s de t¨¦n¨¨bres, le troupeau pi¨¦tinait, des files d'hommes trottant le nez vers la terre, ainsi que du b¨¦tail men¨¦ ¨¤ l'abattoir. Ils grelottaient sous leurs minces v¨ºtements de toile, ils croisaient les bras, roulaient les reins, gonflaient le dos, que le briquet, log¨¦ entre la chemise et la veste, rendait bossu. Et, dans ce retour en masse, dans ces ombres muettes, toutes noires, sans un rire, sans un regard de c?t¨¦, on sentait les dents serr¨¦es de col¨¨re, le coeur gonfl¨¦ de haine, l'unique r¨¦signation ¨¤ la n¨¦cessit¨¦ du ventre. Plus il approchait de la fosse, et plus ¨¦tienne voyait leur nombre s'accro?tre. Presque tous marchaient isol¨¦s, ceux qui venaient par groupes se suivaient ¨¤ la file, ¨¦reint¨¦s d¨¦j¨¤, las des autres et d'eux-m¨ºmes. Il en aper?ut un, tr¨¨s vieux, dont les yeux luisaient, pareils ¨¤ des charbons, sous un front livide. Un autre, un jeune, soufflait, d'un souffle contenu de temp¨ºte. Beaucoup avaient leurs sabots ¨¤ la main; et l'on entendait ¨¤ peine sur le sol le bruit mou de leurs gros bas de laine. C'¨¦tait un ruissellement sans fin, une d¨¦bacle, une marche forc¨¦e d'arm¨¦e battue, allant toujours la t¨ºte basse, enrag¨¦e sourdement du besoin de reprendre la lutte et de se venger. Lorsque ¨¦tienne arriva, Jean-Bart sortait de l'ombre, les lanternes accroch¨¦es aux tr¨¦teaux br?laient encore, dans l'aube naissante. Au-dessus des batiments obscurs, un ¨¦chappement s'¨¦levait comme une aigrette blanche, d¨¦licatement teint¨¦e de carmin. Il passa par l'escalier du criblage, pour se rendre ¨¤ la recette. La descente commen?ait, des ouvriers montaient de la baraque. Un instant, il resta immobile, dans ce vacarme et cette agitation. Des roulements de berlines ¨¦branlaient les dalles de fonte, les bobines tournaient, d¨¦roulaient les cables, au milieu des ¨¦clats du porte-voix, de la sonnerie des timbres, des coups de massue sur le billot du signal; et il retrouvait le monstre avalant sa ration de chair humaine, les cages ¨¦mergeant, replongeant, engouffrant des charges d'hommes, sans un arr¨ºt, avec le coup de gosier facile d'un g¨¦ant vorace. Depuis son accident, il avait une horreur nerveuse de la mine. Ces cages qui s'enfon?aient, lui tiraient les entrailles. Il dut tourner la t¨ºte, le puits l'exasp¨¦rait. Mais, dans la vaste salle encore sombre, que les lanternes ¨¦puis¨¦es ¨¦clairaient d'une clart¨¦ louche, il n'apercevait aucun visage ami. Les mineurs qui attendaient l¨¤, pieds nus, la lampe ¨¤ la main, le regardaient de leurs gros yeux inquiets, puis baissaient le front, se reculaient d'un air de honte. Eux, sans doute, le connaissaient, et ils n'avaient plus de rancune contre lui, ils semblaient au contraire le craindre, rougissant ¨¤ l'id¨¦e qu'il leur reprochait d'¨ºtre des laches. Cette attitude lui gonfla le coeur, il oubliait que ces mis¨¦rables l'avaient lapid¨¦, il recommen?ait le r¨ºve de les changer en h¨¦ros, de diriger le peuple, cette force de la nature qui se d¨¦vorait elle-m¨ºme. Une cage embarqua des hommes, la fourn¨¦e disparut, et comme d'autres arrivaient, il vit enfin un de ses lieutenants de la gr¨¨ve, un brave qui avait jur¨¦ de mourir. --Toi aussi! murmura-t-il, navr¨¦. L'autre palit, les l¨¨vres tremblantes; puis, avec un geste d'excuse: --Que veux-tu? j'ai une femme. Maintenant, dans le nouveau flot mont¨¦ de la baraque, il les reconnaissait tous. --Toi aussi! toi aussi! toi aussi! Et tous fr¨¦missaient, b¨¦gayaient d'une voix ¨¦touff¨¦e: --J'ai une m¨¨re... J'ai des enfants... Il faut du pain. La cage ne reparaissait pas, ils l'attendirent, mornes, dans une telle souffrance de leur d¨¦faite, que leurs regards ¨¦vitaient de se rencontrer, fix¨¦s obstin¨¦ment sur le puits. --Et la Maheude? demanda ¨¦tienne. Ils ne r¨¦pondirent point. Un fit signe qu'elle allait venir. D'autres lev¨¨rent leurs bras, tremblants de piti¨¦: ah! la pauvre femme! quelle mis¨¨re! Le silence continuait, et quand le camarade leur tendit la main, pour leur dire adieu, tous la lui serr¨¨rent fortement, tous mirent dans cette ¨¦treinte muette la rage d'avoir c¨¦d¨¦, l'espoir fi¨¦vreux de la revanche. La cage ¨¦tait l¨¤, ils s'embarqu¨¨rent, ils s'ab?m¨¨rent, mang¨¦s par le gouffre. Pierron avait paru, avec la lampe ¨¤ feu libre des porions, fix¨¦e dans le cuir de sa barrette. Depuis huit jours, il ¨¦tait chef d'¨¦quipe ¨¤ l'accrochage, et les ouvriers s'¨¦cartaient, car les honneurs le rendaient fier. La vue d'¨¦tienne l'ennuya, il s'approcha pourtant, finit par se rassurer, lorsque le jeune homme lui eut annonc¨¦ son d¨¦part. Ils caus¨¨rent. Sa femme tenait maintenant l'estaminet du Progr¨¨s, grace ¨¤ l'appui de tous ces messieurs, qui se montraient si bons pour elle. Mais, s'interrompant, il s'emporta contre le p¨¨re Mouque, qu'il accusait de n'avoir pas remont¨¦ le fumier de ses chevaux, ¨¤ l'heure r¨¦glementaire. Le vieux l'¨¦coutait, courbait les ¨¦paules. Puis, avant de descendre, suffoqu¨¦ de cette r¨¦primande, il donna lui aussi une poign¨¦e de main ¨¤ ¨¦tienne, la m¨ºme que celle des autres, longue, chaude de col¨¨re rentr¨¦e, fr¨¦missante des r¨¦bellions futures. Et cette vieille main qui tremblait dans la sienne, ce vieillard qui lui pardonnait ses enfants morts, l'¨¦motionna tellement, qu'il le regarda dispara?tre, sans dire un mot. --La Maheude ne vient donc pas ce matin? demanda-t-il ¨¤ Pierron, au bout d'un instant. D'abord, ce dernier affecta de n'avoir pas compris, car la mauvaise chance s'empoignait des fois, rien qu'¨¤ en parler. Puis, comme il s'¨¦loignait, sous pr¨¦texte de donner un ordre, il dit enfin: --Hein? la Maheude... La voici. En effet, la Maheude arrivait de la baraque, avec sa lampe, v¨ºtue de la culotte et de la veste, la t¨ºte serr¨¦e dans le b¨¦guin. C'¨¦tait par une exception charitable que la Compagnie, apitoy¨¦e sur le sort de cette malheureuse, si cruellement frapp¨¦e, avait bien voulu la laisser redescendre ¨¤ l'age de quarante ans; et, comme il semblait difficile de la remettre au roulage, on l'employait ¨¤ la manoeuvre d'un petit ventilateur, qu'on venait d'installer dans la galerie nord, dans ces r¨¦gions d'enfer, sous le Tartaret, o¨´ l'a¨¦rage ne se faisait pas. Pendant dix heures, les reins cass¨¦s, elle tournait sa roue, au fond d'un boyau ardent, la chair cuite par quarante degr¨¦s de chaleur. Elle gagnait trente sous. Lorsque ¨¦tienne l'aper?ut, lamentable dans ses v¨ºtements d'homme, la gorge et le ventre comme enfl¨¦s encore de l'humidit¨¦ des tailles, il b¨¦gaya de saisissement, il ne trouvait pas les phrases pour expliquer qu'il partait et qu'il avait d¨¦sir¨¦ lui faire ses adieux. Elle le regardait sans l'¨¦couter, elle dit enfin, en le tutoyant: --Hein? ?a t'¨¦tonne de me voir... C'est bien vrai que je mena?ais d'¨¦trangler le premier des miens qui redescendrait; et voil¨¤ que je redescends, je devrais m'¨¦trangler moi-m¨ºme, n'est-ce pas?... Ah! va, ce serait d¨¦j¨¤ fait, s'il n'y avait pas le vieux et les petits ¨¤ la maison! Et elle continua, de sa voix basse et fatigu¨¦e. Elle ne s'excusait pas, elle racontait simplement les choses, qu'ils avaient failli crever, et qu'elle s'¨¦tait d¨¦cid¨¦e, pour qu'on ne les renvoyat pas du coron. --Comment se porte le vieux? demanda ¨¦tienne. --Il est toujours bien doux et bien propre. Mais la caboche s'en est all¨¦e compl¨¨tement... On ne l'a pas condamn¨¦ pour son affaire, tu sais? Il ¨¦tait question de le mettre chez les fous, je n'ai pas voulu, on lui aurait fichu son paquet dans un bouillon... Son histoire nous a caus¨¦ tout de m¨ºme beaucoup de tort, car il n'aura jamais sa pension, un de ces messieurs m'a dit que ce serait immoral, si on lui en donnait une. --Jeanlin travaille? --Oui, ces messieurs lui ont trouv¨¦ de la besogne, au jour. Il gagne vingt sous... Oh! je ne me plains pas, les chefs se sont montr¨¦s tr¨¨s bons, comme ils me l'ont expliqu¨¦ eux-m¨ºmes... Les vingt sous du gamin, et mes trente sous ¨¤ moi, ?a fait cinquante sous. Si nous n'¨¦tions pas six, on aurait de quoi manger. Estelle d¨¦vore maintenant, et le pis, c'est qu'il faudra attendre quatre ou cinq ans, avant que L¨¦nore et Henri soient en age de venir ¨¤ la fosse. ¨¦tienne ne put retenir un geste douloureux. --Eux aussi! Une rougeur ¨¦tait mont¨¦e aux joues bl¨ºmes de la Maheude, tandis que ses yeux s'allumaient. Mais ses ¨¦paules s'affaiss¨¨rent, comme sous l'¨¦crasement du destin. --Que veux-tu? eux apr¨¨s les autres... Tous y ont laiss¨¦ la peau, c'est leur tour. Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des berlines les d¨¦rang¨¨rent. Par les grandes fen¨ºtres poussi¨¦reuses, le petit jour entrait, noyant les lanternes d'une lueur grise; et le branle de la machine reprenait toutes les trois minutes, les cables se d¨¦roulaient, les cages continuaient ¨¤ engloutir des hommes. --Allons, les flaneurs, d¨¦p¨ºchons-nous! cria Pierron. Embarquez, jamais nous n'en finirons aujourd'hui. La Maheude, qu'il regardait, ne bougea pas. Elle avait d¨¦j¨¤ laiss¨¦ passer trois cages, elle dit, comme se r¨¦veillant et se souvenant des premiers mots d'¨¦tienne: --Alors, tu pars? --Oui, ce matin. --Tu as raison, vaut mieux ¨ºtre ailleurs, quand on le peut... Et ?a me fait plaisir de t'avoir vu, parce que tu sauras au moins que je n'ai rien sur le coeur contre toi. Un moment, je t'aurais assomm¨¦, apr¨¨s toutes ces tueries. Mais on r¨¦fl¨¦chit, n'est-ce pas? on s'aper?oit qu'au bout du compte ce n'est la faute de personne... Non, non, ce n'est pas ta faute, c'est la faute de tout le monde. Maintenant, elle causait avec tranquillit¨¦ de ses morts, de son homme, de Zacharie, de Catherine; et des larmes parurent seulement dans ses yeux, lorsqu'elle pronon?a le nom d'Alzire. Elle ¨¦tait revenue ¨¤ son calme de femme raisonnable, elle jugeait tr¨¨s sagement les choses. ?a ne porterait pas chance aux bourgeois, d'avoir tu¨¦ tant de pauvres gens. Bien s?r qu'ils en seraient punis un jour, car tout se paie. On n'aurait pas m¨ºme besoin de s'en m¨ºler, la boutique sauterait seule, les soldats tireraient sur les patrons, comme ils avaient tir¨¦ sur les ouvriers. Et, dans sa r¨¦signation s¨¦culaire, dans cette h¨¦r¨¦dit¨¦ de discipline qui la courbait de nouveau, un travail s'¨¦tait ainsi fait, la certitude que l'injustice ne pouvait durer davantage, et que, s'il n'y avait plus de bon Dieu il en repousserait un autre, pour venger les mis¨¦rables. Elle parlait bas, avec des regards m¨¦fiants. Puis, comme Pierron s'¨¦tait rapproch¨¦, elle ajouta tout haut: --Eh bien! si tu pars, il faut prendre chez nous tes affaires... Il y a encore deux chemises, trois mouchoirs, une vieille culotte. ¨¦tienne refusa du geste ces quelques nippes, ¨¦chapp¨¦es aux brocanteurs. --Non, ?a n'en vaut pas la peine, ce sera pour les enfants... A Paris, je m'arrangerai. Deux cages encore ¨¦taient descendues, et Pierron se d¨¦cida ¨¤ interpeller directement la Maheude. --Dites donc, l¨¤-bas, on vous attend! Est-ce bient?t fini, cette causette? Mais elle tourna le dos. Qu'avait-il ¨¤ faire du z¨¨le, ce vendu? ?a ne le regardait pas, la descente. Ses hommes l'ex¨¦craient assez d¨¦j¨¤, ¨¤ son accrochage. Et elle s'ent¨ºtait, sa lampe aux doigts, glac¨¦e dans les courants d'air, malgr¨¦ la douceur de la saison. Ni ¨¦tienne, ni elle, ne trouvaient plus une parole. Ils demeuraient face ¨¤ face, ils avaient le coeur si gros, qu'ils auraient voulu se dire encore quelque chose. Enfin, elle parla pour parler. --La Levaque est enceinte, Levaque est toujours en prison, c'est Bouteloup qui le remplace, en attendant. --Ah! oui, Bouteloup. --Et, ¨¦coute donc, t'ai-je racont¨¦?... Philom¨¨ne est partie. --Comment, partie? --Oui, partie avec un mineur du Pas-de-Calais. J'ai eu peur qu'elle ne me laissat les deux mioches. Mais non, elle les a emport¨¦s... Hein? une femme qui crache le sang et qui a l'air continuellement d'avaler sa langue! Elle r¨ºva un instant, puis elle continua d'une voix lente: --En a-t-on dit sur mon compte!... Tu te souviens, on disait que je couchais avec toi. Mon Dieu! apr¨¨s la mort de mon homme, ?a aurait tr¨¨s bien pu arriver, si j'avais ¨¦t¨¦ plus jeune, n'est-ce pas? Mais, aujourd'hui, j'aime mieux que ?a ne se soit pas fait, car nous en aurions du regret pour s?r. --Oui, nous en aurions du regret, r¨¦p¨¦ta ¨¦tienne simplement. Ce fut tout, ils ne parl¨¨rent pas davantage. Une cage l'attendait, on l'appelait avec col¨¨re en la mena?ant d'une amende. Alors, elle se d¨¦cida, elle lui serra la main. Tr¨¨s ¨¦mu, il la regardait toujours, si ravag¨¦e et finie, avec sa face livide, ses cheveux d¨¦color¨¦s d¨¦bordant du b¨¦guin bleu, son corps de bonne b¨ºte trop f¨¦conde, d¨¦form¨¦e sous la culotte et la veste de toile. Et, dans cette poign¨¦e de main derni¨¨re, il retrouvait encore celle des camarades, une ¨¦treinte longue, muette, qui lui donnait rendez-vous pour le jour o¨´ l'on recommencerait. Il comprit parfaitement, elle avait au fond des yeux sa croyance tranquille. A bient?t, et cette fois, ce serait le grand coup. --Quelle nom de Dieu de feignante! cria Pierron. Pouss¨¦e, bouscul¨¦e, la Maheude s'entassa au fond d'une berline, avec quatre autres. On tira la corde du signal pour taper ¨¤ la viande, la cage se d¨¦crocha, tomba dans la nuit; et il n'y eut plus que la fuite rapide du cable. Alors, ¨¦tienne quitta la fosse. En bas, sous le hangar du criblage, il aper?ut un ¨ºtre assis par terre, les jambes allong¨¦es, au milieu d'une ¨¦paisse couche de charbon. C'¨¦tait Jeanlin, employ¨¦ comme ?nettoyeur de gros?. Il tenait un bloc de houille entre ses cuisses, il le d¨¦barrassait, ¨¤ coups de marteau, des fragments de schiste; et une fine poudre le noyait d'un tel flot de suie, que jamais le jeune homme ne l'aurait reconnu, si l'enfant n'avait lev¨¦ son museau de singe, aux oreilles ¨¦cart¨¦es, aux petits yeux verdatres. Il eut un rire de blague, il cassa le bloc d'un dernier coup, disparut dans la poussi¨¨re noire qui montait. Dehors, ¨¦tienne suivit un moment la route, absorb¨¦. Toutes sortes d'id¨¦es bourdonnaient en lui. Mais il eut une sensation de plein air, de ciel libre, et il respira largement. Le soleil paraissait ¨¤ l'horizon glorieux, c'¨¦tait un r¨¦veil d'all¨¦gresse, dans la campagne enti¨¨re. Un flot d'or roulait de l'orient ¨¤ l'occident, sur la plaine immense. Cette chaleur de vie gagnait, s'¨¦tendait, en un frisson de jeunesse, o¨´ vibraient les soupirs de la terre, le chant des oiseaux, tous les murmures des eaux et des bois. Il faisait bon vivre, le vieux monde voulait vivre un printemps encore. Et, p¨¦n¨¦tr¨¦ de cet espoir, ¨¦tienne ralentit sa marche, les yeux perdus ¨¤ droite et ¨¤ gauche, dans cette gaiet¨¦ de la nouvelle saison. Il songeait ¨¤ lui, il se sentait fort, m?ri par sa dure exp¨¦rience au fond de la mine. Son ¨¦ducation ¨¦tait finie, il s'en allait arm¨¦, en soldat raisonneur de la r¨¦volution, ayant d¨¦clar¨¦ la guerre ¨¤ la soci¨¦t¨¦, telle qu'il la voyait et telle qu'il la condamnait. La joie de rejoindre Pluchart, d'¨ºtre comme Pluchart un chef ¨¦cout¨¦, lui soufflait des discours, dont il arrangeait les phrases. Il m¨¦ditait d'¨¦largir son programme, l'affinement bourgeois qui l'avait hauss¨¦ au-dessus de sa classe le jetait ¨¤ une haine plus grande de la bourgeoisie. Ces ouvriers dont l'odeur de mis¨¨re le g¨ºnait maintenant, il ¨¦prouvait le besoin de les mettre dans une gloire, il les montrerait comme les seuls grands, les seuls impeccables, comme l'unique noblesse et l'unique force o¨´ l'humanit¨¦ p?t se retremper. D¨¦j¨¤, il se voyait ¨¤ la tribune, triomphant avec le peuple, si le peuple ne le d¨¦vorait pas. Tr¨¨s haut, un chant d'alouette lui fit regarder le ciel. De petites nu¨¦es rouges, les derni¨¨res vapeurs de la nuit, se fondaient dans le bleu limpide; et les figures vagues de Souvarine et de Rasseneur lui apparurent. D¨¦cid¨¦ment, tout se gatait, lorsque chacun tirait ¨¤ soi le pouvoir. Ainsi, cette fameuse Internationale qui aurait d? renouveler le monde, avortait d'impuissance, apr¨¨s avoir vu son arm¨¦e formidable se diviser, s'¨¦mietter dans des querelles int¨¦rieures. Darwin avait-il donc raison, le monde ne serait-il qu'une bataille, les forts mangeant les faibles, pour la beaut¨¦ et la continuit¨¦ de l'esp¨¨ce? Cette question le troublait, bien qu'il tranchat, en homme content de sa science. Mais une id¨¦e dissipa ses doutes, l'enchanta, celle de reprendre son explication ancienne de la th¨¦orie, la premi¨¨re fois qu'il parlerait. S'il fallait qu'une classe f?t mang¨¦e, n'¨¦tait-ce pas le peuple, vivace, neuf encore, qui mangerait la bourgeoisie ¨¦puis¨¦e de jouissance? Du sang nouveau ferait la soci¨¦t¨¦ nouvelle. Et, dans cette attente d'un envahissement des barbares, r¨¦g¨¦n¨¦rant les vieilles nations caduques, reparaissait sa foi absolue ¨¤ une r¨¦volution prochaine, la vraie, celle des travailleurs, dont l'incendie embraserait la fin du si¨¨cle de cette pourpre de soleil levant, qu'il regardait saigner au ciel. Il marchait toujours, r¨ºvassant, battant de sa canne de cornouiller les cailloux de la route; et, quand il jetait les yeux autour de lui, il reconnaissait des coins du pays. Justement, ¨¤ la Fourche-aux-Boeufs, il se souvint qu'il avait pris l¨¤ le commandement de la bande, le matin du saccage des fosses. Aujourd'hui, le travail de brute, mortel, mal pay¨¦, recommen?ait. Sous la terre, l¨¤-bas, ¨¤ sept cents m¨¨tres, il lui semblait entendre des coups sourds, r¨¦guliers, continus: c'¨¦taient les camarades qu'il venait de voir descendre, les camarades noirs, qui tapaient, dans leur rage silencieuse. Sans doute ils ¨¦taient vaincus, ils y avaient laiss¨¦ de l'argent et des morts; mais Paris n'oublierait pas les coups de feu du Voreux, le sang de l'empire lui aussi coulerait par cette blessure ingu¨¦rissable; et, si la crise industrielle tirait ¨¤ sa fin, si les usines rouvraient une ¨¤ une, l'¨¦tat de guerre n'en restait pas moins d¨¦clar¨¦, sans que la paix f?t d¨¦sormais possible. Les charbonniers s'¨¦taient compt¨¦s, ils avaient essay¨¦ leur force, secou¨¦ de leur cri de justice les ouvriers de la France enti¨¨re. Aussi leur d¨¦faite ne rassurait-elle personne, les bourgeois de Montsou, envahis dans leur victoire du sourd malaise des lendemains de gr¨¨ve, regardaient derri¨¨re eux si leur fin n'¨¦tait pas l¨¤ quand m¨ºme, in¨¦vitable, au fond de ce grand silence. Ils comprenaient que la r¨¦volution rena?trait sans cesse, demain peut-¨ºtre, avec la gr¨¨ve g¨¦n¨¦rale, l'entente de tous les travailleurs ayant des caisses de secours, pouvant tenir pendant des mois, en mangeant du pain. Cette fois encore, c'¨¦tait un coup d'¨¦paule donn¨¦ ¨¤ la soci¨¦t¨¦ en ruine, et ils en avaient entendu le craquement sous leurs pas, et ils sentaient monter d'autres secousses, toujours d'autres, jusqu'¨¤ ce que le vieil ¨¦difice, ¨¦branl¨¦, s'effondrat, s'englout?t comme le Voreux, coulant ¨¤ l'ab?me. ¨¦tienne prit ¨¤ gauche le chemin de Joiselle. Il se rappela, il y avait emp¨ºch¨¦ la bande de se ruer sur Gaston-Marie. Au loin, dans le soleil clair, il voyait les beffrois de plusieurs fosses, Mirou sur la droite, Madeleine et Cr¨¨vecoeur, c?te ¨¤ c?te. Le travail grondait partout, les coups de rivelaine qu'il croyait saisir, au fond de la terre, tapaient maintenant d'un bout de la plaine ¨¤ l'autre. Un coup, et un coup encore, et des coups toujours, sous les champs, les routes, les villages, qui riaient ¨¤ la lumi¨¨re: tout l'obscur travail du bagne souterrain, si ¨¦cras¨¦ par la masse ¨¦norme des roches, qu'il fallait le savoir l¨¤-dessous, pour en distinguer le grand soupir douloureux. Et il songeait ¨¤ pr¨¦sent que la violence peut-¨ºtre ne hatait pas les choses. Des cables coup¨¦s, des rails arrach¨¦s, des lampes cass¨¦es, quelle inutile besogne! Cela valait bien la peine de galoper ¨¤ trois mille, en une bande d¨¦vastatrice! Vaguement, il devinait que la l¨¦galit¨¦, un jour, pouvait ¨ºtre plus terrible. Sa raison m?rissait, il avait jet¨¦ la gourme de ses rancunes. Oui, la Maheude le disait bien avec son bon sens, ce serait le grand coup: s'enr¨¦gimenter tranquillement, se conna?tre, se r¨¦unir en syndicats, lorsque les lois le permettraient; puis, le matin o¨´ l'on se sentirait les coudes, o¨´ l'on se trouverait des millions de travailleurs en face de quelques milliers de fain¨¦ants, prendre le pouvoir, ¨ºtre les ma?tres. Ah! quel r¨¦veil de v¨¦rit¨¦ et de justice! Le dieu repu et accroupi en cr¨¨verait sur l'heure, l'idole monstrueuse, cach¨¦e au fond de son tabernacle, dans cet inconnu lointain o¨´ les mis¨¦rables la nourrissaient de leur chair, sans l'avoir jamais vue. Mais ¨¦tienne, quittant le chemin de Vandame, d¨¦bouchait sur le pav¨¦. A droite, il apercevait Montsou qui d¨¦valait et se perdait. En face, il avait les d¨¦combres du Voreux, le trou maudit que trois pompes ¨¦puisaient sans relache. Puis, c'¨¦taient les autres fosses ¨¤ l'horizon, la Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel; tandis que, vers le nord, les tours ¨¦lev¨¦es des hauts fourneaux et les batteries des fours ¨¤ coke fumaient dans l'air transparent du matin. S'il voulait ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hater, car il avait encore six kilom¨¨tres ¨¤ faire. Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstin¨¦s des rivelaines continuaient. Les camarades ¨¦taient tous l¨¤, il les entendait le suivre ¨¤ chaque enjamb¨¦e. N'¨¦tait-ce pas la Maheude, sous cette pi¨¨ce de betteraves, l'¨¦chine cass¨¦e, dont le souffle montait si rauque, accompagn¨¦ par le ronflement du ventilateur? A gauche, ¨¤ droite, plus loin, il croyait en reconna?tre d'autres, sous les bl¨¦s, les haies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, ¨¦chauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la pouss¨¦e des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s'allongeaient, ger?aient la plaine, travaill¨¦es d'un besoin de chaleur et de lumi¨¨re. Un d¨¦bordement de s¨¨ve coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s'¨¦pandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapproch¨¦s du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflamm¨¦s de l'astre, par cette matin¨¦e de jeunesse, c'¨¦tait de cette rumeur que la campagne ¨¦tait grosse. Des hommes poussaient, une arm¨¦e noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les r¨¦coltes du si¨¨cle futur, et dont la germination allait faire bient?t ¨¦clater la terre. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, GERMINAL *** This file should be named 8germ10.txt or 8germ10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8germ11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8germ10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: or These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. ** The Legal Small Print ** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". Among other things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other eBook medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. LIMITED WARRANTY; DISCLAIMER OF DAMAGES But for the "Right of Replacement or Refund" described below, [1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees, and [2] YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE OR UNDER STRICT LIABILITY, OR FOR BREACH OF WARRANTY OR CONTRACT, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES. If you discover a Defect in this eBook within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending an explanatory note within that time to the person you received it from. If you received it on a physical medium, you must return it with your note, and such person may choose to alternatively give you a replacement copy. If you received it electronically, such person may choose to alternatively give you a second opportunity to receive it electronically. THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A PARTICULAR PURPOSE. Some states do not allow disclaimers of implied warranties or the exclusion or limitation of consequential damages, so the above disclaimers and exclusions may not apply to you, and you may have other legal rights. INDEMNITY You will indemnify and hold Michael Hart, the Foundation, and its trustees and agents, and any volunteers associated with the production and distribution of Project Gutenberg-tm texts harmless, from all liability, cost and expense, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following that you do or cause: [1] distribution of this eBook, [2] alteration, modification, or addition to the eBook, or [3] any Defect. DISTRIBUTION UNDER "PROJECT GUTENBERG-tm" You may distribute copies of this eBook electronically, or by disk, book or any other medium if you either delete this "Small Print!" and all other references to Project Gutenberg, or: [1] Only give exact copies of it. Among other things, this requires that you do not remove, alter or modify the eBook or this "small print!" statement. You may however, if you wish, distribute this eBook in machine readable binary, compressed, mark-up, or proprietary form, including any form resulting from conversion by word processing or hypertext software, but only so long as *EITHER*: [*] The eBook, when displayed, is clearly readable, and does *not* contain characters other than those intended by the author of the work, although tilde (~), asterisk (*) and underline (_) characters may be used to convey punctuation intended by the author, and additional characters may be used to indicate hypertext links; OR [*] The eBook may be readily converted by the reader at no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent form by the program that displays the eBook (as is the case, for instance, with most word processors); OR [*] You provide, or agree to also provide on request at no additional cost, fee or expense, a copy of the eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC or other equivalent proprietary form). [2] Honor the eBook refund and replacement provisions of this "Small Print!" statement. [3] Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the gross profits you derive calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. If you don't derive profits, no royalty is due. Royalties are payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation" the 60 days following each date you prepare (or were legally required to prepare) your annual (or equivalent periodic) tax return. Please contact us beforehand to let us know your plans and to work out the details. WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO? Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form. The Project gratefully accepts contributions of money, time, public domain materials, or royalty free copyright licenses. Money should be paid to the: "Project Gutenberg Literary Archive Foundation." If you are interested in contributing scanning equipment or software or other items, please contact Michael Hart at: hart@pobox.com [Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be they hardware or software or any other related product without express permission.] *END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END* Germinal [with accents] from http://mc.clintock.com/gutenberg/